Quand Je Est l'Autre

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    ES MONTS Ikoma et Shigi (culminant 642 m et 437 m) stendent sur uneligne nord-sud de trente-cinq kilomtres de long et dix kilomtres de large entrela plaine de Nara lest et la cit tentaculaire dsaka louest. Frontire quispare les anciennes rgions du Yamato et de Kawachi, cette petite chane mon-tagneuse est un espace dont la liminarit nest pas seulement topographique : sesflancs abrupts recouverts dune vgtation luxuriante abritent dans leurs replis untrs grand nombre de lieux de culte et dascse. Certains sont dimportantes

    structures de la religion tablie dont la fondation remonte lAntiquit ou auMoyen ge, et beaucoup de cration plus rcente. Mais tous sont des centres deplerinage extrmement vivants : dans la montagne dIkoma, le monde deshumains entre en contact avec celui des dieux, des mes, des esprits. En 1985, lapublication dune enqute effectue Ikoma a cr lvnement en rvlant quelon y comptait cent vingt-six lieux de culte et que le nombre annuel des plerinsslevait environ dix millions1. vingt minutes par le train du centre dsaka,Ikoma attire ceux qui, en groupe ou seuls, viennent accomplir lascse de la cas-cade, faire un vu, consulter un spcialiste de loracle, une voyante, un devin.

    Or, corrlativement un loignement croissant par rapport la religion insti-tutionnelle, on constate en ville une augmentation des personnages charisma-tiques. Ceux-ci, appels les petits dieux daujourdhui par certains journaux,

    EN

    QUESTION

    LHOMME 153 / 2000, pp. 207 230

    Quandje est lautre

    Altrit et identit dans la possession au Japon

    Anne Bouchy

    L

    Cette tude a fait lobjet dune communication la table ronde Marges, ordre et trans-gression (11-12.12.1997), qui sest tenue dans le cadre du programme de recherche franco-japonaisIdentits, marges, mdiations, organis par lquipe Japon de lEFEO, avec le concours de chercheurs

    japonais de plusieurs universits japonaises et de chercheurs franais de lEHESS, du CNRS, de lEPHE,de lINALCO. Cf. les comptes rendus de ce programme de recherche et des trois tables rondes dans lesBEFEO 1996, 83 : 327-331, 1997, 84 : 427-433, 1998, 85 : 441-452, 1999, 86. Les lments sur les-quels se fonde ce travail ont t rassembls au cours de recherches effectues en 1991, puis, dans le cadrede missions de lEFEO, de 1994 1997, et mises en perspective avec les rsultats dinvestigations exten-

    sives et continues menes de 1972 1988. Je remercie vivement Bndicte Brac de la Perrire pour salecture attentive et ses commentaires de la premire version de ce texte.1. Shky shakaigaku no kai, ed. 1985.

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    dispensent conseils, soins spirituels et corporels dans des locaux urbains standar-diss. On enregistre une demande toujours plus grande pour leurs services, ainsiquun dveloppement de lintrt pour lexprience religieuse individuelle, voirelocculte. Et ce alors mme que laffaire criminelle de la secte Aum2 en 1995 acontraint maints spcialistes religieux affronter une vague de dfiance et par l

    prciser, pour eux-mmes et pour les autres, les fondements de leur identit afinde pouvoir se dmarquer des chefs de sectes .Ces ralits actuelles permettent de considrer avec des lments nouveaux les

    processus de construction didentit chez tous ceux qui pratiquent les techniquesde possession oraculaire, cest--dire aussi leurs statut et fonction dans la socit,leur rapport aux autres spcialistes du religieux et leur inscription dans les struc-tures sociales et dans lhistoire. Ainsi est-ce partir de donnes fournies par desspcialistes exerant pour la plupart saka et dont lhistoire personnelle senra-cine dans lunivers dIkoma que jaborderai quelques-uns de ces nombreux pro-

    blmes qui, sous un angle particulier, apportent un clairage sur le problmeglobal des identits, des marges et des mdiations au Japon.

    La possession au Japonet la dfinition contemporaine du chamanisme

    Pour situer brivement les spcialistes religieux dont il est question ici, on diratout dabord quil sagit de femmes et dhommes qui reconnaissent vnrer unedivinit protectrice leur tant personnellement attache et qui accomplissent desrituels de possession oraculaire, la demande, pour des consultants ou des fidles.

    Ce type de spcialiste religieux, qui englobe plusieurs sous-types diffrencis,a reu au Japon selon les lieux et les poques quantit de dnominations diff-rentes. Les recherches japonaises sur le sujet, qui ont commenc au dbut dusicle, ont dabord favoris une approche fonctionnaliste et historicisante, quitentait de reconstituer les diverses lignes ou traditions des multiples types recen-ss par les ethnofolkloristes dans tout le Japon. Puis, partir des annes 60, souslinfluence des travaux de Mircea Eliade, les chercheurs se sont efforcs de mon-trer en quoi ces spcialistes japonais de loracle, bien que leur ritualit ait pourdominante la possession , entraient tous dans la catgorie des chamanes 3.

    Ce terme fut alors choisi comme appellation scientifique gnrique pour les dsi-gner, la fois dans les tudes japonaises et non japonaises.

    Nanmoins, il est ncessaire de prciser que, paralllement lutilisation dumot chamane par les chercheurs japonais contemporains, dans les milieux o ces

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    2. Secte dont les principaux dirigeants et le chef, Asahara Shk, ont t arrts et condamns aprs avoirt reconnus comme les auteurs de lattentat au gaz sarin qui fit des morts et de nombreux blesss dansle mtro de Tky en 1995. Les investigations policires qui suivirent rvlrent les multiples actes cri-minels, exactions financires et manipulations psychologiques auxquels le chef et les responsables de lasecte staient livrs auprs de leurs adeptes, ainsi que les agissements meurtriers dont ils staient rendus

    coupables contre leurs opposants.3. En japonais : shaman ou shman, translittration du terme shaman utilis dans les recherches occi-dentales.

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    phnomnes sont des ralits vivantes sest perptu jusqu nos jours lusage destermes vernaculaires anciens. Les spcialistes de loracle eux-mmes et leurs fidlesou clients ne parlent jamais de chamane, mais, par exemple, de miko (employpartout et toute poque), ditako (Nord du Japon), de dai(rgion de Kyto etdsaka), de yuta (Okinawa), etc.4 Ces diverses dnominations tmoignent de

    lampleur, de lanciennet de ces faits et aussi de la diffrenciation territoriale etfonctionnelle de ces spcialistes5. En outre, pour les dsigner en tant que catgo-rie, ont t utiliss depuis lAntiquit (ds le VIIIe sicle) les termes gnriques miko

    ,fujo 6 (femme transmettant les oracles des divinits) etfugeki(personne transmettant les oracles).

    Au Japon, les travaux daprs-guerre se sont surtout focaliss sur lhistoire indi-viduelle des spcialistes, leurs techniques, les cosmologies ou les phnomnes psy-chiques. Les chercheurs japonais, qui ont adopt le terme chamane pour dsignerles spcialistes de loracle, sont parvenus aujourdhui un consensus pour unedfinition minimale, proche de certaines que donnent les chercheurs occidentaux,et que lon peut rsumer comme suit : le chamane est le spcialiste religieux,homme ou femme, qui peut tablir un contact direct avec les diverses entits spi-rituelles (serei esprit ) au cours dun rite durant lequel il entre dans un tat de conscience altr (rendu soit par translittration de altered states ofconsciousness , soit par sa traduction ishiki no hensei jtai ) parrapport la conscience ordinaire ; cet tat appel transe (toransu , termeanglais trance translittr), pouvant sinstaurer sur le mode de l extase (eku-sutash , terme anglais extasy translittr, ou traduit mot mot pardakkon sortie de lme [hors du corps]) ou sur le mode de la possession

    (pozesshon , terme anglais possession translittr ou traduit parhyrei descente/fixation de lme/esprit )7.

    Il est noter que les termes de cette dfinition reproduisent ou empruntent levocabulaire occidental. Or, l encore, prcisons que, depuis le VIIIe sicle, il existe

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    Identit et altrit au Japon

    4. Plus de soixante-dix termes ont pu tre rpertoris.5. Le cadre de cet article exclut une prsentation de leur longue histoire et des nombreux types et sous-types existant lintrieur de cette catgorie.6. Les caractres chinois ont t utiliss pour transcrire des termes vernaculaires prexistants et se pro-noncent tantt selon la lecture chinoisefujo ,fugeki(lirefouguki) , tantt selon la lecture japo-naise ancienne miko et (ce dernier terme signifiant littralement enfant, fille de la divinit ;cf. Yanagida 1973a : 223-231, 282 sq.), ou encore kannagi , , .7. Deux autres termes, calqus sur les vocables occidentaux, permettent aux chercheurs de diffrencierles deux types de chamanes : le matre des esprits seirei tgyosha , forg partir de la tra-duction de langlais master of spirits et le mdium, reibai ou reibaisha mdiateur desmes , forg partir de la traduction de medium , prononc aussi mediamu (translittra-tion de medium ) ; cf. Miyake 1996 : 23 ; S. Sasaki 1989 ; K. Sasaki 1983 : 2. Le premier est repr-sent essentiellement par les adeptes du shugend, les pratiquants de lascse dans les montagnes, lesecond par les femmes accomplissant les rituels de possession oraculaire en association avec ceux-ci. Maisil existe en fait quantit de sous-types cumulant partie ou totalit de ces caractres. K. Sasaki distingueen outre trois stades dans ltat de possession selon le degr dcroissant demprise de lentit sur le moidu spcialiste : le mdium (reibai , caractris par ltat dincorporation, hyny , de lentit laquelle il sassimile), le prophte (yogensha , caractris par ltat de fixation, hychaku ) et levoyant (kenja , caractris par ltat de perception, hykan ) ; K. Sasaki 1983 : VII, 1984 : 64,1996 : 250.

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    une seule expression, encore usite de nos jours, pour dsigner ltat dans lequelse trouve la personne qui est en contact avec une entit spirituelle : kamigakari

    , (tre) pris par une divinit (qui sest accroche la personne).Laccent est clairement mis sur la prise (emprise, possession) par lentit.Kamigakariest considr par les chercheurs comme lquivalent du concept de

    transe. Par ailleurs, ceux-ci reconnaissent quau Japon cest cette modalit de lapossession (lemprise dune entit) qui est dominante. Les faits de possession sesont perptus jusqu nos jours et ont toujours t beaucoup plus communs etrpandus que l extase , dite voyage (de lme) dans lau-del, takai henreki

    , dont les exemples sont rapports en petit nombre dans des textesanciens.

    Il sera question ici de spcialistes urbains contemporains (dont le groupe defidles et de consultants est peu important, non fixe, situ hors dun cadre reli-gieux institutionnel), qui revendiquent la modalit possessionnelle du rapportavec les entits et puissances du monde autre . Cest pourquoi jutiliserai dunepart lexpression spcialiste de la possession , qui fait rfrence au vocabulairerituel courant pour dsigner la modalit de contact avec lentit8. Ensuite, consi-drant que pour dsigner de tels spcialistes le mot chamane pose des problmes,

    jemployerai dautre part les termes gnriques japonaisfugeki, miko, fujo, ainsique la formulation spcialiste du contact direct avec les entits spirituelles (dieux, esprits, mes des morts), qui correspond leur dfinition9 et rend comptede la fonction spcifique de ces intermdiaires religieux. Jutiliserai galement letermegyja pratiquant de lascse , trs usit aujourdhui comme toutepoque dans les milieux o ces spcialistes exercent leur activit. Gyja sapplique

    ces diffrents types de spcialistes (et aussi dautres), car tous pratiquent lesmmes formes spcifiques dascse.

    La dfinition du chamane cite plus haut qui sinscrit dans la rechercheduniversaux et duniversalit caractristique de toutes les sciences sociales dans le

    Japon de laprs-guerre semble rsoudre le dbat sur les concepts de chama-nisme et possession, en intgrant lun et lautre dans une notion qui limine lespoints dachoppement. Une telle dfinition permet en effet de considrer commechamane le spcialiste religieux japonais familier des techniques de possessionoraculaire. Mais ne sappuyant que sur les caractres techniques et psychiques

    minimaux des rites, elle restreint le terme alors vid entirement de ses dimen-sions sociologique, idologique, symbolique et historique.

    Reprenant ce dbat dj ancien et commun toutes les aires culturelles,Roberte Hamayon (1990 : 738 sq.) a renouvel la dfinition du chamanismesibrien en prsentant celui-ci comme un systme symbolique fond sur des rela-tions dalliance et dchange avec la surnature, assumes par le chamane, qui en

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    8. Ce contact est dfini et expliqu comme le fait dtre mont (nori utsurareru ) par len-tit spirituelle, qui est dite descendre (oriru ), venant se poser (yoru / ), monter (noru ), comme on dit monter sur un cheval ou dans un vhicule, se fixer (tsuku ) sur le sp-cialiste.9. Voir Glossaire.

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    est le partenaire privilgi, lgitim par sa place (de preneur de femme et de gibiersymboliques) dans la relation avec les entits surnaturelles. Les critres ainsidplacs sont tendus la localisation de laction rituelle, aux structures sociales, lidologie et aux systmes symboliques qui sous-tendent la fonction chama-nique. Celle-ci est envisage, non plus comme dtermine par la transe terme

    vacu du vocabulaire pour son imprcision , ni seulement comme un problmede voyage de lme et/ou d incorporation des esprits dont la coexistencenest pas nie , mais dans son rapport avec le groupe social vivant dune cono-mie de chasse, pour lequel le chamane assure la gestion de lalatoire . lin-verse de la dfinition japonaise, cette dfinition du chamane sibrien permet depostuler que linversion de lalliance, dans laquelle le spcialiste devient lobjet delchange (l pouse ), dtermine le possd , dont le statut et la fonctionseraient ainsi structurellement distincts de et opposs ceux du chamane sib-rien. Cest dans la perspective de participer au renouvellement de la problma-tique chamanisme-possession que voudrait sinscrire la prsente approche desphnomnes japonais, en proposant, partir dexemples contemporains10,quelques lments de rflexion sur le type dchange, de structure sociale, desymbolisme et didologie sous-tendant la fonction de spcialiste de loracle.

    La marginalit premire

    Il est frappant de constater que, pour tous lesfugekiquil ma t donn de ren-contrer dans le cadre de cette tude11, le point de dpart est une situation socialemarginalisante. Cette mise distance peut se situer divers niveaux : familial,

    dans le rapport soit aux parents par le sang (position infrieure de cadet(te), andont les droits sont bafous), soit aux parents par alliance (dcs du futurconjoint avant le mariage, pouse maltraite, infriorit du gendre adopt , st-rilit, adultre du conjoint, divorce ou sparation violente, veuvage la suite dunaccident) ; ou social au sens large (situation maritale non rgularise, chec dansles tudes, en toutes entreprises, pauvret, milieu dfavoris, discriminationsociale). cela peuvent sajouter les handicaps physiques (moteurs, ccit) sou-vent accidentels (chute, coups, poliomylite, irradiation atomique), une maladieou celle dun enfant (pour les femmes). Certains parlent dauto-mise lcart

    cause de capacits de voyance ds lenfance, dont ils ne trouvent ni le sens ni luti-lisation. Dans tous les cas, il sagit de positions irrecevables pour soi et pour lesautres, ou de statuts hors normes voire transgressifs par rapport la coutume, aumode de vie consensuellement considr comme normal . Cette situation estressentie comme une altrit alinante par lintress et dstructurante, source dedsordres, par les proches, qui risquent leur tour dtre marginaliss par len-

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    10. Cette tude nest videmment pas exhaustive (hormis le type urbain actuel prsent, dautres typeset sous-types de fugeki existent aujourdhui et ont exist dans lhistoire). Elle souhaiterait mettre enlumire la continuit et les diffrences entre les uns et les autres.

    11. Il existe galement le type, non trait ici, de lhritier de la fonction reprise aprs un parent, quichappe la marginalit premire dcrite dans ce paragraphe. ce sujet, voir Anne Bouchy 1985 et1992.

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    tourage et accuss de lavoir gnre. Une telle altrit tend donc ne pas savoueret tre dissimule par rapport lextrieur. En ce sens on peut dire que ltatpremier du futur spcialiste de la possession est dtre la fois hors normes et hors lieu , dmuni de toute rfrence positive lespace social et gographiquedans lesquels il na pas sa place, ou nen trouve pas de satisfaisante.

    Cette altrit, dans son contenu comme dans ses reprsentations, peut aussitre considre comme lindice de lintolrance et de la violence sociales (mani-festes, mais surtout sous leurs formes subtiles et caches) dans un groupe et unepoque donns, la violence sexerant la fois comme cause de la situation mar-ginalisante et comme rejet de laltrit ainsi cre. Et lon peut relever que le pas-sage dune socit aux structures familiales et locales fortes, encore prsentes audbut du sicle, une socit urbaine clate ne supprime pas ces phnomnesde marginalisation en tant que tels, mais en modifie le degr et lexpression.Lclatement, mais non la disparition, des normes anciennes, coexistant avec des

    codes sans cesse recrs, a peut-tre rendu encore plus fragile et plus phmre lamanire dtre au monde considre comme adapte .Cest en gnral aprs avoir pris conscience de son impossibilit de construire

    une identit normale que lindividu ainsi marginalis devient la proie destroubles psychiques (prostration ou violence) qui, par la suite, seront expliqus etreconnus comme signe de son destin de spcialiste de la possession. Mais il estclair que toutes les situations de mal-tre ne donnent pas naissance un tel sp-cialiste. Lenvironnement socio-culturel et lattitude de lindividu concern sontdterminants. Dans tous les cas interviendra une dmarche en direction dun oude lieux prcis linstigation dun guide , dun intermdiaire (parent ouconnaissance). Ce dplacement peut mener dabord vers des institutions mdi-cales. Mais pour quil dbouche sur la prise en compte de la dimension autre du phnomne, il faut que lintress (et gnralement certains membres de safamille, les uns et les autres sopposant ainsi la (aux) personne(s) lorigine dela marginalisation) parvienne un lieu de pratiques cultuelles, divinatoires ouautres, et y rencontre la personne qui lui fera envisager son tat comme transi-toire. Cette rencontre, qui prcde tout rite, introduit la possibilit dinterf-rences tablies sur le mode personnel entre lordre social et lordre symbolique.L, il lui sera dclar ou suggr quil est dpossd de lui-mme, de ce quil est

    rellement, mais aussi peut-tre investi, possd par une puissance trangre me dun mort ou dun animal, divinit dont il faudrait connatre le nom, lanature et les revendications. Et cette seconde partie du discours doit alors vo-quer quelque chose pour lintress. Si la grande majorit des futurs fugekisontissus de familles laques et, pour la plupart, reconnaissent plus tard navoir

    jamais joint les mains avant leur entre dans cette voie, leur histoire individuellervle toujours une connaissance vague des pratiques de possession, un lienmme tnu, mais parfois un rapport rel avec celles-ci. Et bien que dans lesmilieux citadins on ne puisse plus parler aujourdhui de vocation ne sous la

    pression du groupe local comme cela se produisait il y a encore une cinquantainedannes dans les communauts villageoises, on peut nanmoins noter quil

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    existe, des degrs variables, une orientation ou une suggestion , diffusesmais relles, donnes par lenvironnement immdiat.

    Socialement parlant, cette tape change le rapport des forces en prsence, carlunit sociale en cause est contrainte de reconnatre quil y a un problme en elle.Un triple choix soffre alors : exclure totalement lintress et continuer sans

    changements, se restructurer par rapport lui ou se dsintgrer. Quant au futurspcialiste de loracle, on peut dire que laltrit qui le caractrise au dbut de sonparcours est sa premire identit identit ngative, par dfaut , et que le tour-nant initial dans son destin est la dmarche active qui, depuis une mise horslieu social, puis partir de lendroit o cette ralit a t formule en parolespar un tiers, va le conduire l o il pourra rassembler les lments constitutifs desa fonction venir.

    Trajets vers la montagne ou lapproche du monde autre

    Cette deuxime tape est caractrise par linstauration dun rapport particu-lier et personnalis dune part lespace, dautre part une dimension ou un ordrediffrents, celui du monde autre , takai . Loin de sengager vers la nor-malit consensuelle, le futur spcialiste des oracles quittant son statut de margi-nalis passif devra acqurir volontairement une autre forme daltrit : il devient

    gyja, pratiquant de lascse. En effet tous ceux que les circonstances amnent prendre cette voie gagnent dabord la montagne la plus proche afin de pratiquerlascse de la cascade12. Pour les habitants dsaka, ce sont les monts Ikoma.

    Les montagnes sont considres depuis lAntiquit comme le sjour des dieux,

    des esprits, des mes des morts et, par l, le lieu o se rendent ceux qui cherchent entrer directement en contact avec eux. La condition pralable en est la pra-tique de certaines formes dascse, dont les plus clbres sont la marche, laretraite dans des grottes et lentre sous la cascade. Ces techniques dascse ontt labores au cours des sicles par des gyja, dits aussiyamabushi ceuxqui couchent dans les montagnes , organiss en diffrents groupes ayant respec-tivement pour centres des temples-sanctuaires situs sur les montagnes les plusclbres du Japon. Ces groupes ont t le support du shugend voie (delacquisition) des pouvoirs par lascse , qui, au cours de sa longue histoire, a

    opr la fusion des divers lments du fait religieux japonais : religion ancienne,cultes populaires, taosme, shint, bouddhisme.

    Gagner la montagne nest pas un acte neutre, puisque cest l que commencelau-del. Cest aussi aller la rencontre dune tradition en des lieux sculaire-ment visits par des gnrations degyja et de plerins. Tout habitant dsaka aau moins entendu parler de lunivers dIkoma. Assimile tout entire au corpsdun dragon matre des eaux, la montagne Ikoma recle de nombreuses cascades,prs desquelles ont t difies les structures religieuses qui ont fait sa renommedans lhistoire. Lenqute de 1985 recensait une quarantaine de cascades, centres

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    12. Voir Bouchy 1997, o sont prsentes les caractristiques de lascse de la cascade, et ID. 1992.

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    actifs de pratiques. Mais le nombre rel est beaucoup plus lev, car chaque ermi-tage cre gnralement un espace o lon peut recevoir la cascade.

    Seul, ou guid par un compagnon ou par celui (celle) qui devient son matre,le futurfugekisengage pour une priode plus ou moins longue (cent, mille jourssont des units temporelles courantes) dans un processus de dplacements inces-

    sants qui conduiront une altration radicale de son comportement : il frquentela cascade jusqu ce que la divinit ou lme qui la investi se manifeste enprononant son nom. Or, comme il sagit pour la plupart de lacs actifs et char-gs de famille, ils ne peuvent sy rendre que durant la nuit ou des moments delibert gnralement minuts. ce stade la frquence est quotidienne : une,deux, trois heures de trajet, une ou deux heures sur place ; le retour, les bras char-gs des vtements blancs mouills avec lesquels il (elle) est entr(e) sous lacascade ; le reste du temps pass courir pour assumer toutes les activits(professionnelles, mnage, soin des enfants, etc.) ; les nuits de veille, les phases de

    jene, lapprentissage des rcitations rituelles. Tous reconnaissent quau cours decette priode ils attiraient lattention par leur allure trange , quils effrayaientpar leurs regards brillants, regardant ailleurs . En outre peuvent avoir lieu desplerinages nombreux et lointains. Les convenances sont laisses de ct : femmeset hommes se ctoient la nuit, le langage peut devenir violent, les gestes incom-prhensibles. Certains devoirs familiaux sont ngligs, des habitudes sont brises,les proches ncessairement malmens. Mais la diffrence de la marginalit pre-mire, cette altrit dugyja, pratiquant de lascse , entre dans un cadre com-munment accept par lusage, quil y ait ou non adhsion de la part des tiers. Silexiste quelque opposition, elle nest plus du mme ordre, car le contact avec lamontagne et la cascade sert de garant, ou mme de (contre-) pouvoir avant touteacquisition de pouvoirs . Ungyja est craint.

    Quant la mobilit spatiale, elle est la fois le symbole du passage entre ltatinitial et le but vis, et linstrument de cette ralisation. Elle est, dans la dimen-sion horizontale, le pendant de la tension verticale qui sest instaure pour le

    gyja en attente de lirruption- descente de l autre .

    Construction de la relation avec lautre

    Identit et rapport des sexes

    Cette volontaire mise hors normes nest en effet que laspect extrieur de cetteseconde identit, qui doit tre lgitime par le descellement de la bouche ,kuchikiri , cest--dire le premier oracle obtenu en tat de possessionrecherche. Cet vnement se produit souvent dans la montagne, sous la cascade,et il est lorigine dune double connaissance : le nom de la divinit protectriceet le type de rapport entretenu avec elle. Bien que ce rapport volue tout au longde la vie du spcialiste de la possession avec lacquisition progressive de la ma-

    trise de la technique de contact, il stablit cependant sur un modle qui res-tera inchang. Dans le cas desfugekicitadins rencontrs au cours de ce travail, ce

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    modle se prsente sous deux formes distinctes : une minorit de femmes recon-naissent en cette divinit leur poux , tandis que lensemble des hommes et lamajorit des femmes voient en elle un matre dont ils sont le disciple . Ilsagit donc dune part dune alliance, de lautre dune affiliation, ou filiation spi-rituelle. Avant de proposer des hypothses sur cette double reprsentation du rap-

    port fondateur de la fonction defugeki, il faut dabord examiner la complexit decette relation dans ses dimensions symboliques et sociales.La prise de lpouse humaine par un dieu serait le type ancien de la reprsen-

    tation du rapport entre le spcialiste fminin de la possession et son entit pro-tectrice. On en trouve un exemple ds la premire compilation des mythes (VIIIe

    sicle) avec lhistoire du dieu serpent mle du mont Miwa visitant la nuit, sousune forme humaine, la femme qui transmet ses oracles13. Les femmes qui,aujourdhui saka, conoivent leur lien avec le dieu protecteur en termes dal-liance, parlent galement de celui-ci comme dun dieu dragon, serpent ou renard,

    matre du lieu et de la cascade, tyrannique, jaloux (pouvant prendre aussi uneapparence humaine) et sincarnant dans son pouse lors des rites. Or, pourtoutes les autres femmes, comme pour les hommes qui dclarent quil est leur matre , ce dieu protecteur est pareillement un dragon, un serpent ou unrenard. Et cest de cette manire que sont le plus couramment reprsents lesdieux des eaux, du sol et de la montagne.

    Lexistence dhommes transmettant des oracles est atteste ds lpoque la plusancienne. Cependant, contrairement ce qui se passe en Birmanie, par exemple,o le statut d pouse dune divinit caractrisant les femmes spcialistes desrituels de possession est galement reconnu aux hommes qui les pratiquent et quisont regards comme tant, ou sont rellement, effmins14, il ne semble pasquon puisse parler de fminisation de ce type de spcialistes masculins au Japon.

    En effet, une vue densemble de la situation relle et symbolique de cesfugekirvle que pour les femmes, quil y ait ou non reconnaissance du rapport dal-liance, la relation avec la divinit protectrice est exclusive, et explique ou justifiepour celles-ci limpossibilit de tout rapport marital humain. Au mieux le marihumain devient un compagnon lointain, au pire il disparat de leur vie. Le lan-gage de lalliance est principalement le fait de femmes qui nont plus dpouxhumain. Celles qui ne tiennent pas ce langage, et ont gnralement aussi de

    graves problmes de couple, considrent quil y a entre leur dieu protecteur etelles un rapport de matre disciple, et ont plutt tendance parler d identit avec la divinit : Il ny a pas de diffrence entre lui et moi ; Lui et moi noussommes un seul et mme corps ; ou encore Jai un esprit masculin dans uncorps de femme . Cependant chez les premires, comme chez les secondes, onpeut constater une virilisation intrieure et, diffrents degrs selon les cas,galement extrieure.

    Inversement les hommes, qui reconnaissent en cette divinit leur matre,conservent leur pouse humaine. Bien plus, le mariage en serait mme consolid

    13. Nihonshoki(Chroniques du Japon), 7e et 10e anne du rgne de lempereur Sujin.14. Cf. Brac de la Perrire 1989.

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    et lpouse se met soutenir avec un zle accru les activits rituelles du mari. Ceshommes sidentifient aussi leur dieu protecteur et ont souvent un aspect ext-rieur fort, imposant, voire rude.

    Chez les femmes comme chez les hommes, une fois instaure, cette relation avecla divinit protectrice se manifeste extrieurement par une transformation de ltat

    physique et de la personnalit, dont le ple actif et masculin se trouve renforc.Alliance et ligne initiatique

    Il semble justifi de penser que cest en rapport avec linstauration de la patri-linarit (gnralise ds la fin de lpoque ancienne dans laristocratie et depuisle Moyen ge dans toute la socit japonaise) au sein de laquelle autorit et pou-voir sont aux mains de lpoux matre de maison/chef de ligne, que la fonctiondesfugekifemmes ait t prfrentiellement reprsente et lgitime par le sym-bolisme de lalliance avec un dieu masculin. Ce symbolisme met en premier lieu

    laccent sur ltat de soumission de la spcialiste, prise comme pouse, la situantainsi loppos du chamane sibrien qui prend une pouse de lautre monde.Face cela, la reprsentation de la relation entre divinit etfugekien tant que

    rapport de matre disciple fait porter laccent sur la transmission dune connais-sance. Cette relation avec lautre est aussi le modle mythique ou symbolique dela relation relle avec le matre humain. Elle se rfre lexistence de la transmis-sion dun enseignement secret, initiatique par la divinit lorigine dune lignespirituelle. Cette relation de matre disciple signifie pour ce dernier commepour lpouse dans lalliance que dune part il y a sortie de la ligne dorigineet entre dans une autre que lon peut nommer ligne initiatique et quedautre part cette rupture procure un changement de statut confr par le rang etle prestige du matre.

    Union prestigieuse (mariage hypergamique) et entre sous la tutelle dunmatre religieux ou lac (en lun des arts) ont t tout au long de lhistoire desmoyens importants de slever dans la hirarchie sociale. Dans les deux cas sta-blit une double relation verticale : de domination interne de lpoux et du matresur lpouse et le disciple, mais aussi de supriorit hirarchique de ces dernierssur les tiers, acquise par le rejaillissement sur eux du prestige des premiers. Onpeut donc considrer que, pour les hommes en particulier, le rapport de matre

    disciple avec le dieu protecteur est le symtrique exact de la relation dalliancede celui-ci avec les femmes, mais que, dans sa finalit, il est son oppos potentiel.Ces deux types de rapport sont en effet symtriques, puisque, partir dune rup-ture avec la ligne dorigine (ici, humaine), cest--dire aussi avec la situationmarginalisante initiale, et tant donn la supriorit reconnue aux divinits dansle contexte religieux japonais, alliance et relation initiatique avec le dieu protec-teur signifient et lgitiment conjointement une forme de soumission et lascen-sion sociale de celui qui acquiert le statut de fugeki. Mais ils sont opposs dansleur finalit, puisque, dans lalliance, la femme conserve toujours lgard du

    ple dominant sa position daltrit complmentaire, tandis que dans la relationinitiatique de matre disciple, ce dernier dabord domin est potentiellement

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    destin devenir lgal du matre face dautres disciples. Cette potentialit sac-tualise en fait dans de nombreux cas, o le disciple, auto-identifi la divinit,prend son indpendance la suite dune rupture plus ou moins violente avec lematre humain, et tablit sa propre ligne initiatique.

    On voit par l en quoi la rfrence aux systmes dalliance et de ligne initia-

    tique lgitime la construction de deux modes distincts du rapport la divinitprotectrice. Mais lexistence de cette dualit et le fait que les femmes puissentrevendiquer lun ou/et lautre comme systme rfrentiel fondent aussi lambi-gut du statut des fugeki et de leur fonction. Celle-ci se caractrise en effet,comme on le constatera plus loin, par la combinaison et lalternance de la sou-mission et de la domination dans laction rituelle. En raison de cette ambigut, prise dpouse et prise de disciple par le dieu protecteur, bien que structu-rellement opposes la prise dpouse de lautre monde par le chamane sibrien,ne peuvent tre assimiles une simple inversion de lalliance , comme le sug-gre Roberte Hamayon. Et ce serait l prcisment la particularit de ce type

    japonais de spcialistes du contact direct avec les entits spirituelles.Il existe enfin une autre reprsentation de la relation avec lentit protectrice :

    celle de la transmission linaire par filiation, insparable du culte des anctresdiviniss, qui sest perptue au cours des sicles dans la socit traditionnelle15.Cependant on ne rencontre gure ce type de rapport aujourdhui chez les spcia-listes citadins indpendants. En effet une telle transmission, qui repose sur leculte dune divinit considre comme lanctre mythique de la ligne, impliqueaussi une transmission linaire relle de la fonction, de gnration en gnration,et une localisation prcise du lieu originel du culte. Cela nest dailleurs pas

    incompatible avec la conception du rapport la divinit considr comme unealliance : le ct masculin de la ligne accaparant la fonction de prtrise, tandisquil dlgue celle de la possession oraculaire aux pouses ou aux filles16.

    La transmission linaire par filiation (depuis un anctre mythique ou divinis)subsisterait nanmoins comme rfrence idale. De fait, les fugeki cherchentgnralement trouver (ou construire) un lien entre leur dieu protecteur et unedivinit anciennement vnre dans leur famille, et entre eux-mmes et un parentqui aurait t spcialiste religieux. Il faut savoir en outre que sont appeles lignes du sang (kechi myaku ) les lignes spirituelles par excellence : celles

    des moines bouddhistes et des asctes du shugend fondes sur la transmissiondun enseignement initiatique17. Cest l sans doute une rfrence extrme de cet

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    15. Yanagida 1973a.16. Lun des exemples les plus clbres est celui de la princesse impriale qui, chaque nouvelle intro-nisation de souverain, prenait, pour la dure du rgne, la charge de saig , princesse (charge du)culte des dieux, au sanctuaire shint dIse, o tait vnr lanctre mythique de la ligne impriale, ladesse du soleil, Amaterasu. Ce systme qui perdura jusquauXIVe sicle, mais fut codifi lextrme, taitplus cultuel que possessionnel. Cest lun des rares cas o la virginit tait la condition de cette fonctionreligieuse fminine. Cf. Hrail 1994 et Yanagida 1973a.

    17. Selon la tradition, cet enseignement est toujours issu de lun des bouddhas non historiques (Dainichi, Mahvairocana, par exemple) et retransmis par les patriarches, les matres mythiques et tousles matres humains historiques successifs jusquau dernier initi.

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    idal de lgitimation par assimilation une ligne dhritiers par le sang18. Danstous les cas, alliance et filiation (spirituelle ou relle) comme modalits fonda-mentales du rapport la divinit protectrice semblent remarquablement fidlesaux modles sociaux dominants, qui sont ainsi reproduits avec toutes leurscontraintes et projets dans le monde de laltrit.

    Le cadre du shugend

    Les systmes rfrentiels dalliance et de ligne initiatique font apparatre deuxples, masculin et fminin, de la relation la divinit protectrice qui sont ainsiconjointement valoriss mais nanmoins diffrencis. On peut voir l une cons-quence de la mainmise sculaire sur les techniques de possession par les asctesdu shugend, lune des branches de la religion japonaise dans laquelle celles-ci ontt le plus longtemps et le plus largement utilises. Le shugend, fond sur le cultedes divinits des montagnes associes ou assimiles des entits bouddhiques,

    repose en effet sur une idologie et une pratique du contact direct avec ces enti-ts. Cest dans ce cadre quon peut retrouver tous ces lments essentiels que sontla transmission par linitiation, lancrage dans les montagnes rsidence et corpsmmes des dieux , les diverses pratiques de lascse, les traditions de voyage dans lau-del et celles de la descente des divinits, enfin lassociation desmatres des rituels avec les femmes spcialistes de la possession. Cest dans le shu-

    gend quexiste la plus grande varit des modalits de rapport avec les entits etles puissances19. Or il est centr sur les hommes, aussi le ple masculin y est-iltoujours valoris.

    La montagne Ikoma est un centre ancien du shugend. Nombreux dailleurssont les temples et ermitages construits sur ses flancs qui sont affilis lun oulautre de ses principaux centres. Et il est certain que les traditions du shugendconstituent toujours le corps des croyances et des pratiques de ceux qui se diri-gent vers la montagne. Ainsi le fait quune majorit de femmes aujourdhui dcla-rent que la relation avec leur dieu protecteur est de type initiatique peut-il trecompris comme lexpression de limpossibilit, pour une citadine du XXe siclefinissant, de penser en termes dunion maritale son rapport avec la divinit dra-gon ou renard. Mais on peut sans doute y voir galement la marque de linfluencedu shugend sur lensemble de ces pratiques qui, en fournissant ces femmes les

    cls de cet univers de reprsentations, leur permet demprunter le langage mas-culin pour nommer autrement qualliance leur relation avec cette divinit. Demme, quun tat ou un comportement, que les spcialistes du psychisme sof-frent traiter cliniquement, puisse tre envisag encore aujourdhui, saka,comme tant peut-tre le signe dun destin degyja, defugeki, doit sans doutetre galement mis au compte de la vitalit du shugend et de sa marque durablesur les mentalits jusque dans les grandes cits.

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    18. Comme le rvlent aussi les rgles dalliance, d adoption et de parent dans la socit japonaiselaque ; ce sujet, voir lanalyse de Simone Mauclaire (1996).19. Cf. Miyake 1996 : 21-42.

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    Or cette prennit a pour centre de gravit la montagne, seuil du monde autre.Attirs jusquau fond des petites combes dIkoma parce quils ont entendu parlerde cascades sous lesquelles on peut entrer , les gyja qui y exprimentent la descente premire de leur dieu protecteur considrent dsormais cet endroitcomme celui de leur vraie ou seconde naissance . Certains y sont rests

    toute leur vie. Mais quels que soient les vnements ultrieurs, tous y reviennenttoujours comme dans leur pays natal , contribuant ainsi perptuer la connais-sance des pratiques et des lieux. Par l ils tmoignent aussi de la prgnance dunereprsentation de la montagne et de sa divinit qui sous-tend toutes les autres etse trouve au centre des pratiques dascse du shugend dites d entre dans lamontagne : celle de la matrice do lon (re)nat aprs tre pass par la mortrituelle (cest dans ce contexte que les prgrinations des gyja dans les mon-tagnes apparaissent comme lquivalent matriel et le moyen symbolique du voyage dans lautre monde). Considrer que lon est n en ces lieux permetainsi de dpasser lantinomie alliance/filiation ou filiation/transmission initia-tique : lefugekiest la fois pouse et enfant, ou fils spirituel et enfant des puis-sances rsidant dans la montagne.

    Vers une identit autre

    Le seuil entre spcialiste de la possession et possd

    Lieu et parole (de la premire possession) sont ainsi pour legyja les lmentsfondamentaux partir desquels il va pouvoir tablir son rapport avec le dieu pro-tecteur, cest--dire aussi construire sa propre histoire, celle de son insertion dansun systme rfrentiel et dans un espace o il a sa place. Cependant cela nest passuffisant pour quil soit install dans la fonction de spcialiste de la possession etde loracle : sont ncessaires un espace, une pratique et un langage rituels.

    La premire possession avec oracle est suivie du rite de l installation delme (ou principe actif de la divinit), mitama osame , sur un autel,modeste en gnral ce stade, dans lhabitation dugyja. Cette installation dunautel est pour lui une faon de rendre officiel le processus de sa transformation.Elle le contraint souvent surmonter un affrontement avec les proches et des dif-

    ficults financires pour lachat des matriaux et offrandes. Dans la pratique, onsaperoit que ce rite se droule sous diverses formes. La structure fondamentaleest cependant toujours la mme : idalement, sur les lieux o rside la divinit,dans la montagne, le matre humain contraint souvent avec violence legyja faire sortir de lui (de son corps) par ses propres moyens lentit qui sest pr-cdemment manifeste par loracle. Celle-ci est immdiatement dpose dansun rceptacle, o un objet (plaquette de bois ou de papier portant linscriptionde son nom, pierre, etc.) constitue dsormais son corps divin . Le tout esttransport immdiatement et enferm dans le coffret vantaux ferms formant

    le centre de lautel construit pour le rite. Cette mise distance de lentit des-cendue ne doit pas tre assimile un exorcisme, dfini comme faisant tomber EN

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    (otosu ) lagent de possession et non le faisant descendre (orosu ),ce qui est propre au rituel oraculaire. En effet, tandis que lexorcisme vise mettre un terme lintrusion de lentit (notamment pour les mes des morts oucelles des animaux), en tablissant celle-ci en un lieu, extrieur lhabitation, ole culte et les offrandes doivent la fixer (dans un mouvement de distanciation

    cens viter tout renouvellement de lintrusion), cette installation est aucontraire le moyen et le signe de linstauration dun mode de contact direct et double sens entre agent et destinataire du culte. Lexorcisme est utilis dans le caso un individu est reconnu investi (on le dit possd , par une me parexemple, rei ga tsuite iru) par une entit et (temporairement ou dfinitivement)incapable dassumer une relation personnelle avec celle-ci. Ce qui prcismentdistingue lefugekidu possd ainsi dfini, cest dabord la part active (les pra-tiques dascse) quil prend dans la transformation de sa situation initiale, ensuitele fait quil peut la demande se laisser investir par la divinit sans retomber dans

    un tat daltrit marginalise socialement. Cest en cela quest dterminantepour le destin du fugeki lexprimentation de sa capacit de faire descendre , laisser parler puis renvoyer la divinit, lors de ces rites initiaux de premirepossession et dinstallation. Il tentera alors, gnralement seul, par la pratique, detransformer cette exprience premire en une technique, puis une matrise. Cettetechnique non seulement est insparable, mais dpend la fois de la structurerituelle de sa mise en uvre et du discours sur son efficacit que tiennent les

    fugekicomme ceux qui y ont recours.

    Lambivalence de lacteur rituel

    Les rites de possession20 actuellement pratiqus par les fugeki citadins sontpour la plupart de type simple : le spcialiste assume seul le double rle dematre du rituel qui appelle, fait descendre, interroge et renvoie les dieux, et desupport incarnant ceux-ci qui parlent par sa bouche la premire personne. Aucours du mme rite, il peut ainsi passer dun rle lautre, de linterrogation larponse sans que cela soit marqu par une diffrence notable de comportement.De cette rponse, il se souvient en gnral et il en interprte ensuite le sens avecles consultants. Dans cette forme rituelle, sa fonction ambigu, la fois active etpassive, concide avec la conception du fugeki disciple soumis au dieu, mais

    aussi identifi lui et agissant son instar.Face ce rite simple existe le rite deux ou trois (avec ou sans assistants). Ce

    second type a t utilis depuis lpoque la plus ancienne. Relat ds les chro-niques du VIIIe sicle, il a t conjointement pratiqu dans le shint, dans le shu-

    gend, et dune faon particulirement vivante dans les confrries centres sur leculte du mont Ontake, qui en perptuent les traditions jusqu nos jours. Chezlesfugekicitadins, les divinits sont le plus gnralement incorpores soit parune femme spcialiste de la possession, soit par un jeune gyja, sous la directiondun matre du rituel. Dans ce cas, la notion de prise dpouse par la divinit

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    20. Pour la description de ces diffrents types de rites, voir Anne Bouchy 1984, 1985, 1992.

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    englobe la fois le rapport fondamental du spcialiste avec sa divinit protectriceet le mode de contact rituel. Mais il faut noter que celle/celui qui transmetloracle participe la descente de la divinit sur elle/lui, en contribuant active-ment linstauration de son propre tat de possession.

    Mais le matre du rituel peut aussi utiliser un simple mdium, compltement

    passif. Ces mdiums, qui peuvent tre des hommes (le plus souvent des subal-ternes ou des gens simples ) ou bien des femmes de tous ges, ou encore desenfants, sont appels par des noms qui sont tous des variantes d enfant et de support (pour la Venue [de la divinit]) . Il nest plus question d pouse .Dsignant une identit en dea de toute diffrenciation sexuelle, ces appellationsmettent laccent sur une relation de dpendance pure et simple la divinitcomme au matre du rituel. Elles tmoignent aussi dune hirarchie de la posses-sion rituelle au Japon, o sont clairement distingus les disciples , les pouses et les supports-enfants des divinits.

    Au cours de ces rites, quils soient de structure simple ou complexe, le dieuprotecteur est dabord invoqu, mais ce nest pas toujours lui qui descend .Dans un mme rite, les possessions se succdent et sont le fait dentits distinctesqui ont en gnral un lien avec les participants (les dfunts font plutt passerleur message par le truchement du dieu protecteur et la possession par les mesdes morts nest quaccidentelle pour lesfugekitudis ici, qui revendiquent uneidentit diffrente de celle des spcialistes de la possession invoquant desmorts)21. Elles peuvent se manifester par des comportements violents (sauts,cris), mais sont toujours caractrises par une parole : loracle, dont le ton, lestyle, le contenu permettent de reconnatre lentit descendue, qui se nomme.

    Cet oracle est le but essentiel du rite.

    Un moi facettes multiples, opposes et changeantes

    Si lesfugekiactuels utilisent surtout le rite simple, cest essentiellement pourdes raisons pratiques, par manque dassistants, car ils connaissent et emploient lerite complexe loccasion. Dans ce dernier cas, ils peuvent assurer soit le rle dematre du rituel, soit celui de support du dieu. Tout cela contribue renforcerlimage la fois ambigu et ambivalente qui est la leur : transmetteurs doracledomins et matres contraignant les dieux se manifester ; tres humains incar-

    nant les dieux, qui peuvent aussi prsenter des comportements animaux lorsquilsfont descendre un renard sur eux ; serviteurs des divinits, qui matrisent les enti-ts infrieures ou nfastes, se rebellant toujours au dpart contre la dominationque leur impose leur dieu protecteur, mais dclarant finalement quils sont un avec lui.

    Ce dieu protecteur participe aussi de ces valeurs doubles : la divinit protec-trice originelle (dragon, serpent, renard, eux-mmes symboles par excellence destres intermdiaires entre les mondes) se superpose souvent une entit boud-dhique (ou shint, selon lorientation religieuse adopte). Dans de trs nombreux

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    21. Voir Sakurai 1974-1977 et Kawamura 1991.

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    cas, il sagit de Fud my , le Roi de Science immuable (Acalantha),figure centrale du panthon du shugend et qui, par son apparence terrible, est lesymbole par excellence des pouvoirs acquis par lascse, mais aussi de lunionde limmobile et du mobile, de leau et du feu. Cette superposition des entitscultuelles apparat comme le doublet de la relation entre fugekiet divinit pro-

    tectrice : les forces chthoniennes, aquatiques infrieures (du dragon ou durenard) sont leves (mais aussi dissimules) par le prestige de lentit boud-dhique (ou shint), qui reprsente alors laspect plus universel et la face officiellede la divinit. Or toutes ces entits shint ou bouddhiques dites dominantes sonten fait secondaires, voire subalternes ou marginales par rapport aux bouddhaset dieux suprieurs des panthons du bouddhisme et du shint. En outre, chaquedivinit est galement conue la fois comme unique (mon dieu protecteur leDragon blanc , par exemple) et multiple (prsente dans toutes ses incarnations),ici (sur lautel de tel fugeki) et ailleurs (dans la montagne dIkoma et tous ses

    autres oratoires). Cette conjugaison de lambigut (ni seulement Dragon ni seu-lement Fud my ; ni seulement tre humain hors de lordinaire ni seulementsemblable tous) et de lambivalence (serpent et entit bouddhique ; tre humainet divinit), au cur de la construction des identits et des rites22, est pour lenouveau fugeki laxe autour duquel se forge sa propre identit. Les rituels sontlespace autoris et lgitimant du dploiement de ce moi dmultipli. Or, dans ceprocessus, il est pris dans un cercle de dpendances : cette activit rituelle fonda-trice de son identit repose sur la demande, cest--dire sur la reconnaissance parles tiers de lefficacit du langage des rites.

    Fonction et place du mdiateur

    Don et dette

    La ncessit o se trouvent lesfugekidaccepter les demandes se traduit par largle de lchange de dons. En effet, regardant tout ce quils reoivent, en parti-culier les pouvoirs et les biens matriels, comme leur tant donn par la divi-nit (en tant queffet et preuve de leur qualit dpouse ou de disciple), ils seconsidrent en tat de double dette permanente. Ils doivent rendre : cest pour

    eux ce qui fonde leur fonction socio-religieuse, unanimement dfinie commetant une aide aux autres , hitodasuke . Les pouvoirs doivent ainsi tre uti-liss pour autrui, les biens matriels partags. Mais en outre, cette restitution doitcontenir aussi la part du donateur : tout don est dabord dpos en offrande surlautel ; le culte de la divinit doit se perptuer ; des fidles, des disciples doiventtre rassembls. Beaucoup expriment linexorabilit de lchange en disant quetout arrt de lactivit (lactualisation de lchange) ou toute tentative dappro-priation personnelle signifierait pour eux la mort. Et lon cite lenvi le cas de tel

    22. Au sujet de lacte rituel comme combinant idalement lambigut et lambivalence, voir lanalyse deMarc Aug (1994 : 50 sq.).

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    ou telle qui, stant laiss(e) dborder par ses dsirs , a fini lamentablementseul(e) dans le ruisseau. Cependant la divinit est elle aussi reconnue par tous les

    fugekicomme leur dbitrice . Elle a besoin de leur corps, de leur bouche pourse manisfester, sexprimer : car cest le moyen par lequel elle peut continuer sle-ver dans la hirarchie sacre. Ainsi la ritualisation de la fonction defugekicorres-

    pond-elle la mise en place dun systme de relation triple : entrefugekiet divinitprotectrice, entre le groupe de fidles et celle-ci, entre le fugekiet le groupe. Si legroupe reoit prestige et bienfaits grce lintervention dufugeki, et si la relationdieu-fugekioccupe la partie visible de lensemble, cest en fait la relation entre cedernier et le groupe (la socit) qui est le fondement de ce systme, dont lenjeuest le statut et la subsistance dufugeki, soit aussi son pouvoir.

    Traitement de linfortune et itinrance

    Le critre essentiel de lapprciation dunfugekicomme tel est sa capacit de

    voir , de dire les causes caches, d agir de faon efficace face tout casqui lui est soumis. Les premiers consultants sont gnralement les personnes quiont soutenu legyja (parfois contre sa famille) dans sa dmarche initiale et lorsdu rite dinstallation. Ils forment ainsi le noyau partir duquel se rpand linfor-mation : Untel a lair de voir. Dans une ville comme saka, plutt qu lin-trieur des communauts locales (les quartiers), ce sont les rseaux deconnaissances, de collgues qui servent de relais. Les consultants viennent de tousmilieux. Tous sont affligs dun mal-tre . Pour une bonne moiti dentre euxcela se traduit par des problmes de sant, mais aussi par des difficults dordreindividuel, familial, communautaire, physiologique, psychologique, cono-mique, politique, etc. Des tmoignages recueillis auprs dun grand ventail deconsultants de ces nombreuxfugekise dgagent deux raisons principales pour les-quelles ceux-ci choisissent de sadresser eux plutt qu dautres spcialistes reli-gieux : dune part, unanimement, ils recherchent le traitement personnalisque fait vivre chacun le rite de possession oraculaire ; dautre part, chacuninsiste sur lattirance quil ressent personnellement pour la personne, le dieu pro-tecteur, la spcialit, le lieu de rsidence, les rfrences dunfugekiparticulier.

    Premier motif de choix : face tous les moyens scientifiques, mdicaux,paramdicaux, religieux de traitement de linfortune et des maladies dont dis-

    pose aujourdhui le citadin, les diverses pratiques rituelles desfugekiont en effeten commun dtre un vnement multiples registres de significations, pas seu-lement symboliques ou sociales, mais aussi aux importantes implications affec-tives, motionnelles, physiques, politiques (puisquun pouvoir est toujourslenjeu plus ou moins cach de ces mdiations) et conomiques. Ces rites per-mettent de rsoudre les situations conflictuelles ou autres grce loracle, qui estrig en rfrence absolue, et la possibilit de dplacer le problme. La grandemajorit des oracles rvle une cause inscrite dans le pass proche ou lointainet/ou dans la dimension autre (anctres, mes de morts pour qui les crmonies

    funraires ou postfunraires nont pas t correctement accomplies ; anciennedivinit du sol ou de lhabitation, oublie et/ou offense en raison de ldifica-

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    tion dun btiment sur son lieu de rsidence ; appel pratiquer le culte de telou tel dieu). Loracle est ainsi plutt linstrument dune construction du prsentcomme point situ sur une ligne verticale reliant pass et futur recomposs, quecelui de la fixation du problme un niveau horizontal qui tablirait une rela-tion de responsabilit entre vivants. Ici le langage de la possession apparat ido-

    logiquement orient par un modle dordre social valorisant lvitement desconflits entre vivants. Par ailleurs, les fugekiproposent aussi un triple dplace-ment du problme reproduisant leur propre parcours ; dabord du moi verslautre : instauration du culte dune divinit qui devient le point de rfrencedans la dimension autre ; puis de lextrieur vers lintrieur : intriorisation de ladmarche pour rgler le problme par la pratique individuelle de lascse ; enfindans lespace : ils emmnent avec eux les consultants dans leurs plerinages lamontagne Ikoma et aux autres lieux de leurs pratiques. Limportance et la fr-quence des prgrinations est en effet un autre caractre commun tous les

    fugeki. partir des deux points fondamentaux que sont la rsidence de leur dieuprotecteur dans la montagne Ikoma et lautel install chez eux, des dplacementsrguliers (aux dates de clbration rituelle des divinits concernes) et excep-tionnels (dans des circonstances qui exigent une ascse ou une dmarche sp-ciales) les conduisent vers une constellation de temples, sanctuaires, cascades delouest du Japon (et parfois plus lointains), qui finissent par dessiner un pri-mtre fixe de rfrences spatiales et symboliques. lintrieur de cet espace sins-crivent aussi les autels quils installent et devant lesquels ils effectuent un ritemensuel chez les consultants devenus des fidles. Ainsi la rencontre avec lun deceux-ci conduit-elle les consultants dcouvrir et maintenir vivant tout un

    ensemble de lieux liminaires aux confins des zones urbaines et au fond des mon-tagnes, et crer aussi dautres lieux identiques lintrieur mme des cits : cesten prenant leur place dans cet ensemble que les consultants trouvent la solutionde leurs problmes et leur sens. Cette relation lespace, faite de mobilit et defixation ponctuelle, rattache lesfugekidaujourdhui certains de leurs prdces-seurs, hommes et femmes, qui jusqu un pass rcent ntaient pas sdentariss,ou ltaient seulement partiellement, et parcouraient des circuits reconnuscomme leur zone dinfluence plus ou moins exclusive23. Ils ntaient eux-mmesquune partie de toute une population ditinrants et derrants aux activits

    magico-religieuses ou profanes, qui nont cess de jouer un rle de mdiateurs tous les niveaux de la socit japonaise.

    lments de la dynamique religieuse globale

    Actuellement, les spcialistes urbains de loracle se distinguent cependant deces derniers et les uns des autres par loriginalit de leurs ralisations indivi-duelles, second motif de choix pour les consultants. En effet, partir dunemme structure rituelle et dune conception identique de la relation au mondeautre, chacun deux fait preuve dune capacit de recomposition des traditions

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    Anne Bouchy

    23. Hori 1975 : 651-707 ; Kanda 1987, 1990 ; Yanagida 1973a, 1973b.

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    quil organise selon une ordonnance propre. Ainsi loracle garde-t-il sa fonctionde parole lgitimante essentielle, de mme que tous utilisent divers degrs lestechniques de divination, astrologie, gomancie, physiognomonie tradition-nelles, mais ils y associent des connaissances scientifiques de pointe (nergie,magntisme, mdecine), des lments trangers (yoga). De mme, ils ont su

    conserver vivante losmose des univers bouddhiste et shint par del toutes lessparations que leur firent subir les brutales et artificielles interdictions de lapriode Meiji, sans pour autant verser dans un conservatisme formel. Bien aucontraire, leurs panthons comme les formes de leurs rituels tmoignent dunecapacit dinnovation permanente. Confronts aux problmes les plus cruciauxde la socit citadine, ils sont amens trouver des solutions originales qui rcon-cilient les valeurs obscures reprsentes par la possession, loracle, les pra-tiques dans la montagne, dvaloriss comme superstitions par la modernit etles connaissances rationnelles largement implantes par linstruction et diffusespar le flux des informations. En cela, ils sapparentent aux prophtes qui, commele souligne Pierre Bourdieu (1971 : 331), manifestent laptitude formuler et nommer ce que les systmes symboliques en vigueur rejettent dans linformulou linnommable et dplacer ainsi la frontire du pens et de limpens, du pos-sible et de limpossible, du pensable et de limpensable .

    Cette aptitude cratrice sincrit dans la dynamique religieuse globale. En effet,dans leur souci dapporter des solutions toujours plus adquates aux problmesqui leur sont soumis, et afin dentretenir leur particularit cultuelle, lesfugekiquiempruntent plus ou moins librement des lments toutes les formes de la reli-gion tablie en marge de laquelle ils exercent leurs activits, affinent, par leursrponses, la sensibilit religieuse de leurs consultants. Ceux-ci, au bout ducompte, valuent les pratiques shint et bouddhiques du moment, essentielle-ment collectives, accomplies dans le cadre des communauts locales (clbrationsdes divinits tutlaires au sanctuaire local) ou familiales (rituels bouddhiquespour les dfunts au temple o sont conservs les plaquettes et registres funrairesdes familles dune mme paroisse), mais aussi individuelles (plerinages pour unvu, par exemple) laune de lapport particulier du/desfugekiau contact de quiils se trouvent. Cette sensibilit de leurs fidles et consultants, comme les pra-tiques quelle engendre, peut se diffuser et simposer alors comme une nouvelle

    norme. Et lon voit ainsi certaines de leurs pratiques reprises plus ou moinsouvertement et rapidement par des membres du clerg institutionnel, en gnraldabord en opposition lautorit centrale, puis (si cela se rvle payant danstous les sens du terme) avec laccord de celle-ci. Cette intgration des crationsoriginales desfugeki(nouveau culte, lment dun rite, ascse, etc.) aux systmesreligieux tablis, tout en les lgitimant officiellement, leur fait aussi perdre de leurefficacit qui est lie prcisment leur non-conformit, et par l-mme susciteune autre demande ladresse de ces derniers, et ainsi de suite. Lactivit des sp-cialistes du contact direct avec les dieux et les mes peut donc tre considre

    comme tant un ressort non ngligeable de la dynamique sous-tendant len-semble du champ religieux dans la longue dure. EN

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    Identit et altrit au Japon

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    Place des fugeki urbains contemporains dans lensemble du champ religieux

    Tous cependant ont le souci de protger leur libert face aux institutions reli-gieuses, mme sils saffilient formellement lune ou lautre. Comme on la vuprcdemment, la transgression se situe non pas lgard des rgles doctrinales ouhirarchiques, mais dans le non-respect de lchange. Aussi cette indpendance

    comme labsence ou le peu de signes extrieurs distinctifs leur confrent-ils uneplace particulire dans le paysage religieux japonais. Ils se distinguent des spcia-listes de la religion institutionnelle (moines bouddhistes et prtres du shint) ence que leur rayon daction ne correspond pas aux frontires des communautslocales, en ce quils ne sappuient pas sur une doctrine officielle et quils sont horsstructures hirarchiques (mme si beaucoup suivent des sminaires de forma-tion du bouddhisme ou du shint et achtent des certificats ou titres officielspour tre autoriss exercer et/ou se protger contre toute identification des chefs de secte ). Ils diffrent galement des fondateurs des nouvelles religions ou

    des nouveaux mouvements religieux (ou des sectes) ayant pris le statut officiel de groupements religieux personnalit juridique , en raison de labsence de struc-ture administrative, missionnaire et encore moins dentreprise financire de leurgroupe, et surtout de volont dembrigadement ou de publicit. Deux-mmes, ilsse dfinissent comme remplissant une triple activit : Je cumule les fonctions de

    gyja (pratiquant et dirigeant lascse), de dai substitut (nom donn dans cettepartie du Japon aux spcialistes de la possession ayant pour dieux protecteursles dieux renards-Inari) et de miko (terme qui saka dsigne les femmes faisantdescendre les mes des morts). O fficiellement ils ont le statut de kito-shi

    matr e des rituels , et sils occupent ainsi une position infrieure celledes moines bouddhistes et des prtres du shint, ils sont nanmoins au-dessus detoutes les catgories de devins, voyants, astrologues ou gurisseurs, mais se consi-drent avant tout diffrents . Adonns leur fonction de mdiateurs avec lemonde autre et accomplissant des rituels, ils sont cependant ancrs dans la lacitet, pour la presque totalit, sont maris et ont une famille. Les lieux o ils exer-cent, chez eux devant leur autel, dans la cit, ont aujourdhui de plus en plus ten-dance perdre le caractre ouvert des temples ou sanctuaires de leursprdcesseurs, pour celui de consultation prive, garantissant lanonymat auxconsultants, ce qui rend souvent difficile le travail denqute. Cette positionmdiane entre le religieux et le profane nest pas nouvelle au Japon. Elle a pourrfrent le modle sculaire du lac-religieux , incarn dans les milieux popu-laires par de nombreux types de mdiateurs24.

    Cette situation intermdiaire dans lunivers religieux, ainsi que les diversaspects de la fonction desfugeki, montrent en quoi lidentit de ceux-ci ne sins-crit pas dans les normes sociales ordinaires. Mais contrairement laltrit pre-mire lorigine de leur parcours, cette dernire forme daltrit-identit a sesnormes propres et, la diffrence de la seconde qui est celle dugyja investi seul

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    Anne Bouchy

    24. Yanagida 1973b ; Gorai 1975 : 1-47.

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    dans son ascse, elle repose sur un rapport socialement construit, dont linstru-ment privilgi est la recomposition mdiatrice. Cest en effet en tant qu alt-rit structure en elle-mme (par la relation au dieu protecteur) et structurantepour les autres (par les pratiques rituelles) que leur position est accepte parlordre social, aux franges duquel elle reste cependant identit autre . En ce

    sens, le parcours identitaire dufugekipeut tre vu comme la capacit dinverserla valorisation ngative de laltrit sociale, de la diffrence individuelle, quilexprimente sous trois formes. La deuxime dentre elles, laltrit du pratiquantde lascse, a un caractre transhistorique. Les deux autres, au contraire, sontdeux ples historiquement marqus. La premire, la marginalisation initiale, estsitue pour une poque et un milieu donns la limite infrieure des altrits(leur extrme ngatif), en de de laquelle se produit lexclusion, tandis que latroisime (leur extrme positif) se trouve leur limite suprieure. Au-del decelle-ci, le spcialiste de la possession sort de sa catgorie pour entrer dans lundes autres groupes de spcialistes religieux, ou se perdre dans la lacit, ou biendevenir un pouvoir subversif religieux et/ou politique. Le rapport desfugekiaveclordre tabli est ainsi toujours ambigu. Partant dune remise en cause de laviolence symbolique et sociale et suscitant des prises de conscience par leurinfluence, ils doivent cependant sen tenir une contestation touchant les per-sonnes et non pas les systmes de pouvoir, sils veulent rester indpendants. Carla valeur absolue accorde loracle et la puissance potentiellement subversive decelui-ci ont souvent conduit lesfugeki tre soit utiliss par un pouvoir en luttecontre un autre, soit devenir eux-mmes un contre-pouvoir, comme ce fut, parexemple, le cas des fondateurs de nouvelles religions au sicle prcdent.

    MOTS CLS/KEY WORDS :fugeki alliance/alliance filiation spirituelle/spiritual filiation pos-session oraculaire/oracular possession ascse/asceticism Japon/Japan.

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    GLOSSAIRE

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    fugeki : femme(s) et homme(s)/personne transmettant les oracles desdivinits, des mes, sous l emprise de celles-ci (kamigakari). Personne servant dintermdiaire dans lecontact entre les dieux (kami) et les treshumains. Personne au service des dieux quiprophtise ( yogen suru ) les bons etmauvais augures aux tres humains. Lesfemmes sont appeles fu, miko et leshommes geki . (Dfinition du diction -naire Kjien, Tky, Iwanami shoten).

    fujo : femme transmettant les ora-cles des divinits sous l emprise decelles-ci (kamigakari). : fu, kannagi, miko, femme qui vnreles dieux et les esprits et fait descendre ceux-ci (kami oroshi okonau ) en uti-lisant musique, danse, etc. Les hommes sontappelsgeki dsigne une personne irr-prochable et impartiale. reproduit laforme des deux manches lors de la danse. (Dfinition du dictionnaire de caractressino-japonais Daijiten, Tky, Kdansha).

    gyja : pratiquant de lascse .

    kami : dieu, divinit.Mot qui dsigne plusieurs catgories dentitsspirituelles et est employ pour traduire lestermes occidentaux dieu, god. Diviniser estrendu par lexpression kami ni matsuru

    clbrer, vnrer en tant que kami,

    ou kami to minasu considrercomme kami.

    kamigakari ou : le fait

    dtre pris par une divinit (qui sest accroche la personne).

    miko : femme transmet-tant les oracles des divinits sousl emprise de celles-ci (kamigakari).

    Miko, crit avec les caractressignifie littralement enfant, fille dela divinit, de lentit .

    shugend : voie (de lacquisi-tion) des pouvoirs par lascse . Cecourant religieux composite est restvivant jusqu nos jours, entretenu lafois par des professionnels rsidantdans des temples (de montagne ounon) et par une majorit d ascteslacs qui, vivant dans lunivers pro-fane des campagnes et des villes, font

    des allers et retours entre ce monde etl autre , accomplissent des rites etutilisent leurs pouvoirs la demande.

    yamabushi : celui qui couchedans les montagnes , adepte du shu-

    gend et de ses pratiques dascse dansla montagne.

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