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Meillasoux, su obra fundamental
QUENTIN MElLLASSOUX
APRs LA FINITUDE ESSAI SUR LA NCESSIT
DE LA CONTINGENCE
Prface d'Alain Baillou
DITIONS DU SEUIL 27, rue.lacob. Paris VIe
L'QRDI PHILO$OPIDQtm COu..ecnONDIRIGIi; PAR ALAINBAI)10U Jrr BARBARA CAS.'iIN
lSBN 2-2.084742-6
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A la mmoire de mon pre
Prface
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TI est de la vocation de la collection L'Ordre philoso-phique de publier non seulement des uvres contempo-raines mries et acheves, non seulement des documents philosophiques essentiels de tons les temps. mais aussj des essais o se lit le sens d'un commencement. Des tex.tes qui rpondent la question: POUT gurir quelle blessure. pour ter quelle charde dans la chair de l'existence suis-je devenu ce qu'on appelle un philosophe '1 n se peut, comme Bergson le soutenait, qu'un philosophe ne dveloppe jamais qu'une ide. TI est certain en tout ca~ qu'il nat d'une seule qnestion. celle qui vient un moment donn de la jeunesse par le travers de la pense et de la vie. celle pour laquelle il faut, tout prix, trouver le chemin d'une rponse.
C'est dans cette rubrique qu'Oil doit ranger le prsent livre de Quentin Meillassoux.
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Ce court essai. fragment d'une entreprise philosophique (ou spculative. pour employer son vocabulaire) particu-lirement imponanle. reprend sa racine le problme qui a donn son mouvement la philosophie critique de Kant. et. par la solution que Kant lui a donn. a, en quelque sorte. cass en deux l'histoire de la pense. Ce problme. pOS sons sa forme la plus claire par Hume. pone sur la ncessit des
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APR.s I.A FINITUDE
lois de la nature. D'o peUl bien provenir cette prtendue ncessit~ ds lors qu' l'vidence rexpriencesensible. dont provient tout ce que nous savons ou croyons savoir sur le monde, ne peut en gar~ntir aucune? La rpons~ de Kant, comme on liait. concde Hume que tout provientde 1" exp-rience. Mais. ne cdant pas sur la ncessit des lois de la nature. telles que depuis Newton on en connat ]a forme mathmatique et raccord formel avec l'observation empi-rique. Kant doit conclure qu'en effet cette nces~it. ne pou-vant provenir de notre rception sensible. doit avoir une autre source: l'activit constituante d'un sujet universel. que Kant appel1e le sujet transcendantal .
Cette distinction entre la rception empirique ct la consti-rution transcendantale est en apparence le cadre oblig de toute pense moderne, et en particulier de toute pense des modalits. comme la ncessit et la contingence. C'cst encore sur elle que rflchissent Deleuze ou Foucault. Mais c'est aussi bien elle qu'on retrouve dans la distinction, fon-damentale pour Carnap cr ]a tradition analytique, entre les sciences formelles et les sciences exprimentales.
Quentll Meillassoux montre avec une force Lonnante qu'une autre comprhension du problme de Hume, reste en que]que sorte dic;simule, bien que plus naturelle, abou-tit un tout autre partage. Comme Kant. Meillassoux sauve la ncessit, y compris la ncessit logique. Mais, eomme Hume, il admet qu'il n'y a aucun fondement acceptable la ncessit des lois de la nature.
La dmonstration de Meillassoux - car c'e.{,jl bien d'une dmonstration qu'il s'agit - tablit qu'une seule chose est absolument ncessaire: que les lois de la nalure socnt contin-gentes. Ce nud entirement nouveau entre les modalits contraires installe la pense dans un toul autre rapport l'ex-prienccdu monde. un rapport qui dfait simultanment les prtentions ncessitantes de la mtaphysique classique; et le partage critique): entre l'empirique et le tranlicendantal.
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PR~FACH
Quentin Meillassoux tire ensuite quelques-unes des consquences de sa reprise du problme fondamental (
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L'ancestralit
La thorie des qualits premires et secondes semble appar-tenir un pass philosophique irrmdiablement prim: il est temps de la rhabiliter. Une te11e distinction peut appa-m"tre au lecteur d'aujourd'hui comme une subtilit scolas-tique, sans enjeu philosophique essentieL C'est pourtant, comme on le verra, le rapport mme de la pense 1'absolu qui s'y trouve engag.
Tout.d'abord, de quoi s'agit-il '1 Les termes mmes de qua-lits premires et de qualit..~ secondes viennent de Locke; mais 1e principe de la diffrence se trouve dj chez Des-cartes 1. Lorsque je me brle une chandelle, je considre spontanment que la sensation de brtllure est dans mon doigt, et non dans la chandelle. Je ne touche pas une douleur qui serait prsente dans la flamme. comme rune de ses proprits: le brasier ne se brle pas lorsqu'il braIe. Mais ce que )'on admet pour les affections doit sc dire de la mme faon pour
1. Parmi les principaux textes traitant de cette diffrence. OD petit. mention-Der: Descartes. Mdiwtions mtaphysique.,. sixime MditatioD. uvres td. par C. Adam et P. Tannc:ry (AT), Douvelle prsentation, Paris. V.nlCNRS. 1964-1974, r~d. 1996, vol. IX, p. 57-72; Les. Principes de la philosophlt. Seconde Partie. article 1 el article 4. AT,IX, n. p_ 63-65: Locke, Essai philoS(r phique concernant r entendement humain, introduction E. Naert, trad... Pelre Coste, rd. Paris. Vrin.1972.livrc 2, chap. 8, p. 87-97.
n "'a de soi que Descart~s et LOl:kc n'entendent pa.. .. cette distinction de faon identique. D1llis on s'anacbeici II. ce qui panu"t tre un ncyau.conunun de significatiOll "
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APRES LA FINITUDE.
les sensations: la saveur d'un aliment n'est pas gante par l'ali-ment et n'existe donc pas en celui-ci avant qu'il soit absorb. De mme, la beaut mlodieuse d'une squence sonore n'est pas entendue par la mlodie; la couleur clatante d'un tableau n'est pas vue parle pigment color de la toile, etc. Bref,rien de sensible - qualit affective ou perceptive - ne peut exister tel qu'il se donne moi en la chose seuJe, sans rapport moi-mme, ou un autre vivant. Si l'on considre en pense ceue chose en soi, c'est--dire indiffremment au rapport qu'eUe entretient avec moi. aucune de ces qualits ne parat pouvoir subsister. tez l'observateur, et le monde se vide de ses quali-ts sonores, visuelles, olfactives, etc., comme la flamme se vide de la douleur une fois le doigt t.
On ne peut pourtant pas dire que le sensible serait inject par moi dans les choses la faon d'une hallucination per-manente et arbitraire. Car il y a bien un lien constant entre les ralits et leur sensation: sans chose capable de susciter la sensation de rouge, pas de perception de chose rouge; sans un feu bien rel. pas de sensation de brlure. Mais il n'y a pas de sens dire que le rouge ou la chaleur de la chose existe-raient aussi bien, titre de qualits, sans moi qu'avec moi: sans perception de rouge, pas de chose rouge; sans sensation de chaleur. pas de chaleur. Qu'il soit affectif ou perceptif, le sensible n'existe donc que comme rapport: rapport entre le monde et le vivant que je suis. Le sensible, en vrit. n'est ni simplement en moi la faon d'un rve, ni simplement en la chose la faon d'une proprit intrinsque: il est la relation mme entre la chose et moi. Ces qualits sensibles, qui ne sont pas dans les choses mmes mais dans mon rap-port subjectif celles-ci - ces qualits correspondent ce que les classiques nomment les qualits secondes.
Or, ce ne sont pas ces qualits secondes qui ont disqualifi la thorie classique des qualits. Qu'il n'y ail pa~ de sens attri-buer la chose en soi (qui est, au fond, la chose sans moi) des proprits qui ne peuvent rsulter que d'un rapport
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LANCIiSTRAI.lTF.
entre la chose et son apprhension subjective est en effet devenu un lieu commun que peu de phjlosophes ont remis en cause. On contestera sans doute vigoureusement, dans l'hri-tage de la phnomnologie, la faon dont Descartes ou Locke ont pens un tel rapport: comme modification de la substance pensante lie l'action mcanique d'un corps matriel et non, par exemple, comme corrlat notico-nomatique. Mais la question n'est pas de renouer avec la faon dont les classiques ont dtermin le rapport constitutif de la sensibilit: seul le fait que le sensible soit un rapport, et non une proprit inhrente la chose, nous importera ici. De ce point de vue. s'accorder avec Descartes ou Locke ne pose gure de difficuh un contemporain.
nnten va plus de mme ds lors que l'on fait intervenir le cur de ]a thorie classique des qualits: savoir le fait qu'il Y aurait deux types de qualits. Car ce qui a disqualifi dci-sivement la distinction entre qualits secondes et qualits premires, c'est le fait mme de la distinction: c' est--dire la croyance suivant laquelle la subjectivation des qualits sen-sibles (la mise en vidence de leur lien essentiel la prsence d'un sujet) ne devrail pas s'tendre toutes les proprits concevables de l'objet. mais seulement aux dterminations sensibles. On entend en effet par qualits premires des propri-ts supposes cette fois insparables de l'objet: des propri-ts qu'on suppose appartenir la chose, lors mme que je cesse de l'apprhender. Des proprits de la chose sans moi aussi bien qu'avec moi - des proprits de l'en-soi. En quoi consistent-elles? Pour Descartes, ce sont toutes les proprits qui ressortissent l'tendue. et qui peuvent donc faire l'objet de dmonstrations gomlriques : longueur. largeur, profon-deur, mouvement, figure, grandeur l Pour notre part. nous viterons de faire intervenir la notion d'tendue, car celle-ci
1. Locke. pour des raisons que nous ne pouvons examiner ici. ajoule cene liste la solidit..
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APIS LA FINITUDE
est indissociable de la reprsentation sensible: on ne peut imaginer d'tendue qui ne soit pas colore. donc qui ne soit pas associe une qualit seconde. Pour ractiver en tennes contemporains la thse cartsienne, et pour la dire dans les termes mmes o nous entendons la dfendre, on soutiendra donc ceci : tout ce qui de r objet peut ~tre formul en tennes mathmatiques. il y a sem; le penser comme proprit de r objet en soi. Tout ce quit de l'objet, peut donner lieu une pense mathmatique ( une formule, une numrisation), et non une perception ou one sensation, il y a sens en faire une proprit de la chose sans moi, aussi bien qu'avec moi.
La thse soutenue est donc double: d'une part on admet que le sensible n'existe que comme rapport d'un sujet au monde; mais d'autre part on considre que les proprits mathmatisables de l'objet sont exemptes de la contrainte d'un tel rapport, et qu'elles sont effectivement en l'objet tel que je les conois. que j'aie rapport ou non cet objet. Avant de justifier cette thse, il faut saisir en quoi celle-ci peut paratre absurde un philosophe contemporain - et dvoiler la source prcise de cette apparente absurdit.
Si cette thse a toutes les chances de sembler vaine un contemporain, c'est parce qu'elle est rsolument prcritique - parce qu'elle reprsente une rgression la position nave de la mtaphysique dogmatique. Nous venons en effet de supposer que la pense pouvait discriminer entre les pro. prits du monde qui ressortissent notre relation celui-ci. et les proprits d'un monde en soi, subsistant en lui-mme indl ffremment au rapport que nous entretenons avec lui. Or. on sait bien que cette thse est devenue intenable
1. SlIr ce point. .on se reportera l'analyse par Alain Renaut de la Icttre de Kant Il },'fIlIt:us Herz du 21 fvrier 1772, dmt. .. Kant tUljoWTi' hui. Aubier. 1997, chapitre premier. p. 53 TI. Sur la critiqul! par Berkeley de la distinction des qua-lits secondes ct premi~: Principes de la connais$t11lCe hUIMine. in li'm!s. volome I. tIad. MarilnePhiUp5, PUF. 1985. premire partie. 8-10. p. 322-l24.
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L'ANCESTRALIT
depuis Kant. et mme depuis Berkeley 1: thse intenable. parce que la pense ne saurait sortir d'elle-mme pour com-parer le monde en soi au monde pour nous , et ainsi dis-criminer ce qui est d notre rapport au monde. et ce qui n'appartient qu'au monde .. Une telle entreprise est en effet autocontradictoire: au moment o nous pensons que telle proprit appartient au monde en soi - nous le pensons. pre.. cisment. et une telle proprit se rvle donc elle-mme essentiellement lie la pense que nous pouvons en avoir. Nous ne pouvons nous faire une reprsentation de l'en-soi sans qu'il devienne un pour-nous ou, comme le dit plai-samment Hegel, nous ne pouvons surprendre l'objet par-derrire, en sorte de sa,roir ce qu'il serait en lui-mme 1 : ce qui signifie que nous ne pouvons rien connatre qui soit au-del de notre relation au monde. Les proprits math-matiques de l'objet ne sauraient donc faire exception la sub-jectivation prcdente: eUes doivent elles aussi tre conues comme dpendantes du rapport qu'un ~ujel entretient avec le donn: comme une forme de la reprsentation si je suis un kantien orthodoxe, comme un acte de la subjectivit si je suis un phnomnologue. comme un langage formel spcifique si je suis un philosophe analytique. etc. Mais, dans tous les cas, lQ1 philosophe qui entrine la lgitimit de la rvolution trans-cendantale - un philosophe qui se veut post-critique, et non pas dogmatique - soutiendra qu'il est naf de croire que nous pourrions penser quelque chose - ft-ce une dtermina-tian mathmatique de l'objet- tout en faisant abstraction du fait que c'est toujours nous qui pensons quelque chose.
Notons - car nous aurons y revenir - que la rvolution transcendantale a consist non pas simplement disqualifier le ralisme narr des mtaphysiques dogmatiques (cela. l'ida-lisme subjectif de Berkeley s'en tait dj charg), mais aussi
l-l'hnomtnologie ue r esprit, trad. B. BourgeQis. IntroductiOD. Vrin., 1997. p- 197.
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APRES LA FINITUDE
et surtout redfiniT l'objectivit en dehors du contexte dog-matique. Dans Je cadre kantien, la confonnit d'un nonc l'objet ne peuL plus, en effet, se dfinir comme adquation) ou ressemblance d'une reprsentation un objet suppos en soi, puisqu'un tel en-soi est inaccessible. La diffrence entre une reprsentation objective (du type: le soleil chauffe la pierre) et une reprsentation simplement subjective (du type: la pice me parat chaude) doit donc en passer par la diffrence entre deux type~ de reprsentations subjec-tives: celles qui sont universalisables - c'est--dire expri-mentables en droit par chacun - et ce titre scientifiques ). et celles qui ne sont pas universalisablcs. et ne peuvent en consquence fare partie du discours de ]a science. Ds lors. l'intersubjectivit, le consensus d'une communaut. tait des-tine se substituer l'adquation des reprsentations d'un sujet solitaire la chose mme, titre de critre authentique de J'objectivit, et plus spcialement de l'objectivit scientifique. La vrit scientifique n'est plus ce qui se confonne un en-soi suppos indiffrent sa donation. mais ce qui est susceptible d'tre donn en partage une conununaut savante.
De telles considrations nous permettent de saisir cn quoi la notion centrale de la philosophie moderne depuis Kant semble tre devenue celle de corrlation. Par corrlation. nous entendons l'ide suivantJaquelle nous navons accs qu' la corrlation de la pense el de J'tre. et jamais l'un de ces termes pris isolment. Nous appellerons donc dsor-mais corr/alionisme tout courant de pense qui soutiendra le caractre indpas~abJe de la corrlation ainsi entendue. Ds lors, il devient possible de dire que toute philosophie qui ne se veut pas un ralisme naf est devenue une variante du corrlationisme.
Examinons de plus prs le sens d'un tel philosophme: corrlation, corrlationi sme ).
Le corrlationisme consiste disqualifier toute prtention ]8
L' ANCI:iSl1tALlTE
considrer les sphres de la subjectivit et de l'objectivit indpendamment l'une de l'autre. Non seulement il faut dire que nous ne saisissons jamais tm objet ~ en soi . isol de son rapport au sujet. mais il faut soutenir aussi que nous ne sai-sissons jamais un sujet qui ne soit pas toujours-dj en rapport avec un objet. Si l'on peut nommer cercle corrlationnel l'argument suivanllequel on ne peut prtendre penser l'en-soi sans entrer dans un cercle vicieux. sans se contredire aus-sitt. on peut nommer pas de danse corrlationnel: cette autre figure du raisonnement laquelle les philosophes se sont si bien accoutums: cette figure. que l'on trouve si frquem-ment dans les ouvrages contemporains. et qui soutient qu' il serait naf de penser le sujet et l'objet comme deux tants qui subsisteraient par eux-mmes et auxquels la relation qu'ils entretiennent viendnut s'ajouter par ailleurs. Au contraire. la relation e~1 en quelque sorte premire: le monde n' a son sens de monde que parce qu'il m'apparat comme monde, et le moi n'a son sens de moi que parce qu'il est le vis--vis du monde, celui pour qui le monde se dvoile ... 1 .
D'une faon gnrale .le pas de danse du moderne, c' est cette croyance en la primaut de la relation sur les termes relis. croyance en la puissance constitutive de la relation mutuelle. Le co- (de co-donation. de ~relation,de co-ori-ginarit. de co-prsence, etc.). ce Co- eSlla particule domi-nante de la philosophie moderne, sa vritable formule chimique. Ainsi. on pourrait dire que jusqu' Kant un des principaux problmes de la philosophie consistait penser la substance, tandis qu' partir de Kant il s"est bien plutt agi de penser la corrlation. Avant I~ transcendantal. l'une des ques-tions qui pouvait dpartager de faon dcisive les philosophes rivaux tait: quel est celui qui pense la vritable substance: est-ce le philosophe qui pense l'Ide. rri.dividu.l'atome. Dieu
1. Pb. Huncman. E. Kulich./ntroduction la plllnQmnologie. Annand Colill.1991. p. 22.
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APRs LA FINITUDE
- quel Dieu? Aprs Kant. et depuis Kan~ dpartager deux phi-losophes rivaux ne revient plus tant se demander lequel pense la vritable substantialit. qui se demander lequeJ pense la corrlation la plus originaire. Est-ce le penseur de la corrlation sujet-objet, du corrlat notico-nomatique. de la corrlation Jangage-rfrence? La question n'est plus: quel est le juste substrat? mais: quel est le juste corrlat?
La conscience et le langage ont t les deux ( milieux principaux de la corrlation au xxe sicle - supportant res-pectivement la phnomnologie. et les divers courants de la philosophie analytique. Prancis Wolff les caractrise trs justement quand il en fait des objets-mondes 1 . La conscience et le langage sont en effet des objets Wliques. parce qu'ils font monde . Et si ces objets font monde, c'est d'une part parce que, pour eux. tout est dedans. mais aussi bien tout estdehors ... . Wolff continue ainsi: Tout est dedans parce que, pour pouvoir penser quoi que ce soit. il faut "pouvoir en avoir conscience", il faut pouvoir le dire, et nous sommes donc enferms dans le langage ou dans une conscience sans pouvoir en sortir. En ce sens ils n'ont pas d'extrieur. Mais en un antre sens, ils. sont tont entiers tourns vers l'extrieur, ils sont la fentre mme du monde: car avoir conscience. c'est toujours avoir conscience de quelque chose, parler c'est ncessairement parler de quel-que chose. Avoir conscience de l'arbre, c'est avoir conscience de l'arbre lui-mme et non d'une ide de J'arbre. parler de l'arbre, ce n'est pas dire un mot mais parler de la chose. Si bien qu'ils ne renferment le monde en eux que parce que, l'inverse. ils sont tout entiers en lui. Nous sommes dans la conscience ou le langage comme dans une cage transpa-rente. Tout est dehors mais il est impossible d'en sortir1.
1. Di1\! le monde. Pli"F. 1991. p. IL 2.lbid .. p. 1112.
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L'AI';CESTRALJT
Ce qui est remarquable. dans une telle description de la consdence et du langage des modernes, c'est qu'elle exhibe le caractre paradoxal de l'extriorit corrJationnelle: d'une part le corrlationisme insiste volontiers sur le lien originaire de la conscience comme du langage un dehors radical (la conscience de la phnomnologie se transcendant, s'cla-tant comme dit Sartre vers le monde); mais d'autre part cette insistance semble dissimuler un trange sentiment d'en-fermement, de claustration dans un tel dehors (la cage trans-parente). Car nous sommes bien enfenns dans l'en-dehors du langage et de la conscience, puisque nous y sommes tou-jours-dj (autre locution ellsentielle. avec le co-. du cor-rlationisme). puisque nous ne disposons d'aucun point de vue d'o nous pourrions observer de l'extrieur ces objets-mondes. donateurs indpassables de toute extriorit. Or. si ce dehors nous apparat comme un dehors claustral, un dehors dans lequelil y a sens se sentir enferm, c' est qu'un tel dehors est, vrai dire, tout relatif. puisqu' il est - prcis-ment - relatif, relatif nous-mme. La conscience et son langage se tr'dnscendent certes vers le monde, mais monde il n'y a que pour autant qu'une conscience s'y transcende. Cet espace du dehors n' est donc que 1'espace de ce qui nous fait face, de ce qui n'existe qu' titre de vis--vis de notre exis-tence propre. C'est pourquoi. en vrit, on ne se transcende pas bien loin en plongeant dans un tel monde: on se contente d'explorer les deux faces de ce qui demeure un face~-face - telle une mdaille qui ne connatrait que son revers. Et si les modernes mettent une telle vhmence soutenir que la pen-se est pure orientation vers l'extrieur, il se pourrait que ce soit, en vrit. en raison d'un deuil mal assum -par dn-gation d'une perte inhrente l'abandon du dogmatisme. TI se pourrait en effet que les modernes aient la sourde impres-sion d'avoir irrmdiablement perdu le Grand Dehors. le Dehors absolll des penseurs prcritiques: ce Dehors qui n'tait pas relatif nous, qui se donnait comme indiffrent
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APRES LA FINITUDE
sa donation pour tre ce qu'il est, existant tel qu'en lui-mme, que nous le pensions ou non; ce Dehors que la pense pou-vait parcourir avec le sentlmentju!';tifi d'tre en terre tran-gre - d'tre, cette fois, pleinement ailleurs.
Soulignons enfm, pour en finir avec cene brve exposition du philosophme postcritique, que la corrlation pense-tre ne se rduit pas la corrlation sujet-objet. Autrement dit: la domination de la corrlation sur la pense conremporaine n'implique pas la domination des philosophies de la repr-semation. TI est en effet possible de critiquer celles-ci, au nom d'une corrlation plus originaire de la pense et de l'tre. Et, de fail, les critiques de la reprsentation n'ont pas signifi une rupture avec la corrlation -c'est--dire un simple retour au dogmatisme.
Contentons-nous SUT ce point de donner un exemple: celai de Heidegger. D'une part, il s'agit certes pour Heideg-ger de pointer. dans toute pense mtaphysique de la repr-sentation, une oblitration de l'tre, ou de la prsence, au profit du seul tant-prsent, considr comme objet. Mais, d'autre part. penser un tel voilement de l'tre au sein du dvoilement de l'tant qu'il rend possible suppose pour Hei-degger de prendre en vue la co-appartenance (zusammen-gehorigJil) originaire de l'homme et de l'lre, qu'il nomme Ereignis'. La notion d'Ereignis. centrale chez le dernier Heidegger, reste donc fidle l'exigence corrlationnelle hrite de Kant, et prolonge paT la phnomnologie husser-Henne: car la
L' ANCES1'RALlT~
mutuel: L'ETeignis est la conjonction essentielle de l'homme t d l'tre, unis par Wle appartenance mutuelle de leur tre propre l . Et le passage suivant montre clairement le maintien rigoureux, chez Heidegger. du pas de danse corrlationnel: De "l'tre lui-mme" nous disons trop peu lorsque, disant "l'tre", nous laissons de ct son tre-pr-sent l'essence-de-l'homme et mconnaissons ainsi que cette essence elle-mme contribue constituer "l'tre". Nous disons aussi Irop peu de l'homme lorsque. disant "l'tre" (non l'tre-homme), nom~ posons l'homme pOUT lui-mme et ne le mettons qu'ensuite en rapport avec l'tre qui a t ainsi pos 2.
On mesure ds lors le nombre de dcisions que toUl phi-losophe se doit d'entriner - quelle que soit l'ampleur de sa rupture avec la modernit - s'il ne veut pas rgresser une position simplement dogmatique; cercle et pas de danse corrlationnels; substitution de l'intersubjectivit l'ad-quation dans la redfinition de l'objectivit scientifique; maintien de la corrlation jusque dans la critique de la repr-sentation; dehors claustral. Ces postulats caractrisent toute philosophie postcritique. cOest--dire se voulant encore suffisamment fidle au kantisme pour rcuser tout retour pur et simple la mtaphysique prcritique.
C'est l'ensemble de ces dcisions que nous drogeons en soutenant l'existence de qualits premires. Est-ce donc
1. Ibid., p. 272. Heidegger insiste certes sur le tait que dans I~ tCllIJC 00-appartenance:.. ,le 0( co- 1> (le " lusantmen N) doit tle compris li partir du sens de l'appartenance et non l'a])panl;!nance pattirdu 00-. Mais il s'agit seulement d'viter de comprendre l'unit de la pense et de l'!lre 18. faon de la mta-physique, comme nuus et COfl~jQ, et soumission de toute chose il l'ordre du l.ysme! il ne s'agit pas d'abandonner le 00-, mais d'eo repenSa' l'origioa-riti en dehors des !OChmru; de la reprsentation. Sur point: ibl., p. 262-263.
2. Contribution" la question cie l'tre, QUf.stion /, op. cil., trad. G. Gra-Del, p. 221-22&. La traduction cite e.'It celle de Jacques Rolland, in Gianni Vauimo. lntroduction HeideggeJ', cL du Cerf, 1985, p. 121.
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APRES LA FIN 1 TtrDE
que nous sommes dtermins rgresser les yeux ouverts vers le dogmatisme? Et d'abord. qu'est-ce qui nous incite rompre ainsi avec le cercle de la corrlation '1
***
C'est une simple ligne. Elle peut avoir plusieurs teintes, un peu comme un spectre de couleurs spares par de cowts traits verticaux. Au-dessus de ceux-ci, des chiffressymboli-sant des quantits immenses. C'e::,"t une ligne comme on peut en voir dans n'importe quel ouvrage de vulgarisation scientifique. Les chiffres dsignent des dates. et ces dates. ce sont principalement celles:
- de l'origine de l'Univers (-13,5 rnHliards d'annes) - de la formation de la Terre (- 4.45 milliards d'annes) -de l'origine de la vie terrestre (- 3,5 milliards d'annes) - de l'origine de l'homme (Homo habilis. - 2 millions
d'annes).
La science exprimentale est aujourd'hui capable de pro-duire des noncs concemant des vnements antrieurs l'avnement de]a vie comme de la conscience. Ces noncs consistent en la datation d' objets parfois plus anciens que toute forme de vie sur Terre. Ces procdures de datation taient dites relatives aussi longtemps qu'elles ne concer-naient que les positions dans le temps des fossiles les uns par rapport aux autres (elles taient obtenues notamment par l'tude de la profondeur relative des strates rocheuses dans lesquelles ces fossiles taient dterrs). Les datations sont devenues absolues partir du moment (ctest~-dire, pour l'essentiel, depuis les annes trente) o ont t mises au point des techniques capables de dtenniner la dure effec-tive des objets mesurs. Ces techniques s'appuient en gn-ral sur la vitesse constante de dsintgration des noyaU"-radioactifs. ainsi que sur les lois de thermoluminescence
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L' ANCESTRALIT
- ces dernires permettant d'appliquer les techniques de datation radioactive la lumire mise par les toiles l .
La science est donc aujourd'hui en mesure de dterminer prcisment- ft-ce titre d'hypothse rvisable -les dates de formation de fossiles vivants antrieurs l'mergence des premiers hominids. la date de fonnati.on de la Terre. ou les dates de formation des astres, voire 1' anciennet) de l'Univers lui-mme.
La question qui nous intresse est alors la suivante: de quoi parlent les astrophysiciens, les gologues ou les palon-tologues lorsqu'ils discutent de l'ge de l'Univers,de la date de formation de la Terre, de la date du surgissement d'une espce antrieure l'homme. de la date du surgissement de l'homme lui-mme? Comment saisir le sens d'un nonc scientifique portant explicitement sur une donne du monde pose comme antrieure l'mergence de la pense, et mme de ta vie-co est--dire po,Ye comme antrieure touteforme humaine de rapport au monde? Ou! pour le dire plus prci-sment: comment penser le sens d'un discours qui fait du rapport au monde - vivant et/ou pensant - un fait inscrit dans une temporalit au sein de laquelle ce rapport n'est qu'un vnement parmi les autres - ins(..TIt dans une succession dont il n'est qU'un jalon et non une origine? Comment la science peut-elle simplement penser de tels noncs. et en quel sens peut-on attribuer une ventue1le vrit ceux-ci?
Fixons le vocabulaire : - nous nommons ancestrale toute ralit antrieure
1. Dominique Lecourt rappelle les lmeot.'i essentie)g de celte histoire des. datation!> ab!>UluclI, dans 1~ contexte polmique du renouveau cralionniste de l'Amrique de:; l!IIIlcs 80: L'Am/rique entre la Riblet.1 Darwin, PUF, J 992. chap.N, p. 100 sq. Sur cc point. on peut galement consulter l'dition fran-aise de Sc:ienrific American.' Pour la science. Lelemps des datatiollS,janvier-mars 2004. Puur LOIC introduction plllS cbnique: Mthodes de datation par les phnomnes nuclairl!s naturels_ App/ica/ions. 50115 ta dir- de E. Roth et B_ Pout}', coll. CEA. Masson. 1985. cbap. J. A (
APRS LA FfNrfUOE
rapparition de l'espce humaine - et mme antrieure toute formerccense de vie sur la Terre :
- nous nommonsarchifossile. ou matire-fossile. non pas les matriaux. indiquant des traces de vie passe que sont les fossiles au sens propre, mais les matriaux indiquant l'exis-tence d'une ralit ou d'un vnement ancestral. antrieur la vie terrestre. Un arclJifossile dsigne donc le support matriel partir duquel sc fait J'exprimentation donnant lieu l'estimation d'un phnomne ancestral- par exemple un sotopedont on connat la vitesse de dcomposition par radioactivit.. ou l'mission lumineuse d'une toile suscep-tible de renseigner sur la date de sa fonnation.
Repartons alors de ce simple constat: la science fonnule aujourd'hui un certain nombre d'noncs ancestraux, portant sur l'gc de J'univers. la formation des toiles ou la fonna-tion de la Terre. TI ne nous appartient videmment pas de juger de la fiabilit des techniques employes cn vue de la formu-lation de ces noncs. Ce qui nous intresse, en revanche. c'est de savoir quelles conditions de sens rpondent de tels noncs. Et plus exactement, nous demandons quelle inter-prtaton le corrlationisme est susceptible de donner des noncs ancestraux ?
Une prcision est ici ncessaire. Il y a en vrit (nous y reviendrons) deux modalits principales de la pense de la corrlation, comme i1 y a deux modalits principales de l'idalisme. La corrlation. en effet. peut tre pose comme indpass..'lh]e ou bien d'un point de vue transcendantaJ (et/ou phnomnologique), ou bien d'un point de vue spculatif. n est possible de soutenir la thse suivant laquelle nous n'ap-prhendons rien d'auLTe que des corrlations. ou bien la thse suivant laquelle la corrlation est par elle-mme ternelle. Dans ce dernier cas, celui de l'hypostase de la corrlation. nous n'avons plus affaire un corrlationisme au sens strict, mas une mtaphysique qui ternisera l'Ego ou l'Esprit pour en faire le vis-vi~ prenne de la donaLion de l'tant.
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L' J\~CESTRALlT
Dans une teJle perspective, l'nonc ancestral ne pose pas difficult: le mtaphysicien du Corrlat-temel pourra sou-tenir l'existence d' un Tmoin ancestral. un Dieu attentif. faisant de tout vnement un phnomne; un donn-. cet vnement ft-il la formation de la Terre, ou mme de l'Univers. Mais le corrlationisme n'est pas une mtaphy-sique: il n 'hypostasie pas la corrlation. illimite bien plutt par la corrlation toute hypostase, toute subslantialisation d'un objet de la connaissance en tant existant par soi. Dire que nous ne pouvons nous extraire de l' horizon corrlation-nel. ce n'est pas affirmer que la corrlation pourrait exister par soi, indpendamment de son incarnation cn des indivi-dus. Nous ne connaissons pas de corrlation qui soit donne ailleurs qu'en des humains. ct nous ne pouvons pas sortir de nous-mmes pour dcouvrir s'il est possible qu'une telle dsincarnation du corrlat soit vraie. Le Tmoin ancestral est donc une hypothse illgitime du point de vuc d'un cor-rlationisme strict. La question que nous avons pose peuL donc se refonnuler ainsi: ds lors que l'on se situe au sein du corrlat, tout en sc refusant son hypostase. comment interprter un noncancestraJ ?
Remarquons tout d'abord que le sens des noncs ances-traux ne pose pas de problme pour une philosophie dogma-tique telle que le cartsianisme. Que signifieraient. en effet. de tels vnements pour un physicien adepte des Mdita-tions 1 Celui-ci commenterait par la remarque suivante: il n'y a pas grand sens. concernant un vnement antrieur l'mergence de la vie terrestre - par exemple la priode d'accrtion de la Terre (c'est--dire la priode d'accumula-tion de matire ayant donn lieu la formation de notre pla-nte) -. dire qu' i1 faisait alors trs chaud, ou que la lumire taiL blouissante. ou prononcer d'autres juge-menlS subjectifs de ce type. Ds lors qu'on ne connat pas d'observateur ayant fait l'exprience directe de l'accrtion de la Terre - ds lors mme qu'on ne saisit pas comment un
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APRS LA FlNITUDE
observaleuT vivant aurait pu survivre cette exprience, s'il avait prouv une telle chaleur -. on se contentera de for-muler propos de cet vnement ce que les mesures. c'est--dire ce que le~ donnes mathmatiques, nous per-mettent de dtetminer: par exemple qu'il a commenc il y a peu prs 4.56 milliards d'annes, qu'il ne s'est pas produit en un instant. mais s'est coul sur plusieurs millions d'an-nes - voire plusieurs ruzaines de millions d'annes -, qu'il a occup un certain volume dans l'espace, volume qui a pu varier dans le temps. etc. Ainsi,il faudrait dire qu'il n'yapas de sens sourenir que les qualits inhrentes la prsence d'un vivanl- couleur (mais non pa~ longueur d'onde). cha-leur (mais non pas temprature), odeur (mais non pas rac-tion chimique), etc. -. soutenir. donc. que ces qualits secondes taient pr~entes au moment de l'accrtion de la Terre. Car ces qualits reprsentent les modes de relation d'un vivant son environnement, et ne peuvent tre perti-nentes pour dcrire un vnement antrieur toute forme de vie recense. et mme incompatible avec l'existence d'un vivant. En revanche, on soutiendra que les noncs portant sur l'accrtion qui sont formulables en termes mathma-tiques dsignent quant eux des proprits effectives de l'vnement en question (sa date, sa dure. son extension), lors mme qu'aucun observateur n'tait prsent pour en faire J'exprience directe. Par l. on soutiendrait une thse cartsienne sur la matire. mais non pas. remarquons-le bien, une th.c;e pythagoricienne: on ne dirait pas que l'tre de l'accrtion est intrinsquement mathmatique - que 1es nombres ou les quations engages dans les noncs ances-traux existent en soi. Car il faudrait alors dire que l'accr-tion est une ralit aussi idelle qu'un nombre ()u qu'une quation. Les noncs, d'une faon gnrale. sont idels, en tant qu'ils sont une ralit signifiante: mais leurs rfrents ventuels, eux, ne sont pas ncessairement idels (le chat sur le paillasson est rel, quoique l'nonc: le chat est sur le
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L'ANCESTRALm
paillasson soit idel). En l'occo.rrence. nous dirions donc: les rfrenls des noncs portant sur les dates. volumes. etc. ont exist il y a4,56 mil1iards d'annes tels que ces noncs les dcrivent - mais non pas ces noncs mmes, qui nous sont. quant eux, contemporains.
Mais soyons plus prcis. Un homme de science ne dira pas de faon catgorique - ce serait manque de prudence -qu'un vnement ancestral s'est coup sfir produit tel qu'il le dcrit. On sait bien - au moins depuis Popper - que toute thorie avance par la science exprimentale est en droit rvisable: c'est--dire rfutable au profit d'une thorie plus lgante. ou plus conforme l'exprience. Mais cela n'em-pchera pas un homme de science de considrer qu'il y a sens supposer que son nonc est vrai; que les choses ont effectivement pu se pa.c;;ser telles qu'il les dcrit et que, aussi longtemps qu'une autre thorie n' aura pas supplant sa des-cription. il est lgitime d'admettre reX8tence de l'vne-ment tel qu'il le reconstitue. Et, quoi qu'il en soit, si sa thorie est rfute, ce ne pourra tre qu'an profit d'une autre thorie son tour de porte ancestrale, et son tour suppo-se vraie. Les noncs ancestraux sont donc, dans la pers-pective cartsienne, des noncs dont les rfrents peuvent tre poss comme rels (quoique passs) ds lors qu'ils sont tenus pour valids par la science exprimentale, un moment donn de son dveloppement.
Tout ce1a nous permet de dire que le cartsianisme rend compte. de faon somme toute satisfaisante, des conceptions qu'un homme de science peut se faire de sa discipline. On pourrait mme parier, sans s'avancer beaucoup, que, du point de vue de la thorie des qualits. les hommes de science seront en affinit avec le cartsianisme bien plus qutavec le kantisme: qu'ils seront prts admettre, sans trop de diffi-cu1ls, que les qualits secondes n'existent qu' titre de rap-port d 'un vivant son monde - mais qu'ils seront sans doute bien plus rticents admettre que le~ qualits premires
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APRS LA f"lNITUDE
- mathmatisables - n'existent qu~ la condition que nous existions nous-mmes, et non comme proprits des choseS mmes. Et vrai dire, on ne les comprendrait que trop. ds lors que l'on se proccupe srieusement de dtenniner com-ment le corrlatiowste peut rendre compte de l'ancestralit.
Comprenons bien en effet que l'interprtation prcdente est, du point de vue corrlationnel. impossible admettre - du moins admettre la lettre. Certes. les philosophes sont devenus, cn matire scientifique, modestes - et mme prudents. Un philosophe commencera donc gnralement par assurer que ses conceptions n'interfrent en rien avec le travail de l'homme de science. et que la faon dont ce der-nier s'exprime propos de ses recherches est parfaitement lgitime. Mais il ajoutera (ou le pensera pour lui-mme): lgitime, dans son ordre. Comprenez: il est normal, naturel, que rhomme de science ait une attitude spontanment rea-liste. attitude qn'il partage avec l'homme du commun. Mais le philosophe possde quant lui un certain type de savoir, qui impose une correction de tels noncs - cor-rection en apparence minime, mais qui suffit DOUS ouvrir Lme autre dimension de la pense dans son rapport l'tre.
Soit l'nonc ancestral suivant: L'vnement x s'est pro-duit tant d'annes avant l'mergence de l'homme. Le phi-losophe corrlationiste n'interviendra en rien sur le COlllenu de l'nonc: il ne contestera pas que c' est bien l'vnement x qui s'est produit, ni ne contestera la date de cet vnement. Non: il se contentera d'ajouter - mentalement peut-tre, mais il l'ajoutera - quelque chose comme un simple codicille, tou-JOUIS le mme, discrtement plac en bout de phrdSe. A savoir: l'vnement x s'est produit tant d'annes avant l'mergence de l'homme - pour l' homme (et mme pour l'homme de science). Ce codicille, c'est le codicille de la modernit: le codicille par lequel le philosophe moderne se garde (ou du moins le croit-il) d'intervenir en rien dans le contenu de la
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L'ANCESTRALrrE
science. tout en prservant un rgime du sens extrieur celui de la science, et plus originaire que lui. Donc, le postu-lat du corrlationisme, face un nonc ancestral, c'est qu' il Y a au moins deux nivealL"t de sens dans un tel nonc: le sens immdiat, raliste; et un sens plus originel, corrlation-nel. amorc par le codicille.
Qu'est-ce alors qu'une interprtation littrale de l'nonc ancestral? La croyance que le sens raliste de l'nonc ancestral est son sens ultime - qu'il n'y a pas d'autre rgime du sens susceptible d'en approfondir la comprhension. que le codicille du philosophe est donc hors de propos pOUT tu-dier la signification de l'nonc. Or, ce1a. 1e corrlationiste ne peUl l'accepter. Car supposons un instant que l'interpr-tation raliste, cartsienne, nous donne accs au sens ultime de l'nonc ancestral. Alors nous serions conduits soutenir ce qui ne peut apparatre que comme une succession d'ab-surdits au philosophe postcritique. savoir, et la 1iste n'est pas exhaustive:
- que l'tre n'est pas coextensif la manifestation puis-qu'il s'est produit dans le pass des vnements ne se mani-festant pour personne ;
- que ce qui est a prcd dans le temps la manifestation de ce qui est;
- que la manifestation est elle-mme apparue, dans le temps eL dans 1 'espace - et qu' ce titre la manifestation n j est pas la donation d'un monde, mais est plutt elle-mme un vnement intramondain ;
- que cet vnement. en plus, peut tre dat; - que la pense est donc en mesure et de penser l'mer-
gence de la manifestation dans /' tre. et de penser un tre, un temps 1 antrieur la manifestation;
- que la matire-fossile est la donation prsente d'un tre antrieur la. donation, c'est--dire qu'un archifossile manifeste l'antriorit d'un tant sur la manifestation.
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APRs LA FINITllPE
Mais, pour le corrlationiste. de tels noncs partent en fume, ds lors qu'on met jour l'autocontradiction, selon lui clatante. de la dfinition prcdente de l'archifossile: donation d'un tre antrieur la donation. Donation d'un tre - tout le point est l: l'tre n'est pas antrieur la donation, il se donne comme antrieur la donation. Ce qui suffit dmontrer qu'il est absurde d'envisager une exis-tence antrieure - chronologique. de surcrot - la donation elle-mme. Car la donation est premire. et le temps lui-mme n'a de sens qu' tre toujours-dj engag dans le rapport de l'homme au monde. Il y a donc bien deux niveaux d'approche de l'ancestralit, pour le corrlationiste. qui recoupent le redoublement du tenne donation dans l'nonc en jeu, savoir: l'tre se donne (occurrence 1) comme antrieur la donation (occurrence 2). Au niveau immdiat, j'oublie le caractre originaire de la donation, je me perds dans l'objet, et je naturalise la donation en en fai-sant une proprit du monde physique. susceptible d'appa-ratre et de disparatre la faon d'une chose (l'tre se donne comme antrieur la donation). Au niveau profond O'tre se donne comme antrieur la donation), je com-prends que la corrlation tre-pense prcde logiquement tout nonc emprique portant sur le monde et les tants intramondains. Ainsi, je peux articuler sans dommage la thse d'une antriorit chronologique de ce qui est sur ce qui apparat - niveau du sens immdiat. raliste, driv - la thse - plus profonde, plus originaire. seule juste dire vrai - d'une antriorit logique de la donation sur ce qui se donne au sein de la donation (et dont fait partie l'antriorit chronologique prcdente). Je cesse alors de croire que l'ac-crtion de la Terre aurait tout bonnement prcd l' appari-tion de l'homme dans le temps, pour saiBir que le statut de l'nonc en jeu est plus complexe. Cet nonc. justement compris. se formulera: La communaut prsente des hommes de science a des raisons objectives de considrer
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L' ANC~:STRAUT
que l'accrtion de la Terre a prcd l'mergence deshom-nids de x annes.
Dtaillons donc cette formule. On a dit que l'objectivit se dfinissait depuis Kant non
en rfrence l'objet en soi (ressemblance. adquation de l'nonc ce qu'il dsigne), mais en rfrence l'univma-lit possible de l'nonc objectif. C'est l'intersubjectivit de l'nonc ancestral- qu'il soit vrifiable en droit par n'im-porte quel membre de la communaut scientifique - qui en garantit l'objectivit, donc la vrit. Ce ne peut tre rien d'autre: car son rfrent. pris la lettre. est impensable. En effet. puisque l'on refuse l'hypostase de la corrlation, il faut dire que l'univers physique ne saurait Tellement prcder l'existence de l'homme. ou du moins l'existence des vivants. Un monde n'a de sens que comme donn;.-W1-tre-vivan~ on pensant. Or, parler d'mergence de la vie, c'est vo-quer une mergence de la manifestation au sein d'un monde qui lui prexisterait. Ds lors que nous avons disqualifi ce genre d'nonc, nous devons nous en tenir strictement ce qui nons est donn: non l'mergence impensable de la mani-festation dans l'tre. mais le donn universalisable du mat-riau-fossile prsent: vitesse de la dcomposition radioactive. nature de rmission stel1aire t etc. Un nonc ancestral est vrai. selon le corrlationiste. en ce qu'il est fond sur une exprience prsente - faite sur un matriau-fossile donn -et universalisable (vrifiable en droit par chacun). On peut donc dire que fnonc est vrai, en ce qu'il s'appuie sur une exprience en droit reproductible par tous (universalit de l'nonc), sans croire navement que sa vrit proviendrait d'une adquation la ralit effective de son rfrent (un monde sans donation de monde).
Pour le dire autrement: pOUl" saisir le sens profond du donn fossile. il ne faut pa,>, selon le corrlationiste, partir du pass ancestral, mais du prsent corrlationnel. C'est--dire qu'il nous fam effectuer une rtrojection du pass partir du
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APRS LA FINITUDE
prsent. Ce qui nous est donn, en effet, ce n'est pas quelque chose d'antrieur la donation, c'est seulement un donn pr-sent qui se donne pour tel. L'antriorit logique (constitutive. originaire) de la donation sur l'tre du donn, doit donc nouS conduire subordonner le sens apparent de l'nonc ancestral un contre-sen.r plus profond. seul mme d'en dlivrer la signification: ce D'est pas l'ancestralit qui prcde la dona-tion. c'est le donn prsent qui rtro jette un pass sembJe .. t-iJ ancestral. Pour comprendre le fossile, il faut donc aller du prsent au pass. selon un ordre logique, eL non du pass au prsent, selon un ordre chronologjque.
Tout refu.~ du dogmatisme impose donc. selon nous, deux dcisions au philosophe confront l'ancestralit: le ddou-blement du sens. et la rtrojection. Le sens profond de l'an-cestralit rside dans la rtrojection logique impose son sens immdiatement chronologique. Nous avons eu beau tourner les choses dans tous les sens: nous ne voyons pas comment il serait possible d'interprter autrementrarchifos-sile tout en demeurant fidle aux rquisits de la corrlation.
Maintenant. pourquoi cette interprtation de l'ancestralit est-elle videmment intenable? Eh bien. pour le comprendre. il nous suffit de poser au corrlationiste la question suivante : mais que s' est-il dom: pass il y a 4.56 milliards d'annes? L'accrtion de la Terre a-t-elle eu lieu, oui ou non?
En un sens oui, rpondra-t-il, puisque les noncs scienti-fiques qui indiquent un tel vnement sont objectifs. c'est--dire sont vrifis de faon intersubjective. Mais en un sens non, ajoutera-t-il. puisque le rfrent de tel~ noncs ne peut avoir exist. la faon dont il est navement dcrit - ccst--dire comme non-corrl une conscience. Mais alors. nous aboutissons un nonc assez extraordinaire: l'nonc ancstral est un nonc vrai, en ce qu'objectif. mais dont il est impossible que le rfrent ait pu effectivement exister tel que cette vrit le dcril. C'est un nonc vrai dcrivant
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L'ANCESTRAUTB
pourtant comme rel un vnement impossible. un nonc objectif sans objet pensable. Bref. pour le dire plus sim-plement: c' est un non-sens. C'est ce que ron comprendrait aussi bien en faisant remarquer que si les noncs ances-tra.ux ne tiraient leur valeur que de l'universalit prsente de leur vrification, ils n'auraient plus aucun intrt pour les hommes de science qui se mettent en peine de les tablir. On n'tablit pas une mesure pour dmontrer que cette mesure est la bonne pour tous les hommes de science: on l'tablit en vue d'une dtermination du mesure. C'est parce que certains isotopes radioactifs sont susceptibles de nous renseigner sur un vnement pass qu'on tente de leur arra-cher la mesure de leur anciennet: faites de cette anciennet quelque chose d'impensable, et l'objectivit de la mesure devient vide de sens et d'intrt, n'indiquant plus rien d'autre qu~ene-mme. Mais la science ne vise pas, par ses expriences, tablir l'universalit de ses expriences: elle vise; par une exprience reproductible, des rfrents ext-rieurs qui donnent leur sens aux expriences.
La rtrojection que le corrlationiste est contraint d'im-poser l'nonc ance..'1tral est donc un vritable contre-sens qu'il commet son gard: un nonc ancestral n'a de sens qu' la condition que son sens littral soit aussi son sens ultime. Si vous ddoublez le sens, si vous inventez l'nonc un sens profond conforme la corrlation, allant conlre-sens du sens raliste, vous supprimez le sens,loin de l'approfondir. C'est ce que nous exprimerons en parlant du ralisme irrmdiable de l'nonc ancestral: cet nonc a un sens raliste, et seulement un sens raliste, ou il n'en a pas. C'est bien pourquoi un corrlationiste consquent devrait cesser de composer avec la science, cesser de croire qu'il peut articuler deux niveaux du sens, sans affec-ter en rien le contenu de J'nonc scientifique dont il pr-tend traiter. TI n'y a pas de compromis possible entre le corrlat et r archifos~ile: r un des deux tant admis, l'autre
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APRS LA fR.iTIUDE
est de ce fait disqualifi. Autrement dit. le corrIationiste cohrent devrait cesser d'tre modeste, et oser affirmer hau-tement qu'il est en mesure d'enseigner a priori l'homme de science que ses noncs ancestraux sont des noncs illu-soires: car le corrlationiste sait. Jui t que ce qui est ainsi dcrit n'a jamais pu avoir lieu ainsi qu'il est dcrit.
Mais ds loIS. tout se passe comme si la frontire entre l'idalisme transcendantal - idalisme en quelque sorte
Ltrb~ polic, raiSOIUlable - et l'idalisme spculatif. et mme subjectif - idalisme sauvage, rude, plutt extravagant -. totit se passe, donc. comme si celte frontire qu'on nous avait appris dresser - et qui spare Kant de Berkeley -. comme si cette frontire s'estompait~ s'effaait la lumire de la matire-fossile. Face }'archifossile, toUS les idalismes convergent et deviennent galement extraordinaires - tous les corrJationismes se rvlent comme des idalismes extrmes, incapables de se rsoudre admettre que ces iv-nements d'une matire sans homme dont nous parle la Sc1&nCe ont effectivement pu se produire tels que la science en parle. Et notre corrlationiste Se trouve alors dangereuse-ment proche de ces crationistes contemporains: de ces croyants piuoresques qui affirment aujourd'hui, selon une lecture littrale de la Bible. que la Terre n'aurait pas plus de 6000 ans. et qui. se voyant objecter les datations plus anciennes de la science. rpondent, impavicIes. que Dien a cr il y a 6000 an~, en mme temps que la Terre, de-s com-poss radioactifs indiquant un ge de la Terre beaucoup plus ancien - cela pour prouver la foi des physiciens. Le sens de l'arehifossile serait-il pareillement d'prouver la foi du philosophe dans les corrlats. mme en prsence de donnes qui indiquent un cart abyssal entre ce qui existe et ce qui appar8.1"t ?
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,: ANCES'f~ALrTf
Nous commenons saisir que l'ancestraIit constitue un problme philosophique. susceptible de nous faire rviser des dcisions souvent considres comme infrangibles depuis Kant. Mais disons-le tout de suite: notre ambition n'est pas ici de rsoudre un tel problme. seulement de ten-ter de le poser sous une fonne rigoureuse, el cela de telle sorte que sa rsolution cesse de nous apparatre tout fait impensable.
Pour ce faire, il faut d'abord souligner l'enjeu vritable de ce que l'on nommenl dsormais le problme de l'an-cestralit. Notre question a t la suivante: quelle condi-tion un nonc ancestral conserve-t-il un sens? Mais on voit bien que cette question en recouvre une autre, plus origi-naire. et qui en dlivre la porte vritable - savoir: com-ment penser la capacit des sciences exprimentales produire une connaissance de l'ancestral ? Car c'est bien, par le biais de l'ancestralit, le discours de la science qui est ici en jeu, et plus spcialement ce qui caractrise un tel dis-cours: sa forme mathmatique. Notre question devient donc: qu'est-ce qui pennet un discours mathmatique de dcrire un monde dsert par l"humain. un monde ptri de choses et d'vnements non-corrls une manifestatioI4 un monde non-corrl un rapport au monde? C'est l l'nigme qu'il nous faut affronter: la capacit des math-matiques discourir du Grand Dehors, discourir d'un pass dsert par Phomme comme par la vie. Pour le dire encore sous la forme d'un paradoxe (qu'on nommera para-doxe de l'archifossile): comment un tte peut-il manifes-ter l'antriorit de l'tre sur la manifestation? Qu'est--ce qui permet un discours mathmatis de mettre au jour des expriences, dont la matire nous renseigne sur un monde antrieur rexprience? Que ce paradoxe ait rallure d'une pure conttadiction, on ne le conteste pas : le problme redou-table que nous pose l' archlfossile consiste prcisment se tenir fermement au sein de cette contradiction pour en
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APRS LA FINITUDE
dcouvrir tenne le caractre illusoire. Pour penser la por-te ancestrale de la science. il nous faut en effet dvoiler en quoi une telle contradiction n'est qu'apparente.
Nous pouvons donc reformuler ainsi notre question: quelle condition peut-on lgitimer les noncs ancestraux de la science moderne'} C'est une question de style transcen-dantal, mais dont la particularit est qu'elle a pour condition premire l'abandon du transcendantal. Elle exige que nous nous tenions gale distance du ralisme naf et de la subti-lit corrlationnelle - qui sont les deux faons de ne pas voir l'ancestralit comme un problme. Nous devons avoir l'esprit la force apparemment imparable du cercle corrla-tionne) (au contraire du raliste naf). et son incompatibilit irrmdiable avec rancestralit (au contraire du corrlatio-niste). Nous devons en somme comprendre que l'avantage, en cette matire, du philosophe sur le non-philosophe, c'est que le philosophe seul peut s'tonner. au sens fort, du sens simplement littral de l'nonc ancestral. La vertu du trans-cendantal n'est pas de rendre le ralisme illusoire, mais de le rendre stupfiant: apparemment impensable, et pourtant vrai - ce titre minemment problmatique.
C'est bien pister la pense que l'archifossile nous convie. en nous invitant dcouvrir le passage drob que celle-ci a emprunt pour russir ce que la philosophie moderne nous enseigne depuis deux sicles comme l'impossible mme: sortir de soi-mme. s'emparer de l'en-soi. connatre ce qui est que nous soyons ou pas.
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Mtaphysique, fidisme, spculation
Penser l'ancestralit revient penser un monde sans pense - un monde sans donation de monde. Nous sommes donc dans l'obligation de rompre avec le rquiliit ontologique des modernes. suivant lequel tre, c'est tre un corrlat. Nous devons, au contraire, tenter de comprendre comment la pense peut accder au non-corrl - un monde capable de subsister sans tre donn. Or, dire cela, c'est aussi bien dire que nous devons saisir comment la pense peut accder un absolu: un tre si bien dli (sens premier d'absolutus), si bien spar de la pense. qu'il s'offre nous comme non-relatif nous - capable d'exister que nous existions ou non. Mais voici alors une consquence remarquable: penser l'ancestralit impose, disons-nous, de renouer avec une pense de l'absolu; or. au tra-vers de l' ancestralit, c'est le discours mme de la science exprimentale que nous tentons de comprendre et de lgitimer - et ainsi. il nous faut dire que, loin de nous engager renoncer une philosophie prtendant dcouvrir par ses propres moyens une vrit absolue. loin donc, comme le veulent les divers posi-tivismes, de nous faire renoncer la qute d'un absolu, la science nous enjoint de dcouvrir la source de sa propre abso-luit. Car si je ne puis rien penser d'absolu, je ne peux donner sens l'ancestral - et par suite. je ne peux donner sens la science qui en pennet la connaissance.
TI nous faut donc renouer avec l'exigence d'une connais-sance de l'absolu. et rompre avec le transcendantal qui en
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APR~S LA FINITUDE
interdit la possibilit. Est-ce dire que nous devons devenir de nouveau des philosophes prcritiques: est-ce dire que nous devons redevenir des dogmatiques? Toute la difficult est qu'un tel retour nous parat prcisment impossible: nous ne pouvons plus tre mtaphysiciens, nous ne pouvons plus tre dogmatiques. Nous ne pouvons. sur ce point, qu'tre des hritiers du kantisme. TI a sembl pourtant que nous dfen-dions une thse cartsienne, dogmatique donc -la diffrence des qualits premires et secondes - contre sa disqualifica-tion critique. Mais cette dfense. l est le point, ne peut plus se soutenir de r argumentation cartsienne. Celle-ci parat, elle, indniablement prime. TI nous faut commencer par comprendre la raison profonde de cette premption - car, on le verra, c'est en saisissant la raison de l'insuffisance cart-sienne que l'on pourra.. d'un mme mouvement. concevoir la possibilit d'un autre rapport l'absolu.
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Comment Descartes justifie-t-illa thse d'une existence absolue de la substance tendue - donc d'une porte non-cOIIlationnelle du discours mathmatique portant sur les corps? Son raisonnement peut tre brivement restitu de la faon suivante :
1. Je peux dmontrer l~existence ncessaire d'un Dieu souverainement parfait.
On sait que rune des trois dmonstrations de l'existence de Dieu proposes dans les Mditations mtaphysiques est la preuve connue depuis Kant sous le nom de preuve (ou d'argument) ontologique. Son principe consiste infrer l'existence de Dieu de sa dfinition comme tre infiniment parfait: tant pos comme parfait, et l'existence tant une perfection, Dieu ne peut qu'exister. Puisqu'il pense Dieu comme existant de toute ncessit, que j'existe ou non pour le penser. De..CJcanes m'assure d'un accs possible une ra-
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MhTAPHYSIQUE. FIDISME. SPCULATION
lit absolue - un Grand Dehors. non corre1 ma pense. 2. Ce Dieu, tant parfait~ ne saurait me tromper lorsque je
fais un bon usage de mon entendement - c~est--dire lorsque je procde par ides claires et distinctes.
3. TI me parat qu'existent en dehors de moi des corps dont je me fais une ide distincte lorsque je ne leur attribue que l'tendue tridimensionnelle. Ceux-ci doivent donc effec-tivement exister en dehors de moi, car autrement Dien ne serait pas vrace. ce qui rpugne sa nature 1.
Si nous pensons la nature de la procdure ainsi suivie par Descartes. indpendamment de son contenu. nous voyons que la dmonstration consiste: 1. tablir l'existence d'un absolu: un Dieu parfait (nommons-le un absolu premier); 2. en driver la porte absolue des mathmatiques (nommons-Ie un absolu driv). en faisant valoir qu'un Dieu parfait ne sau-rait tre trompeur. Porte absolue>:> signifie: ce qui dans le~ corps est mathmatiquement pensable (par l'arithmtique ou la gomtrie) peut exister absolument en dehorS de moi. Or. considrer la seule fODIle de la dmonstration, nous ne voyons pas comment il serait possible d' absolu tiser d'une autre faon le discours mathmatique; il nous faut accder un absolu qui, s'il n~est pas lui~mme immdiatement de nature mathma-tique (le Dieu parfait). doit alors tre en mesure de nous per-mettre d'en driver l'absoluit Oe Dieu vrace qui garantit l'existence des cOIps tendus). Nous devrons donc nous-mme tre en mesure de produire une dmonstration obissant une telle forme. Mals. pour en dgager le contenu. il nous faut commencer par expliquer en quoi le contenu de la dmonstra-tion cartsienne est. quant lui. incapable de rsister la cri-tique du corrlationisme.
Comment un corrlationisre rfuterait-il la dmonstration
1. Sm celle dmonstraUon, voir de nouveau: M dilutions mhaphy.fques. op.cit., sixime Mditation, mn!>i que us Principes de la philosophie. op. dt .. Seconde Partie. article 1.
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APRS LA FINITUDE
prcdente? En fait, il existe (au moins) deux rfutations pos-sibles, suivant le modle de corrlationisme que J'on adopte. On peut en effel distinguer deux: types de orrlationisme: un modle qu'on dira faible, qui est celui de Kant, et un modle fort qui parat aujourd'hui dominant. mme s'il n'est pas toujours thmatis de faon nette. Nous allons com-mencer par exposer la rfutation de la preuve ontologique par le modle faible -la rfutation de Kant, donc -, puis nous montrerons en quoi ce modle donne lui-mme prise la cri-tique d'un corrlationisme plus strict. Nous verrons alors en quoi ce modle fort propose la rfutation la plus radicale de toute tentative prtendant penser un absolu.
n semblerait, au vu de ce que nous avons dit prcdem-ment~ que la critique de Descartes soit aise. TI suffit en effet d'appliquer la preuve ontologique l'argument du cercle corrlationnel. On dirait alors ceci: L'argument de Des-cartes est fallacieux. par son projet mme d'accder une existence absolue. En effet, sa dmonstration - suivant laquelle parce que Dieu est parfait, il doil lre - prtend la ncessit. Or, mme en accordant que cette ncessit ne repose pas sm- un sophisme, elle ne dmontre en rien l'exis-tence d'un absolu: car elle ne saurait tre ncessaire que pour nous. Or, rien ne permet d'affumer qu'unetelle ncessit pour nous est une ncessit en soi: rien. pour reprendre un argu-ment du doute hyperbolique, ne me permet de savoir si mon eb-prit n'est pas originellement biais, me faisant croire en la vrit d'un argument par lui-mme sans porte. Ou, pour le dire de faon moins image: par le seul fait qu'une ncessit absolue est toujours une ncessit absolue pour nous, une ncessit n'est jamais absolue, mais seulement pour nous.
Le cercle corrlationnel cOIl58te donc dvoiler le cercle vicieux inhrent toute dmarche absolutoire, et cela ind-pendamment de la nature dc~ arguments proposs. Nous
n~avons ici nul besoin d"examiner la preuye de Descartes,
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Ma:.APHYSIQUE, FIDISME, SPCULATION
puisque le nerf de la rfutation porte sur la prtention mme penser l'absolu, et non sur les modalits employes cet effeL
Or, on le sait, telle n'est pas la faon dont Kant lui-mme rfute la preuve ontologique dans la dialectique de la Critique de la raison pure. Kant, en effet. propose une rfutation en rgle de rargument mme de Descartes: il en exhibe le caractre sophistique propre. Pourquoi ne se contente-t-il pas de l'argumentation prcdente ?
Le nerf de l'argument cartsien repose sur ride qu'un Dieu inexistant est une notion contradictoire. Penser Dieu comme non-existant revient pour Descartes penser un pr~ dicat en contradiction avec le sujet. tel un triangle qui n'au-rait pas trois angles. L'existence appartient la dfinition mme de Dieu, comme la trinit des angles appartient la dfInition du triangle. Or. Kant doit tout prix. pour disqua-lifier cet argument, dmontrer qu'il n'y a en vrit aucune contradiction soutenir que Dieu n'existe pas. Car s'il y en avait une, llui faudrait admettre que Descartes a effective-,ment atteint un absolu. Pour quelle raison? Parce que l'auteur de la Critique, s'il soutienl que la chose en soi est inconnais-sable, soutient en mme Lemps que celle-ci est pensable. En effet Kant nous accorde la possibilit de savoir a priori que la contradiction logique est absolument impossible. Si nous ne pouvons appliquer la connaissance catgorielle la chose en soi, nous pouvons en revanche soumettre celle-ci au rquisit logique de toule pense. Ds lOTS. deux propositions acqui-rent chez Kant une porte ontologique absolue:
l.la chose en soi est noncontradictoire; 2. il existe bien une chose en soi: car, dans le cas
contraire, il existerait des phnomnes sans rien qui se ph-nomnaIise. ce qL pour Kant eSL contradictoire 1.
1. Sur la p"J1S3.oillt de la ~hose en sol. Cririqllc! de la raison plue. Prfal'C de la deuxime dition, trad_ Alain Renaut (note AR), Aammanon. 2001. p- 82-83; dition de l'Acadmie de Berlin, Walter de Gru}1Cr & Cu. Berlin. 1%8 (notcAK), vol. m. p.17.
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APRs LA FINITUDE
C'est pourquoi il est essentiel de rfuter la thse de Des-cartes: car s'il tait contradictoire que Dieu ne soit pas. il serait. du point de vue mme de Kant, absolument nces~ saire (et non pas seulement: ncessaire pour nous) que Dieu existt. Et ainsi il deviendrait possible, par le seul usage d'un principe logique, de connatre positivement la chose en soi. Quel est alors le principe de la critique kantienil.e'"
Celle~ci. on le sait, consiste nier qu'il puisse exister une contradiction autrement qu'entre une chose dj suppose existante et l'un de ses prdicats. Si je suppose qu' un tri-angle exste, je ne puis sans contradiction lui attribuer plus ou moins de trois angles. Mais si je supprime ce triangle.
c'est-~dire si je supprime le sujet en mme temps que le prdicat, il ne surgit aucune contradiction; car il n'y a plus rien avec quoI puisse intervenir une contradiction 1. Un sujet ne saurait donc jamais, en vertu de son concept. impo-ser son existence la pense. Car l'tre ne fait jamais partie du concept d'un sujet. il n'est jamais un prdicat de ce sujet: il s'ajoute ce concept comme une pure position. On peut bien dire qutun tre. pour tre parfait, doit possder l'existence - mais non qu'tant pens comme parfait. il exi.~te. fi n J existe pas, pourrions-nous dire, de prdicat pr0-digieux capable de confrer a priori l'existence son rci-piendaire. Autrement dit. Kant - aprs Hume - disqualifie la preuve ontologique au nom du fait que nous pouvons tou-jours concevoir sans contradiction qu'un tant dtermin existe ou n'existe pas. Aucune dtermination d'un tant ne peut nous dire a priori si cet tant existe ou non: pour autant que nous disions quelque chose par le prdicat infiniment parlait. nous ne pouvons en infrer que son sujet existe: et si nons en infrons que son sujet existe. c'est que nous ne disoos rien de sens au travers d'un tel prdicat.
On sait que cette rfutation kantienne de la preuve ootolo-
1. Critique de la rai.wnpure.op. rit .. p. 531: AK, m,l', 398.
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M~TAPHYStQUE. FIDISME. SP~CLJLATJON
gique va bien au-del de la seule critique de l'argument car-tsien: car il ne s'agit pas seulement de rejeter la preuve de l'existence de Dieu, mais de refuser toute preuve prtendant dmontrer la ncessit absolue d'un tant dtermin. Nom-mons ncessit relle ce rgime ontologique de la nces-sit qui nonce qu'un tant tel ou te] - une res dtermine-doit ncessairement exister. TI semble bien que ce type de ncessit soit prsent en toute mtaphysique dogmatique. tre dogmatique. en effet, revient toujours soutenir que ceci ou cela, un dtermin quelconque, doit absolument tre, et tre tel qu'il est: Ide, Acte pur. atome, me indivi-sible, monde harmonieux. Dieu parfait. Substance infinie. Esprit du monde, Histoire mondiale. etc. Or, si l'on caract-rise minimalement une mtaphysique par ce type d'nonc - un tant tel ou tel doit absolument tre -. on conoit alors que la mtaphysique culmine avec la preuve ontologique - c'est--dire avec l'nonc: un tant parce que tel on tel doitabsolnment tre. La preuve ontologique pose un tant ncessaire par excellence. en ce que raison de lui-mme de par sa seule essence: c' est parce que Dieu a pour essence d'tre parfait qu'il doit ncessairement exister.
Mais on conoit aussi bien que cette preuve soit intrins-quement lie la culmination d'un principe formul pour la premire fois par Leibniz, mais dj l'uvre chez Des-cartes l : savoir le principe de raison, qui veut que toute chose. tout fait, tout vnement, doit avoir une raison nces-saire d'tre ainsi plutt qu'autrement. Car un tel principe n'exige pas seulement une explication possible de tout fait mondain, mais il exige aussi que la pense rende raison de la totalit inconditionne de l'tant et de son tre-ainsi. Ds lors. la pense peut bien rendre raison des faits du monde par telle on telle loi du monde - il lui faut aussi, selon le
1. Les frin('pes dl! la phil(l!iophie. ou Monadologie, Andr Robinet (~.). PlJ"F, 1954, article 32, p. 89.
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AI'RHS LA FINITUDE
principe de raison, rendre raison de l'tre-ainsi de telles lois, donc de l"tre-ainsi du monde lui-mme. Et si une telle rai-son du monde tait fournie, il faudrait encore rendre raison de cette raison, et ainsi de suite. La pense, si elle veut vi-ter une rgression l'inini tout en se soumettant au prin-cipe de raison, se doit donc d'aboutir une raison capable d'tre raison de [oule chose. y compris d'elle-mme. Une raison que ne conditionne aucune autre raison. et que seu1e ]a preuve ontologique permet de dgager, puisqu'elle s'as-sure de l'existence d'un x)~ par la seule dtennination de cet X. et non par la dtennination d'un tant autre que x: x doit tre parce qu'il est parfait, et ce titre causa sui, seule cause de lui-mme.
Si toute mtaphysique dogmatique se caractrise par la thse qu'au moins un tant est absolument ncessaire (thse de la ncessit relle), on comprend que la mlaphysique culmine dans la thse suivant laquelle toui tant est absolu-ment ncessaire (principe de raison). A l'invcISe, le rejet de la mtaphysique dogmatique signifie le rejet de toute nces-sjt relle: aforliori le rejet du principe de raison. ainsi que de la preuve ontologique, qui est la cl de vote permettant au systme de la ncessit relle de se clore sur lui-mme. Ce refus impose de soutenir qu' il n'existe aucune faon lgi-time de dmontrer qu'un tant dtermin devrct incondi-tionnellement exister. On peut ajouter. au passage, qu'un te] refus du dogmatisme est la condition minimale de toute cri-tique des idologies, pour autant qu'une idologie n'est pas identifiable n'importe quelle reprsentation leurrante. mais toute fonne de pseudo-rarionalit visant tablir que ce qui existe effectivement doit de toute ncessit exister. La cri-tique des idologies. qui consiste au fond toujours dmon-trer qu'une siruation sociale prsente comme invitable est en vrit contingente, pouse essentiellement la critique de la mtaphysique, entendue comme production i1Iusoire d'enti-ts ncessaires. Nous n'entendons pas remettre en cause. en
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METAPHYSIQUE. FIDEISME. SPCllLATION
ce sens, la premption contemporaine de la mtaphysique. Car un lel dogmatisme, qui prtend que ce Dieu. puis ce monde, puis cette Histoire, et pour finir ce rgime politique acwellement effectif doit ncessairement tre, et tre tel qu'il est, W1 tel absolutisme semble bien relever d'une poque de la pense laquelle il n'esL ni possibl~ ni souhaitable de revenir.
Ds lors, les conditions de rsolution du problme de l'ancestrdtit se prcisent, en mme temps qu'elles se restreignent considrablement. Si nous voulons, en effet. conserver un sens aux noncs ancestraux. sans pour autant revenir au dogmatisme, MUS devons dcouvrir une nces-sit absolue qui ne reconduise ci' aucun tant absolument ncessaire. Autrement dit, nous devons penser une ncessit absolue sans rien penser qui soit d'une ncessit absolue. Lassons pour l'instant cet nonc son apparence de para-doxe. La seule chose dont nous devons pour l'instant tre convaincu, c'est que nous n'avons gure le choix: si l'on ne croit pas la validit inconditionne du principe de raison comme de la preuve ontologique, et si l'on ne croit pas non plus aux interprtations corrlationnelles de l'ancestral, c'est bien dans un tel nonc - de l'absolu sans tant absolu -qu'il va nous falloir chercher le principe de la solution.
On peut galement fonnuler les choses ainsi: nommons spculative toute pense prtendant accder un absolu en gnral; nommons mraphysique toute pense prtendant accder il un tant absolu - ou encore prtendant accder l'absolu via le principe de raison. Si toute mtaphysique est par dfinition spculative, notre problme revient tablir qu' J'inverse toute spculation n'est pas mtaphysique: que tout absolu n'est pas dogmatique - qu'il est possible d'envisager une pense absolutoire qui ne serait pas absolu-tiste. La question de f'ancestralit se retrouve ainsi essen-tiellement lie la critique de ce qu'on peut appeler r implication dsabsolutoire. et qui sc dit: Si la mta-physique est prime, l'absolu l'est aussi bien. Seule la
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APRs LA FJNITlIOF.
rfutation d'une telle infrence concluant de la fm de la mtaphysique dogmatique la fin des absolus pern nous pennettre d'esprer dnouer le paradoxe de l'archossile.
Mais nous devons auparavant exposer la forme la plus rigoureuse du corrJationisme. et qui nous semble aussi sa forme la plus contemporaine. Car ce n'est qu'en nous confrontant avec le modle le plus radical de la corrlation que nous pourrons savoir si la dsabsolutisation est l'hori-zon effectivement indpassable de toute philosopbie.
Nous avons dit que le transcendantal kantien pouvait s'identifier un corrlationisme faible. Pour quelle rai-son? C'est que le criticisme n'interdit pas tout rapport de la pense l' absolu. La critique proscrit toute connaissance de la chose en soi (toute application des catgories au suprasen-sible), mais maintient la pensabilitde l'en-soi. Nous savons donc a priori. selon Kant. et que la chose en soi est non-contradictoire. et qu'elle existe effectivement. Le modle fort du corrlationisme consiste au contraire considrer qu'il est non seulement illgitime de prtendre que nous pourrions connaftre l'en-soi, mais qu'il est galement illgitime de pr-tendre que nous pounions, du moins, le pensr. L'argument d'une telle dlgitimation est trs simple - et bien connu de nous: ils'agit, encore et toujours, du cercle corrIationnel. Car enfm. par quelle opration prodigieuse la pense kan-tienne parvient-elle ainsi sortir d'elle-mme. pour s'assurer que ce qui est impensable pour nous est impossible en soi? La contradiction est impensable - accordons-le: mais qu' est-ce qui pennet Kant de savoir que nul Dieu ne peut exister qui - comme Descartes. par exemple, pouvait l'affirmer1 -aurait la toute-puissance de rendre vraie une contradiction?
1. Cf. lettre au P. Mesland du 2 mai 1644, AT, IV. p. 118.
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MTAPHYSIQUE, FIDtlSME, SPCULATION
Kant prtend que nous ne c.onnaissons rien de la chose en soi en ]a soumettant comme il le fait au principe suppos vide de non-contradiction: mais il parat au contraire prsomptueux de se croire en mesure de pntrer si profondment dans l'en-soi, que J'on puisse ainsi savoir que la puissance de Dieu ne saurait aller jusqu' l'inconsistance logique. Non que le cor-rlationisme fort affll1Il.e l'existence d'un tel Dieu tout-puis-sant: mais il se contente de disqualifier toute rfutation de sa possibilit.
Le pendant nihiliste d'une telle hypothse du Dieu tout-puissant serait d'ailleurs tout aussi dfendable. n s'agirait d'une thse rejetant cette fois la seconde proposition absolue de Kant- savoir qu'il Y a une chose en soi en dehors de nos reprsentations. Au nom de quoi, en effet, pourrait-on rfuter a priori qu'il n'y ait rien en de des phnomnes. et que notre monde est bord par un nant en lequel toute chose peut tenne s'engouffrer? On soutiendrait que le phnomne n'est support par aucune chose en soi: que seules existent des sphres phnomnales , savoir les sujets transcendantaux~ accordes entre elles. mais voluant et flottant au sein d'un nant absolu vers lequel tout pourrait sombrer nouveau si l'espce humaine disparaissait. DiIa-t-on d'un tel point de vue qu'il est un non-sens? Que par le terme de nant ainsi employ on ne pense rien, mais qu'on prononce un mot vide de signification? Mais c'est prcisment l ce qui est lgitime pour le corrlationisme fort: car il n'y a aucun moyen pour la pense de rejeter la possibilit que l'insens pour nous soit vridique en soL Pourquoi ce qui est vide de sens serait-il impossible? Que l'on sadie. nul n'est jamais revenu d'une exploration de l'en-soi. qui nou." aurait garanti d'une telle absoluit du sens. Et d'ailleurs ces noncs - la contradiction est possible , le nant est possible - ne sont pal) si vides de sens, puisqu'ils sont distinguables: croire en une Trinit sal-vatrice, en apparence contradictoire, ne revient pas croire en la menace du Nant, puisque les attitudes vitales rsultant de
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APR.S LA FINITUDE
ces deux thses ont toutes les chances de diffrer. L~impensable se dcline, comme les croyances et les mystres.
C'est ce modle fort de la dsabsolutisation qu'il va nous falloir affronter, car c'est celui qui interdit avec le plus de rigueur la possibilit de penser ce qu'il ya lorsqu'il n'y a pas de pense. Ce modle nous parat reposer sur deux dci-sions de pense, dont la premire a t suffisamment tu-die. mais dont la seconde n'a pas encore t examine.
La premire dcision est celle de tout corrlationisme: c'est la thse de l'insparabilit essentielle du contenu de pense et de l'acte de pense. Nous n'avons jamais affaire qu' un donn--penser. et non un tre subsistant par soi.
Cette dcision suffit, elle seule. disqualifier tous les absolus de type raliste ou matrialiste. Tout matrialisme qui se voudrait ~-pculalir - c'est--dire qui ferait d'un certain type d'entit sans pense une ralit absolue - dot en effet consister affirmer et que la pense n'est pas ncessaire (quelque chose peut tre sans la pense) et que la pense peut penser ce qu'il dOt y avoir lorsqu'il n'y a pas de pense. Le matrialisme. s'il adopte la voie spculative. est donc contraint de croire qu'il serait possible de penser une ralit donne, en faisant abstraction du fait que nous la pensons. Ainsien est-il de l'picurisme -paradigme de tout matria-lisme - qui prtend que la pense peut accder. via les notions de vide et d'atome. la nature absolue de toutes choses, et qui prtend que cette nature n' est pas ncessairement corrle un acte de pense, puisque la pense n'existe quant elle que de faon alatoire. mme des composs atomiques contingents (les dieux mmes sont scables), c'est--dire non-essentiels l'existence des natures lmentaires 1. Or, la
1. Sur lc fal que.: les dieux eux-mmes (dom: les .tres j)L"11SllDts en gnraI), quoique dits imprissables pal' picure, doivenl tre pen~s wmme en droit dcs tructibles, lu contraire de.. .. natu~ lmentaires. cf. Marcel CoRche, picure. LettreSt!1 nuuime,,lntruduction. PUF. 191':7, p. 44 sq.
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Jl.lTAPHYSIQUE, FIDEISME, SP~CULATION
perspective corrlationnelle impose au contraire ride qu'il est impensable d'abstraire du relle fait qu'il se donne tou-jours-dj un tant: rien n'tant pensable qui ne soit toujours-dj donn-, on ne peut penser un monde sans un tant susceptible de recevoir celte donation, c' est--dire sans un tant capable de penser ce monde en un sens gnral - de l'intuitionner et d'en discourir. On nommera primat de )'inspar ou primat du corrlat cette premire dcision du modle fort.
La seconde dcision du modle fort va nous occuper davantage. Le modle rort doit en effet contrer un second type d'absolu, plus redoutable que le prcdent parce que en apparence plus cohrent. Cette seconde stratgie mta-physique. que nous avions brivement voque dans la pre-mire section. consiste cette fois absolutiser la corrlation eUe-mme. L'argumentation gnrale peut se rsumer ainsi: on a dit que la notion kantienne de chose en soi tait impen-sable. et non seulement inconnaissable. Mais, en ce cas, il semble que la dcision la plus sage soit de supprimer toute ide d'un tel en-soi. On soutiendra donc que l'en-soi, parce que impensable, n'a. aucune vrit, et qu'il faut le supprimer au bntlce du seul rapport sujet-objet, ou d'une autre cor-rlation juge plus essentielle. Un tel type de mtaphysique peut slectionner diverses instances de la subjectivit, mais elle se caractrisera toujours par le rait qu'un terme intel-lectif, conscientlel, ou vital sera ainsi hypostasi: la repr-sentation dans la rnonad leibnizienne~ le sujet-objet objectif, c'est--dire la nature de Schelling; l'Esprit hglien; la Volont de Schopenhauer; la volont de puissance (ou les volonts de puissance) de Nietzsche; la. perception charge de mmoire de Bergson; la Vie de Deleuze. etc. Mme si les hyposta~es vitalistes du Corrlat (Nietzsche, Deleuze) sont volontiers identifies des critiques du sujet, voire de la mtaphysique, elles ont en commun avec l'ida-lisme spculatif la mme double dcision qui leur garantit
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APRS LA FlNITUDE
elles aussi de ne pas tre confondues avec un ralisme naf, ou avec une variante de l'idalisme transcendantal:
1. rien ne saurait tre qui ne soit pas un certain type de rapport-au-monde (l'atome picurien. sans intelligence. ni volont. ni vie. est donc impossible);
2. la proposition prcdente doit tre entendue en un sens absolu. et non pas relativement notre connaissance.
Le primat de l'inspar est devenu si puissant que mme le matrialisme ~culatif semble avoir t domin, l'poque moderne, par de telles docnines antirationalistes de la vie et de la volont - cela aux dpens d'un matrialisme de la matire,qui aurait pris au srieux la possibilit qu'il n'y ait rien de vivant ou de volontaire dans l'inorganique. Vaffron-tement des mtaphysiques de la Vie et de celles de l'Esprit recouvre donc un accord profond hrit do transcendantal: ce qui est en tout point asubjectif ne peut tre.
Reprenons l'analyse de notre modle. Si le corrlationisme fort peut se dprendre aisment de l'adversaire extrieur qu'est le raliste. il lui est autrement plus difficile de se dfaire de l'adversaire intrieur qu'estle mtaphysicien subjectiviste. Car au nom de quoi affirmer que quelque chose subsiste en dehors de notre reprsentation. alors qu'on a prcisment soutenu que cet en-dehors tait radicalement inaccessible la pense? C'est ici que la deuxime dcision du modle fort doit intervenir: cene-ci ne porte plus sur le corrlat, mais sur lafaclicit du corrlat. Revenons Kant. Qu'est-ce qui distingue profondment le projet kantien -l'idalisme transcendantal - du projet hglien - l'ida-lisme spculatif] La diffrence la plus dcisive semble tre la suivante: Kant soutient qu' on ne peut que dcrire les formes a priori de la connaissance (chez lui la fonne spatio-tempo-relle de la sensibilit, et les douze catgories de l'entende-ment), tandis que Hegel soutient qu'il est possible de les dduire. Kant considre donc. au contraire de Hegel. qu'il
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MTAPHYSIQUE. FIDISME. SPCUl.ATlON
est impossible de driver les fonnes de la pense d'un prin-cipe, ou d'un systme. susceptible de leur confrer une nces-sit absolue. Ces fonnes sont un fait premier qui ne peut faire l'objet que d'une description, et non d'une dduction (au sens gntique). Et si la sphre de l'en-soi peut tre dis-tingue du phnomne. c'est prcisment en raison de cette facticit des formes, de leur seule descriptibilit: car si celles-ci taient dductibles, comme c'est le cas chez Hegel. elles se rvleraient tre d'une ncessit inconditionne, suppri-mant la possibilit mme qu'existe un en-soi susceptible d'en diffrer.
Le corrlationisme fort comme l'idalisme absolu partent donc d'une thse identique: l'im.pensabilit de l'en-soi - pour en tirer deux conclusions opposes: pensabilit ou impensa-bilit de l'absolu. C'est l'irrmdiable facticit des fonnes corrlationelles qui permet de dpartager les deux prten-tions en faveur de la seconde. Ds lors, en effet, qu'on refuse toute possibilit de dmontrer l'absolue ncessit de ces formes, il est impossible de proscrire la possibilitqu 'il y ait un en-soi qui diffre essentiellement de ce qui nous est donn. Le corrlationisme fan soutient comme le kantisme la facticit des formes t mais il diffre de ce dernier en ce qu'il accorde aussi une telle facticit la forme logique, c'est--dire la non-contradiction: car, tout de mme que nous ne pouvons que dcrire les formes a priori de la sensibilit et de l'entendement. nous ne pouvonfi que dcrire les principes logiques inhrents toute proposition pensable, mais non dduire leur vrit absolue. Ds lors, il n'y a pas de sens prtendre savoir qu'une contradiction est absolument impos-Slole: la seule chose qui nous soit donne, c'est le fait que nous ne pouvons rien penser de contradictoire.
Tchons de mieux saisir la nature d'une telle facticit, puisque son rle parat: aussi essentiel que celui du corrlat dans le procs de dsabsolutisation. Tout d'abord, dans la perspective de notre modle. il est essentiel de distinguer
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cette facticit de la simple prissabilit des choses mon-daines. La facticit des formes n'a rien voir, cn effet. avec la deslnu;tibilit d"un objet matriel ou avec la dgnres-cence vitale. Lorsque je soutiens que tel tant, ou tel vne-ment sont contingents, je suis en possession d'un savoir positif: je sais que cette maison peut tre dtruite,jasais qu'il n'aurait pas t physiquement impossible que telle personne agisse autrement. etc. La cOlllingence signale le fait que les lois physiques permettent indiffremment un vnement de se produire ou non - pennettent un tant d'merger, de sub-sister, ou de prir. Mais lafacticit. quant elle, concerne les invariants supposs structurels du monde - invariants qui peuvent diffrer d'un corrlationisme l'autre. mais qui joue-ront chaque fois le rle d'ordonnancement minimal de la reprsentation: principe de causalit. formes de la percep-tion, lois logiques. etc. Ces structures sont fues: je ne fais jamais l'exprience de leur variation, et dans le cas des lois logiques je ne puis mme pas me reprsenter leur modifi-cation (par exemple: me reprsenter un tre contradictoire. ou non-identique lui-mme). Ces formes; quoique fixes, constituent pourtant un fait, et non un absolu, puisque je ne peux en fonder la ncessit: leur facticit se rvle en ceci qu'elles ne peuvent faire l'objet que d'un discours descriptif. et non fondationneL Mais il s'agit d'un fait qui, au eonttaire des faits simplement empiriques dont je puis exprimenter rtre-autre, ne me procure aucun savoir positif. Car si la contin-gence eSt le savoir du pouvoir -tre-autre de la chose mondaine, la facticit est seulementJ'ignonmcc du devoir-tre-ainsi de la structure corrlationnelle. C'est un point qu'il importe d'avoir en vue pour la suite: en soutenant la facticit des fonnes co~ lationnelles, le corrlationiste ne soutient pas que ces iOlmes peuvent effectivement changer. TI soutient seulement que l'on ne peut penser en quoi il serail impossible qu' elles changent, et en quoi une ralit tout autre que celle qui nous est donne serait a priori proscrite. TI faut donc distinguer:
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1. la contingence intramondaine qui se dit de tout ce qui peut tre ou ne pas tre dans le monde. se produire ou ne pas se produire dans le monde, el cela sans contrevenir aux invariants du langage et de la reprsentation par lesqueht m'est donn le monde;
2.1a facticit de ces invariants eux-mmes. qui renvoie 1 'jncapacit essentielle o je me trouve d'tablir leur nces-sit ou leur contingence.
Avec la facticit, je fais donc l'exprience non pas d'une ralit objective, mais des limites indpassables de l'objecti-vit face au fait qu' il Y a un monde. au fait qu'il y a un monde dicible et perceptible, structur par des invariants dtennins. C'est le fait mme de la logidt du monde. ou de sa donation dans une reprsentation. qui chappe aux structures de la rai-son logique ou reprsentative. Ven-soi devient opaque, au point que r on ne peut mme pas soutenir qu' il Y en a - et le terme, ds lors, tend disparaitre au profit de la seille facticir.
La facticit nous fait ainsi saisir la possibilit du Tout-Autre du monde, et cela au sein mme de ce monde. TI convient nanmoins de mettre le terme de possibilit entre guillemets en ce qu'il ne s'agit pas. dans la facticit, dlun savoir de la possibilit effective du Tout-Autre, mais d'une incapacit o nous sommes d'tablir son impossibilit. C'est un possible lui-mme hypothtique, signifiant que pour nous toutes les hypothses quant l'en-soi demeurent galement licites: il est. il est ncessaire, il n'est pas, il est contingent. etc. Ce possible n'est aucun savoir positif de ce Tout-Autre, pas mme un savoir positif qut i1 y aurait, ou qu'il pourrait y avoir du Tout-Autre: il est seulement la marque de notre finitude essentielle, aussi bien que de celle du monde lui-mme (celui-ci fat-il physiquement illimit). Car la facti-cit frange le savoir et le monde d'une absence de fondement dont l'envers est que rien ne peut tre dit absolument impos-sible, pas mme l'impensable. Autrement dit, la facticit
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APRs LA FINITUDE
porte son point extrme la critique du principe de raison, en faisant valoir non seulement que la preuve ontologique est illgitime, mais que la non-contradiction elle-mme est sans raison, et qu' ce titre eUe ne peut tre que la norme de ce qui est pensable par nous. et non de ce qui est possible en nn sens absolu. La facticit est l'maison O'absence de raison) du donn comme de ses invariants.
Le modle fon se rsume donc la thse suivante: il est impensable que l' impensable soit impossible. Je ne puis fon-der en raison l'impossibilit absolue d'une ralit contradic-toire ou du nant de tontes choses. quoique je ne puisse rien entendre de dtennin par ces termes. La facticit a alors une consquence prcise et remarquable: c'est qu'il. devient ration-neTIement illgitime de disqualifier un discours non rationnel sur l'absolu sous prtexte de son irrationruit. Dans la pers-pective du modle fort. en effet, une croyance religieuse peut soutenir bon droit que le monde a t cr partir du nant par un acte d'amour, ou que D