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39 pratique thérapeutique Actualités pharmaceutiques n° 511 Décembre 2011 Les antibiotiques rencontrent de plus en plus de résistances aux bactéries. Face à la crainte de voir se développer des souches multirésistantes et la résurgence de maladies que l’on croyait enrayées, l’arsenal semble plutôt se réduire. Une nouvelle politique générale de protection des antibiotiques doit être établie, afin de pas voir péricliter leur efficacité. Elle passe notamment par la recherche de nouveaux antibiotiques et le recours à d’autres thérapeutiques. À force de médiatisation sur le mésu- sage des antibiotiques, d’“effet d’annonce” sur les transmissions de bactéries multirésistantes (BMR), on en oublierait presque que les bactéries sont ubiquitaires et qu’il existe une symbiose naturelle entre nos organismes et les bactéries. Mais aussi et surtout, le risque est pourtant possible que des maladies, devenues bénignes depuis longtemps dans nos pays, puissent redevenir mortel- les parce qu’aucune antibiothérapie ne serait plus possible. Victimes de leur succès… Au début du XX e siècle, une pneumonie, même chez les sujets jeunes, présentait un risque de morbi-mortalité qui pouvait aller de 20 à 70 %. Dans les décennies qui suivi- rent, l’efficacité des antibiotiques a été telle que ces études de morbi-mortalité n’ont plus été réalisées. Nombre de personnes pensent actuellement que ces maladies infectieuses ne sont plus et ne seront jamais plus un problème, voire même que les antibiotiques sont des médicaments anti-symptômes ou antipyrétiques. L’âge d’or L’âge d’or a débuté dans les années 1930 et a été marqué par trois prix Nobel en moins de 15 ans, les découvertes des sulfamides, de la pénicilline et de la strep- tomycine. Il va durer environ 50 ans. Même si les premières résistances sont apparues très tôt (dès les années 1945), elles n’ont posé de réels problèmes que 20 à 25 ans plus tard. La découverte alors des cépha- losporines de 3 e génération pouvait faire penser que l’innovation trouverait la solu- tion et garderait ainsi toujours une longueur d’avance sur les résistances bactériennes. Certes, les résistances en milieu hospitalier ont sensiblement augmenté, mais égale- ment, à moindre échelle les résistances des bactéries communautaires. Les nouvelles molécules produites ensuite ne furent pas à proprement parler des innovations mais la continuité des connaissances des années 1950. Avec le “crash” des quinolones, le déve- loppement de l’antibiothérapie “marque le pas”. Les premières fluoroquinolones, dans les années 1980, remportent un vif succès. Les molécules suivantes ont alors toutes été axées sur la sphère respiratoire, du fait notamment du constat d’une augmentation de la résistance microbiologique des pneu- mocoques aux pénicillines et macrolides. La volonté de vouloir créer un antibiotique qui “réponde à tout” a malheureusement conduit à développer une trentaine de molécules en 20 ans, dont seulement trois sont finalement présentes, et encore avec de nombreux effets indésirables. L’une des leçons a été, entre autres, qu’il ne faut pas confondre résistance microbiologique et résistance clinique. Les difficultés des nouveaux antibiotiques Les efforts de standardisation des essais cliniques, avec l’exigence méthodo- logique d’essai de non-infériorité, ont paradoxalement été néfastes aux études sur les antibiotiques. En effet, comment prouver qu’une nouvelle molécule est au moins, voire plus efficace que celles déjà disponibles, lorsqu’elle est utilisée dans des infections communautaires et qu’elle est comparée à de “vieilles” molécules affichant déjà une efficacité de l’ordre de 90 %. A-t-on vraiment besoin actuel- lement de molécules pour le traitement d’affections bénignes à germes sensibles ? Une seule indication vraiment intéressante, parmi celles présentées depuis 10 ans, concerne la pneumonie nosocomiale. Les risques pour les “vieux” antibiotiques Les vieux antibiotiques ne sont pas à l’abri, eux non plus. En effet, la perte de leur brevet conduit à une présentation sous forme générique, et potentiellement au désintérêt de l’industrie pharmaceutique (demande de retrait auprès de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé). Dans le contexte actuel de réduction des coûts de santé, ces formes génériques peuvent accentuer le nombre de prescriptions inutiles (alliant mésusage et moindre coût) et donc continuer à favo- riser les multirésistances. Des réelles menaces L’avenir de l’antibiothérapie est face à trois menaces : le traitement impossible des bactéries multirésistantes (qui est déjà d’actualité), l’échec grandissant du traitement d’infections communautaires et, in fine, le scénario catastrophique de perte de toute antibiothérapie efficace. Quel avenir pour les antibiotiques ? © Fotolia.com/herreneck

Quel avenir pour les antibiotiques ?

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39 pratique

thérapeutique

Actualités pharmaceutiques n° 511 Décembre 2011

Les antibiotiques rencontrent

de plus en plus de résistances

aux bactéries. Face à la

crainte de voir se développer

des souches multirésistantes

et la résurgence de maladies

que l’on croyait enrayées,

l’arsenal semble plutôt se

réduire. Une nouvelle politique

générale de protection des

antibiotiques doit être établie,

afin de pas voir péricliter leur

efficacité. Elle passe notamment

par la recherche de nouveaux

antibiotiques et le recours

à d’autres thérapeutiques.

À force de médiatisation sur le mésu-sage des antibiotiques, d’“effet d’annonce” sur les transmissions

de bactéries multirésistantes (BMR), on en oublierait presque que les bactéries sont ubiquitaires et qu’il existe une symbiose naturelle entre nos organismes et les bactéries. Mais aussi et surtout, le risque est pourtant possible que des maladies, devenues bénignes depuis longtemps dans nos pays, puissent redevenir mortel-les parce qu’aucune antibiothérapie ne serait plus possible.

Victimes de leur succès…Au début du XXe siècle, une pneumonie, même chez les sujets jeunes, présentait un risque de morbi-mortalité qui pouvait aller de 20 à 70 %. Dans les décennies qui suivi-rent, l’efficacité des antibiotiques a été telle que ces études de morbi-mortalité n’ont plus été réalisées. Nombre de personnes pensent actuellement que ces maladies infectieuses ne sont plus et ne seront jamais plus un problème, voire même que les antibiotiques sont des médicaments anti-symptômes ou antipyrétiques.

L’âge d’orL’âge d’or a débuté dans les années 1930 et a été marqué par trois prix Nobel en moins de 15 ans, les découvertes des sulfa mi des, de la pénicilline et de la strep-tomycine. Il va durer environ 50 ans. Même si les premières résistances sont apparues très tôt (dès les années 1945), elles n’ont posé de réels problèmes que 20 à 25 ans plus tard. La découverte alors des cépha-losporines de 3e génération pouvait faire penser que l’innovation trouverait la solu-tion et garderait ainsi toujours une longueur d’avance sur les résistances bactériennes. Certes, les résistances en milieu hospitalier ont sensiblement augmen té, mais égale-ment, à moindre échelle les résistances des bactéries communautaires. Les nouvelles molécules produites ensuite ne furent pas à proprement parler des innovations mais la continuité des connaissances des années 1950. Avec le “crash” des quinolones, le déve-loppement de l’antibiothérapie “marque le pas”. Les premières fluoroquinolones, dans les années 1980, remportent un vif succès. Les molécules suivantes ont alors toutes été axées sur la sphère respiratoire, du fait notamment du constat d’une augmentation de la résistance microbiolo gique des pneu-mocoques aux pénicillines et macrolides. La volonté de vouloir créer un antibiotique qui “réponde à tout” a malheureusement conduit à développer une trentaine de molécules en 20 ans, dont seulement trois sont finalement présentes, et encore avec de nombreux effets indésirables. L’une des leçons a été, entre autres, qu’il ne faut pas confondre résistance microbiologique et résistance clinique.

Les difficultés des nouveaux antibiotiquesLes efforts de standardisation des essais cliniques, avec l’exigence méthodo-logique d’essai de non-infériorité, ont paradoxalement été néfastes aux études sur les antibiotiques. En effet, comment prouver qu’une nouvelle molécule est au moins, voire plus efficace que celles déjà

disponibles, lorsqu’elle est utilisée dans des infections communautaires et qu’elle est compa rée à de “vieilles” molécules affichant déjà une efficacité de l’ordre de 90 %. A-t-on vraiment besoin actuel-lement de molécules pour le traitement d’affections bénignes à germes sensibles ? Une seule indication vraiment intéressante, parmi celles présentées depuis 10 ans, concerne la pneumonie nosocomiale.

Les risques pour les “vieux” antibiotiquesLes vieux antibiotiques ne sont pas à l’abri, eux non plus. En effet, la perte de leur brevet conduit à une présentation sous forme générique, et potentiel lement au désintérêt de l’industrie pharmaceutique (demande de retrait auprès de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé). Dans le contexte actuel de réduction des coûts de santé, ces formes génériques peuvent accentuer le nombre de prescriptions inutiles (alliant mésusage et moindre coût) et donc continuer à favo-riser les multirésistances.

Des réelles menacesL’avenir de l’antibiothérapie est face à trois menaces : le traitement impossible des bactéries multirésistantes (qui est déjà d’actualité), l’échec grandissant du traitement d’infections communautaires et, in fine, le scénario catastrophique de perte de toute antibiothérapie efficace.

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Actualités pharmaceutiques n° 511 Décembre 2011

Ce scénario a d’ailleurs été évoqué depuis longtemps (voir encadré). Il serait la consé-quence de notre incapacité à “gérer ce bien durable” que sont les antibiotiques.

Les actions en coursAméliorer le bon usage et la prescription des antibiotiquesComment changer notre façon de prescrire pour savoir préserver l’efficacité encore actuelle des antibiotiques ? Une action est déjà en place depuis plusieurs années en France, sous la forme du Plan antibio-tiques, qui a déjà conduit à une baisse de 20 % des prescriptions d’antibiotiques en ville. Mais ce n’est pas encore suffisant, l’objectif étant plutôt une baisse de 80 % pour être significativement efficace.

Surveiller les BMRDes systèmes de surveillance existent déjà en France et en Europe. Par exem ple, dans ce contexte, en 2009 et sur une période de 6 mois, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) rapporte que 15 % des services de réanimation ont déclaré au moins dix bactéries résistantes à tout.

Prévenir la transmission des BMRDifférentes recommandations pour préve-nir la transmission des BMR sont dispo-nibles actuellement. Elles doivent pouvoir faire l’objet de réévaluation.

Les propositions à développerÉtablir un registre des évolutions défavorablesIl s’agit de répertorier les conséquences cliniques des résistances, des solutions qui ont alors été trouvées ainsi que les impas-

ses thérapeutiques. Ce registre, complé-ment logique des systèmes de surveillan ce des BMR, n’existe pas encore.

Suivre les molécules en cours de développementComment adapter les règles des essais cliniques à cet enjeu des pathologies uni-quement générées par les bactéries multi-résistantes ? L’enjeu est de s’assurer de la pertinence des indications auxquel les elles seront supposées répondre. (Développer des essais sur les infections nosocomiales notamment ?)Comment changer les mentalités pour convaincre un industriel d’investir dans des recherches pour une nouvelle molé-cule qui concerne un nombre restreint de patients avec BMR et dont la prescription sera donc mise en réserve, uniquement pour ces patients ?

Étudier les alternatives à l’antibiothérapieL’innovation a sans nul doute des pistes à explorer dans ces alternatives qui sont par définition diverses et concernent des acti-vités déjà évoquées mais non réellement développées jusqu’ici comme la géno mique, les peptides antimicrobiens, voire la phago-thérapie (enzybiotique), dont les premiers essais datent des années 1920-1930…

Les réflexions d’ordre mondial à initierLes réflexions au niveau mondial sur l’usage des antibiotiques sont de quatre ordres :– établir la liste des “vieux” antibiotiques qu’il faut absolument préserver, voire clas-ser dans la catégorie des médicaments orphelins ;

– modifier les modalités d’évaluation des molécules. Il faut pouvoir tester des molé-cules actives sur les bactéries résistantes chez les malades graves, les modalités actuelles n’ont aucun intérêt pour les objec-tifs de pérennité de l’antibiothérapie (modi-fier les prérequis, exclure les essais de non-infériorité, revoir les études versus placebo, les études non comparatives, envisager des études de cohorte, par exemple) ;– optimiser le diagnostic pour limiter, rempla cer le traitement probabiliste actuel par un traitement ciblé d’emblée. L’enjeu serait d’identifier l’agent causal dans les quelques heures, avec un antibiogramme immédiat suffisamment informatif pour faire appel non pas obligatoirement aux molé-cules les plus récentes, mais pour prescrire des antibiotiques actifs tout en préservant ceux qui doivent rester “en réserve” ;– évaluer les problèmes de coût n’est pas le moindre des défis. Comment évaluer le prix des nouvelles molécules à venir ? Faut-il payer différemment la même molé-cule selon qu’elle est prescrite à bon escient (c’est-à-dire pour traiter un germe résistant à toutes les autres molécules) ou bien à tort pour une infection contre laquelle un “vieil” antibiotique aurait été actif ? Comment “garder en réserve” une molécule qui n’est pas nécessairement utile aujourd’hui mais pourra se révéler indispensable demain ?Gérer ce “bien durable” que sont les anti-biotiques ? L’enjeu est d’autant plus lourd que la cause n’est pas évidente aux yeux de tous. Gérer, cela signifie “savoir garder en stock” ; or, leur commodité d’usage réduit notre capacité de réflexion à bien choisir, à ne choisir qu’à bon escient la molécule antibiotique qui convient. Gérer, c’est aussi prévoir ; or, l’innovation est en grande partie guidée par le profit, et sous cet angle l’innovation en matière d’anti-biothérapie est peu porteuse et donc peu attrayante. �

Rose-Marie Leblanc

Consultant biologiste, Bordeaux (33)

[email protected]

Des mises en garde depuis longtemps…En décembre 1945, Alexander Fleming, lors de la remise du prix Nobel, raconta l’histoire suivante :

un homme atteint d’une angine se soigna avec une dose insuffisante de pénicilline, ce qui rendit le

streptocoque résistant. Il contamina alors sa femme qui développa une pneumonie. Le streptocoque

étant devenu résistant, le traitement se révéla inefficace et cette femme mourut. Moralité, selon

A. Fleming : « If you use penicillin, use enough ! » Sans doute pourrait-on dire aujourd’hui :

« Soigner par les antibiotiques oui, mais bien… ».

En 1981, Yves Chabbert répondait ainsi à la question « mais alors, les antibiotiques ne vont plus servir

à rien ? » : « c’est une sorte de lutte permanente depuis 35 à 40 ans entre les découvertes de nouveaux

produits et l’évolution de la résistance [...], les antibiotiques sont encore extrêmement actifs et il y a très

peu d’infections qui ne peuvent pas être traitées. Il est très probable que dans l’avenir les antibiotiques

devront être complétés, si c’est possible, par des produits qui augmenteront les défenses de l’organisme. »

Source Leblanc RM. Option Bio. 2011;462:10-1.

Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.