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"Que nous disent les contes ?" Lundi 24 et mardi 25 mai 2010 Palais des parlements - Grenoble 1

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Le colloque est organisé : dans le cadre du programme d’action MONDORAL, avec le soutien du Ministère de la Culture (DGCA et DRAC Rhône-Alpes), du Conseil Régional Rhône-Alpes, du Conseil Général de l’Isère, de la ville de Grenoble, et de la ville de Saint Martin d’Hères. En collaboration avec : l’université de Constantine, le CRDP de Grenoble et MEDIAT Rhône-Alpes. La librairie du colloque est assurée par La Dérive / 10, place Sainte Claire - Grenoble - 04 76 54 75 46 Rens. 04 76 51 21 82 [email protected] www.artsdurecit.com

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Que nous disent les contes ? En collaboration avec l’université de Constantine 24 et 25 mai 2010 Grenoble, Palais du Parlement Aussi loin qu’on remonte dans le temps, les hommes et les femmes ont

progressé en racontant des histoires. Les contes dans leurs spécificités

ont toujours une place essentielle dans ces récits. Quelle que soit la

civilisation, ils ont toujours eu une place centrale dans les littératures

orales ou écrites. Ils sont souvent le moyen d’éduquer, de transmettre

des valeurs, des avertissements, de construire le monde, de le rêver, de

l’inventer, de l’agrandir, de vivre ensemble, de constituer des

communautés et d’être présent dans un lien entre les générations

futures et passées.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Depuis plus de trente ans, en France et dans le monde entier, une

nouvelle génération de conteurs s’est installée, a renoué avec les

répertoires traditionnels, les ont réadaptés, ont inventé de nouvelles

histoires.

Après le colloque de 2008, dont le sujet était : «Transmettre. L’art et la

manière», les questions auxquelles ce nouveau colloque se confrontera

devront s’inscrire au cœur des contes eux mêmes.

C’est autour de douze intervenants venus de France et d’ailleurs,

autour de douze contes qu’ils ont chacun choisis, que nous

construirons un kaléidoscope de sens permettant de comprendre la

nécessité des histoires et des contes dans notre société.

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« Il arrive bien que, lorsqu’une tempête ou un autre malheur envoyé par le Ciel a réduit à néant notre blé en herbe, un petit coin de champ, à l’abri de petites haies ou de buisson qui bordent le chemin, reste intact où quelques épis isolés sont encore debout. Quand le soleil redeviendra clément, ils continueront de croître, seuls et oubliés de tous. Aucune faucille ne viendra les faucher prématurément pour qu’ils aillent remplir les grands greniers. Mais à la fin de l’été, quand ils seront mûrs et pleins, des mains pauvres et pieuses viendront les chercher ; et, après avoir soigneusement noué ensemble les épis posés les uns à côté des autres, estimés bien davantage que ne le sont des gerbes entières, ces mains les porteront chez elles, où pendant tout l’hiver, ils fourniront de quoi manger, et où ils seront peut être même la seule semence pour l’avenir. C’est le sentiment que nous avons quand nous considérons la richesse de la poésie allemande des temps anciens, et que nous voyons ensuite que, de tant de choses, rien ne s’est conservé vivant, que même le souvenir en a été perdu et qu’il ne reste plus que des chants populaires et ces innocents contes du foyer. Les lieux près du poêle, du fourneau de la cuisine, les escaliers du grenier, les jours de fête que l’on célèbre encore, les chemins qui mènent aux pâturages et les forêts, dans leur silence, et, avant tout, l’imagination inaltérée, sont les haies qui les ont préservés et qui les ont transmis d’une époque à l’autre. »

Extrait de la préface de la première édition du tome 1 (1812) des « Contes pour les enfants et la maison »,

collectés par les frères Grimm, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin

aux éditions José Corti.

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Lundi 24 mai

09h30 ACCUEIL DU PUBLIC

DISCOURS D’OUVERTURE

09h50 Patrick Ben Soussan Les fées – p. 07

10h30 DÉBAT

10h40 Kamel Abdou Dièb, fils du sultan – p.10

11h20 DEBAT

11h30 Jean-Louis Maunoury Le sermon -- La lettre – p.15

12h10 DÉBAT 12h30 PAUSE DÉJEUNER

14h00 Henriette Walter Cendrillon et la petite Pantoufle de

verre – p.17

14h40 DÉBAT

14h50 Pépito Matéo Le Chat Botté – p.23 15h30 DÉBAT 15h40 PAUSE

16h00 Suzy Platiel L’orphelin et le lionceau ou pourquoi les arbres perdent leurs feuilles -- Comment naquit le premier blanc – p.27

16h40 DEBAT

17h00 FIN DE LA PREMIERE JOURNEE

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Mardi 25 mai

09h15 ACCUEIL DU PUBLIC

09h30 Rahmouna Mehadji Corne d’or et corne d’argent – p.34

10h10 DEBAT

10h20 Bruno de La Salle Le sac d’argent – p.37

11h00 DÉBAT 11h10 PAUSE

11h30 Nicole Belmont Pieds Sales -- Moitié d’homme –

p.41

12h10 DEBAT 12h30 PAUSE DEJEUNER

14h00 Blanca Calvo Premier amour – p.46

14h40 DÉBAT

14h50 Jean-François Perrin Le dormeur éveillé – p.52

15h30 DEBAT

15h40 Natacha Rimasson Le petit paysan – p.64

16h20 DEBAT

16h40 CLOTURE DU COLLOQUE

17h00 FIN DU COLLOQUE

Seront présents, en qualité d’animateurs pour présenter les intervenants : Martine Cribier, Katy Feinstein, Élisabeth Calandry, Brigitte Charnier,

Robert Briatte et Jean-Louis Bernard.

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Pédopsychiatre, chef du Département de Psychologie Clinique à l’Institut Paoli-Calmettes, Marseille. Il dirige aux éditions Erès la revue Spirale ainsi que les collections « Mille et un bébés », « Même pas vrai », « L’ailleurs du corps » et « 69 ». Il est président de l’Agence Nationale des Pratiques Culturelles autour de la Littérature Jeunesse: « Quand les livres relient ». Patrick Ben Soussan a beaucoup écrit sur la rencontre avec le livre dès l’orée de la vie et il insiste sur l’importance de ces rendez-vous des tout-petits avec l’autre, la culture, la langue, la transmission et le récit.

Les Fées Contes de ma Mère l’Oye de Charles Perrault, XVII° Siècle

Il était une fois une veuve qui avait deux filles ; l’ainée lui ressemblait si fort d’humeur et de visage, qui la voyait voyait la mère. Elles étaient, toutes deux, si désagréables et si orgueilleuses, qu’on ne pouvait vivre avec elles. La cadette qui était le vrai portrait de son père, pour la douceur et l’honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu’on eut su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille ainée, et en même temps, avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse. Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât, deux fois le jour, puiser de l’eau à une grande demi-lieue du logis, et qu’elle en rapportât plein une grande cruche. Un jour qu’elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire.

- Oui-da, ma bonne mère, dit cette belle fille. Et rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l’eau au plus bel endroit de la fontaine et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu’elle bût plus aisément. La bonne femme ayant bu, lui dit :

- Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m’empêcher de vous faire un don (car c’était une fée, qui avait pris la forme d’une pauvre femme de village pour voir jusqu’où irait l’honnêteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu’à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une fleur ou une pierre précieuse.

Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine,

- Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d’avoir tardé si longtemps.

Et en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants.

- Que vois-je là ? Dis sa mère tout étonnée ; je crois qu’il lui sort de la bouche des perles et des diamants ! D’où vient cela, ma fille?

(Ce fut la première fois qu’elle l’appela sa fille) La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants.

- Vraiment, dit la mère, il faut que j’y envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre sœur, quand elle parle ; ne seriez vous pas bien aise d’avoir le même don? Vous n’avez qu’à aller puiser de l’eau à la fontaine et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement.

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– Il me ferait beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine ! – Je veux que vous y alliez repris la mère, et tout à l’heure.

Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d’argent qui fût dans le logis. Elle ne fût pas plutôt arrivée à la fontaine, qu’elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire. C’était la même fée qui avait apparu à sa sœur, mais qui avait pris l’air et les habits d’une princesse, pour voir jusqu’ou irait la malhonnêteté de cette fille.

- Est-ce que je suis venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire ? Justement, j’ai apporté un flacon d’argent tout exprès pour donner à boire à madame, j’en suis d’avis : buvez à même, si vous voulez.

– Vous n’êtes guère honnête, repris la fée sans se mettre en colère. Eh bien ! Puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don que, à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent ou un crapaud.

D’abord que sa mère l’aperçut, elle lui cria : - Eh bien ! Ma fille ? - Eh bien ! Ma mère ?

Lui répondit la brutale en jetant deux vipères et deux crapauds. - O ciel ! s’écria la mère, que vois-je là ? C’est sa sœur qui en est la cause :

elle me le payera. Et aussitôt elle courut pour la battre. La pauvre enfant s’enfuit et elle alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, la rencontra, et la voyant si belle, lui demanda ce qu’elle faisait là toute seule et ce qu’elle avait à pleurer.

- Hélas ! Monsieur, c’est ma mère qui m’a chassé du logis. Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, la pria de lui dire d’où cela lui venait. Elle lui raconta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux, et considérant qu’un tel don valait mieux que tout ce que l’on pouvait donner en mariage à une autre, l’emmena au palais de son père où il l’épousa. Pour sa sœur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d’un bois.

Moralités

L’honnêteté coûte des soins, Et veut un peu de complaisance, Mais tôt ou tard elle a sa récompense Et souvent dans les temps qu’on y pense le moins Les diamants et les pistoles Peuvent beaucoup sur les esprits, Cependant les douces paroles Ont encor plus de force et sont d’un plus grand prix.

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Bibliographie:

Patrick Ben Soussan a publié de nombreux ouvrages dont :

Dolto, si tu reviens, j’annule tout,2008, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés. Les bébés vont au théâtre, avec Pascale Mignon, 2007, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés. L’enfant face à la mort d’un proche, avec Isabelle Gravillon, 2006, éd. Albin Michel. Le cancer est un combat, 2004, éd. Erès, Coll. Même pas vrai. Le baby blues n’existe pas, 2003, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés. Comment ça fonctionne un père ?, 2003, éd. De La Martinière. La grossesse n’est pas une maladie, 2000, éd. Syros. Le bébé imaginaire, 1999, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés.

Et sous sa direction :

Le bébé et le jeu, 2009, éd. Erès, Coll. Les Dossiers de Spirale. Cent mots pour les bébés d’aujourd’hui, 2009, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés. Les souffrances psychologiques des malades du cancer : comment les reconnaître, comment les traiter ?, 2008, éd. Springer. Cancer et recherches en sciences humaines, éd. Erès, Coll. L’ailleurs du corps. Naître différent, 1997, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés (1ère édition 1997). La parentalité exposée, 2007, éd. Erès, Coll. Mille et Un Bébés (1ère édition 2000). L’annonce du handicap autour de la naissance en douze questions – livre (2006, éd. Erès,) et Cd-rom, réalisé sous l’égide de la Fondation de France avec DID Films et « A l’Aube de la vie ». Des psys à l’hôpital : quels inconscients !, 2005, éd. Erès. Le cancer : psychodynamique chez l’adulte, 2004, éd. Erès. Le bébé à l’Hôpital, 1996, éd. Syros (2000 pour la seconde édition). Parents et bébés séparés, 1997, éd. Syros.

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Professeur et docteur d'Etat en Sciences des textes Littéraires. Directeur du Département de langue et Littérature françaises. Université Mentouri. Constantine. Enseigne les théories littéraires. Chercheur en littérature orale. Spécialiste du Conte populaire. Responsable d'une équipe de recherche sur "les productions orales féminines traditionnelles de l'est algérien" Responsable d'une équipe de recherche sur " Femme dans la communauté. Discours et production du sens". Il est fondateur et directeur de la revue Expressions (www.umc.edu.dz/expressions).

Dièb, Fils du sultan Recueilli par Kamel ABDOU

Auprès de feue Madame Zebila Zoubida en 1978, à Jijel

C'est le conte de Dièb, fils du sultan, et il n'y a de sultan que Dieu. Si je me trompe, qu'Il me pardonne. C'est l'histoire d'un sultan qui avait trois femmes : Dehbia, Féddia, et Terkia, qui lui avaient donné un fils chacune. Un jour, il s'adressa à elles, et leur dit :

- Femmes ! Que chacune d'entre vous aille demander à son fils de trouver la signification de l'énigme suivante : L'essence du z'nèd, l'essence des arbres, l'essence des volatiles1.

Elles allèrent consulter leurs enfants, et Féddia revint bientôt : - Ô sultan ! Voici ce que mon fils m'a répondu : L'essence du z'nèd est la

pierre, celle des arbres est le chêne, est celle des oiseaux est l'arbre ! - Femme ! Lui dit le sultan, je renie ton fils.

Terkia revint à son tour, et donna les mêmes réponses. Son fils fut renié par le sultan. Dehbia, dont le fils Dièb, beaucoup moins considéré qu'un berger, était le plus mal aimé, revint chez le sultan et dit :

- Ô sultan ! Voilà la réponse de Dièb mon fils : L'essence du z'nèd est le fusil ! L'essence des arbres est le palmier ! L’essence des volatiles est l'abeille !

Le sultan demanda alors à ses ouzaras2 de préparer un grand bûcher, et d'aller amener Dièb. Ils firent ainsi, et amenèrent Dièb devant le sultan, son père.

- Dièb ! Lui demanda-t-il, qui vaincra le feu ? - Les poitrails des chameaux ! Répondit celui-ci. - Qui vaincra les poitrails des chameaux ? - Leurs cavaliers ! - Qui vaincra les cavaliers ? - Leurs enfants ! - Cette dernière réponse te sauve ! dit le sultan en le giflant violemment. Au

lieu de te faire brûler, je te renie et t'exile de mon royaume !

1 Bien qu'utilisé habituellement pour désigner les oiseaux, le mot "tior" (du verbe "yatir", il vole), pluriel de « ettir », peut désigner tout ce qui vole, ou même ce qui est doté d'ailes, même s'il ne vole pas. On dit ainsi en arabe parlé "èttire edèljèj" pour désigner le poulet. 2 Pluriel de ouazir, ministre.

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Dièb partit, et marcha longtemps, longtemps... Un jour, il arriva devant le jardin du Ghoul3, dont personne n'avait jamais franchi le seuil. Il y entra résolument, et les gens se mirent à crier et se lamenter « Dièb va provoquer notre mort à tous ! Dièb est entré dans le jardin du Ghoul ! Le Ghoul va tout avaler ! » Dièb trouva l'ogre en train de fumer du kif4

- Bienvenue à toi, Dièb fils du sultan ! Dit le Ghoul. Si tu n'étais pas un hôte, je briserais tes os derrière ces montagnes !

- Tu ne me fais pas peur ! répondit Dièb. Je te cherchais ! - Aux épées ou aux gifles5. - A ta guise ! Répondit Dièb.

Ils s'élancèrent l'un contre l'autre en un furieux combat. Les épées étincelaient et s'entrechoquaient, et les râles des combattants avaient des résonances d'ouragan. Le Ghoul, blessé, s'enfuit, perdant son sang. Dièb le suivit à la trace, et descendit derrière lui dans les entrailles de la terre, ou se trouvaient la demeure et le royaume du Ghoul. Comme le sultan, le Ghoul avait trois femmes. Dièb frappa à la porte de la première :

- Ouvre ! Je suis Dièb ! - Chuuut ! Murmura-t-elle. Le Ghoul est là ! - Justement ! Je le cherche, répondit-il. - Alors regarde chez la deuxième femme.

Il frappa à la deuxième porte. - Ouvre ! Je suis Dièb ! - Attention ! S’effraya-t-elle, il est là ! - Je le cherche ! Où est-il ? - Chez la troisième femme

Dièb entre d'autorité chez la troisième femme, et la trouva en train de masser le Ghoul.

- Bienvenue à toi ! dit celui-ci ; si tu n'étais pas un hôte, je briserai tes os derrière ces montagnes !

- Je ne te crains pas, Ghoul ! dit Dièb ; je viens t'achever ! Il se rua aussitôt sur le Ghoul, qu'il massacra de son épée acérée. Les trois femmes se mirent aussitôt à pousser de stridents you-you de joie, manifestant ainsi leur bonheur d'être enfin libérées de la tyrannie du Ghoul. Elles s'appelaient Terkia, Féddia, et Dehbia. Dièb installa alors une corde très longue et très solide pour sortir du royaume du Ghoul, et remonter à la surface de la terre. Mais quand ce fut le tour de Dehbia de monter, elle parla et lui dit :

- Dièb ! Si je monte la première, les gens seront surpris par ma beauté, et ils couperont la corde pour t'empêcher de remonter sur terre et de m'épouser. Monte le premier !

- Non ! Répondit Dièb qui ne cédait jamais devant autrui, monte la première ! - Écoute, lui dit-elle, je te donne ma bague magique. Si jamais on coupe la

corde, et que tu tombes, regarde-la bien : si elle est blanche, tu seras sauvé, mais si elle est noire, alors tu es perdu !

3 L’Ogre 4 Le chanvre indien 5 Traduction littérale de « Il s'agit de choisir entre le combat à mains nues, et le combat à l'épée »

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Elle remonta donc sur terre, et les gens, stupéfaits par tant de beauté, s'écrièrent : - Ainsi, Dièb gardait la plus belle des trois femmes pour lui ! Il ne l'aura pas !

Ils coupèrent la corde de Dièb, et emmenèrent Dehbia chez le sultan. Celui-ci, qui n'était autre que le père de Dièb, décida d'épouser la belle femme, et ordonna les préparatifs du mariage. Dièb, quant à lui, était resté sous terre. Mais après sa chute, il avait constaté que sa bague était devenue blanche. Il marcha longtemps, et traversa un très grand nombre d'oueds. Un jour, il arriva devant une fontaine tarie à laquelle était adossée une jeune fille en larmes, tenant un grand plat de couscous.

- Qu'as-tu, ô jeune fille ? Demanda Dièb. - Je suis la fille du sultan, répondit la jeune fille, et c'est aujourd'hui mon

tour d'être sacrifiée au serpent à sept têtes qui nous tyrannise en retenant l'eau de notre fontaine.

- Donne-moi du couscous, dit Dièb. Il mangea de bon appétit, puis s'endormit après avoir demandé à la jeune fille de le réveiller dès que le serpent sera là. Peu de temps après, le hideux serpent à sept têtes apparu. La jeune fille, terrorisée, se mit à pleurer silencieusement. Une larme tomba alors sur la joue de Dièb, qui se réveilla aussitôt, et vit le monstre avancer, soufflant feu et flammes. Le monstre s'adressa à Dièb, et sa voix avait la résonance du fracas du torrent sur les roches.

- Bienvenue à toi, Dièb fils du sultan ! Si tu n'étais pas un hôte, je briserai tes os derrière ces montagnes !

- Je te cherchais ! Dit Dièb. Approche ! - Prends garde ! Fils du sultan, j'ai sept têtes. - J'aurai sept coups ! Répondit Dièb.

Ils combattirent avec des hurlements inhumains. Dièb évitait les assauts des multiples têtes, et les tranchait l'une après l'autre.

- Voilà ma vraie tête ! Rugit soudain le monstre dont les sifflements stridents fendaient l'air.

- Voilà mon vrai coup ! Répondit Dièb .Et d'un geste, il trancha la tête du monstre.

Aussitôt, l'eau libérée jaillit de la fontaine, et envahit les champs asséchés par le monstre. La jeune fille prit un soulier de Dièb, et courut, éperdue, porter la grande nouvelle au village.

- Que dis-tu là ? Répondit le sultan son père, comment un jeune homme aurait-il pu réussir là où mes nobles et courageux cavaliers ont échoué ?

- Voilà son soulier, père ! - Qu'on m'amène ce preux ! Je lui donnerai ma fille, et la moitié de mon

pouvoir ! Aucun des nombreux candidats qui se présentèrent comme les sauveurs de la communauté ne purent mettre convenablement le soulier de Dièb. C'était toujours ou trop grand, ou trop petit, ou trop étroit...

- Reste-t-il dans le royaume un homme qui n'a pas essayé ce soulier ? - Un pauvre hère d'étranger, qui dort actuellement sous un buisson. - Amenez-le !

On amena Dièb, et la jeune fille le reconnut aussitôt :

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- C'est lui ! C’est lui, père ! - Demande ce que tu veux, ô étranger ! Je te donne ma fille et la moitié de

mon pouvoir. Désires-tu autre chose ? - Je ne veux rien de tout cela, ô sultan ! Donnez-moi seulement un fusil et de

la poudre. - Volontiers ! Mon royaume est désormais le tiens, ô étranger ! Va où tes pas

te mèneront, mais évite cette montagne au loin, d'où monte une fumée. Dièb s'en alla, se dirigeant résolument vers cette montagne. Il marcha longtemps dans cette montagne. Il marchait encore quand il vit un énorme serpent sur le point de dévorer des bébés-hérons. Dièb tua le serpent d'un coup de fusil, et s'endormit près des petits. Quand le héron revint à son nid, il vit Dièb allongé près de ses petits, et s'élança pour lui percer les yeux à coups de becs.

- Vvvvvjjjjj ! Vvvvjjjj ! Piaillèrent les petits, cet homme nous a sauvés du serpent !

Le héron s’arracha alors une plume des plus soyeuses, et se mit à éventer Dièb endormi. Quand celui-ci se réveilla, le héron lui parla :

- Tu as sauvé mes petits. Demande ce que tu veux, et tu seras exaucé ! - Je ne désire qu'une seule chose, lui dit Dièb, c'est de remonter à la surface

de la terre. - C'est faisable. Va chez le berger, et égorge la chèvre qui a une marque.

Ramène sept morceaux, et laisse le reste au berger. Ainsi fit Dièb.

- Monte sur mon dos, lui dit alors le héron. Nous avons sept cieux à traverser pour remonter sur terre. A chaque ciel, mets-moi un morceau de viande dans le bec.

Ils remontèrent ainsi six cieux, mais au septième, Dièb perdit le dernier morceau de viande. Il s'arracha alors un morceau de chair de la cuisse, et le mit dans le bec du héron. Celui-ci s'en rendit compte, et ne l'avala point. Quand ils arrivèrent sur terre, Dièb s'apprêta à partir en remerciant encore le héron, mais celui-ci l'arrêta :

- Attends, Dièb, lui dit-il en lui recollant le morceau de chair. Ce n'était pas nécessaire de faire ça !

Dièb marcha encore longtemps, et arriva au royaume du sultan son père, le jour même où celui-ci allait épouser Dehbia. Celle-ci, voulant savoir si Dièb était remonté sur terre, exigea du sultan qu'il lui offrît une poule en or, et ses six poussins en diamants, vivants. Elle savait que seule sa bague magique, celle qu'elle avait remise à Dièb, pouvait réaliser ce désir. Le sultan ordonna à son joaillier de lui procurer tout cela, sous peine d'être décapité. Or Dièb s'était justement fait recruter comme ouvrier chez ce même joaillier. Grâce à la bague magique, il réalisa ce que le sultan demandait. A la vue de la poule en or et de ses poussins en diamants, Dehbia comprit que Dièb était à nouveau sur terre. Pour s'en assurer, elle exigea un caftan en or, qui sache tenir debout et danser au son de la musique. Dièb le réalisa, et Dehbia comprit qu'il n'était pas loin. Le jour des noces, Dehbia s'envola du milieu de la procession qui la convoyait vers le lit nuptial du sultan, et se retrouva dans le palais que pour elle Dièb fit apparaître en une seconde.

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Mon conte est partit en se consumant, et moi, je suis revenue le long des chemins.

Bibliographie:

Dieb et Loundja. Sept contes Jijellis, 2009, éd. Mentouri (Constantine, Algérie) Conte vs Récit. Eléments de définition, 2009, éd. Mentouri, (Constantine, Algérie) Géographie de la plaie (poèmes), 1988 (1ère édition) édité à al SNED Le sang (nouvelles), édité à Besançon

Il dirige la revue Expressions

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Professeur honoraire des universités, romancier, poète, essayiste. Son intérêt pour la sagesse d’un côté et pour l’humour de l’autre l’ont amené notamment à étudier comment ces deux aspects se conjuguent dans certaines Traditions, juive, arabe, persane, taoïste, zen, etc., et principalement dans la Tradition, majoritairement turcophone, de Nasr Eddin Hodja, sorte de « fou-sage » dont il existe des centaines d’histoires comiques qui circulent des steppes de l’Asie Centrale jusqu’aux rives de la méditerranée.

Le sermon Sublimes paroles et idioties et Nasr EddinHodja

Tout Nasr Eddin, ou presque, recueillies et présentées par Jean-Louis Maunoury, Editions Phébus, collection libretto, 2002

Nasr Eddin, un jour, est de passage dans une petite ville dont l’imam vient de mourir. Les habitants, prenant le voyageur pour un saint homme, lui demandent de prononcer le sermon du vendredi. Il monte en chaire et interpelle la nombreuse assistance :

- Chers frères, savez-vous de quoi je vais vous parler ? - Non, non, font les fidèles, nous ne le savons pas. - Comment ? s’écrie Nasr Eddin en colère, vous ne savez pas de quoi je vais

vous parler dans ce lieu consacré à la prière ! Je n’ai rien à faire avec de tels mécréants.

Et le voilà qui descend de la chaire et quitte la mosquée. Impressionnés dans cette sortie qui les confirment dans leur conviction que l’homme est d’une grande piété, les gens s’empressent d’aller rattraper le Hodja et le supplient de revenir prêcher. Il remonte alors en chaire :

- Chers frères, vous savez peut-être à présent de quoi je vais vous parler ? - Oui, oui, répondent en cœur les fidèles, nous le savons ! - Fils de chien ! tonne Nasr Eddin. Par deux fois, vous m’importunez pour que

je prenne la parole, et vous prétendez savoir ce que je vais dire ! Il quitte alors de nouveau les lieux, laissant derrière lui l’assemblée stupéfaite : que faut-il donc répondre pour qu’un tel saint accepte de répandre ses lumières ? Une des personnes de l’assistance propose que si la question est encore posée, les uns crient : « Oui, oui, nous le savons ! », et les autres : « Non, non, nous ne le savons pas ! » L’idée est retenue, et l’on court chercher le Hodja qui monte en chaire pour la troisième fois :

- Chers frères, savez-vous enfin de quoi je vais vous parler ? - Oui, oui, répondent certains, nous le savons ! - Non, non, crient d’autres, nous ne le savons pas ! - A la bonne heure, conclut Nasr Eddin. Dans ces conditions, que ceux qui

savent le disent aux autres

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La lettre Sublimes paroles et idioties et Nasr Eddin Hodja

Tout Nasr Eddin, ou presque, recueillies et présentées par Jean-Louis Maunoury, Editions Phébus, collection libretto, 2002

Dans la petite ville d’Akshéhir où il habite, Nasr Eddin passe pour très savant. Un jour, une vieille paysanne vient le trouver, une lettre à la main. C’est la première fois qu’elle en reçoit une, et elle ne sait pas lire.

- Nasr Eddin, je te prie, lis moi cette lettre. Pourvu qu’elle ne m’apporte pas une mauvaise nouvelle !

Nasr Eddin prend la lettre et la parcourt des yeux. Au fur et à mesure qu’il avance dans sa lecture, sa physionomie s’assombrit, et soudain il fond en larmes, au grand émoi de la paysanne.

- Ô Nasr Eddin, ne me fais pas languir d’avantage. J’ai perdu ma sœur Aïcha, c’est cela ?

Mais Nasr Eddin continue sa lecture sans répondre et, peu à peu, les larmes laissent place à un sourire de plus en plus épanoui, qui, à la deuxième page, se transforme en un éclat de rire, en un fou rire irrépressible qui l’ébranle jusqu’à son turban. La vieille n’y tient plus :

- Nasr Eddin, tu me feras mourir ! D’abord tu pleures, ensuite tu ris. Aie pitié de moi !

- Ah ! ma bonne vieille, réussit enfin à articuler Nasr Eddin, ne te fais aucun souci. Si je pleure, c’est tout simplement parce que tu ne sais pas lire.

- Mais pourquoi tu ris alors ? - Parce que moi non plus.

Bibliographie:

Principaux ouvrages : - Neuf romans (Gallimard, Mercure de France, Denoël, Robert-Laffont etc...) - Quatre volumes d'histoires de Nasr Eddin Hodja, de 1990 à 2006, publiés aux Editions Phébus - Un essai : Le rire du somnambule -humour et sagesse, 2001, éd. Seuil.

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Henriette Walter est professeur émérite de linguistique à l'Université de Haute Bretagne (Rennes) et a été Directrice du laboratoire de phonologie à l'École Pratique des Hautes Études à la Sorbonne. Elle a rédigé des ouvrages de linguistique très spécialisés aussi bien que des ouvrages de vulgarisation. Henriette Walter est née en Tunisie d’une mère française et d’un père d’origine italienne. Elle apprit très vite à manier les langues : elle parle le français à la maison, l’italien à l’école et entend l’arabe et le maltais dans la rue. "Toute petite, j’aimais l’idée qu’un objet puisse avoir plusieurs noms, que les émotions puissent s’exprimer d’une manière différente"… Elle parvient à convaincre ses parents de la laisser partir étudier l’anglais à La Sorbonne et réussit brillamment le certificat de l’association de phonétique internationale. Sa rencontre avec le linguiste André Martinet sera déterminante. Elle devient sa plus proche collaboratrice et anime dès 1966 un séminaire à l’École Pratique des Hautes Études. Aujourd’hui, Henriette Walter est reconnue comme l’une des grandes spécialistes internationales de la phonologie, parle couramment quatre langues.

Cendrillon ou

La petite Pantoufle de Verre Contes de ma Mère l’Oye de Charles Perrault, XVII° Siècle

Il était une fois un gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. Le mari avait de son côté une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple : elle tenait cela de sa mère qui était la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plutôt faites, que la belle mère fit éclater sa mauvaise humeur : elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendait ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison : c’était elle qui nettoyait la vaisselle et les marches de l’escalier, qui frottait la chambre de madame et celles des mesdemoiselles ses filles ; elle couchait tout en haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu’à la tête. La pauvre fille souffrait tout avec patience, et n’osait se plaindre à son père, qui l’aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu’elle avait fait son ouvrage, elle allait se mettre au coin de la cheminée, et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu’on l’appelait communément dans le logis Cucendron. La cadette, qui n’était pas si malhonnête que son aînée, l’appelait Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits ne laissait pas d’être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues magnifiquement. Il arriva que le fils du roi donna un bal et qu’il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le pays. Les voilà bien aises, et bien occupées à choisir les habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon, car c’était elle qui repassait le linge de ses sœurs, et qui empesait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s’habillait.

- Moi, dit l’aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre.

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– Moi, dit la cadette, je n’aurai que ma jupe ordinaire ; mais, en récompense, je mettrai mon manteau à fleurs d’or et mon bandeau de diamants, qui n’est pas des plus indifférentes.

On envoya querir la bonne coiffeuse, pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches à la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis ; car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s’offrit même à les coiffer, ce qu’elles voulurent bien. En les coiffant, elles lui disaient :

– Cendrillon, serais-tu bien aise d’aller au bal ? – Hélas ! mesdemoiselles, vous vous moquez de moi ; ce n’est pas là ce qu’il

me faut. – Tu as raison, on rirait si on voyait un Cucendron aller au bal.

Une autre que Cendrillon les auraient coiffées de travers ; mais elle était bonne ; elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets, à force de les serrer, pour leur prendre la taille plus menue, et elles étaient toujours devant leur miroir. Enfin l’heureux jour arriva ; on partit et Cendrillon les suivit des yeux, le plus longtemps qu’elle le put. Lorsqu’elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine, qui la vit toute en pleurs, lui demanda ce qu’elle avait.

- Je voudrais bien… Je voudrais bien… Elle pleurait si fort qu’elle ne put achever. Sa marraine, qui était fée, lui dit :

– Tu voudrais bien aller au bal, n’est-ce pas ? – Hélas ! Oui, lui dit Cendrillon en soupirant. – Eh bien ! Seras-tu bonne fille ? dit sa marraine ; je t’y ferais aller.

Elle la mena dans sa chambre, et lui dit : - Vas dans le jardin, et apporte-moi une citrouille.

Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu’elle put trouver, et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille pourrait la faire aller au bal. Sa marraine la creusa, et, n’ayant laissé que l’écorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitôt changée en beau carrosse tout doré. Ensuite elle alla regarder dans la souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris était aussitôt changée en un beau cheval, ce qui fit un bel attelage de six chevaux d’un beau gris de souris pommelé. Comme elle était en peine de quoi elle ferait un cocher :

- Je vais voir, dit Cendrillon, si il n’y a pas quelque part un rat dans la ratière, où il y avait trois gros rats.

La fée en prit un d’entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et, l’ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avait les plus belles moustaches qu’on ait jamais vues. Ensuite, elle lui dit :

- Va dans le jardin, tu trouveras six lézards, derrière l’arrosoir ; apporte-les moi.

Elle ne les eut pas plus tôt apportés, que la marraine les changeas en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s’y tenaient attachés comme s’ils n’eussent fait autre chose de toute leur vie.

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La fée dit alors à Cendrillon : - Eh bien ! voilà de quoi aller au bal, n’es-tu pas bien aise ? - Oui, mais est-ce que j’irais comme cela avec mes vilains habits ?

Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits d’or et d’argent, tous chamarrés de pierreries : elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse ; mais sa marraine lui recommanda sur toutes choses, de ne pas passer minuit, l’avertissant que si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses vieux habits reprendraient leur première forme. Elle promit à sa marraine qu’elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, qu’on alla avertir qu’il venait d’arriver une grande princesse qu’on ne connaissait point, courut la recevoir. Il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n’entendait qu’un bruit confus : « Ah ! Qu’elle est belle ! » Le roi même tout vieux qu’il était, ne se lassait pas de la regarder, et de dire tout bas à la reine qu’il y avait longtemps qu’il n’avait vu une si belle et une si aimable personne. Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables, pourvu qu’il se trouvât des étoffes assez belles et des ouvriers assez habiles. Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite, il la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grâce, qu’on l’admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il était occupé à la considérer. Elle alla s’asseoir auprès de ses sœurs, et leur fit milles honnêtetés ; elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés ; ce qui les étonna fort, car elle ne le connaissait point. Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts ; elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s’en alla le plus vite qu’elle put. Dès qu’elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine, et après l’avoir remerciée, elle lui dit qu’elle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, les deux sœurs heurtèrent à la porte ; Cendrillon alla leur ouvrir.

- Que vous êtes longtemps à revenir ! Leur dit-elle en baillant. Et, se frottant les yeux et en s’étendant comme si elle n’eût fait que de se réveiller : elle n’avait cependant pas eu envie de dormir depuis qu’elles s’étaient quittées.

- Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée ; il est venu la plus belle princesse qu’on puisse jamais voir ; elle nous a fait mille civilités ; elle nous a donné des oranges et des citrons.

Cendrillon ne se sentait pas de joie : elle leur demanda le nom de cette princesse ; mais elles lui répondirent qu’on ne la connaissait pas, que le fils du roi en était très en peine, et qu’il donnerait toute chose au monde pour savoir qui elle était. Cendrillon sourit, et leur dit :

- Elle était donc bien belle ? Mon Dieu ! Que vous êtes heureuses ! Ne pourrais-je donc pas la voir ?

- Hélas ! Mademoiselle Javotte, je suis de cet avis ! Prêtez votre habit à un vilain Cucendron comme cela ! Il faudrait que je fusse bien folle !

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Cendrillon s’attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle aurait été grandement embarrassée si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit. Le lendemain, les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d’elle et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s’ennuyait point, et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu’elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu’elle ne croyait pas qu’il fût encore onze heures : elle se leva, et s’enfuit aussi légèrement qu’aurait fait une biche. Le prince la suivit, mais ne put l’attraper. Elle laissa tomber une des pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle, bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais, et avec ses méchants habits ; rien ne lui étant resté de sa magnificence, qu’une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu’elle avait laissé tomber. On demanda aux gardes du palais s’ils n’avaient point vu sortir une princesse : ils dirent qu’ils n’avaient vu sortir personne qu’une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l’air d’une paysanne que d’une demoiselle. Quand les deux sœurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s’étaient encore bien diverties, et si la belle dame y avait été ; elles lui dirent que oui, mais qu’elle s’était enfuie lorsque minuit avait sonné, et si promptement qu’elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde ; que le fils du roi l’avait ramassée, et qu’il n’avait fait que la regarder tout le reste du bal, et qu’assurément il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle. Elles disaient vrai ; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier, au son de trompe, qu’il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle. On commençait à l’essayer aux princesses, ensuite aux duchesses, et à toute la cour, mais inutilement. On la porta aussi chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle dit en riant :

- Que je vois si elle ne me serait pas bonne ! Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d’elle. Le gentilhomme qui faisait l’essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était très juste, et qu’il avait ordre de l’essayer à toutes les filles. Il fit ensuite asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu’elle y entrait sans peine, et encore quand Cendrillon tira de sa poche l’autre petite pantoufle qu’elle mit à son pied. Là-dessus, arriva la marraine, qui, ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les firent devenir encore plus magnifiques que tous les autres. Alors, ses deux sœurs la reconnurent pour la plus belle personne qu’elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds, pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu’elles lui avaient fait souffrir. Cendrillon les releva, et leur dit, en les embrassant, qu’elle leur pardonnait de bon cœur, et qu’elles les priaient de l’aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était. Il la trouva encore plus belle que jamais ; et, peu de jours après, il l’épousa. Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au palais et les maria, dès le jour même, à deux grands seigneurs de la cour.

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Moralités

La beauté, pour le sexe, est un rare trésor. De l’admirer jamais on se lasse ; Mais ce qu’on nomme bonne grâce Est sans prix, et vaux mieux encor. C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa marraine, En la dressant, en l’instruisant, Tant et si bien qu’elle en fit une reine ; Car ainsi sur ce conte on va moralisant. Belles, ce dont vaut mieux que d’être bien coiffées. Pour engager un cœur, pour en venir à bout, La bonne grâce est le vrai don des fées ; Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.

C’est sans doute un grand avantage D’avoir de l’esprit, du courage, De la naissance, du bon sens, Et d’autres semblables talents, Qu’on reçoit du ciel en partage. Mais vous aurez beau les avoir, Pour votre avancement ce seront des choses vaines, Si vous n’avez, pour les faire valoir, Ou des parrains, ou des marraines.

Bibliographie:

Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel, (en collaboration avec André MARTINET), 1973, éd. Droz. La dynamique des phonèmes dans le lexique français contemporain, (Préface d'André Martinet), 1976, éd. Droz. La phonologie du français, 1977, éd. P.U.F. Enquête phonologique et variétés régionales du français, (Préface d'André Martinet), 1982, éd. P.U.F., coll. Le linguiste. Cours de gallo, 1er niveau, 1985-86, et 2e niveau, 1986-87, Centre National d'Enseignement à distance (C.N.E.D), Ministère de l'Education Nationale. Le français dans tous les sens, 1988, éd. Robert Laffont, Préface d'André Martinet, Grand prix de l'Académie

française 1988. Bibliographie d'André Martinet et comptes rendus de ses œuvres, (en collaboration avec Gérard WALTER), 1988, éd. Peeters. Des mots sans-culottes, 1989, éd. Robert Lafont. Dictionnaire des mots d'origine étrangère, (en collaboration avec Gérard WALTER), 1991, éd. Larousse, Nouvelle édition revue et augmentée 1998. L'aventure des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, 1994, éd. Robert Laffont, Préface d'André Martinet, Prix spécial du Comité de la Société des Gens de Lettres et Grand Prix des Lectrices de ELLE, 1995. L'aventure des mots français venus d’ailleurs,1997, éd. Robert Laffont, Prix Louis Pauwels 1998. Le français d’ici, de là, de là-bas, 1998, éd. J. C. Lattès.

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Dictionnaire du français régional de Haute-Bretagne, (en collaboration avec Philippe BLANCHET), 1999, Bonneton. « Le français, langue d’accueil : chronologie, typologie et dynamique - French, an accommodating language : the Chronology, Typology and Dynamics of Borrowing », in Le français, langue d’accueil ?, ouvrage bilingue publié sous la dir. de Sue Wright, à l’occasion du colloque tenu à l’Université d’Aston (7 mai 1999), et consacré principalement aux travaux d’Henriette Walter sur les emprunts du français à l’anglais et aux autres langues, Clevedon, England, Multilingual Matters, 2000. Honni soit qui mal y pense ou l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais,2001, éd. Robert Laffont. L’étonnante histoire des noms des mammifères. De la musaraigne étrusque à la baleine bleue (en coll. avec Pierre AVENAS), 2003, éd. Robert Laffont. Arabesques. L'aventure de la langue arabe en Occident, (en coll. avec Bassam BARAKÉ), 2006, éd. Robert Laffont et éd. du temps. La mystérieuse histoire des noms des oiseaux, du minuscule roitelet à l'albatros géant, (en collab. avec Pierre AVENAS), 2007, Robert Laffont. Chihuahua, zébu et Cie (en collab. avec Pierre AVENAS, 2007, éd. Seuil, coll. Points. Bonobo, gazelle et Cie (en collaboration avec Pierre AVENAS), 2008, éd. Seuil, coll. Points. Aventures et mésaventures des langues de France, 2008, éd. du temps. Elle a également écrit environ 350 articles publiés dans des revues de plusieurs pays.

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Conteur. Il est l'un des artistes-conteurs du mouvement du renouveau du conte en France. Il a également une activité éditoriale assez soutenue. En parallèle, il est chargé de cours depuis 20 ans au département Théâtre de l’université Paris 8 Saint Denis (93) et formateur au CNAC (école nationale du cirque de Chalons en Champagne et auteur. La langue acérée de Pépito Matéo oscille entre humour et poésie pour mieux toucher au cœur. Il fait partie de ces artistes « indispensables » capable de dire la folie du monde tout en gardant cette légèreté salvatrice, cette jubilation de la parole vagabonde qui nourrit et qui fait sens. Pépito Matéo est avant tout un détourneur de mots, un joyeux fou, bavard et allumé, qui trace son propre chemin dans la forêt de l’imaginaire contemporain.

Le Maître Chat ou

Le Chat botté Contes de ma Mère l’Oye de Charles Perrault, XVII° SiècleUn meunier ne laissait pour tous biens, à trois enfants qu’il avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits ; ni le notaire ni le procureur n’y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le patrimoine.

L’aîné eut le moulin, le second eut l’âne, et le plus jeune n’eut que le chat.

Ce dernier ne pouvait se consoler d’avoir un si pauvre lot : « Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble ; pour moi, lorsque j’aurais mangé mon chat et que je me ferais un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. » Le chat, qui entendit ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit d’un air posé et sérieux :

- Ne vous infligez point, mon maître ; vous n’avez qu’à me donner un sac, et me faire une paire de botte, pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous le croyez.

Quoique le maître du chat ne fît pas grand fonds là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour prendre des rats et des souris, comme il se pendait par les pieds, ou qu’il se cachait dans la farine pour faire le mort, qu’il n’en désespéra pas d’en être secouru dans la misère. Lorsque le chat eut ce qu’il lui avait demandé, il se botta bravement ; et mettant son sac à son coup, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s’en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac, et, s’étendant comme s’il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac, pour manger ce qu’il y avait mis. A peine fut-il couché, qu’il eut contentement ; un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître chat, tirant aussitôt les cordons, le prit et le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s’en alla chez le roi, et demanda à lui parler. On le fit monter à l’appartement de Sa Majesté, où étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit :

- Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (c’était le nom qu’il lui prit en gré de donner à son maître) m’a chargé de vous présenter sa part.

- Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie, et qu’il me fait plaisir.

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Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert, et lorsque deux perdrix y firent entrées, il tira les cordons, et les prit toutes les deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire. Le chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, de porter de temps en temps, au roi, du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu’il sut que le roi devait aller à la promenade, sur le bord de la rivière, avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître :

- Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n’avez qu’à vous baigner dans la rivière, à l’endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.

Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu’il se baignait, le roi vint à passer, et le chat se mit à crier de toute sa force :

- Au secours ! Au secours ! Voilà le marquis de Carabas qui se noie ! A ce cri, le roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu’on alla vite au secours de M. le marquis de Carabas. Pendant qu’on retirait le pauvre marquis de la rivière, le chat s’approchant du carrosse, dit au roi que, dans le temps que son maître se baignait, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu’il eût crié au voleur ! De toute sa force : le drôle les avait cachés sous une grosse pierre. Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d’aller quérir un de ses plus beaux habits, pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses ; et comme les plus beaux habits qu’on venait de lui donner relevaient de sa bonne mine, (car il était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré, et le marquis de Carabas ne lui eut pas plus tôt jeté deux ou trois regards fort respectueux et un peu tendres, qu’elle en devint amoureuse à la folie. Le roi voulut qu’il montât dans son carrosse, et qu’il fût de la promenade. Le chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devant : et ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit :

- Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme de la chair à pâté.

Le roi ne manqua pas de demander aux faucheurs à qui était ce pré qu’ils fauchaient :

- C’est à M. le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble ; car la menace du chat leur avait fait peur.

- Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas. - Vous voyez, sire, répondit le marquis ; c’est un pré qui ne manque point de

rapporter abondamment toutes les années. Le maître chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit :

- Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites pas que tous ces blés appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme de la chair à pâté.

Le roi, qui passa un moment après, voulait savoir à qui appartenaient tous les blés qu’il voyait.

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- C’est à M. le marquis de Carabas, répondirent les moissonneurs. Et le roi s’en réjouit avec le marquis. Le chat, qui allait devant le carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu’il rencontrait, et le roi était étonné des grands biens du marquis de Carabas. Le maître chat arriva enfin dans un beau château, dont le maître était un ogre, le plus riche qu’on ait jamais vu ; car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château. Le chat eut soin de s’informer qui était cet ogre, et ce qu’il savait faire, et demanda à lui parler, disant qu’il n’avait pas voulu passer si près de son château sans avoir l’honneur de lui faire la révérence. L’ogre le reçut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer.

- On m’a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d’animaux ; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant.

- Cela est vrai répondit l’ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m’allez voir devenir lion.

Le chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu’il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes, qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelques temps après, le chat, ayant vu que l’ogre avait quitté sa première forme, descendit, et avoua qu’il avait eu bien peur.

- On m’a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux ; par exemple, de vous changer en un rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.

- Impossible ? Repris l’ogre, vous allez voir ; et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le chat ne l’eut pas plutôt aperçue, qu’il se jeta dessus, et la mangea. Cependant, le roi, qui vit en passant le beau château de l’ogre, voulut entrer dedans. Le chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur le pont-levis, courut au devant, et dit au roi :

- Votre majesté soit la bienvenue dans ce château de M. le marquis de Carabas.

- Comment, monsieur le marquis, s’écria le roi, ce château est encore à vous ? Il ne peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces bâtiments qui l’environnent ; voyons les dedans s’il vous plaît.

Le marquis donna la main à la jeune princesse ; et, suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle, où ils trouvèrent une magnifique collation, que l’ogre avait fait préparer pour ses amis, qui le devait venir voir ce même jour-là, mais qui n’avaient pas osé y entrer, sachant que le roi y était. Le roi, charmé par les bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que sa fille, qui en était folle, et voyant les grands biens qu’il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups :

- Il ne tiendra qu’à vous, monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre. Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l’honneur que lui faisait le roi ; et dès le même jour il épousa la princesse. Le chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir.

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Moralités Quelque grand que soit l’avantage De jouir d’un riche héritage

Venant à nous de père en fils, Aux jeunes gens pour l’ordinaire,

L’industrie et le savoir-faire Valent mieux que des biens acquis. Si le fils d’un meunier, avec tant de vitesse, Gagne le cœur d’une princesse, Et s’en fait regarder avec des yeux mourants, C’est que l’habit, la mine et la jeunesse, Pour inspirer de tendresse, Ne sont pas des moyens toujours indifférents.

Bibliographie :

Dernier rappel, 2009, Paradox. Pola, 2006, éd. Paradox. Parloir, 2006, éd. Paradox. Le conteur et l'imaginaire, 2005, éd. Edisud. Urgence, 2003, éd. Paradox. Bouche cousue (avec Gigi Bigot), 2001, éd. Didier Jeunesse. Le petit Cepou, 1998, éd. Syros. Insomnie, 1997, éd. La Loupiote. Itinéraire Bis, 1997, éd. La Loupiote. Rêve-Errance, 1997, éd. La Loupiote.

Discographie :

Le Chemin des mots - Livre CD - La Loupiote Suikiri et autres histoires - CD - L’Autre Label Urgence - CD - L’Autre Label Pola - CD - L’Autre Label

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Ethnolinguiste, africaniste (Burkina Faso). Elle porte un fort intérêt, en parallèle à ses recherches en linguistique, aux méthodes d’éducation et à leurs recherches dans les sociétés orales, sans école et sans écriture. Dans cette optique, elle a travaillé sur le conte dans l’éducation. Elle a fait partie de l’équipe du CNRS dirigée par Geneviève Calame-Griaule « Littératures en Afrique de l’Ouest ».

L’orphelin et le lionceau ou

Pourquoi les arbres perdent leurs feuilles Conte Sanan (Afrique de l'Ouest)

Recueilli et traduit par Suzanne Platiel Voici mon conte qui vient… Un enfant naquit et, ce même jour, une lionne mit au monde un enfant. Et ce petit enfant qui était né, il eut à peine le temps de grandir et voilà que son père vint à mourir ; puis ce fut au tour de sa mère de mourir aussi. De son côté, notre petit lionceau perdit aussi son père, mais sa mère, elle, demeura en vie. Et comme le petit enfant humain était maintenant tout seul, alors, un jour, l’enfant se leva et partit se promener en brousse. Il partit donc en brousse et voilà qu’il rencontra le petit lionceau. Ils se rencontrèrent, ils devinrent tous deux amis, le petit humain et le lionceau ! Ils virent une grotte et l’enfant en fit sa maison ; et ils restèrent ensemble ainsi, toujours, toujours ; et quand la maman lionne revenait avec de la viande, le petit lionceau en réservait une part pour le petit enfant humain et venait la lui donner ! Et, jour après jour, jour après jour, c’était ainsi… Puis les deux enfants grandirent ; et notre lionceau se mit à réfléchir ;

- Eh bien ! Si je laisse ici cet enfant humain, ma mère qui est là, elle va tuer cet enfant humain.

Et, sur ce, il s’en vint dire à l’enfant humain : - Si tu es d’accord, moi, je pense tuer ma mère ; et ainsi nous pourrons

vraiment être des amis, ensemble. - Ça, c’est une très bonne idée…

Et depuis, chaque fois que la mère lionne sortait pour aller chercher du gibier en brousse, ils sortaient de leur côté et ils allaient creuser un trou sur son trajet, puis ils s’en retournaient et venaient s’asseoir dans la maison. Et tous les jours ils agissaient ainsi ! Et, un jour, ce trou fut assez profond ; alors ils le recouvrirent. Un peu plus tard, voilà la lionne qui revient portant le cadavre d’un hippotragus sur sa tête ; et comme elle venait sans prendre garde, son pied, soudain, glissa dans le trou et, toute entière, elle s’enfonça dedans. Et alors, les enfants s’approchèrent ; ils lui lancèrent des pierres et la frappèrent ainsi jusqu’à ce qu’elle soit morte. Après cela, le lionceau et le petit d’homme restèrent ainsi ensemble, en amis ; ils vécurent ensemble ainsi. Mais, un jour, le petit d’homme atteignit l’âge de la circoncision ; et voilà qu’il alla s’asseoir, silencieux et le visage tout renfrogné :

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- Mais qu’est-ce que tu as ? lui demanda son ami. - Rien… - Tu veux rentrer chez toi ? - Non !

Alors, le jeune lion se mit à réfléchir : - Ah ! Ah ! Je vois, je vois ! Quand les enfants humains arrivent à cet âge, il

arrive parfois qu’on les circoncise. Et aussitôt, il saisit son ami et le circoncit. Á quelques temps de là, notre jeune garçon était devenu un adulte ; il avait grandi, il avait atteint l’âge de mettre un caleçon et, de nouveau, le voilà qui s’assoit, silencieux et le visage renfrogné.

- De quoi as-tu envie maintenant ? - De rien… - Tu veux rentrer chez toi - Non !

Alors, de nouveau, notre lion se mit à réfléchir : - Ah ! Ah ! Quand les enfants humains arrivent à cet âge, quelque chose de

blanc se trouve parfois sur leur derrière. Et le voilà qui s’en va à la rencontre des Mossi, sur le chemin (c’était des marchands). Il les attrapa, les battit, prit leurs caleçons, s’en revint à la maison et les lui donna. Plus tard, le voilà qui recommence à s’asseoir silencieux et le visage renfrogné !

- Mais de quoi as-tu donc encore envie ? - De rien… - Tu veux rentrer chez toi ? - Non… - Tu as la nostalgie de tes parents ? - Non ! - Ah ! Ah ! Quand les enfants humains arrivent à cet âge, je vois… il arrive

parfois qu’ils soient par paire ! se dit le lion. Et le voilà qui sur le champ s’en va à la rencontre des marchands. Il attrapa l’un d’eux, le battit, lui prit sa femme et s’en revint à la maison la donner à son ami. Et tous trois vécurent ensemble ainsi. Il n’était plus triste, ils vivaient ensemble ainsi… Ils vivaient ensemble… Et cela dura un certain temps. Puis le désir d’aller chez lui s’empara de lui et, de nouveau, le voilà qui recommence à faire une mine renfrognée.

- De quoi as-tu envie encore ? - De rien… - Tu as la nostalgie des tiens ? - Hum… - Mais lève-toi et va-t’en donc chez toi leur rendre visite ; et puis reviens !

Alors, le petit d’homme s’en fut et revint chez lui. A son arrivée, tous les gens du village se précipitèrent :

- Mais d’où tu sors ? D’où sors-tu donc maintenant ? Où étais-tu ? - Je suis dans la forêt. - Avec qui ? Avec toutes ces choses mauvaises qui sont en brousse ! - Je suis avec un lion. - Quoi ? Avec quoi as-tu dit que tu étais ?

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- Avec un lion. - Si une fois tu as mis de la viande de lion dans ta bouche, tu ne penseras plus qu’à aller chasser les lions en brousse ! Donc ! Attends ! On va te faire un arc et te le donner ! - Non ! Je ne veux pas d’arc ! - Voyons ! Attends ! On va faire un arc et te le donner, et, une fois parti, tu

tueras ce lion. De nouveau, il affirma qu’il n’en voulait pas ; mais ils lui firent un arc, ils prirent des flèches, ils versèrent du poison dessus et lui donnèrent le tout en lui recommandant :

- Méfie-toi ! Si seulement tu frôles cela et si, par malheur, tu saignes si peu que se soit, c’en est fini de toi !

Et, sur ce, il se prépara et s’en alla avec son arc. Or, dès qu’il arriva, il vit que le lion avait réfléchi de son côté ; il était allé attaquer des Mossi ; il les avait battus et il leur avait pris leur arcs ; et il les avait mis de côté pour notre jeune homme afin que, lui aussi, puisse aller chasser avec lui. Alors, à minuit, voilà notre jeune homme qui se lève et commence à s’approcher du lion, son arc tendu à l’extrême, pour enfoncer une flèche dans le cœur du lion. Mais ses yeux se mirent à verser des larmes et il retourna se coucher en pleurant ! Puis, de nouveau, le voilà qui se lève et qui s’approche, l’arc tendu, pour enfoncer une flèche dans le cœur du lion ; et, de nouveau, ses yeux se mettent à verser des larmes et il retourne se coucher en pleurant. Le voilà, pour la troisième fois : il tend son bras vers le lion et, d’un coup, il tire sur le lion ; puis aussitôt, il passe et va se coucher brusquement. Il s’était étendu derrière sa femme. Le lion, lui, avait soudain bondi ; en se traînant, il fit le tour de la forêt ; puis s’en retourna, revint, prit le pied de son ami et le pressa en disant :

- Oh !... Ce n’est pas possible ! Ce ne peut pas être mon ami qui m’ait fait cela !

Et, en même temps, il prenait le pied de son ami, il le pressait, il le laissait retomber ; il repartait errer dans la forêt, derrière ; il se retournait, il revenait… Et voilà que, la troisième fois, il revint, entra, se coucha et mourut tout d’un coup, misérablement. Alors, le petit d’homme se leva, se mit à courir et arriva chez lui en criant :

- Je l’ai tué ! Et tout le monde vint ; on le prit et on revint au village avec la dépouille du lion. Et comme ils allaient, quant ils passaient auprès des arbustes, avec la dépouille du lion la voix de la forêt disait :

- Je te l’avais bien dit ! Si tu prends soin d’un épi de mil, cela vaut encore mieux que de prendre soin d’un petit d’homme ! Les humains ne sont pas de notre espèce.

Et chaque fois que le petit d’homme passait auprès d’un arbre, avec la dépouille du lion, les feuilles de cet arbre tombaient comme des larmes… et il passait… et les feuilles des arbres tombaient comme des larmes… et il passait… Ainsi, il continua son chemin et rentra chez lui. Et c’est pour cela que j’ai semé mon conte.Mon gros conte a mûri, complètement.

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Comment naquit le premier Blanc Conte Sanan (Afrique de l'Ouest)

Recueilli et traduit par Suzanne Platiel

Quand mon conte se sème… Il y avait une femme qui était enceinte. Sa grossesse avait déjà durée un an, et son enfant ne naissait toujours pas. Or, un jour qu’elle était partie en brousse charger du bois, elle en ramassa tant et tant qu’elle ne parvint pas à mettre son fagot sur sa tête. Alors, elle s’écria :

- Eh quoi ! N’y a-t-il personne ici pour m’aider à mettre mon fagot sur ma tête ? Aussitôt son enfant, de dedans son ventre, lui répondit :

- Eh quoi donc, mère ! Moi, ne suis-je pas une personne pour que ta bouche prétende qu’il n’y a personne ici ?

Et il sortit de son ventre, l’aida à charger son fardeau, puis rentra à nouveau dans le ventre de sa mère. Et, depuis ce jour, chaque fois que la femme allait en brousse chercher son bois, la même scène se reproduisait, toujours, toujours. Or, cette situation intrigua la vieille du village :

- Vraiment, cette femme enceinte, plus d’un an est passé, elle n’accouche toujours pas, elle s’en va toute seule en brousse chercher son bois, elle ramasse un énorme fagot et elle le rapporte à la maison. Avec son gros ventre, comment parvient-elle à le charger sur sa tête ? Il faut que j’en aie le cœur net.

Donc, le lendemain, elle partit très tôt et alla se cacher en brousse. Quand la femme arriva, elle commença par ramasser son bois, plein, plein, plein, puis :

- Eh quoi ! N’y a-t-il personne pour m’aider à mettre mon fagot sur ma tête ? - Mère ! Toi aussi ! Toujours, toujours, tu prétends qu’il n’y a jamais personne pour charger

ton bois ! Et moi donc ! Ne suis-je pas une personne ? Et, sur ce, son enfant sorti de son ventre, l’aida à charger son fardeau, puis retourna s’installer, bien à l’abri, dans le ventre de sa mère. La vieille du village vit cela, secoua la tête et s’en retourna au village rapporter ce qu’elle avait vu au père de l’enfant :

- Ta femme, son enfant, il est devenu une grande personne dans son ventre… C’est cet enfant qui sort. C’est lui-même qui, une fois sorti, aide sa mère à charger son bois !

- Vieille peau ! Crâne chauve ! Va-t’en avec tes sales ragots ! Si c’est ce que tu cherches des croûtes de tô, je vais t’en donner, va, mange ! Voilà bien des paroles de mangeuse de croûtes !

- C’est bon, donne, je vais manger, mais si tu crois que c’est un mensonge, demain, tu vas me suivre, nous irons ensemble nous poster en brousse et tu verras par toi-même !

Donc, le lendemain, ils partirent en brousse et s’installèrent derrière un tronc d’arbre. Peu après, l’épouse arriva pour ramasser son bois. Puis, dès qu’elle eut fini, comme tous les jours :

- Eh quoi ! N’y a-t-il personne ici pour m’aider à mettre mon fagot sur ma tête ? - Mère ! Toi aussi ! Toujours, toujours, tu prétends qu’il n’y a personne pour charger ton

bois ! Et moi donc ! Ne suis-je pas une personne ? Et il sortit du ventre de sa mère, l’aida, puis, comme il allait retourner, son père s’écria :

- Arrête ! Reste enfin dehors ! Ne vois-tu pas ma honte ? - Père ? Tu veux que je reste dehors ? D’accord, mais coupe-moi d’abord un bâton et donne-

le-moi. Alors, le père cassa la branche d’un arbuste et la lui donna. L’enfant la prit, la brisa sur son poignet d’un coup sec en disant :

- Eh bien, père ! C’est ça que tu me donnes ? Alors, le père pris un tronc de raisinier pour bâton et le lui donna. De nouveau, l’enfant le pris et le cassa sur son avant-bras :

- Ce bâton n’est pas le mien ! Voyons, père ! Tu n’as qu’à aller dire aux forgerons qu’ils amassent une grande quantité de fer et qu’ils en fassent une canne de fer et qu’ils te la donnent.

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Alors, son père se rendit chez les forgerons et les pria de forger une canne de fer et de la lui donner. Ils firent la canne, la lui donnèrent et il revint la remettre à l’enfant, qui la prit et la tordit sur son poignet en s’écriant :

- Ah, père ! Voilà enfin ce qui va exactement à mon poignet ! Et, l’accrochant à son avant-bras, il prit le chemin du village. Une fois arrivée sous le baobab qui poussait devant leur maison, le voilà qui attrape un des enfants qui se trouvaient là, le lance pour faire tomber des fruits et l’enfant retombe à terre, mort. Son père, en voyant ça, le saisit et le fit entrer dans la maison. Mais, jour après jour, quand ses petits camarades venaient cueillir des fruits de baobab, il en attrapait un et le lançait, comme si c’était une pierre, pour détacher ses fruits. Et, pendant ce temps, tout le monde se lamentait :

- Homme ! Ça ne peut pas continuer ainsi, ou tu raisonnes ton enfant, ou tu le chasses, ou tu le tues, parce que, nous, nous ne voulons plus continuer à le laisser tuer nos enfants.

Donc, un jour, alors que son père était en brousse, une vipère croisa son chemin. Aussitôt, il la prit, la mit dans son sac et rentra à la maison :

- Holà fils ! J’ai attrapé un lézard que j’ai mis dans mon sac, va le prendre, grille-le et mange-le.

Sur-le-champ, l’enfant courut prendre le sac, mais, comme il y plongeait la main, la vipère se mit à cracher : « Fuu ! Fuu ! »

- Sale cracheuse de mon cul ! Mon père m’a dit qu’il y avait un lézard dans ce sac, il m’a dit de le prendre, de le griller et de le manger, alors, qu’est-ce que tu viens me raconter maintenant avec tes « Fuu ! Fuu ! » ?

Puis, il la sortit, lui tordit le cou, la jeta dans le feu, la fit griller et la mangea. Quand son père le vit revenir tranquillement en se pourléchant les babines, il se dit :

- Décidément, cet enfant ! Que faire ! Il faut que je trouve une autre ruse. Et il retourna se promener en brousse. Là, il aperçut de loin une panthère qui venait de mettre bas. Aussitôt, il repartit à la maison :

- Holà fils ! Notre chèvre rayée, voilà qu’elle est allée mettre bas dans la brousse, va, prend son petit et ramène-le à la maison.

L’enfant courut, courut, s’approcha de la panthère et lui prit son petit tandis que celle-ci le menaçait : « Mooh ! Mooh ! »

- Va te faire voir avec tes « Mooh ! Mooh ! » Mon père m’a dit que ma chèvre rayée avait mis bas dans la brousse et que je devais ramener le chevreau à la maison, qu’est-ce qui t’arrive ?

Et, prenant le petit dans ses bras, il s’en revint au village, suivit par la panthère qui bondissait autour de lui en grondant.

- Eh bien père ! Voilà que notre chèvre rayée est devenue méchante maintenant ! Elle cherche à m’attraper ; mais elle a beau faire, ne t’inquiète pas : si elle m’approche, je lui flanquerais un bon coup sur la tête !

- Fils ! Fils, je t’en prie ! Retourne-t-en avec ça ! Retourne vite ! Va ramener ce petit ! Alors, l’enfant est reparti, toujours suivi par la panthère, pour remettre le petit là où il l’avait pris. Le lendemain, son père repartit en brousse. Il réfléchissait, réfléchissait… Que pourrait-il bien trouver pour venir à bout de la force de cet enfant ? Et, comme il avançait, voilà qu’il vit une lionne avec ses deux bébés lionceaux qui gambadaient autour d’elle. Alors, de retour à la maison :

- Eh ! Fils ! Notre brebis pourpre a mis bas dans le bois ; lève-toi, va chercher les petits agneaux et ramène-les dans l’étable.

L’enfant partit aussitôt, trouva la lionne et ses deux petits et, comme il approchait, la lionne se mit à rugir férocement : « Waou ! Waou ! »

- Recule un peu, sors-toi de là, voyons ! Mon père m’a dit que ma brebis pourpre avait mis bas en brousse et que je ramène les agneaux à l’étable ! De quoi te mêles-tu, avec tes « Waou ! Waou ! » ?

Et, prenant un bébé lionceau dans chaque bras, il s’en retourna au village avec la lionne qui le suivait en rugissant. En le voyant pénétrer dans l’aire des balanzans accompagné de cette escorte, tous les villageois de se précipiter en criant à tue-tête :

- N’entre pas ! N’entre pas au village ! Va remettre ces petits dans la forêt ! Va-t’en ! Va-t’en ! Alors, à nouveau, il s’en est retourné et est allé les déposer là où il les avait pris.

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Après cette aventure, son père se dit qu’il fallait trouver quelque chose de vraiment imparable. Donc, un jour, il alla déposer sa tabatière au cœur de la brousse, sur le lieu même de rassemblement des génies de tous les villages environnants. Puis, au cœur de la nuit, il alla les trouver et leur dit :

- Mon fils va venir chercher ma tabatière. Quand il arrivera, attrapez-le, tuez-le, brûlez-le. Puis il rentra chez lui, se coucha et se mit à crier :

- Aïe ! Aïe ! Fils ! L’envie de me chiquer me tue ! Et j’ai oublié ma tabatière dans la brousse ! Qu’est-ce que je vais devenir ? Aïe, aïe, aïe !

- Voyons, père, ça n’est pas grave ! Tu dis que tu veux chiquer maintenant ? Ne t’en fais pas, je vais tout de suite aller te chercher ta tabatière.

Et, prenant sa canne de fer, qu’il accrocha à son poignet, il partit. Arrivé au cœur de la brousse, les génies le laissèrent passer, puis, quand il fut de retour avec sa tabatière, tous se dressèrent, l’encerclèrent et se mirent à souffler sur lui.

- Est-ce que j’ai dit que j’avais chaud ou quoi pour que vous veniez me souffler sur moi ? - Nous allons te tuer ! Nous allons te brûler vif ici même ! - Ah oui ? Vraiment ? C’est ce que nous allons voir ! Que l’on soit en plein midi à l’instant !

Et, comme il plantait sa canne de fer dans le sol, soudain le ciel devint tout clair, il fit grand jour, comme en plein midi. Aussitôt, tous les génies de se cacher sous la feuillée, de se presser les uns contre les autres pour tenter d’échapper à la lumière.

- Pardonne-nous, mon fils ! Pardonne-nous, mon fils ! Nous ne te ferons aucun mal ! Fais revenir la nuit ! Fais revenir la nuit ! Nous ne te ferons aucun mal !

Alors, frappant le sol de son bâton, il ordonna que la nuit revienne et, laissant là les génies, il rentra à la maison rendre sa tabatière à son père. Et son père resta là, médusé, il n’en croyait pas ses yeux. Vraiment, vraiment, que pouvait-il faire d’autre pour se débarrasser de cet enfant ? Alors, un jour, pendant que l’enfant errait à l’aventure, tous les villageois se rassemblèrent, fabriquèrent une case en bois et y déposèrent une natte pour que l’enfant dorme. Á la nuit, une fois l’enfant endormi dans sa nouvelle case, on versa de l’essence et on y mit le feu. En un instant, tout s’embrasa, mais l’enfant ne se réveilla pas, il resta couché sur sa natte. Quand il était carbonisé d’un côté, il se retournait de l’autre côté et le feu le grillait ce côté-là aussi, il devenait comme une braise et continuait de se tourner, de se retourner et de se retourner… Finalement, il se trouva là, au milieu des cendres fumantes, toute sa peau noire avait brulé. Ainsi, c’est cet enfant qui fut à l’origine du premier Blanc. Si cela n’avait pas été, il n’y aurait pas de Blancs. Mon gros conte a mûri complètement.

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Bibliographie:

– RECUEILS DE TEXTES BILINGUES Chants de funérailles Sanan in Recueil de Littérature Manding, 1980, éd. AGECOP. Texte recueilli par André Niamba, transcrit et traduit par Suzy Platiel La fille volage et autres contes du pays san, 1984, éd. Colin, coll. bilingue des Classiques Africains. – RECUEILS DE TEXTES EN TRADUCTION FRANÇAISE Des animaux et des hommes, 1983, éd. 3V. Nubia. Trois contes illustrés, ouvrages pour enfants. Contes Africains - 1984 - Collège Anne Frank, Anthony Ouvrage conçu et réalisé par les élèves de trois classes de français de 6ème et 5ème du collège à partir des contes que je leur avais racontés et pour lequel j’ai rédigé l’avant propos qui relate l'expérience. La fille caillou, 2004, éd. École des Loisirs.

– LA FONCTION DU CONTE : TRANSMISSION DU CODE SOCIAL « Les contes de l’enfant terrible dans la littérature orale san », in Histoires d’enfants terribles, 1980, éd. Maison neuve et Larose. « L’enfant, sujet et objet du conte », in Journal de la Société des africanistes, 1981, T.51, fasc.1-2, pp.149-182. « L’enfant mal-aimé », in L’enfant dans les contes africaine, 1988, Conseil International de la Langue Française. – LA FONCTION DU CONTE : DEVELOPPEMENT DES STRUCTURES COGNITIVES « A l’école du conte africain », in Le français d’Aujourd’hui, Contes à lire et à conter, 1985, déc. N°68. « Le conte, lieu et source du discours », in Cahiers de littérature orale N°21, 1987, Publications Langues O. « Le conte, un plaisir, un modèle, un outil », in Le renouveau du conte = The Revival of Storytelling, sous la dir. de Geneviève Calame-Griaule, 1991, éd. du CNRS. « L’enfant face au conte », in Cahiers de Littérature Orale N° 32, 1991-92, Publications Langues O. – UTILISATION DU SYMBOLISME POUR TRANSMETTRE LE MESSAGE « L’univers végétal dans les contes samo », in Le thème de l’arbre dans les contes V.3, 1974, éd. SELAF (bibliothèque de la Selaf N°42-43). Paroles nomades, 2005, éd. Karthala. [Un conte voyageur ou comparaison des messages de plusieurs versions d’un même conte : l’enfant et la flûte (conte san, conte antillais , conte bushinengué de Guyane)]

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Maître de conférences, Département de Français, Université d’Oran, Es-Sénia ; chercheuse au CRASC (Centre de Recherche en Anthropologie Sociales et Culturelles) Elle est docteur en littérature, diplômée de l’Université d’Oran. Elle a auparavant obtenu un magistère en littérature comparée. Professeur de Français, elle est membre du CRASC (Centre de Recherches en Anthropologie Sociales et Culturelles) à Oran, Algérie. Elle a notamment fait des recherches et publié des articles autour du conte populaire algérien et sur les représentations féminines à travers la tradition orale.

Corne d’argent et corne d’or Le récit présenté ici est le fruit d’une collecte de contes, menée dans la région d’Oran (Nord-ouest algérien) au

cours des années 1998 – 2005 avec pour objectif la réalisation d’un corpus en vue d’une étude sur les images féminines dans les contes populaires algériens. Ce conte est authentique en ce sens qu’il est livré dans son texte original, exactement tel qu'il a été recueilli de la bouche de la conteuse (Ain-Temouchent 1916-1998). Enregistré sur bandes magnétiques en arabe dialectal puis transcrit dans cette même langue, je l’ai enfin traduit en langue française en tâchant de rester le plus prés possible du texte source, l’objectif étant de révéler le contexte dans lequel ce type de production trouve son expression.

Il y avait, ô ce qu’il y avait dans les temps lointains ! Il y avait la settout6 qui prédisait et qui médisait, Et qui arrachait les dents du chien lorsqu’il aboyait ! Je vais vous conter l’histoire de corne d’argent et corne d’or. Il y a très longtemps de cela, il y avait un roi qui s'était marié une première fois puis une deuxième fois mais sans jamais réussir à avoir un enfant. Il était très inquiet parce qu'il vieillissait et qu'il craignait de laisser son trône vide. A l'époque, il n'était pas possible pour un roi de ne pas avoir de garçons ! C'est ainsi qu'il décida de prendre une troisième épouse. Il organisa encore une fois un très grand mariage comme seuls les rois savent le faire. Au bout de quarante jours et quarante nuits, lorsque les festivités prirent fin, il réunit ses trois épouses et leur dit : - Mes chères épouses, je vous aime et je vous respecte toutes les trois, je vous donnerai la même considération sans jamais favoriser l'une d'entre vous. Mais vous, qu'êtes-vous capables de faire pour moi afin de me prouver votre amour ? - Moi, je pourrai te faire du bon pain pour tout le royaume avec un seul grain de blé ! lui dit la première. - Moi, je pourrai te faire le plus beau burnous du royaume avec un seul fil de laine ! Lui dit la deuxième. - Moi, j'aimerai te donner un garçon avec une corne en argent et une corne en or ! Lui dit la troisième. Le roi très heureux leur répondit en riant :

- J'espère que vous pourrez réaliser tous ces vœux pour moi. En attendant, j'aimerai qu'il y ait la plus parfaite entente entre vous.

Les jours passèrent et la troisième épouse, la pauvre, se retrouva enceinte. Les deux autres en furent très jalouses, d'autant plus qu'elles n'avaient pas pu accomplir leurs promesses.

6 "Settout" ou "Settouta" : vieille femme diabolique, spécialisée dans la sorcellerie ainsi que toutes les actions et tractations négatives.

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- Enceinte ! Et si en plus elle a un garçon avec une corne d'argent et une corne d’or ? Il l'aimera forcément plus que nous ! Elle aura plus de faveurs que nous …" se disaient continuellement les drayer7.

Inquiètes, elles allèrent consulter une settouta afin qu'elle les aide à trouver une solution pour se débarrasser d'elle. Tout fut arrangé. Le jour où la malheureuse ressentit les douleurs de l'accouchement, elles appelèrent la settouta. Celle-ci arriva pour l'aider à mettre au monde l'enfant… Et en effet, cette nuit-là, naquit un garçon avec une corne en argent et une autre en or ! Avec l'aide des deux drayer, la settouta enroula le bébé dans une couverture et le déposa dans une corbeille pour le jeter dans une rivière. Á sa place, elle mit un affreux corbeau noir. La pauvre parturiente avait tellement souffert pendant l'accouchement qu'elle ne s’était rendu compte de rien. Lorsqu'elle vit le corbeau près d'elle et qu'on lui dit que c'était elle qui l'avait mis au monde, elle eut tellement honte qu'elle n'osait plus regarder personne. Quant au roi, dépité, il décida de la répudier sur le champ, ordonnant de la jeter avec les chiens et de l’appeler désormais "la mère du corbeau". Les deux autres drayer étaient ravies, elles s’étaient enfin débarrassées d'elle. Et le pauvre petit bébé, Dieu eut pitié de lui ! Le soir même, un bûcheron passant par-là le trouva. Il le recueillit et le traita comme si c'était son propre enfant. Les jours passèrent, le garçon grandit et lorsqu'il fut un beau jeune homme, le bûcheron et sa femme lui apprirent qu'ils n'étaient que ses parents adoptifs et qu'ils ne savaient pas d'où il venait, puisqu'ils l’avaient trouvé dans une corbeille au bord de la rivière. Bien qu'il les aimât énormément, il ne put s'empêcher de prendre la décision de partir à la recherche de ses propres parents. C’est ainsi qu’il s'en alla avec leur bénédiction, promettant de revenir très bientôt. D'une ville à une autre, après plusieurs mois de marche, il arriva dans le royaume de son père. Là, il entendit parler de "la mère du corbeau", l’épouse du roi qui avait mis au monde un affreux corbeau noir alors qu’elle lui avait promis de lui donner un garçon avec une corne d'argent et une corne d'or. On lui dit qu'elle vivait toujours dans le royaume, qu'elle gardait les chameaux et qu'elle dormait avec les chiens. Il alla se présenter au roi et sans rien dire, enleva le turban qui lui couvrait toute la tête et le front, et qu'il portait bien sûr depuis qu'il était enfant. Le roi n'en revenait pas. - Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Approche ici ! Qu'as-tu sur le front ? Des cornes ? C'est en argent, c'est en or ? - Je ne sais pas, répondit le jeune homme. Mais je viens d'apprendre que mon père et ma mère avec lesquels j'ai vécu depuis que je suis né, ne sont en fait que mes parents adoptifs. Ils m'ont recueilli, alors que j'étais abandonné au bord d'une rivière. Et j'aimerai connaître mon histoire !

7 "Drayer" ou "drayrat" pluriel de "darra" : le concept de "darra" se rapporte à la polygamie institutionnalisée, réalité propre à la culture arabo-musulmane ; il définit le lien de parenté qui unit les différentes femmes légitimement mariées à un seul homme.

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Le roi convoqua sur-le-champ "la mère du corbeau" et toutes les personnes qui l'avaient assistée pendant l'accouchement. Lorsque les deux drayer et la settouta virent le beau jeune homme avec une corne d'argent et une corne d'or, elles se sentirent si mal qu’elles perdirent connaissance. Quant à "la mère du corbeau", sa joie était si grande qu'elle se mit à faire des youyous8 oubliant toutes ses années de malheur. Elle pleurait de bonheur en embrassant son fils et en le serrant très fort contre elle. Le roi venait de tout comprendre. Alors il ordonna de brûler immédiatement la settouta et les deux drayer, tandis qu’il demanda à la mère de son fils ce qu'il pouvait faire pour qu'elle puisse lui pardonner toutes les années de misère qu’elle avait endurée en silence.

- Je te pardonne car je sais que tu étais désespéré, lui dit-elle. Mais ce qui me rendrait vraiment heureuse, c’est que les parents adoptifs de mon fils viennent vivre avec nous dans le palais. Sans eux, notre enfant serait certainement mort et nous aurions continué à être très malheureux toi et moi.

Et le roi fit venir le bûcheron et son épouse et les traita comme un couple princier. Depuis, on entendait tous les jours la musique et les chants dans ce palais où tout le monde vivait heureux. Telle est l’histoire de corne d’argent et corne d’or. Bibliographie : (articles)

"Abdelkader El KHALDI : bibliographie, discographie, filmographie et textes de chansons " ; In revue Al Turath n°1, 1992 ; Le département des publications de l’Institut des Langues Etrangères de l’Université d’Oran et le Centre Culturel Français d’Oran, p. 09 – 73. "Ouadâa qui perdit les sept" ; In Etoiles d’Encre, revue n° 1-2 mars 2000 ; Ed. Chèvre-feuille étoilée, France, p. 74 - 78. "Contes oraux de l’Ouest algérien" ; In Les Cahiers du CRASC, n° 3-2002, série Patrimoine Culturel n°1 ; Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, p. 11 - 31. "Abdelkader El KHALDI : éléments de biographie, aperçu de l'œuvre" ; In Les Cahiers du CRASC, n° 4-2002, série Patrimoine Culturel n°2 ; Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, p. 11 - 61. "Le conte oral : théâtralisation et écriture" ; In Les Cahiers du CRASC, n° 8-2004, série Patrimoine Culturel n°4 ; Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, p. 15-22. "Eléments de bibliographie sur le conte maghrébin" ; In Les Cahiers du CRASC, n°8-2004, série Patrimoine Culturel n°4 ; Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, p. 109-116. "De l’intraduisibilité à la traduisibilité de termes dialectaux dans les contes oraux algériens" ; In Les Cahiers du CRASC, n°10-2005, série Patrimoine Culturel n°5; Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, p. 33-42. "Le conte populaire dans ses pratiques en Algérie" ; In L’Année du Maghreb, Edition 2005-2006 ; Dossier Femmes, famille et droit ; CNRS EDITIONS, Paris, 2007 ; p. 435- 446. "Kisas Jazayria" ; Recueil de contes traduits en langue arabe par Rahal Nasim Ryad ; Editions Les Trois Pommes, Algérie, 2007 ; 115 pages. "La poésie dans les contes populaires algériens" ; In Insanyat, n° 43, janvier - mars 2009 (Vol. XIII, 1) Discours

littéraire et religieux ; Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales ; CRASC – Oran.

"Dialectique de la ruse féminine à travers les contes populaires algériens" ; In Résolang, Littérature, linguistique,

didactique ; 1er semestre 2009 ; Editions RUO, Oran, 2009 ; p. 113-126

8 "Youyou" : cri modulé des femmes arabes exprimant la joie lors de cérémonies.

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Conteur et écrivain, Bruno de La Salle est l'un des principaux initiateurs du renouveau des arts de la parole en France. En 1981, il fonde le Conservatoire contemporain de Littérature Orale (CLiO) à Vendôme pour promouvoir l'oralité artistique en suscitant des rencontres entre conteurs, en organisant des festivals, des stages et des ateliers. Il met en voix depuis plus de quarante ans des grands récits et plus particulièrement des épopées. Son dernier spectacle Méga Nada (2009), épopée contemporaine philosophique est le fruit de ce travail. Également formateur, il anime depuis vingt ans l’atelier professionnel Fahrenheit 451. Il a publié plusieurs ouvrages de contes et de réflexion sur les arts de la parole, dont Le conteur amoureux (1995 réédité en 2007), Le murmure des contes (2002) en collaboration avec Henri Gougaud et le Plaidoyer pour les arts de la parole (2004). Il est aussi l’un des co-responsables du projet Mondoral et membre actif du Réseau National des Arts de la Parole (RNCAP). « Chevalier des mots, Bruno de La Salle, qui dirige le CLiO, qu’il a crée en 1981, est l’un de ces gardiens du sens de l’oralité. Il a participé à la mise en place des plus grands festivals dédiés à l’oralité. » (Cassandre, 2004)

Le Sac d’argent Rencontre des peuples dans le conte,

éditions Aschendorff Munster, 1961, p.37-41

Un homme et une femme, qui avaient trois petits garçons, étaient bien pauvres et malheureux. La mère dit au plus âgé de ses enfants :

- Va chercher ton pain, car ici nous mourrons de faim. L’aîné partit et rencontra sur sa route un homme qui lui demanda :

- Où vas-tu, mon petit garçon ? - Chercher mon pain. - Veux-tu porter une lettre au Père Eternel qui est dans le paradis ? Je te

donnerai un sac d’argent. - Je veux bien. - Voilà la lettre. - Et l’argent ? - Le voici. - Par où faut-il passer pour y aller ? - Suis ce chemin-là.

Le garçon se remit en route, bien chargé de ce sac d’argent et de la lettre. Un peu plus loin, il arriva à une rivière. Comment passer ?

- Bah ! Se dit-il, je me débarrasserai de la lettre, il n’en saura rien. Il jeta la lettre à la rivière, et revint chez les siens :

- Maman, nous sommes riches, voilà un sac d’argent. - Qui te l’a donné ? Interrogea sa mère. - Un homme que j’ai rencontré.

Mais il ne parla pas de la lettre. Son frère cadet voulut aussi gagner sa vie. Il fit la même rencontre et agit tout comme son frère aîné. Sa mère fut encore plus surprise, mais lui non plus ne dit mot de la lettre. Le plus jeune voulut partir à son tour.

- Non, mon petit, dit la mère, ce serait offenser le Bon Dieu.

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Mais il insista tant qu’il partit. Lui aussi rencontra sur sa route l’homme qui avait une lettre à faire porter au Père Eternel.

- Voilà la lettre et le sac d’argent. Mais le garçon répondit :

- Vous me donnerez l’argent à mon retour. - Tu as raison, mon enfant, tiens, monte par ce chemin, vas devant toi.

Il partit et trouva lui aussi la rivière qui lui barrait la route. - Ah ! Comment passer ? Se demanda-t-il.

Alors, il se met à prier Dieu, et l’eau se partage en deux, il se fait une petite sente, et il passe. Il marche, et trouve une autre rivière, blanche comme du lait ; pris de peur il se remet à genoux, prie encore, il se forme à nouveau une petite sente, et il passe. Il marche toujours droit devant lui, quand pour la troisième fois une rivière l’arrête, rouge comme du sang. Cette fois-ci il a vraiment peur : qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Et comment passer ? Il s’agenouille à nouveau, prie le Bon Dieu, et la petite sente se reforme encore. Il passe, traverse trous, marnières, broussailles, montagnes et vallées, n’ayant tout juste que sa petite sente pour avancer. Tout à coup il aperçoit deux flammes de feu qui s’entrebattaient là, sur la sente même. Il se met à genoux et prie, les flammes se séparent, le chemin est libre. Puis il arrive au faîte d’une montagne où il voit un admirable jardin fleuri. Il y entre, le traverse, et est frappé par deux roses, de chaque côté du chemin, bien plus belles que les autres. Il les cueille et en met une dans chaque poche. Au bout du jardin, il ouvre une barrière qui semblait en or et se trouve près d’un château magnifique, si brillant qu’il en faisait mal aux yeux.

- C’est bien quelque part par ici que doit être le Père Eternel, se dit-il ; et il cogne à la porte.

- Qui est là ? Demande une voix de l’intérieur. - Un petit garçon qui apporte une lettre au Père Eternel qui est dans le

paradis. On ouvre la porte et il reconnait l’homme qui lui a donné la commission !

- C’est donc vous le Père Eternel ? - Oui, et tu as fait beaucoup de chemin. - Oui, mon Dieu, je vous ai bien offensé. - Conte-moi ce que tu as vu. - Après vous avoir quitté, j’ai rencontré une rivière, j’étais bien embarrassé

pour passer, je vous ai prié, ça m’a fait une sente et j’ai passé. - Bien mon enfant. Sais-tu ce qu’était cette rivière ? - Non, mon Bon Dieu. - Eh bien, quand tu l’as eu passée, tu n’étais plus au monde. - C’est la séparation du ciel avec la terre. Et après ? - Plus loin, j’ai trouvé une autre rivière, blanche comme du lait. - C’était la Sainte Vierge, dont elle nourrissait notre seigneur Jésus-Christ qui

nous a sauvés. - Si je l’avais su, j’en aurais bu un bon coup. - Et plus loin ? - J’ai trouvé une autre rivière, toute rouge comme du sang. - C’était le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ qui a été répandu sur la terre

pour sauver tous ceux qui le servent.

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- Ah ! Si j’avais su, je me serais lavé dedans. - Et plus loin ? - J’ai eu bien peur, deux flammes de feu s’entrebattaient. Je vous ai prié. - Sais-tu ce que c’était ? - Non. - C’était tes deux frères qui s’entrebattaient, ils sont en enfer. - Ah ! Que ça me fait de peine ! - Ne te désole pas. Je leur avais donné la lettre et un sac d’argent, ils ont pris

le sac d’argent, mais ils ont jeté la lettre. Et ensuite ? - Je suis monté au faîte d’une montagne. J’ai vu votre jardin, sans doute, bien

fleuri. - Sais-tu ce que c’est ? - Non. - C’est le purgatoire. - Mais mon Dieu, là je vous ai offensé. - Qu’as-tu donc fait ? - Il y avait deux roses qui me plaisaient plus que les autres, je les ai cueillies

et mises dans mes poches. - Eh bien, c’est ton père et ta mère qui sont dans le purgatoire. Tu les

emportes avec toi. Entrez tous trois dans le paradis.

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Spectacles créés

1969 – 1980 : Le Chaperon Rouge, Les Pêches de Vigne, Mix Max Mux, Le Chat Botté, 1981 – 1990 : L’Odyssée, Le Récit de Shéhérazade, Le Cycle du Roi Arthur, Perceval, L’Histoire du Soldat (de F. Ramuz et I. Stravinsky), Gargantua ou le bon pays (d’après Rabelais), La Geste des Fées, La Généalogie des Murmures, La Mare au Diable (d’après George Sand), 1991 – 2002 : Le Chant de l’Odyssée, La Chanson de Roland, Que Grand tu as, + La Fontaine des Fables, Petit-Petite, Le Récit ancien du Déluge, Grand’mère Mensonge, Le Récit de Shéhérazade,

L’Amour interdit, Le Dit du Devin. La Chanson des Pierres, Méga Nada. Bibliographie sélective

Plaidoyer pour les arts de la parole, 2004, éd. CLIO. Le murmure des contes, (en collaboration avec Henri Gougaud), 2002, éd. Desclée de Brouwer. Petit, Petite, 1998, éd. Syros. La pêche de vigne et autres contes, 1996, éd. École des Loisirs. Le Conteur amoureux : contes et commentaires, (illustrations Pierre-Olivier LECLERCQ), 1995, éd. Casterman, (réédition augmentée : 2007). Contes et légendes de Beauce, (sous la dir. de Bruno de La Salle), 1992, éd. Royer-CLiO. Les contes de toujours, 1986, éd. Casterman, 1985, éditions CLIO. Pratique et enjeu de l’oralité contemporaine, (en collaboration avec Pascal Fauliot), 1984, éd. CLiO.

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Directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et chercheuse au laboratoire d’anthropologie sociale, Paris. Elle a mené des recherches sur l’anthropologie de la naissance et sur l’histoire du folklore. Elle est responsable de la collection "Le Langage des contes" aux éditions Gallimard. Membre du Comité de rédaction des Cahiers de littérature orale, elle a dirigé des numéros thématiques. Elle se consacre maintenant à l’étude des contes européens de tradition orale.

Pieds Sales Joseph Médard Carrière, Tales from the French Folk-Lore of Missouri, Evanston and Chicago,

Northwestern University, 1937, p. 212-215. Conte-type 675 « Le Garçon paresseux ».

C’est bon de vous dire une fois, c’étaient un vieux pis une vieille. Ils avaient rien qu’un petit garçon, Et puis le vieux il est mort. Il est resté la maman toute seule avec son petit garçon, Pieds Sales. Ils étaient pauvres. Le petit garçon il n’avait jamais de souliers à se mettre dans les pieds. Tout le temps les pieds sales, puis ils ont commencé à l’appeler Pieds Sales, puis le nom de Pieds Sales y est resté quand il est devenu homme. Il bûchait du bois, Pieds Sales, pour sa vie. Une matinée, il a rencontré une vieille femme le long du chemin.

- Bonjour, il dit, ma grand-mère. - Bonjour, elle dit, mon petit garçon. Où ce que tu t’en vas, mon petit garçon ? - Je m’en vais bûcher du bois, ma grand-mère. - Tu as une petite galette à me donner, mon petit garçon ? - J’en ai ici, mais elles sont si peu bonnes. J’ai manière de honte de vous en

donner. Il lui a donné un petit sac où il y avait ses galettes dedans. La vieille grand-mère en a cassé quelques petits morceaux.

- Ah, prenez-en toute une. - Non, je voulais justement voir ton cœur. Comment vous aimeriez à avoir un

petit don, mon petit garçon ? - Ah ! Je serais bien fier. - Voilà une petite baguette que je te donne. Tout ça que tu vas souhaiter par

la petite baguette-là, tu vas l’avoir. Le midi, il s’est souhaité de la bouillie, puis du lait, pauvre bêta. Le soir, quand il a eu fini sa journée, il avait un gros tas de bûches. « Je souhaite que toutes les bûches là partent en roulant devant moi, moi assis sur la dernière en arrière. » Il est passé devant le château du roi. La princesse elle était assise à la fenêtre. Elle a trouvé ça drôle, elle s’est mise à rire. Pieds Sales a vu qu’elle riait de lui. « Par la vertu de ma petite baguette, je veux que tu aies un petit garçon de moi ». Pieds Sales s’en allait, lui, avec ses bûches. Il ne travaillait plus. Avec sa maman, ils buvaient du lait, plus la peine de sortir. La princesse a trouvé un petit garçon, elle. C’était une grande excitation chez le roi, ça, trouver la princesse de même. Ils ont élevé le petit garçon jusqu’à ce qu’il sache marcher. Le roi a fait un gros dîner dans la ville, où il a invité les gros hommes riches pour voir si on pourrait pas trouver le père à ce petit garçon là. Pieds sales, il dit à sa mère :

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- Il faut que j’y aille. - Va pas là, petit bêta, le roi va te pendre s’il te voit là. - Non, j’y vas.

Il est parti de bon matin, puis il s’est caché derrière la porte du roi. Le roi a pris son petit-fils par la main et l’a emmené pour voir si on pourrait pas trouver son papa, il l’emmenait tout à l’entour de la chambre. Le petit garçon il faisait pas cas de personne. Pieds Sales a avancé un orteil. L’enfant a crié :

- Papa ! - Tu as vu ton père quelque part ? dit le vieux roi.

Il a refait le tour de la chambre, l’enfant a couru vers Pieds Sales. Ça l’a fait fâcher le vieux roi, puis la vieille reine. Ils ont mis Pieds Sales, la princesse puis le petit garçon dans un bâtiment sur la mer pour qu’ils viennent à mourir. Ils ont mis Pieds Sales dans une petite chambre, et la princesse et son petit dans une autre pour qu’ils soient séparés. Un jour, la princesse a entendu sonner des cuillères dans la chambre de Pieds Sales. Elle dit :

- Qu’est-ce que tu fais ? - Je suis en train de manger de la bouillie et du lait. - Où est-ce que tu prends de la bouillie et du lait ? - Je souhaite ça par une petite baguette que j’ai ici. - Tu devrais bien en souhaiter à moi et à ton petit garçon, qui est en train de

crever de faim. - Par la vertu de ma petite baguette, je veux que la princesse et mon petit

garçon aient chacun un bol de bouillie. - Si tu as un bon souhait de même, souhaite donc que ce mur entre toi et moi

soit ôté. - Par la vertu de ma petite baguette, je veux que ce mur soit ôté.

Le mur a été ôté. La princesse lui a demandé :

- Pieds sales, laisse-moi donc voir ta petite baguette. Comment tu fais pour souhaiter quelque chose avec ça ?

- Quand je veux de la bouillie et du lait, j’ai besoin de dire : par la vertu de ma petite baguette, je veux de la bouillie et du lait.

Elle a pris la petite baguette : - Souhaite que Pieds Sales soit le plus beau prince que mon père ait jamais

vu. Puis je me souhaite le plus beau château sur le bord de la mer que mon père ait jamais vu.

Il était loin dans la mer. Il y avait comme un grand pont pour aller là. Le vieux il ne savait pas quoi penser de ce beau bâtiment là sur la mer. Il ne savait pas quoi faire pour s’apprivoiser avec ce monde là. Il a fait faire un gros dîner le jeudi chez lui, puis il a envoyé un de ses domestiques dire qu’ils viennent dîner avec eux autres. Jeudi au matin, Pieds Sales puis la princesse ils ont été dîné avec le roi. À la fin, la princesse elle a invité le roi et sa compagnie qu’ils viennent dîner avec elle le jeudi d’après. Le jeudi, le roi et sa compagnie ils sont partis l’avant-midi. C’était tranquille, le vieux roi voyait personne faire la cuisine. Arrivé à midi, la princesse a été dans la cuisine :

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- Par la vertu de ma petite baguette, je veux la plus belle table que mon père a jamais vue. Je souhaite que la vaisselle soit d’or.

Après le dîner, la princesse a souhaité qu’il y ait une de ses tasses d’or dans la poche de son père. Ils ont lavé la vaisselle, il y avait une des tasses qui manquait. La princesse elle a dit au roi :

- Il y a une de mes tasses qui manque ; je vais voir qui l’a dans votre compagnie.

Le vieux roi s’est fâché : - Il n’y a aucun de mes hommes qui volent.

Elle ne trouve rien dans leurs poches. - Regardez donc dans la vôtre, votre poche.

Le roi a tâté et il a trouvé la tasse dans sa poche. Il s’est trouvé surpris. C’était pas lui qui avait mis la tasse dans sa poche, dit-il.

- Mais tu crois-pas, dit-elle, que cette tasse elle a été souhaitée dans votre poche ?

Le vieux roi dit qu’il fallait qu’elle soit souhaitée parce qu’il ne l’avait pas dedans avant de regarder.

- Maintenant vous ne croyez pas que c’était aussi aisé de lui souhaiter ce petit garçon que de souhaiter cette tasse là dans votre poche ?

Le vieux roi il dit : - Ben, si c’est de même, vous autres vous allez venir avec moi puis on vous

mariera. Il a pardonné Pieds Sales et sa fille, puis ils ont vu de grosses noces.

Moitié d’homme Collecte Achille Millien, Nivernais. Ecrit par Louis Briffault (sans date) : avec l’aimable autorisation de Jacques Branchu. Ce conte a été publié par Paul Delarue dans : The Borzoï Book of French Folktales,

ed. by Paul Delarue, transl. By Austin E. Eife, New York, Alfred A. Knopf, 1956, n° 37. Conte-type 675 « Le Garçon paresseux ».

C’était une fois un homme et une femme qui étaient très pauvres. Ils avaient trois garçons dont l’un était Moitié d’homme (une jambe, un bras, moitié de tout). Et ils allaient chercher du bois. Dans leur chemin, ils ont rencontré une vieille femme. Et dans cet endroit, il y avait un ruisseau à passer et la vieille les a priés de la passer. Les deux lui ont refusé et leur frère, Moitié d’homme, est arrivé, et la vieille lui a demandé à la passer. Il lui a dit qu’il était cependant moins fort que ses frères, mais qu’il allait faire son possible. Et il est venu à bout de la faire passer le ruisseau. Après, la vieille lui donna une baguette en lui disant qu’il pourrait faire avec ce qu’il voudrait. Et il s’en servit pour faire trouver un tas de bois avec lui auprès de leur maison et aussi gros que la maison. Et la mère a dit aux deux premiers que Moitié d’homme avait apporté plus de bois que tous deux. Et puis, sans qu’on le voie, par la vertu de sa baguette, il se fit en gros bourgeois. Et il fut trouver son père qui travaillait dans les vignes et lui dit qu’il était donc

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bien las et malheureux. Et son père, sans savoir à qui il parlait, lui répondit qu’il ne pouvait pas l’être davantage que lui. Le bourgeois lui dit :

- Vous avez sans doute une troupe d’enfants ? - Non, dit-il, je n’en ai que deux et la moitié d’un. - Comment la moitié d’un ? - Oui, dit-il, comme un homme qui serait partagé en deux.

Celui-là dit : - S’il était mort, vous seriez pas fâché ?

Il lui a répondu qu’au contraire, il l’aimait mieux que les autres. Et Moitié d’homme est retourné chez eux, en quittant sa forme de bourgeois. Et il fit trouver dans leur arche tous les mets les plus délicats à manger et ensuite, il dit à sa mère d’appeler son père dîner. Et elle lui répond que le matin, elle avait râpé les croûtillons dans l’arche pour le déjeuner.

- Ça ne fait rien, ma mère, appelle-le quand même. Et voilà qu’il va le chercher et quand ils furent revenus, le père fut bien étonné de voir une table si bien garnie. Et Moitié d’homme leur dit à tous à manger, que rien ne leur manquerait. Et quand le repas prit fin, il se déguisa et partit se promener. Et dans son chemin, il vit la fille du roi et il dit :

- Par la vertu de ma baguette, qu’elle se trouve enceinte et quand l’enfant naîtra, que ce soit un garçon, qu’il marche et parle de suite et qu’il dise que c’est moi son père.

Et quand la fille du roi commença d’être malade, on fit venir un médecin. Celui-ci dit que la maladie n’était pas dangereuse, que c’était une maladie de neuf mois. Et le roi dit que c’était impossible, que sa fille n’avait jamais vu de garçon. Il fit mettre le médecin dans un caveau. On fait venir un deuxième et la même chose arriva puis on en fit venir un troisième qui, pour se garantir, inventa une maladie. Et celui-ci passa pour le bon et les deux autres restèrent dans le cachot neuf mois au bout desquels la princesse accoucha d’un garçon qui marchait et parlait. L’enfant dit qu’il connaîtrait bien son papa. Et après, le roi fit tous venir les hommes, et, quand tous furent passés, Moitié d’homme fut le dernier et sitôt que l’enfant le vit, il dit :

- Voilà mon papa ! Quand le roi vit que c’était Moitié d’homme qui était le père de son petit-fils, il fut tellement fâché qu’il donna un petit beurceau de jonc à sa fille et un petit pain et il les fit partir tous les trois. Et Moitie d’homme fut dans une place à son gré. Il lui trouve le plus beau château, tout garni dans tout. Et il dit à sa femme que, dans ce château, il était bien vu d’habitude, qu’il y allait entrer. Et il revient vers elle en bourgeois. En voulant l’embrasser, elle refusa en disant que Dieu lui avait donné une Moitié d’homme, qu’elle ne voulait pas le tromper. Et après, il se fit connaître. Et, au lieu d’avoir une Moitié d’homme, elle avait le plus beau des hommes. Il fit un régal et invita trois rois et son beau-père s’y trouvait. Le petit avait trois pommes d’or et il jouait avec ses pommes pendant le repas. (Les trois rois furent étonnés de voir un palais si beau.) Et Moitie d’homme dit :

- Par la vertu de ma baguette, que ça se trouve qu’une des pommes de mon fils soit dans une poche de son grand-père !

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Et, tout à coup, le petit réclamait une de ses pommes qui lui manquait. Moitié d’homme dit :

- Mon fils, nous vont bien la trouver. Elle ne peut pas être ailleurs que dans la salle. Personne est parti.

Et quand on a eu tout cherché sans pouvoir le trouver, il dit : - Messieurs, je ne voudrais cependant pas vous traiter de voleurs, mais ça ne

peut se faire autrement qu’un de vous ait pris la pomme de mon fils. Tous disent :

- Moi, je la tiens pas. Il les fouilla et la trouva. Et celui qui l’avait, dit que ça se faisait comment cette pomme s’était trouvée dans sa poche. Et il lui dit :

- Cette pomme a été dans votre poche comme votre fille s’est trouvée enceinte. Et en même temps sa fille, qui s’était tenue cachée, se montra dans le moment. Et le roi qui avait cru sa fille mariée avec Moitié d’homme vit qu’elle se trouvait avec un homme plus puissant que lui. Bibliographie :

Sous la cendre. Figures de Cendrillon, (Anthologie établie et postfacée par Nicole Belmont et Elisabeth Lemirre), 2007, éd. José Corti. Comment on fait peur aux enfants,1999, éd. Mercure de France. Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, 1999, éd. Gallimard. Paroles païennes. Mythe et folklore des frères Grimm, 1986, éd. Imago. Arnold Van Gennep, le créateur de l’ethnographie française, 1974, éd. Payot. Mythes et croyances dans l’ancienne France, 1973, éd. Flammarion. Les signes de la naissance. Étude des représentations symboliques associés aux naissances singulières, 1983, éd. Monfort.

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Directrice de la Bibliothèque de Guadalajara (Espagne) depuis 1981, elle pense que la narration orale est le premier pas vers la lecture. C’est pour cela que dans « sa » bibliothèque, la narration a toujours été présente. C’est aussi pour cela qu’elle a promu le Marathon des Contes de Guadalajara : une grande Fête de la Parole qui s’organise depuis 1992. Blanca Calvo a également travaillé comme commissaire dans le cadre du projet de l’exposition « Bibliothèques en Guerre » à Madrid, ce qui a permis de présenter le travail réalisé par les bibliothécaires espagnols pendant la Guerre Civile (1936-1939) En parallèle de ses activités professionnelles, elle a activement participé à la vie politique, notamment comme Maire de Guadalajara (1991-1992) et comme Ministre de Culture de la Région de Castilla-La Mancha (2005-2007).

Premier amour

tiré de l’ouvrage Decidme cómo es un árbol, (Dites-moi à quoi ressemble un arbre) du poète Marcos Ana éditions Umbriel, 2007.

Version originale (espagnol) : Al recobrar la libertad, mi choque con la vida fue lo más tremendo. Muchas veces, hasta hoy mismo, la gente me pregunta que fue lo más duro para mí: los veintitrés años de prisión, la condena a muerte, la tortura, la separaci6n de la familia ... Yo respondía y respondo siempre con lo más inesperado: "Lo más difícil fue la libertad". Cuando salí tuve que iniciar un duro período de adaptación a la vida. Me sentía como parachutado en un planeta extraño. Devolvía los alimentos, me mareaba en los vehículos, mis ojos enrojecieron, quemados por la luz; me aturdían los espacios abiertos, acostumbrado a las dimensiones cortas y verticales. Nacía a la vida, una vida que tenía que ir descubriendo, casi a tientas, como un recién nacido. … En medio de tanto asombro y deslumbramiento, las mujeres eran lo que más fascinación me producía, pero a la vez lo que más me intimidaba. Veía pasar una muchacha, me gustaba, y me iba tras ella como un niño tras una golosina, pero no me atrevía a dirigirle la palabra. Era un placer contemplarlas, oír sus voces, observar el ritmo excitante al andar de sus caderas. Las seguía de cerca hasta que desaparecían en un portal o por la boca de un metro. Mi timidez y mi inseguridad no me permitían pasar de ahí. Me comportaba como un adolescente. Los tres años antes de ser encarcelado fueron años de guerra, y anormales, por tanto, para mí. El amor lo conocía de oídas solamente. Pasé de la adolescencia a la madurez, de los 16 a los 41 años de golpe, y en ese campo estaba lleno de inhibiciones y complejos. Mi primer amor Una tarde, casi al anochecer, me encontré con un amigo de la infancia, hombre de negocios que, sin participar de mis ideas, me visitó alguna vez en la cárcel de Porlier. Me invitó a dar una vuelta por Madrid y me llevó a conocer algunos cabarés que él seguramente frecuentaba. Yo aparentaba cierta indiferencia, pues salía un poco chapado a la antigua y me parecía que no era demasiado

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responsable visitar esos lugares. Pero miraba a hurtadillas y se me saltaban los ojos viendo a aquellas mujeres excitantes que deambulaban de un lado a otro provocativamente. En un momento, mi amigo miró su reloj y me dijo: “Debo marcharme, tengo invitados en casa y se me está haciendo tarde. Dame tu teléfono y nos vemos otro día con más calma”. Le di un número falso, pues dada mi situación, pendiente de mi salida clandestina de España, no era prudente establecer ninguna relación. -“Espérame un minuto”, me dijo antes de marcharse. Se perdió en el fondo del salón y volvió con una muchacha preciosa, a la que llamó Isabel. Sin presentármela siquiera, le dio un billete de quinientas pesetas y le dijo: “Toma, para que pases la noche con este amigo”. Era una muchacha delgada y morena, con ojos azules y tan excesivamente joven que en su rostro no había ni la más leve huella de su profesión. Me es muy difícil describir ahora cómo pasé aquel momento, pero lo cierto es que cuando me quedé a solas con aquella mujer hubiera deseado que me tragase la tierra. No sabía cómo comportarme. Ella me dijo con tono indiferente: “Bueno, vámonos”. Y yo, confuso y con voz entrecortada, le pregunté: “¿Adónde?”. “Pues… al hotel”. -“¿Pero así, sin apenas conocernos? Me gustaría pasear un poco, saber algo más de nosotros… Era un lenguaje inusual para una prostituta y me miró sorprendida. Y al ver que yo no acertaba a hablar, que me temblaba el cigarrillo en la mano mientras fumaba nervioso, pensó que estaba borracho y me devolvió el dinero. Yo, en lugar de retirar el billete, tomé con mis manos la suya: -“No, no, si yo quiero ir contigo, me gustas y lo deseo, pero es que para mí todo esto es muy difícil…” Y balbuceando las palabras, tartamudeando, le conté que acababa de salir de la prisión, que era un preso político, que me habían tenido veintitrés años fuera de la vida, que nunca había estado con una mujer… Entonces aquella muchacha, un poco extrañada, dulcificó su rostro, sus ojos me miraron de pronto con afecto, o con piedad, no sé, y me dio una lección de humanidad, con una ternura y comprensión inesperadas. -“Bueno, mira, yo creí que estabas borracho. Ahora cambia todo, y voy a perder contigo unos cuantos servicios esta noche”. Me invitó a cenar, creo que fue en la Torre de Madrid o en un edificio alto de la Plaza de España, y viví, entre temblores, las escenas más hermosas e increíbles. Después de cenar seguimos un rato charlando hasta que ella me dijo: “¿Nos vamos ya al hotel?”. El problema para mí seguía siendo el mismo; era como cruzar un río desconocido, sin saber nadar, lleno aún de inseguridades. Pero ella, riéndose, me decía: “No te hagas problemas, tú no tienes que preocuparte de nada, lo voy a hacer yo todo”. Y nos fuimos al hotel, donde ella vivía en una habitación alquilada. Todo resultó más fácil de lo que yo temía. El mérito fue de ella. Superé mis inhibiciones, y aquella muchacha, con la mayor sensibilidad y ternura, consiguió que, por primera vez, conociera el amor en una noche inesperada. Después, en vez de dar la “sesión” por terminada, me pidió que me quedase a dormir con ella. Lo dudé un poco: la preocupación de la familia si no volvía a casa, los policías si notaban mi ausencia… Pero era muy difícil renunciar, me quedé y seguimos charlando hasta altas horas de la madrugada.

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Por la mañana me despertó con un beso. Traía una bandeja en sus manos. Había bajado a la calle a por churros y chocolate, se sentó en el borde de la cama y desayunamos juntos. Al despedirnos la estreché con la mayor ternura entre mis brazos, con el corazón en la garganta, sabiendo que no la iba a ver nunca más. Al llegar a casa encontré a mi hermano disgustado por no haberles avisado de que iba a pasar la noche fuera. Mi cuñada, Lola, que había tornado mi chaqueta para cepillarla, sacó de uno de los bolsillos un papel liado como un cigarrillo y me preguntó: "¿Qué tienes aquí, Fernando?". Un majestuoso ramo de flores Tomé el papel, en el que venía enrollado el billete que le dio mi amigo y una pequeña nota que decía: "Para que vuelvas esta noche". Al leer aquellas palabras, que me parecía oírlas de su propia voz, volvió a mí la fuerza de la sangre y, estremecido por el deseo, me eché a la calle sin quedarme a comer, aun sabiendo que el local no lo abrirían hasta las ocho o nueve de la noche. Estaba exaltado, nervioso, deseando vivir un nuevo encuentro. Pero mientras paseaba esperando una hora prudencial para ir al cabaret, me asaltó un pensamiento molesto, que fue tomando cuerpo y que me llenó de confusión y contrariedad: la idea de que iba a romper el encanto de mi primera noche con Isabel. Que al volver y "comprar su cuerpo" con aquel dinero, que además era suyo, sería como tomar conciencia de que era una prostituta y que yo la iba a prostituir aún más, como un cliente cualquiera, y a ensuciar y hacer trizas un hermoso recuerdo que quería y debía conservar con toda su pureza y su ternura. Pero otra vez me abrasaba e1 deseo y mi imaginaci6n se encendía recordando la noche que pasamos juntos. Y cuando estaba dudando con esos pensamientos enfrentados pasé por delante de una floristería y casi sin pensarlo, con un impulso instintivo, entré y le dije a la vendedora: "Póngame quinientas pesetas de flores". La mujer me miró sorprendida: “¿Quinientas pesetas?". -Sí, sí, quinientas pesetas, escójame las mejores flores. Empezamos a elegir y formamos un ramo majestuoso, donde se mezclaban las orquídeas con las magnolias y las rosas. Me parecía inadecuado, ridículo sobre todo, llevárselo al cabaret donde ella trabajaba y ofrecérse1o en aquel ambiente. Tomé un taxi, me dirigí al hotel donde pasamos la noche, en la calle Echegaray, y deje en la recepción el ramo de flores y una sencilla nota que decía: "Para Isabel, mi primer amor". Marcos Ana ha reflejado en este libro 108 recuerdos de su vida. La ninez en su pueblo natal, el compromiso politico, la guerra, la estancia en 108 penales franquistas por los que pase, los viajes durante su largo exilio hasta el regreso a Espana. En estas paginas se recoge su salida de la carcel \ primera experiencia amorosa, a los 41 anos. Tambia. se ofrece el pre1ogo de Jose Saramago. Fernando Macarro Castillo (este es el verdadero nombre del poeta) nacie en Alconada (Salamanca) en 1920, pero eligia los nombres de sus progenitores, un matrimonio humilde de jornaleros del campo, para firmar sus libros. Desde la adolescencia, en plena Guerra Civil, se entrega al ideal comunista, lo que Ie coste pasar toda su juventud en las carceles franquistas.

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Version traduite (français) : Quand j'ai retrouvé ma liberté, c'est le choc avec la vie qui a été le plus terrible. Souvent et aujourd'hui encore, les gens me demandent ce qui a été le plus difficile pour moi : les vingt trois années de prison, la condamnation à mort, la torture, la séparation de la famille... je répondais et je réponds toujours le plus inattendu : "le plus difficile a été la liberté". Quand je suis sorti, j'ai du commencer une dure période d'adaptation à la vie. Je me sentais comme parachuté sur une planète étrangère. Je rendais les aliments, j'avais la nausée dans les transports, mes yeux étaient devenus rouges, brûlés par la lumière ; les espaces ouverts m'étourdissaient, habitué aux dimensions réduites et verticales. Je naissais à la vie, une vie que j'allais découvrir, petit à petit, presque à tâtons, comme un nouveau-né. Parmi tant d'étonnement et d'éblouissement, les femmes étaient ce qui me provoquait la plus grande fascination et en même temps ce qui m'intimidait le plus. Je voyais passer une fille, elle me plaisait, et j'allais après elle comme un enfant après une sucrerie, mais je n'osais pas lui adresser la parole. C'était un plaisir de les contempler, d'entendre leurs voix, d'observer le rythme excitant de leurs déhanchements. Je les suivais de près jusqu'à ce qu'elles disparaissent derrière un porche ou dans une bouche de métro. Ma timidité et mon manque d'assurance ne me permettaient pas d'aller au-delà. Je me comportais comme un adolescent. Les trois années passées avant d'être enfermé étaient des années de guerre pour moi. L'amour, je le connaissais seulement par ouïe dire. Je suis passé de l'adolescence à la maturité, de 16 à 41 ans, en un seul coup, et dans ce domaine, j'étais plein d'inhibitions et de complexes. Mon premier amour Un soir, presque à la nuit tombée, j'ai croisé un ami d'enfance, homme d'affaires qui, sans partager mes idées, m'a rendu visite quelques fois à la prison de Porlier. Il m'a invité à faire un tour dans Madrid et m'a fait découvrir quelques cabarets qu'il fréquentait sûrement. Je feignais une certaine indifférence car j'étais un peu vieux jeu et visiter ces lieux ne me paraissait pas tellement raisonnable. Mais je regardais en cachette et les yeux me sortaient de la tête en voyant ces femmes excitantes déambuler de façon provocante d'un côté à l'autre. A un moment, mon ami a regardé sa montre et m'a dit :

- Je dois y aller, j'ai des invités à la maison et je vais être en retard. Passe-moi ton téléphone et on se voit un autre jour, dans plus de calme. Je lui ai donné un faux numéro, parce que vu ma situation, qui dépendait de ma sortie clandestine d'Espagne, il n'était pas prudent de nouer des relations.

- Attends-moi une minute, m'a-t-il dit avant de partir. Il a disparu dans le fond de la pièce et en est revenu avec une ravissante jeune femme, qu'il a appelé Isabel. Sans même me la présenter, il lui a donné un billet de 500 pesetas et lui a dit :

- Tiens, pour que tu passes la nuit avec cet ami. C'était une fille mince et brune, avec des yeux bleus et tellement jeune que sur son visage, n'apparaissait pas la moindre trace, même légère, de sa profession. Il m'est

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très difficile de décrire maintenant comment j'ai vécu ce moment, mais ce qui est sûr c'est que quand je suis resté seul avec cette femme là, j'aurais voulu que la terre m'engloutisse. Je ne savais comment me comporter. Elle, elle m'a dit sur un ton indifférent :

- Bon, on y va. Et moi, confus, la voix entrecoupée, je lui ai demandé :

- Où ? - Ben... à l'hôtel - Mais, comme ça, sans même se connaître ? J'aimerais me promener un peu,

qu'on fasse un peu plus connaissance... C'était un langage inhabituel pour une prostituée et elle m'a regardé, surprise. En voyant que je ne réussissais pas à parler, que la cigarette tremblait dans ma main pendant que je fumais, nerveux, elle a pensé que j'étais ivre et elle m'a rendu l'argent. Moi, au lieu de lui prendre le billet, j'ai pris ses mains dans les miennes : - Non, non, oui, je veux venir avec toi, tu me plais et j'en ai envie, mais c'est que pour moi tout ça est très difficile... Et balbutiant avec les mots, bégayant, je lui ai raconté que je venais de sortir de prison, que j'étais prisonnier politique, qu'ils m'avaient tenu 23 ans à l'écart de la vie, que jamais je n'avais été avec une femme... Alors cette fille, un peu étonnée, a radoucit son visage, et ses yeux m'ont soudain regardé avec affection, ou pitié, je ne sais pas, et elle m'a donné une leçon d'humanité, avec une tendresse et une compréhension inespérées.

- Bon, écoute, je croyais que tu étais saoul. Maintenant ça change tout. Je vais perdre avec toi, quelques services pour cette nuit. Elle m'a invité à dîner, je crois que c'était à la tour de Madrid ou dans un immeuble élevé de la Place d'Espagne. J'ai vécu, en tremblant, les scènes les plus belles et incroyables de ma vie. Après dîner, nous avons continué à discuter jusqu'à ce qu'elle me dise :

- On y va maintenant à l'hôtel ? Mais le problème pour moi restait le même ; c'était comme traverser un fleuve inconnu, sans rien savoir, encore emplit d'insécurités, d'incertitudes. Mais elle, en riant, elle me disait :

- Ne te compliques pas la vie. Toi tu n'as à t'occuper de rien. C'est moi qui vais tout faire. Et nous sommes partis à l'hôtel, où elle louait une chambre. Tout s'est révélé plus facile que ce que je ne le craignais. Le mérite lui revenait. J'ai surmonté mes inhibitions et cette fille, avec la plus grande sensibilité et tendresse, elle a réussi à ce que, pour la première fois, je connaisse l'amour, en une nuit inattendue. Ensuite, au lieu de donner la "passe" pour terminée, elle m'a demandé de rester dormir avec elle. J'ai un peu hésité ; l'inquiétude de la famille si je ne rentrais pas à la maison, les policiers s'ils remarquaient mon absence, ... ; mais c'était très difficile de renoncer, je suis resté et nous avons continué à discuter jusque très tard dans la nuit. Le matin, elle m'a réveillé avec un baiser. Elle portait un plateau. Elle est descendue dehors pour acheter des churros et du chocolat. A son retour, elle s'est assise au bord du lit et nous avons pris le petit déjeuné ensemble. En nous disant au revoir, je l'ai serrée dans mes bras avec la plus grande tendresse, le cœur serré, sachant que je ne la reverrai pas.

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En arrivant à la maison j'ai trouvé mon frère mécontent de ne pas les avoir prévenus que j'allais passer la nuit dehors. Ma belle-sœur, Lola, qui avait pris ma veste pour la brosser, a sorti d'une des poches un papier plié comme une cigarette et m'a demandé :

- Qu'est ce que tu as là, Fernando ? Un majestueux bouquet de fleurs. J'ai pris le papier, dans lequel il y avait enroulé le billet que mon ami lui avait donné et un petit mot qui disait :

- Pour que tu reviennes cette nuit. En lisant ces mots, ils me semblaient entendre de sa propre voix, la force du sang m'est revenue et tremblant de désir, je me suis précipité dehors, sans rester pour manger, sachant que le local n'ouvrirait pas avant huit ou neuf heures du soir. J'étais exalté, nerveux, désireux de vivre une nouvelle rencontre. Mais pendant que je me promenais en attendant une heure prudente pour aller au cabaret, je fus assailli par une pensée gênante, qui a envahi mon corps et m'a empli de confusion et de contrariété : l'idée de rompre l'enchantement de ma première nuit avec Isabel. L'idée qu'en revenant et en "achetant son corps" avec cet argent, qui surtout était le sien, ce serait comme prendre conscience que c'était une prostituée et que moi, j'allais la prostituer une fois de plus, comme n'importe quel client, salir et briser un tel souvenir que je voulais et devais conserver dans toute sa pureté et sa tendresse. Mais de nouveau, le désir me brûlait et mon imagination s'enflammait quand je me remémorais la nuit que nous avions passée ensemble. Alors que je doutais avec ces pensées contraires, je suis passé devant une fleuriste, presque sans réfléchir, avec une pulsion instinctive, je suis entré et j'ai dit à la vendeuse :

- Donnez-moi pour 500 pesetas de fleurs. La femme m'a regardé surprise :

- 500 pesetas ? - Oui, oui, 500 pesetas, prenez les plus belles fleurs.

Nous avons commencé à choisir et nous avons composé un bouquet majestueux, dans lequel se mélangeaient orchidées, magnolias et roses. Cela m'a semblé inadéquat, ridicule surtout, de le lui apporter au cabaret où elle travaillait et de le lui offrir dans cette ambiance. J'ai pris un taxi, je me suis dirigé à l'hôtel où nous avons passé la nuit, dans la rue Echegaray, j'ai laissé le bouquet de fleurs à la réception avec un simple mot qui disait : "Pour Isabel, mon premier amour". Marcos Ana relate dans cet ouvrage 108 souvenirs de sa vie. L'enfance dans son village natal, l'engagement politique, la guerre, l'enfermement dans les 108 maisons d'arrêt franquistes par lesquelles il est passé, les voyages durant son long exil jusqu'au retour en Espagne. Dans ces pages, sont recueillies sa sortie de prison, sa première expérience amoureuse, à 41 ans… Aussi, il s'est vu offrir la préface de José Saramago. Fernandi Maccarro Castillo ; c'est le véritable nom du poète, est né à Alconada (Salamanca) en 1920, il signe ses écrits sous un pseudonyme qu'il a créé à partir du nom de ses parents, une humble famille de journaliers de campagne. Depuis l'adolescence, en pleine guerre civile, il s'est engagé pour l'idéal communiste, ce qui lui a valu de passer toute sa jeunesse dans les prisons franquistes.

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Professeur de littérature française à l’Université Grenoble III., UMR L.I.R.E-CNRS. Il dirige la revue Fééries (Ellug, Grenoble), consacrée au conte merveilleux littéraire (XVIIe-XIXe siècle).

Histoire du Dormeur éveillé (Version condensée)

Les Mille et une nuits, traduction : Antoine Galland, début XVIIIe siècle

Un riche marchand meurt, laissant son fils Abou-Hassan (trente ans) et sa femme. Abou-Hassan fait deux parts de son héritage : il enferme l’une et dépense l’autre. Un an de fêtes, nombreux amis. Une fois dépensée la moitié de sa fortune, Abou-Hassan découvre qu’il n’a pas d’amis. Il décide d’offrir à dîner chaque soir à un étranger rencontré à la porte de Bagdad et de ne jamais le revoir. Un soir, c’est un marchand de Mossoul qui se présente (en fait le calife Haroun al-Raschid accompagné de son esclave Massoud) ; Abou-Hassan l’invite : il lui expliqua en peu de mots la coutume qu’il s’était faite de recevoir chez lui, chaque jour, autant qu’il lui serait possible et pour une nuit seulement, le premier étranger qui se présenterait à lui. Le calife trouva quelque chose de si singulier dans la bizarrerie du goût d’Abou-Hassan, que l’envie lui prit de le connaître à fond. Sans sortir du caractère de marchand, il lui marqua qu’il ne pouvait mieux répondre à une si grande honnêteté, à laquelle il ne s’était pas attendu à son arrivée à Bagdad, qu’en acceptant l’offre obligeante qu’il venait de lui faire ; qu’il n’avait qu’à lui montrer le chemin et qu’il était tout prêt à le suivre. Le souper se déroule le mieux du monde ; Abou-Hassan se montre gai, ce qui plaît au calife ; Abou-Hassan lui raconte son histoire, etc. Le faux marchand lui demande comment il pourrait le remercier pour son hospitalité :

- Je vous dirai néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, qu’une seule chose me fait de la peine, sans pourtant qu’elle aille jusqu’à troubler mon repos. Vous saurez que la ville de Bagdad est divisée par quartiers, et que dans chaque quartier il y a une mosquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, à la tête du quartier qui s’y assemble. L’iman est un grand vieillard d’un visage austère, et parfait hypocrite s’il y en eut jamais au monde. Pour conseil il s’est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens à peu près de sa sorte, qui s’assemblent chez lui régulièrement chaque jour, et dans leur conciliabule, il n’y a médisance, calomnie et malice qu’ils ne mettent en usage contre moi et contre tout le quartier pour en troubler la tranquillité et y faire régner la dissension. Ils se rendent redoutables aux uns, ils menacent les autres. Ils veulent enfin se rendre les maîtres, et que chacun se gouverne selon leur caprice, eux qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je souffre de voir qu’ils se mêlent de tout autre chose que de leur Alcoran, et qu’ils ne laissent pas vivre le monde en paix.

- Hé bien ! Reprit le calife, vous voudriez apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce désordre ?

- Vous l’avez dit, repartit Abou-Hassan, et la seule chose que je demanderais à Dieu pour cela, ce serait d’être calife à la place du commandeur des

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croyants Haroun-Al Raschid, notre souverain seigneur et maître, seulement pour un jour.

- Que feriez-vous si cela arrivait ? demanda le calife. - Je ferais une chose d’un grand exemple, répondit Abou-Hassan et qui

donnerait de la satisfaction à tous les honnêtes gens. Je ferais donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à chacun des quatre vieillards, et quatre cents à l’iman, pour leur apprendre qu’il ne leur appartient pas de troubler et de chagriner ainsi leurs voisins.

Le calife trouva la pensée d’Abou-Hassan fort plaisante, et comme il était né pour les aventures extraordinaires, elle lui fit naître l’envie de s’en faire un divertissement tout singulier.

- Votre souhait me plaît d’autant plus, dit le calife, que je vois qu’il part d’un cœur droit, et d’un homme qui ne peut souffrir que la malice des méchants demeure impunie. J’aurais un grand plaisir d’en voir l’effet, et peut-être n’est-il pas aussi impossible que cela arrive que vous pourriez vous l’imaginer. Je suis persuadé que le calife se dépouillerait volontiers de sa puissance pour vingt-quatre heures, entre vos mains, s’il était informé de votre bonne intention et du bon usage que vous en feriez. Quoique marchand étranger, je ne laisse pas néanmoins d’avoir du crédit pour y contribuer pour quelque chose.

- Je vois bien, repartit Abou-Hassan, que vous vous moquez de ma folle imagination, et le calife s’en moquerait aussi s’il avait connaissance d’une telle extravagance. Ce que cela pourrait peut-être produire, c’est qu’il se ferait informer de la conduite de l’iman et de ses conseillers, et qu’il les ferait châtier.

Le faux marchand va se coucher. - La seule chose que je vous recommande, c’est qu’en sortant demain matin,

au cas que je ne sois pas éveillé, vous ne laissiez pas la porte ouverte, mais que vous preniez la peine de la fermer.

Ce que le calife lui promet d’exécuter fidèlement. Offrant un dernier verre, Abou-Hassan ne s’aperçoit pas que le marchand drogue le sien. Il tombe raide et le calife le fait emporter par son esclave, mais sans fermer la porte, comme Abou-Hassan l’en avait prié, et il le fit exprès. Au palais, le calife ordonne qu’au réveil d’Abou-Hassan tout soit fait pour qu’il soit le calife. Au matin : Abou-Hassan ouvrit les yeux, et autant que le peu de jour qu’il faisait le lui permettait, il se vit au milieu d’une grande chambre magnifique et superbement meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncements de diverses figures peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or massif, de portières, et un tapis de pied or et soie ; et environné de jeunes dames, dont plusieurs avaient différentes sortes d’instruments de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une beauté charmante ; d’eunuques noirs tous richement habillés, et debout dans une grande modestie. En jetant les yeux sur la couverture du lit, il vit qu’elle était de brocart d’or à fond rouge, rehaussée de perles et de diamants, et près du lit un habit de même étoffe et de même parure, et à côté de lui, sur un coussin, un bonnet de calife. À ces objets si éclatants, Abou-Hassan fut dans un étonnement et dans une confusion inexprimable. Il les regardait tous comme dans un songe, songe si véritable à son égard, qu’il désirait que ce n’en fût pas un. « Bon, disait-il en lui-même, me voilà calife ; mais, ajoutait-il un peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me

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trompe ; c’est un songe, effet du souhait dont je m’entretenais tantôt avec mon hôte » ; et il refermait les yeux comme pour dormir. En même temps un eunuque s’approcha :

- Commandeur des croyants, lui dit-il respectueusement, que Votre Majesté ne se rendorme pas, il est temps qu’elle se lève pour faire la prière ; l’aurore commence à paraître.

À ces paroles, qui furent d’une grande surprise pour Abou-Hassan : - Suis-je éveillé, ou si je dors ? Disait-il encore en lui-même. Mais je dors, continuait-il en tenant toujours les yeux fermés, je ne dois pas en douter. L’eunuque insiste.

– Je me trompais, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, je suis éveillé. Ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends qu’on me parle.

Il ouvrit encore les yeux, et comme il était grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avait aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort au-dessus de sa condition ; et le calife, qui l’observait sans être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir. Alors les jeunes dames du palais se prosternèrent la face contre terre devant Abou-Hassan et celles qui tenaient des instruments de musique lui donnèrent le bonjour par un concert de flûtes douces, de hautbois, de théorbes et d’autres instruments harmoniques, dont il fut enchanté et ravi en extase, de manière qu’il ne savait où il était, et qu’il ne se possédait pas lui-même. Il revint néanmoins à sa première idée, et il doutait encore si tout ce qu’il voyait et entendait était un songe ou une réalité. Il se mit les mains devant les yeux, et en baissant la tête :

- Que veut dire tout ceci ? disait-il en lui-même. Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Qu’est-ce que ce palais ? Que signifient ces eunuques, ces officiers si bien faits et si bien mis, ces dames si belles et ces musiciennes qui m’enchantent ? Est-il possible que je ne puisse distinguer si je rêve ou si je suis dans mon bon sens ?

Il ôta enfin les mains de devant ses yeux, les ouvrit, et en levant la tête il vit que le soleil jetait déjà ses premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre où il était. Mesrour entre alors et lui demande de passer dans la salle d’audience. Au discours de Mesrour, Abou-Hassan fut comme persuadé qu’il ne dormait pas, et que l’état où il se trouvait n’était pas un songe. Il ne se trouva pas moins embarrassé que confus dans l’incertitude du parti qu’il prendrait. Enfin, il regarda Mesrour entre les deux yeux, et d’un ton sérieux :

- À qui donc parlez-vous, lui demanda-t-il, et quel est celui que vous appelez commandeur des croyants, vous que je ne connais pas ? Il faut que vous me preniez pour un autre.

Tout autre que Mesrour se fût peut-être déconcerté à la demande d’Abou-Hassan ; mais, instruit par le calife, il joua merveilleusement bien son personnage.

- Mon respectable seigneur et maître, s’écria-t-il. Votre Majesté me parle ainsi aujourd’hui apparemment pour m’éprouver. Votre Majesté n’est-elle pas le commandeur des croyants, le monarque du monde, de l’orient à l’occident, et le vicaire, sur la terre, du prophète envoyé de Dieu, maître de ce monde terrestre et du céleste ? Mesrour, votre chétif esclave, ne l’a pas oublié

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depuis tant d’années qu’il a l’honneur et le bonheur de rendre ses respects et ses services à Votre Majesté. Il s’estimerait le plus malheureux de tous les hommes s’il avait encouru votre disgrâce ; il vous supplie donc très humblement d’avoir la bonté de le rassurer : il aime mieux croire qu’un songe fâcheux a troublé votre repos cette nuit.

Abou-Hassan fit un si grand éclat de rire à ces paroles de Mesrour, qu’il se laissa aller à la renverse sur le chevet du lit, avec une grande joie du calife, qui en eût ri de même s’il n’eût craint de mettre fin dès son commencement à la plaisante scène qu’il avait résolu de se donner. Abou-Hassan après avoir ri longtemps en cette posture, se remit sur son séant, et en s’adressant à un petit eunuque, noir comme Mesrour :

- Écoute, lui dit-il, dis-moi qui je suis. - Seigneur, répondit le petit eunuque d’un air modeste, Votre Majesté est le

commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes. - Tu es un petit menteur, face de couleur de poix, reprit Abou-Hassan.

Abou-Hassan appela ensuite une des dames, qui était plus près de lui que les autres.

- Approchez-vous, la belle, dit-il en lui présentant la main ; tenez, mordez-moi le bout du doigt, que je sente si je dors ou si je veille.

La dame, qui savait que le calife voyait tout ce qui se passait dans la chambre, fut ravie d’avoir occasion de faire voir de quoi elle était capable quand il s’agissait de le divertir. Elle s’approcha donc d’Abou-Hassan avec tout le sérieux possible, et en serrant légèrement entre ses dents le bout du doigt qu’il lui avait avancé, elle lui fit sentir un peu de douleur. En retirant la main promptement :

- Je ne dors pas, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, certainement. Par quel miracle suis-je donc devenu calife en une nuit ? Voilà la chose du monde la plus merveilleuse et la plus surprenante !

Et s’adressant ensuite à la même dame : - Ne me cachez pas la vérité, dit-il ; je vous en conjure par la protection de

Dieu, en qui vous avez confiance, aussi bien que moi : Est-il bien vrai que je sois le commandeur des croyants ?

- Il est si vrai, répondit la dame, que Votre Majesté est le commandeur des croyants, que nous avons sujet, tous tant que nous sommes de vos esclaves, de nous étonner qu’elle veuille faire accroire qu’elle ne l’est pas.

- Vous êtes une menteuse, reprit Abou-Hassan ; je sais bien ce que je suis. Comme le chef des eunuques s’aperçut que Abou-Hassan voulait se lever, il lui présenta sa main et l’aida à se mettre hors du lit. Dès qu’il fut sur ses pieds, toute la chambre retentit du salut que tous les officiers et toutes les dames lui firent en même temps par une acclamation en ces termes :

- Commandeur des croyants, que Dieu donne le bon jour à Votre Majesté ! - Ah, ciel ! Quelle merveille ! s’écria alors Abou-Hassan : j’étais hier au soir

Abou-Hassan, et ce matin je suis le commandeur des croyants ! Je ne comprends rien à un changement si prompt et si surprenant.

On le prépare et le voici à l’audience. Abou-Hassan s’assit aux acclamations des huissiers, qui lui souhaitèrent toutes sortes de bonheurs et de prospérités, et en se tournant à droite et à gauche, il vit les officiers et les gardes rangés dans un bel ordre et en bonne contenance. Le calife change de cabinet pour continuer à l’observer. Dès que Abou-Hassan eut pris place, le grand vizir Giafar, qui venait

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d’arriver, se prosterna devant lui au pied du trône, se releva, et en s’adressant à sa personne :

- Commandeur des croyants, dit-il, que Dieu comble Votre Majesté de ses faveurs en cette vie, la reçoive en son paradis dans l’autre, et précipite ses ennemis dans les flammes de l’enfer !

Abou-Hassan, après tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était éveillé et ce qu’il venait d’entendre par la bouche du grand vizir, ne douta plus qu’il ne fût calife, comme il avait souhaité de l’être. Ainsi, sans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune si peu attendu s’était fait, il prit sur-le-champ le parti d’en exercer le pouvoir. Cérémonial, présentation des affaires du jour. Abou-Hassan néanmoins ne laissa pas de se faire admirer, même par le calife. En effet, il ne demeura pas court, il ne parut pas même embarrassé sur aucune. Il prononça juste sur toutes, selon que le bon sens lui inspirait, soit qu’il s’agît d’accorder ou de rejeter ce que l’on demandait. Il fait appeler le juge de police et lui ordonne de faire donner quatre cents coups de nerf de bœuf à l’iman et cent aux quatre vieux dévots ; ensuite de quoi : ils seront promenés sur un chameau, vêtus de haillons et la face tournée vers la queue du chameau (…) précédés d’un crieur qui criera à haute voix :

- Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins et de leur causer tout le mal dont ils sont capables.

En outre ils seront chassés du quartier. Suivent exécution et compte rendu : - Des cagots, dit-il en lui-même avec un air de satisfaction, qui s’avisaient de

gloser sur mes actions, et qui trouvaient mauvais que je reçusse et que je régalasse d’honnêtes gens chez moi, méritaient bien cette avanie et ce châtiment.

Le calife, qui l’observait, pénétra dans sa pensée, et sentit en lui-même une joie inconcevable d’une si belle expédition. Puis il fait verser mille pièces « à la mère d’un certain Abou-Hassan, surnommé le Débauché. « C’est un homme connu dans tout le quartier sous ce nom » Le conseil se termine ; on le ramène à l’appartement : Mais à peine y eut-il fait quelques pas qu’il témoigna avoir quelque besoin pressant. Aussitôt on lui ouvrit un cabinet fort propre, qui était pavé de marbre, au lieu que l’appartement où il se trouvait était couvert de riches tapis de pied ainsi que les autres appartements du palais. On lui présenta une chaussure de soie brochée d’or, qu’on avait coutume de mettre avant que d’y entrer. Il la prit, et comme il n’en savait pas l’usage, il la mit dans une de ses manches, qui étaient fort larges. Comme il arrive fort souvent que l’on rit plutôt d’une bagatelle que de quelque chose de conséquence, peut s’en fallut que le grand vizir, Mesrour et tous les officiers du palais, qui étaient près de lui, ne fissent un éclat de rire, par l’envie qui leur en prit, et ne gâtassent toute la fête ; mais ils se retinrent, et le grand vizir fut enfin obligé de lui expliquer qu’il devait la chausser pour entrer dans ce cabinet de commodité. Pendant que Abou-Hassan était dans le cabinet, le grand vizir alla trouver le calife, qui s’était déjà placé dans un autre endroit pour continuer d’observer Abou-Hassan sans être vu, et lui raconta ce qui venait d’arriver, et le calife s’en fit un nouveau plaisir. Vient le temps des plaisirs. Plusieurs eunuques coururent avertir les musiciennes que le faux calife approchait. Aussitôt elles commencèrent un concert de voix et d’instruments des plus mélodieux, avec tant de charmes pour Abou-Hassan qu’il

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se trouva transporté de joie et de plaisir, et ne savait absolument que penser de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait.

- Si c’est un songe, se disait-il à lui-même, le songe est de longue durée. Mais ce n’est pas un songe, continuait-il ; je me sens bien, je raisonne, je vois, je marche, j’entends. Quoi qu’il en soit, je me remets à Dieu sur ce qui en est. Je ne puis croire néanmoins que je ne sois pas le commandeur des croyants : il n’y a qu’un commandeur des croyants qui puisse être dans la splendeur où je suis. Les honneurs et les respects que l’on m’a rendus et que l’on me rend, les ordres que j’ai donnés et qui ont été exécutés, en sont des preuves suffisantes.

Enfin Abou-Hassan tint pour constant qu’il était le calife et le commandeur des croyants. Sept belles, sept salles, mille plaisirs… À la fin de la soirée, on lui fait absorber la même drogue. Il s’endort aussitôt. Le calife, qui s’était donné lui-même ce divertissement avec une satisfaction au-delà de ce qu’il s’en était promis, et qui avait été spectateur de cette dernière scène aussi bien que de toutes les autres qu’Abou-Hassan lui avait données, sortit de l’endroit où il était et parut dans le salon tout joyeux d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé. On lui remet son costume ordinaire et on le porte chez lui. Réveil. Alors, en ouvrant les yeux, il fut fort surpris de se voir chez lui.

- Bouquet de Perles, Étoile du Matin, Aube du Jour, Bouche de Corail, Face de Lune, s’écria-t-il en appelant les dames du palais qui lui avaient tenu compagnie, chacune par leur nom, autant qu’il put s’en souvenir, où êtes-vous ? Venez, approchez.

Abou-Hassan criait de toute sa force. Sa mère accourt et s’étonne ; lui aussi : - Bonne femme, lui demanda-t-il à son tour, qui est donc celui que tu appelles

ton fils ? - C’est vous-même, répondit la mère avec beaucoup de douceur. N’êtes-vous

pas Abou-Hassan, mon fils ? Ce serait la chose du monde la plus singulière que vous l’eussiez oublié en si peu de temps.

- Moi, ton fils ! Vieille exécrable ! Reprit Abou-Hassan: tu ne sais ce que tu dis, et tu es une menteuse. Je ne suis pas l’Abou-Hassan que tu dis, je suis le commandeur des croyants.

- Taisez-vous, mon fils, repartit la mère ; vous n’êtes pas sage. On vous prendrait pour un fou si l’on vous entendait.

- Tu es une vieille folle toi-même, répliqua Abou-Hassan, et je ne suis pas fou, comme tu le dis. Je te répète que je suis le commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes.

- Ah! Mon fils, s’écria la mère, est-il possible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une si grande aliénation d’esprit ! Quel malin génie vous obsède, pour vous faire tenir un semblable discours ? Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, et qu’il vous délivre de la malignité de Satan ! Vous êtes mon fils Abou-Hassan, et je suis votre mère.

Il fait semblant de lui donner raison en alléguant un songe. Elle se préparait (…) à en rire avec lui et à l’interroger sur ce songe, quand tout à coup il se mit sur son séant, et en la regardant de travers :

- Vieille sorcière, vieille magicienne, dit-il, tu ne sais ce que tu dis : je ne suis pas ton fils et tu n’es pas ma mère. Tu te trompes toi-même et tu veux m’en

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faire accroire. Je te dis que je suis le commandeur des croyants, et tu ne me persuaderas pas le contraire.

Elle lui raconte alors le châtiment de l’iman et de ses acolytes et le don de mille pièces. Elle avait (…) regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyait d’être le commandeur des croyants. Mais il en arriva tout autrement, et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avait toujours d’être le commandeur des croyants, ne servit qu’à la lui rappeler et à la graver d’autant plus profondément dans son imagination, qu’en effet elle n’était pas fantastique, mais réelle. Elle le croit fou.

- (…) Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu; demandez-lui qu’il vous pardonne et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que dirait-on de vous si l’on vous entendait parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murailles ont des oreilles ?

Il la bat, les voisins accourent. Le voici conduit à « l’hôpital des fous ». Abou-Hassan ne fut pas plutôt dans la rue qu’il se trouva environné d’une grande foule de peuple. L’un lui donnait un coup de poing, un autre un soufflet, et d’autres le chargeaient d’injures, en le traitant de fou, d’insensé et d’extravagant. À tous ces mauvais traitements :

- Il n’y a, disait-il, de grandeur et de force qu’en Dieu très-haut et tout-puissant. On veut que je sois fou, quoique je sois dans mon bon sens : je souffre cette injure et toutes ces indignités pour l’amour de Dieu.

Il y est enchaîné dans une cage de fer, et reçoit cinquante coups de nerf de bœuf quotidiens, assortis de ce dialogue :

- Reviens en ton bon sens, et dis si tu es encore le commandeur des croyants. - Je n’ai pas besoin de ton conseil, répondait Abou-Hassan ; je ne suis pas fou

; mais si j’avais à le devenir, rien ne serait plus capable de me jeter dans une si grande disgrâce que les coups dont tu m’assommes.

Sa mère lui rend visite et tente de le ramener. Les idées fortes et sensibles que Abou-Hassan avait conservées dans son esprit de s’être vu revêtu de l’habillement de calife, d’en avoir fait effectivement les fonctions, d’avoir usé de son autorité, d’avoir été obéi et traité véritablement en calife, et qui l’avaient persuadé à son réveil qu’il l’était véritablement et l’avaient fait persister si longtemps dans cette erreur, commencèrent insensiblement à s’effacer de son esprit.

- Si j’étais calife et commandeur des croyants, se disait-il quelquefois à lui-même, pourquoi me serais-je trouvé chez moi en me réveillant et revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me serais-je pas vu environné du chef des eunuques, de tant d’autres eunuques et d’une si grosse foule de belles dames ? Pourquoi le grand vizir Giafar, que j’ai vu à mes pieds, tant d’émirs, tant de gouverneurs de province et tant d’autres officiers dont je me suis vu environné, m’auraient-ils abandonné ? Il y a longtemps, sans doute, qu’ils m’auraient délivré de l’état pitoyable où je suis si j’avais quelque autorité sur eux. Tout cela n’a été, qu’un songe, et je ne dois pas faire difficulté de le croire. J’ai commandé, il est vrai, au juge de police de châtier l’iman et les quatre vieillards de son conseil ; j’ai ordonné au grand vizir Giafar de porter mille pièces d’or à ma mère, et mes ordres ont été exécutés. Cela m’arrête, et je n’y comprends rien. Mais combien de choses y a-t-il que je ne comprends

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pas et que je ne comprendrai jamais ! Je m’en remets donc entre les mains de Dieu, qui sait et qui connaît tout.

Il finit par reconnaître son égarement. - J’ai été abusé par un songe, dit-il à sa mère, mais un songe si extraordinaire

et si semblable à la vérité, que je puis mettre en fait que tout autre que moi, à qui il serait arrivé, n’en aurait pas été moins frappé et serait peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m’en avez vu faire. J’en suis encore si fort troublé au moment que je vous parle, que j’ai de la peine à me persuader que ce qui m’est arrive en soit un, tant il a de ressemblance à ce qui se passe entre des gens qui ne dorment pas. Quoi qu’il en soit, je le tiens et le veux tenir constamment pour un songe et pour une illusion. Je suis même convaincu que je ne suis pas ce fantôme de calife et de commandeur des croyants, mais Abou-Hassan, votre fils, de vous, dis-je, que j’ai toujours honorée jusqu’à ce jour fatal dont le souvenir me couvre de confusion, que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois.

Toute joyeuse, elle lui confie son interprétation : - En ne fermant pas la porte de la maison lors de sa sortie, l’étranger invité a

donné occasion au démon d’y entrer, et de vous jeter dans l’affreuse illusion où vous étiez. Ainsi, mon fils, vous devez bien remercier Dieu de vous en avoir délivré, et le prier de vous préserver de tomber davantage dans les pièges de l’esprit malin.

Il acquiesce : - C’est justement cette nuit-là que j’eus ce songe qui me renversa la cervelle.

(…) Je suis persuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte, qu’il est entré et qu’il m’a mis toutes ces fantaisies dans la tête. Il faut qu’on ne sache pas à Moussoul, d’où venait ce marchand, comme nous sommes bien convaincus à Bagdad, que le démon vient causer tous ces songes fâcheux qui nous inquiètent la nuit, quand on laisse les chambres où l’on couche ouvertes.

Il est libéré et reprend ses invitations vespérales. Mais survient à nouveau le faux marchand de Mossoul : Abou-Hassan tente de l’ignorer, cependant : le calife, qui voulait porter plus loin le plaisir qu’il s’était déjà donné à l’occasion d’Abou-Hassan, avait eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avait dit et fait le lendemain à son réveil, après l’avoir fait reporter chez lui, et de tout ce qui lui était arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avait été fait dans l’hôpital des fous. Mais comme ce monarque était généreux et plein de justice, et qu’il avait reconnu dans Abou-Hassan un esprit propre à le réjouir plus longtemps, et de plus, qu’il s’était douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de calife, il reprendrait sa manière de vie ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser le premier du mois en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avait résolu à son égard. Abou-Hassan se dérobe d’abord, mais le marchand insiste en lui redemandant son hospitalité; sur quoi Abou-Hassan lui raconte ses aventures. Le calife (qui n’en ignore rien) ne peut s’empêcher de rire, scandalisant Abou-Hassan qui lui montre ses blessures. Le calife ne put regarder ces objets sans horreur. Il eut compassion du pauvre Abou-Hassan, et il fut très fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même, et en embrassant Abou-Hassan de tout son cœur :

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- Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux ; venez et allons chez vous ; je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous : demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde.

Abou-Hassan cède. Durant la soirée, le marchand s’enquiert de ses amours ; Abou-Hassan évoque son célibat sans amertume. Le dernier verre sera à la santé de la future que le marchand lui promet. À nouveau drogué, il s’écroule. Au réveil, son songe-cauchemar recommence :

- Hélas ! S’écria Abou-Hassan en se mordant les doigts et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois ! Je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence. C’est un malhonnête homme que j’ai reçu chez moi hier au soir qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est, m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi ; mais il ne l’a pas fait, et le diable est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de commandeur des croyants et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres !

Après ces dernières paroles, Abou-Hassan ferma les yeux, et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après il les ouvrit, et en les jetant de côté et d’autre sur tous les objets qui se présentaient à sa vue :

- Grand Dieu ! S’écria-t-il encore une fois avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre providence, préservez-moi de la tentation de Satan.

Il décide de se rendormir mais les courtisanes l’en empêchent. L’une lui explique pourquoi il croit vivre un songe :

- Votre Majesté ne doit pas s’étonner de se voir dans ce salon et non pas dans son lit : elle s’endormit hier si subitement que nous ne voulûmes pas l’éveiller pour la conduire jusqu’à sa chambre, et nous nous contentâmes de la coucher commodément sur ce sofa.

Toutes lui tiennent ce discours. - Dieu me fasse miséricorde ! S’écria-t-il en élevant les mains et les yeux

comme un homme qui ne sait où il en est ; je me remets entre ses mains. Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable, qui est entré dans ma chambre, ne m’obsède et ne trouble mon imagination de toutes ces visions.

Le calife, qui le voyait et qui venait d’entendre toutes ses exclamations, se mit à rire de si bon cœur, qu’il eut bien de la peine à s’empêcher d’éclater. Abou-Hassan cependant s’était recouché, et il avait refermé les yeux. Mais elles ne l’entendent pas ainsi, le sortent du lit et se mettent à danser au son des instruments. Il les interrompt. Aussitôt elles firent cesser la danse et les instruments, et elles s’approchèrent de lui.

- Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénument, et dites-moi dans la vérité qui je suis.

- Commandeur des croyants, répondit Étoile du Matin, Votre Majesté veut nous surprendre en nous faisant cette demande, comme si elle ne savait pas elle-même qu’elle est le commandeur des croyants et le vicaire en terre du

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prophète de Dieu, maître de l’un et de l’autre monde, de ce monde où nous sommes et du monde à venir après la mort. Si cela n’était pas, il faudrait qu’un songe extraordinaire lui eût fait oublier ce qu’elle est. Il pourrait bien en être quelque chose, si l’on considère que Votre Majesté a dormi cette nuit plus longtemps qu’à l’ordinaire.

Elle lui raconte toute la journée de la première mystification. Il leur répond par le récit de ses malheurs. Elles confirment néanmoins la thèse du songe :

- (il) n’est pas sorti de ce salon depuis hier et (…) n’a pas cessé d’y dormir toute la nuit jusqu’à présent.

La confiance avec laquelle cette dame assurait à Abou-Hassan que tout ce qu’elle lui disait était véritable, et qu’il n’était point sorti du salon depuis qu’il y était entré, le mit encore une fois dans un état à ne savoir que croire de ce qu’il était et de ce qu’il voyait. Il demeura un espace de temps abîmé dans ses pensées.

- Ô ciel ! Disait-il en lui-même, suis-je Abou-Hassan ? Suis-je commandeur des croyants ? Dieu tout-puissant, éclairez mon entendement, faites-moi connaître la vérité, afin que je sache à quoi m’en tenir.

Il leur montre ses cicatrices : - La douleur que j’en ressens encore m’en est un sûr garant, qui ne me

permet pas d’en douter. Si cela néanmoins m’est arrivé en dormant, c’est la chose du monde la plus extraordinaire et la plus étonnante, et je vous avoue qu’elle me passe.

Dans l’incertitude où était Abou Hassan de son état, il appela un des officiers du calife qui était près de lui.

- Approchez-vous, dit-il, et mordez-moi le bout de l’oreille, que je juge si je dors ou si je veille.

L’officier s’approcha, lui prit le bout de l’oreille entre les dents, et le serra si fort que Abou-Hassan fit un cri effroyable. À ce cri, tous les instruments de musique jouèrent en même temps, et les dames et les officiers se mirent à danser, à chanter et à sauter autour d’Abou-Hassan avec un si grand bruit qu’il entra dans une espèce d’enthousiasme qui lui fit faire mille folies. Il se mit à chanter comme les autres. Il déchira le bel habit de calife dont on l’avait revêtu. Il jeta par terre le bonnet qu’il avait sur la tête, et nu, en chemise et en caleçon, il se leva brusquement et se jeta entre deux dames, qu’il prit par la main, et se mit à danser et à sauter avec tant d’action, de mouvement et de contorsions bouffonnes et divertissantes, que le calife ne put se tenir dans l’endroit où il était. La plaisanterie subite d’Abou-Hassan le fit rire avec tant d’éclat qu’il se laissa aller à la renverse, et se fit entendre par-dessus tout le bruit des instruments de musique et des tambours de basque. Il fut si longtemps sans pouvoir se retenir que peu s’en fallut qu’il ne s’en trouvât incommodé. Enfin, il se releva et il ouvrit la jalousie. Alors, en avançant la tête et en riant toujours :

- Abou-Hassan, Abou-Hassan, s’écria-t-il, veux-tu donc me faire mourir à force de rire ?

À la voix du calife, tout le monde se tut et le bruit cessa. Abou-Hassan s’arrêta comme les autres et tourna la tête du côté qu’elle s’était fait entendre. Il reconnut le calife et en même temps le marchand de Moussoul. Il ne se déconcerta pas pour cela ; au contraire, il comprit dans ce moment qu’il était bien éveillé, et que tout ce qui lui était arrivé était très réel et non pas un songe. Il entra dans la plaisanterie et dans l’intention du calife,

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- Ha ! Ha ! S’écria-t-il en le regardant avec assurance, vous voilà donc, marchand de Moussoul ! Quoi ! Vous vous plaignez que je vous fais mourir, vous qui êtes cause des mauvais traitements que j’ai faits à ma mère et de ceux que j’ai reçus pendant un si long temps à l’hôpital des fous ! Vous qui avez si fort maltraité l’iman de la mosquée de mon quartier et les quatre scheikhs mes voisins ! (car ce n’est pas moi, je m’en lave les mains !) vous qui m’avez causé tant de peines d’esprit et tant de traverses ! Enfin, n’est-ce pas vous qui êtes l’agresseur, et ne suis-je pas l’offensé ?

- Tu as raison, Abou-Hassan, répondit le calife en continuant de rire ; mais pour te consoler et pour te dédommager de toutes tes peines, je suis prêt, et j’en prends Dieu à témoin, à te faire, à ton choix, telle réparation que tu voudras m’imposer.

En achevant ces paroles, le calife descendit du cabinet et entra dans le salon. Il se fit apporter un de ses plus beaux habits, et commanda aux dames de faire la fonction des officiers de la chambre, et d’en revêtir Abou-Hassan. Quand elles l’eurent habillé :

- Tu es mon frère, lui dit le calife en l’embrassant ; demande-moi tout ce qui peut te faire plaisir, je te l’accorderai.

- Commandeur des croyants, reprit Abou-Hassan, je supplie Votre Majesté de me faire la grâce de m’apprendre ce qu’elle a fait pour me démonter ainsi le cerveau, et quel a été son dessein. Cela m’importe présentement plus que toute autre chose, pour remettre entièrement mon esprit dans son assiette ordinaire.

Le calife le lui explique et conclut : - Je ne m’étais pas imaginé que tu dusses souffrir autant que tu as souffert

en cette occasion. Mais, comme je m’y suis déjà engagé envers toi, je ferai toutes choses pour te consoler et te donner lieu d’oublier tous tes maux. Vois donc ce que je puis faire pour te faire plaisir, et demande-moi hardiment ce que tu souhaites.

- Commandeur des croyants, reprit Abou-Hassan, quelques grands que soient les maux que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire du moment que j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain seigneur et maître. À l’égard de la générosité dont Votre Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de sa parole irrévocable. Mais, comme l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me donne cette liberté, la grâce que j’ose lui demander c’est de me donner assez d’accès près de sa personne pour avoir le bonheur d’être toute ma vie l’admirateur de sa grandeur.

Ce dernier témoignage du désintéressement d’Abou-Hassan acheva de lui mériter toute l’estime du calife.

- Je te sais bon gré de ta demande, lui dit le calife ; je te l’accorde avec l’entrée libre dans mon palais à toute heure, en quelque endroit que je me trouve.

En même temps il lui assigna un logement dans le palais ; et à l’égard de ses appointements, il lui dit qu’il ne voulait pas qu’il eût affaire à ses trésoriers, mais à sa personne même, et sur-le-champ il lui fit donner par son trésorier particulier une bourse de mille pièces d’or. Abou-Hassan fit de profonds remerciements au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil selon sa coutume. Abou-Hassan prit ce temps-là pour aller au plus tôt informer sa mère de tout ce qui se passait et lui

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apprendre sa bonne fortune. Il lui fit connaître que tout ce qui lui était arrivé n’était point un songe, qu’il avait été calife et qu’il en avait réellement fait les fonctions pendant un jour entier, et reçu véritablement les honneurs ; qu’elle ne devait pas douter de ce qu’il lui disait, puisqu’il en avait eu la confirmation de la propre bouche du calife même. La nouvelle de l’histoire d’Abou-Hassan ne tarda guère à se répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle passa même dans les provinces voisines, et de là dans les plus éloignées, avec les circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avait été accompagnée. La troisième partie du conte développe le mariage d’Abou-Hassan avec une dame de la cour et la manière dont, avec son épouse, il rend au Calife mystification pour mystification

Bibliographie (dans le domaine du conte aux XVIIe-XVIIie siècles) :

Ouvrages Thomas-Simon Gueullette, Contes, 2010, éd. Champion(3 volumes). Édition critique des 4 recueils dirigée par J-F. Perrin, avec C. Bahier-Porte, M-F. Bosquet, C. Ramirez. Hamilton et autres conteurs (Jean-Jacques Rousseau, Henri Pajon, Jacques Cazotte, Carl Gustav Tessin, Charles Duclos, Denis Diderot) édition critique avec Anne Defrance, 2008, éd. Champion. Le Conte en ses paroles, la figuration de l'oralité dans le conte merveilleux de l'Âge classique (collectif, avec A. Defrance), 2007, éd. Desjonquères. Le Conte merveilleux au XVIIIe siècle : une poétique expérimentale (avec R. Jomand-Baudry), 2002, éd. Kimé. Articles «Soi-même comme multitude, le cas du récit à métempsycose au XVIIIe siècle» , 2009, Dix-huitième siècle, n°41. « Du conte oriental comme encyclopédie fictionnelle : gisements de savoir et chantier narratif dans l’œuvre de Gueullette » , 2009, Féeries 6, Ellug. « Une interface paradoxale au XVIIIe siècle: conte merveilleux et bibliothèque des savoirs chez Thomas-Simon Guellette », In The Conte, Oral and written Dynamics (eds J. Carruthers & M. McCuster), 2010, Peter Lang, Bern. « L'invention d'un genre au XVIIIe siècle: le conte oriental », Féeries n°2 (2004-2005), Ellug, Grenoble. « Les transformations du conte-cadre des Mille et Une Nuits dans le conte orientalisant français du XVIIIe siècle », RHLF, 2004. « Les contes d'Hamilton: une lecture ironique des Mille et une Nuits à l'aube du XVIIIe siècle », dans Mille et une nuits en partage, textes recueillis par A. Chraïbi, 2004, Acte Sud-Sindbad. « Recueillir et transmettre: l'effet anthologique dans le conte merveilleux (XVIIe-XVIIIe siècles) », Revue Féeries, n° 1, Grenoble, 2003, Ellug. « Féérie et folie selon Crébillon », dans Folies romanesques au siècle des Lumières, 1998 (ed. Démoris, Lafon) Desjonquères.

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Maître de conférences en langue et littérature allemandes à l’université Stendhal-Grenoble 3, d’origine russe et agrégée d’allemand, Natacha Rimasson-Fertin est ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud. Membre du comité de rédaction de la revue La Grande Oreille. La revue des arts de la parole, elle est titulaire d’un doctorat d’études germaniques, consacré au motif de l’autre monde dans les contes de Grimm et d’Afanassiev. Elle a publié, en 2009, aux éditions José Corti, une nouvelle traduction des contes des frères Grimm, première édition intégrale et commentée de cette œuvre en français.

Le petit paysan Contes pour les enfants et la maison, collectés par les frères Grimm, édités et traduits par Natacha

Rimasson-Fertin, Librairie José Corti, collection Merveilleux n°40, tome 1, p.365 à 372

Il était une fois un village où tous les paysans étaient riches sauf un, qui était surnommé « le petit paysan ». Il n’avait même pas une vache et encore moins l’argent pour en acheter une. Pourtant, sa femme et lui auraient aimé avoir une vache ! Un jour, le petit paysan dit à sa femme :

- Écoute, j’ai une bonne idée : notre compère, qui est menuisier, n’a qu’à nous fabriquer un veau en bois et le peindre en marron, pour qu’il ressemble à tous les autres veaux. Avec le temps, il finira par grandir et par devenir une vache.

L’idée plut aussi à sa femme, et le compère menuisier fabriqua le veau : il le rabota, le peignit bien comme il faut, et il le fit de telle sorte qu’il avait la tête baissée comme s’il était en train de brouter. Lorsqu’on fit sortir les vaches le lendemain matin, le petit paysan fit entrer le vacher chez lui et lui dit :

- Regardez, j’ai un petit veau, là, mais il est encore jeune et il faut le porter. - C’est bon, répondit le vacher.

Il prit le veau dans ses bras, le porta dans la prairie et le posa dans l’herbe. Le petit veau resta au même endroit comme s’il broutait et le vacher se dit :

- Si tu es capable de rester ici et de brouter à ta faim, tu dois aussi être capable de marcher sur tes quatre pattes, je n’ai pas envie de te trainer de nouveau pour te rentrer.

Le petit paysan vit que son petit veau lui manquait, et demanda où il était. Le vacher lui répondit :

- Il est toujours là-bas, dehors, en train de manger : il n’a pas voulu s’arrêter et rentrer avec nous.

- Eh, mais faut que je récupère ma bête ! Ils retournèrent donc ensemble à la prairie, mais entretemps, quelqu’un avait volé le veau et il n’était plus là. Le vacher dit :

- Il se sera égaré. Mais le petit paysan rétorqua : - Ca ne se passera pas comme ça !

Il emmena le vacher chez le maire qui le condamna pour sa négligence, si bien qu’il dut donner une vache au petit paysan pour le dédommager du veau qu’il avait perdu. Le petit paysan et sa femme possédaient à présent la vache qu’ils avaient tant désirée. Ils se réjouissaient de tout leur cœur, mais ils n’avaient pas de fourrage et

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ne pouvaient rien lui donner à manger, si bien qu’ils furent bientôt obligés de l’abattre. Ils salèrent la viande et le petit paysan s’en alla à la ville pour vendre la peau et acheter un autre petit veau avec l’argent qu’il en retirerait. En chemin, il passa près d’un moulin sur lequel était perché un corbeau qui avait les ailes cassées. Il en eut pitié, le prit avec lui et l’enveloppa dans la peau de la vache. Mais comme le temps se gâtait et qu’une tempête de pluie et de vent se déchaînait, il lui fut impossible d’aller plus loin. Il entra donc au moulin et demanda l’hospitalité. La femme du meunier était seule chez elle et dit au petit paysan :

- Tiens, allonge-toi là, sur la paille et elle lui donna un morceau de pain et du fromage. Le petit paysan mangea puis se coucha, sa peau de vache près de lui, pendant que la femme se disait :

- En voilà un qui est fatigué et qui va bientôt dormir. Sur ces entrefaites, le pasteur arriva. Madame la meunière lui fit bon accueil et lui dit :

- Mon mari est sorti, nous allons faire bonne chère. Le petit paysan tendit l’oreille, et quand il entendit parler de faire bonne chère, il se fâcha d’avoir dû se contenter d’un morceau de pain et de fromage. La femme entreprit de mettre le couvert et apporta toutes sortes de plats : un rôti, de la salade, du gâteau et du vin. Comme ils s’apprêtaient à s’asseoir pour manger, quelqu’un frappa à la porte. La femme dit :

- Oh, mon Dieu, c’est mon mari ! Vite, elle cacha le rôti dans le poêle de faïence, le vin sous l’oreiller, la salade sur le lit, le gâteau sous le lit, et le pasteur dans l’armoire du couloir. Puis elle ouvrit à son mari en disant :

- Grâce à Dieu, te voilà de retour ! Il fait un temps dehors, comme si c’était la fin du monde !

Le meunier vit le petit paysan allongé sur la paille et demanda : - Qu’est-ce que cet homme là ? - Ah, répondit la femme, le pauvre bougre est arrivé en pleine tempête, sous la

pluie, et a demandé un abri, alors, je lui ai donné un morceau de pain et du fromage, et je lui ai dit de s’installer sur la paille.

- Je n’ai rien contre, dit le mari, mais prépare-moi vite quelque chose à manger.

- Mais je n’ai rien d’autre que du pain et du fromage, dit la femme. - Tout me conviendra, dit le mari, va pour du pain et du fromage.

Puis il jeta un coup d’œil au petit paysan et l’appela : - Allez, viens encore manger un morceau avec moi.

Le petit paysan ne se le fit pas dire deux fois, se leva et mangea avec le meunier. Après le repas, celui-ci remarqua la peau de vache qui était posée par terre et demanda :

- Qu’est-ce que tu as là ? - J’ai un devin dedans, répondit le petit paysan. - Est-ce qu’il peut vraiment prédire l’avenir ? demanda le meunier. - Et pourquoi ne le pourrait-il pas ? répondit le petit paysan. Mais il ne dit

que quatre choses, et la cinquième, il la garde pour lui. Le meunier fut saisi de curiosité et dit :

- Allez, demande-lui de prédire l’avenir.

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Le petit paysan pressa alors la tête du corbeau qui fit « croâ, croâ ». - Qu’est-ce qu’il a dit ? - La première chose qu’il a dite, c’est qu’il y a du vin sous l’oreiller, répondit le

petit paysan. - Ce serait bien le diable ! s’écria le meunier.

Il alla voir et trouva le vin. - Allez, continue, dit le meunier.

Le petit paysan fit croasser le corbeau une nouvelle fois et dit : - La deuxième chose qu’il a dite, c’est qu’il y a du rôti dans la poêle. - Ce serait bien le diable ! s’écria le meunier.

Il alla voir et trouva le rôti. Le petit paysan fit parler le corbeau une nouvelle fois et dit :

- Troisièmement, il dit qu’il y a de la salade sur le lit. - Ce serait bien le diable ! dit le meunier

Il alla voir et trouva la salade. Enfin, le petit paysan serra encore une nouvelle fois pour le faire croasser et dit :

- La quatrième chose qu’il a dite, c’est qu’il y a du gâteau sous le lit. - Ce serait bien le diable ! s’écria le meunier.

Il alla voir et trouva le gâteau. Ils s’installèrent alors à une table tous les deux, quant à la meunière, prise d’une peur bleue, elle se mit au lit et prit toutes ses clefs avec elle. Le meunier aurait bien aimé savoir aussi ce qu’était la cinquième chose, mais le petit paysan lui dit :

- Commençons par manger tranquillement ces quatre premières choses, car la cinquième est une chose grave.

Ils mangèrent donc, puis ils se mirent à négocier combien le meunier devait donner pour la cinquième prophétie, jusqu’à ce qu’ils tombent enfin d’accord sur trois cents talers. Le petit paysan pressa une nouvelle fois la tête du corbeau, qui croassa bien fort. Le meunier demanda :

- Qu’est-ce qu’il a dit ? - Il a dit que dehors, dans le placard du couloir, est caché le diable. - Le diable doit sortir de là, dit le meunier en ouvrant la porte de sa maison.

Sa femme fut bien obligée de lui donner la clef, et le petit paysan ouvrit l’armoire. Le pasteur se précipita alors à l’air libre en courant aussi vite qu’il pouvait, et le meunier dit :

- J’ai vu de mes propres yeux le bonhomme tout noir : c’était bien vrai. Quand au petit paysan, il prit la poudre d’escampette le lendemain matin, à l’aube, avec les trois cents talers. De retour chez lui, le petit paysan s’installa richement, construisit une jolie maison si bien que les autres villageois se dirent entre eux :

- Il a dû aller là où il tombe de la neige en or et où l’argent se ramasse par boisseaux.

On convoqua le petit paysan devant le maire pour qu’il dise d’où lui venait sa richesse. Il répondit :

- J’ai vendu la peau de ma vache en ville pour trois cents talers. Quand ils entendirent cela, les paysans voulurent eux aussi profiter de cette aubaine ; ils rentrèrent chez eux en courant, tuèrent toutes leurs vaches et les écorchèrent pour vendre leur peau en ville et en tirer un grand bénéfice. Le maire dit :

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- C’est à ma bonne d’y aller la première. Quand celle-ci arriva en ville chez le marchand, il ne lui donna pas plus de trois talers pour une peau. Et quand tous les autres arrivèrent, il ne leur donna même pas autant et leur dit :

- Que pourrais-je bien faire de toutes ces peaux ? Á présent, les villageois étaient fâchés que le petit paysan les eût ainsi menés par le bout du nez. Ils voulurent se venger et coururent chez le maire pour l’accuser de tromperie. Le petit paysan innocent fut condamné à mort à l’unanimité et il devait être jeté à l’eau dans un tonneau percé. On conduisit le petit paysan à l’extérieur du village et on lui amena un ecclésiastique qui devait dire une messe pour son âme. On fit alors s’éloigner tous les autres, et lorsqu’il regarda l’ecclésiastique, le petit paysan reconnu le pasteur qu’il avait vu chez Madame la meunière. Il lui dit alors :

- Je vous ai fait sortir de l’armoire, à vous maintenant de me sortir de ce tonneau.

Le berger vint justement à passer avec un troupeau de moutons. Or, le petit paysan savait que le berger voulait depuis longtemps devenir maire. Il se mit alors à crier à pleins poumons :

- Non, je ne le ferais pas ! Et quand bien même la terre le voudrait, non, je ne le ferais pas !

Entendant cela, le berger s’approcha et lui demanda : - Quelle mouche te pique ? Qu’est-ce donc que tu ne veux pas faire ? - Ils veulent me faire maire si je grimpe dans ce tonneau, mais moi, je ne veux

pas, répondit le petit paysan. - Si c’est tout ce qu’il faut faire pour devenir maire, moi, à ta place, je

grimperai dedans tout de suite, dit le berger. - Alors vas-y, et tu deviendras maire, dit le petit paysan.

Cela plut au berger qui grimpa aussitôt dans le tonneau, et le petit paysan en ferma le couvercle à coups de marteau. Il prit ensuite le troupeau du berger et l’emmena avec lui. Quant au pasteur, il retourna auprès des fidèles et rapporta que la messe pour l’âme du petit paysan était dite. Ils le suivirent donc et poussèrent le tonneau vers l’eau. Quand le tonneau se mit à rouler, le berger se mit à crier :

- C’est que j’aimerais devenir maire, moi ! Croyant que c’était le petit paysan qui criait ainsi, les villageois lui répondirent :

- C’est d’accord, mais il faut avant que tu ailles voir un peu ce qui se passe là-bas au fond.

Et ils poussèrent le tonneau dans l’eau. Sur ces entrefaites, les villageois rentrèrent chez eux et, en arrivant au village, ils virent venir le petit paysan, tout content et poussant un troupeau de moutons devant lui. Étonnés, les villageois lui demandèrent :

- D’où viens-tu, petit paysan ? Est-ce que tu es sorti de l’eau ? - Bien sûr, répondit celui-ci. Je suis descendu profond, jusqu’à ce que je sois

enfin tout en bas. Alors j’ai défoncé le tonneau et je suis sorti, et j’ai trouvé là de belles prairies où passaient quantités d’agneaux. C’est de là-bas que j’ai ramené mon troupeau.

- Est-ce qu’il en reste ? demandèrent les villageois. - Oh oui, et plus qu’il ne vous en faut, dit le petit paysan.

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Les villageois se mirent alors d’accord pour aller chercher des moutons, eux aussi, et ramener chacun un troupeau. Mais le maire dit :

- C’est à moi d’y aller le premier. Ils se rendirent donc tous ensemble au bord de l’eau, et justement, il y avait à ce moment là dans le ciel ces petits nuages blancs qu’on appelle des petits moutons et qui se reflétaient dans l’eau. Les villageois s’écrièrent alors :

- On voit déjà les moutons qui sont au fond ! Le maire se fraya un passage et dit :

- Je vais descendre le premier et aller en reconnaissance. Si c’est bien, je vous appellerais.

Il plongea donc dans l’eau faisant « plouf ». Les autres crurent qu’il les appelait : - Á vous !

Et toute la foule se rua en toute hâte à sa suite. Il ne resta donc plus personne au village et le petit paysan, qui était le seul héritier, devint un homme riche.

Bibliographie:

Contes pour les enfants et la maison, collectés par les frères Grimm, (édités et traduits pas Natacha Rimasson-Fertin), 2009, éd. Librairie José Corti, coll. Merveilleux n°40, tome 1 et 2. Articles :

- Chapitre "Langues vivantes", dans Johann Chapoutot et Geoffroy Lauvau (dir.), Méthodologie, ouvrage à destination des étudiants de premier cycle universitaire, des IEP et des CPGE, à paraître aux Presses Universitaires de France en septembre 2009.

- « Entre deux mondes : les lieux-charnière dans les Contes de l’enfance et du foyer des frères Grimm et les Contes populaires russes d’Afanassiev », in : Les entre-mondes : des mondes entre la vie et la mort, actes du colloque organisé par Karin Ueltschi et Myriam White-Le Goff (Presses Universitaires de Rennes).

- « L’église, le cimetière et la tombe : passages de l’ici-bas à l’au-delà dans quelques contes de Grimm et d’Afanassiev », in : Mélanges en l’honneur du Professeur Claude Lecouteux, textes rassemblés par Florence Bayard, Astrid Guillaume et Anne-Elène Delavigne (PUPS).

- Carte blanche (Traduction : « Quel texte traduisez-vous ? Contes pour les enfants et la maison des frères Grimm, par Natacha Rimasson-Fertin »), in : Le matricule des anges, n° 100, février 2009, p. 16.

- « À la croisée des chemins : le carrefour dans les contes des frères Grimm et d’A. N. Afanassiev », in : Marie-Madeleine Martinet et alii, Le Chemin, la Route, la Voie. Figures de l’imaginaire occidental à l’époque moderne, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 443-459.

- « La clé d’or », in : Pourquoi faut-il raconter des histoires ? Paroles recueillies par Bruno de La Salle, Michel Jolivet, Henri Touati et Francis Cransac, Paris, éditions Autrement, 2005, p. 93-94.

- « Initiations sylvestres », La Grande Oreille. Revue des arts de la parole, n° 24, juillet 2005, p. 36-38.

- « Sur les routes du conte : le voyage dans l’autre monde chez les frères Grimm et Afanassiev », La Grande Oreille. Atelier de littérature orale, n° 21, octobre 2004, p. 39-44.

- « Les contes populaires hongrois », traduction de l’article de Katalin Horn, paru dans Märchenspiegel, n° 3, août 2003, in : La Grande Oreille. Atelier de littérature orale, n° 19, p. 82-85.

- « Par l’ordre du brochet – La parole magique dans les contes des frères Grimm et d’Afanassiev », La Grande Oreille. Atelier de littérature orale, n° 19, mars 2004, p. 37-43.

« La maison de Baba-Yaga », La Grande Oreille. Atelier de littérature orale, n° 16, janvier 2003, p.

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"Que nous disent les contes ?"

Lundi 24 & mardi 25 mai 2010

Palais des parlements (Ancien palais de Justice)

Place Saint André - Grenoble

Accès : tram B - arrêt "Notre Dame Musée"

Rens. 04.76.51.21.82 www.artsdurecit.com