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1 QUEL FUTUR POUR LE DROIT DU TRAVAIL EN AFRIQUE ? Ousmane Oumarou Sidibé, Professeur à l’Université de Bamako Traditionnellement, le droit du travail avait pour fonction principale la protection des travailleurs, et l’équilibre dans leurs rapports avec les employeurs dans le cadre de la relation de travail subordonnée. Mais, de nos jours, la mondialisation, l’externalisation et les évolutions technologiques transforment profondément le monde du travail. Le droit du travail est en effet vu désormais comme un instrument pour stimuler les performances des entreprises, favoriser la croissance et lutter contre le chômage. Partout en effet des réformes sont à l’œuvre pour accroitre la flexibilité pour allonger la durée du travail, la mobilité des salariés, et réduire leurs protections. De plus en plus, la relation de travail protégée dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée conclu pour toute la durée de la vie professionnelle devient l’exception. Certains auteurs soutiennent même l’idée selon laquelle face à ces évolutions, il s’agit désormais de rechercher non plus la stabilité de la relation de travail en termes de durée, mais plutôt l’« employabilité ». Au total, ce cadre évolutif du travail interroge sur la pertinence de nouvelles modalités de la relation de travail. Quel est alors l’avenir du droit du travail? Le Contrat à durée indéterminé restera-t-il la norme pour gérer les relations de travail ? Au-delà même du CDI, le contrat de travail restera-t-il la référence? S’agissant des pays africains, sans nier la réalité de ces questions qui apparaissent clairement dans les tendances actuelles du droit du travail (1), force est de reconnaitre que d’autres défis demeurent quant à l’avenir de cette discipline (2), notamment la prise en compte des réalités socio-cultures et du secteur informel dans les législations du travail. 1. Les tendances actuelles du droit du travail en Afrique

QUEL FUTUR POUR LE DROIT DU TRAVAIL EN AFRIQUE

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QUEL FUTUR POUR LE DROIT DU TRAVAIL EN AFRIQUE ?

Ousmane Oumarou Sidibé, Professeur à l’Université de Bamako

Traditionnellement, le droit du travail avait pour fonction principale la protection des

travailleurs, et l’équilibre dans leurs rapports avec les employeurs dans le cadre de la

relation de travail subordonnée.

Mais, de nos jours, la mondialisation, l’externalisation et les évolutions

technologiques transforment profondément le monde du travail. Le droit du travail est

en effet vu désormais comme un instrument pour stimuler les performances des

entreprises, favoriser la croissance et lutter contre le chômage.

Partout en effet des réformes sont à l’œuvre pour accroitre la flexibilité pour allonger

la durée du travail, la mobilité des salariés, et réduire leurs protections.

De plus en plus, la relation de travail protégée dans le cadre d’un contrat de travail à

durée indéterminée conclu pour toute la durée de la vie professionnelle devient

l’exception.

Certains auteurs soutiennent même l’idée selon laquelle face à ces évolutions, il

s’agit désormais de rechercher non plus la stabilité de la relation de travail en termes

de durée, mais plutôt l’« employabilité ». Au total, ce cadre évolutif du travail

interroge sur la pertinence de nouvelles modalités de la relation de travail.

Quel est alors l’avenir du droit du travail? Le Contrat à durée indéterminé restera-t-il

la norme pour gérer les relations de travail ? Au-delà même du CDI, le contrat de

travail restera-t-il la référence?

S’agissant des pays africains, sans nier la réalité de ces questions qui apparaissent clairement dans les tendances actuelles du droit du travail (1), force est de reconnaitre que d’autres défis demeurent quant à l’avenir de cette discipline (2), notamment la prise en compte des réalités socio-cultures et du secteur informel dans les législations du travail.

1. Les tendances actuelles du droit du travail en Afrique

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L’évolution du droit du travail est difficile à appréhender dans les pays africains

à partir de la seule analyse des droits nationaux, tant les interactions sont importantes avec les anciennes puissances coloniales, et les organisations internationales.

A cet égard, on note que les facteurs de remise en question des protections des travailleurs hérités des années 1960 sont communs aux pays développés et aux pays en développement, y compris les nations africaines.

En effet, depuis les années 1990, la mondialisation et la libéralisation ont imposé un mouvement général de réformes du droit du travail dans l’ensemble des pays en développement, notamment en Afrique, sous la houlette de la Banque mondiale et du FMI.

Ce mouvement de réformes est aujourd’hui renforcé par l’harmonisation du droit du travail dans le cadre du Projet d’acte uniforme de l’OHADA portant droit du travail qui vise à éliminer les divergences législatives entre les Etats parties afin de faciliter les échanges économiques. Ces réformes des législations du travail visent essentiellement la modernisation des formes d’emploi (1.1.) la limitation du rôle des services du travail (1.2), la facilitation de la rupture du contrat de travail (1.3.), et la limitation du droit de grève (1.4).

1.1. La modernisation des formes d’emploi Dans un souci de modernisation des formes d’emploi, plusieurs législations nationales, ont introduit le travail temporaire (1.1.1.), et le travail à temps partiel (1.1.2.).

1.1.1. Le travail temporaire Le travail temporaire est maintenant prévu et réglementé dans certains pays africains francophones (Burkina Faso, Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Niger, Sénégal1

1 art 26 du Code du travail du Cameroun, art13 du Code du travail du Mali, art .11.3 et suivants du code

du travail de la Côte d'Ivoire.

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Dans ce cadre, le code du travail du Sénégal permet aux entreprises qui ont « pour usage » de recruter du personnel temporaire d’échapper à l’interdiction de renouveler plus d’une fois les contrats à durée déterminée. C’est un simple arrêté ministériel qui dresse, annuellement la liste de ces entreprises concernées. Dans d’autres, il n’est pas spécifiquement prévu par les codes du travail, mais pas expressément interdit non plus. Les pays qui autorisent expressément cette forme d’utilisation de la main-d’œuvre précisent généralement le statut des entreprises de travail temporaire et le contrôle particulier dont elles font l’objet, de même que les cas dans lesquels les entreprises utilisatrices peuvent recourir aux services de ces fournisseurs de main-d’œuvre, et enfin les droits des travailleurs temporaires. Aujourd’hui, les entreprises de travail temporaire sont considérées comme être un facteur de souplesse, dans la mesure où leurs délais de réponse sont relativement courts, avec du personnel capable de s’adapter et dédié à des opérations de remplacement. Le projet OHADA a donc proposé la légalisation et la généralisation de cette forme de travail, moyennant des mesures de contrôle des entreprises de travail temporaire et de droits reconnus aux travailleurs temporaires, notamment celui de percevoir un salaire qui ne soit pas inférieur au salaire qui aurait été dû à ce même travailleur s’il avait été embauché par l’entreprise utilisatrice. Mais force est de reconnaitre que le travail temporaire est devenue, y compris en Afrique un moyen pour les sociétés multinationales de se dégager parfois de tous leurs salariés locaux, en signant des contrats avec des sociétés de travail temporaire pour des activités permanentes de l’entreprise. Ce phénomène est notamment observable dans les mines, où il donne lieu à de véritables abus.

1.1.2. Le travail à temps partiel Certains Codes du travail ne prévoient pas encore le travail à temps partiel ou renvoient la question aux conventions collectives (Bénin, République centrafricaine, Comores, Congo, Gabon, Guinée-Bissau, Guinée équatoriale, Togo). Mais d’autres en font état à propos de la durée du travail (Guinée, Niger), ou en tant qu’alternative au licenciement économique mais sans autre précision sur son contenu et son régime juridique (Burkina Faso, Cameroun, Tchad).

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En réalité, le travail à temps partiel et son régime propre ne sont définis que dans les codes de Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal. Dans ces deux derniers pays, la définition retenue est celle d’un travail effectué sur la base d’une durée inférieure d’au moins un cinquième à la durée légale du travail ou à la durée conventionnelle applicable dans l’entreprise. Le principe de proportionnalité du salaire et l’obligation de recourir à un contrat écrit sont affirmés. Le projet d’acte uniforme va dans le sens, mais il faut reconnaître que cette forme de travail n’est pas encore une réalité africaine. En réalité, le travail à temps partiel présente des avantages dès lors qu’il est librement accepté par le salarié. Pour ce dernier, il permet une meilleure conciliation de la vie personnelle et des contraintes professionnelles. Pour l’employeur, il peut être un instrument de gestion adapté à des besoins particuliers. Au plan macro-économique, il est un instrument de partage du travail, et donc un instrument de lutte contre le chômage. Mais il présente également des inconvénients pour les salariés, notamment en termes de rémunération, voire de couverture sociale, et plus généralement d’intégration professionnelle et sociale. C’est pourquoi, il doit être soumis à certaines règles assurant les droits du travailleur, notamment le principe de proportionnalité du salaire, celui de certitude quant aux horaires et quant à la durée du travail, et celui d’égalité pour tous les droits qui ne sauraient être fonction de la durée de travail accomplie. Sur ces points, il faut se référer à la convention (n° 175) sur le travail à temps partiel.

1.2. La limitation du rôle des services du travail L’inspection du travail est apparue en Europe au cours du 19eme siècle pour assurer l’application des premières lois relatives à la protection physique des travailleurs, en particulier dans le domaine de l’hygiène, de la sécurité et de la réglementation du travail des femmes et des enfants. Depuis lors, l’inspection du travail a vu ses missions s’élargir au fur et à mesure du développement de la législation sociale à travers notamment diverses conventions l’OIT, en particulier la convention n°81 du 11 juillet 1947 sur l’inspection du travail dans l’industrie et le commerce, la convention n°129 de 1969 sur l’inspection du travail dans le secteur agricole et la convention n°178 sur l’inspection du travail dans le maritime.

On a observé le même mouvement en Afrique. Or, du moins en pratique, depuis l’avènement des politiques néolibérales, on constate un affaiblissement tendanciel des services du travail dans les pays africains, du moins quant à leur mission essentielle.

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En réalité, si juridiquement, certaines compétences essentielles de l’inspection du travail sont maintenues2, une grande part de son activité réelle s’inscrit surtout dans le cadre du maintien de la paix sociale à travers la conciliation dans les conflits du travail et l’accompagnement de la négociation des conventions ou accords collectifs susceptibles d’extension3 dont les commissions de négociation sont présidées par le représentant du ministre du travail4. Dans les législations nationales, l’inspecteur du travail a encore la compétence pour autoriser le licenciement des délégués du personnel5, et le dépassement du contingent d’heures supplémentaires6 . Son avis est encore requis en matière de mise en chômage technique et économique7, de projet de licenciement économique individuel et collectif8, et de représentativité des organisations syndicales ou professionnelles9. Son visa est toujours requis pour l’entrée en vigueur du règlement intérieur10. En revanche, son rôle dans les procédures relatives aux litiges individuels du travail, voire même dans les licenciements économiques a été singulièrement réduit dans toutes les législations nationales. On considère que le système du contrôle administratif détourne plutôt l’Administration du travail de ses missions essentielles. On constate également qu’en matière de contrôle des conditions du travail, qui devrait être leur cœur de métier, les inspecteurs du travail sont loin d’être dans des conditions de travail optimales pour faire leur travail (locaux vétustes et insuffisants, absences de moyens de transport adéquats, faiblesse des budgets de fonctionnement). Or, la visibilité des inspections du travail est un des moyens de rendre effectif le droit du travail sur le terrain.Pour cela on a besoin d’une inspection plus mobile et moins assise donc des moyens humains, logistiques et financiers conséquents. Les services d’inspection en nombre suffisant, bien formés, dotés de moyens matériels,

2 L’accès à l’emploi est plus ou moins contrôlé par les services administratifs du

travail. Au Bénin et au Niger, obligation est faite à tout travailleur d’être en possession

d’une carte de travail, normalement délivrée de plein droit. En Guinée-Bissau, une telle

carte n’est imposée que pour l’exercice de certaines activités non précisées par la loi

relative au travail. Par ailleurs, de nombreux pays, y compris ceux où existent la carte de

travail, imposent que certains contrats de travail soient soumis au visa préalable de

l’administration. C’est le cas pour des contrats impliquant que le travailleur s’installe hors

de sa résidence habituelle (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, République centrafricaine,

Comores, Congo, Mali, Niger, Sénégal). C’est aussi le cas pour tout ou partie des contrats

à durée déterminée (Bénin, Burkina Faso, République centrafricaine, Comores, Congo,

Guinée équatoriale, Tchad). Au Cameroun et au Sénégal, c’est le système du dépôt

préalable qui est retenu. 3 Article 207.

4 Article 208.

5 Article 179.

6 Article 86.

7 Article 34.

8 Article 53.

9 Article 209.

10 Article 110.

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juridiques et financiers appropriés sont indispensables dans le contexte actuel de libéralisation économique.

Dans cet ordre d’idées, il serait nécessaire que des dispositions législatives et réglementaires soient prises pour obliger les agents de la force publique à accompagner les Inspecteurs du travail et des lois sociales dans leur visite. Des sanctions disciplinaires devraient être prises à l'encontre de ceux d'entre eux qui ne voudraient pas accompagner les agents de l'Inspection du travail et des lois sociales.

Car, la multiplication des visites d’entreprises, est demeure le principal moyen pour assurer le respect asseoir un climat social apaisé dans le monde du travail. La situation de dénuement des services du travail se reflète d’ailleurs dans le fait que les ministères du travail sont classés en milieu du tableau dans l’ordre protocolaire, ce qui dénote symboliquement l’importance relative qu’on leur accorde. Il faut également souligner que la faiblesse des amendes, voire l’ineffectivité du droit pénal du travail dans son ensemble, ont toujours caractérisé le droit du travail en Afrique. A cet égard, le BIT milite pour la nécessité de fixer les amendes à un niveau suffisant pour que la violation de la règle ne soit pas économiquement plus avantageuse que son respect. Principalement, parce que les juges sont peu sensibilisés sur les questions du travail, les rares PV dressés par les inspecteurs du travail donnent rarement lieu à des poursuites de la part des procureurs. Plus grave, il y’a comme un vent de dépénalisation qui souffle actuellement sur les pays africains. En effet, le rapport de synthèse de la réunion plénière des commissions nationales OHADA sur le projet d’acte uniforme mentionne une réécriture des « incriminations pénales », à la demande des représentants des employeurs, en fait plus spécifiquement ceux de la Côte d’Ivoire et du Gabon, un véritable appel à la dépénalisation du droit du travail. L’idée de départ était de s’en tenir aux seules sanctions civiles sur la base d’un préjudice subi. Or, on sait que la sanction pénale en droit du travail revêt une importance cruciale dans la mesure où, en principe elle constitue en amont une incitation forte à ne pas l’enfreindre la loi. On sait bien que le fait d’invoquer des sanctions pénales est souvent le seul moyen permettant à l’inspection du travail de faire respecter l’application de la législation. En effet, pour Philippe Auvergnon, « Lorsqu’une disposition violée n’est pas pénalement sanctionnée, les pouvoirs de l’inspecteur du travail, y compris de « négociation » de la mise en conformité, sont plus que limités »11. 11

Ph. Auvergnon, Etude sur les sanctions et mesures correctives de l’inspection du travail, BIT Genève 2011.

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Mais le compromis s’est fait autour du principe de ne garder dans le projet d’acte que des prévisions d’incriminations concernant des violations de droits fondamentaux ou de dispositions jugées « essentielles » en droit du travail. A cet égard, l’article 5 du Traité fondateur de l’OHADA limite en cette matière la compétence de l’organisation en prévoyant que « les actes uniformes peuvent inclure des dispositions d’incrimination pénale » mais que « les Etats parties s’engagent à déterminer les sanctions pénales encourues ».

1.3. Une facilitation accrue de la rupture du contrat de travail

Cette facilitation concerne aussi bien le licenciement pour motif économique (1.3.1.) que les licenciements individuels (1.3.2.) .

1.3.1. Le licenciement pour motif économique Pendant longtemps, les législations africaines étaient caractérisées par un système d’autorisation administrative préalable des licenciements économiques. Dans ce cadre le législateur malien de 1962 était allé très loin en optant pour une procédure de droit commun du licenciement, valable aussi bien pour les licenciements ordinaires, économiques ou encore ceux des représentants du personnel. L’autorisation expresse de l’Inspecteur du travail était en effet requise dans tous les cas de figure. L’article 41 disposait en effet que « Les congédiements éventuels nécessités pour suppression d’emplois ou diminution de l’activité de l’entreprise doivent s’opérer dans chaque catégorie professionnelle suivant les règles générales prévues en matière de licenciement, compte tenu à la fois de la valeur professionnelle, de l’ancienneté dans l’établissement et de la situation de famille ». En d’autres termes, le Code ne prévoyait pas une procédure particulière pour les licenciements économiques, mais seulement une modalité particulière de mise en œuvre. Même dans les cas de cessation d’entreprise, tels que prévus à l’article 47 de ce code du travail, notamment par faillite ou liquidation judiciaire, ledit article impose le respect des formalités de l’article 38, en l’occurrence l’autorisation administrative de licenciement. Devant les pesanteurs très fortes que ce système faisait peser sur les entreprises, l’autorisation administrative de licencier pour motif économique a été supprimée partout, sauf au Gabon, en Guinée-Bissau et en Guinée équatoriale où elle subsiste même en cas de règlement judiciaire ou de liquidation de biens, et au Congo où les licenciements économiques doivent être autorisés par une commission administrative dite « commission des litiges », présidée par l’inspecteur du travail.

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Au Mali, le code de 1992, supprime le régime de l’autorisation administrative préalable au licenciement économique, l’employeur devant simplement informer l’inspecteur du travail qui peut exercer ses bons offices. Au Sénégal, comme l’indique le rapport de présentation de la loi n° 97-17 du 1er décembre 1997 portant nouveau Code du travail, ce texte a pour ambition « de moderniser les relations sociales, de poser les jalons de l’épanouissement de l’entreprise sans déprotéger les travailleurs ». Cette loi reconnait la rupture amiable dans le contrat à durée déterminée, en précisant que l’existence d’un protocole d’accord entre les parties exclut le recours au régime des licenciements économiques, sans d’ailleurs préciser les modalités de l’accord amiable. Cette solution a été d’ailleurs adoptée par le Projet OHADA en son article 57 qui dispose que « la procédure concernant le licenciement pour motif économique n’est pas applicable en cas de protocole amiable de départ librement négocié entre l’employeur et le travailleur »12. L’idée aujourd’hui retenue de façon majoritaire est donc que les entreprises soumises à des changements de plus en plus rapides dans les marchés, les techniques de production et de gestion, doivent pouvoir disposer de plus de souplesse pour ajuster quantitativement et qualitativement leurs effectifs à leurs besoins et à leurs capacités réelles, sans pour autant que les licenciements économiques ne soient pas une simple variable d’ajustement dans le cadre de la gestion de l’entreprise. Les suppressions d’emplois devraient toujours être justifiées par une réelle nécessité et ne devraient être possibles qu’après que des solutions alternatives aient été recherchées. Pour réaliser cet objectif, les législations actuelles imposent à l’employeur de consulter les représentants du personnel préalablement à tout licenciement économique. Cette consultation oblige donc l’employeur à fournir des informations sur son projet, c’est à-dire à s’interroger, d’abord lui-même sur ses propres motivations, sur la situation de son entreprise et sur les mesures alternatives qui pourraient éviter des suppressions d’emplois. L’administration du travail est chargée de surveiller cette procédure de consultation préalable. Elle est donc nécessairement informée du projet et peut généralement participer aux consultations, et donc peser sur leur contenu. Parfois, l’inspecteur du travail peut aussi imposer des réunions supplémentaires afin de garantir la réalité de la procédure.

12

Article 57 du projet.

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Ces procédures de consultation sont toutefois diversement organisées. Certaines font l’objet de peu de précisions de sorte qu’on peut douter de leur réalité et de leur efficacité ; d’autres sont décrites de façon plus précise, leur contenu est mieux déterminé et leur calendrier mieux encadré. En droit malien, dans un souci de protection de la main-d’œuvre et de préservation de l’emploi, le chômage technique a fait l’objet d’un article nouveau pour tenir compte de la conjoncture économique difficile frappant les entreprises maliennes. L’article 28 nouveau dispose en ce sens que : « Lorsque pour des raisons d’ordre économique, commandées par des nécessités de l’entreprise ou résultant d’évènements imprévisibles présentant le caractère de force majeure, l’employeur envisage de mettre en chômage temporaire tout ou partie de son personnel, la suspension du contrat doit être soumise à l’appréciation de l’Inspecteur du travail du ressort auquel l’employeur est tenu de fournir toutes justifications (…) En cas de non acceptation par le salarié des conditions de suspension proposées, la rupture éventuelle du contrat est imputable à l’employeur ». Il s’agit là d’une disposition tout à fait nouvelle par rapport au Code du travail de 1962 qui ne traitait même pas du chômage technique dans un contexte marqué par la création relativement importante d’entreprises publiques et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée.13

1.3.2. Les licenciements individuels Dans les pays africains, le droit du licenciement a toujours été encadré par un ensemble de règles de fond et de forme visant essentiellement à protéger les salariés contre les ruptures injustifiées. Au Mali, l’article 38 de l’ancien code du travail (celui de 1962) disposait alors que : « Le contrat de travail à durée indéterminée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties. Cette résiliation est subordonnée à un préavis donné par la partie qui prend l’initiative de la rupture. Tout employeur qui désire licencier un salarié engagé pour plus de trois mois autre que le personnel employé de maison doit en faire la demande à la Direction du Travail ou à l’Inspection Régionale du Travail, en dehors du ressort de Bamako ». Même si chacune des parties pouvait se pourvoir devant le Tribunal du Travail et que ce recours est suspensif de la décision de l’employeur, il s’agissait là d’une protection qui peut étonner dans les circonstances actuelles d’hyper flexibilité. Mais au tournant des années 90, les réformes intervenues ont infléchi dans tous les pays, et de façon substantielle les mécanismes de protection des salariés tant pour le licenciement de droit commun que pour le licenciement économique.

13 Sur cette question voir : Kester, G. et Sidibé, O.O., Syndicats africains, à vous maintenant !, l’Harmattan, 1997 ; Mallé, Y.,

Sidibé, O.O. et Sissoko, S.M., Étude de Cas Somapil , Rapport de l’Étude de Cas, PADEP, Mali, 1997 ; Dicko, O., Sidibé,

O.O. et Touré, T., Participation des Travailleurs et de leurs Organisations Syndicales en tant que stratégie de

Développement, Fondation Friedrich Ebert/Union Nationale des Travailleurs du Mali, Bonn/Bamako, 1985 ; Coulibaly, M. et

Sissoko, S.M., Autogestion n’est pas Participation : étude de Cas , PADEP, Mali, 1994.

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La recherche d'une amélioration de la capacité d’adaptation des entreprises au marché a amené à une réforme importante des conditions de rupture du contrat de travail à l'initiative de l'employeur. On considère désormais que la liberté du travail et la liberté du commerce et de l’industrie seraient sérieusement entamées si la résiliation du contrat était systématiquement et strictement encadrée. Par exemple au Mali, l'autorisation administrative de licenciement qu’imposait le code

du travail de 1962 à travers le fameux article 38 a été supprimée par la loi n92-020 du 23 septembre 1992, portant nouveau code du travail. Désormais, en dehors du licenciement des travailleurs dits protégés, l’inspecteur du travail est réduit à un rôle consultatif. La protection des travailleurs est laissée au soin des juges dans le cadre d’un contrôle à posteriori éventuel. Le projet facilite par ailleurs cette rupture par accord des volontés individuelles à travers l’article 60 qui dispose en effet que « la relation de travail peut cesser par l’accord des parties, que le contrat de travail soit à durée déterminée ou indéterminée14. Dans ce cas, l’accord « doit être matérialisé par un écrit daté et signé par les parties, et contenir notamment, la manifestation de leur volonté commune de rompre les relations contractuelles ainsi que les modalités et les conséquences de cette rupture »15. Certes, dans la plupart des pays l’employeur reste toujours tenu de justifier d’un motif, de notifier le licenciement, de respecter le préavis, et d’indiquer le motif de la rupture. Mais le fait nouveau, c’est une franche distanciation entre le fond et la forme. Ainsi, au Mali, pendant longtemps, la jurisprudence considérait comme abusif le licenciement opéré dans une forme irrégulière. Mais depuis la réforme de 1992, si le motif est légitime, le licenciement doit être déclaré valable, en dépit de l’inobservation de la forme. Il est seulement irrégulier et soumis à un régime particulier « si le licenciement d’un travailleur survient sans observation de la formalité de la notification écrite de la rupture ou de l’indication du motif, mais pour un motif légitime, ce licenciement irrégulier en la forme ne peut être considéré comme abusif. Le tribunal peut néanmoins accorder au travailleur une indemnité pour sanctionner l’inobservation des règles de forme ».16 Sur cette question du respect des procédures de licenciement, et des sanctions, le projet OHADA va plus loin en ne prévoyant que de possibles dommages et intérêts et en les « contingentant » : « Si le licenciement est survenu pour un motif légitime, sans observation de la formalité de notification écrite de la rupture ou de l’indication du motif, ou sans que le travailleur n’ait eu la possibilité de s’expliquer ou pendant le congé, ce licenciement, irrégulier en la forme, ne peut être considéré comme abusif.

14

Article 60 du projet 15

Cet accord amiable est distingué de la faculté qu’ont les parties, « après la cessation de leurs relations

contractuelles, de conclure un accord sur les conséquences de cette cessation » (art. 224). 16

. Article 51 du Code du travail.

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La juridiction du Travail peut néanmoins accorder au travailleur une indemnité pour sanctionner l’inobservation de ces règles sans que le montant de cette indemnité ne puisse excéder deux mois de salaire brut »17. Si le licenciement est injustifié, le projet prévoie que le montant des dommages et intérêt ne peut être inférieur à trois mois de salaire sans excéder un mois par année d’ancienneté dans l’entreprise18. On sait que les législations nationales africaines ont dans l’ensemble abandonné la sanction de réintégration pour adopter une réparation par équivalent à travers des dommages et intérêts19. Certaines législations prévoient un minimum et/ou un maximum, d’autres ni minimum, ni maximum, laissant alors le soin aux juges de déterminer librement le montant des dommages et intérêts en fonction de l’appréciation qu’ils font du préjudice subi. De manière générale, les législations nationales comme le projet OHADA ne retiennent la réintégration que pour les délégués u personnel 20 mais certaines délégations nationales ont proposé qu’en cas de refus de la réintégration par l’employeur, que ce dernier soit condamné au paiement de dommages et intérêts. Toutes les législations nationales, (y compris les pays qui n’ont pas ratifié la convention n° 158 de l’OIT sur le licenciement) exigent l’existence d’un motif légitime, dont la charge de la preuve pèse sur l’employeur. La plupart d’entre elles mettent en place une procédure contradictoire dans laquelle l’employeur doit, avant toute décision, convoquer le salarié pour l’informer de son intention de le licencier. Au cours de l’entretien, l’employeur est tenu d’exposer les motifs de la décision qu’il envisage de prendre et de recueillir les explications du salarié. La notification du licenciement ne peut intervenir qu’après ce respect du contradictoire, ce qui constitue en fait un principe élémentaire de justice. Dans pratiquement toutes les législations, la sanction d’un licenciement injustifié consiste en des dommages et intérêts réparant le préjudice subi par le salarié, sur la base d’une appréciation par le juge en fonction des éléments fournis par le travailleur. Le système de la réintégration qui avait cours dans plusieurs pays a été abandonné, sauf dans de rares pays comme le Congo ou la Guinée équatoriale qui donnent d’ailleurs le droit à l’employeur de la refuser. Seule la Guinée-Bissau considère encore que la réintégration est opposable à l’employeur dès lors qu’elle a été jugée ordonnée par le tribunal et acceptée par le salarié.

17

Article 41. 18

Article 46 du projet. 19

Cf. J.-M. Béraud, op. cit., p. 37 et s. 20

Article 180 alinéa 3.

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Le nouveau code du travail du Mali en prévoit de nouveaux : indemnité spéciale de licenciement économique, indemnité de précarité.

1.4. La limitation du droit de grève Historiquement il y’a toujours eu depuis la période coloniale, une attitude d’hostilité des pouvoirs publics vis-à-vis des conflits du travail en général, la grève en particulier, mais le lock-out aussi. Plusieurs législations traitent en effet le lock out de la même façon que la grève (Cameroun, Gabon, Sénégal, Tchad). La plupart des autres le prohibent ou ne l’admettent qu’en réponse au déclenchement irrégulier d’une grève ou lorsque le déroulement de celle-ci ne permet plus d’assurer la sécurité. Le projet OHADA s’inscrit lui aussi dans cette tradition, renforcée en cela par l’hostilité croissante des milieux patronaux à l’égard des conflits du travail, et la volonté des Etats africains d’attirer des investisseurs. Il définit le lock-out comme « la fermeture de tout ou partie d’une entreprise ou d’un établissement décidée par l’employeur à l’occasion d’une grève des travailleurs de son entreprise. Le lock-out est licite notamment en cas de force majeure ou s’il est la réplique à une grève illicite paralysant les activités de l’entreprise »21. La grève est pour sa part définie comme « la cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles et d’assurer la défense des intérêts économiques et sociaux des travailleurs ». Preuve d’un encadrement très strict des conflits collectifs, les législations africaines mettent en place toute une série de mécanisme afin de faire aboutir les négociations entre les parties et éviter la grève. On remarquera à cet égard, que le chapitre du Code du travail d’Outre-mer de 1952 consacré aux « Différends collectifs », traite surtout des procédures de conciliation. D’ailleurs, un même article (art. 218) interdit aussi bien la « grève « que le « lock-out », s’ils sont déclenchés avant épuisement des procédures de conciliation. On remarquera que la même interdiction est reprise par certains codes du travail (Ex. article 388 du code burkinabé). Dans le cadre de cette conciliation, il est remarquable d’observer que les législations nationales laissent à l’Administration du travail un temps généralement long pour « arracher » une conciliation (13 jours pour la conciliation suivie de 30 jours de préavis au Sénégal, 50 jours au Togo, 70 jours au moins en Guinée équatoriale).

21

Article 243 du projet.

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Mais, au Mali si la loi n°87-47/AN-RM du 10 août 1987 relative au droit de grève et son décret d’application n°90-562/P-RM du 22 décembre 1990, font obligation aux personnels des services publics qui envisagent de faire grève de déposer un préavis par les soins de l’organisation syndicale la plus représentative sur le plan national dans la catégorie professionnelle ou dans le service ou organisme concerné (article 2), la période de conciliation n’est pas suspensive de la grève dans les entreprises, à la différence des services publics. Dans le projet OHADA, cette pression est maintenue, car il est mis en place une procédure de prévention du déclenchement du conflit organisée autour d’un temps de « négociation-conciliation » d’une durée maximale de vingt jours22 et, en cas d’absence de solution, d’un préavis de grève de trois jours23. Mais c’est surtout à travers le service minimum que les législations africaines tentent de vider la grève de tout contenu réel. En général, la liste des personnels soumis au service minimum va bien au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Même au Mali, le décret n°90-562 n°90-562/P-RM du 22 décembre 1990, qui a fixé la liste des services et emplois et les catégories de personnel indispensables à l’exécution du service minimal en cas de grève dans les services publics, va bien au-delà de ce qui est communément admis comme étant nécessaire dans ce genre de circonstances. Or, s’il régit d’abord la fonction publique, il déborde aussi sur les services publics essentiels même lorsqu’ils sont gérés par des entreprises publiques, des établissements publics à caractère industriel et commercial, ou sous forme de concession. Le plus étonnant est qu’en la matière, même le Projet OHADA ne met pas en place des gardes fous. Il se contente d’indiquer que « le droit de grève emporte l’obligation d’un service minimum »24 dont les conditions sont déterminées par « l’autorité administrative compétente » en même temps que « la liste des emplois » permettant d’assurer le fonctionnement des « services essentiels »25, et en cas « de non respect du service minimum ». La réquisition est un autre moyen de faire échec à la grève. Au Mali, l’article 19 de la loi n°87-47 régissant la grève prévoit la possibilité pour les pouvoirs publics, lorsque la grève porte gravement atteinte à l’ordre public, de procéder à la réquisition des personnels des services publics dans les conditions

22

Article 244, alinéa 2. 23

Article 244, alinéa 4. 24

Article 246, alinéa 1. 25

Article 246, alinéa 2.

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prévues par la loi n° 87-48/AN-RM du 04 juillet 1987 relative aux réquisitions de personnes de services et de biens. Dans les faits, cette disposition ouvre la voie à de véritables abus. Or, même le projet OHADA dispose qu’il est possible de procéder « à tout moment à la réquisition de ceux des travailleurs des entreprises privées ou des établissements et des services publics qui occupent des emplois indispensables à la sécurité des personnes et des biens, au maintien de l’ordre public, à la continuité des services publics ou à la satisfaction des besoins essentiels de la communauté »26. On peut constater que dans ces pays, les services du travail sont de fait beaucoup plus commis aux tâches de conciliation à l’occasion des conflits du travail, qu’aux visites d’entreprises pour contrôler les conditions de travail.

2. Les grands défis du droit du travail en Afrique

2.1. La prise en compte des réalités socio-cultures dans les législations du

travail

Contrairement à une idée reçue, même si elle était embryonnaire, la relation de travail subordonnée salariale existait dans quelques sociétés africaines précoloniales, notamment dans les anciennes villes de Tombouctou Gao, et Djenné au Mali. Dans ces villes, les transporteurs de marchandises (engagés parfois à titre permanent par des commerçants), les vendeurs dans des boutiques, les aide-maçons (engagés par des maitres maçons) et de manière générale ceux qui travaillaient à la journée pour des besognes sans qualification étaient parfois des salariés au sens du droit du travail, même s’il s’agissait bien souvent de travail temporaire. De plus, même si d’autres travailleurs comme les maçons, potières, tisserands, couturiers étaient des artisans, dans certaines positions, on peut aussi les considérer comme des quasi-salariés dans la mesure où ils vendaient la marchandise qu’ils ont transformée certes, mais dont la matière première leur a été souvent fournie par le marchand acheteur qui passait commande, ce qui les mettait dans une certaine dépendance économique, voire un quasi lien de subordination.

Cependant, on s’accorde généralement sur le fait qu’un véritable salariat ne s’est développé en Afrique sub saharienne qu’avec la pénétration coloniale.

De ce point de vue, on peut considérer que le droit du travail moderne y est une création coloniale, et reste encore aujourd’hui fortement inspiré du droit des ex

26

Article 246, alinéa 3.

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puissances coloniales , en particulier la loi du 15 décembre 1952 portant Code du travail des territoires d’outre-mer, s’agissant des pays francophones27.

En effet, après une longue période de non droit, marquée par l’esclavage, puis le travail forcé, et la mise à disposition par l’Administration coloniale de la main-d’œuvre indigène aux entreprises privées au moyen d’un contrat entre les deux parties à l’exclusion du travailleur, un véritable droit du travail va progressivement prendre corps, à la suite d’importantes luttes syndicales. A leur accession à l’indépendance en 1960, tous les pays africains francophones se sont dotés de codes du travail, qui étaient dans leur ensemble des copies plus ou moins fidèles de la loi n°52-1322 du 15 décembre 1952 instituant un Code du Travail dans les territoires et territoires associés relevant de la France d’Outre-mer (CTOM), et des conventions collectives coloniales, s’inscrivant ainsi dans la situation générale d’importation institutionnelle et juridique qui prévalait sur le continent , y compris dans les anciennes colonies anglaises. Or, il faut bien admettre que l'idée qu’une société se fait de la finalité des activités humaines est en général le fil conducteur de l’organisation du travail. L’organisation du travail, les techniques de management doivent refléter fondamentalement la signification que les citoyens donnent au travail, et au-delà la nature profonde des relations sociales. Pour qu’un travail ait du sens, le travailleur a besoin de savoir quelle est sa finalité, et son utilité pour la communauté. A cet égard, il est clair que même si on enregistre un mouvement de fond vers une certaine forme d’individualisme, généré par la précarité des statuts, et le néo-libéralisme dominant, fondamentalement, le travailleur africain inscrit encore son travail dans un projet collectif qui sert les intérêts de la famille (au sens traditionnel), de la communauté ou de la société dans sa globalité. Pourtant, la mondialisation voulue par les grandes multinationales ignore partout les spécificités locales et tente d'imposer un modèle standard d'organisation des entreprises et des relations de travail qui cherche à renforcer les valeurs de compétition basées sur l’individualisme au détriment des valeurs de coopération et de partage propres aux sociétés africaines. Le lien social matérialisé notamment à travers le soutien matériel et moral de la collectivité de travail au moment des évènements sociaux (mariage, baptême, maladie, décès) est au cœur des valeurs africaines. Une personne qui n’a pas mérité le soutien moral de ses collègues de travail au cours de ces évènements sera considérée comme suspecte, voire inapte à s’intégrer dans une communauté de travail, parce qu’elle sera présumée incapable de mobiliser les travailleurs autour des objectifs de son organisation.

27 Ce Code adopté par le parlement français après de très longues discussions et une opposition farouche des employeurs,

était qualifié par certains d’entre eux de « Code syndical » tant il était révolutionnaire pour l’époque. Loin d’être une

législation de seconde zone, cette loi reconduit les règles et les principes généraux du droit du travail métropolitain, tenant

ainsi compte du courant psychologique découlant de la participation des africains à la seconde guerre mondiale.

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Le travailleur africain essaie de maintenir une cohérence entre son travail et les relations au sein de la communauté, parce que les intérêts de l’entreprise doivent être conciliés avec les valeurs de solidarité et d’assistance morale. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les nouvelles techniques de management ont de la difficulté à s’implanter dans les entreprises. Ces techniques qui mettent de fortes pressions sur les salariés sous prétexte de responsabilisation sont très éloignées des valeurs africaines dans lesquelles c’est la solidarité, l’entraide et le partage équitable de l’effort qui structurent le travail. Même dans les entreprises, l’entraide pour surmonter les difficultés rencontrées, est une valeur appréciée, car la performance n’est pas considérée comme individuelle, mais le résultat de l’engagement de la communauté de travail. S’il est vrai que dans les sociétés africaines la compétition n’est pas absente, elle n’en est pas, loin s’en faut, leur moteur (Diop A, 1952). Si de nos jours la compétition semble être au cœur du management moderne, en Afrique, elle serait sans doute mieux vécue entre les unités de travail qu’entre les individus, car traditionnellement elle y est davantage organisée entre des groupes (groupes d’âge, villages, castes, organisations socio-professionnelles, etc..) qu’entre les individus. Par ailleurs, même si les questions de salaire sont importantes pour le travailleur africain, le respect de sa dignité revêt tout aussi une importance essentielle dans sa quête de sens. On peut remarquer que même si les codes du travail, inspirés des législations coloniales ne tiennent compte que du modèle occidental des relations de travail, l’attention aux aspects humains des relations de travail reste encore un des facteurs sur lesquels un employeur est jugé. Il est probable que dans les entreprises, où les nouvelles techniques de management à l’occidental faisant appel à une compétition effrénée entre les individus, sont appliquées dans toute leur rigueur, de graves souffrances sont causées aux travailleurs. Seules des études approfondies pourraient établir les conséquences (positives ou négatives) sur la productivité d’un tel comportement au travail, mais ses effets sur la cohésion sociale au sein de la communauté de travail ne font pas de doute (Déjours). On voit en effet clairement les désaccords profonds que causent par exemple quelques expériences de distribution de primes de rendement dans certaines administrations maliennes, en fonction de la contribution de chacun à l’atteinte des objectifs fixés aux différentes unités de travail. Les sociétés africaines ont développé les relations sociales (au sens large) à un niveau considérable. En fait, c’est le lien social très fort qui maintient encore ces sociétés dans une paix relative en dépit de l’aggravation de la pauvreté et des agressions inhérentes à un néo-libéralisme qui n’épargne plus aucune région du monde.

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En revanche, les codes du travail, inspirés des anciennes législations coloniales ne tiennent compte que du modèle classique des relations de travail plus proche des réalités des pays du Nord, bien que la situation ait largement évolué même dans ces pays avec la montée du chômage, de l'exclusion et de nouvelles formes de travail notamment le travail à temps partiel et le travail à domicile. Comme l'a écrit Martin Kirsch "Les États francophones d'Afrique disposent donc, chacun, d'un outil législatif moderne de très grande valeur en matière de droit du travail. Certes, il convient de faire pénétrer cet outil, car si le droit du travail est généralement bien appliqué par les entreprises d'une certaine importance et par celles situées dans les centres urbains, il n'en est pas toujours de même dès que l'on s'éloigne de ces centres ou lorsqu'il s'agit de petites entreprises, notamment celles à caractère familial" (Kirch M,979,P9) Une telle situation s'explique par le rejet de textes totalement décalés par rapport à la culture et aux réalités africaines. Perçus non pas comme un moyen de régulation, mais plutôt comme une force de désintégration, en ce qui concerne certaines de leurs dispositions, les codes du travail modernes ne sont pas bien reçus par le corps social africain dans toutes leurs dispositions. Le droit n'est rien d’autre que la traduction sur le plan normatif d'une certaine vision du monde. C'est un produit de la société qui ne peut être de portée universelle. La structure d'un droit, les classifications qu'il admet, les concepts et les notions qu'il utilise ainsi que le type de normes sur lesquels il se fonde, tout cela doit être inspiré des réalités culturelles et socio-économiques. Les concepts de contrat de travail et d'autorité du chef d'entreprise ne sont pas des notions géométriques rigoureusement identiques sous tous les cieux. Dans la culture africaine, le chef d'entreprise est assimilé à un chef tout court, c'est à dire à un bienfaiteur. C'est pourquoi, le travailleur n'hésitera pas à solliciter son assistance même pour des problèmes personnels. L'idée que les sociétés africaines se font de la place de l'homme dans l'organisation économique et sociale doit être le fil conducteur d'une telle réforme. Contrairement à ce qui s'est passé le plus souvent dans les pays africains où les réformes des codes du travail ont été menées quasi exclusivement par des juristes qui ont privilégié les aspects purement techniques, le temps est venu de précéder de telles réformes de grandes enquêtes. Si l'employeur s'en désintéressait, le travailleur pourrait considérer ce comportement comme une violation du contrat de travail. Dans le même ordre d'idées, le travailleur africain comprendrait très mal l'absence de l'employeur lors d'un décès, baptême ou autre événement Social le concernant. Tout cela pour dire que la question d'une réforme profonde des législations du travail en Afrique se pose non seulement pour tenir compte des réalités culturelles mais également de l'évolution formidable du contexte économique et social.

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Force est de reconnaitre que les législateurs africains font preuve de peu d’imagination pour oser de véritables constructions juridiques cohérentes capables de prendre en charge les réalités africaines. (Sidibé O, 1999). Alors que l'entreprise africaine peut être le lieu où on réinvente une nouvelle démocratie sociale qui tient compte des valeurs profondes des sociétés africaines. En effet, en Afrique, la construction d’une pensée juridique autonome reste encore un chantier ouvert. La dynamique des droits africains reste en effet marquée davantage par les questionnements que par les constructions originales, et nous sommes encore loin d’une œuvre cohérente reconnue28. Sur le plan doctrinal, on peut en effet difficilement parler d’une véritable école de pensée. Dans ces conditions, peut-on alors parler « d’un esprit du droit africain » ? Il est à parier qu’au nom d’une certaine conception de l’« universalisme », certains juristes ne manqueraient de douter de la pertinence d’une telle démarche, oubliant peut être que la question n’est pas celle du rejet des apports extérieurs, mais de leur intégration intelligente dans une réflexion africaine originale. Il ne s’agit guère en effet de promouvoir on ne sait quel culturalisme, mais d’admettre simplement que si le droit doit refléter les réalités socioculturelles, ce sur quoi on s’accorde largement, alors leur prise en compte dans les législations doit être tout aussi quelque chose de naturel, ce qui est pourtant loin d’être acquis dans la plupart des pays africains. Par rapport à ces préoccupations, une timide évolution se fait jour. C’est la suspension du contrat de travail pour cause d’évènements familiaux (2.1..1.) et pour raisons religieuses (2.1.2.) dans certains codes du travail.

2.1.1. La suspension du contrat de travail pour cause d’évènements familiaux

Les congés pour évènements familiaux sont surtout prévus par les conventions collectives. Mais ils font aussi l’objet de quelques dispositions législatives. Ainsi, à l’exception du Cameroun et de la Guinée, toutes les législations prévoient que les autorisations d’absence pour événements familiaux ne sont pas imputables sur les congés payés acquis par le salarié dans une limite de dix jours (Bénin, Congo, Comores, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Sénégal, Tchad, Togo) ou de vingt jours (Burkina Faso). Ces dispositions visent des permissions exceptionnelles d’absence que l’employeur n’est juridiquement pas tenu d’accorder. Au Mali, le congé de naissance octroyé au père de famille (trois jours) en vertu du Code du Travail (article L 147) et du Code de Prévoyance Sociale (article 33) peut également s'analyser comme un cas de suspension du contrat de travail.

28

Sur le difficile accouchement d’une théorie juridique africaine, voir : O.O.Sidibé, Quels modèles d’inspiration

pour le droit du travail malien depuis le code de 1952 ?, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité

sociale, Comptrasec, Bordeaux, 2005, p.139.

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Quelques législations vont plus loin en conférant au salarié un véritable droit à la suspension pour certains évènements familiaux, donc opposable à l’employeur. Ainsi, le Code burkinabé accorde au salarié un congé de trois mois pour assister son conjoint malade. Au Gabon, ce congé porté à six mois est étendu à la maladie de l’enfant. Sur un autre registre, le code du travail du Cameroun instaure un congé de deux ans pour suivre le conjoint ayant changé de résidence habituelle. A ces causes de suspension, l'article L 59 du code du travail du Mali ajoute un cas exceptionnel laissé à l'appréciation exclusive de l'employeur: la disponibilité. Pour convenances personnelles, le travailleur peut en effet être autorisé à cesser momentanément son service.

2.1.2. La suspension du contrat de travail pour cause de pratiques religieuses

La législation malienne prévoit que le contrat de travail est suspendu pendant la période de pèlerinage aux lieux saints. Il s’agit d’un droit conféré au salarié et donc opposable à son employeur, mais n’impliquant pas le paiement obligatoire du salaire par celui-ci (article L 34 du code du Travail). Dans le même ordre d’idées, le Code malien confère à la femme un droit de suspension pour veuvage pendant les quatre mois et dix jours suivant le décès de son mari. Mais là aussi, la loi n’impose pas à l’employeur de continuer à payer le salaire pendant la période de suspension (article L 34 du code du Travail). Sur ce point, le Code comorien va plus loin puisqu’il prévoit que « la femme qui vient de perdre son mari doit suspendre son travail pendant quatre mois et dix jours à compter du jour où elle a commencé à observer le deuil ». Pendant cette période, elle perçoit la totalité de son salaire payé par son employeur en attendant la mise en place d'une Caisse de Prévoyance Sociale qui prendra en charge la moitié de ce salaire.

2.2. La prise en compte du secteur informel par le droit du travail C’est dans ce contexte qu’en Afrique, les codes du travail ont été adoptés dans les années 60, à partir d’une certaine idée de la trajectoire de développement, associée à un salariat qu’on croyait promoteur. On pensait en effet qu’une proportion significative de la population active, vivant d’activités de subsistance dans l’agriculture et le secteur informel, réussirait sa transition pour entrer dans le secteur moderne, comme cela s’est passé dans d’autres régions du monde. Or, après de timides avancées en matière de création d’emplois, essentiellement dans les entreprises publiques, le chômage et le sous-emploi n’ont cessé de croitre depuis les années 80 sous les effets conjugués de plusieurs facteurs (pression démographique avec des cohortes toujours plus élevées de primo-demandeurs d’emplois, exode

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rural massif, licenciements dans le cadre des Programmes d’ajustement structurel¸ etc..). Ainsi, on estime que les populations africaines couvertes par les codes du travail ne représentent aujourd’hui qu’entre 5 à 10% de la population active, ce qui laisse en dehors de toute protection formelle, la majorité des personnes, dans un environnement à risque, qui met en péril les moyens de subsistance des familles les plus vulnérables. En théorie, les codes du travail ont vocation à s’appliquer même dans le secteur informel. Mais, le formalisme excessif imposé par des textes inadaptés au contexte africain ajouté à l'insuffisance notoire des Administrations du travail sur le plan logistique et organisationnel ont eu pour conséquence le fait que l'essentiel du monde du travail échappe de fait à la législation du travail. De fait, le secteur informel reste une zone dominée par ce que les sociologues du droit appellent l'infra-droit, c'est à dire un droit déprécié (Carbonnier.J, 1978). Ici, il s'agit du produit d'une compétition sourde entre le code du travail, les coutumes et les usages. Il y a en effet comme un effet de glissement imperceptible mais progressif du droit moderne vers le secteur informel et un retrait parallèle du droit traditionnel vers des microsociétés rurales marginalisées par le processus de modernisation économique. Mais le mouvement est si lent, les résistances si fortes qu'on a l'impression que le secteur informel est refoulé dans le non-droit. Les acteurs (travailleurs et employeurs) se sentent en effet tellement en dehors du champ de compétence des codes du travail que les quelques infiltrations du droit moderne ne peuvent apparaître que comme quelque chose de pathologique. En effet, les quelques dispositions des codes modernes qui s'infiltrent dans le secteur non structuré sont tellement détachées de leurs sources, tellement dégénérées pour pouvoir se greffer aux usages en vigueur dans ces professions, qu'elles perdent beaucoup de leurs substances. Dans la théorie juridique classique, les usages sont considérés comme une source juridique secondaire située bien au-dessous des lois, règlements et conventions. Or, le constat a été fait que dans des pans entiers de l'économie africaine, en l'occurrence dans le secteur informel théoriquement couvert par les codes du travail, les relations de travail sont en fait régies par ce que nous pouvons appeler l'infra-droit dont les usages constituent précisément le noyau. Certes, nombreux sont ceux qui voudraient rejeter dans le non-droit l’économie informelle, voire même le secteur « coutumier », alors qu’ils ne sont pas en dehors de toute norme. Dans une thèse récente, E. Panier éclaire d’ailleurs bien cette problématique, en partant de l’idée selon laquelle « la différentiation entre le travail dans le secteur informel et le travail dit coutumier est parfois confuse »29.Elle estime

29

Sur la théorie juridique de l’économie informelle, voir : A.E.Lam, Les pratiques informelles en Afrique sub-

saharienne : contribution à une théorie juridique de l’informel, Thèse Perpignan, 2006.

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en effet que « la perception selon laquelle le travail coutumier consiste plus en un échange de services qu’en une vente de la force de travail, l’argent individuel n’étant qu’un petit plaisir, vaut en partie pour l’économie informelle ».30 A partir de là, elle va plus loin en proposant une acception plus large du droit « qui consiste à rechercher la juridicité de la règle de droit dans ses effets sociaux ».31 La démarche ne manque pas de séduire dans la mesure où, l’erreur pour nous juristes africains, trop habitués à manier les concepts et catégories juridiques occidentaux, serait de penser que ces secteurs (coutumier et informel) vivent dans le non-droit du seul fait que nous n’y retrouvons pas nos références habituelles, à commencer par des éléments classiques de définition du droit comme la sanction étatique. Il faut admettre à cet égard que même si les codes du travail n’y sont pas rigoureusement appliqués, quand bien même ils n’ont pas vocation à régir exclusivement les relations de travail dans les entreprises modernes, l’économie informelle est régie par ce qu’on pourrait qualifier d’infra-droit, c’est à dire des normes non étatiques, généralement importées du secteur coutumier, mais qui empruntent aussi au droit moderne, sans bénéficier de la sanction étatique32. En fait, les acteurs de l’économie informelle liés par une relation de travail subordonnée n’ont guère le sentiment que leurs rapports ne sont régis par aucune norme33. Même sans avoir nécessairement les mêmes contenus que les codes du travail et de sécurité sociale, les concepts de durée du travail, de congés maladie, et de réparation d’accident du travail ne sont pas méconnus dans l’économie informelle. Même s’ils ignorent parfois l’origine de leurs « pratiques juridiques », employeurs et travailleurs ont pleinement conscience que leur violation serait sanctionnée par la profession à travers divers mécanismes d’intermédiation, de pressions, voire des formes « d’amendes »34. Mieux, ces procédures qu’on pourrait qualifier de « para judiciaires », ont une certaine supériorité par rapport aux procédures étatiques en vigueur dans le secteur moderne, du point de vue de leur applicabilité à cause de leur adaptation aux réalités de l’économie informelle, en particulier leur simplicité et leur gratuité. Elles n’ont certes pas l’effectivité du « droit coutumier » basée sur les mythes et le sacré, mais elle est sans doute bien meilleure que dans le droit moderne35.

30

E. Panier, L’Etat et les relations de travail au Togo, thèse Université de Bordeaux IV-Montesquieu, 7

décembre 2012, p.29. 31

E. Panier, op. cit., p.31. 32

Sur le concept d’infra-droit dans le secteur informel, voir : O.O. Sidibé, Réalités africaines et enjeux pour le

droit du travail, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, Comptrasec, Bordeaux, 1999,

p.130. 33

Il y’a lieu de signaler que des formes de travail non-salariés existent dans l’économie informelle et ne sont pas

concernés par le droit du travail. 34

Dans les usages de certaines professions anciennes comme les maçons dans le Nord du Mali, dans le cadre de

la résolution d’un litige du travail, les maîtres maçons peuvent imposer à un membre de la profession le paiement

des droits d’un salarié , mais y ajouter un montant qu’on pourrait qualifier « d’amende » parce que le montant

est versé dans une caisse de la profession pour financer ses activités. 35

En réalité, les acteurs concernés considèrent ces pratiques comme des procédures judiciaires, ayant la force

exécutoire.

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Mais en réalité, l’organisation du travail dans les sociétés post modernes ne

constitue-t-elle pas dans un certain sens le miroir du secteur informel tel qu’il se

développe en Afrique ?

En effet, dans les sociétés développées, les salariés doivent de plus en plus

s’adapter à un marché du travail fluctuant qui fait appel à une flexibilité accrue dans

la gestion des entreprises.

De plus en plus, l’ancien modèle intégré qui permettait à chaque salarié de s’intégrer

dans un cadre de travail parfaitement régi par des normes bien établies disparait

sous nos yeux. Chaque individu doit désormais construire le sens de son

appartenance et donc de son intégration dans la collectivité de travail. Eu égard à l’insécurité de l’emploi, comme dans le secteur informel, le travailleur est désormais responsable de sa mobilité et de sa trajectoire professionnelle. Comme dans le secteur informel, à cause de la transformation rapide des emplois, les salariés sont amenés à changer constamment d’entreprise, de métier et de statut.

Comme dans le secteur informel, la frontière entre travail salariat et travail

indépendant devient parfois floue dans les sociétés post modernes, certains pays

comme l’Italie et l’Espagne ayant même créé un statut intermédiaire.

Dans le même ordre d’idées, la polyvalence, qui est la norme dans les petites

entreprises du secteur informel est maintenant de plus en plus recherchée chez les

salariés du secteur moderne. Conclusion Pour l’Afrique, un des défis du futur, est d'inventer un nouveau contrat social assurant un meilleur fonctionnement de la société en garantissant à tous les chances de prendre part aux décisions importantes et d'accéder aux droits fondamentaux. Dans ce cadre, l'entreprise africaine doit être le lieu où on réinvente une nouvelle démocratie sociale. Dans ce contexte, l’avenir du droit du travail en Afrique nous semble lié à trois facteurs : Premièrement, il faut évaluer la capacité des pays africains à résister aux pressions des organisations internationales, en particulier la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, allant dans le sens d’une flexibilisation toujours accrue du

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droit du travail dans le cadre de la mondialisation et le libéralisme économique. A cet égard, on ne voit guère dans ces pays des signes indiquant une capacité de résistance ou des marges de manœuvres suffisantes, ce qui suggère la poursuite, voire l’amplification des réformes des codes du travail vers plus de flexibilité et le démantèlement des protections des travailleurs. En général, la privatisation est associée à une conception patrimoniale de l'entreprise qui laisse peu d'espace d'expression aux travailleurs, ce qui loin d'améliorer la productivité développe des angoisses et des stress. Ainsi, l'entreprise est entrain de redevenir un lieu d'exploitation et d'aliénation où s'exerce une forme subtile de despotisme patronal. Deuxièmement, la grande faiblesse du droit du travail dans les pays africains demeure son incapacité à prendre en compte les réalités socio culturelles. On observe à cet égard que l’adaptation ou la résistance des législations du travail aux évolutions du monde du travail dépend dans une large mesure du système de droit de travail en place. A travers le monde, on peut sommairement distinguer trois systèmes de droit du travail : le système anglo-saxon dans lequel l'essentiel de la protection des salariés vient de la négociation collective, les pays latins où elle trouve sa sources plutôt dans la loi, et enfin les systèmes mixtes (Allemagne, Europe du Nord) qui combinent législation et négociation collective.

Globalement, si les pays à système mixte s’adaptent plus ou moins bien aux évolutions en cours, la situation des salariés dans les pays anglo-saxons reste assez précaire (phénomène des working poor) même en période de forte croissance, alors que les systèmes latins ont du mal à s’adapter à ces évolutions. En Afrique, le problème vient notamment du fait que la construction d’une pensée juridique autonome reste encore très problématique. La dynamique du droit du travail y reste en effet marquée davantage par les questionnements que par les constructions originales36. Sur le plan doctrinal, on peut en effet difficilement parler d’une véritable école de pensée. Ainsi, les législations du travail dans les pays francophones s’inspirent encore assez largement du code du travail d’outre-mer de 1952, alors que les pays anglophones tirent davantage leurs sources de la Common Law. Pourtant comme chacun le sait, qu’ils soient anglophones ou francophones, les réalités socio culturelles et économiques des pays africains sont plus proches que celles des anciennes puissances coloniales. Il ne s’agit guère de promouvoir on ne sait quel culturalisme, mais d’admettre simplement que le droit doit refléter les réalités socioculturelles, et leur prise en compte dans les législations doit être recherchée.

36

Sur le difficile accouchement d’une théorie juridique africaine, voir : O.O.Sidibé, Quels modèles d’inspiration

pour le droit du travail malien depuis le code de 1952 ?, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité

sociale, Comptrasec, Bordeaux, 2005, p.139.

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Troisièmement, la prise en compte du secteur informel est encore abordée avec l’idée irréaliste d’intégrer l’économie informelle dans le secteur moderne, par l’observations de toutes les normes économiques, juridiques et administratives qui le régissent. Or, de toute évidence le secteur informel résiste à être intégré dans l’économie moderne. Bien au contraire, d’une certaine façon, c’est l’économie moderne qui s’informalise. En effet, sachant que pour des raisons profondes, entre 5 et 10 % de l’économie africaine échappe aux normes régissant le secteur moderne, est-il raisonnable de vouloir y étendre la sécurité sociale moderne bien éloigné de l’esprit des solidarités traditionnelles, ou encore des codes du travail totalement décalé par rapport à ses réalités ? Ou faut-il inventer un droit du travail et une sécurité sociale évolutifs tenant compte des réalités qui gouvernent le secteur informel ? Tel sont les termes du débat qui a lieu d’être s’agissant de l’avenior du droit du travail en Afrique. Bibliographie Philipe Auvergnon (dir), L’effectivité du droit du travail : à quelles conditions ?, Presses universitaires de Bordeaux, 2008 ; D. Darbon, J. Du bois de Gaudusson (Dir), La création du droit en Afrique, Karthala, 1997 ; S.Thiam, Introduction historique au droit en Afrique, L’harmatan, 2011 ; J. Issa-Sayegh, Questions impertinentes(?) sur la création d’un droit social régional dans les Etats africains de la zone franc, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999 spéc. p. 87 et s. P. Bourel, A propos de l’OHADA : libres opinions sur l’harmonisation du droit des affaires en Afrique, Chronique, Receuil Dalloz, 2007, n° 14, J. Issa-Sayegh, Questions impertinentes sur la création d’un droit social régional dans les États africains de la zone Franc, Revue électronique Afrilex 2000 (http://afrilex.u-bordeaux4.fr/afrilex-0-janvier-2000.html). P.-G. Pougoué et J.-M. Tchakoua, Le difficile enracinement de la négociation collective en droit du travail camerounais, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 1999, p. 198. O. Sidibé, Réalités africaines et enjeux pour le droit du travail, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 1999, p. 130 et s. J. Ndyaye, Droit du travail sénégalais et transfert de normes, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005, sp. p. 174. J-M. Tchakoua, Sources d’inspiration et logique du droit camerounais des conflits collectifs de travail, Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 2005, p. 177 et s. J. Issa-Sayegh, « Les tendances actuelles du droit des relations professionnelles dans les États d’Afrique noire francophone », Mélanges offerts à P.F. Gonidec, « L’État moderne, Horizon 2000 », LGDJ, Paris 1985, p.425).

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