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Hernan L. Toro

Quant au dessin

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Essai en forme de journal, un mois de travail, dessin et méditation. Est-ce que nous voyons le dessin aujourd'hui ? S’il y a quelque chose qui de près ou de loin affecte ou désigne ce qu’on appelle « art contemporain » c’est la désaffection du dessin, son évitement ; sous prétexte de s’affranchir d’une expérience surannée c’est l’ensemble du processus d’acquisition qui se trouve hors circuit ; il ne reste que des opérations externes, des explications en tout genre, le rêve d’une colombe qui réussirait mieux dans le vide… etc.

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Hernan L. Toro

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Exergue sur youtube : http://www.youtube.com/watch?v=U1d98rdkb-4

Disegno est un des concepts majeurs de la théorie de l'art de la Renaissance ; il signifie à la fois dessin et projet, tracé du contour et intention, l'idée au sens spéculatif et l'idée au sens d'invention. Il désigne donc une activité éminemment intellectuelle. Si le mot français de dessein, tel qu'il est utilisé par les théoriciens de l'art au XVIIe siècle, traduit assez adéquatement ce que les Italiens du siècle précédent entendaient par disegno dont il conserve le double sens, en revanche la distinction entre dessin et dessein, qui s'établit autour des années 1750, introduit une rupture fondamentale avec la tradition italienne. Au XVIIIe siècle, le vers de Racine continue à s'écrire — « le dessein en est pris, je pars cher Théramène » —, mais à l'Académie royale de peinture et de sculpture, on enseigne désormais les arts du dessin et non plus du dessein. Les deux champs sémantiques qui étaient réunis dans disegno sont désormais disjoints en français, comme ils le sont en anglais et en allemand.

© Le Seuil / Dictionnaires le Robert, 2003.

« Ton acte toujours s’applique à du papier ; car méditer, sans traces, devient évanescent, ni que s’exalte l’instinct en quelque geste véhément et perdu que tu cherchas. » Quant au livre. Mallarmé

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"Le monde est écrit en langue mathématique et ses caractéristiques sont le triangle, le cercle et les autres figures géométriques sans lesquelles il serait impossible à comprendre un seul mot. Sans eux tout savoir serait vain et se perdrait dans un labyrinthe obscur."

(" L'expérimentateur" de Galilée, 1623)

1 juillet ce matin, alors que je dessinais, je me suis rendu compte que j’étais en train d’écrire dans ma tête (à nouveau), c’était plus que ce dont j’ai l’habitude : un élan décousu de phrases, et que j’allais, par manque de discipline produire une perte, chose que je pourrais regretter par la suite. Dans le bus, une jeune femme assise lisait un gros bouquin. Elle avait l’index sur ses lèvres comme pour faire silence sur l’intrigue du roman qu’elle venait de commencer. C’était un très beau portrait. La chance qu’elle donnait à ce livre, sa disponibilité (l’index porté sur ses lèvres en était le signe) je les voulais pour ce que pourrais écrire quant au dessin (j’aurais dis ; ce que je vais écrire…) estimant que de vive voix personne n’entendrait autant (attendrait) que celle ou celui qui de son plein gré s’accorderait un temps pour soi de cette façon-là (voit-on seulement un dessin ?) ainsi, je m’imaginais qu’elle pouvait être en train de lire ce livre que j’aurais écrit, celui-là même que j’entendais se frayer une voix à la faveur des traits se dessinant, dessinant sur la feuille une forme et peut-être en amont produisant un enclos. Je dis, peut-être, car j’hésite. Se pourrait-il que ces traits sortent de cet enclos plutôt qu’ils ne le façonnent ? Faut-il de l’enclos pour qu’il y ait du trait ou le contraire ? (que voit-on si c’est un dessin ?) Ainsi je me voyais en train d’écrire autant que d’être lu par cette bella regazza,

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aux traits nordiques, d’un blond qui n’est pas vénitien parce que plus clair. Ce que j’avais réalisé tout à l’heure, juste avant de venir chercher mon fils à la crèche se réitérait de nouveau. Non, personne n’aurait la patience du lecteur, oui, ce serait vraiment une perte si ne je m’avisais… trois dessins, l’effet certain de prose dissoute se détachant par couches, un point levé enfin ; je me demanderai ce qu’il pourrait résulter si, par hasard, un artiste se mettait à lire le Timée de Platon au même endroit où il dessine, comment lirait-il ? et quoi ? et —

2 juillet Redire le dessin. Redessiner. Ce re —

s’il y a quelque chose qui de près ou de loin affecte ou désigne ce qu’on appelle « art contemporain » c’est la désaffection du dessin, son évitement ; sous prétexte de s’affranchir d’une expérience surannée c’est l’ensemble du processus d’acquisition qui se trouve hors circuit ; il ne reste que des opérations externes, des explications en tout genre, le rêve d’une colombe qui réussirait mieux dans le vide… etc.

, mais aussi en me souvenant des lieux où j’aurai vécu : des

couleurs d’une table en bois à l’heure de midi, les reflets pourpres du vin ; me souvenant de ce que j’aurais pu dire ou ne pas dire et porter, comme de ce que j’aurai pu ressentir en allant au Musée Condé voir un dessin de Raphael ou quand j’allais au Louvre au Département des Arts Graphiques ; des choses dites et non dites, ou plus loin encore : le patio d’une école primaire, ces premiers dessins en salle de classe, enfin, en me souvenant des choses d’une bien plus triste facture, je me demanderai si les dessins sont vus pour ce qu’ils sont, s’il reste encore à notre disposition cet enclos où jadis les traits venaient frapper les cordes et la peau du tambour oui, un violon, Haydn que j’entends, est-ce que nous pouvons quant au dessin, discerner ? Est-ce que nous partons des nuances réellement inscrites ? Est-ce que nous attendons ça ? Est-ce que nous voyons ça ? Non seulement distinguer les rythmes des

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lignes éparses, mais aussi les aspects quand ils ont trait aux accointances mais pour me dire en même temps que je me trompais, car après tout qu’est-ce que j’en savais ? puis, quand un dessin nous touche ne marque-t-il pas des degrés dans la pudeur plutôt qu’il n’afficherait quoi que ce soit qui nous permettrait d’en savoir plus, étant lui-même un plus ? Paradoxal et fouillant, un plus sans plus, n’avais-je pas parlé d’enclos ? et puis et puis et puis le cas d’une nudité…

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oui, pour le dire, il fallait s’y prendre autrement c’est peut-être plus simple, plus personnel aussi, n’ai-je pas souvent l’impression, sans pouvoir assigner nom et visage, qu’on ne m’entend pas ; ce sont aussi des rêves où, sous des aspects différents, c’est le même canevas qui se referme comme un piège,

***

Le premier mouvement de l’opus 50 de Haydn : itération en cascades des sons des cordes, c’est un allegro, qu’est-ce qu’un savoir quand on dessine ? Que doit-on appeler savoir si c’est un dessin ? "Le monde est écrit en langue mathématique et ses caractéristiques sont le triangle, le cercle et les autres figures géométriques sans lesquelles il serait impossible à comprendre un seul mot. Sans eux tout savoir serait vain et se perdrait dans un labyrinthe obscur."

***

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Traduction

Há entre mim e os meus passos Uma divergência instintiva. Há entre quem sou e estou Uma diferença de verbo Que corresponde à realidade. Fernando Pessoa

Il y a entre moi et mes pas Une divergence instinctive Il y a entre qui je suis et où j’en suis Une différence de verbe Qui correspond à la réalité

Uma divergência instintiva, c’est beau, divergence, j’ai traduit estou par, j’en suis, en français cette différence de verbe n’existe pas, <ser et estar> en allemand non plus, ni en grec. Oui, j’insiste, le dessin reste perçu et compris dans ses formes externes, descriptives, c’est toujours d’un empirisme qui ne dit pas son nom, c’est la langue des prédateurs… Que voit-on ? D’un empirisme honteux, un dessin serait toujours moins que ce qui le représente, il serait par défaut ce qu’il est, si, il est, là où il est (je devrai ouvrir un autre cahier pour les notes quant au dessin, je crois que le titre devrait être celui-là : quant au dessin, ajouter un &)

Soit ce régime empirique sous lequel reste entendu le dessin, indistinct, en ce sens, de tout ce que l’on peut dire des sens, de la sensation, aethesis en grec, terme duquel procède cette invention du XVIII siècle l’Esthétique, d’où résulte en suite la suprématie de la réceptivité, comme ordre d’explication et l’image comme

D’une méprise en perspective. C’est l’idée qu’on se fait du dessin, d’autant plus volontiers que nombre d’artistes en donnent l’exemple, il en va même des outils, le portillon dit de Dürer, par exemple. L’idée qu’on se fait : que pour le dessin il y irait d’une relation point

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par point, sur une surface quadrillée, et que donc la somme des opérations requises serait empirique, externe, neutre dans ses méandres, sans même le disegno interno dont parlait jadis Vasari, sans l’eidos, la cosa mentale, sans aucune prise interne, pas la moindre accointance, ainsi selon cette idée passerait-on de la peau de fleur à une femme, comme on voit dans le portillon ci-dessus, avec la même apathie, rutine du tracé d’un point à un autre. On peut admettre que jusqu’à un certain point dans le dessin il soit question de relier des points, seulement cela n’explique que la ligne, pas le trait. La ligne est indifférente aux modalités de l’inscription, ce qui la caractérise est que même là où elle n’est pas tracée nous puissions la situer, d’ailleurs tout grand dessin produit de ces lignes-là, dessine avec ; toutefois cela ne nous dit rien du trait, car le trait ne relève pas de la distance entre deux point… De quoi alors ?

Portillon dit de Dürer

substrat, ou catégorie sous laquelle on pense pouvoir résorber le dessin, congédiant ainsi tous les modalités d’inscription, impression, trace ou empreintes, comme ses régimes d’itération, ou réitération et reconnaissance l’idée qu’on se fait, d’une action circonstancielle, locale et neutre, du point par point, action ne drainant rien avec elle qui puisse être tenu pour le résiduel d’une charge, ou d’un plaisir, pour ne pas dire, joie : le dessin comme passage d’une moindre a une plus grande perfection, mais on pourrait tout aussi bien dire Cupiditas, quand c’est toujours lui, Baruch, Baruch Spinoza qui l’écrit dans son Ethique, que le Désir<Cupiditas> est l’essence de l’homme, voire son explication, à la nuance près, petites torsions digressives, comme un appel d’air ou colonne torsadée, façon de trouer les dénégations, « Je n'ai pas voulu expliquer le Désir par l'appétit, mais je me suis appliqué à le définir de façon à y comprendre tous les efforts de la nature humaine que nous désignons par les mots d'appétit, de volonté, de désir, ou d'impulsion. »

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3 juillet

<Redire le dessin> D’un préfixe

une sorte de remontée vers le lieu d’inscription, les empreintes, quelque chose qui serait déjà musical dans ses itérations et reprises, « quand l’aube éclabousse les terres de clarté nouvelle » un double geste : ici, l’écriture, tout à l’heure le dessin. Il serait intéressant de s’attarder sur le préfixe re, à l’occasion, par exemple, de la notion de reconnaissance réitération reprise Il ne peut y avoir d’acquisition que pour les modes qui se déploient par itération, et il ne saurait y avoir d’itération que là où il y a trace, reste, résidu, rémanence A quoi le dessin aurait-il trait sinon à ce qui reste, à ce qui insiste résiste

<Sillage> — Imagine… sillage qui se creuserait entre ce qui insiste mais échoue à s’inscrire, et ce qui réitère son inscription. Tantôt ce qui échoue, bordé par des traces se met à vibrer, tantôt les tracés de fortune se retournent vers la trouée. Trait serait ce qui vient là, il tiendrait autant de ces inscriptions dont il prend appui (tracés de fortune) pour avancer que de ce qui ne peut pas s’inscrire, pour prendre élan. Ainsi le trait aurait trait, hors lieu En français nous disons, avoir trait à — avec toutes les connotations relatives aux effets de reconnaissance, identification, & — .

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Hernan L. Toro

4 études 2010, nus pour Sala de Querencias

Comment comprendre l’élan, sans cet attrait hors lieu, ne peut-on pas tenir le dessin comme son indice Tout cela resterait suspendu à ce qu’il faut entendre par objet la somme des malentendus, méconnaissances ou déni qu’il faut traverser, pour s’acquitter du dessin L’exemple le plus limpide serait, quant au dessin, celui du nu & la nudité

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Hernan L. Toro

études 2010, nu pour Sala de Querencias crayons et acrylique sur papier

24x34cm

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Hernan L. Toro

Études 3 juillet 2010 sanguine, acrylique, pierre noire et craie

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(en dessinant, tout cela doit se dire avec du dessin, et par de brèves incursions créer des fulgurances, le plus près du dessin qu’on puisse. Si c’est un livre : prima il disegno… <quelque temps après> Non, non, il n’est pas vrai que l’écriture se réduirait à des notes en marge, il serait plus approprié de parler de punctus contra punctum, point contre point, contrepoint. Un rêve qui ne cesse de l’obséder, qu’en écrivant, puisse se former un nouveau dessein, nommer ce lieu à la sortie du dessin sans quitter le trait, Tresser ?)

Mais il est un rêve tout à fait moderne, contemporain, qui plaide pour une forme ne provenant d’aucune accointance, the drawing is a thing

4 juillet Que peut drainer le trait que la ligne n’atteindrait pas ? Je retourne au dessin. Émois, amas des formes, turbulences, attraits, constellations ; j’ai trop longtemps vécu sans pouvoir souffler mot à ce sujet pour ne pas savoir que cela ne se montre pas aisément et que le fait même de l’expérience, nourrit moins le savoir qu’il ne creuse un abîme ; bien sûr il y a toujours des bouts qui refont surface ça et là, mais si cela nous permet de voir juste c’est une joie qui ne nous permet pas de construire des phrases (ce sont des récoltes trop éparses) et quand cela est possible, c’est notre existence qui nous fait défaut : on entend juste une rumeur, on rêve d’une autre vie, et on chante pour ne pas se sentir seul ; on lit, on aime, on écoute. Oui, il serait plus exact d dire que le dessin est d’une autre vitesse ; aussi, que ce qui, matériellement, du trait, est trajectoire d’un savoir, pour nous ne représente que le signe de son effacement : nous percevons des insularités, le temps nous manque qui nous les ferait lire. Je ne descends du bus que deux stations plus loin, pour me promener sur le littoral avant de rentrer ; j’ai l’appareil photo avec moi, on ne sait jamais avec la lumière : des contrastes, des ombres, un cadrage. J’arpente les parties rocheuses pour me diriger vers la petite plage, je passerai devant le restaurant. Au loin la ligne d’horizon se décompose en autant des plans qu’il y a d’îlots et distances. Archipel. On ne voit pas la haute mer. A ma droite, Oslo.

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sans savoir où j’en suis par rapport à lui, ni comment vont se présenter les premiers traits, ni à quelle distance je me trouve du dessin que j’aime, celui pour lequel je dessine. Je crois ne plus savoir grand-chose, c’est comme l’oubli, je n’ai que des noms : Rembrandt, Watteau, Rubens… et y penser ne suffit pas, je dois m’inviter : regarder leurs dessins, c’est comme me mettre à écouter les opus 50 de Haydn. Il me faut trois ou quatre dessins pour repérer la distance, il est rare que je trouve l’accès tout de suite, la question n’est pas tant que moi, je dessine (par quoi on entend souvent, que le bonhomme s’exprime, qu’il fasse des siennes), que d’aller là où il se dessine, là où il y a du dessin, c’est exactement ce que je me dis au regard d’un dessin comme celui-ci…

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Là. Là, me dis-je, comme celui qui trouverait la solution d’un problème, oui, comme si à chaque fois, il fallait que je quitte l’endormissement pour m’aviser du mensonge, car il ne peut s’agir que de mensonge quand l’acquisition est bannie, forclose, d’une simple imposture ; un sommeil étrange, une douleur, un piège,

Rembrandt , Jeune fille endormie , vers 1654 British Museum, London

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et ces rêves sont aussi vrais que le reste, une déréalisation qui va ça et là avec son tintamarre de fièvre et de fausse fête, engourdie par les eaux, soudain un trait me réveille et me dit que c’est là, que pour autant qu’il s’agit de dessin ce sera toujours là, un dessin ne peut être d’abord le mien et quand c’est le mien, c’est que j’ai fait le tour Dans tout processus d’acquisition il y a la constitution d’un sujet comme un écart à soi ; c’est le il d’un je. C’est d’ailleurs à cette condition qu’il est possible de parler de vérité et qu’un dessin peut se présenter à nous sub aespecie eternitatis. & hors du monde

Hernan L. Toro : hors du monde Dessin aux trois crayons

40x50cm

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7 juillet C’est aussi une histoire de reconnaissance, reconnaissance qui n’est jamais ce qui se dit d’une connaissance, ou alors dans le sens où on emploie ce terme pour parler de quelqu’un, c’est une connaissance, une accointance dit-on aussi, oui, là peut-être : autrefois j’ai connu une femme, d’aspect tout tendre et joyeux, je ne sais quelle amitié s’est jointe au physique de sa personne, son visage, dont je dis qu’il était rieur, ses yeux clairs, ses lèvres, et tout ce que je pouvais deviner de chair, de charnu à partir de ses joues, son cou et ses mains : les teintes combinées… Tout ce que je pouvais deviner de sensuel, malgré la façon, à elle, de s’habiller, assez peu fortunée je dois dire, non pas maladroite, mais symptomatique, qui pouvait faire douter de l’assentiment qu’elle s’accordait elle-même à elle-même, et décourager l’intrus, mais qui était l’intrus, me disais-je ? Il n’y avait chez elle pas la moindre trace de séduction, sauf que notre amitié était toute particulière, qu’elle venait me voir souvent et que la voir m’était source de plaisir. Le jour où elle m’invita à dîner chez elle. Ce jour-là je n’ai eu qu’une seule question en tête : comment allait-elle s’habiller ? C’était pour moi question de signe, de faire signe, de ce signal qui me ferait sortir de l’état d’amitié. Il y avait aussi ce désir qui était le mien, d’une reconnaissance, l’amant que je pouvais être. Pendant le trajet à vélo jusqu’à chez elle, je déployais dans tous les sens le thème de la robe, comme on pouvait au moyen âge décliner celui de la rose, j’avais même le terme occitan pour dire la chose : senhal.

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La porte ouverte, je n’ai eu besoin que du temps qu’il me fallait pour suivre les couleurs diaprées et mal assorties de sa veste, je devinai le pantalon, pour apprendre que mes espoirs ne passeraient pas le seuil ; pourtant je rentrai. Notre amitié était vraiment délicieuse, mais elle ne pouvait mesurer que le temps que je mettrais à partir. Peu avant que la soirée ne touche à sa fin, sur le point de prendre congé, une averse vint s’abattre qui me fera différer le moment. Je ne me souviens pas de ce dont nous avons pu parler. La pluie ne cessait pas. Je pouvais, si je le souhaitais rester chez elle, c’était plus simple. Je dirai oui, on sachant que si le thème de la robe était un senhal, celui de la pluie était une excuse. Elle habitait un studio, il n’était pas très grand. Entendre la pluie, chercher le sommeil. Rien que la pluie, puis un froissement de draps, je déduis un mouvement à l’intérieur de son sommeil. Il n’en était rien… Maintenant chaque année selon un calendrier dont j’ignore tout, sauf que c’est lui qui donne les heures d’un pourquoi insondable, je revois un torse nu dans la pénombre, un contrejour d’argent m’offrant sa poitrine, la tête légèrement en arrière, comme si elle avait eu conscience d’un atelier, celui que j’avais laissé fuir. Pourquoi n’en ai-je pas voulu ? Pourquoi ?

8 juillet

« L’œuvre est le but, l’acte est l’œuvre. » Moment de solitude intense, la même attitude que devant un dessin qu’on cherche, qu’on sait être là, mais qu’on cherche. Dessin et solitude. Dans les deux cas, des choses vues, des choses entendues. Chose, en latin : res, res en catalan veut dire rien, chose de rien, rien qu’une chose, des choses qui sont, pour moitié, conversation que l’on poursuit, conversation qui, interrompue par la durée, reprend ses droits avec un paysage, avec la naissance des bouts des seins dans le chemisier, ou ces promenades qui se ressemblent parce que j’ai toujours la même chanson en tête, la même lumière du couchant sur

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le sable, ou enfin avec un mur gravé par l’humidité et les moisissures… Quand on veut, en art, situer un évènement, on pointe vers un sillage irrésolu, en se disant que si la crue n’est pas trop forte, le trait passera par là. — Irrésolu ? N’est-ce pas un peu rhétorique ? — Puis-je ajouter quelque chose ? Un dessin est toujours précédé d’un ou plusieurs indices, ou du passage furtif d’un aspect, un bout de rien, le quart d’une silhouette, bref de ce quelque chose d’instable, part jamais fixée, en nous sommeillante. Il y a de ces zones d’ombre auprès desquelles le choix et l’erreur penchent du même côté. Quand je dis sillage irrésolu c’est pour marquer que ce sillage-là n’est pas un chemin tout tracé. Distinction entre ce qui peut nous orienter et ce qui peut nous guider. Les indices qui précédent le dessin comme son sillage, peuvent jusqu’à un certain point nous orienter dans la démarche, mais seul le dessin, en acte, peut nous guider dans l’œuvre. Moment de solitude intense.

Hernan L. Toro : esquisse

Acrylique et crayons

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*** fusain, premiers dessins, des tentatives maladroites, mais déjà un écart, le pli des sources, la distance, de quoi entendre et s’informer, savoir de quoi, quand au dessin, il est question : une pluie fine des trajets qui picorent pour un idéal qui nous semble inatteignable. Avec la sanguine c’est pareil, où les exemples de chef-d’œuvre, sont comme le fouet d’une fresque à Pompéi : l’admiration, à la vue d’un beau dessin, vous assène des coups aussitôt que le désir de faire comme eux vous prend, quelle honte. C’est une sensation très étrange que celle de se sentir disparaître… l’arc la lyre tout ce qu’on peut dire des cordes, de fil tendu, cette tension, qui passe à l’intérieur, pour indiquer l’écart comme condition, cette impossibilité à l’intérieur de soi qui tend la corde d’un arc qui nous pousse pousse pousse ; nous sommes printemps, saison pour demain ; se faire instrument, tarauder sa personne, pour sortir de soi à main levée. Enfant, enfance, cette inoubliable leçon, mais dire enfance c’est peut-être aussi créer une confusion, qu’importe c’est pour dire fils, fils de la leçon, car c’est là que se forge l’étoffe, par et dans l’éclosion d’un écart, coup d’archet, honte, dans l’admiration des œuvres qui nous laissent sans voix, qui nous effacent, cela même qui nous pousse pousse pousse, nous sommes bourgeon, la saison d’après, désormais nous savons où se trouve le dessin, où il faut aller ; les années passent, la nature nous change, nous attendons, c’est-à-dire nous dessinons, nous attendons le jour de l’entame mais, mais ce jour n’est pas venu, les aînés avaient tout détruit, ces adultes, très adultes, ne voulaient pas grandir ; en avance sur tout, très forts en oraison funèbre, on aurait dit des fossoyeurs, j’avais l’impression d’être un figurant dans le début de l’Acte V, de Hamlet, « Hélas! pauvre Yorick!... » etc. Non, je dis ça à cause de mon père, il aimait réciter la tirade… Il aurait trouvé ça drôle : son petit-fils né au Danemark. Ceux de ma génération, qui était moins adulte que les adultes, et qui tenait à le rester, en quoi ils copiaient leurs aînés, comme par exemple la rouquine Delattre, avec sa tête en champs de bataille, une voix pâteuse et au ralenti, en train de nous raconter son énième «crise de sujet» : ouais ouais Froland ? Tu parles de Froland,

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là ? Ouais, ouais, complètement dépassé. Puis suivait une possse, ses yeux bleu perdus dans vide, voyait-elle peut-être les restes d’une performance, un coulis de sang in situ ? Ouais… je ne sais pas ce que j’ai en ce moment, putain, la crise, je dors plus, ouais c’est au niveau du sujet… A ce propos, tiens, j’ai vu l’autre jour les tableaux de Lucian, qu’est-ce qu’il est rétinieeen ce meeeeeec… il n’est pas venu ce jour, tout avait été vendu la veille, entendons nous, vendu comme esclave, esclave d’un moyen. La porte était ouverte, mais l’accès fermé, fermé par cause d’inventaire. Chacun avec ses sécrétions esthétiques… des vrais autistes du crayon. Ah l’atelier, mes amies, la vérité c’est qu’il n’y pas d’atelier, ou quelque chose dans le genre. Plus d’écart, plus d’arc. A l’époque, je ne savais pas que ce que je ressentais était de la tristesse. Plus d’art non plus, plus d’— l’arc la lyre tout ce qu’on peut dire des cordes, de fil tendu, cette tension et pourtant au fond de moi de la tristesse, de la vraie, comme seul le jazz ou le flamenco savent nous la faire entendre, comme seul Coltrane sait se servir de l’air pour figurer l’espace, un jour de pluie à Paris, oui, je ne le savais pas, non, je ne voulais convaincre personne de quoi que ce soit, c’est juste entendre une note, le passage d’un son à l’intérieur, apprendre à dessiner, apprendre le dessin par cœur, l’avoir au bout des doigts, pour pouvoir le moment venu le décliner avec autant de bonheur qu’un débit de Coltrane <when i fall in love> l’enclos, poursuivre à l’écart, sans parler à personne, pour moi seul ; sans autre but que la joie que procure le dessin lui-même, l’œuvre est le but, l’acte est l’œuvre, aller aux musées, visiter des expositions, le Louvre, Musée Condé, feuilleter des livres sur le Boulevard Saint-Michel, garder pour moi le fil tendu, réintroduire l’erreur, le repentir, le printemps, la discordance qui nous pousse pousse pousse et tout cela avec l’apparition progressive d’un dialogue où plusieurs voix se mêlent ; je lisais autant que je pouvais, cherchais un abri où passer la nuit (j’étais enfermé dehors) tout ce que je voulais c’était un écart, un point de passage, le passage lui-même, je me méfias de tout ce qui pouvait faire croire à l’identique-à-soi, où il suffit le naturel-de-l’expression pour coïncider avec le résultat. Il me mettait mal à l’aise d’entendre tous ces discours : florilèges des intentions pour amender l’ « art » ou « l’état actuel des choses », tantôt sociologiques, tantôt esthétiques, dans le pure style religion manquée, avec des chatouilles néoplatoniciennes, apophantiques à souhait, parfois ça donnait, j’en conviens, des beaux textes, mais pour

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prêcher toujours l’idéal ascétique, car l’art épuiserait ces ressources avant que la vérité n’arrive, si elle peut l’effleurer c’est à cette condition : assumer sa disparition, et ce qui était formidable : cela coïncidait, comme par hasard, avec l’état d’indigence spontanée des adeptes, le quiétisme de la veuve, comme dirait l’autre, la rouquine Delattre ne mettait plus les pied dans l’atelier,

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9 juillet Assemblage Assemblage à distance ; dessins suspendus. Matériels mais non tangibles. Une forme, comme on devine un phrasé avant de se mettre à jouer. Lire en amont du dessin Dessins amont— en suspens, in progress, chemin. L’acte mobilise un plus grand nombre d’aspects et strates que le dessin n’en

traduit, aussi les expériences dues à cet acte, ses trajets, sont plus variées qu’un dessin ne nous le montre. Avec le temps, on apprend à se porter en amont du dessin,

desseins d’intervalles

tout autant, ce qui aurait lieu parfois, entre deux esquisses. Convenez avec moi que l’atelier n’est pas là où l’on croit toujours, et qu’il y a des jours et des nuits, « Il est aussi difficile de dire où commence le dessin que de savoir où s'arrête le présent »

Hernan L. Toro : Étude pour Diane ,

24x32 cm technique mixte

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Pline dit par exemple, au 1er siècle de notre ère, ceci : « La peinture, qui transmettait à la postérité la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude» Puis : « La question des commencements de la peinture est obscure, et n'appartient pas au plan de cet ouvrage. » Et enfin, car le but est l’art de modeler des portrait, ceci : « En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher. »

Pline l’Ancien : Histoires Naturelles, livre XXXV

13 juillet Sans l’acquisition le dessin reste chose superflue, une opération externe, sans vie, tout juste bonne pour le ressassement spéculatif. Des lignes de contour, ainsi se figure-t-on l’origine de la peinture, ou ce qui est tenu pour tel, d’après le court récit qu’en fait Pline, même si Pline l’Ancien dit tout autre chose et parle à d’autres fins, Dibutade, avait une fille dont l’aimé partait au front, elle se servit de l’ombre projetée sur une paroi pour tracer le contour de profil de son berger, comme on peut voir dans des nombreux tableaux

L’idée qu’on se fait, quant au dessin, un tracé descriptif de la ligne, la

Jean-Baptiste Regnault, (1754 - 1829) L'origine de la peinture

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mélancolie du contour, l’ombre du moi dirait Freud. Est-il nécessaire d’envisager le dessin d’un versant endeuillé, sous le coup d’un départ annoncé, d’une absence, ou la perte d’objet, pour le trouver juste? L’idée qu’on se fait du dessin, montrer, à défaut de dire, ce qu’il est, lui qui n’est rien, ou l’esclave d’un moyen, car quand le dessin est, il est moins que ce qui est, il serait ce qu’il n’est pas, selon toutes les dénotations que peut prendre le mot image dans ses usages théologiques philosophiques et esthétiques. Suspicion pour le moins. L’idée qu’on se fait de son essence, afin qu’il se rachète, lui, le dessin, dans une ultime parade, pour qu’il soit dans son être ce qu’il est, c’est-à-dire, rien, et qu’il puisse engendrer une forme qui lui viendrait de droit, c’est-à-dire, rien ou presque, un babil des lignes, gribouillis

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Hernan L Toro : Portrait de Gabriel

Sépia, sanguine et pierre noir sur papier aquarelle 24x32 cm

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Le dessin, par où doit-il passer ? La question n’est pas nouvelle, aussi ancienne que celle qui dit ou questionne, autour de la vérité. Question qui n’est pas celle de son ornement, de ses parures. Par où doit-il transiter ? (A quoi bon forcer une porte qui n’est peut-être pas fermée. Il se peut aussi que ce ne soit même pas une porte, mais un patio, la figure d’un rêve et des lieux, aussi, la probabilité d’un poème, « mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla » <Machado>, le patio des Beaux-Arts, celui de la maison de mes parents La question que je pose en direction du dessin je pourrais me la poser à moi-même Par où dois-je passer ?)

Page 29: Quant au dessin

15 juillet

…touche au trait Et s’éloigne

le passage

Autrefois il y avait la pudeur et

Acquiescement pour s’en informer. Autrefois…

De ces choses que l’on ne disait pas. La chambre donnait sur le jardin.

Quand ce n’était pas des fleurs

des fruits venaient orner la table. On ne le disait pas, autrefois.

Ils ne savaient pas où s’arrêtait la nature,

Mais il y avait la pudeur. Cela n’a jamais été sans poser des problèmes.

***

Ce n’est pas la première fois que je dois chercher refuge dans une zone mitoyenne. Je me dis souvent, pour ne pas perdre courage, il doit exister cette forme qui prépare le lit à celui qui doit se lever tôt. Par où doit-il passer ? On suppose que le dessin arriverait après, pour le constat. Le contour. Les lignes n’auraient d’autre provenance que celle-là, un peu comme le constat des faits dans d’un procès verbal. Aussi sourd que cela. Toujours après.

***

Aude, lui disais-je, le dessin, hors rapport, s’entend

Page 30: Quant au dessin

le lieu d’un plus

le peu d’un plus à quoi l’intensité ressemble

Faire poème

veut dire agir faire agir ce plus, sans plus.

L’action consiste ici en pourvoir

en trouée la suite servir le bleu

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Bleu ?

Oui Fleurs, fleurs bleues, aussi d’un poème qui pourrait s’avérer Andaluz, pour une voix que j’entends, celle de Jacinto de Almaden. Fleurs. Des couleurs déplaçant la vue ; l’effet en retour d’un souvenir, une aquarelle. Un attrait ancien. Il y des dessins qui restent, et qui sont comme la mise au point de ce que l’on peut rencontrer ensuite, d’où l’effet de réitération dans le paysage, des choses déjà vues, très clairement une aquarelle de Dürer, des fleurs, des petites fleurs bleues ; bleues ou lilas ? Bleues, du moins celles que j’attribue à Dürer, mais je suis aussi retenu par un autre souvenir ; Aude, que je regarde, sans qu’elle s’en aperçoive, en train de lire. C’est une lumière directe qui arrive sur elle et sur une partie du canapé. C’est aussi limpide que la scène d’intérieur que je devine flamande. Je me lève et vais vers la cuisine pour l’observer, je regrette que la distance ne soit pas plus grande, en fait, il manquerait une pièce. Plan. Aude est là, le livre sur ce genou. Elle porte une robe.

Albercht Durer Ancolie (Aquilegia vulgaris L.)

36cm X 29 cm Pline dit, par exemple, au 1er siècle de notre ère, ceci : « La peinture, qui transmettait à la postérité la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude»

*** Bleue ? Oui C’était une soirée chaude, estivale, mon seul regret était ne pas sentir la fleur d’oranger draper l’air. Je ne me trouvais pas assez au Sud, ou peut-être étais-je au Nord. Je ne le saurai que plus tard. Plus qu’un regret c’était un caprice, car je ne voulais rien changer, seulement ajouter une touche, exciter mon imagination, produire un décalage avec des mots tels que : oranger, fleur, patio, etc. Avoir pour ce présent une double entrée… Je me sentais plus au Sud, en tout cas.

Page 32: Quant au dessin

J’avais deux scènes : deux manières de sentir le même instant. Elle portait une robe bleue très moulante et discrètement décolletée. Il se dégageait une beauté que jusque là je n’attribuais qu’au grenat, un grenat perlé de vert, pour l’idée que j’en avais : un drapé de la Renaissance, quelque chose de toscan, une peau plus mate que la sienne associée à ces couleurs. J’avais l’impression de voir ça pour la première fois et d’avoir déjà eu vent d’une beauté semblable. Il n’y avait pourtant pas contradiction, dans l’espace il n’y a jamais de contradiction. Elle m’était connue, parce que c’était elle ; elle m’était inconnue, parce que cette robe qu’elle portait lui donnait une beauté dont je ne la savais pas capable, pas capable de cette beauté-là en tout cas, j’aurai pu dire que cette beauté était celle d’une autre femme. Une chance sur mille. Elle m’en faisait cadeau. Elle savait ce que voulait dire indélébile. Transfiguration. Tout cela réfléchi dans le ciel. Curieusement, je songeais à quelque chose de florentin, or je savais que ce n’est pas florentin. C’est comme d’un rêve, l’erreur par où l’on doit passer, nécessairement, parce qu’il n’y a pas de chemin, pas pour ces choses-là. Pas de rêve non plus, mais quelque chose qui lui ressemble. La peinture avait dessiné une carte pour mon imagination, mais elle me servait de boussole uniquement pour me sentir à l’aise dans l’errance. Pour arriver à bon port, il fallait le hasard. C’était son corps à elle, qui associé à la peinture (rapporté à un tableau), trouvait par intermittence un ancrage, mais là encore ce n’était que dans les intervalles, comme une figure de troisième genre, et dans ce sens littéralement épiphanique. Ravissement. Ce n’était pas d’après la ressemblance que je jugeais (que le nu d’un tableau ait pu lui ressembler) car le lieu à partir duquel la comparaison aurait dû se faire, était pris, dans les deux cas, par le ravissement. Cela n’était pas florentin. Son léger sourire moqueur, une très discrète modification aux commissures. Je me disais toujours, quand je la voyais sourire ainsi, que c’était celui d’une femme que j’avais connue autrefois : quelque chose de familier, chez elle, qui se présentait comme un portrait estompé par les années et d’où semblait venir ce regain de plaisir.

Du grec Ἐπιφάνεια (Epiphaneia) qui signifie « manifestation » ou « apparition », dérivé du verbe ἐπιφαίνω (epifainô) « faire voir, montrer », constitué des éléments: -épi, du grec ancien ἐπί- de ἐπί (epi) « sur, par dessus, au-dessus » et -phanie, du verbe grec ancien φάινω (fainô) « se manifester, apparaître, être évident ».

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Rie n’était plus présent, à mes yeux, que sa façon à elle de se tenir, là, devant moi. Nue. De sa nudité se dégageait le complément d’une distance que j’associais à la peinture, comme si elle l’était, comme si elle était déjà peinture. Nue. Sa peau, pour les effets du nacre, une cascade de contrastes en glacis : bleuté ou gris, comme en peinture, me disais-je, mais quelle peinture ? Une

Hernan L. Toro : Nu couché, étude pour Danaë

lavis, pierre noir et sanguine sur papier aquarelle 24x32 cm

***

Le fleur d’oranger, Ancolie. Robe bleue. On ne distingue pas les voix des gens assis aux terrasses des rues piétonnes, c’est seulement un décibel flottant au-dessus, une nappe d’où, parfois, des rires surgissent formant un clapotis : on en déduit un fait de connivence ou d’amitié. Cela, plus l’air chaud du soir, donne à la luminosité, soit que l’on regarde vers l’intérieur des restaurants avoisinants, soit que l’on se fixe sur l’éclairage des rues, les charmes de l’intimité, et celle-ci,

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plus limitée que celle qu’on peut s’offrir dans une chambre, est idéale pour la conversation. Nous sortons du cinéma. Nous allons dîner. — Il m’arrive de compter des tableaux que la peinture n’a pas produits. A quoi peut ressembler un nu, une Léda par exemple, chez…

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16 juillet L’oranger, azahar, fleur. Peut-être une voix de femme ; une porte ouverte, en lo arto del cerro… ce qu’il y a entre la fleur d’oranger et le jasmin, c’est ce que je me suis dit, je pensais arriver à Séville, je songeais à cette ville, il me semblait que c’était la Ville pour ce genre de questions, ces questions incertaines, comme la signification d’un poème… Non seulement la question restera sans réponse, je veux dire soustraite aux réponses, mais de plus Séville ne fut pas le lieu de destination. Pourtant.

*** Premières esquisses « L’anecdote voudrait que n’ayant pas de quoi dessiner, ni pinceaux, ni crayon, il prit le dos d’une cuillère pour dessiner. »

***

Dessein

une phrase comme au début : je me revois dans une rue que j’ai à peine visitée

aujourd’hui je ne saurais pas la retrouver

une chanson qui disait : « Du Roi des fleurs j’ai fait connaissance un soir »

Il y avait un bar Il y avait un escalier.

Il y avait une porte fermée.

Je devrai aussi me souvenir et d’un prénom et d’un visage, Il n’en est rien.

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figure qui, chez Freud, s’absente, quand il est question d’art, de création ; la création chez lui prend le chemin de la sublimation pour se dire, et tout ce qui a trait à la chose, ou la mère, à la queue, et au lapsus sans parler de l’allaitement, et

17 juillet

J’étais à Cadix lorsque j’ai appris la mort de Derrida. Je me souviens très bien de ce jour-là, j’étais en train de dessiner. J’aimais beaucoup la senteur du nard ; j’en achetais souvent, c’était comme un rappel, avec ce bout blanc du bourgeon, du azahar. Avec le jasmin et la fleur d’oranger, un même coulis de fumée : j’aimais sentir dans l’atelier, ce parfum, quelque chose de diffus, qui changeait selon l’heure et la température ambiante. Le soir, peut-être parce qu’une brise lui faisait lever les voiles, ce parfum montait à mes narines, j’étais heureux. J’écoutais la radio sur internet, c’est là que j’ai appris sa mort, c’était la même année que celle de mon père, qui, lui, l’avait précédé de cinq mois. J’avais fait, in impromptu, l’aller-retour pour assister à l’enterrement ; je laisserai un dé sur le cercueil. Etre et ne rien savoir Et être sans destiné pleine Et la peur d’avoir été Et le futur effroi de savoir la mort certaine. J’ai récité de mémoire. Je lisais, « Mémoires d’aveugle ». Depuis quelques jours un passage retenait mon attention : il était question de la fille de Débutade, de tracer un contour, le profil de son bien-aimé sur le point de partir au front ; séparation, deuil, perte d’une partie de soi. Endeuillé moi-même je lisais comme dans un rêve, et revenais à tout ce que Freud avait pu dire au sujet du père, et chose curieuse, j’entendais <Derrida> qu’il disait quelque chose comme : cherchez l’aveugle, quand au dessin, cherchez l’aveuglement, pour s’acquitter de l’instant qui est l’acte lui-même, puis ce que j’entendais venait se diffracter tout près de moi, — et pourquoi n’étais-je pas père moi-même, c’est-à-dire, cherchez la femme, n’était-je pas là pour ça. La mort de mon père m’avait rendu plus insulaire que prévu. Je pouvais comprendre Derrida avec son recours à l’aveugle jusqu’à un certain point, mais et la trace donc,

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tout ça et davantage, un peu abasourdi, non, il manquait quelque chose, le dessin n’y était pas, je sortis me promener, tiri tri tran tran tran… que pouvais-je chercher… une lumière d’après-midi en été ? Depuis la rue Valverde, avant d’arriver à la Poste et entamer une légère descente, on peut voir le soleil dorer les feuilles des arbres du Marché aux Fleurs. J’aimais cette pluie d’or. La solitude charge le silence qu’on porte en soi, silence qui n’est que le nom que l’on donne à ce que nul autre que nous ne peut entendre, c’est le cas de la remémoration d’une phrase musicale, du souvenir d’une conversation, ou du monologue intérieur… — pourquoi quant au dessin, chercher l’aveugle ? Était-ce pour dire que de même que nous pouvons produire une voix, je veux dire l’entendre, sans qu’il y ait phonation, nous pouvons voir sans qu’il y ait perception ? Sur le point de dessiner la perception doit s’arrêter pour voir à partir du dessin, faute de quoi, nous ne pourrions pas assister au tracé, moment où le dessinateur se penche sur sa feuille. Pertinent mais pas suffisant. Je traversai la Marché pour me diriger vers la plage.

***

les premiers jours d’avril, la température et les orangers indiquent la saison, je me laisse porter, je ne devance que les noms des rues, où la lumière peut me réserver des surprises, et des souvenirs. Une photo. La solitude est comme un cerceau au-delà duquel les choses sont dites comme appartenant au jour, à cette lumière, à la rue de la Rosa que j’arpente, c’est aussi la figure d’un roue, et d’un enfant ; je ne veux pas arriver tout de suite à la plage, je prends à droite, pour me diriger vers le Théâtre de Falla, parfois je regrette de ne pas être musicien : avoir l’écriture dans le son ; tout ce dont je suis capable ce sont quelques rythmes de percussion, pour ce qui est de la voix, j’ai celle du chien battu ; je ne me lâche que quand je suis vraiment seul. En revanche j’ai le son dans l’écriture, j’entends les phrases, j’écris dans ma tête, j’écris quand je me promène et surtout avant de m’endormir, ce qui veut dire que le plus souvent c’est perdu, qu’importe, je sais que c’est là, j’ai le bail comme pour signer en bas des paupières pour moi seul, comme avec

Page 38: Quant au dessin

« Si — un mot apportait à

nouveau le voile sa

constellation et qu’en

user était donner un pas dans le littoral

et si l'horizon de ne pas avoir nombre, muait :

aucune quantité ne serait aussi nue que la rencontre »

le dessin, et ça c’est important, réussir à tracer, pour moi seul, ce qui va de pair avec le choix de cette ville presqu’île trois fois millénaire où pratiquement tout est bord et littoral j’ai mon idée là-dessus, j’ai mon poème, ce qui se dit d’une constellation, j’arrive au Falla où sur l’esplanade des enfants jouent au ballon, puis je me perds un peu dans des ruelles où je n’ai jamais mis les pieds, Dans le Bar il n’y a personne. C’est d’entendre la chanson que j’ai voulu y rentrer, chanson qu’on entend un peu partout, « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » comment veux-tu que je t’aime si tu n’es pas là ? (la vision est celle d’un patio de Sevilla aux heures de grande chaleur en été, peut-être une porte ouverte, on ne voit personne) je demande un café con leche, avec l’intention de prendre quelques notes et de m’entendre dire « leche », en réalité je cherche un point de distraction : un moment d’oubli pour reprendre forces. J’avais tant désiré vivre ici que la chose me semble un rêve… deux solitudes pour mesurer ce rêve, la première solitude est celle qui accompagne la création, la deuxième est celle dont on ne peut pas dire grand-chose, sinon qu’elle nous fait dire parfois — « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » ? un regard improbable qui va ça et là, la première solitude se dit <poros> ce qui veut dire passage, ressource, expédients et la deuxième solitude se dit <penia> ce qui veut dire : indigence, pénurie, manque, et… « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » — oui… j’étais sur le point de prendre goût à une très douce nostalgie, Aude qui sortait du bain… qui ce soir serait occupée il y a toujours une chanson qui traine comme ça, mon père aussi qui aimait chanter mais du tango,

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“nostalgia de sentirme abandonado y saber que otro a tu lado pronto pronto te hablará de amor…” chanson contenant plusieurs chansons ou autre chose que des chansons, prêtait-elle forme au souvenir, le plus petit degré d’un souhait, ou d’autres choses du genre, choses qui du coup pouvaient passer à l’extérieur, grâce à « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » mais où, passer à l’extérieur, ne s’accompagne pas d’existence autonome, car « ces choses » qui à la faveur d’un « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » trouvaient logis, ne produisaient pas des différences, des signes propres, uniquement des intensités dans l’écoute, ce qui voulait dire que j’aurais pu entendre deux fois de suite la chanson sans remarquer la répétition ; n’ayant à m’occuper que de la musique elle-même, dans ses jeux de réitérations et de reprises, la chanson aurait toujours été là, sans commencement, sans fin, bercé par elle, à sa merci, ah oui, on pourrait parler des effluves, selon cette conception que les ancien Grecs avaient de la vision comme des effluves émanant des yeux, à l’égal du faisceau que projette une lanterne, des effluves qui s’échappaient vers la chanson et qui sans la déformer, me la rendaient plus qu’audible ; plus c’était sous la forme d’une chanson que je pouvais penser à autre chose sans pour autant en réaliser le contenu, je sortis je repris la rue et le soleil, en bas on voyait déjà un bout de littoral —comment se fait-il qu’on puisse attendre quelque chose qui ne montrait aucun degré d’existence ? incapable d’y répondre, certain d’y être ; incapable au fond, de savoir quelle question j’étais-en-train-de-me-poser, je continuais à écouter la chanson dans ma tête, elle était là et son « rôle » était peut-être celui de produire mon ignorance, un espace qu’avant je n’occupais pas de peur de déranger, et j’ai eu toujours un peu peur de déranger, ne sachant pas si un lieu pouvait être à moi, ça aussi… ah oui, c’est que

« De même que, quand on songe à sortir on se munit d’une lampe, Eclair du feu ardent durant une nuit d’hiver, Après avoir allumé une lanterne qui repousse les vents divers, Et dissipe les souffles des vents changeants, La lumière, se projetant en dehors, s’étend d’autant plus loin, Elle brille sur le seuil, en rayons éblouissants ; De même le feu antique enfermé dans les membranes, Par ce voile fin dresse une embuscade à la pupille ronde. Mais ces voiles cachent l’épaisseur de l’eau qui coule autour, Et le feu qui sort de l’œil, s’étend d’autant plus loin. » Empédocle (5è s Ve siècle av. J.-C.)

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peut-être lui, le chanteur de la rue Carmen, lui le gominé du dimanche, cheveux légèrement crépus, châtain clair avec des reflets d’or, el rubio, ou el rucio, bref il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie James Dean jouer dans un film pour se faire une idée de comment était mon papa, jeune, lui donc, c’est peut-être que lui, il avait réussi à me faire coucher comme un chien, et pas plus tard que ce samedi appeler Ryna, parce que c’était plus fort que moi, parce que je voulais lui faire part, parce que je voulais qu’elle le sache, qu’après toutes ces années j’y pensais encore, ou plus exactement que j’y pensais maintenant de cette façon-là : avec regret — quoi ? dira-t-elle, incrédule, quel âge aurait notre enfant si… on dit de la couleur ce qu’on ne sait pas de soi-même ; on peut aussi définir le diaphane comme ce qui est visible sans être visible en soi, mais grâce à une couleur d’emprunt. Pendant que je descendais la rue Matias, j’avais l’impression que par la couleur, non… à travers ce diaphane je pouvais entrer et sortir dans des mondes parallèles un peu comme avec le Titien on peut commencer avec l’Assunta et passer à une Danaë sans changer de coloris, et ce parce que ce coloris n’est pas orientable, se trouve là mais il ne se trouve pas appartenir au lieu où il se trouve, comme on dit d’un étranger qu’il n’est pas du coin, cela même qu’on peut dire dans une perspective du point de fuite, qu’il passe par le tableau mais n’est pas dans le tableau, lumière qu’on peut trouver là et ailleurs, la même — valable aussi pour des étoiles aujourd’hui éteintes mais dont la lumière continue de nous arriver des mondes simultanés, pouvant coexister en nous, et ce grâce à la percée de ce diaphane qui au gré des couleurs d’emprunts capte les souvenirs, les troues et les fait tenir ensemble, puis les fait passer en dessous, c’est-à-dire à l’opposé de l’épiphanie… il va sans dire que tout cela était bien plus confus, ou troublant comme un « cómo quieres que te quiera si no estás aquí… » art, nous disons art, nous parlons d’art, pourtant, quand nous nous le disons à nous-mêmes, l’art n’y est plus, du moins pas sous cette forme assurée et nominal ; quand nous nous le disons, nous ne nommons pas. Il se nomme, en nous, quelque chose qui ressemble davantage à un écho, quand ce n’est pas au grincement d’une fenêtre mal fermée… pourrions-nous parler d’expérience ? oui, mais à condition de préciser que nous ne possédons pas cette faculté qui serait adéquate à ce dont

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nous faisons l’expérience : la notion d’expérience est une trêve que nous devons à l’entendement afin de rendre l’évènement plausible… com-mu-ni-ca-ble dans le voisinage de ce que l’on sait, on ne sait pas très bien ce qu’on dit ; un paysage, la vue d’une rue qui descend quand la matinée touche à sa fin, nouent les choses mieux que nous ne saurions les faire tenir ensemble nous-mêmes ; <penia> il me manquera le lien interne pour faire des phrases le déploiement d’une méditation, et c’est parce qu’il n’y a pas de méditation que je faisais ces promenades, et que j’appelais cela promenades… un essaim des couleurs se détache sans coïncider nécessairement avec les choses, quelque chose qui se trouverait en amont du regard est ce qui dicterait ces prélèvements (le choix de mon attention) car, sans cette préséance, me disais-je, rien dans la promenade ne pourrait se dire, de près ou de loin comme l’irruption d’un trait dans le chant la découpe appartiendrait à une forme que nous ne voyons pas, mais dont nous reconnaissons ses empreintes, quand le jour lui fournit la matière, le support ou l’étoffe, la chanson

*** j’arrive sur l’avenue qui longe la plage, je fais quelques pas sur la promenade, pensant me diriger vers Campo Sur, je me penche un instant sur la balustrade pour assoir mon regard sur la plage : il y peu de monde, une jeune fille dessine à genoux sur le sable — que peut-elle bien dessiner ? je descends, me reçoit un sable humide, on distingue le miroitement du ciel : un poudroiement bleuté qui paraît se déplacer au rythme de mes foulées, je n’ai aucune hâte d’arriver à sa hauteur, cette lumière aveuglante m’en rappelle une autre : un séjour dans

il pourrait s’entendre en parallèle ceci : a) ce que nous percevons est une sensation b) ce que nous voyons est un objet c) ce que nous regardons un aspect il pourrait s’agir de quelque chose de très sérieux ou seulement du Lapin Blanc qui explique à Alice — Vois-tu ma fille, nous sommes l’objet des multiplicités, nous nous donnons des objets, enfin nous rencontrons des aspects ; pour aussitôt regarder sa montre est marmonner : ô Mon Dieu, je vais être en retard…

Page 42: Quant au dessin

le sud de la France ; une voix récitante, des fragments, ceux d’Empédocle, ô Toi Pousanias, écoute… le reste je ne le nomme pas, ici le sol n’était pas terre mais sable, et le sable, mouillé par l’eau, n’était plus ocre comme la terre, celle que j’avais vue dans ce qui devait être une Place mais que je vois comme un terrain vague, mais d’un gris rouillé et brun ; ici le sable a pris les couleurs de l’ombre et des lumières réfléchies qui scintillaient au-dessous : l’aspect d’un dallage de fortune, où à son tour venaient se greffer mes heures d’adolescent au païs, la terre ocre, je la retrouvais, je ne la retrouvais plus dans le littoral,

désormais j’étais seul et en retard sur la vie… (d’abord un supplément d’éveil qui semble appartenir aux choses que nous voyons, c’est là que nous apprenons que nous sommes seuls, car le mot avec lequel nous désignons par exemple la couleur du sable n’est en vérité le nom d’aucune couleur, d’aucune nuance, tout au plus il s’agit d’un là qui sort du désordre, de Babel, du Chaos, que sais-je il en va de la vacance d’un souvenir, d’un vestige qui trouve son passage, issue, là, dans l’écart qu’il y aurait entre le mot et le nom, entre le nom et la couleur… souvenir qui ne totalise jamais son parcours, demeurant toujours vague

pour la pensée, comme un terrain vague, solitude, vue en excès, passage,<poros>)

*** La jeune fille, en réalité, ne dessinait pas, traçait, elle traçait une aire de jeu. Déçu de ne pas trouver le contenu de mes rêveries, ni la fille de Dibutade, elle eût été trop jeune pour endosser le rôle, ni un dessin (elle s’attelait à une opération qui concernait l’espace, et non

« laisse-moi te le dire avant avant le repas avant le change au bout de branches tout au bout de la « poussée » comme disaient les Grecs pour nommer la «physis » et qu’à ma guise je puisse encore réciter Empédocle, <le mien> celui que j’ai connu non pas en lisant

mais vois-tu en traversant une Place près de Vence lumière qui partant de mes yeux aveugla”

Hernan L. Toro : Retour de passage, poème

Page 43: Quant au dessin

la forme) je continuais d’avancer sans m’arrêter, en me disant que Sandra enfant devait lui ressembler, sans vouloir m’avouer qu’en même temps je revenais sur le coup de fil passé à Ryna : quel âge aurait notre enfant, si… ? mais je n’avais pas à me le dire, pour l’entendre, c’était l’âge de la jeune fille qui traçait à la place : père ou papa, dehors ou dedans, que faisait-elle en traçant, qu’est-ce qui, de son jeu dont j’ignorais les règles, m’en disait plus que le jeu lui-même, qu’est-ce qui du dessin, pour ce que j’en savais du fait même de dessiner, se voyait là confirmé ? oui… malgré ma déception je continuais à voir un lien avec le dessin, une implication plus profonde que celle qui fait du dessin un contour, je savais d’expérience que même dans la cas le plus avéré d’imitation, il suffit que le crayons touche la feuille pour que le dessin reprenne ses droits — quoi donc ?

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querencia signifie autant l’acte d’aimer ou désirer qu’un lieu d’attache ou prédilection, dans les deux cas il représente cette tendance ou penchant ou attrait pour ou vers un lieu, quelque chose, quelqu’un ainsi on peut affirmer que le dessin participe d’un élan par où se détermine non pas l’art comme sentiment esthétique, mais un sujet,

en amont de ce qu’elle traçait, je déduirai un autre « but » poursuivi, quelque chose comme sa condition, l’objet non pas du tracé, non pas du dessin mais de l’acte, aidé par la venue d’un terme qui n’a pas d’équivalent en français : querencia, je rejoignais ce qu’auparavant je pensais sous le terme d’enclos. Le problème est qu’avec la notion d’enclos on passe à clôture, avec toutes les connotation d’un espace qui se referme, qui retient, qui enferme, qui fait prendre aux formes vie recluse, sans qu’on puisse, dans la foulée (sans sortir du mot), penser cet enclos comme l’avoir lieu de ces mêmes formes, leur abri, leur point d’attache, ou d’ancrage, lieu d’où peut venir ce qui éclot, et ce qui fait éclore, et donc <poros> passage, querencia, ce terme, vint nommer le point levé de l’acte, non pas son résultat : ces œuvres qu’on nous donne en pâturage pour expliquer le sentiment esthétique, mais l’avoir lieu de sa production, façon de contrer cette idée qu’on se fait du dessin, les suspicions dont il est l’objet : que ses expédients seraient surannés, ses percées vaines ; toutes ces dénégations qui lui font cortège, le dessin serait cet orphelin que ses prédateurs veulent adopter pour mieux cacher sa faute native, querencia, elle traçait sa querencia,

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— Quelqu’un pourrait me dire : à quoi bon parler du dessin, ou sur le dessin, quand l’acte est la seule chose vraie, le dessin en acte, etc. Oui, seulement la question reste, voit-on un dessin ? Nous avons passé de l’œuvre à la chose. Nous ne voyons pas un dessin, mais une chose : un amas d’effets, et quand il n’y a rien nous voyons encore plus, nous voyons le voirrrrrr. Le Roi est une chose. Si un gribouillis produit autant d’effet qu’un Watteau, c’est que nous ne regardons pas un dessin c’est-à-dire un savoir, mais une chose. L’ « œuvre » se voit réduite à la projection d’un sentiment supposé esthétique, c’est un discours d’où l’œuvre peut s’absenter, le discours, lui, continue en roue libre… Il n’est tenu à rien, il procède d’un rapport purement spéculatif aux choses et non aux œuvres, ce qui définit une œuvre c’est de n’être pas chose, mais art, arte, teckné, un savoir, son acte, alors un dessin peut-il être vu ? L’esthétique fonctionnerait comme dénégation, sans lien aucun avec l’œuvre, ce qui œuvre, inflation, Plotin sodomisé par Marketing,

Page 46: Quant au dessin

18 juillet Jeune, assez jeune, une fois que j’ai pris conscience du dessin, c’est-à-dire à partir du moment où je l’ai sorti du lot des choses que l’on peut occasionnellement voir, pour le faire entrer dans celles qu’on veut accomplir, l’acte de dessiner exercera sur moi la même attraction qu’une enquête. Mes premiers résultats dévoilaient la faible portée de mes expédients, voir les dessins des autres, (ah si par négligence un artiste avait laissé une étape à mi-chemin) en particulier ceux de Michel-Ange, revenait à les épier : faire le portrait de l’œuvre en train de ce faire, au moyen d’un geste auquel je devins de plus un plus habile, lire le dessin en amont et partir en sens inverse du résultat. Ses sculptures, une mine d’or ; j’étais moi-même un esclave. Non finito. J’apprenais une foule des choses ; je retournais à ma feuille pour voir si j’en étais capable… Jeune, très jeune, avec des appréhensions, l’histoire d’un héros de rue que personne ne connait, la voix de mon père m’appelant pour voir un film : la vie d’un artiste ; quelque chose de voulu et refoulé, épiant les œuvres, fasciné par elles, j’apprenais que l’admiration pouvait fournir le silence, et la distance : un effet d’orientation puis soudain, je ne me souviens pas exactement à partir de quand : la honte les aquarelles de Dürer, une chouette, un lapin, mais surtout cette série des portraits, dont le premier, à l’âge de treize ans, vu dans un livre offert… je me souviens du sourire de ma tante, me sentir presque nommé dans une vocation dont j’étais plus honteux que certain, avait-elle remarqué mes penchants, sa sœur lui avait-elle parlé de moi ?

*** J’avais préparé les cahiers pour dessiner mais le ciel est couvert, il manque de lumière. Je marche dans tous les sens, je m’invente des histoires pour penser à mon insu, finalement je m’assoie pour traduire un poème de Caballero Bonald, La palabra que surca la memoria Polvo será y despojo Mientras viva La palabra mas pura de mi alma Ya está destinada a no ser mas Que el rastro de las otras que me callo

La parole que sillonne la mémoire Sera poussière et reste Tant que je vivrai La parole la plus pure de mon âme Est déjà destinée à n’être plus Que la trace de celles que je tais

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préséance

rastro : trace, que l’on pourrait aussi traduire par vestige, mais, en fait, on sait jamais très bien quand le rastro penche vers ce qui serait l’empreinte de quelque chose, su huella, et quand il tire vers son vestige, c’est-à-dire son reste, ce qui reste de lui Le poème n’en décide point, y laisse la vibration faire son travail… Qu’en serait-il d’un dessin comme rastro? Des instants auprès d’Aude, une pareille intensité, sa façon à elle de passer sous silence un dessin, en sous mains, par le regard ; puis les dessins que nous regardions ensemble, pour parler à distance, tacitement, des autres, ceux qui venaient s’ajouter entre nous, des intervalles dérobés, des suggestions, le mot Aphrodite, les lavis de Rodin, un sonnet de l’Aretino, Cela ressemble davantage à un rêve : zone mitoyenne au dessin, et qui le précède de peu, de presque rien, le dessin n’est pas tant une question de présence que de préséance, de reconnaissance, car c’est lui en acte, qui vient lire cette antériorité, lui qui retrace ce sillage qui « sillonne la mémoire », lui qui reconnait la préséance des vestiges, dont il suit le rastro ; le dessin dans un autre sens se joint à la nomination,

Page 48: Quant au dessin

19 juillet

<traduit> Les irrégularités des teintes Se firent plus transparentes

« dessins de hasard » disais-tu parfois

soupçonner que plus que sur la feuille dans l’air, pouvait s’entrevoir ta peau

*** nous parlions de ça, nous ne nous le disions pas toujours, mais c’était là : dessiner d’après modèle ? nous nous regardions,

— Non — Non

le dessin pour ce que j’entends quand c’est l’écart, la possibilité d’un passage, non pas la perception d’une chose mais l’éclosion des attraits, ce qui vient embrayer sur le sillage, et fait du coup accointance, autre chose que copier, musique c’est toujours l’opus 50 de Haydn ; il faut attendre le final de l’opus 2 pour entendre quelque chose d’égal dans le jeu des réitérations : une avancée en spirale avec des incursions équestres comme des petites brèches de chevauchées, figures que j’aime retrouver pour entendre le coup d’archet : crayon de Watteau, la force diaprée de la pierre noire,

A. Watteau :Homme nu, agenouillé, soulevant une draperie © Musée du Louvre, Département des Arts graphiques

Page 49: Quant au dessin

il y aurait un premier tracé, préparant le trait qui va choir, plus proche des gestes, encore tourné vers l’artiste : la gamme de la pulsation est plus large que celle du dessin ; la force, c’est-à-dire, ce qui se trouve en puissance, va se comprimer pour dispenser les ombres, et dessiner du même coup non pas le torse mais sa position, puis mouler le geste : un homme soulevant une draperie ; on connait le tableau ovale, on sait donc qui est là : Zeus, encore lui, cette fois-ci en satyre, pour gagner les faveur de la Belle Antiope, rien dans ce dessin ne peut être perçu qui ne soit déjà forme acquise, su par l’acte, c’est dans le tracé que peuvent se lire les accents de vitesse qui font déclore l’aspect, là, la force est en acte — l’œuvre est le but, l’acte est l’œuvre ; même précision que pour le coup d’archet —

20 juillet Rien ne vaut le passage effectif, on peut entendre, trouver grâce et réconfort, on peut s’identifier, on peut s’imaginer nombre des choses, rêvasser mais dans le savoir cela ne suffit pas, c’est toujours de la créance qu’on donne aux gens et aux choses, tant que nous ne rentrons pas dans la tonalité, en vérité nous n’en savons rien. Un idéal peut nous conduire vers l’œuvre mais n’en produit aucune.

Page 50: Quant au dessin

21 juillet

Alamo

Je ne peux pas dire — Je vis à l’étranger

pour cela il faudrait trouver un lieu qui serait sa

négation

*** …ce versant (j’ose à peine m’en souvenir) qui serait, chant je disais, (mais comprend peu qui comprend trop vite), chant per son joy ; j’entends là-dessus même attrait que pour Haydn, même fugue que les lignes serpentines chez Rembrandt, pourtant

joy et jauzir n’auront pas —

on ne peut pas le dire partant de soi (un qui serait le seul et dirait)

l’élan ne suffit pas ni point

j’en viens à penser que c’est le même problème que quant au dessin, nobody, ce qui parfois se dit : sauf l’amante

quoi du chant qui aurait trait à l’apport—

il est vrai, parfois on entend

on entend un qui dirait mais pour combler de son chef l’avoir lieu

il dit je suis le souverain

ce n’est pas ce versant

Page 51: Quant au dessin

de fin’amor, s’établissent, hors rapport, les mots fragments perdus fait d’enclos

ce qui parfois se dit — sauf l’amante

une ivresse des lignes serpentines pour suivre les plis des étoffes, une pluie des cordes pour endiguer la catastrophe, pourquoi cela n’est pas venu dans son temps ? Je crois que les rêves sont des petits chefs-d’œuvre de l’acte qui est la forme — la forme n’est pas produite par l’acte, la forme est l’acte lui-même, que disais-je à Aude assise sur le canapé après avoir enlevé ses chaussures avec un — ah je suis morte… drôle de soirée non ? (l’éclat de ses yeux) Merci. Nous avions ouvert une bouteille. — You’re welcome my Dear, ce qui devrait nous ramener à ce que disait Spinoza de la Béatitude : (elle) n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c'est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.

22 juillet Parfois dans une distance que je ne saurai traduire, parfois dans la proximité la plus troublante, je le regarde, je le vois faire et dire, je l’entends qui parle tout seul, pour une histoire qu’il s’inventerait : un premier cercle : déjà ce qu’on peut appeler monde, un ordre à lui Aujourd’hui il a fait son premier dessin, non pas le rond, mais un poisson, l’inclusion de deux points, et le geste sien qui me fait part de la forme identifié, ce sont des yeux, ce sont des relations dont les limites se trouvent dans l’espace,

***

Page 52: Quant au dessin

Ou pour parler d’une expérience que j’ai eue plus tard, les répétions d’un quatuor à cordes, soudain l’émotion de voir quelques uns s’attarder et reprendre

Je m’avance avec prudence. On peut tenir ses pensées pour contradictoires, et chercher le jugement, avec la même nécessité qu’un vêtement sous le froid. On découvre qu’elles étaient justes et pertinentes pour la vie, inachevées pour la raison, hors d’usage, bancales, comment dit. On attend un peu plus, c’est je ne sais quel cri qu’on ne voulait pas entendre, et pour une chose supposée dehors.

Nous avons même songé à réformer le monde. Le statut d’un fait est plus incertain que ne le voudraient ces critères qui nous font croire qu’il suffit de s’emparer du jugement pour s’acquitter d’un savoir. Je sais la chose plus difficile, d’où la prudence qui me servait de guide au début.

***

« Il y a entre moi et mes pas Une divergence instinctive

Il y a entre qui je suis et où j’en suis Une différence de verbe

Que correspond à la réalité »

En français. Si le poème dit, ce dont il parle, en français cela donnne :

« Il y a entre qui je suis et où j’en suis Un manque de différence de verbe

Que correspond à la réalité »

Car en français on ne peut faire état d’une différence verbale à l’intérieur de verbe être, d’une divergence instinctive, d’une spaltung, schizo, division, comme c’est le cas en portugais, ser et estar < Há entre quem sou (Ser : être) e estou (estar : ?)> Il y a entre qui je suis, et où j’en suis. Différence en portugais, tautologie en français.

*** l’exercice du dessin, nous apprend,

…l’œuvre c’est le but, l’acte est l’œuvre ; je travaillais les week end dans le Bois, en hiver il y avait peu de monde, j’en profitais pour lire dans la cabane. J’en avais le titre, qui était au même temps l’indice qui devait, à défaut d’en savoir plus, me guider. L’air humide, le bourdonnement d’un phrasé, les volutes des quelques vision : Aude sortant de la douche, sa peau irisée. Si depuis que j’avais quitté les beaux-arts, avec le dessin je ne prenais plus le chemin de l’artiste pensant me dédier à autre chose, j’avais fait de lui l’occasion d’un savoir que je pouvais interroger de près au gré de mes accointances, le vivre en secret, faire comme avec Aude dont nul ne savait, ni su l’existence et auprès de qui je ne trouvais pas le dessin lui-même, mais son méridien en suspension, le même effet que si j’eusse rentré dans une salle pour découvrir les répétions d’un Coltrane ou d’un Hodges,

Page 53: Quant au dessin

nous avertit, que nos acquis sont précaires car nous sommes bordés par la négation et soumis à la contingence le dessin relèverait de la réitération, doit l’ajouter pour décliner dans la foulée l’autre sens que doit prendre le terme de répétition, comme en musique, l’interprétation est une des formes de la reconnaissance, — est-ce que nous voyons un dessin ? je ne parle pas du sentiment esthétique, qui lui n’a nul besoin d’œuvres pour se manifester, lui qui fait feu de tout bois, encore moins de la projection, on savait déjà que chacun voit midi à sa porte, non, je veux dire, l’œuvre dans ce qui aura été œuvré, est-ce qu’elle est attendue, reconnue, est-ce que nous portons reconnaissance sur ce qui lui serait spécifique, ce quelle peut transconduire, faire passer, porter, apporter, les prélèvement qui lui son propres, et la signature qu’elle laisse comme son reste, et tout ce qu’elle décline lors de son passage : traces, empreintes, résidus, vestiges ; enfin, sait-on lire en amont du dessin ce sur quoi porte la reconnaissance, tous ces aspects inscrits, qui sont les indices des préséances qu’il accorde, dont il fait l’accord, dont il est l’accord, puis l’apport— exactement de tout ce dont la catégorie d’image, dans son corrélat optique de l’image réfléchie, ne rend pas compte, paradigme sous lequel, d’ailleurs, en aligne le dessin quand on veut en prendre congé…

23 juillet (d’un poème de Lorca que je n’avais pas lu) je lève le livre comme pour m’assurer de ce que je viens de lire : l’effet aura été immédiat, Haydn, une ouverture ? je prends le livre pour le lire au calme. La meilleure manière de s’assurer qu’on a bien lu est de traduire. Comment dit-on en français : equivocar camino ? Se tromper de chemin ? mais plus précisément ne doit-on pas dire fausser chemin ? ah oui, beaucoup beaucoup d’émotion en lisant ainsi, traduisant dans la foulée, c’est du coup comme s’il se levait de la page prenant trois dimensions, et se mettait à tourner, au gré des termes que l’on trouve : tromper, fausser… beaucoup de choses à consulter, vérifier et lire. Je reviens en haut de la page pour m’informer de son titre : Pequeño poema infinito

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Pequeño poema infinito Equivocar el camino es llegar a la nieve y llegar a la nieve es pacer durante veinte siglos las hierbas de los cementerios. Equivocar el camino es llegar a la mujer, la mujer que no teme la luz, la mujer que no teme a los gallos y los gallos que no saben cantar sobre la nieve. Pero si la nieve se equivoca de corazón puede llegar el viento Austro y como el aire no hace caso de los gemidos tendremos que pacer otra vez las hierbas de los cementerios. Yo vi dos dolorosas espigas de cera que enterraban un paisaje de volcanes y vi dos niños locos que empujaban llorando las pupilas de un asesino. Pero el dos no ha sido nunca un número porque es una angustia y su sombra, porque es la guitarra donde el amor se desespera, porque es la demostración de otro infinito que no es suyo y es las murallas del muerto y el castigo de la nueva resurrección sin finales. Los muertos odian el número dos, pero el número dos adormece a las mujeres y como la mujer teme la luz la luz tiembla delante de los gallos y los gallos sólo saben votar sobre la nieve tendremos que pacer sin descanso las hierbas de los cementerios. Federico García Lorca NY, 19 enero 1930

Petit poème Infini Fausser chemin C’est arriver à la neige et arriver à la neige consiste à brouter l'herbe des cimetières pendant vingt siècles. Fausser chemin C’est atteindre la femme la femme qui n'a pas peur de la lumière, la femme qui n'a pas peur de coqs et les coqs qui ne savent pas chanter dans la neige. Mais si la neige se trompe de cœur peut arriver le vent Austro et comme l'air ne fait pas attention des gémissements nous devrons paître à nouveau l'herbe des cimetières. J'ai vu deux douloureux épis de cire qui enterraient un paysage de volcans et j'ai vu deux enfants fous qui poussaient en pleurant les pupilles d'un meurtrier. Mais le deux n'a jamais été un nombre parce que c'est une angoisse et son ombre, parce que c'est la guitare où l'amour désespère, car il est la démonstration d’un autre de l'infini qui n'est pas le sien et il est les murailles du mort et le châtiment de la nouvelle résurrection sans fins. Les morts haïssent le nombre deux mais le nombre deux endort les femmes et comme la femme craint la lumière la lumière tremble devant les coqs et les coqs ne savent que voter sur la neige nous allons devoir sans relâche broutent l'herbe des cimetières.

J’avance ainsi m’arrêtant à l’écluse mais séjournant au large. Une chanson du pays. « Un écart aurait les mêmes attribut que le printemps. »

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25 juillet

Watteau dessins. Je cherche un exemple. Le trait chez lui, lui qui plus que tout autre sait, nous le fait savoir : trait n’est pas dans son principe, contour — une certaine force d’appui à quoi s’ajoutent la vitesse d’exécution, et la tension interne : façon d’imprimer l’arc au tracé droit. Sûr de son coup, on ne peut pas penser à ce qu’on dessine ; le dessin en acte doit être la forme de ce que l’on sait, il dispense imprime, fait lisière d’ombre, d’interstice et du pli ; l’étoffe de Dame en décolleté, des valeurs saccadées,

— Pour tous les dessins de Watteau j’aurai le mouvement d’un quatuor pour donner volume à ce qui serait l’interne, du disegno, son versant acoustique, le rythme et le tempo d’un… dessein ; notez que je dis dessein, à l’ancienne

— Haydn ? — Pourtant non. Mendelssohn,

quatuor op.41 n° 1 le deuxième mouvement, et non seulement Watteau mais pour tout dessin portant sur lui ce qui tient du bond et de l’élan,

***

Trait, l’avoir trait à— L’attrait ; ses attrait…

L’a-trait démarches qui existent parce que le cadre en est donné, où mêmes les manquements sont des réserves de

Page 57: Quant au dessin

la procédure ; ainsi l’attrait que peut éprouver quelqu’un à se consacrer à cette tâche, lui vient des résultats <l’œuvre> dont il a la saisie, c’est peu ou prou ainsi que se forme un idéal. Il ne saurait y avoir de vocation là où on ne sait pas où on va, ni pourquoi ; nous sommes tous plus ou moins forcés de penser comme Aristote et dire qu’il y a primauté de l’acte sur la puissance. Ici je dirai il y du dessin

mais il peut arriver que l’intérêt ne vienne pas des terres déjà conquises, et que le désir de terre ferme soit provoqué par le désarroi ; si dans les deux cas la raison est conviée, dans le premier cas c’est le métier qui pourvoit, dans le deuxième c’est l’homme ; or le style c’est l’homme…

Page 58: Quant au dessin

<Traduit>

parce que parfois je me demande — où est le dessin ?

même si je sais que la question n’est pas celle-là

qu’elle est autre et que je la cherche

et la recherche

je n’en viens pas à bout et je me remets à dessiner

reste là

quelque chose en attente quelque chose qui n’est pas à moi et

qui m’appartient

quand tout me laisse et que je ne suis personne

je me repose la question même si je sais que la question n’est pas celle-là

parce que la question n’est pas là mais c’est tout ce que j’ai

Page 59: Quant au dessin

26 juillet

Dire Dit comme un dessin

Quand un dessin me touche, je suis contemporain d’un regard qui se trouve réunir plusieurs âges de ma vie. Des instants que j’aurai vécus. Moins qu’un souvenir. Plus qu’un oubli. Un regard là où le dessin aura été. Des empreintes — Dessein Désir l’acuité est plus grande, je peux discerner des nuances là où avant je ne voyais qu’un effet d’ensemble ; rentrer dans le dessin, desceller les couches, le refaire par plan, à quoi viennent s’ajouter ces choses auxquelles j’ai dû penser, mes attentes d’alors, celles dont l’admiration est la cause, bref tous ces bouts d’expériences d’autant plus mobiles et irrégulières que nos

efforts sont incertains, et nos desseins puissants : ça cherche toujours. C’est un sol instable, comme « cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d’où jaillira DEMAIN LE MULTIPLE. » R. Char à défaut d’un souvenir, dire ; dire : enfance, là. Dire : patio fleur cloche… De l’enfance je possède davantage sa tonalité que des souvenirs à proprement parler. L’étendue de ma mémoire serait moins vaste que ne l’est celle de sa ligne mélodique. Pour un dessin doit-on y faire sur toute la feuille ? Dire. Inclure dans l’esquisse des zones d’ombres. Plutôt tracer que raconter. Dire le peu. Puis lire du

le dessin pour ce que j’entends, non pas seulement ce que je sais du dessin, mais aussi ce que j’entends du seul fait de me mettre au dessin, de me faire au dessin, cette façon mienne que j’ai de donner lieu à des phrases qui autrement n’auraient pas lieu, en tout cas pas dans cet ordre ; je dis phrase à défaut d’autre mot, je pourrai mettre x ou tout autre signe, qui me dirait que c’est autre chose que soi, par exemple rien, oui c’est ça, rien à cette place ; même si cela ne fera qu’augmenter ma perplexité, car en même temps, le dessin pour ce que j’entends n’est jamais rien à cette place, rien de ce rien bien métaphysique, car le dessin n’est pas suppôt de l’invisible, rien, rien que l’œuvre, l’acte, le dessin. L’œuvre est le but ; l’acte est l’œuvre , la raison même qui déclot—

Page 60: Quant au dessin

peu qu’on peut dire : déployer. Sans savoir dans quelle mesure, dire, passe par créer, tracer pour— ce qui n’aura pas été. Ligne mélodique, ce que je dois à la musique, forme dont le prédicat est égal à zéro. Et au dessin, la chance d’un enclos dont le…

je veux dire que quant au dessin, il ne s’agit pas vraiment de souvenirs, dans la mesure où ils ne proviennent pas tous de la mémoire, il s’y ajoute toute une myriade de mises à jour, qui éclatent parce que je rencontre quelque chose, ou que l’acte même de dessiner, descelle comme des préséances et m’oblige à marquer une pause : j’entendrais ou verrais, patio cloche fleur robe ou c’est un nu et en aval une traînée des formes imagées — poudroiement ou poussières levée du sol, et toujours au beau fixe, la cuisine de Tante Florida, lenteur dans la marche, nécessité d’un détour, différer les bouts fixés, aussi cette hâte qui peut même parfois être légitime, à seule fin de s’aviser que quelque chose se dérobe et cela n’est vraiment possible que si l’on sait à qui ou à quoi revient la préséance cela implique de découpler savoir et pensée « Nous sentons dans un monde, nous nommons dans un autre, nous pouvons établir entre les deux une correspondance mais non combler l’intervalle. » Proust : Le côté des Guermantes

tout ce que Hegel peut dire au sujet de l’effectivité <wirklichkeit> sachant pour quoi il le dit, contre quoi, contre qui, aussi sans suppléer au paradoxe, je décidai, qu’à partir de ce jour-là je reprendrais toutes ces questions qui ont trait à l’art, y compris celle de sa fin, de la fin de ses fins, à partir du dessin dont la condition était qu’il fût vivant, pour interroger en jouant les phrases au dessin, celles que j’avais entendues, que je ne cessais d’entendre un peu partout, pour en éprouver la portée, entendre si elles sonnaient juste et voir quelle zone restaient forclose dans ces discours et aussi pour savoir comment allaient elles venir heurter, les autres, celles dont le savoir est le dessin lui-même action restreinte— si dans le penser la question est fille légitime, dans le dessin : effet incertain de retour, quelque chose qu’on ne sait pas, parce que jamais formulé ainsi ; on sait d’un écart, d’un trait ajourné dans les indices que laisse un repentir, il se peut qu’on ne questionne pas du tout, qu’on s’astreigne à la répétition d’un geste, qu’on reprenne là où on vient d’échouer, qu’on laisse pour demain mais une question qui commencerait par un qu’est-ce ? Peut-être pas Ou peu Si peu que nous n’en savons rien

Page 61: Quant au dessin

Le dessin, si c’en est un, doit faire retour sur nous ; il est plus réel que nos intentions, nos

27 juillet

INdices

épars à nouveau

amas en plusieurs points

se forment sans s’y inscrire

ce qui éclot

ne suffit pas manque la passerelle

refaire le chemin

s’il ne nous est pas toujours donné la possibilité de l’affirmation, c’est parce que pendant un temps nous croyons que ça peut se dire avec la pensée, et non pas que c’est à faire comme avec la musique : l’éclosion d’une forme dont le prédicat est égal à zéro une tonalité de paysage, un emprunt fait à distance ; patio d’école, arcades, le son d’une cloche pour annoncer la recré ou la fin des cours, le retour à la maison, et avec ce son l’apparition de quelque chose qui m’aura fait parler d’une attente sans fin, soit des pas qui seraient les miens depuis lors suspendus, tenu à ce son de cloche, tout cela précédé par l’angoisse, celle qui n’est pas, un poids lourd aux paupières ; au

Il y a chez Beethoven quelque chose de troublant, surtout avec certain quatuors, l’opus 131 par exemple, ou la grosse fugue, c’est d’avoir l’impression que la musique s’arrête non ainsi l’écriture, or il nous semble que ça devrait être le contraire, nous pensons que par un effet de retour, par un jeu d’itérations il devrait se produire une reprise dans le phrasé, un arrangement, un arrangement avec le temps, avec les choses, un temps de répits, comme par exemple chez Mozart l’ornement un jioco un scherzo uma bricadeira, a joke man, alors que lui, Ludwig ne cesse pas d’écrire, au point qu’il nous fait peur, me fait peur, comme si tout d’un coup lui à coup d’archet nous parlait… ô non non l’ami c’est c’est inhumain, arrête, arrête, tu ne peux pas

Page 62: Quant au dessin

retour de l’école je chercherai un coin au soleil où m’assoupir, j’attendrai quelque chose ou quelqu’un, son retour ; ce qu’on peut dire à un enfant, puis qu’on oublie et que l’enfant garde, comme sa promesse, et peut en rester là, car lui, croit tenir de ce fait un principe, qu’il dira, lui-même plus tard, universel ; ce qui fait qu’un enfant n’est jamais tout à fait l’enfant, celui que souvent on cherche, mais déjà par avance quelqu’un en personne ; personne pouvant dénoter quelqu’un ou personne personne que j’attendrai ; ce quelque chose que je ne peux pas dire au passé : je ne sais quelle intuition me souffle à l’oreille que j’en fais encore partie un pas que j’aurai dû donner et qui restera non résolu dans l’attente, inexistant ou suspendu et comme aucun souvenir ne me donne la réplique, l’affirmation se trouve révoquée

Traduction Lo que no pasó fue tan súbito que allí me quedé para siempre sin saber, sin que me supieran, como debajo de un sillón, como perdido en la noche: así fue aquello que no fue, y así me quedé para siempre.

Ce qui n’arriva pas fut si soudain que je suis resté là pour toujours ne sachant pas, sans qu’on me sache, comme sous un canapé, comme perdue dans la nuit: ainsi fut ce n'était pas, et ainsi je suis resté pour toujours.

Pablo Neruda : Soledad

*** Est-ce que le dessin est vraiment vu ? ET dans ce cas, que veut dire voir ? Quand nous disons qu’un dessin est vu, le disons-nous d’après sa perception ou sa reconnaissance ? Quand nous disons qu’un dessin nous touche, que voulons- nous dire?

*** C’était une question qui ne me venait pas directement de la conversation, elle surgissait après, quand je me trouvais seul, surtout en dessinant, là je me disais — est-ce que nous parlons de la même chose ?

Page 63: Quant au dessin

C’est toujours un seul dessin, même si cela englobe plusieurs, c’est toujours un, c’est ce un qu’il faut acquérir, c’est ce un qu’il faut faire, c’est ce un qui est multiple

Page 64: Quant au dessin

28 juillet

dessin d’après Rubens

Page 65: Quant au dessin
Page 66: Quant au dessin

29 juillet

Re— Reconnaître

On dira que chacun reconnaît un dessin, ce qui veut dire que chacun sait ce qu’est un dessin, chacun a) Tous, quiconque peut en faire l’expérience, et dire par degré, je sais je ne sais pas dessiner, b) Les enfants ne mangent pas les pommes des dessins c) Les enfants savent qu’on ne fait pas dodo dans le lit du dessin, Alice le sait, c’est la Reine qui ne veut pas le savoir, c) La Dame de pique et Platon sont des vilains. b) Platon était très fâché, le pauvre.

Page 67: Quant au dessin

31 juillet

…ce qui chez Rubens se trouve du côté du satyre et des nymphes pour certains tableaux destinés à la cour d’Espagne, une salle qu’on dit Reservada au Prado, dont ce Diane et ses nymphes surprises par des satyres

à quoi bon chercher l’aveugle, l’aveuglement, pourquoi envisager le dessin sous la coupe de ce qui viendrait retrancher la vue au regard pour faire acte, quand c’est cet acte <le dessin> qui donne regard à la vue, querencia au regard <finalement tout ce que Derrida laisse entendre sous le nom de la différance, la trace, ou ce qu’il prend à Platon pour lire khôra, dire le lieu> ainsi pouvais-je enfin me dire : le dessin, en tant qu’acte, n’est pas relié à ce qui serait perçu mais à ce qui reste et persiste ou éclot d’une … querencia —

Page 68: Quant au dessin

ce qui fait trait attrait ce qui prend le chemin de la cire pour parler d’une empreinte, cela même qui dans un dessin a trait au style, à la signature, à ce que nous reconnaissons comme propre à quelqu’un, ce qui fait son trait, portrait, de quoi subvertir le perçu, pour l’entendre sous le mode d’une rencontre la même ronde d’un rêve qui nous ferait récit, et nous escorterait de pourquoi en comment, qui reste et persiste, en excès du jour, et des lois de la maison, pourquoi donc l’aveugle, et non pas l’acte : soit le trait comme l’avoir lieu d’un legs

Hernan L. Toro Etude sur papier : Un bond de Flandres Crayons, acrylique et pigments 40x20 cm

Page 69: Quant au dessin