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quarante ans. Journaliste. Poète

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Jean Marcenac... Membre du Parti communiste français depuis quarante ans. Journaliste. Poète (dans la tradition baroque). Auteur de nouvelles. Professeur de philosophie. A été longtemps conseiller municipal de Saint-Denis, où il habite.

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LA VERITE VRAIE collection dirigée par alain guérin

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JE DI PU PERDU 11011 TEMPS

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Jean marcenac JE N'AI PAS PERDU MON TEMPS

préface d'alain gnérin

temps actuels

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REMERCIEMENTS

L'auteur remercie tous ceux qui ont rafraîchi ou soutenu sa mémoire et en particulier, après sa femme Andrée : la Bibliothèque municipale de Saint-Denis, le service de documentation de L'Hu- manité, la Bibliothèque de documentation interna- tionale contemporaine de Nanterre. Il remercie également Simone Conquet pour l'aide apportée à l'iconographie.

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temps actuels

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DU MEME AUTEUR La gueule du loup (Hors commerce). Le ciel des fusillés (Éd. Confluences ; Éd. Bordas pour l'édition définitive). A Merveille (Éd. Bordas). Le cavalier de coupe (Éd. Gallimard). Je me sers d'animaux (Éd. Réclame). La marche de l'homme (Éd. Seghers). L'exemple de Jean Lurçat (Éd. Hürlimann avec trois lithographies et des ornements typographiques de Jean Lurçat ; puis Éd. Falaise). Un combat pour la vérité (Éditeurs français réunis). La beauté du diable racontée (Éditeurs français réunis). Pablo Neruda (Éd. Seghers). Paul Eluard, avec Louis Parrot (Éd. Seghers). Festival (avec quatre gravures de N. Antunez, hors commerce). L'amour du plus lointain (Éd. Au Vent d'Arles avec neuf gravures de James Coignard ; Éd. Julliard pour l'édition définitive). Les petits métiers (Éditeurs français réunis). La patience des Botocudos (Éditeurs français réunis). Discours aux Quercynois sur la morale politique (Éd. de la Fédération du Lot du Parti communiste français). Le livre des blessures (Éditeurs français réunis). Picasso, les enfants et les toros de Vallauris (Éd. La Farandole). Le goût du bonheur, sur des dessins de Picasso (Éd. Cercle d'art). Éluard, avec Guy Besse et Lucien Bonnafé, préface de Roland Leroy (Éditeurs français réunis). Carzou (Éd. Hazan). La Seine-Saint-Denis (Éd. Delmas).

« La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause. est illicite » (alinéa 1cr de l'article 40). « Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. » Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. (0 1982, Messidor/Temps Actuels, Paris ISBN 2-201-01601-1

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Le caballero Marcenac vint me voir à la fin du jour. Sa tête est devenue plus blanche mais demeure pleine d'oiseaux. Voici les colombes dorées qu'il garde sous son noble crâne, colombes qui mènent leur ronde et dorment dans l'amphithéâtre de son colombier cérébral. Voyez les ibis écarlates qui inscrivent sur son front une arbalète de sang. Ah ! quel opulent privilège ! Porter en soi perdrix et cailles, protéger l'éclat du faisan dont les plumes d'or vont fuyant le feu d'artifice terrestre et puis encore passereaux, merles bleus, loriots, alouettes, oiseaux-charpentiers, rouges-gorges, bouvreuils, mésanges, rossignols. Avec la volière céleste logée dans sa tête lucide que le temps a couverte de lumière le caballero Marcenac va par les rues et tout à coup les gens s'imaginent entendre de soudains cantiques sauvages les trilles du jour qui se lève. Il est le seul à l'ignorer, il suit la route qui est sienne et où il passe, l'accompagnent des yeux pâles, effrayés. Le caballero Marcenac maintenant dort à Saint-Denis. Chez lui s'est fait un grand silence puisque sa tête est au repos.

Pablo Neruda (Defectos escogidos, 1975)

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PREFACE

L

marquis revint à six heures. Il était triste d'avoir perdu de vue ses amis poètes que des critiques criards, les ayant pris pour cibles, avaient même chassé des journaux en couleurs. Triste surtout d'avoir sillonné le vieil océan sans y jamais rencontrer les mathémati- ques sévères. Et il baissait les yeux de honte quand, lui jetant un regard, on allait à sa rencontre... C'est alors, semble-t-il, qu'apparut Jean Marcenac.

Vers la même époque, un coup de pistolet fut tiré dans un concert. Le coupable était un préfacier qui, ayant songé tout l'été, s'était trouvé fort dépourvu quand l'imprimeur était venu. Peu après l'incident, on l'avait entendu crier qu'il construirait une ville avec des loques, lui, sans parler des Parthénons et autres Mings, des cathé- drales et autres caravelles... Là encore, la présence de Jean Marcenac fut signalée.

A son propos, d'ailleurs, les langues se déliaient. On insistait sur certaines fréquentations : membre de la même amicale régimentaire que Nicolas Flamel ; habitué du club de tir où l'on voyait souvent le Corsaire Sanglot ; cotisant à la même caisse primaire qu'Isidore 11

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Ducasse, comte de Lautréamont; client assidu de la brasserie que tenait Héraclite d'Ephèse ; militant avec Tycho Brahé au même syndicat que l'astronome qui « s'appelait Lamech » et « n'allumait jamais de lampe » (Le cavalier de coupe, 14 et 15) ; plusieurs fois surpris en train de jouer aux dés avec le prince Vogelfrei ; adhérent à la même association d'anciens élèves que son compatriote Jean- François Champollion, lequel lui aurait donné des leçons particu- lières de déchiffrement; aperçu à la maroquinerie Jarry en train d'acheter cette sorte de bagage décoré de toiles d'araignée qu'on nomme communément une valise à conscience ; et même vu en promenade avec un seigneur de l'endroit que tout le monde appelait Don Quichotte alors qu'il s'obstinait à le nommer « le guerillero »... Mais ce qui en Marcenac excitait le plus la curiosité, c'était la rumeur lui attribuant un titre royal. Bien qu'ils eussent en vain scruté archives et chroniques, portulans et mappemondes, astrolabes et tarots, nombreux étaient encore ceux qui se demandaient s'il avait ou non été le roi des Botocudos.

On connaît trop peu les Botocudos, gens aux coeurs velus et masques d'écorché mais qui, lorsque leur destin leur en laisse le temps, savent se montrer de bonne compagnie. Pour les avoir profondément fréquentés, Jean Marcenac en parle d'ailleurs si bien qu'on en arriverait à se demander : ne sommes-nous pas tous des Botocudos ? Il ne dit toutefois pas pour autant s'ils firent de lui leur souverain. Tout juste si, après avoir proclamé que, chez eux, « il faut d'abord être vainqueur sur le papier » (La patience des Botocudos, 276), il fait allusion à un possible monarque, « un fou qui comptait aisément jusqu'à sept cent vingt-trois billiards de quintillards d'an- nées-lumière » (Ibidem). Allusion cependant limitée par un double rappel : nous, nous n'avons « pas droit au souvenir du roi » (La marche de l'homme, 11), quant à lui, il s'est borné à « parler au nom du roi » (Les ruines du soleil, dans Révolution du 24 juillet 1981).

Peu importe d'ailleurs ce problème du sacre puisqu'à la vérité, en ce moment même, où est-ce, sinon dans le royaume de Marcenac, que nous entrons? Et qui plus est, à son invitation, lui qui, à propos de René Char, s'écrie : « Le poète (...) vous attend (...) vous convoque (...) vous veut autres » (Le livre des blessures, 100).

Royaume, on va le voir, qui n'est pas de tout repos. Se fiant aux apparences quotidiennes, beaucoup de ceux qui

croient le connaître évoquent souvent la gentillesse de Jean Marce- nac. Or voici qu'à peine franchie la frontière de cette contrée, c'est un vent de sarcasmes tragiques qui nous transperce.

Ici, « c'est un nain qui rend la justice/Il faut se moquer du monde ». (Le cavalier de coupe, 53). Et d'insister : « C'est un nain qui

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rend la justice, sous un chêne. De la cendre de son cigare, il sèche les arrêts de mort. » (A Merveille, 13).

Premiers suspects, premiers coupables, « la truandaille au service des Anges» (La patience des Botocudos, 222). Pourquoi? Parce qu'elle prête main-forte et noir rituel à l'inacceptable : « Chaque fois que j'ai vu un mort j'ai maudit Dieu » (Le livre des blessures, 110). Alors, eau-forte au vitriol : « Quand le pape est bègue, le Christ bafouille. Ce pape-là, si vous lui demandiez son nom : " Pipi! ", disait-il. (...) La religion s'use, c'est vrai; le tapis-volant montre la corde... » (L'amour du plus lointain, 22). Car on connait le menu d'avance : « Je me souviens/Ils le mirent dans une boîte de fer-blanc/ Ils l'ont soudé comme un foie gras pour la délectation carnassière des anges /Accompagnez-le donc d'un lacryma-christi » (Le livre des blessures, 110).

Et pas question d'échapper, puisque même « la femme-tronc est prise la main dans le sac » (L'amour du plus lointain, 89)... Au fait, pourquoi s'étonnerait-on? « Les chiens vous mordent, dites-vous? Rien d'étonnant, ils se repaissent de charogne. Hommes pareils aux bêtes variables, changeant d'âme avec les saisons, je ne vous consolerai pas. Je ne lècherai pas le sang de vos blessures. Je vous en fais une autre, plus profonde et plus grave... » (Le livre des blessures, 106).

Même la carte du tendre ne saurait être un sauf-conduit. Pas d'échappatoire amoureuse... « J'ai hurlé à l'amour comme un singe hurle à l'homme (...). Miroirs profonds, vous dévorez celle que j'aime. (...) C'est l'amour. Joli piège de l'éphémère, tes mains grasses n'attirent pas celui qui traverse les mers. C'est l'amour. Voici l'aimée, la transparente, fille aveugle du jour, femme déjà morte. C'est l'amour. Habitants des fontaines... C'est l'amour. C'est l'amour. C'est l'amour. C'est l'amour. Remboursez ! Remboursez ! Remboursez ! » (Ibidem, 23 et 24).

Mais qui souffre le plus ici ? Et pourquoi ? « La bête dite Estrapade/Qui rôde au fond de mon cœur/Elle y prend toute la place/Et crie devant le malheur (...)/Je nourris le chien des autres / C'est pour eux que j'ai la rage » (Les petits métiers, 45).

Oui, pourquoi? Pourquoi cette superbe vocifération? Pourquoi cette cinglante élégie, ces strophes d'apostrophes où rampe un long sanglot qui s'étrangle de colère ?

Tout simplement la fureur d'un refus qui se sait impossible... Si le poète hausse à ce point le ton, c'est faute de pouvoir hausser les épaules. Il le voudrait bien. Il le voudrait tant... « J'appartiens à cette sorte d'hommes que la mort ne prendra pas vivants » (La patience des Botocudos, 228)... Moi, « j'appellerais la mort comme on siffle son chien » (Le livre des blessures, 13)... Las, cette danse infernale n'est 13

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pas un petit bal du samedi soir où l'on peut rouler les mécaniques. Toutes les chorégraphies rageuses que le poète pourra imaginer n'empêcheront pas qu'inéluctablement le rideau tombe. Et Jean Marcenac le sait d'expérience : « 0 mort je t'ai connue quand mes amis sont morts » (L'amour du plus lointain, 26).

Mort de Gaston Massat... « J'ai marché à côté de lui dans un jardin sans rémission/L'automne y célébrait la défaite des fleurs (...)/Puis il s'est tu celui qui n'était que parole/Dans un bruit de cailloux de couteaux de torrent/Vainement j'ai crié son nom dans un cimetière du bout du monde/La montagne barrait la route et l'horizon » (Le livre des blessures, 112).

Mort de Nusch, la femme de Paul Eluard... « Mon Paul toi que la solitude rendait fou/Les sergents de la mort t'ont mis au garde-à- vous (...)/Je me souviens Nusch était morte/Tu criais/Accroupi tu grattais la terre de sa tombe/Disputant à la mort un cadavre d'oiseau » (L'amour du plus lointain, 26).

Mort de Paul Eluard lui-même... « Mon Paul que je m'arrange mal avec ta mort/Le chemin que tu suis aux veines de la terre/J'en sais tous les détours et ne m'y trompe pas/Il conduit au néant. Il ouvre sur l'absence/Plus je crois m'approcher plus je suis loin de toi/Et si je pense à toi je t'oublie davantage » (Ibidem, 25).

L'irrémédiable donc? Mot qui blesse la bouche et la plume. Voyons, se dit le poète, pourquoi ne pas faire comme si? Pourquoi ne pas crâner? Et de lancer : « L'avenir appartient à qui en désespère » (Ibidem, 87). Ou encore : « Malheur est bon à quelque chose/Même la mort n'est pas perdue » (Le cavalier de coupe, 122). Ou carrément : « Je ferai désormais mes miracles moi-même » (Ibidem, 31).

Dira-t-on que le premier Botocudos venu sait bien la vanité de telles proclamations ? C'est à l'un de ses maîtres en magnificence secrète, à René Char, que Jean Marcenac laisse le soin de répondre. Sublime bravade qui nous est toujours un bienfaisant boomerang : « A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d'avenir » !

Et dès son premier livre, en 1934, dès La gueule du loup, Marcenac engage le combat qui dure encore. Etonnant combat de mots où, comme nous savons que disent les Botocudos, « il faut d'abord être vainqueur sur le papier ». Combat qui, tout en s'insérant dans la vague libératrice de l'antifascisme, prend naturellement en compte l'héritage — déjà — et l'actualité — encore — du surréalisme. Ce grand tempérament lyrique ne dédaigne ni la dérision ni la provoca- tion. Avec, bien sûr, plusieurs personnages en un : Rastignac linguisti- que et bolchevik gascon, troubadour novateur et prince du contrepet.... Mais son combat n'ira pas sans leurres de l'âme, ni plaies au cœur.

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« Allez ! Allez ! L'oiseau-lyre a toujours des ailes et de la parole renaît la parole. Si je m'écoutais, à la fin, je n'écouterais que moi. J'ai ma bouche. Je me suffis... » (Le livre des blessures, 115). Et encore : « Aujourd'hui j'avoue Je domine/C'est moi l'illustre Gran- diloque/L'inconnu à haute voix » (La marche de l'homme, 15). La mort n'a donc qu'à bien se tenir, car « je la combattrai, jusqu'à mon dernier souffle, par la mémoire et par les mots » (La patience des Botocudos, 228).

Il faut, à l'évidence, entendre ici la mort au sens large du terme. Or, des années trente à aujourd'hui, de la guerre d'Espagne à la menace thermo-nucléaire, en passant par la Résistance et la « guerre froide », ce sens-là n'aura cessé de s'élargir. Un péril si présent prend le poète à la gorge. Alors, comme un karatéka lançant son cri pour mieux déjouer la prise adverse, le poète produit sa parole face au mufle de l'ennemi. Parole qui se veut d'autant plus calme et tranquille que, dans cette guerre psychologique, il s'agit d'impres- sionner... « Même l'horreur n'est pas faite pour m'étonner/J'en parlerai si bien qu'on ne la verra plus », car « j'apprends chaque jour une chanson plus haute » (L'amour du plus lointain, 97). D'ailleurs, « les vrais vainqueurs sont ceux qui surent/Parler le langage des hommes » (Le livre des blessures, 34), « langue du cœur par tout homme comprise/Les mots très clairs d'une raison parfaite » (Ibi- dem, 87).

Certes, voici qui ne va pas sans rodomontades voulues ni sans contradictions. Ainsi, cette estocade qu'est, en pareil combat, « le dernier mot », peut-on la porter un jour? Tantôt, on la sent proche : « Un jardin selon mon cœur/Où l'homme a le dernier mot » (Les petits métiers, 70). Tantôt, on en nie la possibilité : « Le dernier mot, le dernier mot ! On n'a jamais le dernier mot... » (A Merveille, 269). Certes... Encore qu'il ne faille pas nous enfermer dans cette métaphore. Le poète est loin de toujours dominer son discours... « J'allais où me portaient mes mots » (L'amour du plus lointain, 75) et « vous voyez : je n'y puis rien... Cela vient tout seul et les mots disent ce qu'ils veulent dire ». (Le livre des blessures, 139).

Un choix, à cet égard, est très significatif. Lorsque, dans Les petits métiers, il en arrive à ce qu'est celui du poète, Jean Marcenac, lui qui pourtant « croit au progrès comme un instituteur » (Le cavalier de coupe, 134), ne se réfère ni à Pablo Neruda, ni à Paul Eluard, ni à Louis Aragon, ni à René Char, tous si complets et si intimement proches, mais à plus tellurique, à plus immédiat qu'eux, à Tristan Tzara : « Je n'oublie pas le vaste camarade/Au langage épais comme les forêts/A l'ombre de ce qu'il disait/Chante un oiseau de merveille/ Et sa nuit multiplie le germe du soleil » (75). 15

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Mais ne serait-ce pas trop simple si vraiment « cela venait tout seul » ? L'épaisse forêt du langage n'est-elle pas particulièrement propice aux pièges ? Et spécialement « au piège des mots » ?

Si, reconnaît Marcenac, le « phénix éclos des œufs de la parole » n'est qu'un « oiseau rêvé pris au piège des mots » (Ibidem, 82). Et il ajoute : « J'ai fait mon horizon d'une cage de mots/D'une cave retentissante/Et nul ne sait/Où s'arrête l'obscur de ce vide voûté » (Le livre des blessures, 151)... Ce n'est pourtant pas faute de s'être attablé à ce festin trompeur dont le couvert était dressé au cœur de la forêt, mais « je me souviens des mots sur ma langue gluante/Je me souviens du grand festin des mots/Tout l'univers futur a fondu dans ma bouche » (L'amour du plus lointain, 85).

Va-t-il donc falloir se taire? Oui, répond le poète, car s' « il perd pied dans l'image amère de lui-même/L'écho de ce chant pur se ramène au silence » (La marche de l'homme, 18). D'autant plus que le poète sait maintenant qu' « il n'est pas vrai que les hommes réduits en poudre/Se puissent ressemer au vent de la parole/Il n'est pas vrai qu'un mot fasse raison du mal » (Ibidem, 32). Et c'est l'aveu terrible : « Moi je croise les bras sous l'arche du mutisme/Les faits parlent pour moi/Ce que j'attendais d'hier aujourd'hui me piétine » (L'amour du plus lointain, 92 et 93).

Mutisme sans prothèse possible. A moins... A moins d'accepter le remède éluardien : « De l'horizon d'un homme à l'horizon de tous ». Ne plus être le « solitaire/Habitant d'un pays sans routes et sans roues » (Ibidem, 75). Ne plus définir sa légitimité en criant : « Sur le sable des instants/Je bâtis une imprenable/Forteresse de mon cri » (Les petits métiers, 85). Alors, peut-être... Alors, oui... « Quand le chanteur le cœur usé par sa chanson/Vient demander son bien au langage commun/Il aborde couvert de l'écume du deuil/A la falaise noire où l'homme fait son nid/Et tourne ses regards vers l'horizon terrestre » (La marche de l'homme, 29).

Or voici que, quand Jean Marcenac aborde l'âge adulte, « la falaise noire » est particulièrement noire et « l'horizon terrestre » singulièrement ensanglanté. La guerre est là qui le saisit au collet. Et quelle guerre ! Pas seulement féroce. Pas seulement mondiale. Un conflit pathétiquement personnel puisqu'une fois venu le temps de la Résistance, comme le dira si justement Georges Bidault, dans la clandestinité, « chacun doit inventer sa guerre ». Pour le militant Marcenac, naturellement lucide, déjà passé par l'école du courage et de l'honneur, déjà forgé au feu de la fidélité, la chose est simple. Mais pour le poète Marcenac ?

Ç'aurait pu, comme on dit, n'être pas si simple. Ce fut éblouissant. « En ce temps-là, devait-il écrire trente ans plus tard, alors que tout

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nous fit défaut, la poésie devint pour nous la science du nécessaire. Dans le miroir de plomb des jours insupportables, elle a revivifié les images d'hier et de demain; et nous avons connu par elle que la poésie est de la même sorte que le pain. » (En ce temps-là, dans Europe de juillet-août 1974).

L'apport de l'officier FTP Jean Marcenac à la fulgurante floraison de ce que, malgré certaines contestations, il convient de continuer d'appeler « la poésie de la Résistance » va être à proprement parler considérable. Il ne s'agit pas, le disant, d'être élogieux, mais de constater un fait langagier. Quiconque a étudié les textes de l'époque ne peut qu'être saisi, en lisant Marcenac, par la profonde acuité des portraits, par la restitution en quelques vers de ce que furent cette vie et cette sensibilité des résistants que précisément beaucoup affirment indescriptibles.

L'insupportable présence de l'ennemi... « Quand ils agrafent leur manteau/Un vent froid passe dans nos salles/Quand ils bouclent leur ceinturon/Tintent les clés de nos prisons » (Le ciel des fusillés, 25). « Ils ont un dos pour le couteau » (Ibidem, 26).

Les serviteurs de l'ennemi, ceux que l'on appelait communément les collabos... « Ils n'existent pas à nos yeux/Dans l'invisible de la haine/Ils n'ont plus la moindre épaisseur/Leur sang ne fera pas de tache sur la terre » (Ibidem, 46).

Le poids quotidien d'une clandestinité lucide... « J'ai le sommeil léger des condamnés à mort/Ceux qu'on a tué hier m'empêchent de dormir » (Ibidem, 64).

Le périlleux miracle de ceux qu'on appelait les « agents de liaison », si souvent des femmes, et dont le rôle fut décisif... « Le cœur dur La tête en armes /Il traverse le pays/Les sauvages chasseurs d'étoiles/Sans méfiance Laissent passer/Ce voyageur sans bagages/ Qui porte leur défaite et leur mort dans la tête » (Ibidem, 45).

Et cette façon de dire en quarante mots ce que furent quatre années de lutte armée... « Le premier nous l'avons tué à coup de bâton/Nous avons emporté son arme et nous avons tué le second/ Pour les autres ce fut plus facile/Et c'est avec leurs canons que nous avons repris la ville » (Les petits métiers, 88).

Oui, une poésie « de la même sorte que le pain ». Mais la paix revenue, une paix gangrenée par la « guerre froide », pouvait-on, fallait-il continuer de brandir « chaque mot comme une épée et le cas échéant une épée elle-même » (La marche de l'homme, 11)?

Déjà, dans Le manifeste de l'école d'Oradour, Jean Marcenac avait flairé le danger. Ce manifeste qui s'ouvre par : « Poésie de circons- tance, disent-ils. Et tant mieux. Car il est bon que la poésie se charge de toutes les circonstances aggravantes du réel, et rejoue à chaque 17

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instant une partie désespérée contre l'absurde... ». Ce manifeste dont la conclusion évoque « cette folle bataille que les poètes engagent contre le monde » (Le ciel des fusillés, 13 et 20)... Au bout du compte, cette « partie désespérée », cette « folle bataille » n'empêchent-elles pas le poète de « demander son bien au langage commun » ?

A insondable question, multiple réponse amère... « L'oiseau-lyre est mort à la guerre /On est poète comme on est » (Je me sers d'animaux, 13). Eh, oui... « Mort est l'oiseau parleur qui couvait l'œuf du monde/Le vent a dispersé ses plumes de couleur » (Le livre des blessures, 143). « Et l'homme vous savez à tout prendre ce n'est/ Qu'affaire de miroirs » (Ibidem, 101). D'ailleurs, « le monde où nous vivons s'effrite sous nos doigts » (Ibidem, 140). « Les poètes sont malheureux/Et l'univers nous a trahis » (Ibidem, 114).

Tant d'amertume sans racines profondes? Non... Effectivement, répond aussitôt Jean Marcenac, « j'ai fatigué mon cœur à soutenir des jours insoutenables/ J'ai humilié ma langue à la besogne d'être » (L'amour du plus lointain, 84). Et de citer un exemple : le poème écrit pour le 50e anniversaire de Frédéric Joliot-Curie, en 1950. « C'est un mauvais poème, un poème de cour. Nous écrivions tous de mauvais poèmes en ce temps-là, car nous habitions l'illusion et seule la vérité est poésie. (...) J'affichais une confiance de tambour » (Le livre des blessures, 41, 42 et 48).

Si l'on doit savoir gré à Jean Marcenac d'avoir ainsi abordé avec courage un problème que beaucoup évitent, on ne peut s'empêcher de s'étonner lorsqu'il parle de ses « mauvais poèmes ». Lesquels? A cet égard, l'exemple du Regard de Joliot n'est guère probant. Nombreux furent certes les « jours insoutenables », mais pour autant « habitions-nous l'illlusion » avec « une confiance de tambour » ? Cette « illusion »-là, ses profits et pertes, grandeur et ignominie, ne fait-elle pas partie de notre héritage? Pauvre tambour... Et une langue «humiliée», la langue d'un Marcenac? La langue qui a produit une œuvre aussi dense, aussi forte... Métaphore pour métaphore, ne suffit-il pas de regarder de plus près. ceux qui nous jettent la pierre pour perdre l'envie de nous lapider nous-mêmes?

Reste l'affirmation : « Et l'homme vous savez à tout prendre ce n'est/Qu'affaire de miroirs »... Séditieuse affirmation qui, tout en nous rappelant à quel point la lucidité est fragile, nous emmène au centre même du luxuriant labyrinthe qu'est aussi l'œuvre poétique de Jean Marcenac. Un labyrinthe où lumière, soleil, feu et ombre ne cessent de jouer une fascinante partie de cache-cache, peut-être tragique en son issue, mais à coup sûr propice à ce que scintille la

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virtuosité du poète. A ce que retentisse sa rugissante passion de la contradiction.

D'abord, il y a cet « arc-en-terre » (L'amour du plus lointain, 45) sur lequel on est en droit de s'interroger : négation ou complément de l'arc-en-ciel ? Réponse difficile à obtenir. D'une part, Marcenac affirme à Lucien Curzi : « Cela n'a pas été amusant, ni idyllique, mais il demeure une lumière sur laquelle je fermerai les yeux sans en réclamer davantage » (L'Humanité du 6 décembre 1971). D'autre part, moins de cinq mois plus tard, il écrit : « Je n'ai pas su déjouer/ L'embuscade de la lumière » (Poème daté du 30 avril 1972 dans Révolution du 24 juillet 1981).

Père ou fils de la lumière, peu importe, le soleil est aussi contradictoirement traité qu'elle... D'abord un « soleil promis », un « soleil vrai », un « soleil sonore » (Le livre des blessures, 48) et « Quant aux fleurs elles n'ont qu'un rôle/Mais c'est d'enseigner le soleil » (L'amour du plus lointain, 35). Quoiqu'en y regardant de plus près... C'est l'agonisant qui le dit : « Je me souviens d'un temps où j'opposais au soleil un visage aussi rayonnant que le sien » (A Merveille, 241). Et la glaneuse n'est pas tendre : « Soleil aux dents de chien » (Les petits métiers, 55). Pas plus que l'aigle affirmant que « le soleil dans ses yeux prend le parti de l'ombre » (Je me sers d'animaux, 8). Alors, même si « les ruines du soleil sont encore habitables » (Révolution du 24 juillet 1981), le procès se poursuit.

Avoir « pris le parti de l'ombre » — une des plus graves accusa- tions que l'on puisse porter dans l'univers marcenaquien. Or la voilà reprise, dans les mêmes termes (L'amour du plus lointain, 41), à l'encontre du feu dont seul le forgeron prend la défense : « C'est le feu précieux le feu /Où nous avons brûlé Dieu » (Les petits métiers, 61). Comme on le connaît, le poète pourrait bien avoir envie d'effrayer le feu.

D'autant plus que tout ne se passe pas pour le mieux du côté de l'ombre... Il est loin le temps où l'on pouvait se montrer péremp- toire : « Poètes il faudra qu'un jour nous rendions compte/Non seulement de l'homme mais de l'ombre/Les mots ont dit ce qu'ils disaient/Ils diront ce qu'ils veulent dire » (La marche de l'homme, 21). Que n'a-t-on appris depuis? Par exemple, que « l'oiseau qui peine dans le vent/Ne s'occupe pas de son ombre » (Le cavalier de coupe, 33). Ou encore qu' « un homme quand il se tient droit ne fait point d'ombre » (Le livre des blessures, 148). Ce qui pourtant n'empêche pas que « les hommes attaquent leur ombre dans la rue » (Le cavalier de coupe, 14). Qu'en penser? Pour sa part, le poète se borne à déclarer : « Miroir du théâtre des ombres/J'y saluerai la mienne en grande majesté » (La marche de l'homme, 14). 19

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Car le poète est sûr, il doit être, il ne peut qu'être sûr de sa majesté. L'homme Marcenac revendiquera le droit au doute, le poète, non. Quand on a écrit : « Les fils de Lohengrin chantaient dans la forêt/Ils font la guerre comme on danse » (Le cavalier de coupe, 84), on sait qu'on a indélébilement marqué la mémoire collective... Quand on a écrit : « Ceci n'est pas de moi C'est de la poésie C'est une statue d'eau dans un lac De flammes dans le feu Et d'ombre dans la nuit » (Ibidem, 13), on sait que Pablo Neruda, ni Paul Eluard, ni Tristan Tzara, ni Joë Bousquet, ni René Char ne se sont trompés en pressentant ici une très grande voix.

Et n'est pas moins évidente la majesté de cet amour partagé avec Andrée qui illumine l'œuvre de Jean Marcenac aussi fortement qu'elle a illuminé leur vie commune... « Ma main se pose dans la sienne/Comme un oiseau dans le vent pur (...) Quand je parle de toi Ma femme/Le ciel se forme à chaque mot/Moi qui n'avais jamais aimé/Je tiens la terre dans mes mains » (Ibidem, 159 et 70).

Pourquoi avoir écrit ces quelques notes en agençant ce puzzle de citations, sinon pour frayer un passage vers la vérité vraie d'un grand poète de ce temps? Périlleux exercice lorsque, dans les pages qui suivent, c'est ce poète lui-même qui dit ce que fut, ce qu'est sa vie... Mais ce texte tout entrelacé se veut aussi un mode d'emploi... « S'il est besoin d'un pont entre la nuit et vous/Homme venu des lieux que hante la mémoire/Rescapé de la catastrophe du souvenir/Je suis lourd du secret qui pourra vous combler/Et vous donner visage d'homme devant l'ombre (...)/Je vais mêlé à la foule/J'ai appris à dire nous /Je n'ai pas perdu mon temps » (Le livre des blessures, 27 et 97).

Le lendemain du 14 juillet, cet éclaireur des lettres, ce Fors- chungsaufklârer, qu'est Jean-Pierre Faye était l'invité du journal télévisé Soir 3. A brûle-pourpoint, Claude Glayman lui demanda : « Qu'est-ce que l'avant-garde ? ». Réponse : « C'est une bombe à retardement ! ». Or, il y a longtemps que Jean Marcenac se promène avec « le cœur comme une grenade dégoupillée dans la poitrine » (L'amour du plus lointain, 63). Et les Botocudos sont aussi d'excel- lents artificiers.

Alain GUÉRIN.

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CHAPITRE PREMIER

Maman Mina Car il y a deux choses qu'on n'oublie

qu'à la mort, C'est le visage de sa mère et le visage

de sa ville. Nazim HIKMET.

T e journalier traversa la salle du café, poussa la porte de la

grande pièce commune où maman Honorine était assise sur son fauteuil de paille, regardant le feu et la marmite qui bouillottait. Il posa d'abord sur le buffet la soupière d'étain qu'il était venu prendre le matin, comme tant de matins et que la servante avait remplie, à ras bord, de bouillon, de légumes et d'un morceau de bœuf versés sur les fines tranches de pain. C'était une belle soupière d'époque Empire qui, comme beaucoup de choses dans la maison venait de l'héritage du capitaine Mericamp.

Le journalier entretenait nos vignes de Lunan, un village près de Figeac où mûrissaient, dans une combe ouverte au sud, sur des pentes privilégiées par le soleil, ces raisins de côteau qui donnaient un vin de la qualité du meilleur Cahors.

C'était un homme déjà âgé, la soixantaine passée et qui s'était loué à la famille Descamps depuis plus de vingt-cinq ans.

Il releva sa blouse sur le côté, fouilla dans la poche de son pantalon 21

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pour en retirer une poignée de racines et de feuilles de vigne boursouflées de galles, qu'il éparpilla sur la table et dit à la vieille dame :

— Voyez, Honorine, ça n'a servi à rien d'arracher. Tout est foutu, dans toute la vigne.

Et, pour la famille Descamps, le monde bascula.

Maman Honorine, la grand-mère de ma mère, était la fille de l'adjudant-chef Putz, qui commandait la gendarmerie de Figeac.

En remontant deux ou trois générations, on trouvait, parmi les siens, dans la lignée maternelle, un curieux bonhomme qui était arrivé, un jour de 93, en pleine Terreur, par la route de Paris et s'était arrêté à la barrière de l'octroi pour demander des renseigne- ments sur la ville, les possibilités de travail pour quelqu'un qui connaissait la lecture, l'écriture et le calcul.

— Vous tombez bien, lui répondit le préposé. On manque de maîtres pour l'école. Les frères ont émigré. Mais comment vous appelez-vous ?

Le bonhomme, dont ma mère a pu, il y a une quarantaine d'années, racheter le portrait à une très lointaine parente, a quelque chose de commun avec moi dans le visage, l'ovale du visage précisait ma mère. Je n'en sais rien et sans doute trouvait-elle surtout quelque heureuse fierté à me rattacher ainsi à l'inconnu et au mystère, à ce hors-venu sorti du chêne et du rocher des antiques histoires.

Quelle mère refuserait pour son fils l'ascendance du possible? Entre toutes les maisons du ciel n'est-ce pas là que loge le miracle ?

Le voyageur hésita, posa à ses pieds le baluchon qu'il portait sur l'épaule, au bout d'un bâton ferré — on y devinait, dira le préposé, quelque linge, un costume noir, pareil à celui qu'il avait sur lui — et, chose alors surprenante, des livres dont certains, semblait-il, en latin. Puis il répondit :

— Oh ! appelez-moi le père Lemoine, si vous voulez. Pour ma part, j'aime assez les racines que me cherchait ainsi ma

mère dans les lointains de l'imaginaire, nous reliant à cet aïeul non engendré, disant qu'il s'agissait, sans doute, et même à coup sûr, du mari de la femme de chambre de Marie-Antoinette, Mme Lemoine. On le voit, une tête coupée roule dans mes premiers songes...

En tout cas, défroqué, veuf ou bigame, le père Lemoine enseigna le rudiment aux enfants de Figeac, se maria, eut ses propres enfants qui devinrent, à leur tour, père ou mère d'enfants et maman Honorine, née Putz, était de ce sang incertain. Elle épousa un Descamps, Albin Descamps, dont ma mère Albina tiendra son prénom, vers les temps du romantisme. C'était le cadet d'une famille

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de brasseurs. C'est un des cousins de ce Descamps, peut-être un neveu, qui fut membre du Comité central de la Commune.

Toujours est-il que la famille Descamps, dans ce milieu provincial, dans cette ville à trois paroisses, sans compter les chapelles, se marquait et se remarquait par son jacobinisme, son athéisme sans faille.

(Je tire peu de gloire du Descamps communard. Il fut élu au Comité, ne fit rien de remarquable, en tout cas de consigné et fut le seul des membres de la Commune à être acquitté par le Conseil de guerre. Son nom apparaît, demeure un instant lisible dans le grand ciel inoubliable, puis s'efface.)

Tenait-on cela du père Lemoine, en tout cas le goût des études était ancré dans la famille Putz. Un des frères — ou n'est-ce pas le seul frère de maman Honorine ? — Elie, après ce qu'on nomme de brillantes études et l'agrégation, bon latiniste, se trouva docteur ès lettres et professeur de latin à l'université de Montpellier. Il y fit un riche et tardif mariage, avec une fille de la grande bourgeoisie montpelliéraine. Un professeur de faculté, en ces temps, était un important notable et Elie Putz tenait sa partie dans l'orchestre d'alors : préfet, général, évêque... Mme Putz, elle, poussait sa chanson accompagnée par le coadjuteur et les bonnes soeurs. Elle devint dame d'œuvres et c'est de ces œuvres-là que ma mère se trouvera enceinte de moi, dans l'été déclinant de ses trente-trois ans, ce qui est, on le sait, l'âge de la mort du Christ.

Mais il conviendra que je m'explique sur ces hasards sans épaisseur, que complique seulement le nombre de leurs variables. Car, Pythagoriciens modestes, nous avons appris que si un calcul mène le monde, c'est le calcul des probabilités.

Mon grand-père, Julien Descamps, fit ses études au collège Champollion, du nom de l'égyptologue qui est le plus illustre des enfants de Figeac. Il avait comme condisciple, pour lui disputer la primauté, un garçon fort brillant, volontaire, aussi ambitieux que doué, Louis Vival. Ainsi qu'il arrivait souvent à une époque où la pédagogie n'avait d'autre ressort que l'émulation et où l'émulation tournait vite à la rivalité puis à l'hostilité, de camarades de classe, ils devinrent âprement concurrents, adversaires, finalement ennemis.

Jeune homme, Vival avait déjà cette autorité, exerçait cette attirance qui devait en faire par la suite, durant vingt ans, le député inamovible — et fort utile à la maturation dans les esprits et dans les cœurs du sentiment républicain — de l'arrondissement de Figeac.

Mon grand-père, lui, rêveur et violent, un peu trop attentif aux 23

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filles, plus soucieux du plaisir pris à ses lectures que des fruits qu'on en pouvait tirer, n'avait point les vertus sèches qui conviennent pour prendre le dessus dans ces luttes d'adolescents. Passé le baccalauréat, tandis que Vival partait faire son droit à Toulouse puis s'installait comme avoué à Figeac, merveilleuse position pour un combattant politique, en ces années d'entre 1860 et 1880, si fertiles en mutation dans les patrimoines et en bouleversement dans les situations, Julien Descamps rentra chez lui et se disposa à une vie de vieux garçon.

— J'en ai assez des études et de tous les Vival du monde, proclamait-il. J'ai mes vignes, de Lunan et de Lorençou, les loyers de mes maisons et le café Descamps. Cela suffit. Je ne veux rien d'autre.

Et cela suffit, en effet, largement, jusqu'au phylloxéra.

Maman Honorine surveillait la servante qui faisait la cuisine, la vaisselle, la lessive, lavant le linge agenouillée sur sa planche, le cul levé, parmi les autres lavandières, dans le tambour des battoirs, sur les bords de ce canal alimentant les tanneries, une dérivation du Célé, l'affluent du Lot qui arrose Figeac. Elle servait dans la salle du café et celle, au premier, du billard, une clientèle qui, d'année en année, indice en négatif de la popularité grandissante de Vival, allait se raréfiant. Mais qui se durcissait aussi, regroupant autour de mon grand-père et d'un des grands-oncles de celui qui illustrera, en psychiatrie le nom de Lucien Bonnafé, Henri Calmon, une frange toujours plus mince d'irréductibles, ouvriers du bâtiment, artisans, charrons, cordonniers, tanneurs, chaudronniers, buveurs de chopine ou de vermouth, bons chanteurs qu'avait touchés la lumière de la Commune, qui se croyaient, se disaient et se voulaient socialistes et répugnaient au républicanisme habile et insinuant de Vival, qui venait de battre aux élections le député royaliste Rozières.

Pendant ce temps, à Paris, des deux cadets Descamps, l'un, qui tenait boutique de lingerie, couchait avec ses vendeuses et accumulait les dettes et les traites impayées. L'autre jouait du violon et se consumait lentement d'une inexorable tuberculose.

La famille évita la banqueroute à l'érotique calicot, l'oncle Camille — celui-là même qui avait précipité, au moment de Sedan, le buste de Napoléon III par la fenêtre de la mairie de Figeac — et rapatria les deux frères, l'un humilié, l'autre agonisant, dans la maison natale. L'un et l'autre y moururent, à peu d'intervalle, veillés par leur mère et leur frère aîné, tandis que le choc soudain des billes d'ivoire marquait de son bruit un temps arbitraire, anarchique, indécis, épars comme leur vie. Ils eurent seulement, au cœur de ce pauvre fracas et de ce désordre, l'un et l'autre, le loisir et la force de dire, avant le râle et le gargouillis, l'amateur de filles et le gratteur de cordes, les deux

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exilés, le mot qui les rattachait au durable, au vrai pays, à la table sans bénédicité, aux colères contre l'existence ou le souvenir de ce Napoléon III qu'on ne nommait que Badinguet, à l'espoir en cette vie seulement, le mot des retrouvailles avec cette maison à colombages et à encorbellements dans une rue que, du fond du moyen-âge on appelait la Rue-Droite et qui ne menait nulle part, sinon à l'honneur d'être, au moment de n'être plus. C'est vers ces temps, on le sait, que Rimbaud écrivait « Merde à Dieu » sur les murs de Charleville. Ils avaient moins de style, les deux frères, mais enfin ce mot, ce dernier mot qu'à quelques mois de distance ils prononcèrent à leur lit de mort, le beau garçon frisé et le jeune homme exsangue, c'était :

— L'enterrement civil !

Ce mot, quelques années plus tard, mon grand-père aussi le prononça. Mais il ne fut pas écouté. Dix fois ma mère m'a raconté l'histoire de cette profanation. L'affaire vaut, je crois d'être dite. Tant elle est, en même temps, sombre et claire et tellement s'y déchiffrent les signes d'un des pires maux de ce monde : la contrainte par âme.

Le phylloxera nous avait ramené de cette aisance négligente et oisive qui était, quelques décennies encore avant la guerre de 14, la condition de bien des familles bourgeoises sur le déclin, en province, au face à face avec la nécessité. Avant l'insecte, la terre et la pierre travaillaient pour nous. Aux femmes de la famille étaient réservées les besognes nobles. Elles gouvernaient la tuerie du cochon sans tremper leurs mains dans le sang, dosaient les poids respectifs du foie d'oie et de la truffe, jugeaient du moment délicat ou doit s'arrêter la cuisson des confitures et comptaient les piles de draps, dans les armoires. J'imagine que l'éloge des tricoteuses dans la bouche de son mari et de ses fils n'empêchait pas maman Honorine de se cantonner dans la broderie.

La faillite de l'oncle Camille vint peser là-dedans de son poids de vin doux, de biscuits, de cadeaux futiles, de chocolats et de bouquets et bouscula cette nonchalance. Il fallut emprunter. Il fallut surtout laisser une maîtresse qui, elle, y laissa la vie et se marier. La dot de ma grand-mère, Nathalie Dusser, fille d'assez riches paysans de la Châtaigneraie, nourris de leurs porcs et des galettes acides de leur sarrazin, mais entassant les écus et les louis — ou les napoléons, la dénomination n'ayant rien pour les gêner, alors qu'elle eût écorché la bouche de mon grand-père — servit d'abord à rembourser les dettes de Camille, à payer les enterrements... Puis, quand les dix mille francs or que, dans leur maison de grès au toit de tuiles creuses, des paysans avaient consenti pour que la cadette de leurs filles épouse un 25

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monsieur de la ville, une fois qu'il serait désentortillé de son fil à la patte, furent dépensés, on dut bien aviser.

L'oncle et la tante Putz, de Montpellier, sans enfants, décidèrent de se charger matériellement de ma mère, laissant à la famille Descamps le soin de sa sœur Elise, très jolie petite fille un peu sotte et du jeune Octave, son frère, qui mourut tôt. Ils ne mettaient qu'une condition à cette adoption de fait, c'était que ma mère, quittant l'école sans Dieu, poursuive ses études au couvent de la Sainte- Famille, avec les enfants de médecins, de notaires et les héritières de la bourgeoisie bien pensante.

L'arrivée de ma mère, pour les religieuses, c'était pain maudit et elles s'en payèrent quelques bonnes tranches. La petite Descamps, comme il est naturel pour la fille d'un socialiste, avait copié, avait menti, un jour même où elle avait eu le tort de surprendre une sœur et l'aumônier en posture peu ecclésiastique, on l'accusa d'avoir volé. Quand elle rentrait chez elle, en larmes, c'était pour trouver son père alité, usé par la malchance, la rumination, l'ennui et le chagrin et maman Honorine, les jambes lourdes, enflées, dans ce même fauteuil au grand dossier de noyer sculpté, au siège de paille, dans lequel je suis aujourd'hui assis pour écrire ces pages, le fauteuil où elle est morte et où ma mère voulait que je l'assoie pour mourir.

— Ne lui obéis pas, m'a dit le docteur. Si nous la bougeons, nous la tuons...

Puis elle est entrée en agonie, une mousse de sang à la bouche, que j'essuyais désespérément avec mon mouchoir et je l'ai détestée, tellement détestée, Mina, mon amour, de ne plus rien vouloir faire pour moi, rien me dire et d'abandonner à l'opaque tout ce que nous avions été l'un pour l'autre.

Même très âgée — elle est morte à quatre-vingt-trois ans — ma mère me parlait avec des yeux encore émerveillés des vacances qu'elle passait à Montpellier, chez le grand oncle Putz, à Noël, à Pâques et pour les congés scolaires d'août et de septembre.

La maison de Montpellier était belle et luxueuse, secrète un peu, comme tant de demeures de cette ville étrange, dédiée à la volute, à un monumental plus intérieur et ramassé sur soi que visible, où de somptueux escaliers de pierre aux nobles rampes convient à une orgueilleuse ascension vers leur salon ou leur chambre, vers la parade ou le rêve satisfait, cette bourgeoisie administrative — et adminis- trante — qui commençait à supplanter la noblesse terrienne et les grands propriétaires de vignobles et d'oliveraies.

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Quand ma mère arrivait à la gare, la calèche et le cocher étaient là qui attendaient Mlle Albina, l'héritière. Vite, sa tante la déshabillait et l'habillait de neuf, pour l'écorcher de cette peau suspecte héritée des Descamps, de cet épiderme de mécréant. Puis on conduisait à la messe, aux vêpres, à confesse, à la sainte table, cette jeune âme pour un moment sauve des erreurs de son mauvais milieu.

Ma mère pianotait, médiocrement, mais assez pour qu'on s'exta- sie. Elle offrait des gâteaux secs ou de la fouace à l'anis aux amies de sa tante. Parfois elle chantait ou récitait, assez futée, cependant, on verra pourquoi, pour censurer son répertoire.

Mais la joie indicible dont elle restait toujours bouleversée, cinquante ans plus tard, c'était Fontcendreuse. L'oncle et la tante Putz avaient en effet acheté près de Lunel — à moins que ce ne fut un apanage de la tante — une de ces merveilleuses maisons, comme il en subsiste encore dans la campagne montpelliéraine. Une vigne reliée sans hiatus aux vignobles d'alentour, parfaitement incluse dans le paysage, avec en son cœur une haute muraille que dépassaient seulement les grands platanes et la balustrade sur le faîte des murs de la maison, simulant la rambarde d'une terrasse pour masquer le toit à faible pente, qu'on voyait parfois entre deux balustres, briller sous le soleil d'un éclat rouge sombre. Comme bien des domaines, en ce pays où l'eau est tout, c'est de la fontaine qui alimentait la maison et le vaste bassin rectangulaire que la demeure prenait son nom. Du fond du miroir d'eau les carpes montaient parfois à la surface, avec ce bruit de baisers meurtris dont parle Jarry, comme si, s'arrachant du trouble et du sombre, la secrète tendresse des choses, la promesse d'un doux avenir peut-être, étaient venues accueillir et rassurer l'enfant. Cette eau... La région abonde de ces dénominations, dont je m'étonne qu'elles n'aient pas attiré l'attention de Gaston Bache- lard : Fontfroide, Fontchaudes, Fontvieille, Septfonds, Fontblanche, venues du latin jusqu'à notre parler et dans lesquelles l'eau à une telle préséance qu'on ne la nomme même plus, tant son pouvoir est parmi nous, n'en retenant que ce bruit parfois, par quoi nous surprennent et nous rassurent les fontaines intermittentes, si nom- breuses dans ce sol poreux : Clamouse, par exemple... Oui, dans ce Midi-là, toute eau est baptismale.

Mais à Fontcendreuse, le dépôt, c'était vraiment de la cendre, de la vase, de la poudre aux yeux et au cœur. C'est à la boue qu'était voué le lieu. On le vit bien. L'oncle Elie mourut. La veuve donna sa mesure. Elle prit ses distances avec la fillette hier encore adulée. La maison de Montpellier, le domaine de Fontcendreuse, à chaque vacances étaient un peu moins les siens. Le cocher ne venait plus 27

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proposer une promenade — ou en tout cas, beaucoup moins. La gouvernante n'appelait plus pour faire goûter l'olive confite ou le raisin conservé sur des fils, la tige bouchée de cire. La tante, elle, disait son chapelet, recevant des prêtres, qui souriaient à la petite Albina, la rivale, la soupesaient et repartaient, rassurés. Le notaire modifia le testament, la maison fut donnée en viager, un viager ridicule et inutile pour la riche veuve d'un professeur d'université, à l'Evêché ou à je ne sais quel couvent. Puis ce fut au tour de Fontcendreuse. L'ombre emporta les jours accompagnés par le chant des cigales et dans une écœurante odeur d'encens se dissipa le rêve qu'avait fait la famille Descamps de voir ma mère, elle au moins, redevenir une jeune fille pourvue.

En août 1944, alors qu'avec André Chamson et Maxime Billet nous eûmes apporté à De Lattre, que nous avions rejoint à Montpellier, après le débarquement, le salut des maquis du Lot et quelques informations susceptibles, pensions-nous, d'intéresser ce partisan décidé de « l'amalgame » entre les FFI et les FFL, je me trouvais, par le jeu des circonstances, adjoint au colonel Carrel — mon ami Gilbert de Chambrun — au titre des FTP, à l'état-major de la Région.

(Il faut lire à ce sujet de « l'amalgame » l'Histoire de la Première armée française, (Plon. éd. 1949), publiée par celui qui n'était encore à ce moment-là que le général De Lattre de Tassigny. Tout le chapitre VII est une analyse d'une grande honnêteté intellectuelle et d'une lucidité sans faille des conditions dans lesquelles devait et pouvait se faire cet « amalgame ». Tout, en particulier, est à reprendre de l'interview qu'il donne dans Le Patriote de Lyon du 9 septembre 1944 à Madeleine Braun, qui en était la directrice. Relisons la conclusion : « A aucun prix nous ne devons décevoir ces hommes et laisser s'éteindre cette flamme admirable qui s'est rallumée. Par conséquent, tout de suite, ces garçons des FFI peuvent former des unités supplétives venant au combat avec notre armée régulière. J'insiste sur ce fait que ce ne peut être une intégration dans l'avenir, mais une synthèse où ils garderont leur particularisme et leur autonomie. Rien ne pourra être fait dans l'avenir, la France nouvelle ne pourra pas se sculpter sans avoir dans sa propre matière cette glaise faite de toutes les douleurs, de cet instinct de conserva- tion de la race et de la grandeur française. »

Ce sont là des mots qui, malgré le style de communiqué, échappent à ce piétinement mental qui caractérise trop souvent l'état militaire. D'autres parlent de la France éternelle, ce qui est chez eux

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stéréotype, crainte du possible ou sottise. De Lattre, lui, parle de la France nouvelle. S'il fut grand, c'est avant tout parce qu'il portait en lui le sens du devenir, le goût dialectique du bond. Dommage qu'il n'ait pu donner sa mesure, en un temps de bassesse...)

Un jour, les autorités militaires organisèrent un rassemblement au Théâtre de Montpellier, plus rempli que cet œuf qui donne son nom familier à la place qu'il ferme de sa majesté provinciale et baroque. Ayant pour mission de parler au nom de l'Armée, je fus éloquent sans doute, mais surtout violent et farouche, comme pouvait l'être un homme qui venait de perdre quelques-uns de ses meilleurs amis, fusillés, torturés, brûlés vifs et plus assassinés que tués au combat. L'évêque — ou son représentant — regardait avec une certaine épouvante ce jeune capitaine qui, visiblement, semblait peu disposé au pardon des injures et à la charité chrétienne. Je m'en rendis compte. Ce regard m'agaça et je lui racontais à mi-voix, tandis que parlait un autre orateur, l'histoire de ma mère, la petite châtelaine de Fontcendreuse dépossédée, la desdichada. Tout cela, pour lui, était enfoui dans l'escarcelle et dans l'oubli, mais il ne savait trop qu'entendre et si c'était humour ou détermination quand je conclus :

— Mais je vous poursuivrai, oui, je vous poursuivrai devant les tribunaux pour captation d'héritage !

Je retrouve dans le Midi-Libre du dimanche 24 et lundi 25 septembre 1944 ce que je crois être le compte rendu de cette réunion sous le titre : Au Théâtre municipal, imposante manifestation du Front national. A le lire, on a idée de ce qu'était un journal, en ce temps de disette. Mais aussi idée de ce qu'il tenait pour essentiel, en ce temps de civisme.

Certes l'Eglise n'est plus aujourd'hui ce qu'elle fut, cette terrifiante puissance sans laquelle ne se comprend pas l'intime du xixe siècle. La guerre contre Hitler, le travail tenace de quelques fervents pour redonner, au-delà du rituel, du répétitif et de l'usure des mots, un sens à la parole chrétienne, la confrontation avec le fascisme, le tête- à-tête accepté, recherché avec la misère et l'injustice sociale, tout cela réuni a modifié les attitudes. Si j'ai pu écrire : « Quand le pape est bègue, le Christ bafouille », une hiérarchie, un clergé en tout cas, apparaissent, ici et là, de l'Espagne au Salvador, du Brésil aux banlieues, qui parle clair et pour qui le socialisme n'a point visage satanique.

Et puis tenons compte de l'histoire. La tradition de l'Eglise de Montpellier n'est pas de tendresse. Elle a sa part dans l'Inquisition, sa part du sang inexpiable des cathares baignant jusqu'aux chevilles 29

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les soldats de Montfort et de ce Lé vis qui osa se dire de Mirepoix, dans les églises et les ruelles de Béziers. Elle joue son rôle dans la traque des protestants, redoublant de ses prières les ordres de Louvois. Les FFI de la région de Montpellier n'en savaient sans doute rien, pour la plupart, mais leurs armes n'étaient pas seulement tombées du ciel allié, avec les parachutages, récupérées çà et là dans les postes de gendarmerie ou bien à la hâte, avant le repli, sur les morts des patrouilles allemandes. Elles venaient des lointains arse- naux de l'histoire. C'étaient les armes des faïdits, les vengeurs cathares, celles, après, des hommes de Cavallier, cachés dans les bories, les cabanes de pierres sèches, armes de toujours que saisissent les mains chaque fois qu'il ne s'agit pas de défendre seulement sa terre, mais sa foi.

Julien Descamps, comme ses frères, agonisait dans la chambre du haut. Son oncle, Elie Putz était encore de ce monde et gagnait son paradis en portant le brancard des malades de Lourdes. Sa femme versait du café à ses amies — le thé viendra un peu plus tard, dans le midi viticole — en découpant des tranches de gâteau à l'anis. Elle disait sans doute son chapelet lorsque leur lettre parvint à maman Honorine. Elle était nette. La fin imminente de leur neveu Julien les touchait profondément. Mais il y avait plus grave que la mort. C'était le scandale. Pas d'enterrement civil ou la petite serait déshéritée. Alors la matriarche aux lourdes jambes, qui soutenait la maison du fond de son fauteuil de paille, cariatide exténuée, secoua sa fatigue, demanda encore un effort à ce cœur qui palpitait comme une feuille au gré de l'angine de poitrine, oublia sa phlébite et, marche après marche, se hissa dans l'escalier tournant, accrochée d'une main aux barreaux de fer qui supportaient la rampe, de l'autre au bois poli, et commença la montée désolante vers l'aîné de ses fils. Le médecin, qui sortait de la chambre, ferma la porte derrière lui, l'aida à gravir les derniers degrés et, sur le palier, lui dit doucement :

— C'est la fin, ma pauvre Honorine. Il ne passera pas la nuit. Et la vieille dame entra dans la chambre avec ses vêtements de tant

de deuils, portant ses morts, un mari, deux fils, un petit fils, pour s'asseoir pesamment auprès de cet aîné qu'elle allait perdre.

— Maman, dit-il, l'enterrement civil, au moins, comme les autres. — Non, Julien. Non, répondit-elle. Je viens de recevoir une lettre

de ceux de Montpellier. Ils disent qu'ils déshériteront la petite. Laisse venir le curé.

Avec ce Julien-là il n'y eut rien, pas de mot historique, pas de sang jeté à la face du ciel, rien que la sueur, les draps froissés,

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l'époumonnement de l'agonie et ce qui restait vivant dans mon grand-père, le désir éperdu de sauver ce qui pouvait être sauvé de sa famille pris dans la ratière du reniement. Oh ! la belle victoire, Galiléen !

La nouvelle servante — elle avait servi chez Degas qui lui avait offert, quand elle le quitta, deux carnets de croquis que ma mère a perdus — courut jusqu'au presbytère de l'église du Puy chercher le prêtre. Il passa sans un mot parmi les tables du café, sans un regard pour les hommes qui baissaient la tête et obtint de mon grand- père tout ce qu'il voulait — tout ce qu'ils étaient si nombreux à vouloir — ce triomphe qu'ils allaient couronner par l'écrasement d'une orpheline. Puis il partit, et retraversa la salle du café, traînant derrière lui la carcasse du mort, dans la sciure, sur le carrelage de terre cuite.

Je crains qu'on ait peu réfléchi sur le sens profond de l'enterrement civil. Il prend facilement des airs voltairiens, une bruyante allure uniquement anticléricale multipliée par des plaisanteries de croque- morts dans le cortège. En réalité il semble que dans une époque et une situation historique — parfois locale — où le mouvement révolutionnaire organisé n'existe pas, il soit sans doute un des rares moyens de protester contre le monde tel qu'il est, tel que Dieu l'a fait, de commune renommée. On rend Dieu responsable de l'injure de l'univers, ce Dieu qui est présenté, reconnu comme la source de l'ordre et son gardien. On est à l'affût de tout ce qui peut déprécier le nom de Dieu. L'enterrement civil, brutal et scandaleux a tous les caractères de l'insurrection, la soudaineté de la conjuration. N'est-il pas, même, l'insurrection exemplaire, décisive, en ce sens qu'on n'y peut participer qu'une fois. Il est la Grande Nuit, en attendant le Grand Jour, ou le Grand Soir. J'imagine, ainsi, bien des vies, en province, vouées, comme celle du héros de Dino Buzatti dans Le Désert des Tartares, à cette attente d'un événement qui doit venir, au songe et à la méditation sur le geste à faire alors, à cette charge contre le rien, avec le corps offert comme un drapeau. Aujourd'hui, ce combat contre Dieu n'a plus grande signification. Nous avons appris que chaque jour est le jour décisif. Nous savons mener un combat quotidien et notre lexique s'est enrichi de mille mots ordinaires qui frappent de pathos et de vanité le grand cri dont nous attendions tout. Mais, en cette ère où j'en reviens de ma préhistoire, en ce lieu d'origine des miens, cet ultime défi, cette demande à la fin de l'enterrement civil, c'était peut-être le seul mot de négation ou de refus qu'un homme de coeur put opposer à l'oppression.

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Il y avait, parmi les habitués du café Descamps, un ancien berger, bel et brave homme devenu tailleur de pierres, puis entrepreneur de monuments funéraires. C'est avec lui que ma grand-mère se remaria. Joseph Despoux était franc-maçon et socialiste. C'est par lui, encore tout enfant, que j'entendis pour la première fois parler des commu- nistes et jusqu'à la fin de sa vie, sans être un militant, il fut un électeur communiste.

La vie, au café Despoux, continua celle du café Descamps. Maman Honorine mourut et ma mère qui allait sur ses dix, douze ans, venait parfois se mêler aux hommes sur les banquettes ou les chaises. Ils lui demandaient de réciter. Pour eux rien d'autre n'existait qu'Hugo. Il est aujourd'hui de bon ton de le prendre pour peu. Je vois une avant- garde frétillante, experte au saute-mouton des idées, qui comprend mal ce devenir unitaire d'une vie, cette rectitude qu'ils nomment rigidité ou artifice, et cet acharnement de la fin. Du vivant d'Hugo, il en était d'ailleurs de même à Paris. On oubliait l'immonde gloire que Napoléon III devait à la forfaiture et à l'assassinat. Les malins — et hélas, de moins malins, comme Baudelaire — riaient ou souriaient de l'entêtement, de l'acharnement du poète. On trouve qu'il prend la pose, sur son rocher. En ces débuts de la photographie, peut-être fallait-il du temps pour fixer les images. Celle d'Hugo, nette, perdure.

Si à Paris, c'est la haine contre Hugo, le ricanement, le mépris, si les nouvelles écoles, aussi bien le Parnasse que le Symbolisme, dans ces années où j'en suis, le tiennent pour rien, à Figeac il n'en va pas de même. La chansonnette de Paris ne se sifflote pas ici.

« Hugo (Victor). A eu bien tort vraiment de s'occuper de politique », dit Flaubert dans Le Dictionnaire des idées reçues. De ces idées, Figeac, par l'éloignement, a été gardé. On n'y saura même pas que vers ce temps-là, tandis que s'épanouit la Belle Epoque, il y a pourtant une femme, un poète, dont le succès est immense, pour affirmer sa fidélité à Hugo. Il est vrai que c'est la comtesse de Noailles et qu'elle ne cache pas son penchant pour le socialisme.

C'est dans Les Châtiments que ma mère a appris à lire. C'est sur La légende des siècles que s'est exercée sa mémoire, jusqu'au plus minutieux, au plus fantastique, tellement que tout ce que j'ai dit jusqu'ici, le relisant, il me semble l'avoir en ces quelques jours, écrit sous sa dictée. Cette fillette, assise au bord du lit de son père, avait page à page, ligne à ligne, marquant mot à mot de son doigt le chemin du sens, lu, m'a-t-elle dit, entre ses huit et ses douze ans, au moins quatre fois les dix tomes des Misérables. Je garde encore l'édition que, plus tard, jeune fille, elle avait marquée à son nom. C'est cette édition de Lacroix, Verboeckhoven et Cie, à Bruxelles, de 1863, en dix volumes, reliés en chagrin rouge et par moi aussi

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combien de fois relue et par mon fils, que Gambetta, en souci peut- être de devenir député de Cahors et de se gagner des voix sur sa gauche, avait offerte avec sa photographie, à mon grand-père. Il était entré avec deux amis, deux notables républicains, qui n'avaient sans doute encore jamais passé la porte de cette maison où l'on criait un peu trop fort « Vive la sociale » au gré de ces raisonnables adorateurs de Marianne. Il s'était assis au guéridon du fond, près d'une grande fenêtre en ogive — un ancien éventaire du xive siècle — et avait dit à mon grand-père :

— Vous, vous êtes Descamps. Moi je suis Gambetta. Quelque chose nous sépare. Mais Badinguet nous marie.

Puis les choses prirent le tour que l'on sait et la photographie de Gambetta, avec sa signature, alla au fond d'un tiroir, où je l'ai retrouvée.

C'était donc Hugo que ma mère récitait, applaudie par les clients du café pour qui était toujours la plus vive de toutes cette voix, qui dans leur jeunesse, sous l'Empire détesté, avait sauvé du mutisme ou de la bégayante fureur, ces pauvres bouches, aujourd'hui vieillies et peut-être, peut-être un peu plus capables d'exprimer leur refus justifié et leur long rêve. Ils n'avaient à coup sûr pas lu Lafargue et cette bien regrettable brochure qu'il à commise sur Hugo. Ah ! Marx n'a pas eu de chance avec ses gendres... Paul Lafargue, en tout cas, n'a pas, chez Hugo, compris l'essentiel, ce qui demeure et que, selon l'un d'entre eux, « fondent les poètes ». Car le critère de la poésie, c'est d'être toujours actuelle et présente. Elle ne table pas sur ce qui passe et le mal qu'elle dénonce ne porte que momentanément un nom propre. Les acteurs changent mais les emplois subsistent même si l'action avance, un peu, un peu plus chaque fois, tandis que d'impassibles valets de piste, que nous nommons les Dieux, jettent du sable sur le sang, dans l'arène, et le spectacle se poursuit qu'ils nous ont ménagé, jusqu'au beau jour de leur néant où c'est nous qui écrirons la scène.

Elle chantait aussi la petite fille, debout sur la table, tapant du pied comme une danseuse espagnole, tandis que les hommes protégeaient de leur main le verre de café arrosé d'eau-de-vie ou posaient sur la table à côté, la bouteille de vin ou le carafon de marc. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris vraiment ce qu'elle chantait, en dehors des strophes qu'on connaissait à Figeac de L'Internationale, du Temps des cerises et de quelques chansons de la Commune.

(J'ai parlé de cela dans Le Livre des blessures, et quelques années avant, pour le centenaire de la Commune, dans l'Almanach de l'Humanité. )

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Ma mère rentrait tard de l'école où elle enseignait, six heures du soir, peut-être six heures et demie, je ne sais plus, finie la surveillance de « l'étude »... Moi, j'étais déjà au lit, du moins en hiver. Quel âge avais-je alors, cinq, six ans? Non. Pas six ans, puisque je n'allais pas encore en classe... Elle venait s'asseoir tout près de moi, sans prendre le temps de quitter son chapeau et relevait sa voilette pour m'embrasser. « Récite ! » lui disais-je. Elle récitait, comme elle avait appris dans son enfance à elle, de son père et des amis de son père. Presque toujours c'était Hugo, et L'Expiation. Ou bien, parfois je lui disais :

— Chante ! et elle chantait pour moi, d'une voix frêle et juste : Un poète ayant fait un voyage de rêve... Ou bien encore, souvent, une chanson dont j'ai tout oublié sinon que toujours, l'entendant, je me suis endormi dans les larmes :

— 0 Rossel, mon enfant, ta mort sera vengée...

Pourquoi celui-là, Rossel, dont on a si mal parlé — et ce qu'en dit par exemple Lissagaray est pour moi comme une tache dans son admirable livre — oui, pourquoi ce privilège du souvenir pour le seul Rossel ? Sur ce mort, il ne me reste plus qu'une morte à interroger... Mais je sais aujourd'hui ce qu'elle va répondre.

De ce lointain passé elle m'apprend que Rossel, officier d'activé, radical, n'avait en apparence rien à faire dans la Commune ; et qu'il est, aux yeux de l'historien, moins grand, moins ferme, moins décisif' que Delescluze, que Dombrowski, que Flourens, que Varlin, qui se battent, eux, pour une cause qui est la leur depuis toujours et pour ainsi dire de nature. Rossel, lui, c'est autre chose. Lorsqu'il est enfin, trop tard, nommé délégué à la guerre, il est appelé devant la Commune :

— Quels sont vos antécédents démocratiques ? lui demande-t-on. Et Rossel répond :

— Je ne vous dirai pas que j'ai profondément étudié les réformes sociales, mais j'ai horreur de cette société qui vient de livrer si lâchement la France. J'ignore ce que sera l'ordre nouveau du socialisme : je l'aime de confiance, il vaudra toujours mieux que l'ancien.

C'est cette double ignorance qui fait étrangement sa lucidité. Là où d'autres ne voyaient que le combat social, il a vu la lutte nationale. Il a compris que la Commune lutte d'abord pour la France et que Jaurès, plus tard, aura raison de dire :

— Les pauvres n'ont que la patrie. Ce rôle national du prolétariat, que nous avons ensuite mis si

longtemps à dégager — que nous n'avons vraiment compris qu'aux

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congrès de Villeurbanne et d'Arles, sous l'incessant martèlement d'une grande pensée, celle de Maurice Thorez — Rossel déjà le devinait. Pour le reste, alors que se disputent et piétinent les doctrinaires, il faisait confiance. Ce n'est pas un homme de théorie, c'est un homme d'espoir. Il avait vu ce que la classe dont il sortait avait fait de la France et son amour portait désormais le nom du peuple.

Peut-être est-il mort théâtralement. C'est possible. Il voulut commander lui-même le feu, serrer la main de l'officier qui donna l'ordre de tirer. Il y avait en lui, encore, bien des choses qui sentaient la caserne, le dérisoire militaire et il n'était pas de ceux qui mordent, en tombant, la crosse des fusils de leurs bourreaux... Mais il est mort. Mort comme « cet homme des faubourgs qui jamais ne recule » dont parle Hugo. Mort comme ceux du Mur. Mort avec eux, entre le sous- officier Bourgeois et l'employé Ferré. Mort en éclaireur de tous ceux qui lui ressembleraient et qui, aujourd'hui, après lui, comme lui, savent qu'il n'est qu'un chemin pour leur rêve.

— 0 Rossel, mon enfant, ta mort sera vengée... chantait ma mère. Du lointain de la durée, du fond de la tombe, je l'entends. La voix

est frêle, frêle, mais si juste. Et peut-être, dans ma vie, n'ai-je rien fait d'autre, moi, que suivre le fil de cette voix...

Certains de mes amis, Georges Soria en particulier, bon connais- seur des choses de la Commune, n'avaient guère goûté cette prosopopée et mon apologie de Rossel. Et peut-être en effet y a-t-il d'autres protagonistes à illustrer dans les Semaines. Né ailleurs, à Decazeville, tout simplement, à quelques kilomètres, en pays minier, c'est à eux que j'aurais pensé. Mais la raison révolutionnaire ne sort pas toute armée d'une tête immuable. Multiples sont vers le jour les portes et les chemins. Ce n'est pas inutilement que s'est trouvée répudiée depuis quelques années la notion de modèle. Ma voie vers les idées socialistes, la voie figeacoise, la voie familiale, passait par Rossel. Plus tard, une collègue de mon fils au lycée de Sarcelles, Margueritte Rochette, me fit connaître une de ces chanteuses, Simone Bartel, qui, loin du fracas, gardent vive la profonde rumeur de notre peuple. Au cours d'un dîner elle chanta pour moi cette Chanson de Rossel dont j'avais, je le répète, tout oublié, sinon mes larmes et la voix de ma mère, avec ce tintement de cristal massacré :

— 0 Rossel, mon enfant, ta mort sera vengée...

Car enfin, se figure-t-on assez ce que peut être une petite ville — Figeac, à l'époque où j'ouvrais les yeux sur le monde, comptait à peine quatre mille habitants — sans industrie, sans mouvement 35

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ouvrier structuré, que ce soit syndicats ou partis. Toute la vie politique était à deux niveaux et passait d'abord par le filtre des notables. Le travail, en grande partie artisanal, ne tendait point au travailleur le lucide miroir de l'exploitation. Identiquement vêtu, mangeant à la même table, associé à la vie familiale, l'ouvrier était encore fort proche du compagnon, nourrissant dans ses rapports avec le maître parfois de secrètes espérances d'alliance, de cession du fonds ou d'héritage. Et ce que faisait ma mère, chantant la mort et la gloire de Rossel, ce n'était finalement qu'incarner en cet officier né à Montpellier, les dernières paroles audibles par l'histoire d'une bourgeoisie généreuse et qui poursuivait sur son élan une route qui n'était déjà plus la sienne. Un peu plus tard, pour moi, viendront les ouvriers.

Un enfant naquit dans le ménage Despoux, mon oncle André. Ma mère avait alors dix-sept ou dix-huit âns. A la Sainte-Famille, on ne préparait pas au baccalauréat. Elle passa donc le brevet et revint à la maison, regardant grandir son frère, n'ayant plus l'âge de monter sur les tables et de chanter. Sa sœur, Elise, se maria, fort mal, avec un garçon coiffeur de Brive. La visite que ma mère fit un jour aux beaux-parents de sa sœur fut pour elle comme un seau d'ordures jeté au visage.

— Oh ! nous n'avons pas à nous plaindre de la municipalité, ni des dames du couvent, disaient-ils. Ils sont tous très bons avec nous autres, les indigents.

Le lendemain, au matin, revenue à Figeac, ma mère s'habilla, mit les quelques bijoux qui lui restaient de maman Honorine et, chapeautée, gantée, avec tout ce que pouvait revendiquer d'apparat une fille Descamps, sans rien dire aux siens, prit la route qui menait au Terrier, le domaine de Vival, le député-maire, celui dont le nom, chez elle, n'était jamais prononcé. On la fit entrer et Vival lui dit :

— Si je puis, avec la fille de Julien Descamps, réparer quelque chose du mal que j'ai fait au père, il ne faudra pas me dire merci. C'est moi qui serai le débiteur.

(Je ne sais pourquoi — mais enfin, fils d'instituteurs, on accordera quelques excuses à mon goût pour les illustrations de Lavisse — cette démarche de ma mère m'a toujours fait penser à Vercingétorix, allant rendre les armes. Mais Vival, on le voit, avait meilleur fond que César. Ces républicains de la Troisième montraient souvent une autre allure que les parvenus qui ont si longtemps tenu, sous la Cinquième, le haut du pavé.)

Quelques jours plus tard ma mère était nommée institutrice à Autoire, un bourg de merveille au creux d'une vallée, où dix maisons

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peuvent se parer de nom de château. Elle y passa une année, prépara cet examen qu'on nommait alors le Brevet supérieur, y fut reçue première et, mutée à Figeac, se disposa à ce destin de vieille fille qui semblait l'attendre. Elle faisait sa classe à l'école maternelle, adjointe d'une Mlle Laborde, que j'ai connue grosse femme et qui avait été belle femme, du moins selon le goût affiché de Vival. A la fin de l'après-midi, elle rentrait chez elle, aidait un peu au ménage, aux comptes du café, auquel s'ajoutait désormais une épicerie et regar- dait grandir le petit André, tandis que sa sœur, à Brive, mourait en accouchant d'un enfant mort-né. Les choses se gâtèrent un peu aux alentours de 1905, lorsqu'elle fit la connaissance d'un instituteur, de trois ans plus jeune qu'elle, Casimir Marcenac.

Ni sa mère, ni son beau-père n'envisageaient d'un cœur léger son départ d'une maison où sa place semblait à l'avance marquée comme préceptrice du petit frère et plus tard, tante de ses enfants. Et puis, jouait peut-être le vieil antagonisme entre la Châtaigneraie et le Causse? Les Marcenac étaient de Brengues, dans la vallée du Célé, qui creuse dans le calcaire son canon abrupt. Aux temps florissants du vignoble, ils étaient marchands de robinets, un peu colporteurs, un peu chemineaux, rien de très brillant.

Peut-être ce goût nomade leur venait-il de lointaines origines arabes. Le seigneur suzerain du couvent de Sainte-Eulalie, près de Brengues, revenant des croisades, en avait ramené quelques prisonniers sarrazins. Il en fit présent, comme serfs, aux religieuses qu'il inféodait. Les Infidèles devinrent de bons catholiques, trouvè- rent femme et procréèrent dans le coin. Les gens de par là, de haute taille, ont souvent le teint basané, une minceur et une fierté d'allure telles qu'il semble parfois, à croiser un paysan sous un feutre — et jadis sous sa blouse — lointain et courtois, rencontrer un homme du désert.

Mon grand-père paternel, Urbain, lui, était forgeron et s'était établi à Boussac, à une dizaine de kilomètres à l'aval de Figeac. Ma grand-mère, Mélanie, maman Nanie, fort belle femme à la peau douce et mate, aux splendides yeux marrons, connaissait un peu trop son pouvoir sur les hommes et cédait à la vanité de l'exercer. Le grand-père Urbain, à qui son tour de France avait pourtant valu le nom de compagnon de Quercy-la-Gaité, s'en assombrit au point de se donner la mort, par un suicide rigoureusement rural, en se pendant à une poutre de la grange. Il laissait une grande maison, mi- forge, mi-auberge, quelques hectares de terre à tabac, ce qui n'est pas rien, un fusil à piston et son chef-d'œuvre de compagnon, une admirable pipe en fer, faite au marteau et au burin, sans l'aide 37

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d'aucun outil emprunté à un autre corps, miracle de fer forgé, composée d'une jambe de cheval, d'une enclume qui sert de fourneau à la pipe, par l'intermédiaire d'un marteau et d'un tuyau à l'image d'une patte de bœuf. Ma grand-mère était une Lozur, famille aussi de forgerons et de la grande sorte puisque l'un deux, le père de ma cousine, la comédienne Tonia Navar, installant son atelier à Paris, a formé tout ce qui, vers la fin du xixe siècle, et le début du xxe compte en France dans la ferronnerie d'art.

Mais enfin tout ceci laissait indifférents Nathalie et Joseph Despoux. Ils ne voyaient que le départ de leur fille, sans doute aussi les frasques de maman Nanie et s'opposaient radicalement au mariage. Ma mère fit donc ce qu'elle avait coutume de faire dans les circonstances graves. Elle quitta la maison, demanda l'hospitalité à sa cousine, qui devait devenir ma marraine, Elise Bélargé, fille d'une surprenante beauté blonde et qui, modiste à Toulouse comme elle l'était alors à Figeac, finit par coiffer toute la bonne bourgeoisie du Sud-Ouest.

En ces temps, pour un mariage, l'autorisation des parents était requise jusqu'à vingt-cinq ans. Ma mère fit donc tenir aux siens par un avoué de ses amis ce qu'on nommait « les sommations respec- tueuses », qui faisaient obligation aux parents de donner leur accord.

Elle devint Mme Marcenac, s'installa, assez sommairement d'abord, dans le logement de fonction attribué à mon père, et c'est là, au deuxième étage de ce qui avait été l'hôtel particulier d'un Russe libéral réfugié en France, que je naquis, sept ans après leur mariage, le 16 novembre 1913, à trois heures du matin.

Deux traitements d'instituteur, dans la France d'alors, ce n'était pas la richesse, mais c'était presque l'aisance.

Certes, c'est seulement en 1919 que s'améliora vraiment la condition matérielle de l'instituteur. Mais déjà, en 1909, un progrès sensible avait été réalisé, tirant l'instituteur, le maître d'école, de la détresse financière qui était la sienne.

L'instituteur gagne entre mille cent et deux mille deux cents francs par an, les institutrices un peu moins, de mille cent à deux mille. Ajoutons à cela les « études », ce que mon père recevait, en nature, poulets, canards, de ma grand-mère de Boussac. Ce n'était pas mal. En 1919 — il est vrai que la vie augmente — c'est sept mille francs par an pour l'un et l'autre, la classe exceptionnelle, la pension de mutilé de mon père, la prime pour le brevet supérieur... Oui, vraiment, je le redis, l'instituteur qui n'avait qu'un traitement pour faire vivre sa famille restait un malheureux, presque un misérable. Mais un poste

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« Ah, saura-t-on jamais la vérité vraie ? »... Depuis des décennies, sinon des siè- cles, cette interrogation exprime le doute populaire face aux vérités successives vérités officielles dont la seule fonction fut, si souvent, d'enterrer les dossiers brûlants, d'éluder les questions gênantes. Et pourtant, il y avait bien, il y a bien, i y a toujours une vérité vraie. La vérité. S'efforcer d'y atteindre, tel est le but, tel est le seul souci des auteurs dont nouî réunissons les ouvrages dans une collection au titre volontairement provocant titre qui se veut aussi une devise : La Vérité Vraie. Vaste ambition, dira-t-on... Sans doute. Mais ambition réalisable quand la rigueui du chercheur, la sagacité du journaliste, la chaleur de l'écrivain, la sincérité de l'homme s'unissent pour aller jusqu'au bout d'un sujet, jusqu'au fond d'un pro blème. Les difficultés de toute enquête, l'impossibilité parfois d'être vraiment complet, nous entendons d'autant moins les dissimuler que les auteurs les font ici partage à leurs lecteurs. Ensemble ils vont. Ensemble ils avancent. Ensemble ils décou vrent.

Avec Jean Marcenac, ce que nous empruntons, c'est le chemin encore ma balisé qui conduit un intellectuel au communisme. L'irréductible singulariti d'une existence, le bariolage et la diversité d'une destinée, dans leur contribu tion à la prise de position politique et à son affermissement, sont ici parfaite ment mis en évidence. La biographie aère l'histoire, lui donne couleur et chaleur. Un homme, tout ei marchant du même pas que tous les hommes vers un but identique, suit pour 1 parvenir ce qu'il nomme « la voie intérieure». Parce qu'il en tire la leçon, Jeai Marcenac ne renie rien de ce qu'il a été, ni de ce qu'il a fait. Par delà lei calomnies et les clichés, il nous donne à voir la vérité vraie d'un communist< sans réticences; et l'on comprend des lors, qu'il puisse dire: Je n'ai pas perdi mon temps. Qu'il s'agisse des songes et des colères de l'enfance, des influences familiales de la rencontre de la classe ouvrière, du pays natal, du Front Populaire, di l'éloquence, du rugby, du surréalisme, de la lecture, du scandale, de la guerre de la captivité, de la Résistance, de la « guerre froide », de l'amour, de la créatioi poétique, de la peinture, du journalisme, des rencontres, des amitiés ou de l{ mort, ce livre où les mémoires et l'essai se marient à l'anecdote et à l'histoire est avant tout un manifeste de la liberté de l'esprit.

Dessin de couverture: Liliane Carissimi ISBN 2-201-01601-1

80 F 82-VIII --V,- 6205tJ

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