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QUELQUES REFLEXIONS

SUR LA TOLERANCE

Rao V.B.J. CHELIKANI

(SHS-95/WS/18)

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Quelques réflexions sur la tolérance

AVANT-PROPOS

L a présente brochure est une première contribution à l'Année des Nations Unies pour la tolérance, 1995 ; son objet est de porter à l'attention du grand public le débat en cours sur la tolérance et de l'inciter à y participer.

J'aimerais ici exprimer m a profonde gratitude aux membres du Comité permanent des organisations non gouvernementales internationales qui, dans le cadre de l ' U N E S C O , m 'on t offert la possibilité, mais aussi la tâche difficile, de réfléchir sur les problèmes de coexistence entre les h o m m e s à l'échelle du m o n d e .

L'auteur assume l'entière responsabilité des opinions exprimées dans ce texte et précise qu'elles ne représentent pas nécessairement les points de vue d'une personne, organisation ou institution particulière.

Paris, le 27 octobre 1994

* \U si/ \ 1 / si/ si/ /j\ /J\ /^S ^p. TpT

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NOTE SUR L'AUTEUR

N é en 1940 dans l'Andhra Pradesh, en Inde, R a o V . B J . Chelikani a étudié dans diverses universités en Inde et à l'étranger. Son approche des questions est studieuse et pluridisciplinaire. D e longue date au service du m o n d e des organisations non gouvernementales, aussi bien dans son pays que dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture ( U N E S C O ) dont le Siège est à Paris (France), et familiarisé avec les rouages de différentes institutions du système des Nations Unies, Rao Chelikani est un spécialiste convaincu des relations internationales. Ses nombreux contacts et amitiés dans des milieux socio-économiques et culturels très différents à travers le m o n d e lui permettent de traiter avec une rare vérité les questions de tolérance.

Bien connu pour l'originalité de sa pensée et de sa parole, R a o Chelikani témoigne de sa vision d 'un m o n d e nouveau par sa façon de vivre, ses écrits, ses discours, ses actes et sa force de persuasion. L a présente brochure est une illustration du vibrant appel qu'il adresse à tous les h o m m e s de bonne volonté.

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Quelques réflexions sur la tolérance

RESUME I L a nature et l'histoire du savoir :

L e savoir est pluriel, relatif et évolutif. Il comporte des aspects subjectifs et objectifs. D e nouvelles méthodes de traitement de la connaissance voient aujourd'hui le jour.

II Le concept de tolérance et autres notions connexes : L e concept de tolérance est plus universel que d'autres. L a violence existe dans la nature et dans la nature humaine. Il convient de mettre davantage l'accent sur les responsabilités sociales que sur les exigences. Dimensions collective et structurelle de la paix et de la justice. L a sécurité, concept nouveau pour réorganiser les relations entre les h o m m e s , en particulier les relations politiques.

III Démocratie : Il faut promouvoir les valeurs démocratiques avant de recommander un quelconque système ou structure. L e pouvoir doit devenir une expression de la discipline collective plutôt que l'art de gérer une foule : la primauté du droit est à la fois un m o y e n et une fin.

IV Education : Elle est essentielle pour imprégner les générations futures de la philo­sophie de la coexistence humaine. Diverses approches de l'éducation aux valeurs. L'information scientifique sur les races.

V Promouvoir la tolérance : C'est essentiellement une question de disposition et d'attitude indivi­duelles. Il est plus important d'être tolerable que tolérant. L'intolérance, sous ses différentes formes, doit être principalement combattue par l'Etat et les Nations Unies. D e nouveaux codes de conduite doivent être élaborés.

V I U n miracle est possible : Les Nations Unies sont devenues un acteur majeur. Les applications de la science et de la technologie constituent peut-être la clé des grandes transformations futures. C o m m e n t bâtir une société ouverte composée d'individus tolérants ? Les religions doivent développer la spiritualité de leurs adeptes avant de les nourrir de théologie.

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QUELQUES REFLEXIONS SUR LA TOLERANCE

I - LA NATURE ET L'HISTOIRE DU SAVOIR

Pour comprendre en quoi consiste le savoir, il est vital de comprendre à la fois l'être humain et ses relations avec le m o n d e extérieur. L e savoir est une réflexion sur l'expérience de l'existence et sur ses diverses manifestations. E n gros, il existe trois types de savoir : le savoir qui naît de la perception, le savoir conceptuel et le savoir intuitif.

L a perception est ce qui s'acquiert par les sens, la conception ce que l'on déduit de l'expérience, et l'intuition ce que le sujet appréhende directement de l'objet. Mais la perception pure, dans le sens d'une simple sensation, ne constitue pas à elle seule le savoir. O n peut observer des diversités, des oppositions et des harmonies dans la nature des choses et dans leurs relations. Toute chose possède des qualités universelles et particulières. Chaque point de vue subjectif à partir duquel nous essayons de connaître ou de décrire une chose ne représente que l'un de ses innombrables aspects, vertus et propriétés. Par exemple, les n o m s que nous donnons peuvent renvoyer à une chose, à une qualité ou à une action. Les sentiments humains tels que l'amour pour autrui, la peur de la mort, l'horreur de souffrir, l'envie d'avoir du plaisir et de la satisfaction, conduisent effectivement au savoir lorsque l'intellect et l'instinct sont unis. Certains sentiments relativisent la souffrance et d'autres subliment la joie en extase. C'est ce que l'on ressent en écoutant

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par exemple un beau morceau de musique ou en observant la nature à un m o m e n t privilégié.

D e la nature, certains philosophes ne retiennent que les aspects universels, substantiels et permanents et ils en rejettent les aspects particuliers qu'ils considèrent éphémères et illusoires. D'autres adoptent une démarche empirique et acceptent les choses telles qu'elles sont et telles qu'elles évoluent. Pour eux, tout se situe dans les limites de l'espace, du temps et de la relation de cause à effet. L a matière et l'énergie, c'est-à-dire les deux substances qui composent la réalité, peuvent prendre des formes séparées et indépendantes, mais toutes nos connaissances actuelles dans le domaine nucléaire et en astrophysique continuent de se fonder sur ces deux paramètres et sur leurs corollaires que sont la vitesse et la lumière. D ' o ù les notions relatives de temps et d'espace.

Cependant, de nombreux parapsychologues, spécialistes de l'anthropologie culturelle et chefs religieux pensent que la totalité du savoir ne peut se ramener à ce que l'on considère aujourd'hui c o m m e le savoir scientifique. Pour eux, il existe dans le domaine de la spiritualité un savoir "révélé", tout c o m m e il existe des perceptions et des intuitions extrasensorielles. Bref, il est nécessaire d'avoir une observation perceptive, un savoir conceptuel, une expérience intuitive, ainsi qu'un éveil spirituel pour saisir la réalité et l'au-delà.

L a compréhension de la réalité fait partie du savoir. E n recourant à l'intellect, le sujet essaie d'appréhender l'objet mais la pensée seule, sans expérience ni intuition, n'est peut-être pas suffisante pour saisir cet objet, puisque le sujet et l'objet sont dans un flux permanent et en perpétuelle mutation. L 'un et

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l'autre, indépendamment et l'un par rapport à l'autre, changent sous l'effet du temps, de l'espace et de la causalité. Nombreux sont ceux qui affirment, certains sur la base d'une longue pratique, que l'esprit d'un sujet fonctionne à trois niveaux : le subconscient, le conscient et le supraconscient. L a biologie moléculaire établit que chaque cellule du corps humain obéit à un programme interne et que ses fonctions sont en évolution permanente. N o u s n'avons toujours pas réussi à comprendre la logique du fonctionnement de l'infiniment petit de la cellule humaine ni celle de l'infiniment grand des forces cosmiques qui ont donné naissance à la terre et à tous ses éléments. Malheureusement, notre esprit ne réussit toujours pas à percer le rideau du temps, de l'espace et de la relation de cause à effet. N o s pensées procèdent de ce savoir relatif qui traite subjectivement toutes les informations. Par conséquent, nous s o m m e s toujours loin de saisir la vérité absolue qui nous permettrait de nous représenter aussi les vérités détenues par les autres religions et philosophies. Mais il y a une lueur d'espoir dans tout ce mystère puisque des philosophes nous assurent qu'un certain nombre d'êtres éclairés et d'âmes nobles et mystiques à travers le m o n d e partagent une vision c o m m u n e de l'humanité, et que l'essence de la sagesse individuelle de ces grands h o m m e s est fondamentalement identique, m ê m e si les religions qui prospèrent en leur n o m sont différentes. S'il en est ainsi, comment une personne pieuse ou une institution religieuse pourrait-elle être intolérante envers les points de vue et les pratiques d'autrui sans être injuste et infidèle à sa propre religion ?

Lorsqu'ils parlent de vérité, tous les textes sacrés entendent par là la quête suprême de la liberté spirituelle. Ils nous encouragent à grandir et à passer de la conscience intellectuelle à

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la conscience spirituelle qui nous aiderait à surmonter notre

expérience purement sensorielle de la peur, de l'insécurité et de la

souffrance. Ils nous invitent à allumer la lumière du savoir pour

chasser l'obscurité de l'ignorance. Cette sagesse n'est accessible

qu'aux individus courageux et non violents qui parviennent à

établir un lien entre le moi et l'environnement. D e telles

personnalités ne peuvent propager que la paix et la noblesse de

sentiments.

L e savoir scientifique se propose de faire progresser la

compréhension de l 'homme en interaction avec l'environnement,

sans se donner l'objectif prédéterminé de confirmer une vérité

établie au préalable. Il contribue ainsi grandement au confort

humain sur le plan matériel. Certes, des théories opposées ont

donné lieu à des débats et controverses passionnés mais les

scientifiques n'ont généralement pas porté leurs désaccords

jusqu'à un degré d'intolérance conduisant à des massacres. E n

revanche, à examiner l'histoire des religions, on observera que

dans chacune d'entre elles, il y a eu plusieurs personnes qui ont

revendiqué un savoir divin, mais que seules celles qui avaient le

soutien du pouvoir politique sont passées à la postérité c o m m e

les véritables chefs de file de la religion considérée. Les

"révélations" qu'ont eues certaines personnes n'ont pas été jugées

acceptables par les cadres religieux en place, quand elles

divergeaient de la doctrine religieuse établie. D e m ê m e , un rapide

survol de l'histoire de l'humanité nous permet d'avancer que le

plus grand nombre de tueries ont été dues, premièrement à la

volonté d'un groupe de dominer politiquement un autre groupe,

et, deuxièmement, à la volonté d'un groupe d'imposer ses

convictions ou son savoir religieux à un autre groupe. L 'on peut

par conséquent dire qu'à la différence des défenseurs du savoir

scientifique, les défenseurs du savoir ecclésiastique ont fait

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preuve d'une grande intolérance les uns envers les autres au n o m m ê m e des messages spirituels "révélés".

Ainsi, le savoir est pluriel et relatif, d'un point de vue tant épistémologique que métaphysique. C'est une démarche sans limite et sans fin, et il n'existe aucun savoir absolu qui soit incontesté et accepté par tous. D'ailleurs, la notion m ê m e d'acceptation générale est aujourd'hui un concept relativement nouveau empreint de valeur démocratique, car être accepté signifiait jusqu'à une époque récente être reconnu par les autorités traditionnelles dans le domaine considéré.

L e savoir accumulé, éprouvé et confirmé par l'expérience, devient sagesse. Jadis, celle-ci était un atout pour ceux qui cherchaient à acquérir le pouvoir ; d'ailleurs, ils étaient peu nombreux et appartenaient à certaines catégories sociales. Mais, dans tous les cas, cette sagesse et ces valeurs acquises sur le plan individuel se sont graduellement institutionnalisées et les organismes religieux qui les ont codifiées en paroles récitées, et plus tard en textes écrits, en sont devenus les dépositaires. Bien qu'on puisse considérer cette transformation c o m m e un phénomène permanent et nécessaire, il s'est produit inévitablement un écart entre la sagesse vécue par l'initiateur original et la sagesse prêchée par une institution qui avait forcément acquis de l'influence, du pouvoir, un certain rang hiérarchique, des privilèges et des richesses. L'interprétation de la sagesse dont elle était dépositaire a été confiée à des personnages qui avaient fait la preuve de leur crédibilité et de leur respectabilité et m ê m e montré qu'ils pouvaient légitimement imposé des sanctions sociales. Ces h o m m e s (exceptionnellement quelques femmes) ont su avec discernement, intuition et jugement puiser dans ce fonds c o m m u n de valeurs et de sagesse

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pour pourvoir aux besoins sociaux de leur époque, à la sécurité du groupe et aux intérêts de l'ordre établi - dont ils étaient des membres éminents. Certains d'entre eux sont m ê m e parvenus à se faire reconnaître c o m m e "infaillibles". Mais ensuite sont parfois survenus des conflits entre la sagesse institutionnelle et le savoir individuel que celle-ci n'avait pas absorbé pour diverses raisons. C e savoir non "toléré" relevait de différents domaines, et notamment des interrogations empiriques sur l'origine du cosmos, de la terre, de la race humaine, sur la pureté raciale ou le "peuple élu", sur les "vérités révélées", les descriptions théologiques de Dieu, sur la liberté et la dignité de l'individu. L a liste est longue de tous ceux qui, au cours de l'histoire, ont été emprisonnés, bannis, ensevelis, brûlés, empoisonnés ou assassinés pour cela. D ' u n autre côté, il ne faut pas oublier que, parallèlement, les religions ont partout été l'unique source d'inspiration de l'ordre et de la morale sociales, et qu'elles ont apaisé au fil des siècles beaucoup de souffrances physiques et mentales. Mais il ne s'agit pas de mesurer ici la contribution générale des religions à l'humanité. Assurément, les sentiments religieux et, en particulier, de nombreux rituels sacrés ont fourni le ciment nécessaire pour ancrer solidement les fondations de multiples institutions sociales telles que le mariage ou la famille.

Toutefois, on a persécuté les dissidents parce qu'on jugeait nécessaire de maintenir la stabilité et l'harmonie sociales et de s'élever contre des personnes qui n'avaient pas été chargées de ces responsabilités, quel que pût être le mérite de ce qu'elles affirmaient. Pour l'institution, la sagesse était de préserver, à tout prix, la survie du groupe, et par conséquent de l'individu, et de satisfaire certains besoins collectifs minimaux. Cependant, cette sagesse institutionnalisée n'était pas complètement "imper­méable", m ê m e si certains de ses aspects ne pouvaient pas être

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remis en cause, car "révélés". Il existait dans toutes les sociétés un mécanisme reconnu pour traiter les informations reçues, les nouvelles connaissances acquises et les problèmes qui se posaient, et pour les interpréter en fonction des besoins de l'époque. Mais, il y a toujours eu un "seuil" de tolérance au-delà duquel aucune interrogation scientifique, opinion, ou hypothèse religieuse, aucun commentaire des textes sacrés n'étaient admis. D e m ê m e , toute autre sagesse institutionnelle apportée par des envahisseurs ou de simples immigrants n'était pas accueillie et encore moins assimilée au-delà d'une certaine limite. Pourtant, la confrontation des idées, des croyances et des pratiques s'est heureusement poursuivie en permanence entre les différentes races, cultures et civilisations tout au long de l'histoire de l'humanité. Mais cela n'a pas été sans conflits, sans violence, sans grandes souffrances et sans effusion de sang. N o u s nous garderons de dire, dans une optique darwinienne, que ce fut toujours le meilleur qui a survécu à ces conflits et qui nous a été légué en héritage. Souvent, des sociétés sédentaires, stables et prospères, qui avaient atteint un niveau élevé de bien-être dans la paix et la tranquillité, ont été facilement conquises par des tribus nomades simples et robustes qui passaient par là et dont le m o d e de vie consistait à détruire vies et biens, à confisquer et emporter l'or, les armes, les animaux et les vivres. Elles n'avaient guère de possibilités d'accaparer aussi des idées abstraites, des symboles du savoir et des pratiques de sagesse, sauf lorsqu'il y a eu mélange de populations et adaptation ou adoption culturelles.

Plus tard, dès que des armées politiquement organisées ont commencé à envahir d'autres peuples, nombre de civilisations, de cultures, de langues et m ê m e de races et de communautés pouvant comporter plusieurs millions de personnes ont été rayées de la carte. N o s archéologues n'ont pu retrouver la trace de leur

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existence et identifier quelques éléments du savoir et des réalisations qui ont contribué à l'évolution de l'humanité que dans le cas d'un nombre très limité de communautés et uniquement pour leur histoire récente. Certes, les instruments scientifiques dont nous disposons nous permettent de lire de manière plus précise notre histoire non écrite. Mais certains peuples conquis ont été réduits en esclavage et contraints de changer de religion. Leurs créations culturelles, bibliothèques, objets, sculptures, peintures et monuments notamment ont été mutilées ou détruites. Aucune période de l'histoire ni aucun continent habité ou colonisé par l 'homme n'a été épargné par le destin. D'anciennes cités religieuses ont été démolies ou reconstruites pour abriter de nouveaux cultes religieux ou des monuments à la gloire des guerriers victorieux. Pourtant, en dépit d'un processus destructeur aussi perfectionné, où chaque fois beaucoup disparaissait et fort peu était sauvé, nous avons hérité d'un patrimoine c o m m u n non négligeable. U n e Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites a été signée en 1966 mais un problème très complexe et sensible se pose au sujet des édifices historiques auxquels s'attachent plusieurs identités. C o m m e n t révéler le passé dans un esprit de tolérance ?

L a confrontation entre la sagesse établie et le questionnement religieux individuel a, par le passé, donné naissance par exemple au bouddhisme, au chiisme et au protestantisme qui sont plus tard devenus eux-mêmes des religions établies. N o s conflits actuels avec les sectes qui se constituent doivent également être considérés dans la m ê m e perspective historique, encore que nombre de personnes adhérant à la sagesse établie estiment que ces sectes ne sont assurément pas tolérantes. L a question qui demeure éternellement sans

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réponse est celle de savoir dans quelle mesure une sagesse établie donnée est plus proche de la vérité qu'une autre sagesse établie qui existe dans son voisinage. Q u e faut-il tolérer et jusqu'à quel point être tolérant ? L a question déconcerte les personnes les mieux intentionnées, bien que les obscurantistes obstinés considèrent qu'être tolérant consiste à se tenir loin d'un mal qui mériterait normalement d'être éliminé.

Les mécanismes de traitement des connaissances nouvelles dans une société adhérant à une sagesse établie, que nous avons évoqués plus haut, subissent aujourd'hui des transformations radicales. E n fait, ils ne fonctionnent plus efficacement. Aujourd'hui, ce que nous appellerions volontiers l'ère de l'information, témoin de la révolution électronique des communications, a coupé court à ces processus, du moins par sa rapidité, et appelle de nouvelles modalités d'interaction, qui soient plus nombreuses et de meilleure qualité. Bien qu'il y ait des avocats de la pureté doctrinale qui se servent de ces moyens modernes pour affirmer le caractère unique de leur race ou de leur religion, les tenants d'une sagesse établie n'ont pas le temps de recevoir les informations nouvelles et de les interpréter sereinement, selon les principes fondamentaux de la doctrine. L a transmission du savoir est de plus en plus dépersonnalisée. L a fonction de la mémoire est en partie reprise par les puces électroniques. Les médias électroniques transmettent de nouveaux défis, concepts, interrogations et découvertes, ainsi qu'une multitude de nouveautés et de problèmes, à une telle vitesse et dans une telle diversité qu'aucune institution, et a fortiori aucun individu, n'a la capacité de les absorber, de les digérer et d'en tirer un sens cohérent. Pour l'instant, nous attendons la venue d'un prophète cybernétique qui nous prédise ce que vont devenir l'intelligence humaine et la quête de la vérité.

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II - LE CONCEPT DE TOLERANCE ET AUTRES NOTIONS CONNEXES

N o n liée à un contexte géographique, juridique ou historique particulier, la notion de tolérance est plus universellement acceptable que le concept de droits de l 'homme. Dans le souci de la faire progresser efficacement, nous limiterons notre étude à ses aspects les plus essentiels, sans l'étendre à tous les sujets connexes.

Dans le contexte de la préparation et de la célébration de l'Année des Nations Unies pour la tolérance, il est préférable, par souci de clarté, d'exclure d'emblée les connotations du mo t tolérance qui renvoient à une attitude de condamnation morale, à la capacité physiologique de supporter certains remèdes ou à une décision des pouvoirs publics prise sur la base de considérations politiques, théologiques ou juridiques.

Pour résumer, l'usage moderne et l'analyse philosophique incluent dans toute définition contemporaine de la tolérance un certain nombre d'éléments. L a tolérance est essentiellement une vertu personnelle reflétant l'attitude et la conduite sociales d'un individu ou le comportement d'un groupe. C e peut être l'idée, la capacité ou le geste de se tourner vers une réalité différente de sa propre façon d'être, d'agir ou de penser. C e peut être une attitude indifférente ou volontairement neutre de reconnaissance de l'existence de la différence, ou bien une attitude d'endurance patiente teintée de désapprobation. Il peut tout aussi bien s'agir d'accueillir la différence en y voyant une source d'enrichissement que de faire preuve de permissivité à l'égard des choses, bonnes ou mauvaises, sans les juger.

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1. Droits de l'homme

L'apport le plus spécifique de la Charte de l ' O N U et de l'Assemblée générale de l ' O N U est de mettre l'individu au centre de toutes les relations internationales et de la diplomatie, alors que dans le passé c'étaient les droits dynastiques des rois qui étaient au coeur de tous les conflits et de toutes les négociations. Les aspects humanitaires du droit international, de la Déclaration universelle, ainsi que des deux Pactes relatifs à divers droits de l 'homme ont, en particulier, confirmé la primauté de l'individu. D e plus, en réaction à la consécration passée des droits royaux, les droits de l'individu ont, c o m m e on peut le comprendre, reçu trop d'importance, tandis qu'on oubliait de souligner les devoirs et les responsabilités incombant à ce m ê m e individu. Néanmoins, les documents de l ' O N U confirment souvent que la tolérance chez l'individu est un élément essentiel pour construire la paix. E n outre, bien que le droit international traite traditionnellement des relations entre les Etats, les documents juridiques de l ' O N U créent et imposent de plus en plus d'obligations pour les individus et les groupes. Certaines de ces résolutions de l ' O N U ont donné naissance à des "droits collectifs" qui constituent en quelque sorte la troisième génération des droits de l 'homme, par rapport aux droits individuels déjà reconnus dans les deux premiers Pactes.

E n théorie, les déclarations adoptées par les Etats devraient préparer la voie à la signature ultérieure de conventions ou de traités. Ces conventions devraient ensuite être ratifiées par les parlements nationaux. L a primauté de ces textes sur la législation nationale devrait être reconnue par les tribunaux nationaux. Et l'individu devrait avoir la possibilité de contester au besoin ces conventions ou leur application devant des juridictions

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internationales. O n en est loin et il reste, on le voit, un long chemin à parcourir pour faire des droits de l 'homme une réalité à tous égards. Outre ces mécanismes juridiques, l'individu manque dans la plupart des pays en développement de préparation mentale pour s'imprégner de l'esprit de ces droits et les Etats n'ont pas les ressources économiques et sociales nécessaires pour les garantir à tous leurs citoyens. Cette préparation mentale ne pourrait se faire que dans un climat démocratique. E n d'autres termes, le degré de réceptivité aux droits et devoirs individuels dépend dans une société du degré de démocratie dans cette société.

Dans tous les cas, un esprit de tolérance devrait précéder l'affirmation des droits. Mais ce serait une idée malvenue que de confondre les droits de l 'homme et la tolérance. D e fait, nombre de champions de la tolérance se gardent d'assimiler celle-ci aux droits. Si nous ramenons la tolérance à quelque chose que nous réclamons d'autrui, alors il faut savoir que nous perdons une nouvelle occasion de promouvoir la paix et la compréhension. L a tolérance est l'expression de l'aptitude à la paix, plutôt qu'une exigence à l'endroit d'autrui. E n fait, c'est une exigence envers soi-même.

Il existe aujourd'hui une forte similitude entre la manière dont on essaie de promouvoir les droits de l 'homme, d'une part, et celle dont on s'efforce de promouvoir l'économie de marché, d'autre part, dans tous les pays en développement. O n espère que, si chacun revendique ses droits, la paix est au bout du chemin tout c o m m e on espère que la recherche individuelle du profit engendrera la prospérité. Malheureusement, on ne voit pas qu'il faut, dans le domaine des droits de l 'homme, garantir la reconnaissance mutuelle des droits et, dans celui de l'économie

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de marché, garantir l'enrichissement mutuel de tous grâce à l'échange des biens et services. O n oublie, dans ces deux approches, de se poser une question essentielle : qui, en effet, va assumer cette responsabilité sociale ? Car ce n'est certainement pas en développant l'égoïsme que l'on va assurer le bien c o m m u n . Bien entendu, c'est par l'éducation qu'il faut aider l'individu à déterminer les droits qu'il pourrait revendiquer, les biens et services dont il pourrait avoir besoin et, surtout, ce qu'il offrirait en retour à la société. L a société est c o m m e une banque : elle suppose que vous retirez moins que vous ne déposez. Il ne faudrait pas oublier que les droits et les devoirs sont définis par rapport à la société, et que la jouissance des droits implique l'acceptation des devoirs. Notre éducation sociale devrait promouvoir cette acceptation et notre démocratie sociale devrait la mettre en pratique.

Il ne fait aucun doute que la notion des droits de l 'homme et celle des libertés fondamentales font partie des valeurs universelles qui vont devenir les principes fondamentaux du X X I e siècle. Mais nous devrions prendre garde à ce qu'elles ne soient pas considérées c o m m e des valeurs étrangères imposées par une civilisation dominante. Nous devrions nous attacher à renforcer leur acceptabilité en impliquant d'autres cultures et d'autres notions juridiques dans l'expansion et la promotion de ces valeurs à vocation universelle.

Lors de la clôture de la cinquantième session de la Commission des droits de l 'homme de l ' O N U , le 11 mars 1994, le président de cet organe a reconnu que celui-ci avait, malgré certaines avancées, du mal à mieux centrer son attention sur ce que l'on avait appelé les "nouvelles réalités" d'une ère nouvelle pour les droits de l 'homme, qui étaient apparues durant la

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Conférence mondiale sur les droits de l 'homme qui s'était tenue à Vienne en juin 1993. E n évoquant ces nouvelles réalités, il faisait sûrement allusion aux difficultés soulignées par de nombreux Etats nés bien après 1948, année d'adoption de la Déclaration universelle des droits de l 'homme. D e m ê m e , les deux Pactes qui ont fait suite à celle-ci ont englobé tellement de besoins humains qu'ils ressemblent davantage à une liste des aspirations de l 'homme qu'à des droits réalisables en pratique et justifiables sur le plan juridique. Il ne faut donc pas s'étonner que de nombreux Etats du m o n d e en développement, accablés par de multiples problèmes économiques, sociaux, culturels et politiques, soient incapables de respecter ces prescriptions et adoptent habituellement une position défensive lors des rencontres de l ' O N U , tout en cherchant à ne pas déplaire aux gouvernements-bailleurs de fonds et aux institutions multilatérales d'assistance.

Si le contexte historique des pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord a créé des conditions favorables à une culture des droits, les dirigeants des nouveaux pays économiquement performants du m o n d e en développement pensent qu'il est impossible de promouvoir les droits de l 'homme dans une situation de pauvreté, de sous-développement et d'injustice sociale et économique, et avec des relations internationales injustes, inégales et non démocratiques. S'inspirant des philosophies orientales, ils proposent en revanche, pour une phase préalable, d'autres valeurs qui pourraient être observées à l'échelle universelle et en particulier dans les pays en développement. L a solidarité familiale, l'éducation, l'amour du travail, l'austérité, le sens de l'économie, l'épargne, l'identité sociale, telles sont quelques-unes de ces valeurs qui peuvent conduire au progrès économique et social.

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Il est grand temps de prendre en compte les préoccupations premières et les priorités des pays en développement et de les amener à "faire siennes" ces aspirations que nous projetons en c o m m u n . C e sera "par excellence" un acte de tolérance.

2. Agressivité et violence

Grâce à la tolérance, dit-on, on peut éviter la haine et les conflits et recourir à des méthodes non violentes pour résoudre les différends. Toutefois, force est de constater que dans la nature l'agressivité et la violence sont très courantes dans les processus de survie, et que ce sont probablement des réflexes ataviques qui subsistent chez l'être humain. L a Déclaration de Seville sur la violence, la première du genre, qui a été élaborée par plusieurs éminents scientifiques et confirmée plus tard par des généticiens, affirme que l 'homme n'a pas dans ses gènes de programme inné le prédisposant à l'agressivité ou à la violence, sauf dans les cas relevant de la psychopathologie. M ê m e dans ces derniers cas, il est aujourd'hui possible, du moins en théorie, de manipuler les neuromédiateurs qui agissent sur différents récepteurs au niveau du cerveau, pour accroître ou diminuer le comportement agressif. Il appartient maintenant à la bioéthique de décider s'il faut intervenir ou non, et, si oui, dans quelles circonstances. Les sentiments tels que la haine, les préjugés et l'intolérance sont clairement des réflexes acquis, qui peuvent conduire l 'homme à agir pour se protéger, exercer des représailles ou avoir un comportement violent à l'égard d'autrui.

Pouvons-nous tous ensemble éliminer une fois pour toutes l'instinct agressif qui existe chez l 'homme ? Dans un dialogue entre Einstein et Freud suscité en 1932 par l'Institut international de coopération intellectuelle, prédécesseur de l ' U N E S C O , Freud

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essaie d'identifier les motifs qui poussent les êtres humains à commettre des actes de guerre et de violence. Selon lui, l'individu trouve un certain plaisir dans les actes agressifs et destructeurs. N o m b r e d'exemples de cruauté au cours de l'histoire ou d'incidents de la vie quotidienne confirment l'existence et la force de tels motifs, qui sont souvent sous-jacents à d'autres motivations - sexuelles, idéalistes ou religieuses. Par conséquent, nous devrions nous employer, selon lui, non pas à éliminer totalement l'instinct agressif chez l 'homme, mais à le détourner vers d'autres expressions que la guerre. L a volonté de mettre fin à la souffrance et les privations dans la société, la lutte pour la justice, la quête de la vérité, le désir d'élever l'être humain à des niveaux supérieurs de perfection pourraient être le genre de motivations à encourager. L a science du comportement a encore affiné depuis cette approche et contribué à canaliser cet instinct en proposant de nombreux modèles modernes de réussite dans la vie. D e u x traits essentiels de la modernité sont donc le renforcement de l'intellect sur le physique qui a c o m m e n c é à dominer notre vie d'impulsions et l'intériorisation des pulsions agressives. Il ne fait aucun doute que l'éducation a un grand rôle à jouer, à côté de la famille, pour canaliser l'instinct agressif vers des modes civilisées d'expression, notamment la quête de valeurs humaines plus élevées, l'investigation scientifique et les activités artistiques conduisant à un plus haut niveau de conscience.

3. Paix et justice

Il existe de nombreuses idées fausses sur la paix qu'il est nécessaire de clarifier. Selon nos récits mythologiques, le lieu de l'ultime paix est une terre d'abondance où les h o m m e s et les femmes n'ont plus qu'une seule occupation, celle de boire et de danser. N o s ancêtres les pasteurs avaient probablement besoin de

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rêver à une telle destination idyllique. Quand ils se déplaçaient en tribus à la recherche de pâturages - occupant les terres d'autrui ou protégeant les leurs - ils avaient développé une culture de la guerre dans laquelle toutes les valeurs, vertus et aspirations spirituelles de l 'homme étaient décrites et codifiées en langage belliqueux. N o s plus beaux récits épiques décrivent donc les héros c o m m e des h o m m e s ou des dieux à l'âme guerrière. L a violence raffinée était omniprésente, autant que dans les programmes télévisés modernes. Pour décrire les efforts qu'on peut faire pour maîtriser la brutalité de ses propres impulsions physiques et mentales, les efforts d'autodiscipline ou la quête intérieure d'une conduite juste et non violente, on parlait de "lutte intérieure" contre soi-même. Encore aujourd'hui, nous s o m m e s dans une large mesure victimes de cette terminologie.

Si la tolérance est une vertu individuelle, la paix relève d'une perspective beaucoup plus large. N o u s ne pouvons pas tout résoudre en pratiquant la tolérance, m ê m e si elle pourrait à long terme contribuer à des solutions. Dans certaines situations d'injustice, la tolérance peut même équivaloir à la résignation au statu quo, à une complicité et au fatalisme, en particulier lorsque l'intolérance a des racines collectives ou institutionnelles. L a tolérance consiste à avoir des convictions et à accepter de dialoguer avec d'autres personnes qui ont des convictions différentes. C'est parvenir à un consensus avec les autres pour instituer une coexistence dynamique et s'engager dans un processus d'enrichissement mutuel permanent.

L a tolérance est un état mental suscité par une réalité externe, qui se traduit par un certain comportement, alors que la paix chez un individu est un état de l'être, qui reflète toute sa philosophie de la vie. L a paix dépend des efforts combinés de

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toutes les institutions sociales, politiques, économiques et religieuses. Elle requiert la tolérance, un profond respect d'autrui, une solidarité agissante entre tous les h o m m e s et toutes les femmes, la justice et la sérénité, la démocratie et le respect des droits de l 'homme. Promouvoir la tolérance, c'est essentiellement investir dans l'individu, alors que la promotion de la paix oblige en outre à opérer une profonde réforme institutionnelle que nous avons du mal à imaginer et pour laquelle nous n'avons pas de modèle. Dans les relations internationales contemporaines, c'est toujours le plus fort qui a le dernier mot et qui se prononce sur ce qui est bien pour tous. E n cette veille du X X I e siècle, nous s o m m e s juste revenus au bon vieux principe que nos ancêtres appliquaient du temps où ils vivaient dans la jungle ou dans les grottes : l 'homme ne donne le meilleur de lui-même que lorsqu'il rôde pour satisfaire ses appétits personnels ! Et nous espérons instaurer la paix dans le m o n d e et dans l'esprit des h o m m e s grâce à la quête effrénée du profit personnel et en confiant notre destin au libre jeu des forces de l'offre et de la demande. D'ailleurs, n'avons-nous pas, à la recherche de main-d'oeuvre bon marché, fait de nos frères et soeurs d'Afrique des esclaves ? N'avons-nous pas encore un système de travail qui s'apparente au servage ? Et ne continuons-nous pas à produire et à vendre des armes meurtrières pour faire des bénéfices ?

Si la victime d'une discrimination institutionnalisée répand la haine, recourt à la violence et veut faire physiquement mal à une catégorie ou un groupe d'individus, le cas ne se ramène pas à une question d'intolérance et la solution ne réside pas dans la promotion de la tolérance. Il s'agit d'un problème de paix et de justice, où tous les partenaires, ceux qui protestent contre les structures sociales existantes c o m m e ceux qui les défendent, devraient se rencontrer pour dialoguer et entamer des réformes.

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L e meilleur cadre pour cela est la démocratie, dont la mission est de contribuer à la gestion ordonnée et dynamique des relations sociales entre les h o m m e s dans la justice et l'harmonie.

Bien des injustices flagrantes sont en fait des problèmes structurels qui engendrent violence et souffrance chez ceux qui en sont les victimes. A leur tour, ceux-ci ont tendance à être intolérants et violents. Et l'on bâtit des idéologies pour justifier ces tendances. Ainsi, l'indignation morale conduit souvent les anarchistes et les communistes à l'intolérance. Mais il ne suffit pas d'empêcher quelqu'un de commettre des actes violents, il faut l'aider à ne plus éprouver de pulsions de violence. A être sans cesse entretenues en esprit, la colère, l'intolérance et la haine causeront beaucoup de d o m m a g e s et en premier lieu chez le sujet lui-même, qu'il les extériorise ou non. L a neurophysiologie et la psychiatrie confirment que c'est la colère non exprimée qui fait davantage de ravage. U n état mental de non-violence, au contraire, génère la sérénité, l'affabilité, l'amour et la compassion pour autrui, sans lesquels il est impossible de faire naître l'harmonie sociale entre des populations différentes. Il importe donc de comprendre les motivations et les raisons réelles de la violence : celle-ci peut avoir des racines soit structurelles, soit individuelles, encore que ces deux aspects soient plus ou moins liés. C'est d'un point de vue sociologique qu'il convient d'étudier les origines d'ordre structurel et seules les origines d'ordre personnel pourraient être liées à la question de la tolérance. Tout être humain a le devoir de remettre en question les situations qui comportent une injustice fondamentale pour lui-même ou pour autrui et de s'efforcer de les redresser. Eviter la confrontation et le conflit dans de telles situations relève non de la tolérance mais de la complicité. D e s modifications structurelles sont indis­pensables pour que de nouveaux comportements s'instaurent

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entre les groupes. La justice est, autant que la paix, une vertu en soit et elle est inextricablement liée à la vérité à laquelle aspirent toutes les religions. Tous les grands h o m m e s se sont battus pour la justice telle qu'on la comprenait à leur époque.

4. Sécurité

Tout c o m m e le feu, le pouvoir est une invention de l 'homme ; il sert dans une société à établir un ordre qui sécurise les individus tant en ce qui concerne leur personne physique que leurs biens. Ces deux concepts de pouvoir et de sécurité sont les facteurs fondamentaux qui régissent un grand nombre de relations humaines et sont à la. base de toutes les institutions publiques et privées. Traditionnellement, l'Etat a assumé seul la responsabilité de la sécurité, m ê m e si des parcelles de cette responsabilité sont exercées par d'autres institutions sous sa supervision globale. Avec le temps, les besoins humains se sont multipliés et, avec eux, les exigences de sécurité. Or, l'Etat n'est pas en mesure de répondre aux besoins sophistiqués de millions de personnes et leur assurer la protection de la vie, le confort physique, l'emploi, la santé et l'hygiène, l'alimentation et un environnement salubre. Pourtant, il est essentiel de se libérer de la peur pour se libérer ensuite du sentiment d'insécurité et de toute agressivité, violence et intolérance. Les personnes qui manquent d'assurance sont souvent intolérantes. Mais le sentiment d'insécurité persiste dans l'esprit des gens dans tous les Etats, m ê m e dans le plus puissant de la terre. A travers le monde , l'on voit tout autour des centres urbains prospères de nombreuses zones incertaines où m ê m e la police, sans parler du c o m m u n des mortels, n'ose pas s'aventurer. Cette liberté, l'Etat ne peut pas la garantir pleinement en tant qu'organe souverain, m ê m e dans un régime démocratique. E n outre, avec le temps, nous avons

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commencé à raisonner non pas en termes de besoins de sécurité, mais en termes d'intérêt de l'Etat et de caractère sacré des frontières politiques, ce qui est en contradiction avec notre objectif premier pour organiser la société. Voilà pourquoi il est essentiel dans toute société civilisée que les citoyens se communiquent périodiquement, sinon constamment, les besoins de sécurité qu'ils ressentent, et qu'ils essaient d'adapter en conséquence leurs structures sociales et politiques.

Cette analyse du fondement de nos institutions politiques nous enseigne que, pour assurer la sécurité des individus à l'avenir, nous devrons compter sur de multiples solidarités au lieu de nous en remettre aux seuls mécanismes de l'Etat. Les voisins, la société civile, les O N G , le gouvernement et les organismes intergouvernementaux de la région ont tous quelque chose à offrir pour répondre aux besoins de sécurité de l'individu. Par exemple, il existe environ 200 organismes intergouvernementaux - y compris les institutions du système des Nations Unies - et plus de 50.000 O N G qui agissent directement au service de l'individu tout en gardant à l'esprit l'intérêt général, alors que les Etats se soucient avant tout des intérêts nationaux. L a diminution des dépenses militaires, l'augmentation des investissements en vue du développement des ressources humaines, de la recherche, du progrès et des applications de la science et de la technologie, ainsi que la démocratisation et le renforcement des différents organes et institutions du système des Nations Unies, telles sont quelques-unes des mesures qui pourraient contribuer sensible­ment à réduire l'insécurité.

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Ill - DEMOCRATIE

L a démocratie, c'est l'engagement pris par un certain nombre de personnes de vivre ensemble pacifiquement et de se gouverner en fonction de certaines valeurs, en vue de satisfaire leurs besoins et aspirations individuels et collectifs.

Pour être universelles, les valeurs proposées devraient être le dénominateur c o m m u n des valeurs divergentes, sinon antagonistes, auxquelles adhèrent toutes les diverses ethnies, cultures et religions représentées dans la société. Pour être pertinentes et acceptables, il importe que ces valeurs correspondent à l'évolution historique des sociétés considérées. Dans un m o n d e de plus en plus interdépendant et en mutation rapide, il est cependant possible d'accélérer cette évolution afin de faire l'économie de possibles révolutions pour aboutir à un consensus sur certaines valeurs communes . Les valeurs universelles ne sont pas c o m m e ces semences améliorées produites en laboratoire que l'on diffuse à travers le m o n d e pour qu'elles soient semées dans les différents champs et que l'on obtienne partout les m ê m e s plantes et la m ê m e qualité de récolte.

La démocratie n'est pas non plus un dieu d'Athènes qu'il suffirait d'invoquer pour qu'elle soit florissante dans le m o n d e , c o m m e beaucoup semblent le penser en haut lieu. Avant d'aller partout prêcher la démocratie politique c o m m e une solution toute faite qui remédierait à la plupart des m a u x de la terre, il faudrait rechercher s'il y a des parcelles de valeurs démocratiques dans les différentes sociétés et les promouvoir partout où il en existe. Ces valeurs doivent d'abord s'épanouir dans la société, avant que l'on puisse escompter une véritable démocratisation du

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régime politique local. Si nous partons au contraire du sommet de la pyramide, nous n'obtiendrons que des démocraties perverties dans les pays pauvres. E n tant que système politique, la démocratie pourrait plus tard protéger les groupes vulnérables de l'exploitation, mais, en dernière analyse, ce sont les individus appartenant aux minorités et aux groupes vulnérables eux-mêmes qui devraient réagir contre leur situation sociale et proposer à la majorité un modèle de société qui tienne compte de leurs propres besoins et aspirations. U n e société civile harmonieuse et plurielle ne se forme que lorsque ces revendications et visions conflictuelles sont confrontées (de manière violente ou non) et lorsque, ensemble, les parties élaborent une série c o m m u n e de règles pour vivre ensemble. Si elles ne parviennent pas à se mettre d'accord pour coexister pacifiquement, les séparer et leur donner un statut d'Etat souverain indépendant ne constitue pas une solution. M ê m e au-delà des frontières, elles continueront à s'affronter. Toute séparation est une occasion manquee d'apprendre cette leçon indispensable qu'est l'art de vivre ensemble. Maints exemples sont là pour le prouver. Voilà pourquoi nous devons déployer toute la patience, tous les moyens éducatifs et tous les talents diplomatiques possibles pour convaincre les parties en conflit de s'accorder sur des règles minimales de coexistence. C e n'est qu'alors qu'un système politique devient crédible et stable et qu'il peut rallier les suffrages de tous ses habitants prêts à se comporter en bons et actifs citoyens.

Vues de près, les démocraties actuelles semblent avoir quelques problèmes structurels. L'appareil de l'Etat moderne, en particulier l'armée et la bureaucratie, n'a pas changé de philosophie, m ê m e si les formes de gouvernement ont évolué. M ê m e dans les Etats où les rituels les plus démocratiques sont

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pratiqués, il semble exister trois secteurs aux intérêts distincts et contradictoires :

1. L a "raison d'Etat" : les intérêts de l'Etat sont déterminés par des contraintes politiques, diplomatiques et historiques et par des impératifs de sécurité interne dont le champ s'étend bien au-delà des limites continentales, car il faut également protéger les "sphères d'influence" linguistiques et culturelles. D e hauts responsables de l'armée, de la diplomatie et des services secrets manipulent l'information pour obtenir des décisions politiques conformes à leurs propres visions ou objectifs ; ils agissent m ê m e parfois sans en référer aux autorités politiques légitimes de l'Etat. Ils nouent au besoin des relations avec des groupes mafieux, des réseaux de trafic de drogue ou de contrebande. Ils collaborent m ê m e avec des gouvernements terroristes, fanatiques ou antidémocratiques, sous le prétexte d'échanges de renseignements.

2 . Les intérêts financiers et commerciaux du complexe militar o-industriel, y compris les entreprises multi­nationales. Les acteurs de ce secteur interviennent aussi bien à l'extérieur qu'au sein de la structure politique. Ils financent les partis politiques ou créent des groupes de pression. Ils corrompent le gouvernement national ou des gouvernements étrangers ou les forcent à signer des contrats qui ne sont pas toujours dans l'intérêt des populations. Il leur arrive m ê m e de vendre des armes interdites, des substances nucléaires fissibles, des projets clé-en-main ou des ouvrages publics ingérables, etc. Ils ont été pendant des années les premiers fabricants et exportateurs d'armes. Leurs salariés, m ê m e lorsqu'ils

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prônent la solidarité internationale du prolétariat, ne se sont jamais mis en grève pour protester contre la fabrication, l'emballage, le transport, le chargement et l'exportation de ces armes. Les dirigeants politiques tyranniques et corrompus des pays en développement encaissent des commissions qui leur servent à ouvrir des comptes bancaires et à acquérir des propriétés avec leur complicité. Il est connu que la valeur de ces fonds est supérieure au montant de la dette étrangère des pays pauvres concernés.

3. Les considérations humanitaires : le gouvernement fournit une aide au développement et une aide d'urgence directement aux pays pauvres ou par l'intermédiaire des O N G nationales ; des contributions financières sont également versées à de nombreux organismes intergou­vernementaux du système de l ' O N U . L a société civile est très généreuse et, pour toute calamité survenue à l'étranger qui a été bien médiatisée, d'abondantes s o m m e s sont recueillies. Les O N G et les missionnaires religieux oeuvrent dans le m o n d e entier et participent activement au débat public sur de nombreuses questions mondiales.

Ces trois secteurs d'intérêt agissent de manière quasi indépendante et leurs circuits de décision sont distincts. Ceux qui opèrent dans ces circuits se connaissent mutuellement et savent qu'ils représentent des intérêts distincts mais ils se respectent mutuellement puisqu'ils travaillent ensemble au service de la sécurité, de la prospérité et de la bonne conscience de la nation. Grâce à la liberté d'expression dont jouissent la presse écrite et les médias audiovisuels, l'opinion exerce une pression critique sur eux, les obligeant ainsi à rectifier certains aspects de leur comportement devenus excessifs ou sources d'empiétements

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réciproques. Le pouvoir politique est alors contraint d'intervenir et de venir expliquer ces désordres sur les médias en invoquant une politique gouvernementale cohérente, démocratique et humanitaire. Or , dans bien des cas, ces responsables politiques n'avaient m ê m e pas été préalablement informés des faits en question. Les chances d'un dirigeant politique de gravir les échelons du pouvoir dépendent, précisément, de son habileté à réconcilier de tels intérêts et actions divergents et à les expliquer ou justifier devant les journalistes, l'entière satisfaction de l'opinion publique nationale et étrangère. Il devient ainsi vital dans les campagnes électorales de posséder certains dons de communication, et, par exemple, d'avoir un visage photogénique.

O n a pu constater que dans les pays démocratiques, déclarer une guerre ou faire adopter des lois permettant de mettre en oeuvre des expressions systématiques d'intolérance, de haine et de préjugés implique un processus long, lent, incertain et difficile. C e n'est évidemment pas le cas là où règne une dictature, une monarchie ou une junte militaire. Tout compte fait, et à tous égards, la démocratie est le meilleur système de relations politiques que nous ayons jamais conçu et essayé ou auquel nous ayons été soumis. Cependant, il y a Heu de penser que nous s o m m e s trop satisfaits de nous-mêmes et ne faisons guère montre d'esprit critique à l'égard de son fonctionnement. Trop souvent, par crainte d'être accusés de comportement non démocratique par des partis rivaux ou d'être mal compris par l'opinion publique, les politiciens ont tendance à faire preuve de conformisme à l'égard des procédures démocratiques générale­ment admises aujourd'hui et ils n'osent pas innover. C'est ainsi qu'à long terme, le système s'anémie. Jadis, de peur d'être mal compris et critiqués par le bloc communiste qui prônait un autre type de démocratie populaire, les défenseurs du système

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capitaliste refusaient de laisser quiconque porter un regard critique sur le type de démocratie libérale qu'ils soutenaient. Aujourd'hui, espérons-le, le climat est plus propice pour le faire. Tout récemment, on a c o m m e n c é à parler de "déficit" démocratique. Les jeunes sont généralement peu enthousiastes à l'égard du système tel qu'il fonctionne. Ils sont nombreux à ne pas s'inscrire sur les listes électorales et ceux qui le font ne vont pas forcément voter. Ils sont également nombreux à contester et à s'opposer violemment à certaines mesures, c o m m e si les procédures parlementaires existantes n'étaient pas suffisantes pour exprimer leurs points de vue. Les intellectuels, en particulier dans les pays en développement, méprisent la politique et s'en tiennent éloignés pour ne pas se salir les mains. Les gens n'éprouvent généralement qu'indifférence et ne manifestent de la curiosité que lorsque des scandales éclatent, c o m m e si ces derniers leur apportaient une nouvelle confirmation de ce qu'ils pensaient déjà du système. Dans cette forme de démocratie passive, ils participent à certaines cérémonies périodiques telles que les élections générales, mais sans grande conviction. Ils se laissent persuader de participer au processus électoral par des politiciens qui ont besoin de leur vote pour se hisser au pouvoir et aussi recueillir des fonds pour leur parti, si ce n'est pour leur propre compte, car il faut de l'argent pour financer les campagnes électorales et revenir au pouvoir. Tel est le cercle vicieux dans lequel se trouve prise la démocratie moderne.

L'histoire nous apprend que les dirigeants - qu'ils fussent chefs quelque peu rustres, rois de droit divin ou dictateurs éclairés - ont tous oeuvré pour les m ê m e choses : le pouvoir, les privilèges et leur bourse. Imprégnés des mentalités du passé, nous attribuons volontiers - m ê m e aujourd'hui - des privilèges aux détenteurs du pouvoir, oubliant que la nature du pouvoir

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n'est pas la m ê m e dans une démocratie où ceux qui le détiennent sont censés être au service du pays. Il est vrai que dans le passé le pouvoir était assorti de privilèges et qu'il était conquis par la force brutale. Quand l'un d'entre nous est élu pour nous représenter et devient ministre ou président, gouverneur ou ambassadeur, il est obligé de vivre dans le luxe et jouit de certains avantages qui ne sont pas nécessaires à l'exercice de ses fonctions. L a démocratie serait-elle un m o y e n de se satisfaire par procuration ?

Si un certain nombre d'esclaves ou de prisonniers à vie étaient autorisés à vivre ensemble et à constituer une société politique, arriveraient-ils à un système radicalement différent du nôtre ? N e sommes-nous pas toujours en train de produire des "maîtres" qui deviennent supérieurs à nous ?

M ê m e dans la meilleure de nos démocraties, l'accès aux privilèges est l'une des raisons de cette inflation de m a u x - trafic d'influence, luttes intestines au sein des partis, intérêts nationaux sacrifiés au profit d'intérêts partisans, discours populistes ou démagogiques, corruption, fraude électorale, cumul de mandats politiques, culte du héros, succession dynastique au pouvoir, affiliation mafieuse, etc. - qui a entraîné un "déficit" de démocratie. Nous entendons parfois les gens dire qu'une bonne monarchie vaut mieux qu'une mauvaise démocratie.

L a primauté du droit

Elle n'est pas nécessairement propre à la démocratie. Elle existait dans les sociétés traditionnelles et sous tous les régimes politiques, m ê m e si les abus y étaient fréquents. Mais c'est incontestablement l'une des conditions nécessaires au dévelop­pement des libertés civiques.

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Condition essentielle à l'épanouissement maximal de l'individu, la liberté exige la coopération des autres. C'est ici qu'intervient le principe de réciprocité : il faut permettre aux autres de faire ce que l'on souhaite qu'ils vous permettent de faire. D ' o ù la nécessité de la primauté du droit, c'est-à-dire d'un traitement égal pour tous selon des règles et règlements acceptés par tous d'un c o m m u n accord. Nul n'est au-dessus de la loi et nul n'est autorisé à prendre des décisions arbitraires ni à commettre des actes arbitraires. L'égalité devant la loi est l'une des principales caractéristiques de la démocratie. Il n'y a de justice pour tous que lorsque la primauté du droit est appliquée sans discrimination, contrairement à d'autres régimes où certains sont au-dessus des lois ou bien où les lois ne sont pas les m ê m e s pour tous.

L a tolérance est certainement une question d'attitude personnelle, mais d'attitude vis-à-vis d'autrui au sein de la société. Elle comporte donc une dimension sociale. A u c u n gouvernement ne peut enseigner la tolérance ; il peut, tout au plus, se doter d'un droit civil et pénal qui empêche certaines expressions excessives de l'intolérance. Mais, dans les relations sociales entre les différents groupes religieux, ethniques, culturels et linguistiques, les valeurs démocratiques ne peuvent se développer qu'entre des individus qui ont une attitude de tolérance. Ainsi, la tolérance est le fondement nécessaire de la démocratie sociale. Et la démocratie politique implantée dans un pays après une lutte pour l'indépendance ne peut survivre que lorsqu'elle prépare la voie à la démocratie sociale et économique grâce à des réformes appropriées. U n pays en développement qui laisse son économie évoluer selon le principe du "laissez-faire" du capitalisme sauvage ne pourra pas maintenir longtemps son harmonie sociale et politique. C'est ce qu'on a pu voir depuis

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50 ans dans les pays d'Amérique latine, où les inégalités économiques ont engendré la discrimination sociale, la pauvreté, les tensions, l'intolérance et la violence, qui a produit à son tour des dictatures militaires. Promouvoir la tolérance n'est donc pas ce qu'il y a de plus efficace pour un gouvernement ; ce qu'il faut, c'est empêcher l'intolérance. L e gouvernement peut déterminer les sources d'intolérance et s'efforcer d'y remédier. U n e majorité politique qui ne reconnaît pas la place revenant aux minorités, un modèle culturel et religieux unique, l'hégémonie linguistique, l'affirmation d'une supériorité raciale, sociale ou religieuse, et l'inégalité des possibilités économiques sont autant de sources d'intolérance. Celles-ci sont étroitement liées au comportement individuel et collectif des groupes dominants de la société. Afin de corriger ces anomalies aux racines profondes, l'équipe gouvernementale doit être animée d'une forte volonté politique, être déterminée et soudée. Dans les pays dominés par des dirigeants démagogues et avides de pouvoir au service des intérêts établis, ces conditions sont tout simplement inexistantes. Souvent, les partis politiques prospèrent grâce à la clientèle électorale des minorités qu'ils entretiennent soigneusement en brandissant la menace de la majorité. Il est impossible dans un pays démocratique de préconiser au pouvoir de prendre d'urgence des mesures ou des réformes majeures, si celles-ci sont susceptibles de menacer les intérêts dominants, surtout lorsque des élections sont proches. Dans de nombreuses démocraties du m o n d e en développement, les dirigeants politiques de la première et de la seconde génération qui ont accédé au pouvoir après les indépendances ou qui évoluent d 'eux-mêmes vers la démocratie n'avaient pas été formés aux valeurs démocratiques et n'en avaient aucune expérience vécue. Ils avaient fréquemment grandi dans des familles hiérarchisées et autoritaires. I

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L a loyauté envers le parti politique et son idéologie est souvent trop rigide et a conduit à une grande intolérance dans le passé. Ces partis sont-ils si indispensables ? Certains pays qui s'initiaient à la démocratie ont expérimenté le système du parti unique. N e devons-nous pas élire davantage de parlementaires indépendants qui ne critiqueront pas systématiquement le parti au pouvoir ni ne lui apporteront leur soutien automatique, mais voteront uniquement en fonction des mérites du texte débattu ?

U n e transparence accrue dans la gestion des affaires publiques est très souhaitable ; il faudrait savoir : commen t les décisions sont prises, par qui et en fonction de quels critères ; comment se font les nominations aux postes politiques et administratifs, qui est n o m m é , par qui, et sur la base de quels critères ; comment les fonds publics sont dépensés, par qui, et avec quelle autorisation. M ê m e dans la meilleure des démocraties, ces informations ne sont pas aujourd'hui à la portée dû grand public. Les publier régulièrement dans les journaux rendra certainement la gestion des affaires publiques véritablement démocratique.

A l'avenir, le rôle du pouvoir - dans sa conception, son exercice et sa finalité - doit radicalement changer ; il doit y avoir une interaction permanente entre les forces centripètes et les forces centrifuges du pouvoir. L e pouvoir et l'autorité sont conférés par le peuple et devraient lui être restitués grâce à des lois qui fassent autorité et soient dûment appliquées. D e s élections libres et démocratiques, un système multipactite'et une presse indépendante sont quelques-uns des éléments indis­pensables pour maintenir la démocratie. Mais ces pratiques risquent de demeurer des rituels stériles et formels s'il n'existe pas un sentiment profond de respect d'autrui et de ses opinions. Il est

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aussi nécessaire d'être fermement convaincu de la bonté innée de l ' homme et de son sens fondamental de la justice. C e n'est qu'alors que les valeurs démocratiques seront fermement enracinées dans l'esprit et le coeur des individus. L a possibilité d'un examen par la justice des décisions prises est un autre garde-fou contre l'abus de pouvoir de la part des représentants élus. L a déconcentration et la décentralisation du pouvoir et des fonctions de l'Etat sont également nécessaires pour préserver la d é m o ­cratie. Celle-ci est une pyramide qui doit reposer sur d'innom­brables associations intermédiaires et sur les initiatives des citoyens. D e m ê m e , une structure administrative responsable devant les organes politiques et répondant aux besoins des populations est nécessaire, mais elle devient préjudiciable aux fondements de la démocratie quand elle se transforme en bureaucratie et essaie de se maintenir et de prospérer pour elle-m ê m e . L a démocratie étant un processus d'apprentissage des relations et des comportements sociaux et politiques, le principe de la primauté du droit qui en est un élément cardinal doit être enseigné à l'école et appliqué et respecté par tous, directeurs, enseignants et élèves, afin que les enfants apprennent à devenir des citoyens qui, pour les avoir pratiquées, auront foi en leurs institutions publiques.

Les organisations non gouvernementales, les comités de citoyens, les associations professionnelles et artistiques qui agissent par essence de manière autonome devraient soutenir la primauté du droit et la faire respecter par tous. Ils devraient condamner publiquement et inlassablement tous ceux qui violent la loi ou sont à l'origine d'une violation de celle-ci. C e sont souvent les gens m u s par leurs intérêts particuliers qui sollicitent les politiciens et leur demandent de tourner les règles de manière à les adapter en leur faveur. D e par leur vocation m ê m e , les

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O N G diffusent les valeurs démocratiques de plusieurs façons : elles se structurent intérieurement en institutions démocratiques puisqu'elles font participer leurs membres à leur gestion à différents titres et qu'elles permettent à leurs membres et à leurs dirigeants d'acquérir divers talents par la formation, l'éducation et la pratique, grâce au travail en équipe, aux discussions de groupe, à la prise de décision et l'action c o m m u n e . Tout cela pour dire qu'il faut progresser pas à pas, afin d'acquérir une culture de la tolérance, puis passer de là à une culture des valeurs démocratiques et enfin à une culture de la paix qui sera u n bienfait pour le m o n d e entier.

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IV - EDUCATION

Il est indéniable que dans tous les pays, les fonds publics sont largement insuffisants pour répondre aux besoins nationaux d'éducation qui vont croissant et requièrent des moyens de plus en plus sophistiqués et coûteux. Les trois sources supplé­mentaires auxquelles on peut faire appel pour répondre à ces besoins sont les entreprises privées, les institutions religieuses et les O N G . D e manière générale, les entreprises privées et les institutions religieuses se concentrent sur l'éducation scolaire alors que les organisations non gouvernementales travaillent avec l'ensemble de la collectivité et sont donc souvent actives sur le terrain de l'éducation non formelle. E n outre, l'ensemble du processus éducatif qui se fait par l'intermédiaire des moyens modernes de communication que sont la presse, la radio et la télévision, ainsi que des médias traditionnels pourraient être inclus dans l'éducation informelle. Celle-ci s'adresse aux personnes de tous âges et de toutes conditions, et reflète le niveau général d'instruction dans le pays. Les médias façonnent les opinions, sont à l'origine de changements, font les événements. Ils jouent par conséquent un rôle majeur en suscitant l'intolérance ou en favorisant la tolérance.

Les médias consacrent beaucoup de temps et d'espace aux aspects morbides, choquants et violents des événements, qu'ils font partager aux lecteurs, auditeurs et spectateurs. D ' u n autre côté, les journalistes doivent inventer des techniques pour exprimer la tolérance, la réconciliation, le pardon, le partage et la solidarité d'une manière qui soit aussi, sinon plus, saisissante. L e public devrait récompenser de tels efforts.

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Il est presque universellement admis que si l'éducation ne peut pas juguler à elle seule tous les types d'animosité entre les gens, que celle-ci soit de caractère politique, racial, religieux, nationaliste ou autre, elle est essentielle pour favoriser la tolérance, une culture de la paix et la démocratie. Mais le contenu de cette éducation n'est pas évident. Il faut réfléchir bien davantage à ce sujet plutôt que se borner à affirmer la très grande importance de l'éducation.

Il importe d'aider les jeunes c o m m e les adultes à mieux connaître les progrès extraordinaires de la génétique, en les leur présentant dans une langue accessible, c o m m e le font les scientifiques eux-mêmes. Ils comprendront que parler de race n'a pas de sens, m ê m e si on le fait souvent dans la vie courante. Rien ne montre qu'il y ait eu une intervention divine qui vise à créer des races que l'on puisse distinguer autrement que par la pigmentation plus ou moins foncée de la peau et par l'effet de facteurs géographiques, climatiques et écologiques en général. Grâce aux recherches des paléontologues, nous savons que les australopithèques et les premiers h o m m e s , ceux que l'on classe parmi les " h o m o erectus", n'étaient pas eux-mêmes de race pure. N o m b r e d'écoles de pensée considèrent aujourd'hui que nous avons eu c o m m e cousins beaucoup d'autres espèces que nous appelons aujourd'hui des animaux. N o s ancêtres étaient revêtus d'une épaisse toison, avaient les mâchoires saillantes et le front fuyant, copulaient avec les espèces les plus proches et donnèrent naissance à des h o m m e s de combinaisons génétiques innom­brables. Les principaux traits qui semblent caractériser la race humaine - le poids du cerveau, les dimensions de la boîte crânienne, la projection des mâchoires, le type de cheveux, la couleur de la peau, celle des yeux, la taille, etc. - ont beaucoup

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changé dans le temps et dans l'espace ; par conséquent, il est

absurde de parler de pureté et d'identité raciales.

O n estime que près de 30 millions de personnes ont

récemment émigré de l'hémisphère Sud vers l'hémisphère Nord.

L'éducation des enfants issus de ces communautés requiert une

attention particulière. U n e personne soustraite à son environ­

nement culturel naturel et placée dans un contexte différent est

une victime facile de l'intolérance, soit qu'il la subisse, soit qu'il

devienne lui-même intolérant par suite de ses difficultés

d'intégration. L 'un et l'autre cas sont fréquents.

Bien que de nombreux spécialistes de l'éducation parlent du

besoin d'éducation interculturelle, on ne fait guère d'efforts pour

la développer. L a plupart des établissements d'enseignement que

fréquentent la majorité des enfants des immigrants, c o m m e en

signe d'adhésion à la culture hôte, sont strictement m o n o ­

culturels. N o u s pouvons cependant rencontrer quelques écoles

expérimentales de cohabitation multiculturelle. Les études, la

recherche et les applications scientifiques sont tout à fait

insuffisantes et ne permettent pas de concevoir une pédagogie

adaptée qui aide à se construire une philosophie de la vie sur la

base de deux ou de plusieurs cultures.

O n assiste à une forte augmentation du nombre de

systèmes extrascolaires d'éducation, dont l'enseignement à

distance et la formation continue. S'adressant à toutes sortes de

groupes qui diffèrent sur le plan de la race, de l'ethnie, de la

religion, de la condition sociale ou du sexe, les cours de

développement des ressources humaines, de formation et

d'éducation des adultes et des travailleurs devraient inventer des

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techniques d'éducation appropriées qui répondent aux besoins de ces groupes hétérogènes.

Puisque tous les gouvernements souhaitent ouvrir les portes de l'éducation à tous les citoyens et immigrants, les établissements d'enseignement et en particulier les écoles devraient être accessibles à tous les enfants, ce qui n'est pas actuellement le cas. L'égalité de l'accès à l'éducation est d'une importance capitale, si l'on veut assurer l'égalité des chances et de l'accès au savoir, à la formation et à l'enseignement en alternance, et faire partager un fonds c o m m u n de valeurs et aspirations universelles. L'organisation, le fonctionnement et la gestion des établissements scolaires doivent être le reflet des valeurs démocratiques et en favoriser la transmission.

Quels sont les aspects de notre éducation actuelle qui ont semé les graines de l'intolérance, de la violence, des conflits ? Faut-il incriminer les méthodes d'enseignement ou la violence exercée à l'encontre des enfants ? Quelles conséquences peuvent avoir le fait de les battre, de les réprimander, de les punir ou de les forcer à apprendre par coeur, ainsi que l'esprit de compétition qui prévaut ? Quel a été le type d'éducation reçu par les auteurs des manuels scolaires et les enseignants ? E n quoi les enfants subissent-il l'impact de leurs propres culture, religion et ethnocentrisme ? Disposons-nous d'instruments de mesure scientifiques pour évaluer cet impact ?

Pour réformer l'éducation, trois approches sont possibles. Tout d'abord, on pourrait avoir un système d'enseignement où le contenu de l'éducation serait neutre, au sens où il serait totalement dépourvu de tout jugement de valeur mais apporterait les outils nécessaires pour comprendre, apprécier et choisir de

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manière scientifique toute valeur disponible dans divers contextes sociaux et économiques. L'éducation socialiste que les anciens pays communistes ont essayé de mettre en oeuvre comportait ces éléments, mais tout le système était englué dans un dogmatisme idéologique qui ne laissait aucune place à l'esprit d'investigation. L a seconde approche consisterait à enraciner l'éducation dans les valeurs authentiques d'une religion particulière, de telle sorte qu'il soit plus tard possible à l'élève d'élaborer, d'assimiler, d'adopter, de modifier ou d'interpréter lui-même cet enseignement face à d'autres systèmes de valeurs rencontrés dans un m o n d e caractérisé par la diversité. Mais dans ce cas, il ne faut jamais cesser d'apprendre. C'est un système où plus haut vous montez et mieux vous voyez le reste du m o n d e . Dans une troisième approche, l'éducation se fonde sur sa mission de transmission du savoir dans un esprit pluraliste et relativiste ; toutes les valeurs sont enseignées simultanément et l'on distingue l'universel du particulier. Il appartient à l'individu de déterminer le degré de synthèse à opérer, en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Dans ce cas, le rôle des intellectuels, des spécialistes de l'éducation et de tous ceux qui réfléchissent aux questions de société est capital pour la constitution du fonds c o m m u n de savoir à partager.

Toute institution faisant profession ou fonctionnant sous l'inspiration d'une religion, d'une théorie ou d'une doctrine doit prouver qu'elle ne pratique pas de sectarisme physique ou mental. Chaque religion, culture, groupe ethnique et minorité doit être autorisé à enseigner ou à prêcher sa propre identité, à condition de se situer dans le contexte du m o d e de vie principal qui accorde une place aux différences. L e Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels demande à l'Etat de garantir à l'enfant une éducation répondant à un min imum de

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critères. Souvent, les religions pratiquent deux interprétations opposées de la tolérance - une là où elles sont majoritaires et une autre là où elles sont minoritaires. Souvent aussi, la tolérance pratiquée par les croyants d'une religion est plus restrictive que celle que prêchent leurs textes sacrés. Cela signifie clairement que le médecin doit commencer par se soigner lui-même.

Les sources qui génèrent ces intolérances et les élèvent au rang de théories, de concepts et de pratiques légitimes sont extrêmement dangereuses. Les gouvernements et les O N G devraient déterminer avec beaucoup de vigilance si les établissements d'enseignement, leur gestion, leurs enseignants et leurs manuels scolaires, promeuvent la tolérance ou au contraire les préjugés. Quelle est l'image des étrangers et des voisins véhiculée par les enseignants et les manuels scolaires ? N o s livres d'histoire, en particulier les livres scolaires, font une large place à l'autoglorification, aux guerres, aux conflits avec des peuples étrangers et des gens présentés c o m m e des ennemis. L a monoculture est mauvaise en éducation tout autant qu'en agriculture.

L a synthèse culturelle qui a eu lieu en m ê m e temps durant ces conflits n'est pas suffisamment reconnue et, a fortiori, soulignée. L'étude de l'histoire locale et nationale'devrait se faire dans le contexte de la grande évolution des cultures et des civilisations à travers le m o n d e . C'est ainsi que l'on fera davantage accepter le pluralisme et admettre le relativisme culturel et que l'on fera naître certaines aspirations universelles. E n parlant de relativisme culturel, je veux dire que toutes les cultures et les valeurs évoluent en relation avec leur contexte temporel et spatial et qu'elles entretiennent une relation historique avec les autres cultures et valeurs. U n e approche

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pédagogique visant à encourager la curiosité, l'interrogation, le dialogue, les expériences, les voyages et les contacts aidera les individus à se débarrasser de la peur de l'inconnu due à l'ignorance et pourrait conduire à une meilleure compréhension entre les h o m m e s . Le savoir est ainsi nécessaire à la promotion d'attitudes positives et d'une conduite tolérante.

Notre rêve séculaire de faire de ce m o n d e un lieu plus convivial de paix, d'harmonie et d'épanouissement des êtres humains est loin d'être réalisé. Avec l'aide de la science et de la technologie est-il possible de concevoir un nouveau système d'éducation qui soit continu et conçu dans une optique globale pour que l'on parvienne à mieux comprendre le potentiel, la finalité et le destin de l'être humain ? Il faudrait qu'ainsi l 'homme apprenne à mieux se connaître lui-même, pour mieux savoir se maîtriser, se forger un idéal, se donner un objectif et avoir une vision de son existence, tout en recherchant dans le m o n d e extérieur ce qui est vrai, bon, juste et beau à vivre.

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V - PROMOTION DE LA TOLERANCE

I. CONDUITE PERSONNELLE

L e m o n d e entre dans une phase de métamorphose accélérée, m u e par le progrès de la science et de la technologie et par la mondialisation des destinées humaines. Mais toutes ces évolutions ne convergent pas nécessairement vers une fin heureuse. N o m b r e d'observateurs des tendances à long terme de l'évolution des sociétés humaines pensent qu'il y a des chances pour que le m o n d e soit à l'avenir le théâtre d'un nombre accru de conflits au sein des sociétés et entre les sociétés, plutôt qu'entre les Etats politiques. Nous recevons de plus en plus de nouvelles de tensions sociales ou ethniques, de conflits culturels, de guerres civiles ou régionales par-delà les frontières. Les principaux acteurs sont des h o m m e s sans visage ou des groupes anonymes, plutôt que des diplomates de haut rang ou des politiciens courtois.

Manifestement, cette mutation accélérée met nos facultés physiques et mentales à rude épreuve. L a vie est devenue plus complexe, plus compliquée. Les signes de schizophrénie collective se multiplient. Aussi, les réactions spontanées des gens du c o m m u n deviennent-elles capitales pour le maintien de la paix. Car on assiste parfois à des incidents qui témoignent de réactions irrationnelles, cruelles, imprévisibles où les gens sont méconnaissables.

A la différence des droits de l 'homme, la tolérance n'est pas une exigence vis-à-vis de quiconque ; c'est une discipline

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intérieure. Pour avoir une attitude saine de tolérance, il faut exprimer sa différence par rapport à autrui sans peur ni arrogance. Il faut aussi que les autres reconnaissent et acceptent l'existence de cette différence et du pluralisme, c o m m e on s'apprête à le faire soi-même. Pour être fidèle à soi-même, il faut exprimer sa différence. C e n'est pas être tolérant que de rester passif devant les événements, sans vouloir intervenir. Etre libéré de la peur est une vertu personnelle que l'on devrait acquérir afin de pratiquer une tolérance naturelle. L 'on peut se libérer de la peur d'abord en étant autonome moralement, en ayant un attachement absolu à la vérité et en sachant discerner et délimiter les contraintes extérieures qui sont acceptables et celles qui ne le sont pas. O n éprouve de la peur et un sentiment d'insécurité quand on nourrit des espoirs élevés sans faire d'efforts en proportion, qu'on ne s'estime pas suffisamment soi-même, qu'on possède d'importants biens matériels dont on n'a pas vraiment besoin tandis que ses voisins n'ont pas la possibilité de s'en procurer. Libérée de la peur, une personne ne peut pas être dominée, ni exploitée ; elle restera indépendante.

Trois critères pour guider notre attitude et notre conduite en société

E n toute circonstance, il faut se poser trois questions :

1. A quel point suis-je tolerable ?

2. A quel point suis-je tolérant ?

3. Jusqu'à quel point devrais-je accepter l'intolérance d'autrui ?

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1. A quel point suis-je tolerable ?

Très souvent, les gens sont certains que leur comportement et leurs pratiques sont universellement acceptables. Bien peu se livrent à une autocritique ou un auto-examen dans les situations de tension, moins encore dans les situations à leur avantage. Quand certaines choses sont inaccessibles, on blâme automatiquement le comportement injuste des autres. Par égoïsme, on ne prend souvent pas assez en compte les besoins et les droits d'autrui. Notre éducation nous apprend à prendre conscience de nos droits et à les affirmer, mais ne nous prépare pas à faire les efforts nécessaires pour remplir honnêtement nos obligations et nos devoirs envers les autres, à moins qu'il ne nous soit demandé de le faire. Dans cette optique, faire des sacrifices au n o m de la solidarité et de l'intérêt général à long terme en renonçant à quelque part de ce que nous possédons ou de ce qui nous est dû est une abstraction difficile à comprendre.

L a tolérance est très certainement l'expression des qualités intérieures de l'âme telles que l'amour, la compassion, la miséricorde et la sincérité, mais elle dépend en m ê m e temps de certaines conditions existentielles préalables : il y faut par exemple un sentiment de sécurité, un climat de justice et l'espoir d'une vie heureuse pour soi-même et pour ses proches. N e pas avoir l'assurance qu'indépendamment de ses origines on verra sa dignité individuelle protégée de l'arbitraire par la loi, et craindre de ne pas être traité c o m m e les autres et selon les m ê m e s lois généreront toujours, m ê m e chez les faibles, des attitudes de rejet du système, de contestation et d'intolérance.

L a tolérance, c'est le souci de s'examiner soi-même sans cesse, pour s'assurer que l'on est tolerable de par ses habitudes de

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vie - vestimentaires et alimentaires, de par ses expressions physiques et émotionnelles, de par ses paroles et ses écrits, et enfin de par ses croyances et pratiques religieuses, culturelles et sociales. L'absence d'une telle sensibilité de la part des puissants et de la majorité d'une communauté conduit à beaucoup d'oppression, de souffrance et de frustration, et, de la part des faibles et des minorités, engendre des conflits et de la violence. E n d'autres termes, l'intolérance provient en fait de deux sources opposées : d'individus faibles, malheureux et souffrants, et d'individus puissants et dominants. N o u s ne ferons pas un examen approfondi de la question si nous n'étudions pas toutes les sources d'intolérance. E n fait, dans certaines langues, le mot tolérance signifie condescendance et indulgence et désigne par conséquent la tolérance des forts. Mais la question de la tolérance concerne également les faibles. Il serait condescendant et hypocrite d'affirmer que les pauvres et les faibles sont, ipso facto, des victimes et sont par conséquent vertueux. Leur tolérance vient peut-être de la peur ou du fatalisme, et leur intolérance, de l'ignorance, de la frustration et du désespoir. C o m m e on peut le constater dans de nombreux quartiers déshérités, la piètre qualité du logement et de l'environnement extérieur pourrait favoriser des attitudes négatives, la tentation de dominer, d'être violent, de maltraiter et d'être injuste à l'égard de ceux qui sont encore plus faibles que soi. Il est par conséquent important que chacun, qu'il soit issu de la majorité ou de la minorité, qu'il soit fort ou faible, se demande constamment : suis-je m o i - m ê m e tolerable ? Etre tolerable, c'est inspirer de la tolérance à autrui.

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2. A quel point suis-je tolérant ?

L a tolérance ne signifie pas qu'il faille accepter automatiquement le point de vue d'autrui. Nous reconnaissons les différences, s'il y en a, et nous les respectons. C e faisant, nous admettons le principe de la pluralité des croyances, des philosophies et des cultures. L a différence entre la tolérance et l'hypocrisie est que, dans le cas de la tolérance, nous exprimons nos différences et les respectons, alors que dans le cas de l'hypocrisie, nous cachons notre désaccord et faisons semblant d'être d'accord avec autrui. C o m m e nous l'avons vu plus haut, tout dans la nature est unique et différent ; cela vaut aussi pour l'être humain. E n fait, d'un point de vue métaphysique, je ne pourrai jamais être d'accord avec vous à 100 %, tout c o m m e je ne pourrai jamais être vous-même ! D e toute manière, nos points d'accord et identités de vue apparents ne sont qu'approximations.

' Quand m o n voisin m e dit qu'un corbeau est blanc, m o n sens de la tolérance n'exige pas que je partage son opinion. J'ai le choix entre trois attitudes de tolérance :

• Je doute : Je peux d'abord procéder à un exercice épistémologique, c'est-à-dire vérifier m e s propres informations ou connaissances. Nous ¡avons souvent tendance à manquer de sens critique quand il s'agit de nos propres idées, croyances et pratiques ou de leurs sources, surtout si nous les avons héritées ou acquises avant notre maturité. Traditionnellement, toute remise en question est considérée c o m m e un manque de respect à l'égard des aînés.

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Si toutes les idéologies ou croyances refusent d'entretenir le moindre doute sur la certitude de leur vérité, nous devons les respecter, au n o m m ê m e du principe de la tolérance que nous prônons. E n m ê m e temps, elles doivent aussi reconnaître et accepter qu'il existe d'autres idéologies et croyances qui tiennent leur vérité pour certaine, absolue et incontestable. Il ne s'agit pas là de demander à quelqu'un de douter de sa propre vérité ; il doit seulement reconnaître qu'il existe d'autres personnes qui adhèrent elles aussi fortement à leur propre vérité. L a tolérance implique ainsi la reconnais­sance de la diversité et la réciprocité.

E n fait, de nombreux textes religieux semblent admettre le principe du doute dans renonciation de leur doctrine. U n e chambre d'hôte est toujours réservée au "doute" dans la demeure de la famille des "certitudes". Cependant, pour éviter toute controverse et appliquer le principe m ê m e du doute à m a propre affirmation, je propose de considérer que le principe du doute est un outil pédagogique qui sert à chacun à tester dans quelle mesure il a compris, intériorisé et assimilé ses propres croyances. E n résumé, le doute ne porte pas sur la croyance, mais sur le croyant.

Pour en revenir au corbeau de m o n voisin, si je suis sûr de m a propre conviction ou de mes connaissances, je peux l'encourager à douter des siennes. O u bien avoir tendance à penser que cet oiseau pourrait être blanc dans son pays d'origine ou dans un pays qu'il aurait visité. L e corbeau auquel il fait référence pourrait appartenir à une autre variété de la

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m ê m e espèce. Avec l'évolution de la nature, il pourrait avoir été blanc il y a des millions d'années ou le devenir à l'avenir si nos spécialistes de génie génétique choisissaient de lui faire prendre cette couleur. Après tout, ne produisons-nous pas aujourd'hui des roses noires qui n'existaient pas jadis ?

• Je pense qu'il y a erreur de jugement : Je suis raisonnablement sûr qu'il commet une erreur. Il confond deux oiseaux différents. Je peux le renvoyer à un ouvrage élémentaire de zoologie ou lui conseiller de visiter un m u s é u m d'histoire naturelle, ou encore, si je tiens absolument à le convaincre de son erreur, je peux faire venir une tierce personne en qui il a confiance. L'objectif est de l'aider à s'enrichir en connaissant m o n point de vue. Puisque je suis en désaccord avec lui, la prochaine étape consiste pour moi à lui faire reconnaître que m o n point de vue est acceptable et tolerable. C'est un enrichissement mutuel et la reconnaissance mutuelle de notre divergence de vues.

• Je reste indifférente ou néglige ses dires : Je n'accorde tout simplement aucune importance à son affirmation sur la couleur du corbeau, attendant qu'il change de point de vue, à moins que son jugement ne soit vital pour m a survie. Mais je ne le juge pas en tant que personne. La question de ne pas lui permettre d'utiliser m o n téléphone lorsque le sien est en dérangement ne se pose pas du tout. D'ailleurs, il pourrait être bon en botanique et je pourrais avoir plaisir à en discuter avec lui.

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3. Jusqu'à quel point devrais-je accepter l'intolérance

d'autrui ?

L e degré de tolérance prévalant dans une société dépend

du niveau de civilisation qu'elle a atteint. L a tolérance ne cesse de

se répandre dans notre société contemporaine et les formes

d'intolérance sont surtout l'expression de problèmes existentiels.

C e qui doit être toléré est décidé par l'individu, et ce qui ne doit

pas l'être est décidé par la collectivité, en particulier dans une

démocratie. L'intolérance relève alors du maintien de l'ordre,

quand elle porte atteinte à la liberté et la dignité de tout individu

qui fait partie de cette société. L'intolérance religieuse, les

préjugés raciaux, la haine, l'exclusion sociale sont les formes

d'intolérance les plus courantes et les plus voyantes. Mais nous

ne devrions pas ignorer l'existence d'autres formes d'intolérance

fondées sur le sexe, l'âge, la langue, l'immigration ou la

nationalité. Ici, par intolérance, nous voulons dire : exercer à

l'encontre de quelqu'un une quelconque forme de violence

physique ou mentale en raison de ses différences. Je ne suis pas

autorisé à utiliser la force, la menace ou la corruption pour

imposer m o n propre point de vue ou mes initiatives aux autres.

Dans m e s relations avec autrui, je ne dois pas le déranger,

l'humilier, lui faire mal ou l'obliger à m e donner son

consentement contre son gré. Je ne dois pas non plus exploiter

son ignorance à m o n avantage. Dans ses formes subtiles,

l'intolérance peut paraître insignifiante et être difficile à prouver

devant les tribunaux. Dans ses formes les plus graves, elle relève

du code civil ou pénal qui s'impose à tous les citoyens dans une

démocratie. Les individus qui prétendent passer directement à

l'acte contre l'intolérance des autres ne font que s'autoriser à se

faire justice et risquent de soumettre les autres à leur jugement

arbitraire.

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N o u s avons observé plus haut que la tolérance est de plus en plus répandue. Mais, existe-t-il quand m ê m e des choses que je ne peux pas tolérer et, devant une situation intolérable, que devrais-je faire ? N o u s avons également observé qu'un certain nombre d'expressions d'intolérance, telles que les menaces et les violences physiques, relèvent de l'atteinte à l'ordre public et sont directement réprimées par l'autorité publique. Il existe une autre catégorie d'intolérance, telle que la discrimination raciale et sociale, contre laquelle la victime peut porter plainte et obtenir réparation et indemnité.

L a question que j'aimerais poser maintenant est de savoir s'il existe des formes d'intolérance dont les deux dispositifs juridiques susmentionnés ne tiennent pas compte et que je ne voudrais pas accepter ? Q u e puis-je tolérer de l'intolérance d'autrui ?

Plusieurs grands penseurs et h o m m e s d'action considèrent que sans être m o i - m ê m e intolérant, je puis résister et empêcher les autres de m'imposer leur intolérance. Cela peut se faire pacifiquement ou avec violence. L à où le cadre juridique est insuffisant ou n'est absolument pas satisfaisant, il m e reste la possibilité d'agir personnellement et directement contre tout individu, groupe ou gouvernement ou m ê m e contre le m o n d e entier, si m a conscience l'exige. C'est sans doute une situation extrême, mais cette possibilité n'en demeure pas moins un attribut essentiel de la liberté individuelle. Les actions des mouvements nationaux de libération, les manifestations contre la discrimi­nation raciale telle que l'apartheid, contre l'esclavage et le servage, la désobéissance à des lois civiles ou des règlements militaires iniques pourraient être cités en exemple.

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IL UN CODE DE CONDUITE

L a Commission des droits de l 'homme de l ' O N U espère achever la préparation d'un projet de déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et de protéger les droits de l 'homme et les libertés fondamentales universellement reconnus. N o u s évoluons donc graduellement de notre conception antérieure des droits de l 'homme en tant que revendication adressée à l'Etat, vers un appel adressé à tous les acteurs concernés afin qu'ils promeuvent les droits des autres. C e sera la reconnaissance du droit d'obtenir des droits pour autrui.

Il est nécessaire d'élaborer un certain nombre de codes de conduite qui servent de modèles et de textes de, référence déontologiques et régissent le comportement dans les milieux politiques, religieux, culturels et professionnels. Il pourrait aussi y avoir un code général de conduite pour les individus, que les O N G pourraient élaborer en se fondant sur leur expérience spécialisée des réalités locales, et diffuser largement auprès du public afin d'influer sur les actes et les gestes quotidiens des citoyens. C e code pourrait comprendre notamment les règles suivantes :

A . éviter de faire des plaisanteries ou des remarques ironiques qui placent quelqu'un ou une catégorie de personnes dans une situation d'infériorité, notamment des plaisanteries :

• sur la faiblesse ou le manque d'intelligence des femmes ,

• sur le manque d'intelligence de voisins ou de peuples de pays voisins,

• sur des caractéristiques raciales ou des pratiques culturelles,

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• où l'on se compare à autrui dans le dessein de se vanter soi-même, en franchissant les bornes du respect de soi-m ê m e et de la confiance en soi ;

B . améliorer ses connaissances sur tout individu ou groupe d'individus qui fait l'objet de manifestations d'intolérance, en assistant :

• à leurs activités sociales, culturelles, religieuses et artistiques,

• à leurs séances de prière,

• à la célébration d'événements ou de réalisations dont ils sont fiers, à la condition qu'elle ne soit pas elle-même une manifestation d'intolérance à l'égard d'un autre groupe ;

C . ne pas afficher de signes provocateurs ou ostentatoires de son identité religieuse ou raciale, la vraie authenticité étant une qualité de l'âme et l'extériorisation de l'identité ne devant pas viser à blesser le regard, troubler la vue, assourdir les oreilles ou indisposer les narines d'autrui ;

D . les parents qui adoptent ou prennent en garde un enfant devraient essayer de l'élever et de l'éduquer dans sa religion d'origine, partout où cela est possible ;

E . ne pas encourager les expressions de violence gratuite :

• les scènes de violence à la télévision ou au cinéma,

• l'offre de jouets guerriers aux enfants,

• la pratique de sports et de jeux violents,

• la détention d'armes à feu, sauf à être profession­nellement tenu de le faire, etc.

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VI - U N MIRACLE EST POSSIBLE

C o m m e nous l'avons vu, promouvoir la tolérance signifie

permettre à l'individu de développer certaines qualités intérieures

convergeant vers une universalité spirituelle et de créer les

conditions psychologiques et matérielles nécessaires à leur

expression. C'est une tâche qui incombe simultanément aux

gouvernements, aux organismes intergouvernementaux, aux

organisations non gouvernementales et aux institutions

religieuses. C e qui ne veut pas dire que chacun de ces acteurs

doive attendre que l'autre prenne l'initiative. Chacun doit établir

la liste des domaines ou des aspects qu'il peut le mieux traiter

pour diffuser la tolérance.

Il est maintenant possible d'ébaucher pour le X X I e siècle

les contours d'une société où régnerait la tolérance. N o u s avons

les moyens de la bâtir, mais en avons-nous la volonté, avons-

nous suffisamment de vision de l'avenir pour le faire ?

1. Gouvernements

Si les gouvernements veulent déclarer ensemble qu'ils sont

prêts et s'engagent à promouvoir la tolérance, ils gagneront à

prendre en compte les points suivants.

C o m m e n t concilier l'unité politique de l'Etat avec toute la

diversité culturelle, ethnique et religieuse existant dans un pays,

de manière à ce que toutes les personnes qui y vivent aient le

sentiment d'appartenir au pays et de former une nation unie ?

Quelles sont les sources d'intolérance qu'ils identifieraient

dans leur pays respectif ?

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A cet égard, ils peuvent entreprendre les efforts suivants :

• prendre l'engagement de rechercher les sources

d'intolérance dans les systèmes d'éducation qui

bénéficient d'un soutien financier du gouvernement ;

• examiner les dispositions constitutionnelles, la législa­

tion nationale et les règles administratives qui c o m ­

portent et affirment des éléments qui pourraient

conduire à une discrimination pour des considérations

de race, de religion, d'ethnie, de sexe ou de catégorie

sociale. Par exemple, il y a des pays où les cartes

d'identité précisent ces caractères particuliers, où le

gouvernement répartit son aide de manière discrimina­

toire, où il existe des lois discriminatoires contre les

minorités ;

• prendre des dispositions qui permettent à toute

personne victime d'une forme quelconque de

discrimination de solliciter réparation auprès des

instances judiciaires ;

• prendre des mesures de "discrimination positive" (par

des lois et des réglementations) qui favorisent les

catégories défavorisées ou les plus faibles, sans en faire

pour autant des privilégiés à d'autres égards, ni une

clientèle électorale ;

• s'engager à signer les conventions visant à combattre

divers types de discrimination, adoptées par l'Assemblée

générale de l ' O N U ou par les institutions du système des

Nations Unies ; et s'engager à les faire ratifier par leur

parlement, si ce n'est pas encore fait. E n outre, la

primauté des traités multilatéraux sur les lois nationales

devrait être réaffirmée pour qu'il n'y ait pas de possibilité

d'interprétation judiciaire.

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2. Organismes intergouvernementaux

N o u s avons eu jusqu'ici l'habitude de commémorer notre passé - nos victoires militaires, la naissance et le décès de nos héros nationaux, nos gloires et tragédies, les événements dont nous s o m m e s fiers. A l'occasion de ces commémorations, nous déclarons des jours fériés pendant lesquels nous n'allons pas au travail et nous contentons de consommer. Pourquoi ne pas chercher plutôt des occasions de souligner nos préoccupations communes pour demain, afin de préparer un meilleur avenir pour les générations futures ?

Les organismes intergouvernementaux du système des Nations Unies ont accompli un remarquable travail de sensibilisation de l'opinion internationale en portant certains thèmes à l'attention du public afin de susciter des débats et une action à l'échelle mondiale, grâce à la proclamation de "journées", "d'années" et de "décennies" internationales. O n peut certes regretter le formalisme et l'inefficacité de certaines mesures mais c'est peut-être inévitable vu la nature des structures bureaucratiques internationales que nous avons créées. Il nous reste alors à établir à leur place d'autres structures opérationnelles qui pourraient rechercher et recruter des personnes convaincues et décidées à oeuvrer pour le bien public. D e par leur simple proclamation, ces "journées", "années" et "décennies" internationales confirment qu'elles sont les préoccupations communes du m o n d e entier car elles sont déterminantes pour son bien-être futur. Ces occasions concordent avec les différentes résolutions adoptées par l'Assemblée générale de l ' O N U sur les questions d'intérêt universel.

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Ainsi mobilisée, l'opinion publique mondiale est invitée à cerner un problème, voir s'il y a des questions connexes et s'efforcer de faire disparaître les facteurs négatifs et d'intégrer les éléments positifs dans l'action sociale. Ces manifestations ont une grande valeur éducative car elles permettent à chacun d'être mieux informé du thème évoqué, qu'il s'agisse de la condition de la femme, de l'enfance, de l'habitat, des populations autochtones ou de la tolérance. L a question étudiée pendant la période de célébration en question n'est plus figée, elle acquiert une dimension dynamique par rapport à d'autres questions, elle s'insère dans les préoccupations mondiales et le débat en cours. Tous les aspects du problème sont exposés et tous les acteurs sont mis au défi de revoir la manière dont ils se sentent impliqués. L'ensemble de l'opération devient un exercice collectif.

C o m m e nous l'avons indiqué précédemment, les organi­sations non gouvernementales aux niveaux local, national, regional et international sont très étroitement associées à ces "journées", "années" et "décennies". Leur collaboration a été fructueuse jusqu'ici et peut encore être intensifiée, notamment à l'occasion de la célébration de l'Année des Nations Unies pour la tolérance.

3. Acteurs n o n gouvernementaux

L a tolérance est un sujet de prédilection pour les O N G qui ont éminemment vocation à traiter des deux aspects de la mission de tolérance que nous avons indiqués au début, à savoir : développer des qualités intérieures de spiritualité, et créer les conditions psychologiques et matérielles nécessaires à leur expression.

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L a principale mission des O N G consiste à promouvoir la tolérance en invitant les individus et les groupes à la pratiquer dans la vie quotidienne et en les aidant à réexaminer les situations de discrimination, de conflit et de violence, en ayant recours à la tolérance pour débloquer les questions sinon pour les résoudre. Si l'on examine ce que les gens apportent à la société et ce qu'ils en attendent, force est de constater que nombre d'entre eux ont une attitude corporatiste, fragmentaire et particulière qui dépend de leur catégorie sociale, de leur sexe, de leur âge et de leurs intérêts professionnels. Cela est certainement légitime et permet de remédier à certaines anomalies, qu'elles soient fortuites ou structurelles, mais c'est tout à fait insuffisant si l'on veut acquérir une vision harmonieuse et holistique de la société et savoir s'orienter à l'avenir.

Toute croyance ou idéologie qui tente d'apporter une solution théorique intégrale, exclusive et pure à tous les problèmes humains risque d'être très dangereuse, c o m m e nous avons pu le constater par le passé, surtout si elle s'appuie sur un pouvoir politique ou sur tout pouvoir s'exerçant sur l'individu. Par conséquent, nous avons tous intérêt à promouvoir une "société ouverte et tolérante", meilleure que par le passé, où toutes les vérités pourront être dites et contestées, où toutes les identités seront affirmées et réconciliées, où toutes les propositions de la connaissance pourront être publiquement débattues, rejetées ou acceptées, où chacun pourra s'exprimer entièrement et pacifiquement, une société qui préviendra l'intolérance et l'injustice. E n bref, une société qui donnerait sa juste place à la liberté d'exprimer pacifiquement des opinions différentes en étant libérée de la peur, et où la résolution pacifique des conflits ferait partie intégrante du comportement social et deviendrait presque un second réflexe chez l'individu.

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Cela ne veut pas dire une société de complaisance envers l'excès et l'opulence, de laxisme sur le plan des obligations sociales, de permissivité à l'égard des règles sociales ou d'indiscipline dans les conduites personnelles. L'intérêt général devrait être la préoccupation de tous et non pas seulement celle du gouvernement.

U n e société ouverte ne peut survivre que si ses membres ont eux-mêmes un esprit ouvert et savent tirer les enseignements du passé pour déterminer leur conduite future, sans pour autant en devenir les prisonniers en cultivant des sentiments d'amertume, d'humiliation, de jalousie ou de vengeance. L e temps atténue généralement de nombreuses blessures, à moins que l'on ne veuille en perpétuer le souvenir par des commémorations et des monuments . Il faut oublier certains événements après en avoir tiré les leçons nécessaires, pour pouvoir prendre un nouveau départ dans les relations humaines. Les intérêts en conflit doivent chercher à se concilier, l'éradication des conflits n'étant pas possible. Avant chaque pensée et chaque acte, l'individu doit être spontanément capable de trouver le juste milieu entre son intérêt personnel et le bien c o m m u n . E n plus de ses droits, l'on doit être conscient de ses devoirs, qui impliquent des responsabilités, des impossibilités et l'absence de privilèges, de pouvoirs et d'immunités. Il faut respecter et observer ces devoirs sans s'autoriser des licences et chercher à obtenir des exemptions. N o u s devrions également manifester nos talents individuels, nos qualités intellectuelles et humaines et nos dons artistiques dans notre vie quotidienne et dans nos relations avec les autres, au lieu de les réserver exclusivement à notre enrichissement individuel et professionnel.

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Allant encore plus loin, nous devrions, au n o m de la

solidarité, accepter de partager le fardeau de ceux qui ont besoin

d'un soutien physique, mental et affectif et leur tendre une main

secourable. Cela pourrait vouloir dire être un bon citoyen qui

s'acquitte de ses responsabilités professionnelles avec passion,

efficacité et considération pour les autres. Cela pourrait

également vouloir dire remplir honnêtement ses déclarations

d'impôt de manière à contribuer justement aux ressources

publiques nécessaires au bien-être de tous. Nous accomplirions

un pas supplémentaire si, par altruisme, nous acceptions de

donner bénévolement une partie de notre temps, de notre énergie

et de nos ressources au profit de ceux qui sont dans le besoin.

Dans nos discussions sur les questions internationales,

quand nous en arrivons aux sujets tels que le développement, la

justice, la paix, les droits de l 'homme et la démocratie, nous

avons du mal à identifier la source unique de tous les problèmes,

car ces derniers paraissent tous interactifs, interdépendants et liés

par des relations en chaîne de cause à effet. Nous ne savons

souvent pas par où commencer. A u contraire, quand il s'agit de

tolérance, nous savons que nous devons commencer par nous-

m ê m e s , individuellement, et que cela entraînera une réaction en

chaîne. Nous s o m m e s également sûrs que cela contribuera de

manière décisive à la construction d'une société pacifique.

Il y a un domaine, celui de la science et de la technologie,

que nous n'avons pas encore suffisamment exploré pour voir

comment il pourrait nous aider à promouvoir la tolérance. Les

télécommunications modernes de jour en jour plus efficaces, plus

complexes et plus rapides offrent d'immenses possibilités

d'atteindre directement l'individu en brisant toutes les barrières

institutionnelles érigées autour de lui. Qu'il suffise de penser aux

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techniques de marketing et de publicité qui réussissent à nous convaincre de modifier nos habitudes pratiquement sans nous en apercevoir et qui nous rendent dépendants de produits devenus du jour au lendemain une nécessité.

Il est aujourd'hui possible de lancer une campagne, à une échelle sans précédent, pour promouvoir la tolérance. Pourquoi ne pas envisager, par exemple, une expérience en partenariat avec un certain nombre de sociétés multinationales dont nous consommons quotidiennement de multiples produits ? O n pourrait envoyer un message bien étudié qui atteindrait de deux à trois milliards d'individus d'un coup, s'il était inscrit sur les bouteilles, les boîtes de conserve, les emballages de boissons, de produits alimentaires, de chewing-gum et d'autres produits d'épicerie qui se vendent partout. C e message pourrait être affiché dans les trains et les autobus, sur des panneaux en bordure des routes, être reproduits sur les enveloppes postales, diffusé à la radio, à la télévision et dans les journaux. L e texte devrait être simple, stimulant, voire exaltant, et avoir un impact décisif sur les pensées et les actes.

4. Religions

L a moitié, il faut le reconnaître, des actes d'intolérance et de fanatisme sont accomplis, quelles qu'en soient les racines profondes, au n o m de la religion. Bien qu'il existe une forte tendance à nier cette réalité et à blâmer exclusivement les facteurs socio-économiques, nous avons assisté récemment à des conflits où des gens pourtant relativement aisés et raison­nablement instruits se sont regroupés dans des camps opposés pour se combattre au n o m de leur religion respective. O n observe en outre, dans toutes les grandes religions, une augmentation des

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sectes missionnaires fermées, qui cultivent l'aliénation culturelle, la dépendance psychologique, l'isolement et la défiance mutuelle entre les individus. Il semble malgré tout que la solution à bon nombre de nos problèmes d'intolérance soit détenue en grande partie par les institutions et autorités religieuses.

N o u s voyons se dessiner à l'horizon un vaste consensus à travers le m o n d e , entre de nombreux peuples de nationalité différente, pour former, en fonction de leur propre culture religieuse, trois ou quatre grands ensembles religieux. L ' o n assiste à un réveil incontestable de la quête d'identité religieuse. L'affirmation bruyante d'une identité religieuse peut provoquer en réaction dans le voisinage une affirmation tout aussi provocante et militante de la part d'une personne ou d'un groupe jusque-là tranquille et effacé. Cette quête d'identité est née, par-delà les frontières politiques, d'une insatisfaction générale à l'égard du type de système politique subi par les populations. U n e des causes de cette insatisfaction pourrait venir de ce que des intermédiaires politiques m u s par leurs intérêts personnels ont mis la main sur ces institutions politiques et que les gens ne se trouvent pas pleinement représentés par eux. L e ralliement autour de trois ou quatre grandes cultures religieuses pourrait créer trois ou quatre zones géographiques d'unité et de compréhension. Cela ferait-il reculer l'intolérance en général ? Qu'adviendrait-il des minorités religieuses au sein de ces zones d'homogénéité religieuse ? Quel type de relations ces zones entretiendraient-elles entre elles ? Il est trop tôt pour répondre à ces questions car ces tendances fluides ne se sont pas encore tout à fait cristallisées. Mais cette identité culturelle pourrait donner naissance à une unité politique et économique.

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Quoi que l'avenir nous réserve, c'est maintenant que les autorités religieuses doivent s'employer tout spécialement à éliminer les germes d'intolérance dans l'esprit et le coeur de leurs millions d'adeptes. Dans ce m o n d e surpeuplé, il n'est nul besoin d'engager une course à la conversion religieuse. L a liberté de se convertir et la liberté de convertir les autres sont deux choses différentes. Chacun devrait avoir la liberté d'exercer sa liberté de pensée, de conscience et de religion ou de croyance dans les meilleures conditions possibles. L e m o n d e accomplirait déjà un très grand pas en avant si toutes ces religions réussissaient à élever la vocation spirituelle, la qualité de l'existence et le niveau de vie de tous ceux qui partagent ces diverses fois. Elles ne devraient pas rechercher à tout prix la quantité au détriment de la qualité. Il est de la responsabilité de toutes les religions d'affirmer l'unité de la famille humaine dans sa diversité et son interdépendance dans la paix. Les chefs religieux devraient rivaliser entre eux pour donner personnellement l'exemple de la tolérance, en s'offrant c o m m e l'agneau du sacrifice sur l'autel de l'intolérance. Après tout, on trouve dans chaque religion de nombreux exemples nobles et exaltants de ce type, aussi bien dans le passé que dans les époques récentes. L'intolérance ne peut pas être vaincue par l'intolérance, puisqu'elle multiplie la violence et aveugle les esprits sur la voie de la vérité. Et sans une lueur de vérité pour éclairer sa vie, l 'homme sombrera dans la barbarie.

U n regard en arrière nous montre que des efforts ont déjà été faits dans cette voie puisqu'un premier Parlement mondial des religions s'est tenu en 1893 à Chicago, avec l'objectif de promouvoir le dialogue et la compréhension entre les différentes fois. L'objectif n'est pas de créer une religion mondiale unique, ni de soumettre une religion à l'hégémonie d'une autre, et encore

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moins de laisser une entreprise privée lancer une O P A sur une entreprise rivale en difficulté. L e but visé ressemble davantage à celui d'une chambre de commerce et d'industrie mondiale qui accueille en son sein toutes les entreprises et oeuvre pour promouvoir des conditions favorables à une plus grande liberté du commerce profitable à tous, et qui, par diverses techniques de publicité et de marketing, cherche à élargir le cercle des consommateurs pour le plus grand bien de toutes les entreprises. Pourquoi les responsables religieux ne pourraient-ils pas oeuvrer de m ê m e , ensemble, à l'avènement d'un climat qui ferait du début du X X I e siècle une ère de spiritualité, qui verrait le règne d'une éthique sociale et d'une culture de la paix dans le m o n d e entier ? L a joie de découvrir l'harmonie sous-jacente à toute la diversité et le plaisir d'aimer la vie dans un m o n d e de paix et de justice porteraient certainement les êtres humains à un niveau toujours plus élevé de conscience et de bien-être. Puisse l'Année des Nations Unies pour la tolérance marquer le début d'un tel processus.

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