32
Lettres de Heidegger à sa femme 956 . Du 1 er au 15 Novembre 2007/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493 Une femme exemplaire Germaine Tillion Jorge Luis Borges au jour le jour Russie-URSS et retour la tragédie d’un peuple Changer l’école Entretien avec Alain Bentolila Exposition Courbet

Quinzaine littéraire 956

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Quinzaine littéraire 956

Lettres de Heidegger à sa femme

956. Du 1er au 15 Novembre 2007/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN0048-6493

Une femme exemplaireGermaine Tillion

Jorge Luis Borgesau jour le jour

Russie-URSS et retourla tragédie d’un peuple

Changer l’écoleEntretien avec Alain Bentolila

ExpositionCourbet

Page 2: Quinzaine littéraire 956

2

D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

Le « Dit du Genji » et le« Dit des Heike »

Ces deux dits sont des classiques de la littéra-ture nippone médiévale. Dans le premier, unefemme délaissée se venge, dans le second un clanconnaît son apogée puis son déclin. Le maître denô Miichishige Udaka de l’école Kongô de Kyôtovient donner à Paris une adaptation scénique del’une et l’autre de ces tragédies domestiques.

Le premier dit, Aoi no Ue, est joué le mercredi7 nov. à 20 h et le second, Funa Benkei, le lende-main à la même heure. Pareillement à ce que cesreprésentations donnent lieu au Japon dans uncadre traditionnel, la soirée s’achèvera, après uneheure et demie de grande tension, par une petitebouffonnerie en un acte empruntée au répertoiredit « kyôgen » (dont la forme fut codifiée vers leXIVe s. simultanément au nô) afin d’apaiserl’atmosphère.

Ces deux spectacles interprétés par Michishigeet sa Compagnie sont donnés dans la grande salle(niv. -3) de la Maison de la Culture du Japon (101bis, quai Branly, Paris 15e) au tarif de 20 e (rés. au01 44 37 95 95 de 12 h à 18 h 30 du mardi ausamedi). Signalons qu’il se tient dans les mêmeslieux, les après-midi précédant ces deux représen-tations, des conférences-démonstrations sur lethéâtre nô : signification des masques, symbo-lique des gestes, techniques du souffle et de lavoix,...(entrée libre sur réservation au même n°).

Vernissage ubuesqueLe 8 novembre à 18 heures, faites votre Père

Ubu (« Excellent ! excellent ! », ou alors : « Vousvous fichez de moi ») à la Galerie Lara Vincy (47rue de Seine, Paris 6e). Le dessinateur RicardoMosner y expose jusqu’au 8 décembre prochaincertaines des planches originales qu’il vient dedonner à Gallimard pour illustrer son éditiond’Ubu Roi donnée à l’occasion du centenaire de ladisparition d’Alfred Jarry. Mosner n’en est pas àson coup d’essai puisqu’il avait en 1968 intitulé sapremière expérience théatrale : Ubu Roi AhoraMismo. Rappelons que Pierre Bonnard fut lepremier à s’illustrer à ce petit jeu avec sonAlmanach du Père Ubu (1899), un an après avoirconfectionné les marionnettes de l’Ubu roi repré-senté sur le châtelet du Théâtre des Pantins. Ladernière réalisation en date (2004) est deVéronique Sala-Vidal : il s’agit d’une reliureoriginale pour Ubu roi le représentant sur le platextérieur comme une simple spirale.

Francophonieet patrimoine

Question patrimoine, les noces du théâtre et dela poésie dans le domaine de la francophoniesemblent bien se porter. Ces deux domaines sontregroupés autour d’un pôle appelé « bibliothèquefrancophone multi-média » (BFM) dont les fondsappartiennent à la ville de Limoges. Ils comp-taient déjà dans leurs murs des dons d’AlainBosquet, or voilà que la Ville vient d’acquérirpour presque 50 000 euros, 800 documents appe-lés, du nom du poète haïtien auxquels ils apparte-naient, le fonds René Depestre. La cession offi-cielle s’est faite le 5 octobre.

Le bibliophile n’y compte plus les ouvragesdédicacés par Adonis, Éluard, Guillevic, ou enco-re des revues devenues introuvables. C’est le casde Conjonction, qui fut fondée par André Breton,ou encore du troisième n° de La Ruche qui futsaisi en 1945 sous prétexte qu’il fut dédié à cemêmeAndré Breton. Grâce à ce lot, quatre cahiersmanuscrits de René Depestre sont devenus lapropriété de la ville de Limoges, qui peut aussis’enorgueillir d’une rareté : L’anthologie depoésie cubaine (1955-1966) de ce dernier dansune édition haïtienne.

Rappelons les faits : après 1956 et le PremierCongrès des Écrivains et Artistes noirs qui vit lejour à La Sorbonne, René Depestre retourna enHaïti. Là, très vite conscient de la compromissionqu’il y avait à accepter l’offre de FrançoisDuvalier d’occuper un poste au ministère desAffaires Étrangères, il fila à La Havane pour, à lademande du « Che », participer au développementculturel. Il y vécut un exil de plus de dix ans, separtageant entre son œuvre et des missions offi-cielles en Chine, en Russie et au Vietnam. Petiteprécision utile que les lecteurs de la biographie deJean Cormier, Che Guevara, ne trouveront pas,même dans sa 5ème éd. augmentée (éd. du Rocher,2007, 548 p., 22 e). D’autres renseignementssur le fonds René Depestre ainsi que la vie etl’œuvre de ce poète sont consultables sur www.bm.limoges

Breton, Dhainaut, RaynalAndré Ughetto vient de piloter pour le compte

des Cahiers trimestriels Autre Sud (sept. 2007, n°38, 160 p., 15 e) un dossier consacré à HenriRaynal. On y apprend in fine sous la plume deFrançois Bordes que l’IMEC va prochainementaccueillir dans son Abbaye d’Ardenne un fondsHenri Raynal avec « des manuscrits de l’œuvre,des documents biobibliographiques ainsi que descorrespondances de l’auteur avec, par exemple,André Breton, Roger Caillois, Pierre Dhainaut,(...), ou Pierre Oster ». En attendant, le lecteurdoit se contenter avec la présente livraison decette revue d’un article de Pierre Dhainaut où ilraconte comment « il y a juste cinquante ans »– c’était, se souvient-il, au printemps de 1957 – larevue de Breton, Le surréalisme, même, publia enavant première les plus flamboyantes pages d’Auxpieds d’Omphale d’Henri Raynal, œuvre rééditéeil y a peu par Fata Morgana (2004). Commentairede Dhainaut : « Sans doute avait-il écrit ce qu’ilest convenu d’appeler un roman érotique, mais ils’avisa, une dizaine d’années plus tard, en lisantcertains mystiques du soufisme, que la voied’amour est l’émergence du divin, et que l’êtreaimé, dans son apparence même, glorieuse, reçoitsa lumière d’une source infinie ».

Butor adapté au théâtreÀ l’occasion du thème sur les trains adopté par

les 4èmes Rencontres des Théâtres du Réel, qui setiennent à Vitry-sur-Seine jusqu’au 11 novembre,Butor revient en scène. Son premier texte, Lamodification (1957), qui fut aussi le premier textedont le lecteur était le héros, a été adapté pour lascène par Aurélia Stammbach à travers un chœurparlé à plusieurs voix. Cette création est donnée lesamedi 10 nov. à 20 h 45 et le dimanche 11 à 15 hà Gare au théâtre 13 rue Pierre Sémard 94 400Vitry-sur-Seine (réserv. : 01 55 53 22 26 autarif plein de 12 euros). Accès depuis Paris par leRER C.

La représentation de samedi suivra une confé-rence donnée à 19 h par le psychanalyste Jean-Jacques Barreau.

Aron, Bourdieu, RohmerLe philosophe, le sociologue et le cinéaste ont

pour point commun que leur talent fit les richesheures de l’audiovisuel éducatif : Rohmer à laréalisation, Bourdieu à l’imprécation ou encoreAron en duo avec Alain Badiou. C’était dans lesannées soixante, l’âge d’or du service public, etdans le cadre des productions du Centre Nationalde Documentation Pédagogique (CNDP).

À la Bibliothèque nationale de France (BnF),10 000 titres du CNDP sont d’ors et déjà disponi-bles sur les écrans mis à la disposition des cher-cheurs. Le travail de numérisation se poursuit etpermettra d’ajouter d’ici peu des milliers d’heures

d’archives supplémentaires. Il y a en effet une véri-table prise de conscience actuelle en faveur d’« unehistoire de l’audiovisuel éducatif (1950-2007) ».

Tel est d’ailleurs le titre d’une grande journéede projections et de débats que la BnF organisesur son site François-Mitterrand. Elle vise à sensi-biliser chacun à toute cette archéologie du savoiraudiovisuel antérieure à la création de LaCinquième, quand on est passé du supportfilmique des Trente Glorieuses aux vidéos éduca-tives mises en ligne sur le site : tv.com.

Mercredi 14 novembre de 9 h 30 à 21 h, QuaiFrançois-Mauriac, Paris 13ème, petit auditorium,Hall Est, Entrée libre. Rens. & Rés. : 01 53 79 5555.

La Cartoucherie faitmouche

Des compagnies de théâtre viennent monter cemois de novembre à la Cartoucherie de Vincennestrois grands textes littéraires.

Il y a pour commencer une création construiteà partir de différents entretiens accordés parLouis-Ferdinand Céline à des chaînes radiopho-niques durant la décennie 1950 où il s’écartaitvolontiers du consensus qui faisait loi dans lemicrocosme des gens de lettres. Ce montage etson adaptation scénique sont dus à LudovicLongelin qui a intitulé son spectacle :

Dieu qu’ils étaient lourds ! Entretien théâtralet littéraire avec Louis-Ferdinand Céline. C’est aucomédien Marc-Henri Lamande qu’incombe ladifficile gageure d’incarner Céline seul sur scènependant une heure. Deux représentations sontdonnées le samedi 3 nov. à 21 h et le 4 nov. à 17 hpar le théâtre de l’Épée de Bois.

Jorge Lavelli vient de mettre en scène à laCartoucherie pour le compte du Théâtre de laTempête Himmelweg (traduit en français parChemin du ciel) de l’Espagnol Juan Mayorga.L’auteur avoue se demander pourquoi « les nazissont arrivés au pouvoir dans le pays de Goethe »et « comment un être humain se transforme enassassin d’innocents ». Cette sorte d’adaptationd’Antigone à nos âges totalitaires nous présente lajeune Rebecca s’insurger seule contre leCommandant. Du 9 nov. au 16 déc., du mardi ausamedi à 20 h 30 et le dimanche à 16 h 30. Lemercredi, tarif unique : 10 euros. Le mardi13 nov., rencontre-débat avec l’auteur et l’équipede création après la représentation. Réservation au01 43 28 36 36.

Le même théâtre de la Tempête présenteOthello, dans la nouvelle traduction d’AndréMarkowicz, qui vient d’être monté en création àTours le mois dernier et finira sa tournée en mars2002 à Bourges. Les représentations à laCartoucherie sont données du 13 nov. au 16 déc.dans les mêmes conditions que la pièce précéden-te. La rencontre-débat se fait, elle, le jeudi 15novembre. La traduction d’André Markowiczmêlant, savant travail sur le rythme, la prose audécasyllabe, vient de paraître sous le titre LaTragédie d’Othello, le Maure de Venise (Les soli-taires Intempestifs éd., 240 p., 10 e).

La traduction littéraireen Arles

Les 9-10-11 novembre prochains se tiennent,comme chaque année, en Arles les Assises de latraduction littéraire. Ateliers des langues. Tra-duire le texte historique. Situation du traducteuren Europe (Olivier Mannoni). Rencontre avec lesjeunes traducteurs. Remise du prix Halpérine-Kaminsky par la Société des Gens de Lettres.

Pascal Quignard signera La nuit sexuelle le 14novembre à partir de 18 h à la librairie Les Tempsmodernes d’Orléans. 57, rue N.-D. deRecouvrance (02.38.53.94.35).

Page 3: Quinzaine littéraire 956

3

Direction : Maurice Nadeau.Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : [email protected])Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny,Christian Descamps, Marie Étienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, DominiqueGoy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Gérard Noiret, Pierre Pachet,Éric Phalippou, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin.In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007)Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.Musique : Claude Glayman.Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netInformations littéraires : Éric Phalippou 01 48 87 75 41 e.mail : [email protected]. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t

Six mois : 50 t par avion : 64 tPrix du numéro au Canada : $ 7,75.

Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,54 t avec la dernière bande reçue.Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 15-551-53. P Paris.IBAN : FR74 3004 1000 0115 5515 3PO2 068Éditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.netConception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette PAO : Philippe Barrot; e-mail : [email protected]é avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

Crédits photographiques

P. 5 Louis MonierP. 6 Catherine Hélie, GallimardP. 7 Gaillard, SeuilP. 8 Albin MIchel, D. R.P. 9 Fayard, D. R.P. 11 Jacques Sassier, GallimardP. 12 Seuil, D. R.P. 13 D. R.P. 15 D. R.P. 16 D. R.P. 17 D. R.P. 18 D. R.P. 21 D. R.P. 23 drfp, Odile Jacob

PHILOSOPHIE

HISTOIRE

SOCIÉTÉS

SPECTACLES

SCIENCES

EN PREMIER

ROMANS, RÉCITS

HISTOIRE LITTÉRAIRE

ARTS

SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 956

4 LE SIÈCLE DE GERMAINETILLION PAR GILBERT GRANDGUILLAUME

GERMAINE TILLION COMBATS DE GUERRE ET DE PAIX

PIERRE GUYOTAT 6 FORMATION PAR MAURICE MOURIER

ROBERT HASZ 7 LE PRINCE ET LE MOINE PAR PHILIPPE BARROT

TOM BISSELL 8 DIEU VIT À SAINT-PÉTERSBOURG PAR ÉRIC PHALIPPOUNORMAN RUSH 9 DE SIMPLES MORTELS PAR LILIANE KERJAN

JOSEPH O’CONNOR 10 REDEMPTION FALLS PAR CLAUDE FIEROBEZADIE SMITH 11 DE LA BEAUTÉ PAR CATHERINE BERNARD

GIUSEPPE BONAVIRI 12 HISTOIRE INCROYABLE D’UN CRÂNE PAR MONIQUE BACCELLI

RAYMOND LULLE 13 BLAQUERNE PAR MARC AUDI

HÉLÈNE MAUREL-INDART 14 PLAGIATS : PAR JEAN JOSÉ MARCHAND

LES COULISSES DE L’ÉCRITUREADOLFO BIOY CASARES 14 BORGES/ADOLFO BIOY CASARES PAR MARIO MAURIN

EXPOSITION 16 GUSTAVE COURBET PAR GILBERT LASCAULTPIERRE GEORGEL COURBET (LE POÈME DE LA NATURE)

CORRESPONDANCE DE COURBETEXPOSITION 17 TANGUY PAR PATRICK MAYOUX

MARTIN HEIDEGGER 19 MA CHÈRE PETITE ÂME PAR JEAN LACOSTE

GEORGES NIVAT 20 LES SITES DE LA MÉMOIRE RUSSE PAR DANY SAVELLIORLANDO FIGES 21 LA RÉVOLUTION RUSSE ; PAR JEAN-JACQUES MARIE

1891-1924 LATRAGÉDIE D’UN PEUPLE

ALAIN BENTOLILA 23 URGENCE ÉCOLE PROPOS RECUEILLIS

PAR OMAR MERZOUG

PIERRE CASSOUS-NOGUÈS 25 LES DÉMONS DE GÖDEL PAR JEAN-MICHEL KANTOR

PIERRE CORNEILLE 26 LE CID PAR MONIQUE LE ROUX

BEAUMARCHAIS LA FOLLE JOURNÉEOU LE MARIAGE DE FIGARO

AGNÈSVARDA 27 VARDA TOUS COURTS PAR LUCIEN LOGETTE

28 BIBLIOGRAPHIE PAR ANNE SARRAUTELA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Page 4: Quinzaine littéraire 956

4

EN PREMIER

Centenaire depuis le 30 mai 2007, Germaine Tillion aura traversé un siècle

marqué par la barbarie et participé à tous ses combats. Deux livres viennent marquer

cette date et rendre hommage à celle qui demeure une figure emblématique du XXe

siècle.

GILBERT GRANDGUILLAUME

Le siècle de Germaine Tilliontextes réunis par Tzvetan TodorovSeuil éd., 828 p., 30 euros

Germaineune femme face

GERMAINE TILLIONCOMBATS DE GUERRE ET DE PAIXSeuil éd., 384 p., 21 euros

Lepremier ouvrage rassemble des textes deproches de Germaine Tillion, des articles

écrits par elle-même et des interviewsauxquelles elle a répondu. Le second, intituléCombats de guerre et de paix, réédite en lescomplétant trois ouvrages parus, A larecherche du vrai et du juste, L’Afrique basculevers l’avenir, et Les ennemis complémentaires.La personne et l’œuvre de Germaine

Tillion sont maintenant célèbres tant du faitde ses propres publications que des biogra-phies de Jean Lacouture, Tzvetan Todorov,Nancy Wood, des nombreux articles depresse, et tout récemment d’un remarquablesite internet (1). Elles sont largement recon-nues, comme l’attestent les multiples décora-tions qui lui furent attribuées : comme si, touten lui rendant justice, celles-ci tentaientd’exorciser la culpabilité surgie des catastro-phes dont elle témoigne.Sans tenter d’être exhaustif, rappelons

seulement que Germaine Tillion, après desétudes d’ethnologie, a effectué plusieursséjours dans les Aurès en Algérie entre 1934et 1940. De retour à Paris au Musée del’Homme, elle organise un réseau de résis-tance qui aboutit à son arrestation par laGestapo le 13 août 1942 (en même temps quesa mère) : elle est internée en France etdéportée le 21 octobre 1943, au camp deRavensbrück dont elle sera sauvée le 23 avril1945. Elle réintègre le CNRS, tout en seconsacrant à la mémoire et au sort desdéportés. Elle ne tarde pas à s’associer auxenquêtes sur les camps de concentration, ycompris ceux de l’URSS. A la demande deLouis Massignon, elle revient en Algérie en1954 pour une enquête sur les populations,puis, chargée de mission auprès de JacquesSoustelle, elle crée les Centres sociaux.Durant la guerre d’Algérie, elle multiplie lesdémarches et interventions pour sauver desvictimes de la répression et tenter de mettreun terme à la violence, comme ce fut le casdans sa célèbre rencontre clandestine le 4juillet 1957 avec Yacef Saadi, responsable duFLN à Alger. Publications, enseignement,colloques, missions se succèderont jusqu’à saretraite en 1977 et au-delà. Ses principales

publications, Ravensbrück et l’Algérie en1957, ont fait l’objet de plusieurs rééditionstoujours complétées et remaniées. Le Haremet les cousins paru en 1966 représente saprincipale contribution à l’ethnographieméditerranéenne et à la cause de la femme etelle fut prolongée par Il était une foisl’ethnographie (2), qui rassemble deséléments de sa thèse de doctorat disparue àRavensbrück.

titre « Anciens SS en Algérie » le récit deNelly Forget, employée dans les Centres so-ciaux en Algérie, arrêtée et torturée par lesparachutistes français : des Français exerçantcontre les Algériens les mêmes brutalités queles Allemands avaient infligées dans lescamps et parfois avec les mêmes mots. Dansce récit, le seul à avoir manifesté un peud’humanité à la victime était un légionnaireallemand, ancien SS (Combat, p.195 et Sièclep.162)... Ce constat, renouvelé à l’occasionde maintes exactions, Germaine Tillion leressentit comme une honte et comme uneabomination. Dès 1954, elle avait revisité sarégion d’enquête dans les Aurès pour yconstater un net effondrement économique etsocial qu’elle nommera « clochardisation ».Bientôt s’y ajoutera le spectre de la brutalitéet de la torture. Là encore elle ne sedécourage pas mais se dépense sans compterjusqu’à la fin de la guerre d’Algérie en faveurdes victimes. Elle ne le fait pas au nomd’appartenances politiques, de choix idéolo-giques, mais par humanité et soif de justice.Cette attitude ne sera pas toujours

comprise, loin de là.

Deux tragédies :Ravensbrück, l’Algérie

L’incompréhensiondes « bien pensants »

Le séjour dans ce camp de la mort fut uneterrible épreuve qui la marqua profondément.Elle ne sait comme elle y survécut, disantelle-même : « Si j’ai survécu, je le dois,d’abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à lacolère, à la volonté de dévoiler ces crimes et,enfin, à une coalition de l’amitié – car j’avaisperdu le désir viscéral de vivre. » (Sièclep.105)Elle tient par son énergie, par son attention

aux autres, par sa volonté de comprendre, deprendre de la distance, par sa capacité à en-trer en relation, par son humour. De ce longcheminement avec l’horreur et la mort,Germaine Tillion témoigne dans un livre,Ravensbrück, dans un souci de justice et devérité. De cette tragédie, elle passe à uneautre : celle des camps de déportation enURSS. Elle en avait appris l’existence avantbien d’autres, à Ravensbrück, par son amieMargarete Buber-Neumann (3) (Siècle,p. 262), venue d’un camp stalinien à celui-ci.Elle apprendra à Moscou en 1992 qu’uneautre de ses compagnes de détention, commebien d’autres semble-t-il, ne connut quevingt-quatre jours de liberté après sa libéra-tion de Ravensbrück, avant d’être envoyée augoulag pour dix ans.Dans la réédition de Ravensbrück en 1973

Germaine Tillion inséra en annexe, sous le

Elle écrit à propos de David Rousset quiavait enquêté sur le goulag stalinien : « Pourdéfendre le Juste et le Vrai, il faut parfoisaffronter de grandes souffrances pouvantaller jusqu’à la mort (mais avec le soutiencontinuel et profond de rester ainsi lesproches de nos proches). Un autre courageest exigé quand Vérité et Justice exigent quenous affrontions aussi nos proches, noscamarades, nos amis... » (Combats, p.223)L’enquête qu’elle mène avec David

Rousset sur le goulag lui vaut l’hostilitédéterminée des communistes, acharnés à en

Page 5: Quinzaine littéraire 956

5

GERMAINE TILLION

EN PREMIER

nier l’existence. Sa position lui vaut aussi lescritiques d’une ancienne compagne de camp,Hilda Synkova, députée communiste enTchécoslovaquie (Combats p.210).Elle sera encore plus blessée des attaques

visant les positions courageuses qu’elle prendenAlgérie. La droite lui reproche de défendrele FLN, la gauche de ne pas l’aider. Biencaractéristique à ce sujet est la position deSimone de Beauvoir, à laquelle GermaineTillion répondra tardivement (Combatsp 723, Siècle p. 221), qui écrit dans La Forcedes choses (4) : « Nous avons tous dîné chezMarie-Claire en mettant en pièces l’article deGermaine Tillon (sic) que nous tenons, Bost,Lanzmann et moi, pour une saloperie. »L’article en question, publié dans l’Express enseptembre 1958, était le récit par GermaineTillion de sa rencontre secrète avec YacefSaadi, réalisée au péril de sa vie, en vue demettre un terme à la violence à Alger : arrêtdes attentats du FLN contre les civils enéchange de la suspension de l’exécution desmilitants condamnés à mort par les tribunauxfrançais, obtenant ainsi une trêve civilepassagère.

savant ou l’objectivité de la recherche pourse retirer du monde et taire ses convictions »(Siècle p. 260). Si elle connaît les théories,elle ne cherche pas à les plaquer sur la réalité.Elle part de l’observation concrète, situe bienl’observateur et l’observé, tout en instaurantune relation de proximité fondée surl’empathie. L’ethnographie, c’est cela :d’abord connaître l’autre, puis chercher àcomprendre, tout en sachant que l’explicationn’est pas définitive. C’est cette attitude intel-lectuelle de base qu’elle transposera plus tarddans le contexte de Ravensbrück et qui luipermettra d’y survivre. Avec son ouvrage LeHarem et les cousins, elle passera à la théori-sation sur le thème de l’endogamie. Mêmedans ce cas elle a quand même un objectifconcret : car ce qu’elle a observé derrière lesconcepts, c’est l’avilissement des femmes, unavilissement dont toute la société est respon-sable, aussi bien les femmes que les hommes.C’est le thème central de ses interrogations.Pour un tel objectif l’action concrète a sansdoute beaucoup plus d’importance quel’affinement des concepts, thème sur lequelbien des interviewers viennent l’importuner.Heureusement, dans ce cas comme dans lessituations dramatiques qu’elle a traversées,elle dispose d’une arme souveraine :l’humour, cette force qui permet de prendredu recul par rapport au réel et à soi-même.Des multiples exemples qui en sont fournisdans les deux livres, citons celui-ci : aumoment de son arrestation à Paris en 1942,dans le bureau de l’officier de la Gestapo qui

les plus divers selon les lieux et les temps, seprofile toutefois cette question lancinante :pourquoi la barbarie et comment y faire face,une barbarie qui semble faire retour dans unmonde qui se considérait comme civilisé, etqui s’est présentée à elle sous la formehideuse des camps d’extermination. Dans sapremière version de Ravensbrück, elle ad’abord cru que c’était une exception alle-mande, que ce serait impossible en France.Puis est venue la guerre d’Algérie et dans laseconde version de Ravensbrück l’illusions’est dissipée : « J’ai cédé comme beaucoupà la tentation de formuler des différences... :ils ont fait ceci, nous ne le ferions pas...Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et jesuis convaincue au contraire qu’il n’existepas un peuple qui soit à l’abri d’un désastremoral collectif. » (Siècle, p. 162)Derrière cette personnalité souriante, affa-

ble, c’est tout le tragique de ce XXe siècle quiest évoqué, une barbarie qui ne cesse de seprolonger jusqu’à nous et à laquelle nousn’avons toujours ni réponse ni remède.

1. www.germaine-tillion.org2. Voir La Quinzaine littéraire, N° 780 du 1er

mars 2000.3. Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de

Staline et d’Hitler, Seuil, 1988.4. Simone de Beauvoir, La Force des choses,

Gallimard, 1963, p. 462

Tillion,à la barbarie

L’empathie comme modede connaissance

Pourquoi la barbarie ?

A cette « intelligentsia parisienne auxpropos théoriques et souvent déma-gogiques », à ces intellectuels « encravatés »,elle exprime les mobiles qui la font agir horsde l’esprit partisan : « Il se trouve que j’aiconnu le peuple algérien, et que je l’aime ;“il se trouve” que ses souffrances, je les aivues, avec mes propres yeux, et “il se trouve”qu’elles correspondaient en moi à desblessures ; “il se trouve”, enfin, que monattachement à notre pays a été, lui aussi,renforcé par des années de passion. C’estparce que toutes ces cordes tiraient en mêmetemps, et qu’aucune n’a cassé, que je n’ai nirompu avec la justice pour l’amour de laFrance, ni rompu avec la France pourl’amour de la justice. C’est aussi pourcela, précisément pour cela (je veux dire :parce que je ne parle pas par ouï-dire), queje déteste donner des leçons de morale.J’ai dû, par contre, en subir beaucouptrop. » (Combats, p.725)Germaine Tillion est différente de

l’intellectuel universitaire typique. Comme ledit Olivier Mongin, « elle ne s’est jamaiscachée derrière les contraintes du travail

s’apprête à l’interroger, elle se souvient decette histoire : « Une petite histoire m’estrevenue en tête. Deux Africains sont assis aubord du Niger. Ils n’osent pas traverser àcause des crocodiles. L’un dit : “Ne t’en faispas. Dieu est bon.” L’autre répond : “Et siDieu est bon pour le crocodile ?” Ça aachevé de me structurer, car j’ai pensé :aujourd’hui, Dieu a été bon pour le croco-dile. » (Siècle p.178). L’épisode le plus connuest toutefois le Verfügbar aux Enfers qu’ellecomposa à Ravensbrück pour tourner sonenfer en dérision.Germaine Tillion, même et surtout dans les

situations les plus critiques, a toujours cher-ché à comprendre et cette volonté est l’actehumain par excellence, qui lui garantit sanature voire son existence. Derrière ses vécus

Page 6: Quinzaine littéraire 956

6

La première surprise du lecteur tient àl’inhabituelle précision des détails fournis

par l’auteur : dates, généalogies, noms de lieux,éléments factuels qui font du début du livre unrapport de police sur un individu ( PierreGuyotat ), sa famille – comportant un certainnombre de gens connus par le rôle qu’ils ontjoué dans l’histoire de la Résistance française –,son éducation catholique, la personnalité ou lemétier de ses géniteurs.Pourquoi éprouver le besoin de livrer de tels

faits, apparemment sans relation directe avec lagenèse d’une oeuvre entre toutes singulière etrare, commencée en 1967 par ce coup detonnerre, Tombeau pour cinq cent millesoldats ? Est-ce seulement parce que, en abor-dant la vieillesse (Guyotat est né en 1940 ), ildevient insupportable à l’écrivain qui se saitgrand de demeurer relativement méconnu endehors du cercle de ses admirateurs ou, ce quiest sans doute plus douloureux encore, vague-ment connu pour de mauvaises raisons de scan-dale (« Prince, ô très haut Marquis de Sade... »)du côté du public ordinaire, celui (d’ailleurs luiaussi restreint) qui simplement lit ?Il nous semble – et ce n’est nullement

illégitime – qu’il y a tout de même un peu decela, un besoin de justification (je ne suis passeulement un pornographe, un illisible, toutmon passé témoigne de mon honorabilité, demon sérieux, et je sais être clair commeBoileau) dans l’étrange Formation, et ced’autant que, parmi les diverses qualités del’écrivain Guyotat, une s’affirme éminente (lalucidité et la sincérité à l’égard de soi-même)tandis qu’une autre manque (le sens del’humour et de l’autodérision) .Mais à l’évidence ce texte, qui est pour une

part un procès-verbal, dépasse infiniment leplaidoyer pro domo. Et d’abord il offre réelle-ment des clés pour entrer dans le grand œuvreromanesque qui le précède et va le suivre. Iln’est pas indifférent d’apprendre que le garçonqui, à vingt ans, va vivre la guerre d’Algériecomme une initiation brutale à la fois àl’horreur de la condition humaine et à la jouis-sance sado-masochiste de l’enfermement dansdes fantasmes enfin libérés, sort d’une familleen profondeur marquée par une triple et lourdetradition : un catholicisme commandant toutel’existence (surtout celle de la mère, qui a passésa propre adolescence dans la mystiquePologne), un patriotisme fondé sur une certaineidée de la France et conséquemment sur une

croyance absolue dans la grandeur et la néces-saire servitude militaires, une foi en la vertu del’effort individuel, de l’éducation chrétienne etde la culture ouverte.Il n’est pas indifférent que le petit Pierre

Guyotat qui, malgré son bégaiement originel,montre en toute étude, au moins littéraire, uneprécocité inhabituelle, ait pour père un médecinde campagne se dévouant sans compter sousl’éteignoir de l’Occupation, ni que sa tante etson oncle aient été déportés pour faits de« terrorisme » anti-nazi : Suzanne survit à laGestapo puis à Ravensbrück, Hubert, frèrecadet et préféré de la mère de l’auteur, meurtassassiné d’une piqûre de phénol au campd’Oranienburg-Sachsenhausen.Pas indifférentqu’un autre oncle, Pierre, officier d’active,évadé, passé en Afrique du Nord, ait été blességrièvement « à la tête de sa section de la 2e DBfin 1944 au cours de la bataille des Vosges ».Quant à un troisième oncle, Philippe Viannay,un des fondateurs de la publication clandestineDéfense de la France, c’est lui qui crée lemaquis de Seine-et-Oise (lié pour moi – qui aiquatre ans de plus que Guyotat et vivais alorsdans ce département encore très rural – auxcombats de la forêt de Ronquerolles, un minus-cule village peu distant du mien).Oui, les enfants de la guerre, quand ils l’ont

traversée en pleine conscience de ses épaisseursfunèbres, en demeurent marqués à jamais,même si, comme Guyotat, ils n’avaient que

cinq ans en 1945 : ces années-là, pour lesnatures sensibles, comptent au moins double.Or le bambin qui grandit vite à Bourg-

Argental, un coin semi-montagnard assez rude,possède, lui, une nature hypersensible. Les« détails » objectifs que je viens de résumergrossièrement, n’occupent qu’une faible partiedu livre, bien que dans l’ensemble la narrationne se tienne jamais bien loin de la réalitéhistorique et y revienne sans cesse. Maisl’essentiel du texte est consacré à l’évolutiond’une âme dans un corps, évolution particulièreet fascinante dont le compte rendu, éminem-ment lacunaire, s’affranchit de la chronologiestricte et ne retient pour critère d’exactitude quela vérité intime des sensations et des senti-ments.Exactitude ancrée en esthétique sincérité

d’abord littéraire : l’impression très forte de vieet d’authenticité que revêtent les curieux« mémoires » d’un enfant dont les souvenirs,anormalement nets, sont censés remonter aussiloin que la première année, repose tout entièresur la beauté d’une prose nerveuse mais jamaissèche, tendue et frémissante, qui excelle àtraduire l’impact exercé, sur une personnaliténeuve, par les mille visages gracieux ou angois-sants de l’expérience.Une place importante est réservée ici,

comme il fallait s’y attendre, à l’éducationfamiliale et à l’enseignement religieux, les deuxsouvent interchangeables. La mère, intouchableidole, le père, plus à l’écart, le grand-père, lesoncles, cousins et cousines constituent unesolide fratrie qui partage même foi et mêmesidéaux, même si la politique au sens trivialoppose parfois entre eux ces bourgeois dedroite inconditionnellement fidèles àl’Évangile mais plus ou moins « sociaux ».Quant aux représentants officiels du culte, tantles Frères des Écoles Chrétiennes (pour leprimaire) que les professeurs de l’École cléri-cale Notre-Dame de Joubert (où l’enfant serapensionnaire dans des conditions spartiates) etplus tard les Jésuites de Saint-Michel à Saint-Étienne ou les Maristes du Collège de Saint-Chamond, sont des figures capitales etglobalement positives du livre. Non seulementils brillent par leurs éminentes capacités péda-gogiques et humaines, mais ce sont eux lesintroducteurs à la latinité et à l’hellénisme dontle futur écrivain, plus réticent longtemps àl’endroit des sciences, nourrira une vocation tôtrévélée.Reste à savoir, dans ce contexte à la fois

conservateur et clérical qui semble débouchersur une mise à distance du « siècle » ou aumoins sur un type d’engagement programmépar l’enfance pieuse, quelles raisons profondesconduisent un jeune homme dévot, plus oumoins promis à l’état ecclésiastique au moinsrêvé pour son élève chéri par le Père Vallas,PIERRE GUYOTAT

ROMANS, RÉCITS

MAURICE MOURIER

PIERRE GUYOTATFORMATIONGallimard éd., 236 p., 17,50 euros

Un écrivain sulfureux, et de surcroît difficile, hermétique parfois, étranger

toujours à l’univers de la « communication » banale où nous baignons tous plus ou

moins, décide néanmoins de surprendre par une manière de récit en forme d’autobio-

graphie certes trouée mais néanmoins reconnaissable pour telle et par là même

inattendue.

Une enfance en guerre

Page 7: Quinzaine littéraire 956

7

directeur de l’École de Joubert, à renoncer unjour violemment à ce qu’on attend de lui. La viecommunautaire de l’internat ne le rebute pas, ilva devenir à quatorze ans moniteur d’un patro-nage, se faire plus tard membre des Confé-rences Saint-Vincent-de-Paul, et le voilà quipourtant sent peu à peu s’éteindre sous ses yeuxla lueur rouge du Saint-Sacrement, cettelumière de l’Eglise qui exerçait sur son âme viale corps un effet si magique au moment de lacommunion solennelle de ses sept ans !Que s’est-il passé au juste ? Une des forces

de cette confession magnifique, si parcellaire etpar moments mutique qu’elle se refuse à en êtreune, c’est de laisser au processus interne decette conversion à rebours tout son mystère. Onsent bien que l’éclosion d’une sensualité torren-tielle, qui plonge ses racines très profond dansl’humus d’un animisme campagnard (la nature,la pêche aux écrevisses, les couchers de soleil,l’eau qui court : autant de courts tableaux

ROBERT HASZ

ROMANS, RÉCITS

lyriques enthousiasmants pour le lecteur ayantvécu, comme Guyotat, une enfance rurale, etpour le lecteur citadin aussi, on l’espère)constitue une pièce maîtresse de ce retourne-ment fondamental. Les réminiscences baude-lairiennes du parfum maternel enivrant, lesportraits fugaces mais sexualisés de fillettes oude jeunes filles, l’érotisation des jeux dans lesvieilles demeures de famille, tout cela netrompe pas.Il convient d’y ajouter, au fil de ces terribles

années – qui furent à son âge des années debonheur et d’extase – la conscience de plus enplus lancinante que le dieu qui couvre les abomi-nations, le dieu qui a laissé massacrer les Juifs,n’est, à la lettre, pas crédible, ou bien créateur duMal. Puis c’est la découverte de Rimbaud, l’aveuà la mère qu’on a perdu la foi, enfin – Guyotat adix-neuf ans – la rupture avec les siens, la fuiteanonyme à Paris, et bientôt la guerre réellementsubie en Algérie. Tout est consommé.

A mesure que le dénouement provisoire etparadoxal de cette destinée approche, loin de sefaire plus explicite ou même d’en rester auxfaits dans les pages précédentes, le texte prendson vol, haletant, entrecoupé comme celuid’Eden, Eden, Eden de scandaleuse mémoire(1970). Il précipite son rythme, multiplie leslacunes et finit par passer délibérément soussilence des années entières, alors qu’auparavantil pouvait s’attarder, durant la petite enfancenotamment, à caresser une seule image, uneobsession, un plaisir furtif.C’est que Formation, comme les autres livres

de Guyotat, n’est informatif qu’en apparence etque tout ici se joue, une fois de plus, en écri-ture. L’auteur de Coma n’a en somme jamaisparlé que de lui, comme Chateaubriand, commeProust. Ses mots n’ont jamais tendu qu’àeffleurer, faute de le restituer complètement, cetessentiel mystère qui est chacun de nous, qui estmoi.

ROBERT HASZLE PRINCE ET LE MOINEA Kundetrad. du hongrois par Chantal PhilippeViviane Hamy éd., 420 p., 22 euros

Écrivain hongrois, Robert Hasz a publié plusieurs romans chez le même éditeur

dont La Forteresse qui avait une tonalité rappelant Le Désert des Tartares. Le Prince

et le Moine s’inscrit dans un autre registre : c’est un roman historique, du moins en

apparence.

PHILIPPE BARROT

La fictiondes mythes fondateurs

Situons le cadre. Le roman se déroule au Xe

siècle dans l’abbaye de Saint-Gall. Unmoine, Alberich de Langres, est chargé parl’autorité écclésiastique de narrer l’histoireédifiante de frère Stephanus de Pannonieparti en terre païenne et mort en martyr.Émissaire papal, Stephanus avait pour

mission de sceller une alliance avec les Turcscontre l’empereur Othon. Ledit messager, faitprisonnier sur les terres magyares, n’est pastout de suite éliminé puisqu’il porte unemédaille, donnée lors de son départ, unsymbole ancestral du pouvoir pour les tribusmagyars. Notre messager à son insu devientle message lui-même. Stephanus de Pannoniereprésente dans une division bicéphale dupouvoir, la puissance spirituelle, le Künde,face à la puisance temporelle – l’armée,incarnée par le Gyula. Est-ce si simple ? Quecache l’antagonisme de deux moines, l’undevenu abbé et l’autre missionnaire du pape ?Sous le pittoresque d’une aventure moye-

nageuse convoquant les stéréotypes dugenre : jeu sur l’identité, fausses pistessavamment tissées, batailles épiques, courses

et trahisons multiples, jouvencelles complai-santes, il se dit autre chose.D’abord dans la manière de construire ce

roman qui met en œuvre une lente mais certai-ne perversion du roman lui-même. Constituéde trois niveaux narratifs imbriqués, le romanse déconstruit au fur et à mesure qu’il seraconte : la version officielle, hagiographique,exigée par les autorités est en vis-à-vis dujournal de l’historiographe et de la vie duhéros Stephanus raconté par lui-même.Ces trois niveaux ne se contredisent pas, ils

fabriquent des contre-points, des distorsionsentre autres ironiques, montrant que le narra-teur historiographe découvre surtout le plaisirde recréer la vie d’un homme en donnantlibre cours à son imagination « et si en écri-vant il me prend l’envie de modifier le fil del’histoire, je ferme alors un œil et déviequelque peu le récit afin qu’il s’adapte à ceque je souhaite, mais cela ne se fait qu’auprix d’un mensonge ».Nous voilà prévenus.Le Prince et le Moine entretient un jeu de

miroir entre une vie de saint et martyr miseen scène pour les Annales de l’abbaye deSaint-Gall et une pseudo-réalité qui rétablitun autre aspect de l’histoire. Est-ce la véritéhistorique pour autant ? « Je n’ai que faire dupassé, c’est un puits sans fond, à force d’yregarder, on finit par y être précipité, pris devertige » avoue Stephanus. Le scribe,Alberich de Langres chargé du récit, est prispar cette aspiration romanesque : « Peu

importe quelle histoire est vraie pourvuqu’elle tienne debout ».Ces trois points de vue s’entrecroisent et

s’annihilent, jouant sur la narration del’Histoire, comme mythologie fondatrice.Robert Hasz met en abîme un contenu suppo-sé (l’histoire de l’unification de tribus quideviendront une identité nationale, laHongrie à travers un mythe fondateur desorigines) avec son récit imaginaire. La fictiond’un roman historique se plaît, ici, à nous direque l’histoire est une fiction.

Page 8: Quinzaine littéraire 956

8

Cette platitude se poursuit jusque dans lacomposition du tissu social, triste à en

mourir d’uniformité, alors que l’Asie centraleenchâsse un grand foisonnement de peuples.Ses modes de vie s’y interpénètrent avec si peude heurts qu’elle en accueille même denouveaux. C’est à Tachkent et nulle partailleurs que Bissell initia son palais aux joies dusushi. Il y vit aussi des musulmans attablésautour de charcuteries et de verres de vodka,lever les mains leur repas fini en actions degrâce.Cette expérience à contre-courant confère un

point de vue distancié aux portraits que TomBissell nous livre d’Américains venus en Asiecentrale y confronter leur vide à celui d’unespace déserté par l’Empire soviétique. Pleind’empathie aussi pour qui sait tout le cheminparcouru par l’auteur avant qu’il ne se révèle,par ce recueil de nouvelles, un mémorialiste àla limite du documentaire et du fantastique, unécrivain des grands espaces doublé d’unpsychologue des profondeurs.1974 : naissance de Tom Bissell à une

époque où même le Middelwest s’ouvrait à unenouvelle ère, ou du moins ce qui semblait tel.C’était l’après Vietnam et l’heure venue pour lejournalisme d’investigation de pouvoir fairetomber un président. Ce pacifisme et cettehaine méthodique de l’arbitraire ont imprégnéTom Bissell jusqu’à être cause de ses premiersséjours en Asie centrale. Il avait tout justevingt-deux ans quand il s’engagea volontairedans les Peace Corps basés en Ouzbekistan.L’impitoyable sélection naturelle qui sévit dansses pays se débarrassa de lui au bout d’un petittrimestre : rapatriement sanitaire.

Sans doute Bissell prit alors conscience quece rejet lui incombait beaucoup plus à lui,Américain immature, qu’à ce payscomplaisamment réputé pathogène. On ledevine à une réplique que notre auteur met dansla bouche d’un habitant du Turkestan qui, lasséde son interlocutrice pleine de cette complai-sance de gendarmette du Moyen-Orient et dedonatrice de leçons en matière de démocratie,finit par lui lâcher : « J’en sais davantage survous – et les basses complaisances desAméricains – que vous ne pouvez espérer ensavoir sur vous-même. Je sais tout de vos

ROMANS, RÉCITS

hommes d’affaires qui couchent avec nosfemmes comme s’il s’agissait de putains à troissous, de vos entreprises qui exploitent nosouvriers en nous croyant trop stupides pournous en apercevoir, de vos volontaires desPeace Corps qui nous traitent de paresseux etde mal lavés ».Avant que Tom Bissell ne devienne à son

tour un observateur aussi distancié, il lui aurafallu surmonter ce premier échec et partir yvivre d’autres expériences. Cinq ans plus tard,en 2001, il regagna l’Asie centrale commereporter de guerre en Afghanistan puis commejournaliste scientifique enquêtant surl’assèchement de la mer d’Aral. On peut direqu’il passa quasiment par toutes les panopliesdes types les plus divers de baroudeurs améri-cains que l’on croise dans cette partie dumonde, outre qu’il fut amené à croiser tout cepersonnel d’ambassade qui s’y reconstruit desparadis artificiels : « l’alcool, les femmes, lesboîtes ». Lesquels remuent le plus de mal être ?Répondre à cette question, c’est s’écarter dudilettantisme de l’écrivain voyageur et creuser àfond, cas par cas, l’ethnographie de cette tribud’individus que l’inconscient pousse si ce n’estau suicide, du moins à une remise en causeradicale d’eux-mêmes.Cas n°1 : le photographe engagé. On ne le

connaît plus que sous son surnom de Donk(Âne) qui date, tout gosse, de ses difficultés – lesouffle court et la bedaine rebondie – à gravirles rares cols du Michigan. Ce surnom,d’emblée repris à la cantonade, le piqua au vifet décida de sa vocation. Appareil photo enmains, il arpente le monde dans ce qu’il offrede plus dur. Les psychologues qui l’ont auscultéparlent de « tendance suicidaire chronique » àpropos de sa course folle à vouloir couvrir tousles conflits de la Palestine en Bosnie et, main-tenant, l’Afghanistan. Il les laisse dire et préfèrefuir. Il voit dans la fuite de l’être humain vers lamort la seule constante dans l’histoire del’homme, la seule philosophia perennis quivaille qu’on s’y appesantisse. La clef quipermet de se poser les bonnes questions, dutype :« Comment ces gens, les Afghans, avaient-ils

pu échapper des siècles durant à la dominationdes empires les plus ambitieux du monde et êtreincapables de paver correctement une putain deroute ? » N’auraient-ils pas la presciencequ’une route, au détour de son tracé, peutmener à de mauvaises rencontres, hâter le chocavec son destin? Donk a été payé pour le savoir.Le cliché grâce auquel il doit sa réputation dephotographe de guerre est né du hasard quefavorisent les routes. Il représente une femmetadjike, le crâne éclaté dans un combat de rue :« Elle savait qu’on se battait dans cette rue,mais elle était sortie malgré tout. Ce qui n’estpas rare au cours des combats urbains.Tendance suicidaire chronique ». Le photo-graphe engagé périra lui-même sur la seuleroute qui serpente une vallée désolée del’Afghanistan, victime des dégâts collatérauxoccasionnés par les siens.Cas n° 2 : le travailleur humanitaire appar-

tenant à ces « bonnes âmes » originaires de« l’Iowa, le Nebraska ou le Michigan »,proprettes et aux convictions religieusesaffichées. Elles travaillent pour une ONG sousle sigle de laquelle, CARA (Central AsianRelief Agency), se cache une activité illégale :prêcher les paroles du christ en terre musul-mane. Les évangélistes recrutés par cette filièrerelèvent de deux types (l’un et l’autre pareille-ment exploités), d’où le choix de Bissell de leurconsacrer deux nouvelles.Il y a le type à la Ryan, du nom d’un idéa-

liste sobre et puritain parti faire partager sesconvictions et sa croisade aux petits Ouzbeks.Ravalé à des conditions de vie auxquelles iln’était pas préparé – les sanitaires n’ouvrentpas sur le tout-à-l’égout et le régime alimen-taire se réduit à de la vieille carne –, ilcommence par boire comme un trou, continuepar copuler comme un bouc et finit par ne plusTOM BISSELL

Il n’y a de bon observateur que celui qui observe des choses auxquelles sa

société ne l’a pas préparé. Sous ce rapport, Tom Bissell ne pouvait trouver de terrain

lui seyant mieux que l’Asie centrale. Autant cette région, devenue sa société

d’adoption, se complait en plis montagneux, autant la région où il est né, le Michigan,

est d’un plat vertigineux.

ÉRIC PHALIPPOU

TOM BISSELLDIEUVIT À SAINT-PÉTERSBOURGGod Lives in St Petersbourgnouvelles trad. de l’américain par Michel LedererAlbin Michel éd., 214 p., 17,50 euros

Ethnographie de l’Américainen Asie centrale

Page 9: Quinzaine littéraire 956

9

ROMANS, RÉCITS

s’aimer. Timothy représente le second type demissionnaire de Tachkent. Camouflé enenseignant d’anglais, il se voit réduit à faireânonner de l’Hemingway ou du London : « lesbons Américains selon l’idéal soviétique ».Devant cette population écolière qui, quoiquedésoviétisée, a conservé une distance critiqueextrême envers les superstructures, Timothys’effondre. Psychiquement, cela se concrétisepar une reconnaissance de la pédophilie quil’habite, mais le passage à l’acte ouvre sur unejouissance si contraire à sa morale que Timothyn’a de cesse de maudire sa faiblesse.Torturés comme ils le sont par l’appel de la

vie : « Il n’avait jamais voulu être une seulechose, un professeur. Pour cette raison,l’Agence lui avait procuré un réceptacle, unechambre, une chambre secrète où ce qui sepassait n’était pas ennuyeux ». C’est ainsiqu’il a des contacts, qu’il veut écrire des Vieset non des fiches, qu’il dispose d’un chapeletd’informateurs à l’aéroport et qu’on luiconfie des missions. Toute l’intrigue estposée, qui passera de la progression des effetsà la poésie fantastique, grâce à l’habileté deNorman Rush dans cette fiction de l’agent dela CIA, plein d’« aversion pour le mystère etde curiosité pour la façon dont les chosesmarchaient ici-bas ». Rien d’humain ne luisera étranger, car Finch campe à la fois aucœur d’un adultère classique et aux prémis-ses de la révolution proche des communisteset des partisans de Mandela.La sphère privée se joue dans le quartier

des résidences où vient s’installer le docteurDavis Morel, diplômé de Cambridge,Massachussetts, excentrique éduqué, « anté-christ à temps partiel », venu pour dynamiterles églises et combattre les idoles. Son voisin,Ray Finch, Américain de 48 ans, se considèreà lui tout seul comme « une panoplie, unensemble » : bon amant, érudit, « agent deMilton, membre d’un service secret, contrac-tuel et patriote », qui a coutume de jouer lesnaïfs dans sa recherche du renseignement.C’est alors qu’intervient le tout premierrenversement : l’histoire d’Othello se joue àrebours lorsque la belle Iris s’éprend du nou-vel arrivant et conquiert le médecin noir. Dèsce moment, pour Ray, la certitude d’un amourabsolu s’écroule comme un château de sable.L’agent Finch souhaiterait, on s’en doute,

enquêter sur Morel, ce diable boiteux quienvahit son espace amoureux, comme chezMilton où « Satan est secrètement le héros duParadis Perdu », mais on lui donne pour

mission de surveiller Kerekang, docteur engénie rural de retour au pays, 40 ans etgauchiste, Kerekang, « un monde purgé dufictif, un paradis de la raison », Kerekangl’incendiaire. C’est le début de l’épopée quiemporte Finch dans le désert au cours de lapuissante seconde partie du roman habitéepar la nuit africaine. Faune hostile, albâtredes termitières blanches et molles, cabanes

NORMAN RUSH

SUITE�

tentation et le besoin de faillir, ces deux cas quiveulent boire jusqu’à la lie leurs « illusionsperdues » conjuguent finalement la même« tendance suicidaire chronique ». Ryan irajusqu’au bout d’une orgie et d’une rixe, histoired’acculer putes et mafieux à lui faire la peau.Timothy se fera mettre la bague au doigt parune petite dinde, la seule Russe blanche (pasassez riche pour, la colonisation finie, êtreretournée chez elle) à fréquenter sa classe. EtTom Bissell là-dedans, quel est son cas ?Comme Hemingway dynamisé par l’Espa-

gne, Bissell vit de l’Asie centrale. C’est sadrogue pour ne pas sombrer (et Hemingway la

nourriture dont une de ses nouvelles s’inspire).Ce paradoxe au vu du tableau qu’il donne deces pays se lève dès qu’on en comprend le titre :Dieu vit à Saint-Pétersbourg. Autrement dit : lareligion renaît dans la Sainte Russie, la religionsous sa forme la plus intransigeante, cettecroyance qu’un peuple peut jouir du monopolede la parole divine. Cette même croyance,éradiquée par la Russie soviétique de l’Asiecentrale, n’y repousse encore pas. Pour qui estpassé à travers tous les déguisements et a sus’en débarrasser, il y fait donc bon vivre. Uneseule ombre au tableau : l’Amérique a faitrevivre Dieu en Afghanistan.

Voici un beau livre qui propose de quitterune capitale pour une traversée du désert.

La capitale est celle du Botswana, Gaborone,au sud-est du pays, en bordure de l’Afriquedu Sud, le désert celui du Kalahari qui, traver-sé en diagonale, mène chez les rebelles dunord-ouest, sur les bosses de Pieter prochesde la Namibie et de l’Angola.Une capitale avec son pesant de nuits aux

rues désertes, de soirées chez l’ambassadeur,d’invitations à des conférences engagées etde petits drames entre expatriés. Les« expat » de tout poil retrouveront avecdélices leur univers étrange dans ce roman oùles femmes s’ennuient, comme chez Kipling,où la domesticité furtive s’affaire au portail,dans la cuisine et dans les cours, où le luxed’une belle voiture demeure précaire, où lapeur d’être malade obsède jusqu’à l’angoisseet où le ventilateur vétuste force à hausser leton. Iris Finch n’échappe pas au trouble d’uneculpabilité diffuse lorsqu’elle soupire :« Nous aurions dû rester en Amérique et lesaimer juste, les aimer beaucoup ».Aimer qui ? Ellen, sa sœur déjantée ; Rex,

le frère de Ray, auteur de longues lettres etd’un manuscrit fragmenté dont le titre,Étranges nouvelles, tient lieu de testamentsymbolique. Si Ray Finch s’épanouit, c’estqu’il est fou amoureux d’Iris, qu’il enseigne àSt James College et qu’il a aussi une autre

LILIANE KERJAN

NORMAN RUSHDE SIMPLES MORTELSMortalstrad. de l’anglais (États-Unis)par Robert DavreuFayard éd., 850 p., 28 euros

Le second roman de Norman Rush, qui a connu un très large succès avec

Accouplements (2006), pose la question de l’utopie, tant dans la sphère privée que

dans les franges arrière de l’action politique. Reprenant la tradition philosophique du

voyage à l’étranger, Rush écrit un roman ample, ambitieux et intense, situé dans le

Botswana des années 1990, où un simple mortel traverse tour à tour le jardin des

délices et celui des supplices.

Châteaux de sable

Page 10: Quinzaine littéraire 956

10

ROMANS, RÉCITS SUITE RUSH/KERJAN

en feu et bétail mort, ruine et chaleur démen-tielle, tel est l’enfer du Kalahari où Finchs’accroche aux Étranges nouvelles de sonfrère, lit Madame Bovary pour l’adultère etLes fourmis blanches de Kerekang, manifesteau style quasi biblique, pour l’idéologie. Avecl’arrivée au Ngami Bird Lodge, dit leChâteau de Sable, hôtel grandiose et vide aubord d’un bassin asséché, s’opère l’épreuveultime d’un homme devenu bête mourante.Dans l’affrontement des Boers et desrebelles, la confusion et le carnage, les inter-rogatoires et les sévices, le bruit desmitrailleuses et des mortiers, fume le théâtredu chaos qui se termine en bain de sang, aucœur de l’embrasement des somptueux boisexotiques de Ngami Bird Lodge. Là-haut, surle bastion du « groupe de gens déboussolés »,paysans, étudiants, mercenaires rassembléspar Kerekang, dans cette « opération débous-solée » qui tourne au sauve-qui-peut, vanaître l’identité avec la nudité.Roman de l’explosion, De simples mortels

mêle littéralement poésie et action violentecomme il mêle utopie et réflexion politique enun temps où « les cités radieusess’assombrissent ». Dans le monde de NormanRush, les héros s’abreuvent de complots :Morel veut brûler les églises, Kerekang rêve

de réformes agraires, Finch s’interroge surl’Agence : « Appartenir à l’Agence signifiaiteffectuer des jugements impossibles, mettre enbalance des actes justifiables et vertueux etd’autres inexcusables parce que tant de chosesdes deux côtés de l’équation demeuraientsecrètes ». Pour les trois hommes, Noirs etBlanc, Américains et Africain, confrontés auxaffres des trahisons d’un idéal, c’est la mise àl’épreuve des idées chimériques et l’éboulisde leur château de sable.Le Botswana, cadre et décor des trois

livres de Rush – deux romans et le recueil denouvelles Les Blancs (1988) – devient ici lepaysage d’une désintégration, le terraind’analyse à la fois microscopique et intercon-tinental des divergences, qu’elles soientconjugales ou géopolitiques. De simplesmortels peut se lire comme un parcoursinitiatique, un roman de mœurs, une aventurepolitique ou une intrigue sociale. A la véritéson mérite est d’être un roman héroïque denotre temps, écrit dans une belle langue,nourri de la méditation d’un septuagénairesur l’Enfer, les activités en enfer et la fabrica-tion de petits enfers, sans pour de bon tuertoute promesse d’une vie nouvelle et d’uncommencement.Avec Norman Rush, « c’est aujourd’hui le

jour », car ses héros aimeraient, chacun à samanière, voir partout la beauté sur une terresplendide. Le roman livre ainsi le témoignaged’un auteur passionné de littérature anglaisepour avoir été libraire en livres ancienspendant quinze ans, doublé de la professionde foi d’un enseignant aux États-Unis et auBotswana, où il a servi dans les Peace Corpspendant cinq ans. Au-delà des faits et del’expérience vécue en Afrique, Norman Rushmet en scène les vanités et les hypocrisies, lesdérapages des pouvoirs, la violence, maisaussi et surtout la déclaration d’indépendanced’expatriés renseignés sur le quotidien del’Amérique par un frère et une sœur auxabois. L’ici et l’ailleurs se répondent, la chairet l’extraordinaire font alliance dans la pous-sière et dans le vent du domaine des sables.Au travers de cette représentation de « la viesous forme de panneaux », comme chezJérôme Bosch, les jardins de feu sont déliceset supplices, l’homme devient « un enginépuisé, une farce, comme un bouffon » pourmieux renaître de ses cendres. Pour leslecteurs de Norman Rush, de la rébellion à lalibération, tout se passe comme si le mondedes Blancs devenait un monde de fourmis, unhôtel fastueux qui s’embrase et s’écroule,comme un château de sable.

CLAUDE FIEROBE

Le premier chapitre donne le ton. Le 17 janvier 1865, au lendemain de la guer-

re de Sécession, Eliza quitte Baton Rouge pour une marche interminable vers l’Ouest :

« Elle est sortie du cadre où tout était connu, pour entrer sur des terres où presque tout

lui est étranger. » En traversant une frontière invisible qui paraît reculer sans cesse,

elle plonge pour une quête mystérieuse, dans un inconnu que le livre va s’efforcer de

décrire.

JOSEPH O’CONNORREDEMPTION FALLStrad. de l’anglais (Irlande) par Carine ChichereauPhébus éd., 572 p., 23,50 euros

Un désordre volontaire

S’efforcer seulement, car la multiplicité despoints de vue témoigne d’une véritablefébrilité narrative, entièrement assumée parl’auteur, comme si le réel demeurait insaisissa-ble, malgré tous les efforts déployés pour enfaire un objet identifié. Les événements,comme les personnages, leurs sentiments etleurs motivations, sont évoqués par un arsenaldocumentaire vertigineux qui donne au romanl’allure d’un collage méticuleux, savammentordonné : encadrés par le récit d’un narrateurdont il serait dommage de révéler l’identité, ontrouve carnets et journaux, ballades et poèmes,affiches et tracts, notes de bas de page etcroquis énigmatiques, cartes et photographies,lettres et rapports de commissions d’enquête...Le procédé n’est pas nouveau : O’Connor

l’avait déjà utilisé à une moindre échelle dansL’Étoile des Mers (trad. 2003 ; The Star of the

Sea, 2002) où, de la même façon, il convoquaitl’Histoire – celle de la Grande Famine – àtravers la fiction. Mêmes titres programma-tiques également, mais avec une différencesensible : dans Redemption Falls ils renseignentmal sur le contenu réel des chapitres quisemblent garder une large autonomie. JosephO’Connor s’ explique sur la nature de ce désor-dre volontaire : « Je voulais écrire un livrebruyant, aux facettes multiples, qui parfois sequerellerait avec lui-même, voire se contredi-rait dans ses propres conclusions... Cette idéem’est venue qu’un livre sur la guerre devait selire comme s’il était composé de morceauxraboutés ensemble d’une manière quelconque àpartir de fragments déchirés, épars, venant denombreux autres livres. Un album, peut-être,composé par une personne accrochée à l’espoirque de ce processus puisse naître du sens, quede la compassion émerge de la narration d’unehistoire. » Il veut « engager » le lecteur. Il y ades précédents : en Irlande, la méthode« progressive et digressive » de Sterne dansTristram Shandy, les jeux linguistiques et lesagencements textuels complexes de Joyce dansUlysse et Finnegans Wake ; ou encore, auxÉtats-Unis, la méthode panoramique de DosPassos qui emprunte au cinéma, à la publicité et

à la ballade populaire, pour évoquer, à travers latrame romanesque, l’histoire de son pays (USA,1937, trilogie formée de 42e Parallèle, 1919 etla Grosse Galette).

Redemption Falls est d’abord une histoire deguerre, une guerre du passé, avec une immigra-tion irlandaise souvent mal acceptée, mais quise trouve liée au présent par la pérénnité de laviolence et de la douleur : dans une « Note surRedemption Falls », l’auteur parle de l’Ulster,de l’Irak, de l’Afghanistan, et cite Faulkner :« Le passé n’est pas terminé. » Exécutionssommaires et massacres, tortures et viols,incendies et pillages : O’Connor ne nous laisserien ignorer des terribles séquelles d’un conflitmeurtrier – 600 000 morts – où s’opère la nais-sance d’une nation ; conflit d’autant plus horri-ble qu’en est témoin le petit Jeremiah Mooney :« Quelles horreurs vit-il... ? Quelles obscénitéstorturèrent son enfance ? » La réponse estdonnée dans une litanie terrifiante que clôtl’image d’un major à cheval « chargeant unesclave en fuite et lui balafrant les yeux d’unrevers de coutelas ».Ville imaginaire dans les Territoires des

Montagnes (inspirés du Montana), RedemptionFalls est le creuset où se forge une nouvelleidentité, un « vide écrasant » pour lequelNordistes et Sudistes se sont entretués, où laplupart des lieux n’ont même pas de nom àl’arrivée des immigrants. Espace immense,insensé. Espace du western ? Oui, avec seschevauchées et ses vengeances, ses hors-la-loiet ses shérifs, ses traîne-savates alcooliques etses prostituées, mais un western noir, comme ily a des romans noirs, où personne n’est vrai-ment bon, où rien n’est jamais certain ; westernoù plane l’ombre du romancier CormacMcCarthy, prodigieux metteur en scène d’uneviolence incontrôlable qui semble émaner dusol américain lui-même (Blood Meridian, 1985; Méridien de Sang, 1988).

Page 11: Quinzaine littéraire 956

11

ZADIE SMITH

ROMANS, RÉCITS

Redemption Falls est aussi une histoired’amour qui emporte l’adhésion par sa démesu-re même. Amour fait de furieuses querelles etde retrouvailles passionnées entre Lucial’aristocrate, artiste et poète, et James O’Keefe,mais nous sommes loin d’Autant en emporte levent. Ce « Heathcliff irlandais », révolutionnai-re échappé des geôles britanniques deTasmanie, voyageur infatigable, devenu généraldes armées de l’Union puis gouverneur desTerritoires, incarne à lui seul tous les déchire-ments du monde américain. Dans son ombre,Jeremiah, un garçonnet chante souvent desballades irlandaises mais parle peu ; il estcomme la face cachée de ce livre plein de bruit

penser que dans un mouvement de relecturecontraint, borné par la loi des genres et desintrigues, et par une injonctiond’identification. La réussite du roman résideprécisément dans cette méditation sur la loi etson rapport à la mémoire. Comme dansSourires de loup, l’identité des personnagesest une identité à risques, fragile, soumise àdes impératifs souvent irréconciliables : celuientre autres de l’allégeance à une mémoirefamiliale, celui parallèlement de l’amnésiequi seule pourrait garantir la liberté indivi-duelle. La contradiction est comme réverbé-rée par la structure en abyme ou en écho del’intrigue directement inspirée du HowardsEnd de E. M. Forster. Comme dans le romande Forster, deux familles s’affrontent, sedéfient de chaque côté d’un gouffre culturel,deux familles dominées par deux figurestrompeusement tutélaires, deux universitairestous deux spécialistes d’esthétique et que toutoppose : Howard Belsey, l’universitaire ratéexilé aux États-Unis, dont l’athéisme n’ad’égal que son iconoclasme et Monty Kipps,son ennemi de toujours, dont les convictionsreligieuses n’ont d’égal que sa foi dans laforce humaniste de l’art figuratif. Commedans Howards End l’impératif central pour-rait se résumer en deux mots « Only connect». Plus encore que la société moderne deForster, la société décrite par Smith est traver-sée toutefois par des clivages, des lignes detension qui laissent peu d’espoir à cette ambi-tion de réconciliation.L’espoir repose un temps sur les femmes:

Kiki Belsey et Carlene Kipps, qui par-delàleurs différences parviennent à établir un

Le titre l’indique d’entrée: ce troisièmeroman tente de jouer et de se jouer de la

forme du roman à thèse, se veut sérieux. Lesremerciements abondants et circonstanciésqui ouvrent l’ouvrage le confirme : il seraquestion ici rien moins que de la fonctioncollective de l’art et de l’éthique de la beauté,de la dette littéraire qui est celle de Smithenvers E. M. Forster, de l’humanisme deRembrandt et de l’art de voir. Le programmeest vaste, voire ardu à mettre en œuvre.L’heure n’est guère à une littérature à thèseque ni l’humour, ni l’ironie spéculaire neviendraient déborder et Zadie Smith n’estsans doute pas George Eliot.L’ambition est pourtant ici de celle qui

devrait engager l’empathie et séduire l’esprit.Se glissant dans l’ombre du E. M. Forster deHowards End le roman de Smith aspire àembrasser en un seul geste la question de lafidélité – fidélité à soi et à une identitécollective –, des déterminismes sociaux, de lafonction mimétique et moral de la peinture,de la responsabilité de l’intellectuel. Toutlecteur du roman britannique de ces trentedernières années y reconnaîtra aussi, dans lapeinture du microcosme universitaire, l’om-bre de David Lodge, mais aussi, dans celled’une société confrontée aux contradictionsdu multiculturalisme, les doutes que Smith

et de fureur, une zone d’ombre et de silence oùune voix ne se fera entendre que dans la derniè-re page : « La fin d’une histoire fait tout », ditencore O’Connor. Et puis il y a JohnnyThunders le hors-la-loi, Winterton, espion etcartographe, Joe Duggan, autre rebelle irlan-dais, qui s’est échappé de prison « à coups debombe », un des « durs » comme O’Leary etMc Bride, et tous ont la parole dans ce livrepolyphonique.

Redemption Falls est sans doute le roman leplus ambitieux de Joseph O’Connor, uneépopée passionnante, savante et forte, écritedans une langue protéiforme, toujours précise,rarement précieuse, où se côtoient l’argot de

New York, le dialecte africano-américain, legaélique, le discours littéraire érudit, les versde mirliton et la poésie raffinée. Au terme dulivre, les Territoires des Montagnes n’ont étéque partiellement cartographiés et leur histoiredemeure encore bien obscure, comme celle dela diaspora irlandaise qui en fait partie. De lamême façon, l’énigme de la nature humainen’a été que partiellement résolue, même s’il nepeut échapper au lecteur que chaque individucherche une forme de rédemption. Sachonsreconnaître à Joseph O’Connor le mérited’avoir fait voir « la beauté froide d’un monde,rachetée par le sacrement d’un regarddessillé ». x

SUITE�

CATHERINE BERNARD

Zadie Smith poursuit son anatomie du déracinement amorcée, avec distance et

légèreté, dans ses deux premiers romans Sourires de loup et L’homme à l’autographe.

La veine est ici délibérément plus grave, plus ouvertement ambitieuse.

ZADIE SMITHDE LA BEAUTÉOn Beautytrad. de l’anglais par Philippe AronsonGallimard éd., 556 p., 23,50 euros

Petits arrangementsavec la mémoire

partage avec Hanif Kureishi, Ali Smith ou,cela va sans dire, Salman Rushdie.Tout est ici question de mémoire, comme

si le roman ne pouvait plus désormais se

Page 12: Quinzaine littéraire 956

12

ROMANS, RÉCITS

GIUSEPPE BONAVIRI

fragile dialogue. Mais rien ou si peu nesusbiste finalement de cette harmonie desâmes. Irrémédiablement, les liens déjà fragi-les se défont, sont coupés, reniés, voués àl’oubli. L’héritage de la désunion et de ladiscorde semble toujours prévaloir sur lesleçons du consensus. Le différend triomphe.Sans doute l’effet contraint de clôture est-ild’autant plus puissant que la structure symé-trique, fondée sur une série de doubles qui seréfractent à l’infini est elle-même contrainte,voire mécanique, tout comme le sont leséchos à l’œuvre matricielle de Forster. Sansdoute la structure manque-t-elle un peu de jeupour que cette méditation sur la mémoire

contestée, sur les paradoxes de l’identitéparvienne elle-même à déplacer les lignes deforce du débat.Ancien et nouveau mondes, colonisateurs

et colonisés, blancs et noirs, élites et marges,humanisme et poststructuralisme, Renais-sance et modernité, figuration et abstraction,autant de paires conceptuelles qui, tout enstructurant le texte, menacent de le corsetertrop étroitement. Faire de Monty Kipps,l’intellectuel noir conservateur, le tenant de latradition et de Howard Belsey, le Blanc radi-cal, celui de l’iconoclasme ne saurait suffireà déplacer les lignes de partage et à ébranlerle binarisme. L’ironie apparente ne fait que le

consolider en se contentant à nouveau dejouer sur un simple principe d’inversion quine devient jamais tout à fait subversif. Il n’estjusqu’à la célébration du principe féminin,incarné par les deux figures complémentairesde Kiki et Carlene, qui ne semble convenu.Le pari de Zadie Smith tenait de la gageure

qui visait à mettre au jour les connexionsmultiples entre politique identitaire, mémoirecollective, mémoire littéraire, multi-cultura-lisme, esthétique et guerre des sexes. Le silen-ce sur lequel se clôt le texte, loin d’êtreépiphanique, loin d’être l’hommage à l’amourqu’il prétend figurer, pourrait bien en fait êtreun aveu d’impuissance face à un tel défi.

SUITE SMITH/BERNARD

GIUSEPPE BONAVIRIHISTOIRE INCROYABLE D’UN CRÂNEL’incredibile storia di un craniotrad. de l’italien par René de CeccattySeuil éd., 194 p., 18 euros

Les admirateurs inconditionnels de Bonaviri, dont je suis, s’alarment un peu en

découvrant le titre de son dernier roman : Histoire incroyable d’un crâne. Le scienti-

fique (Bonaviri était cardiologue) a-t- il tué le poète et nous livre-t-il quelque austère

traité de paléontologie ou de phrénologie ? L’adjectif « incroyable » nous rassure.

L’auteur du Fleuve de pierre n’a pas changé.

MONIQUE BACCELLI

La science poétisée

En effet, dès le premier chapitre le ton estdonné : d’emblée nous retrouvons

l’univers enchanté de la Divine forêt : toute laflore méditerranéenne, euphorbes, azéroles,millepertuis et agaves, mais aussi des oiseauxplein le ciel (dont un immortel oiseau bleu),de petits démons bien païens dans les buis-sons, des zéphyrs qui parlent, des grottes

mystérieuses. Une toile de fond qui faitl’unité des romans et des poèmes et qui, cettefois, semble être la même de la Sicile àl’Angleterre, de la Libye à la Crète et àl’Amérique. Les trois héros, de jeunes etbrillants « savants » sont eux aussi d’originesdiverses : Jehova, crétois, réussit à mettre aupoint la « transférase anti-rejet », Porporina larousse est sicilienne et cosmologue, Iside(presque Isis), personnage numéro un par lerôle qui lui sera confié, est égyptienne et faitdes recherches sur la flore. On retrouve tousles ingrédients de ce que l’on peut appeler la« science-fiction-poésie » de l’auteur deMartedina.Comment peut-on poétiser la science ? En

ne la prenant pas au sérieux et en se permet-tant de la transformer en magie. Les troischercheurs sont plus souvent dans la forêtque devant leurs éprouvettes et leurs expé-riences sont parfois surprenantes. Mais cettepseudo-science, car c’est bien de cela qu’ils’agit, donne des résultats beaucoup plusmerveilleux que la science authentique. Ilfaut évidemment entrer dans le jeu, etadmettre toutes les aberrations de départ.Iside, séjournant dans une oasis libyenne adécouvert le crâne d’un des soldats italiensmorts en 1943 dans un combat qui les oppo-sait aux Anglais de Montgomery. Et elle entombe amoureuse : oui amoureuse du crâne,qu’elle caresse et embrasse passionnément.Notons en passant que chez Bonaviri la mortn’est que l’un des stades de la vie, etn’inspire ni crainte ni répulsion Les enfantsde l’oasis jouent avec les crânes des soldatsdéterrés par le torrent en crue comme avecdes ballons et transforment les fémurs enfifres.Iside, en accord avec ses amis Jéhovah et

Porporina, avec qui elle forme désormais un« ménage à trois » (aucun interdit sexuel chez

Bonaviri) accepte avec enthousiasme que leschercheurs introduisent dans son utérusquelques cellules (toujours vivantes) d’unemèche de cheveux restée attachée au crâne de« Toto ». Neuf mois plus tard elle met aumonde un bébé prodigieux : « Ses cheveuxscintillaient à cause de la présence d’infimesparticules d’or et de saphir. Les petites touffessur sa nuque et ses tempes étaient mêlées degentianelles (...) sur les parties latérales desomoplates poussaient de petits ailes de chairtendre , très tendres même avec, vers la poin-te, des plumes vert clair, comme celles desgeais, un peu rêches au toucher ». Le profes-seur Filacaia fait le bilan de l’opération :« Nous devons au génie de Jehova d’avoirréussi, grâce à la transférase anti-rejet », ceclonage de plusieurs œufs qui contient laterre, le firmament et le souffle de Dieu. Unepetite créature qui concrétise la penséeprofondément cosmogonique de Bonaviri.Le récit contient aussi de très sérieux aver-

tissements, sur les limites de la science, surles conséquences catastrophiques du non-respect de l’harmonie universelle. La scienceest nécessaire au progrès et au bonheur deshommes, mais le savant doit, comme Isidel’Égyptienne « être hanté par la peur de trou-bler la volonté d’Allah le miséricordieux,le Clairvoyant, qui a créé l’harmonie de lanature ».Tout en révélant les menaces qui pèsent sur

notre monde, les livres de Bonairi débordentde joie : la joie qui éclate et éclatera toujoursdans la nature pour qui sait la regarder etl’écouter.C’est peut-être à cause de cette sagesse

ancestrale et de sa vision panoramique del’espace et du temps que Bonaviri retrouveles accents de lointains prophètes. Laissons-nous bercer par sa poésie mais prêtonsl’oreille à ses avertissements.

Page 13: Quinzaine littéraire 956

13

En effet, Lulle est considéré comme lefondateur de la langue littéraire catalane,

le premier en Europe à avoir écrit sur lessciences, la philosophie et la théologie enlangue vernaculaire. Le Blaquerne, par lavariété des procédés littéraires et leur utilisa-tion dans l’argumentation et l’exposition dela doctrine mystique, est non seulement l’unedes œuvres majeures de Lulle, mais l’une dessommes littéraires du Moyen Âge.Lulle (1232-1316) est né dans une famille

noble de Majorque. Père de famille, « servi-teur des sept péchés capitaux » selon lui-même, à l’âge de trente et un ans apparaît cinqfois devant lui l’image du Christ crucifié. Ilabandonne famille et biens pour servir Dieu,non dans une communauté mais par son acti-vité théorique. Après des années d’étude et devie d’ermite, tous ses efforts visent la conver-sion des païens : voyageur infatigable, ilinvente une machine à démontrer la vérité dela foi, ancêtre de la calculatrice de poche,compose traités et magnifiques romanscomme le Félix ou le Livre des Merveilles.Le Blaquerne décrit le parcours du mysti-

cisme accompli, théorique mais non désin-carné, donné donc en exemple à tout homme.Blaquerne est le fils unique d’Evast etAlome, qui voulant entrer dans la voiemystique désirent lui céder toute leur fortune,servir Dieu et se mettre au service des pau-vres. Trop tard : Blaquerne a déjà résolu dequitter le monde pour devenir ermite. Malgréles supplications maternelles et les machina-tions pour marier Blaquerne avec la voisineNatane – que Blaquerne convertit immédiate-ment –, celui-ci tient bon. Le texte narre lessuccessives épreuves de ces quatre personna-ges. Blaquerne se laisse convaincre de deve-nir moine, abbé, prélat et même Pape –

Natane devenant novice, religieuse et enfinabbesse –, mais il renonce à la mission apos-tolique pour sa chère solitude. C’estl’occasion de montrer et d’expliquer lesvertus propres à chacun de ces états. Sur sonchemin, Blaquerne rencontre seigneurs etpaysans qui lui posent des problèmes decasuistique liés à leur vie quotidienne.L’ermite y répond en théologien de terrain.Le récit s’interrompt donc souvent pour

laisser la place à la parole, au dialogue,comme par exemple lors de l’arrivée deNatane à l’abbaye, occasion d’exposer lesprincipes de vie dans le monde et en commu-nauté. Car l’essentiel du Blaquerne résidedans les discours – prêche, explication,introspection, réprimande, ou prière – et danstous les recours littéraires mis en œuvre pourfaire entendre la sainte parole au lecteur. Lesdiscours de consolation, par exemple, sontd’un lyrisme et d’un raffinement psycholo-gique extrême.Chez Lulle, alors que l’unité et la solidité

de la parole doctrinale sont inébranlables, lesmanières de la divulguer sont multiples :variété des points de vue, alternance entreprose et poésie – certaines formes de lapoésie des troubadours comme l’aubade sont« converties » à la prédication –, descriptionquasi cinématographique – comme le souli-gne Gifreu dans ses notes – de scènes de ruecoexistant avec l’éloge des vertus... Maisaussi l’extraordinaire traité et poèmemystique en versets du Livre de l’Ami et del’Aimé, inspiré d’une forme littéraire arabe etdont l’incantation doit accompagner la médi-tation journalière pendant un an.On aura compris que pour Lulle la littéra-

ture n’avait pas de valeur en elle-même, ellepermettait uniquement d’écrire et exposer lavérité éternelle. Le Blaquerne est une illus-tration exemplaire de cette conception.Fiction, poésie, dialogues, etc., sont autant deformes d’exemplification et de mise enpratique de la doctrine et de la voie mystique.Le dernier personnage qui apparaît est lejongleur repentant, à qui Blaquerne confie lavérité de son expérience pour qu’elle soit

RAYMOND LULLE

HISTOIRE LITTÉRAIRE

MARC AUDI

Composée en catalan vers 1283 à Montpellier, la somme mystique du

Blaquerne est l’un des livres majeurs de Raymond Lulle. Philosophe, théologien, poète

et romancier, Lulle est surtout connu en France des lecteurs d’éditions savantes de

philosophie médiévale. La publication de la première traduction intégrale du

Blaquerne dans la toute nouvelle collection « Trésors de la Littérature – Grandes

Traductions » des Éditions du Rocher, due à Patrick Gifreu, vise un public plus étendu

et remet le texte lullien dans le corpus proprement littéraire, dans lequel il est lu et

étudié en Catalogne.

RAYMOND LULLEBLAQUERNEtrad. du catalan par Patrick GifreuRocher éd., 570 p., 25 euros

Les jongleries mystiquesde Raymond Lulle

publiée. L’office du jongleur, « créé à unebonne fin, à savoir, pour louer Dieu et pourdonner soulagement et consolation à ceuxqui sont peinés et tourmentés » rassemblecaptatio, pénitence, narration et prédication.Les critiques ont souvent insisté sur cetteprimauté du sens sur la beauté littéraire, maiscette figure du jongleur est quelque peuambiguë, puisque Lulle convertit la jonglerie

en prédication, inversement celle-ci doitrecourir à tous les styles, jeux et artifices.Faisant de la prédication un creuset de toutesles formes, il invente ce qu’un jour on appel-lera le roman.

Page 14: Quinzaine littéraire 956

14

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Il y a un mystère du plagiat. Car, après tout,rien n’empêche, quand on trouve chez unauteur une vérité, de ne pas la signalerouvertement pour illustrer son propos.Prenons l’exemple de quelqu’un qui futplagié de nombreuses fois : WashingtonIrving. Les copieurs n’étaient pas n’importequi : Pétrus Borel, Henri de Latouche,Charles Baudelaire. Dans le cas deBaudelaire, la cause, c’est le manqued’argent et la paresse : un directeur de journalattendait la copie promise. Celui de Boreldoit être nuancé : il s’agit d’une re-créationstylistique, la vigueur du Français contrastantavec le ton égal de l’Américain ; pourLatouche, il y a flottement, le poète françaisse donnant la peine de traduire en vers l’ori-ginal (mais c’est tout de même un plagiatdans la mesure où le nom d’Irving n’est pasmis en évidence).Hélène Maurel-Indart ne nuance d’ailleurs

pas assez la différence entre le plagiat et lasuite. On a beaucoup parlé du procès del’arrière petit-fils de Hugo, Pierre, contre

François Cérésa en 2004, lui interdisant dereprendre les personnages desMisérables, carcela peut se discuter. Le XIXe siècle étaitmoins pudibond. Dumas (dont les pluscélèbres romans sont surtout l’œuvred’Auguste Maquet, l’ami de Nerval et deThéophile Gautier) a engendréd’innombrables suiveurs : Paul Mahalin,Emile Watin, Paul Féval, Jules Lermina,jusqu’en 2000 avec le Retour de Monte-Cristo de Michèle Lepage-Chabriais, (vingt-neuf suites pour les Trois Mousquetaires nousdit Maurel-Indart !). On lira avec grandintérêt ce chapitre sur les « suites » tout en sedemandant s’il s’agit de plagiats.Débordant encore plus de son sujet, notre

commentatrice constate que Pasteur s’estattribué des découvertes qui ne sont pas lessiennes, acclamé par des thuriféraires qui sesont bien gardés de vérifier. En si bonne voie,elle aurait pu citer alors les pages célèbres deKoestler dans Les Somnambules, où ildémontre irréfutablement que les ennemis del’Église ont « gonflé » l’apport de Galilée(auquel ils ont attribué le génie de Kepler)pour étoffer (un peu) le scandale de sa miseen résidence par l’Inquisition, etc. On sortdans ce cas du plagiat pour en arriver à laméthode de la recherche, ce qui est tout autrechose.On y revient avec l’examen des livres

d’Irène Frain, d’Henri Troyat (qui écrivit le

roman du plagiaire -– La mort saisit le vif –,avant de démarquer lui-même plusieursautres auteurs !), et surtout d’Alain Minc quidéfraye la chronique pour d’autres raisons,meilleures espérons-le, que de copier un livresur Spinoza.Jetons le manteau de Noé sur les simili-

tudes entre Marc Lévy et une romancièrerusse, Régine Deforges et Margaret Mitchell(dont les héritiers ont vendu les héros !), JohnLe Carré, pour passer à l’analyse lexicaleintertextuelle (sic) qui attribuerait à Corneilleles œuvres de son ami Molière, et aux aspectspurement juridiques de la question, qui nousalourdiraient, pour nous élever avec HélèneMaurel-Indart jusqu’aux mystères du Texte,qui serait transcendant à ses « auteurs ».On en est d’autant plus surpris que notre

érudite essayiste ne parle pas de deux illus-tres et éhontés plagiaires : Molière copiantune scène entière du Pédant joué de Cyranode Bergerac et Victor Hugo (une des admira-tions de notre « autoresse ») qui a complète-ment copié la très belle et fort longue descrip-tion du cheval dans la Légende du beauPécopin et de la belle Bauldour.Ce livre nous intéresse vivement et surtout

nous fait rêver ; il rappelle l’enseignement dece modèle que fut pour toute la critiquelittéraire Pascal Pia : « Toute admiration deschefs-d’œuvre endort l’esprit critique ».Veillons-y.

Sous un titre ambitieux, Hélène Maurel-Indart, qui avait déjà publié Du plagiat

en 1999, se plonge dans les mystères de la psychologie de ceux qui font « sauter les

guillemets » des textes d’écrivains, leurs prédécesseurs qu’ils ne citent pas.

HÉLÈNE MAUREL-INDARTPLAGIATS :LES COULISSES DE L’ÉCRITURELa Différence éd., 276 p., 25 euros

JEAN JOSÉ MARCHAND

Le mystère du plagiat

Borges au jour le jour

MARIO MAURIN

ADOLFO BIOY CASARESBORGES/ADOLFO BIOY CASARESedición al cuidado de Daniel MarinoDestino éd.,Buenos Aires, 2006

Volume : jamais le mot n’a été plus approprié. 1600 pages sous une seule

couverture. Un vrai Bottin. Ce sont les propos tenus par Borges et enregistrés par Bioy

Casares au cours d’une trentaine d’années d’amitié et de collaboration.

D’autres recueils de ses conversationsavec divers interlocuteurs ont déjà été

publiés, mais elles s’inscrivaient dans unformat prévu, préparé, celui de l’entrevueavec un journaliste de la presse ou de la radio.Ici, nous avons affaire à Borges au jour lejour, dans l’intimité pour ainsi dire.Longtemps il a dîné chez les Bioy plusieurs

fois par semaine. Le samedi, un autre écrivainami des Bioy, Peyrou, les rejoignait à table.Bioy Casares, plus jeune que Borges de

quinze ans, l’avait connu au début des années30, à l’époque de ses propres débutsd’écrivain. Leurs relations semblent s’êtrecimentées vers la fin des années 40. Bioyavait épousé Silvina Ocampo, écrivain elle

Page 15: Quinzaine littéraire 956

15

HISTOIRE LITTÉRAIRE

aussi et soeur de Victoria Ocampo, quirégnait sur la revue Sur, l’équivalent sud-américain de la NRF. Famille ultra-littéraire,donc, et on ne s’étonne pas que les conversa-tions roulent surtout sur les écrivains, clas-siques ou modernes, européens ou argentins.Borges et Bioy avaient tous deux une superbemémoire, naviguaient avec aisance dans lalittérature anglaise ou française aussi bienqu’espagnole. Tantôt ils écrivent ensembledes prière d’insérer pour une maisond’édition, les contes parodiques réunis sousle nom de H. Bustos Domecq (et dont deuxvolumes ont été publiés en France par LesLettres Nouvelles) ou traduisent Macbeth,tantôt ils lisent et commentent des poèmespré-raphaélites, Quevedo, Góngora, Verlaineet tutti quanti. En bons Argentins, ils ontaussi à leur disposition un grand répertoire detangos. Je dis: ils lisent. Mais Borges estpresque aveugle. Quand Bioy écrit : « Nouslisons », il s’agit donc certainement delectures à haute voix, ponctuées par les obser-vations de Borges.Chaque entrée du journal, longue ou brève,

commence par une formule rituelle :« Borges mange à la maison » Ces repas sontdes dîners, car Borges, après la chute dePerón, a été nommé Directeur de laBibliothèque Nationale et a des fonctions àremplir. Plus tard il enseignera à l’université.Souvent Bioy ou Borges sont gagnés par lesommeil au cours de leurs séances de« travail ». Il faut supposer que c’est le lende-

parlons pas; les œuvres secondaires deCervantes ne valent rien, son Quichotte ne selibère de la formule que dans la deuxièmepartie. Seul Lope semble rester debout (maispas par ses pièces). La poésie, au XIXe ? Oui,un peu de Becquer, sans doute. Le reste,immondice. Et au XXe ? Juan RamonJimenez, rien, zéro. Machado, ouais; sonfrère Manuel lui est préférable. Lorca auraitdû s’en tenir au genre andalou ; son Poète àNew York est abominable.Même feu roulant pour les littératures de

langues anglaise et française. Dans lapremière, Borges prise surtout Johnson,Rossetti, Stevenson, Butler, les contes deHenry James, pas ses romans. Et Shakes-peare ? Que de rhétorique, que de sottises !Macbeth est la seule pièce qui tienne debout.Chez les Français, il n’aime pas plus Rabelaisque Baudelaire (trop attentifs à la chair l’unet l’autre ?), n’admire chez Rimbaud quel’élan du « Bateau ivre », préfère de beau-

mesure que les années passent, Borgesdevient de plus en plus célèbre. Il est tropconservateur – peut-être trop classique aussi -pour recevoir le Nobel, mais il accumule leshommages et les prix. Il voyage, il enseignefréquemment à l’étranger. Il vieillit aussi. Iloublie, il se répète, il met les pieds dans leplat alors qu’on lui a demandé la discrétionsur telle ou telle confidence. Et surtout ilparle, il parle, il n’écoute pas les autres, lesinterrompt, reprend la parole, pérore, conti-nue interminablement ses discours. Laconséquence paradoxale de ce travers, c’estqu’à mesure que ce journal se prolonge, les« entrées » s’y s’amincissent, aboutissent àun simple « Borges mange à la maison »,comme si Bioy avait fini par jeter l’éponge.Et puis, il y a les femmes. Nous

apprenons, sans autre explication, que vientune période où Silvina met le holà aux invi-tations. En aurait-elle assez de cet éternelconvive qui ne fait attention qu’à ce qu’il ditet qui salit les salles de bains ? Les dînersreprendront au bout de plusieurs mois, maisle cœur y est peut-être moins. Quand Borgesse marie sur le tard, après avoir songé avecpersévérance mais sans conviction à diversespossibilités (il ne semble pas manquerd’admiratrices, tout en continuant à vivreauprès de sa mère) ses amis s’étonnent deson choix. Elsa a déjà la soixantaine, elle n’apas de culture, elle est jalouse, autoritaire,intéressée. Il faut qu’on s’occupe d’elle

JORGE LUIS BORGES

coup Verlaine à Mallarmé, et même le rangeparmi les grands poètes avec Dante et Hugo.Valéry est intelligent, mais comme écrivain,hum !Vers la dernière époque de cette longueamitié, Borges se fait lire par Bioy l’Essai surles Mœurs de Voltaire, chapitre par chapitre,et s’en délecte. Voilà un écrivain ! Trèssupérieur à ce charlatan sentimental deRousseau, voire à Diderot. Et en Allemagne,Goethe ? Les Conversations avec Eckermannsont bien médiocres, ses romans sont illisi-bles, et son Faust est un vaisseau qui finit enqueue de poisson .Et Bioy, dans tout ça ? Heureux, bien sûr,

de recevoir régulièrement chez lui un écrivainqu’il admire et bientôt de collaborer avec lui,de discuter avec lui les ouvrages qu’il lui lit,d’enregistrer fidèlement ses propos. A

Le jeu de massacredes deux compères

Borges se marie,hélas !

main que Bioy reconstitue la teneur despropos tenus par son ami. Longtemps, il seborne à ceux-ci et fait peu de place à sespropres commentaires, encore moins à ceuxde Silvina.Borges apparaît comme un homme dont

les intérêts se concentrent presque exclusive-ment sur la littérature et la politique(l’Argentine, en ces années-là, est en crisepermanente). Il dispose d’un vaste savoir,d’une mémoire étonnante, d’un espritironique dont la modération transparaît malderrière des boutades à l’emporte-pièce. Cequi frappe le plus, en effet, c’est le caractèretranchant et expéditif des jugements qu’ilformule. Chacun, même ceux qui furent sesamis, en prend pour son grade. L’expressionla plus fréquente appliquée aux œuvres,surtout au cours des premières années, est :« C’est un immondice » et aux écrivains :« c’est un sot ». Aucun écrivain du cru, saufl’œuvre-mère de la littérature argentine,Martin Fierro, ne s’en tire sans égratignures.Bioy approuve comme les interlocuteurs desdialogues platoniciens : « Par Zeus, cela estvrai, Socrate. » S’il a des réserves, il faudrades années pour qu’il s’enhardisse à lesexprimer. Les deux compères se réjouissentaussi des cuirs qu’ils recueillent dans leurmilieu et se rapportent l’un à l’autre.Le jeu de massacre laisse à la longue peu

de victimes debout: il n’y a plus de littératureespagnole après le XVIIe siècle, et même alorsGóngora et Quevedo ne se sauvent que parquelques sonnets; Gracián, un rhéteur, n’en

autant que de son mari. En Amérique, oùBorges fait un cours, elle en viendra, dedépit, à boucler la porte de leur appartementet obliger son mari à aller coucher chez uncollègue. Le réseau d’amis conspire : « Ilfaut absolument le séparer de cette femme ».Borges sait qu’ils ont raison, mais il estfaible, il se fait tirer l’oreille. Quand il sedécidera finalement à rompre, ce sera enfaisant semblant d’aller donner uneconférence dans une ville voisine en secachant dans une propriété d’amis. Lesséances chez Bioy recommencent, mais lapériode touche à sa fin. Les dernières annéeset dernières randonnées de Borges sedéroulent sous la tutelle d’une ancienneélève, Marie Kodama, aussi peu enclinequ’Elsa à favoriser les vieilles amitiés.Une lettre virulente adressée au TLS de

Londres, à la suite d’un compte rendu de cetouvrage, a accusé Bioy Casares de n’avoir eud’autre talent que d’être un coureur de juponsémérite – riche par surcroît. Que dire à cela,sinon : « Tant mieux pour lui ! » Le temps queBioy a consacré à Borges, tous deux riantsouvent comme larrons en foire ou admirantde concert, montre qu’il savait du moinsréserver de longs moments à la littérature etl’amitié. « La gloire est une forme del’oubli », a écrit Borges. Ce pavé dans la marelittéraire ne fera peut-être rien pour sa gloire,mais il humanise l’écrivain, et la voix deBorges ainsi reproduite jour après jour, unpeu terne mais tranchante, répétitive etmagnétique, fait remblai à ses meilleurspoèmes et à ses contes les plus séduisants.

Page 16: Quinzaine littéraire 956

16

écumeux, sa marée qui vient du fond desâges, tout son ciel loqueteux et son âpretélivide ». Les « paysages de mer » de Courbetappartiennent, dans l’histoire de la peinturefrançaise, plus à l’avenir qu’au passé. Etaussi, il peint l’étendue de la neige, où sedessinent les braconniers ou une biche.« Regardez (dit-il) l’ombre de la neigecomme elle est bleue ! ». Il a pu séduire lesImpressionnistes... L’espace est, alors, sansmesure.Parfois, il impose la perception du nombre.

Il précise le titre complet de l’œuvre (1850) :

ARTS

Gustave Courbet examine parfois de loin,parfois de très près, le réel indé-

chiffrable, toujours inconnu : les vagues,l’immensité de la mer et de la montagne,l’ombre bleutée de la neige, les sources desrivières, les grottes et les fentes obscures despaysages comtois, le voile et le dévoilementdes femmes, leurs sommeils et leurs éveils,les autoportraits instables, le nombre deshumains rassemblés, les groupes, les particu-larités des ensembles et des détails exacts etle tombeau d’une truite.Gustave Courbet donne à percevoir et à

méditer la complexité du réel énigmatiquequi serait impossible à définir et à délimiter.Il propose les figures du réel qui se dérobe,s’esquive.Dans ses Séminaires (par exemple, en

1967), Jacques Lacan affirme de manièreabrupte : « L’impossible, c’est le Réel, toutsimplement, le Réel pur » (1). Alors, GustaveCourbet pourrait peindre, en quelque sorte,l’impossible, l’indescriptible, le contradic-toire, le réel insensé. Si Courbet a été consi-déré, en 1850, avec Un enterrement à Ornans,comme un « champion du réalisme », ilagence divers aspects du réel impossible, ilinvente de nouveaux dispositifs.Vu de loin, l’immense impensable de la

mer vous trouble. Selon les propos deCézanne, une Vague de Courbet serait« palpitante », et « d’un vert baveux », « d’unorange sale », « avec son échevellement

Tableau de figures humaines, historique d’unenterrement à Ornans. Il peint une pluralité,un ensemble de quarante-six « figureshumaines », la frise des habitants d’Ornans(là où il est né et a souvent travaillé). Pour cegigantesque « tableau », il devient un peintred’histoire, qui refuserait tout héros, toutedivinité, toute bataille, tout triomphe. Ilchoisirait de représenter une communauté enun moment essentiel ; il évoque la mort d’uninconnu et la terre. Il célèbre, alors, à la foisle quotidien et le permanent.Lorsqu’il peint Départ des pompiers

LE ROCHER À BAYARD, À DINANT, VERS 1857-1858

De loin et de tGILBERT LASCAULT

GUSTAVE COURBETGaleries nationales du Grand Palais, Paris13octobre 2007 – 28 janvier 2008

GUSTAVE COURBETCATALOGUE DE L’EXPOSITIONRMN éd., 472 p., 500 ill. coul., 49 euros

PIERRE GEORGELCOURBET (LE POÈME DE LA NATURE)Gallimard/RMN, Découvertes, 176 p., nb ill., 14 e

Correspondance de CourbetÉd. critique par Petra Ten Doesschate Chu (réédité)Flammarion éd., 640 p., 26,68 euros

Cette exposition événement de Gustave Courbet (1819-1877) rassemble, sur un

parcours de 1500 m2, 120 peintures, une trentaine d’œuvres graphiques et environ 60

photographies.

Gustave Courbet

Page 17: Quinzaine littéraire 956

17

ARTS

courant à un incendie (1850-1851, 388-580 cms), il représente une compagniecasquée, le nombre (sombre) des sauveteurs.L’œuvre reprend le clair-obscur et la compo-sition de la Ronde de nuit de Rembrandt. EtCourbet s’inspire aussi des figures urbainesde Daumier (2).En 1855, Courbet énonce le sous-titre de

L’Atelier du peintre : Allégorie réelle déter-minant une phase de sept années de ma vieartistique. S’il s’agit d’une « allégorieréelle », le tangible serait paradoxalementmétaphysique, il exprimerait le sens « autre »de l’art, ou plusieurs interprétations.L’immense tableau (359 x 598 cms) multi-plierait donc des fables de la création artis-tique, des fictions manifestes, des emblèmesambigus. Courbet réunit les pauvres et lesriches, les amis et les autres, de nombreuxhumains et quelques animaux. Metteur enscène subtil, organisateur judicieux, ilcombine les portraits, les paysages, lesnatures mortes, l’architecture suggérée, lemodèle nu. Il concerte une cérémonie incer-taine, un hommage (peut-être ironique) à lui-même. Au centre de l’œuvre, se creuse le ciellumineux du Paysage qu’il peint (3). Au cœurde l’Atelier, ce ciel inconcevable et la nuditéd’une femme éblouissent, rayonnent.

Comme Rembrandt, plus tard comme VanGogh, Gustave Courbet propose denombreux autoportraits. « J’ai, (dit-il) faitdans ma vie bien des portraits de moi, au furet à mesure que je changeais de situationd’esprit. » Tour à tour, il est mélancolique, ou« assyrien », ou bien « l’homme assuré dansson principe »... Il se peint en amoureux, enblessé, en désespéré, en sculpteur, en musi-cien, en prisonnier... Il se perd et se retrouve ;il joue, il se moque de lui-même. Et il y croit« pour de vrai » ou « pour rire ». L’identité estondoyante et déguisée. Le « moi » seraitincertain, douteux, vulnérable.Parfois, Courbet s’approche du réel, de la

nature, de la chair de l’autre. De très près, ilobserve les détails exacts du troublant. Ilpeint L’origine du monde (1866) (4). Ilcontemple le paysage du sexe, l’orée du désir,l’orifice d’Éros, la bordure, l’orle, les rivesdes rêves. Dans d’autres tableaux, ilreprésente des fragments de son pays natal,autour d’Ornans : La Source de la Loue, LaGrotte de la Loue, Dame verte, Le Puits noir,Le Gour de Conches, La Source du Lison. Ence « poème de la nature » (5), Courbet figureles commencements insensés de l’Amour quicrée...En 1954, dans une lettre, Nicolas de Staël

est fasciné par Courbet : « C’est un immensebonhomme... Immense parce que sans esthé-tique, sans pompiérisme... Cézanne est ungamin à côté... Il y a une logique chezCourbet qui supporte tous les illogismes...J’en suis encore tout bouleversé et il peintpresque toujours différemment d’un tableau àl’autre. Toujours inattendu... Il est génial depouvoir faire à ce point de la peinture d’idiot,génial, miraculeux, avec les biches dans laneige et le bonheur qui coule de tout cela quicoule comme cela sans arrêt ». Il peinttoujours l’impossible diversifié et imprévu.

1. Jacques Lacan a acheté, vers 1955,L’Origine du monde de Courbet. Aurait-il pensé,avant cette date ou après, au Réel impossible ?

2. Le départ des pompiers... n’est pas exposédans l’exposition du Grand Palais. On l’a vu en1977.

3. Dans son Journal, le 3 août 1855, Delacroixest gêné par le ciel central dans L’Atelier et il estadmiratif.

4. Cf. entre autres textes sur cette œuvre,Bernard Teyssèdre, Le Roman de l’Origine,nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard,2007, 540p.

5. Publiée par Gallimard/RMN (Découvertes),la monographie de Pierre Georgel est judicieuseet originale.

FEMME NUE COUCHÉE, 1862

rès près, le réel

Page 18: Quinzaine littéraire 956

18

TANGUY

ARTS

Les caractéristiques des tableaux, dès 1926,sont assez connues, encore qu’aptes à

intriguer définitivement : des espacessinguliers, où cohabitent des éléments sansidentité préalable, les uns très distincts, lesautres évanescents. Ces éléments jouent entreeux comme des caractères, assemblés en « motsd’une langue qu’on n’entend pas encore, maisque bientôt on va lire, on va parler[...] » (AndréBreton, 1939). Suggestion forte, et en effet onse sent en présence d’une pictographied’espaces, formulant des lieux et des relations.Pour autant, et précisément devant cette exposi-tion, nous avons été plusieurs à sentir, après lapériode vibrante 1926/1930, un figement dessignes, et cela assez tôt, d’où un empêtrementdu médium proposé.Mais d’abord, quelle émotion, de se retrou-

ver en présence d’une véritable matriced’apparitions sortant, toutes vives, de ladécharge électrique donnée à Tanguy par la vueinopinée du Cerveau de l’enfant de Chirico.Comme il va vite, en 25-26, passant duTestament de Jacques Prévert avec sa bordée depersonnages et d’objets au dynamisme enobliques, (où – comme l’a vu Y. Clerget –Bosch pointe sous le traitement à la Grosz), auFantômas, entêtante frise où figures et objetsapparaissent selon une saisissante diversité demodes : contours, silhouettes, pointillés,grattages, filigranes, distribués en espacementset plans aléatoires mais très sûrs. C’est peut-être L’anneau d’invi-sibilité (1926) qui signel’entrée du médium, avec le 1er « objêtre » :une manière d’osselet surdimensionné, unpaquet aérolithique qui serait aussi le chefdécollé d’un fantôme hagard. La zone intrig-ante est née. L’enthou-siasme appliqué du pein-tre-prospecteur (« et je travaille tous les jours »,lettre à Breton, 1927), on en est saisi, jusqu’en1930 et un certain tableau non-titré, où deséléments discrets projettent leurs ombres indis-crètes, d’un noir de goudron, sur un grand panvert de sulfure, révélant une perspective ondu-lante qui égare dans une alternative indécidableentre surface solide et surface liquide (iciencore, observation d’Yves Clerget).Contraste incessant entre la netteté des

formes proposées au regard, et le va-et vient deshypothèses chez l’observateur. Ce qui est beau,c’est que dans cette période tout ce que l’onvoit donne l’impression d’avoir surgi là, etd’avoir surgi sans bruit ; de sorte qu’élémentsinédits et espaces subtils créent dans l’instantde la découverte leur propre antécédence : ah,ils étaient donc déjà là, seulement on regardaitailleurs, ou on ne regardait pas bien. Cettediscrétion dans la manifestation fait naître uneévidence en amont, un « déjà là », qui est pour-tant l’inverse du « déjà vu », puisque ce « déjàlà » se joint à un « jamais vu encore ». Donnerà voir sans frime, « intégrité » de Tanguy,Breton dixit. Jour de Lenteur, titre d’un tableaude cette époque, lenteur, légèreté, silence.

Qu’est-il arrivé à Tanguy vers 1930-31,pourquoi l’étoile de la surprise a-t-elle subil’occultation amère ? A quelques-uns, nousn’avons pu que sentir un froid, aussitôt franchiela porte de la salle qui montrait quelquestravaux rangés dans la période dite des« coulées ». Ainsi, sur petit format La Tour del’Ouest, un peu plus grands Le Col del’Hirondelle et Globe de Glaces arrêtent-ils leregard sur des formes et des fonds qui auraientcomme subi l’injonction de se poser là et de neplus bouger, et voilà stoppés les élansd’interrogation qui parcouraient l’observateur.Cette peinture avait libéré des sites sans précé-dents ; et la voilà qui semble maintenant teniren laisse des éléments et espaces hyper-distincts, lesquels de plus en plus adviendrontcomme variantes des précédents, au lieu desurvenir. Le bras durci s’est mis à entraîner, àenchaîner des images ; or on pourrait ici sesouvenir de Rimbaud : « je veux que ce brasdurci ne traîne plus une chère image. » ABarcelone sera exposé le Palais Promontoire,de 1930 – absent de l’exposition de Quimper –,mais alors que Rimbaud avait tenu ouvertes «les fenêtres et les terrasses [...] qui permettentaux heures du jour [...] de décorer [...] lesfaçades du Palais-Promontoire » (Promontoire,in Illumina-tions), Tanguy n’a pu soustraire cetableau au gel qui paraît l’avoir cerné.A la différence d’André Breton, qui, ayant

inséré la figure de Tanguy dans sa constellation,semble, dans sa poésie, avoir voulu lui conférer

quelque immunité par un montjoie d’images(cf. le poème La Maison d’Yves Tanguy,ingénieusement donné à lire par stationssuccessives au fil de l’exposition), Éluard a faitentendre une tonalité d’un tragique croissant aucours du poème baptisé Yves Tanguy, recueillien 1932 dans La Vie Immédiate. Par analogies,par allusions, sans descriptions, on diraitqu’Éluard préfigure le destin et de la peinture etdu peintre. Les deux derniers vers sont fasci-nants : Nous avions décidé que rien ne sedéfinirait / Que selon le doigt posé par hasardsur les commandes d’un appareil brisé. Car sil’affinité avec le hasard se défait, restera le rôled’un ordonnateur de désastre. Ce lâchez-toutminutieux, Tanguy avait pu l’opérer en captantsur les toiles, les premières grandes années, lechant ténu des éléments mutants. Mais ensuite,ce qui est venu ce sont ces tableaux ouvrésasphyxiants, la mise s’était durcie, la surprisen’est plus venue.

Je ne prends rien dans ces filets [...]/ Dubout du monde au crépuscule d’aujourd’hui /Rien ne résiste à mes images désolées avaitencore écrit Éluard dans le même poème, etc’est comme si ces vers avaient envoûté la pein-ture de Tanguy, au lieu de lui servird’exorcisme, ce qui après tout aurait pu être.Pourtant, si une exposition exhaustive

montrait tous les tableaux des années 30, peut-être devrait-on tempérer cette opposition, à sontour durcie, entre les deux phases. Il y a sûre-ment eu combat chez Tanguy pour conjurer cefigement, qu’il a dû pressentir.Pendant la période américaine (1939-1955),

les quinze années qui allaient être finales,l’évolution est manifeste, et apocalyptique : desespaces le plus souvent saturés de grandsconglomérats, sur des fonds post-Bombe A.Une inextinguible passion d’ordonnancementparaît s’appliquer maintenant àl’encombrement et aux débris recyclés d’unecasse universelle. Quelque soixante ans après,nous savons trop de quoi il s’agit, nous avonsles pieds dessus, ou dessous. Et l’on voudraitbien être saisi par la vision du peintre fixant lecauchemar révélateur : Et ego, et tu in infernis.Or là encore et davantage, on ressent uneasphyxie : l’œil frappé mais d’emblée désolé nepeut empêcher l’esprit de se détourner de cesterribles dénombrements, à cause d’une sortede satiété immédiate. Tanguy hanté et enfermé« derrière la grille de ses yeux bleus », selon laformule de Breton- et non pas préservé par elle.Qui aura été Tanguy ? Peut-être est-ce

Jacques Hérold qui en a le mieux parlé : ...pasd’attaches, pas de trajectoire, tout était unedérision...Il aurait voulu flotter, habiter la mer...Hérold encore : « Un Breton anti-Breton ». Ondirait plutôt : un Breton non-Breton, et en celaBreton, car cette déprise du milieu et de soi-même signale bien le Breton des profondeursincommodes. Avec autour du cou sa médaille àdeux faces : l’une, pour conjurer tout agent oucomplice de bêtise, de pose, et autres courantsd’air vicié. L’autre, le côté noyade, saut depuisle pont. Et dans la lutte contre les ventscontraires, pour que la médaille ne se retournepas du mauvais côté, souvent la tête trahissantle corps, ou le corps trahissant la tête.Tanguy aura lutté, et il avait démarré d’une

main en alerte, laissant émerger ces étrangetésqui ouvrent des horizons.

Une grande exposition Tanguy vient de se tenir à Quimper, et elle permet à

nouveau de tenter, bien après Beaubourg 1982, une vue d’ensemble quant aux carac-

tères et à l’évolution de cette peinture, et de revenir vers ce peintre, et son personnage.

PATRICK MAYOUX

Tanguy,de Quimper à Barcelone

Page 19: Quinzaine littéraire 956

19

Pourtant, la lecture des lettres que cephilosophe de génie peu sympathique a

adressées à sa « chère petite âme (Seelchen) »est passionnante, et pas seulement pour lesrévélations que cette correspondance éditée enallemand par Gertrud Heidegger, la proprepetite-fille du philosophe, peut apporter : parexemple, que Heidegger n’est pas le vrai pèrede son second fils, Hermann, et qu’HannahArendt n’est pas, de loin, la seule conquête duphilosophe, qui avait une prédilection pour lesjeunes aristocrates allemandes.Ce recueil, d’une certaine manière, rend

justice à la femme de ce couple étrange lié parun « douloureux bonheur » jusqu’à leurs morts,Martin en 1976, Elfride en 1992. Pourtant, cettecorrespondance n’est qu’un monologue : leslettres d’Elfride ne sont pas reproduites, àl’exception d’une seule, un cri de souffrance dela femme trompée une nouvelle fois, une foisde trop. En fait, avouons-le, ce portrait en creuxrend presque attachante cette femme silen-cieuse que l’on présente souvent comme unevirago admiratrice du Führer.Née en 1893, elle semble avoir été une

femme moderne et active, « émancipée » dit sapetite-fille : après ses études secondaires, elles’inscrit pendant la guerre à l’université ettravaillera comme institutrice ; à ce titre elles’intéresse aux idées de Gustave Wyneken et aumouvement du Wandervogel (comme WalterBenjamin avant guerre !) ainsi qu’à la péda-gogie Montessori ; c’est en suivant à Fribourg leséminaire sur Kant qu’elle rencontre en décem-bre 1915, fascinée, le jeune et brillant DozentHeidegger, qu’elle épouse en mars 1917,malgré la sourde hostilité des familles : car elleest protestante, et lui catholique. Dans lemariage, c’est elle qui assume toutes les tâchesmatérielles, qui assure l’éducation des deuxgarçons, Jörg et Hermann, qui apprend très tôtà conduire une voiture, qui fait construire enquelques mois le rustique chalet deTodtnauberg dans la Forêt-Noire et, plus tard, lamaison de Fribourg. Elle fait face, dans lesconditions difficiles des années vingt, ou, après

45, quand son mari est suspendu, non sanséprouver de la souffrance, de « l’amertume » etfinalement du désespoir de se voir sans cessetrahie. La lettre que le philosophe lui envoie enmars 53 pour lui expliquer que « demeure lapatrie » fondée par leur mariage, malgré sa liai-son passionnée avec Sophie Dorothee vonPodewils, est un chef d’œuvre de papelardisedomestique. Et que dire de l’admirableformule : « La confiance est la force de dire ouià ce qui est voilé » ?Mais ces aperçus intimes, assez poignants,

sur la vie d’un couple ne sont pas là pour satis-faire une dérisoire curiosité, ou pour nourrirencore le dossier à charge. Ils nous rapprochentde ce point où la pensée se nourrit del’existence, la transfigure en problématiqueproprement philosophique. Par exemple,Heidegger, qui est, jusque vers 1919, fortementimprégné par le catholicisme très traditionnelqui domine le milieu familial assez « étriqué »de Messkirch, rompt avec lui assez brutalementet engage un rapport critique avec la tradition ;il découvre l’importance de la « décision », dela « responsabilité », des « possibilités de vie »,et nul doute que la rencontre avec la « petiteâme » de Wiesbaden a joué son rôle dans cettelibération. Dans une très belle lettre de décem-bre 1915, Heidegger, qui signe « le gamin »,revient sur ses années d’écolier animé par « lesombre idéal du savant », incompris par sesparents. « Qu’est-ce que la philosophie ? » luidemande sa mère sans qu’il puisse lui donnerune réponse ...Autre expérience fondatrice : la guerre, que

Heidegger (vers la fin) approche commemétéorologue (tel Sartre en 39-40 !), avec la viecollective des soldats dans un baraquement prèsde Montmédy en Lorraine, mais aussi, à cetteoccasion, la visite de Berlin, Friedrichstrasse :« Qu’une telle atmosphère de sexualité pousséeartificiellement jusqu’à un tel degré de vulga-rité et de raffinement puisse être possible, je nel’aurais pas pensé (...) il manque la grandeursimple du divin ». Plus tard, en 1930, refusantun poste à Berlin, cette ville « sans fonde-ment », il écrira : « les racines de mon travailrésident en quelque chose que le citadinmoderne n’a plus. » D’où cette installation dansla vie provinciale presque paysanne, plus« authentique », qui ne fut possible que grâce àElfride. Une géographie heideggérienne sedessine, au fil de ces lettres, avec Messkirch, la« patrie », la ville natale, près de Sigmaringen,l’île de Reichenau sur le lac de Constance,associée aux fiançailles avec Elfride, Fribourg,où il enseigne comme Dozent, puis, à partir de1928, comme professeur, Marbourg, où il

travaille dans les années vingt à Être et temps,Todtauenberg, le chalet de la Forêt-Noire, lerefuge, où Celan lui rendra visite, l’abbaye deBeuron sur le Danube où il fait parfois retraite,méditant sur un sacré étranger à toute théologie.La correspondance avec sa femme montre

que Heidegger a eu très tôt une idée très exactede la « tâche » qu’il voulait accomplir, du« chemin de pensée » qu’il souhaitait par-courir : « je sais aujourd’hui qu’une philoso-phie de la vie vivante a le droit d’exister – quej’ai le droit de déclarer au rationalisme uneguerre à couteaux tirés – sans subir l’anathèmede la non-scientificité » ; une philosophie de lavie nourrie de Bergson, qu’il admire, et de lalecture du prophétique Hölderlin : « nous nedevons pas donner à nos jeunes héros écrit-ildans cette même lettre de mars 1916 – qui re-viennent affamés du champ de bataille des pier-res au lieu de pain, nous ne pouvons leurproposer des catégories irréelles et mortes, desformes qui ne sont que des ombres, des fonds detiroir exsangues où (...) laisser moisir une vieusée par le rationalisme. » Et le fait d’êtreprotégé, au début de sa carrière à Fribourg, parHusserl ne l’empêche nullement de vouloirdépasser la phénoménologie, comme laphilosophie des valeurs. Oui, par ces lettres, oncomprend mieux comment Heidegger a pusembler répondre, dans la jeunesse allemande, àune « faim » de « vie authentique » qu’ilpartageait, à un désir de créer, fût-ce dans laradicalité de la destruction. Mais la révolutionainsi annoncée – humaine, trop humaine – ne vapas sans terribles ambiguïtés : l’enracinementdans la vie pure et rude de la montagnecouverte de neige va de pair avec la déplorationde voir « tout submergé de juifs et demargoulins » et, quand, en 1950, il révèle trèstardivement à Elfride sa liaison avec HannahArendt, il invoque, pour justifier ses multiplesinfidélités « Éros, le plus ancien des dieuxselon Parménide »...Le mariage a tenu, Elfride – jusqu’à la

dépression – se résignant aux aventures de sonmari, qui présente celles-ci comme la conditionérotique de sa créativité « pensante ». Il serait àcet égard passionnant de mettre en regard de ceDon Juan heureux en ménage, le destin assezdifférent d’un autre philosophe de la créationhéroïque, le pauvre Nietzsche, solitaire affaméde disciples, célibataire longtemps obsédé parle mariage ou la vie en commun, rejeté par Louvon Salomé – ce « génie de la vie », comme ilest dit dans un essai intéressant sur cette figure« insoumise » (2) –, étranger à toute sexualité etprobablement victime d’une syphilis para-lysante après une brève rencontre avec uneprostituée de Leipzig (3). Heidegger, lui, estfrappé en 1971 d’une attaque à Augsbourg « oùil a rendez-vous avec une femme ».

1. Voir, pour compléter le dossier, le chapitre« Fausses routes vers le Führer » dans le livreMarx-Heidegger de Heinz Dieter Kittsteiner,coll. « Passages », Éd. du Cerf, 2007.2. François Guery, Lou Salomé, Génie de la

vie, Des femmes/Antoinette Fouque, 2007.3. Paul-Louis Landsberg, « Essai

d’interprétation de la maladie mentale deNietzsche » (1934), in Pierres blanches, utileréédition des Problèmes du personnalisme, éd.du Félin, p. 230.

PHILOSOPHIE

Un document, sans doute, mais de quelle nature ? Peut-on attendre des lettres

familières de Heidegger à sa femme Elfride des éclaircissements nouveaux sur une

pensée qui demeure pleinement exposée dans les œuvres ? Et qu’importe, en définitive,

le misérable tas de secrets de l’homme Heidegger, sa complaisance envers les illusions

du régime nazi (1), ses innombrables conquêtes féminines, les failles de son caractère,

l’enrobage pompeux de ses défaillances ? Le cas Heidegger nous lasse.

JEAN LACOSTE

MARTIN HEIDEGGERMA CHÈRE PETITE ÂME.Lettres de Martin Heideggerà sa femme Elfride 1915-1970trad. de l’allemand par Marie-Ange MailletSeuil éd., 524 p., 25 euros

Frau Heidegger

Page 20: Quinzaine littéraire 956

20

Dans les Sites de la mémoire russe dont seulle premier tome vient de paraître, Georges

Nivat, traducteur et fin connaisseur de la littéra-ture russe, s’est entouré de quarante collabora-teurs – pour une large majorité partie prenantede cette mémoire collective (1) – afind’interroger, suivant la méthode inaugurée parPierre Nora, une soixantaine de « lieux » russ-es où la mémoire trouve à s’incarner : hameaux,villes, monastères mais aussi jardins, théâtres,année liturgique, etc. Déjouant les périodisa-tions intempestives à force d’être schématiques,cet imposant recueil n’énonce pas une énièmehistoire de la Russie mais scrute les persis-tances, les obstinations, les fluctuations, lesdéformations et les troubles mémoriels telsqu’ils se manifestent dans ce pays. Face auxgrossières contaminations idéologiques dont futvictime l’historiographie, force est de constaterque la mémoire opère un jeu subtil, souventimprévisible, générateur de contournements, dedétournements et de métamorphoses qui débor-dent les notions de continuité et de rupture.L’appropriation par le pouvoir soviétique de

la figure de Pouchkine en fournit sûrement l’undes exemples les plus éloquents. Ainsi ledomaine d’Ostafievo, propriété des princesViazemski aux abords de Moscou, est-il sauvéde la destruction en 1922 parce que, rapporteEkatérina Dmitriéva, son conservateur imaginede baptiser une des allées du parc « Parnasserusse » et d’en attribuer la paternité àPouchkine. Procédé dérisoire, mais dont letemps ne fera que vérifier l’efficacité : lescommémorations soviétiques du centenaire dela mort du poète en 1937, explique IakovGordine, seront en effet l’occasion de proposerun nouvel objet de vénération à tous ceux quele culte de Marx, Engels, Lénine et Stalinelaisse insatisfaits. Or, la sacralisation del’ensemble de l’espace lié au poète et la sancti-fication même de son nom (qui aujourd’huiencore surprend les étrangers en voyage enRussie) ont paradoxalement constitué une aileprotectrice inattendue : les lieux pouchkiniens,propices aux réunions et discussions, devinrentautant d’abris pour les dissidents.Les cataclysmes que constituent, entre

autres, la chute de la République de Novgorod(suivie d’un effroyable massacre ordonné par

Ivan le Terrible), l’instauration du régimebolchevique ou l’effondrement du commu-nisme apparaissent ainsi in situ révélant lesdéveloppements inattendus qu’ils ont connusdans la mémoire individuelle et collective. Acharge pour les historiens et les critiques d’endéceler les rémanences et les effacements,autrement dit d’interpréter le présent à traversles traces multiformes du passé ou de son oubli,tout en partant de ce même présent pourdécrypter ce passé. Pour l’historien TimofeïJivotovski qui contribue à ce volume, lesédifices laissés par la République novgoro-dienne – églises, monastères, fortifications –s’érigent aujourd’hui contre « le mythe selonlequel, en Russie, l’autocratie prendrait sasource dans la mentalité de la population ».Pour Sergueï Bytchkov, autre contributeur duvolume, les écoles ecclésiastiques russes envi-sagées aujourd’hui comme « lieu de mémoire »révèlent moins un renouveau religieux(phénomène perceptible à l’observateurextérieur) qu’une grave crise interne de stagna-tion traversée par l’Église orthodoxe russe :celle-ci demeure récalcitrante à adopter lesréformes élaborées à la veille de 1917. PourTatiana Kalouguina, qui se penche sur lesmusées de Russie, l’élimination du passé sovié-tique dans la conscience culturelle trahit « unerépétition obtuse du modèle bolchevique » de lapart d’un peuple envers son propre passé.Voilà pour la mémoire et les tours de passe-

passe engagés avec l’histoire. Mais quelleRussie découvre-t-on à la lecture de ce recueil ?A vrai dire, la transposition du concept élaborépar Pierre Nora pour le cadre national françaisest ici mise à profit pour proposer une concep-tion de la Russie comme entité culturelle et nonpas nationale. Pour parvenir à cela, il a fallu soitrefuser, soit taire le double phénomène auquel aété soumis l’espace russe : sa fragmentation etsa dilatation.Dans le premier cas, c’est une tentative

intéressante qui se traduit par la juxtapositiondans un même chapitre de textes sur l’Ermitageà Saint-Pétersbourg et le Musée des Cosaques àCourbevoie, ou encore sur les Académies spiri-tuelles de Kiev et de Moscou et sur l’InstitutSaint-Serge à Paris dont, d’ailleurs, les ardentsdébats théologiques des années 1930 repren-nent aujourd’hui à Moscou (notons toutefoisque le parti pris de ne pas considérer à part laRussie de l’émigration n’est pas entièrementtenu et qu’un dernier chapitre est réservé à « laRussie de l’étranger »). Dans le second cas,l’entreprise témoigne d’un embarras évident àpenser l’immense espace sibérien au sein de laRussie (un seul article sur cette région qui setrouve relégué, on ne sait pourquoi, dans un

chapitre à part intitulé précisément “ Sibérie,lieu de mémoire à part), ensuite et surtout d’uneincapacité flagrante à dire le caractère multieth-nique et multiconfessionnel de la Russie. Ons’en étonne d’autant plus qu’un des mérites dece recueil est précisément de porter attentionaux théories des régionalistes (souventcondamnés à l’époque tsariste) et au travail desethnologues (violemment persécutés dans lespremières décennies de l’époque soviétique)rappelant ainsi que la cohésion du seul espacerusso-russe n’a pas toujours été de soi dans cetEtat extrêmement centralisé.Comme l’inventaire des lieux de mémoire

établi ici se réfère exclusivement à la Russierusse et orthodoxe (ou pré-orthodoxe par lebiais d’une contribution sur les rémanences desrites païens), la question impériale se trouve dece fait évacuée. Or, ne serait-ce pas précisémentla mémoire de l’empire qui travaille aujour-d’hui en profondeur la Fédération russe ?L’apparente cohésion de la « Russie » (qui,tsariste, soviétique ou post-soviétique, présentela particularité d’avoir ses colonies agglutinéesà son propre espace) est trompeuse, nul besoind’insister, la déflagration soudaine de l’URSSet certains événements actuels témoignent de lafragilité de ces « assimilations » territoriales.Si la mémoire collective est un objet d’étude

difficile à cerner, la géographie russe l’est toutautant. Taire ce problématique « fait géo-graphique » sur lequel déjà en 1837 s’attardaitle penseur Piotr Tchaadaev, passer sous silencela présence de peuples dont le destin est intime-ment lié à la Russie comme le sien l’est auxleurs, c’est s’engager dans des malentendusregrettables et cautionner, même involontaire-ment, une position nationaliste russe pour lemoins dérangeante.On aurait aimé que ce premier tome original,

érudit et foisonnant, intitulé Géographie de lamémoire russe, propose une mise au point sur lesens accordé à l’adjectif « russe », autrement ditprécise les délimitations de son champ d’étudecomme sa visée afin d’être apprécié sansréserve comme il le mérite.

1. Il convient ici de saluer les éditions Fayardpour assumer – fait plutôt rare dans l’édition – lacharge engendrée par la publication d’un ouvragecollectif de sciences humaines constitué denombreux inédits traduits d’une langue étrangère.

Dany Savelli. Maître de conférences à ToulouseII. A dirigé l’ouvrage collectif Présence du boud-dhisme en Russie (Slavica Occitania, 2005) et, encollaboration avec J.-L. Lambert, Confins etprofondeurs d’une Russie plurielle (à paraître dansÉtudes mongoles et sibériennes, centrasiatiques ettibétaines).

HISTOIRE

De la Russie àComment espérer saisir le rapport que les Russes entretiennent à leur passé

alors qu’eux-mêmes le qualifient volontiers d’imprévisible ? En Russie, où, à plusieurs

reprises, des événements prétendirent remettre à zéro le compteur des années, la

mémoire collective n’aurait-elle pas été malmenée au point de faire sérieusement pro-

blème ?

GEORGES NIVATLES SITES DE LA MÉMOIRE RUSSETome I, Géographie de la mémoire russeFayard éd., 849 p., 45 euros

DANY SAVELLI

Page 21: Quinzaine littéraire 956

21

HISTOIRE

Non qu’Orlando Figes manifeste une vivesympathie pour les bolcheviks, mais le

tableau qu’il dresse de la Russie tsariste, de laRussie en guerre, de l’époque du gouverne-ment provisoire de Kerenski et de la guerrecivile, de la politique des bolcheviks et desdivers groupes de blancs, est suffisammentriche de faits – parfois peu connus – pourpermettre à chacun de se faire une idée – etmême son idée – de la complexité et del’ampleur des problèmes posés par l’histoirede la Russie à cette époque. Le récitd’Orlando Figes embrasse une longue pério-de, de la fin du règne d’Alexandre III et de lafamine de 1891 qui ravage les campagnes(suivie de plusieurs autres jusqu’à la guerre)à la mort de Lénine.Il nous montre une Russie tsariste reposant

sur ce qu’il appelle des « piliers instables » etdirigée sous Nicolas II (à partir de la mortd’Alexandre III, ce « colosse aviné » en1894) par un tsar à la fois incapable et dési-reux d’exercer un pouvoir absolu. « S’il y eutvacance du pouvoir au cœur du système degouvernement, Nicolas fut ce vide. En un sensla Russie eut avec lui le pire des deuxpenchants ; un tsar déterminé à régnerdepuis son trône mais bien incapabled’exercer le pouvoir. » et qui n’en est queplus brutal...Les piliers instables ce sont l’énorme

bureaucratie de l’État, la noblesse terrienne,(en pleine décadence économique et à laquel-le la bureaucratie est subordonnée, sans priseréelle sur le pays), rétive à toute réforme, etqui fournit l’encadrement des « vestigesd’une armée féodale », une église orthodoxeétroitement soumise aux intérêts de la monar-chie. Les rapports de l’aristocratie terrienneavec la masse des paysans qui fournissent lachair à canon de l’armée sont illustrés par labrutalité des châtiments corporels infligésaux paysans – soldats à ce double titre : par lepropriétaire terrien en tant que tel lorsqu’ilsempiètent sur les bois ou parties jadiscommunes qu’il a confisqués et par l’officier(propriétaire sous l’uniforme) pour la moin-dre incartade. Le soldat, même en dehors de

son service, rappelle Orlando Figes, n’avaitaucun droit (interdit de monter dans un tram,d’aller au restaurant... etc). A l’entrée desparcs on pouvait lire : « Entrée interdite auxchiens et aux soldats »). Au lendemain de larévolution de février, plus encore de celled’octobre, la vengeance des paysans-soldatssera terrible... et terrifiante. Figes s’attacheavec beaucoup de bonheur à reconstituer lavie, les moeurs et les coutumes de cettepaysannerie à travers les différentes périodes,de 1891 à 1924. Il raconte à cet effetl’existence de deux d’entre eux (Semenov etOskine).L’un des clichés de l’histoire officielle de

évidence l’aspiration profonde des masses :que tout le pouvoir soit assumé par lessoviets. Aspiration reprise par Lénine et lesbolcheviks dans leur slogan : « Tout lepouvoir aux soviets ». Il souligne : « àplusieurs reprises (février, avril, juillet etseptembre) les dirigeants du soviet auraientpu prendre le pouvoir, alors que la foule étaitdans la rue et lui demandait expressément dele faire, mais à chaque fois ils se dérobèrentaux responsabilités du gouvernement. Ainsilaissèrent-ils passer leur chance de donner àla révolution une issue démocratique etsocialiste. Et ce sont les bolcheviks qui enrecueillirent les bénéfices. »

UN GROUPE DE SOLDATS ET GARDES ROUGES

l’URSS et retourL’histoire monumentale de la révolution russe d’Orlando Figes se distingue

avantageusement de la production courante sur ce thème dont le niveau moyen ne

dépasse pas les grossières élucubrations du Livre noir du communisme.

JEAN-JACQUES MARIE

ORLANDO FIGESLA RÉVOLUTION RUSSE, 1891-1924 : LATRAGÉDIE D’UN PEUPLEPréface de Marc Ferrotrad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel DauzatDenoël éd., 1108 p., 39 euros

la révolution d’Octobre : un coup d’état detype militaire qui aurait renversé un gouver-nement démocratique et donc légitime. OrFiges constate « Le gouvernement provisoiren’était pas un gouvernement démocratique(...) Jamais il n’eut la légitimité qui ne peutvenir que des urnes. » Il n’avait été élu parpersonne, par aucune instance législative. Ilémanait d’un groupe de membres de laquatrième Douma d’Empiré élue en 1912,dont le mandat était arrivé à échéance. Elledisparut au cours des événements sans quepersonne s’en aperçoive.Dans sa description des sept mois

d’activité du gouvernement provisoire, prési-dé par Alexandre Kerenski, Figes met en

Ces dirigeants firent tout pour dressercette foule, c’est-à-dire les masses, contreeux. Alors que les soldats ne veulent plus dela guerre, ce gouvernement provisoire, répon-dant aux exigences de l’état-major allié, leslance en juin dans une offensive catastro-phique en Galicie. Qu’apporta-telle ? SelonOrlando Figes, dont les chiffres sont – pourune fois – nettement exagérés : « Des centai-nes de milliers de soldats étaient tombés. Desmillions de kilomètres carrés étaientperdus. » Et il ajoute « Plus que toute autrechose l’offensive d’été poussa les soldats versles bolcheviks, le seul grand parti qui se

SUITE�

Page 22: Quinzaine littéraire 956

22

HISTOIRE

prononçait sans compromis pour l’arrêtimmédiat des hostilités. »Gorki se plaindra quelques mois plus tard

de la sauvagerie des paysans-soldats. Lecarnage de la guerre et de l’offensive de juinn’était vraiment pas fait pour les civiliser ! Ilsen avaient assez de servir de chair à canonpour une guerre dont les buts leur étaientétrangers.Orlando Figes le souligne fort bien. Aussi

peut-on s’étonner qu’il reproche à Lénine etaux bolcheviks d’avoir refusé un gouverne-ment de coalition avec les autres partis socia-listes, (dont le plus important les Socialistes-Révolutionnaires (S-R) de droite). Lesbolcheviks étaient pour la paix immédiate, lesSR pour la poursuite de la guerre aux côtés deLondres et Paris, continuant ainsi à plongerle pays dans la ruine. Les menchéviks étaientpartagés entre les partisans de la guerre(Plekhanov) et ses adversaires (Martov,l’homme que Trotsky appelait, vu ses valses-hésitations permanentes « le Hamlet dusocialisme démocratique »). Commentrassembler dans un même gouvernement lespartisans de deux politiques aussi contradic-toires ? La contradiction se poursuivra long-temps. Les S-R de droite constitueront àSamara au cours de l’été 1918 un gouverne-ment intitulé le Komoutch, dont Figes rappel-le qu’il voulait la reprise de la guerre avecl’Allemagne au mépris des intérêts vitauxd’un pays incapable de soutenir le choc del’armée allemande.Il est impossible d’évoquer ici tous les

aspects du livre foisonnant de Figes. Ici et làquelques points décisifs. Ainsi quand l’auteurévoque les pertes de la guerre civile il rappel-le une évidence trop aisément oubliée.« Dans l’Armée rouge (et aussi d’ailleursdans l’armée blanche) plus de soldats furentemportés par la maladie qu’il n’en tomba aucombat dans la guerre civile. Le typhus, lagrippe, la petite vérole, le choléra, la typhoï-de et les maladies vénériennes furent les prin-cipaux tueurs, mais bien d’autres hommessouffraient de poux, de virus intestinaux, dedysenterie et de rages de dents ». Outre lesproblèmes d’hygiène (manque d’eau et desavon) « la pénurie chronique de médecins etd’infirmières, d’alcools chirurgicaux, debandages et de médicaments rendait la situa-tion bien pire. » La Russie tsariste n’avaitquasiment pas créé d’industrie pharmaceu-tique et achetait ses médicaments àl’Allemagne... approvisionnement que laguerre évidemment suspendit. Enfin enjanvier 1919 l’Angleterre et la France décrè-tent le blocus de la Russie soviétique : inter-dit de lui acheter et vendre quelquesmarchandises que ce soit, y compris desmédicaments. Ces gouvernements (dontl’aide militaire aux armées blanches a été engrande partie paralysée par le refus desouvriers et des soldats de leurs pays d’aller sebattre contre les « rouges »), portent ainsileur part de responsabilité dans l’effroyablenombre de morts de la guerre civile.Les analyses politiques de Figes sont

moins incontestables que le tableau qu’ilbrosse. Il écrit ainsi : « Dans tout ce qu’il fit,le dessein ultime de Lénine était la conquêtedu pouvoir. Pour lui le pouvoir n’était pas unmoyen, mais une fin en soi. Pour paraphraserGeorges Orwell, il n’instaura pas une dicta-ture pour sauvegarder la révolution, mais ilfit la révolution pour instaurer la dictature. »Il affirme pourtant quelques pages plus loin :

« La croyance en l ‘imminence d’une révolu-tion mondiale était au centre des réflexionsdes bolcheviks à l’automne 1917. En bonsmarxistes, il était pour eux inconcevable quela révolution socialiste pût survivre long-temps dans un pays arriéré de paysanscomme la Russie sans le soutien du proléta-riat des pays industriels avancés del’Ouest. »Si l’objectif de Lénine était la révolution

mondiale, comme le dit ici Figes, il nepouvait être d’instaurer sa dictature person-nelle. Ensuite l’affirmation que la révolutionmondiale était une illusion naïve repose sur leseul constat de son échec. A l’époque les diri-geants des grands pays du monde la crai-gnaientLe 16 janvier 1919, le président des États-

Unis, Wilson explique ainsi au Conseil supé-rieur de guerre allié à Paris : le bolchevismeest un mouvement de protestation et de colè-re dû à la misère excessive et à l’inconsciencedes classes dirigeantes. Chaque pays, mêmel’Amérique, peut être menacé par le bolche-visme. Ce même jour, Conrad Adenauer,bourgmestre de Cologne et futur chancelierde l’Allemagne, déclare à l’envoyé du Matin: « L’Allemagne ne présente plus qu’undanger, mais grave, le bolchevisme. » HenryWilson, chef de l’État-major général del’Empire britannique, note dans son Journalen date du 17 janvier : « Nous sommes assissur une mine qui peut sauter d’une minute àl’autre ». Clemenceau, déclare le 21 janvier :« Le bolchevisme s’étend (...) L’Italie aussiest en danger (...). Si le bolchevisme aprèsavoir gagné l’Allemagne, allait traverserl’Autriche et la Hongrie et atteindre ainsil’Italie, l’Europe serait mise en face d’ungrand danger ». Quelques semaines plus tard,Henry Wilson, face aux grèves à répétitionqui agitent son pays et aux troubles quisecouent l’Empire britannique écrit à l’amiralTouan, commandant de la flotte anglaise de laBaltique : il faudrait « retirer nos troupesd’Europe (continentale) et de Russie etconcentrer nos forces sur les cen-tres d’oùpartent contre nous des tempêtes, c’est-à-direl’Angleterre, l’Irlande, l’Égypte, les Indes ».L’Angleterre est ravagée par une tempêtesociale, l’Irlande, l’Égypte, les Indes aspirentà l’indépendance nationale, chargée d’unprofond contenu social. Tous ces gensétaient-ils eux aussi des naïfs ?Se révèle la principale faiblesse du livre de

Figes, malgré sa richesse documentaire et letalent narratif de l’auteur. Elle n’est pas dansle caractère contestable de telle ou telle affir-mation, mais dans le fait qu’il étudie la révo-lution russe à peu près uniquement comme unphénomène russe, comme un épisode del’histoire de la Russie. Or elle n’est pas seule-ment, et peut-être pas d’abord, le produitde l’histoire propre de la Russie, mais leproduit de la première guerre mondiale quia disloqué outre la Russie, l’Autriche-Hongire et plus ou moins profondémentébranlé l’Allemagne, l’Italie, la France,l’Angleterre...Aujourd’hui il est très à la mode de présen-

ter le régime soviétique, dès avant sa dégéné-rescence stalinienne, comme un carcan impo-sé par la terreur à un peuple rétif. OrlandoFiges cite à la fin de son ouvrage les proposque tint en novembre 1925 le prince Lvov,noble propriétaire terrien, monarchiste cons-titutionnel, le premier président du gouverne-ment provisoire : « Le peuple et le pouvoir

SUITE FIGES/MARIE

Une journéehommage

à Jean Chesneauxaura lieu le

samedi 10 novembre 2007de 14 h à 19 h à l’Université

Pierre et Marie Curiedans l’amphi FarabeufSite des Cordeliers

15 rue de l’école de médecine,75006 Parismétro Odéon

Ce sera l’occasion d’évoquer ses idées, sonaction et entendre les témoignages dequelques « alliés substantiels » (René Char)qui ont partagé ses divers engagements etsujets d’intérêt dont

– la Chineavec Marianne Bastid-Bruguière, membre

de l’Institut, sinologue,– le Pacifiqueavec Alain Bensa, directeur de recherche

au CNRS, anthropologue,– l’Histoireavec François Dosse, professeur à

l’Université de Créteil, historien– l’Écologieavec Gert Leipold, directeur exécutif de

Greenpeace International– l’Engagementavec Jean-Marc Levy-Leblond, professeur

émérite à l’université de Nice, physicien etessayiste,– la Modernitéavec Philippe Merlant, rédacteur en chef

de la revue Transversales,– la Chronique littéraireavec Maurice Nadeau, éditeur, écrivain et

critique littéraire, directeur de La Quinzainelittéraire– l’Universitéavec Michelle Perrot, professeur émérite à

l’Université Paris VII, historienne,– le Tempsavec Jean-Jacques Ramos, maître de

conférences en sociologie à l’Université deMontpellier III, rédacteur de la revueTemporalités– Jules Verneavec Christian Robin, directeur de la

bibliothèque Verne aux éditions du Cherche-Midi,et avec aussi– Geneviève Azam, professeur d’économie

à l’Université de Toulouse II, membre duConseil d’Administration d’ATTAC– Jean-Pierre Pagé, président du cercle

Condorcet de ParisLa journée sera animée par Thierry Paquot,

professeur de philosophie à l’Université ParisXII et éditeur de la revue Urbanisme.

Confirmer votre présence auprès deJean-Marie Chesneaux, 47 rue Esquirol,75013 Paris, tél. 01 44 23 84 [email protected]

Page 23: Quinzaine littéraire 956

23

SUITE �

soixante dix années suivantes en dix pagesaboutit à la phrase finale : « Les spectres de1917 n’ont pas trouvé le repos. » OrlandoFiges n’a guère la possibilité réelled’expliquer pourquoi , mais on ne peutqu’approuver ce constat.

NDLR. Envoyé à Petrograd en juillet 1917 parson journal Le Petit Parisien, Claude Anet donneimpressions et analyses des événements, portraitsdes acteurs, dans ses articles, aujourd’hui rassem-blés par Éric Dussert aux éditions Phébus, LaRévolution russe, Chroniques 1917-1920.

SOCIÉTÉS

sont comme d’habitude, deux choses différen-tes. Mais, plus que jamais auparavant, laRussie appartient au peuple. (...) Certes legouvernement est hostile au peuple et à sessentiments nationaux pour autant qu’il incar-ne des objectifs internationaux, abuse lepeuple et en fait des esclaves, mais il n’enreçoit pas moins le soutien de ce peupleopprimé et asservi. Le peuple soutient lepouvoir soviétique, ce qui ne veut pas direqu’il en est satisfait. Mais tout en se sentantopprimé il voit aussi que ce sont les siens quientrent dans l’appareil et cela lui donne lesentiment que le régime est le sien. » Nul

n’est obligé de prendre ces lignes, certesdiscutables, comme une vérité évidente. Ellesdevraient néanmoins pousser à réfléchir surles racines réelles du système.Après une longue analyse du communisme

de guerre, de la politique paysanne dugouvernement bolchevique, Orlando Figesévoque le dernier combat de Lénine engagécontre : « Si la dernière attaque de Lénine nel’avait pas empêché de prendre la parole aucongrès de 1923 le nom de Staline ne figure-rait plus que dans les notes en bas de pagedes livres d’histoire de la Russie. »En guise de conclusion un survol des

HISTOIRE

Entretien

ALAIN BENTOLILAURGENCE ÉCOLELe droit d’apprendrele devoir de transmettreOdile Jacob éd., 226 p., 21,90 euros

Omar Merzoug : Alain Bentolila, à chaquerentrée scolaire depuis une vingtained’années, nous assistons à la publicationd’ouvrages qui dressent un constat alarmantde la situation de l’école. Le vôtre Urgenceécole, le droit d’apprendre, le devoir de trans-mettre (Éd. Odile Jacob) frappe par son tonserein et didactique, la question scolaire nevous donne pas d’urticaire ?

Alain Bentolila : C’est vrai, je refuse d’êtrelogé dans un pré carré à la fois pédagogiqueet idéologique, parce qu’en fait les deuxchoses vont de pair. Il n’y a pas une école dedroite et une école de gauche, il n’y a pas unepédagogie de droite et une pédagogie degauche. Il y a une compréhension des enjeuxqui peut se résumer d’une façon assezsimple : l’école doit former intellectuelle-ment nos enfants à résister aux discoursdangereux et aux textes spécieux qui leurdonnent une vision dichotomique du monde,qui refusent l’analyse et prônent l’anathème,qui, au lieu d’apprendre à vivre ensemble,incitent à l’exclusion et à la partition. L’écoledoit donner aux enfants cette capacité effec-tive de questionner tout discours et tout texte,d’avoir vis-à-vis de ces discours et de cestextes, non pas une volonté de refus, mais dudiscernement. Et ça, il faut le rappeler, carnous vivons des temps compliqués etdangereux, des temps où on a tendance àsimplifier les choses alors que la réalitédevient de plus en plus complexe. Nosenfants ont besoin, non pas d’une accumula-tion de connaissances, mais d’une intelli-gence du monde. Evidemment pour le

linguiste que je suis, tout ça passe par lalangue. Pour moi, la défaite de la langue,c’est la défaite de la pensée. Si je veux avoirune pensée originale, singulière, bienveil-lante et pacifique, il faut que j’apprenne ceque c’est que parler.

O. M. : Vous demandez à l’école de formerdes individus capables de s’adapter à uneréalité culturelle et sociale polymorphe et enmême temps de se montrer intransigeante surles valeurs et les convictions, sont-ce là des

exigences qu’on peut accorder et comment ?

A. B. : Bien entendu. Je pense que l’école,en mettant en œuvre une juste maîtrise de lalangue, doit être capable, non pas d’annihilerles différences, mais de les rendre audiblesles unes aux autres. Vivre ensemble, ce n’estpas être semblables, c’est être capables des’entendre quand on est différents et, à larigueur, vivre ensemble quand on ne s’aimepas. La langue est beaucoup plus faite pourparler à quelqu’un qu’on n’aime pas que pourparler à un interlocuteur qu’on aime. Parler àune personne qu’on aime, c’est facile et, à larigueur, on n’a pas besoin des mots. Autrechose est de parler à un interlocuteur qu’onn’aime pas, qui est différent, qui ne nous plaîtpas, avec lequel on ne partage ni culture, niculte, rien pour ainsi dire. Là vous avezintérêt à prendre tous vos mots, les moinsfréquents, les plus précis, les plus justes et àbien les organiser. Pourquoi je dis qu’il fautêtre très exigeant sur les valeurs et être trèsouvert, c’est parce que dès l’école mater-nelle, et même dès la naissance de l’enfant, ilfaut lui apprendre que l’autre est celui quiimporte le plus. Et plus l’autre est différent,plus il est aimable, il est aimable si on luiparle, on lui parle pour avoir une chance demoins le détester qu’avant. On m’interrogeaitrécemment sur le conflit israélo-palestinien.Comme je suis juif, on m’interroge là-dessuset, sachant que je ne suis pas sioniste, jeréponds que la première initiative à prendreserait que, dans toutes les écoles israéliennes,on apprenne à égalité l’hébreu et l’arabe etque, dans toutes les écoles palestiniennes, onapprenne l’hébreu comme langue étrangère.Cela permettrait de mettre au moins en placeun instrument et que sur cette base ledialogue puisse éventuellement s’instaurer.Voilà pourquoi la question de la langue esttellement centrale à l’école. Ce n’est pas unequestion de fautes d’orthographe, de normes

ALAIN BENTOLILA

« Changer l’écolede fond en comble... »

Page 24: Quinzaine littéraire 956

24

SOCIÉTÉS SUITE ENTRETIEN AVEC ALAIN BENTOLILA PAR OMAR MERZOUG

ou de purisme, la langue, c’est l’instrumentqui me permet d’aller chercher l’autre au plusloin de moi-même.

O. M. :Ce culte de la différence, notammentdans les quartiers dits difficiles, a abouti à lacréation de véritables ghettos avec un langagecodé, vernaculaire, très pauvre, vous ditesvous même que la notion de classe ghettopervertit l’idée même de l’école, est-ce quevous pourriez développer cette idée ?

A. B. : L’ennemi le plus radical de lamaîtrise de la langue, c’est la connivence. Si

je vis uniquement avec des gens qui sontcomme moi, qui ont les mêmes soucis quemoi, la même absence de perspectives quemoi ; j’aurai besoin de peu de mots et nousvivrons ensemble à la fois en nous disant peude choses, en sachant beaucoup de choses eten ayant une langue extrêmement pauvre, ceque je veux dire par là, c’est que dans le ghet-to, – le ghetto entraîne l’école ghetto, au pieddes tours, on a des écoles-poubelles, c’est laréalité. Les tours se vident de ceux quiavaient encore un peu d’argent. N’y restentque ceux qui ne peuvent pas aller ailleurs. Laquestion du ghetto est là, et voilà pourquoi lalangue des cités est une langue tellementpauvre. Ce que je dis là ne relève pas dumépris, mais d’un sentiment de révolte, jepense qu’il est scandaleux qu’en Francecertains jeunes disposent pour s’exprimerd’un capital de 600 mots alors que d’autresen ont 3500, parce que c’est l’inégalité la plusgrave qui soit. Or ces jeunes ont 600 mots,non pas parce qu’ils sont moins intelligentsque les autres, mais parce qu’on les a

d’accorder l’autonomie aux universités. »

O. M. : Serait -ce le résultat de la massifi-cation, vous dites dans votre livre que l’écolea réussi la massification et manqué ladémocratisation, est-ce qu’une générationn’a pas été sacrifiée au motif qu’il fallaitlutter contre la culture bourgeoise et instau-rer un certain égalitarisme ?

A. B. : En 1970, on décide que l’écolequ’on juge avoir été un terrible instrument dereproduction sociale doit devenir au contraireun lieu de démocratisation et de mixité. On serend compte que la mixité n’a jamais étémoins vraie qu’aujourd’hui à cause de laghettoïsation, et on réalise que la démocrati-sation est une démocratisation de façade,parce que les politiques ont cru que l’onpouvait décréter la démocratisation. Ils ontdonné à la démocratisation une définitionparticulière : à leurs yeux, une école démo-cratique est une école qui garde le plusd’enfants possibles le plus longtemps possi-ble.C’est aussi le fameux 80% de réussite au

bac. Et ça les politiques l’ont décrété. Ah vousvoulez 80% de réussite au bac alors qu’on en avingt, alors on va prendre essentiellement deuxmesures ; on dilue le bac dans une infinité debaccalauréats auxquels personne ne comprendrien ; mais les candidats sont presque tousbacheliers ; et globalement on diminue lesexigences. On a confondu démocratisation etmassification. Et l’école s’est retrouvée à cemoment-là devant une population beaucoupplus nombreuse. Si l’école voulait démocratis-er c’est-à-dire donner les moyens de citoyen-neté et d’espoir à tous, il fallait changer l’écolede fond en comble, changer la formation,changer les programmes, il fallait tout changer.Or l’école n’a pas changé, l’écoled’aujourd’hui, c’est l’école d’il y a quaranteans, on a fait un peu d’ésotérisme pédagogique,on a créé ces IUFM qui ne servent à rien, voilàce qu’on a fait.

O. M. : Vous dites quelque part que sil’école veut assumer sa fonction civilisatrice,il faut agir sans tarder, mais la lutte seracoûteuse, impopulaire et longue et il faudrades hommes politiques oublieux de leurcarrière et se vouant à l’intérêt général, cen’est pas de l’utopie ?

A. B. : C’est toute la différence entre unhomme politique et un homme d’État ; unhomme d’Etat, c’est un homme qui sait dire :« je vais planter un arbre dont je ne mangeraipas les olives » pour moi, c’est la définitionde l’homme d’Etat et je suis content deplanter l’arbre. Un homme politique c’estl’homme qui veut manger les olives avantd’avoir planté l’arbre. Pour qu’une décisionen matière d’éducation soit une vraie déci-sion, pour qu’elle soit fructueuse, il fautqu’elle touche les générations qui viennent. Ilfaut du temps. La réflexion sur le temps estextrêmement intéressante : on se rend compteque le temps de l’éducation est un tempshistorique et qu’entre le mandat et l’histoire,il y a une incompatibilité absolue. Plus on va,plus on voit des politiques qui ne vivent quele temps de leurs fonctions, et que l’évolutiondes choses se fait au rythme de leurs propresambitions ; ce qui est terrifiant.

Propos recueillispar Omar Merzoug

192 p. 18 e

HARMONIA

MUNDI

268 p. 20 e

Collection «Voyager avec... »La Quinzaine/LouisVuitton

MAURICE NADEAU

L’inégalitéla plus grave qui soit

confinés dans certains endroits où pourcommuniquer il n’est guère besoin de plus de600 mots.

O. M. : Vous mettez le doigt sur quelquechose de relativement récent, la médiocritéde l’élite. Vous vous plaignez que le tiers devos étudiants manque de la précision duvocabulaire et méconnait la propriété destermes, serait-on en train de produire uneélite inculte ?

A. B. : Bien entendu, c’est quelque chosequi est vraiment très intéressant et important,je le dis dans la première partie de mon livre.Nous avons un système scolaire qui est à lafois complaisant et cruel ; il est complaisantpar cette facilité que nous octroyons à tous lesélèves de passer au niveau supérieur sans seposer la question de savoir s’ils ont lesconnaissances et les savoir-faire qui leurpermettront d’avoir une chance au niveausupérieur, on les massacre, sauf quel’hécatombe est de plus en plus différée. Entant que professeur d’université, je suis celuiqui massacre. J’ai un amphi de 150 étudiantsen licence et sur 150 étudiants, français desouche, j’ai attribué la note de 2/20 à vingtd’entre eux. J’ai réuni les étudiants concernéset je leur ai dit : « Écoutez, vos copies sontinintelligibles, ce n’est pas une question defautes d’orthographe, mais je ne comprendstout simplement pas ce que vous voulez medire ». Je leur ai dit « On ne vous a jamais ditque vous n’aviez pas la capacité d’exprimerclairement votre pensée, on aurait dû vous ledire au seuil du collège, on ne vous l’a pasdit, vous avez été reçu bachelier difficile-ment, mais enfin vous l’avez été. Mais à unmoment donné, on vous dit ça ne peut plusaller. Et plus ça tarde, plus c’est cruel. Ilaurait fallu mettre au collège un Sas pours’assurer que tous ceux qui vont au collège neseraient pas promis à la catastrophe, et c’estpour ça que je dis l’université est malade deson école. Dans ces conditions, rien ne sert

Page 25: Quinzaine littéraire 956

25

En ces années quarante un verre d’alcoolou toute autre distraction nécessite un

voyage de quelques heures de train à NewYork.Pour Einstein la seule distraction qui vaille

c’est la promenade quotidienne, chaquematin jusqu’à sa mort en 1955, avec un jeunecollègue à l’allure étrange, une ombre chétiveengoncée dans un strict costume de laine :Gödel.Né à Brno en Moldavie en 1906, Kurt

Gödel a fait des études de physique puis delogique à Vienne. Il participa aux séminairesde Karl Menger et de Moritz Schlick (ceséminaire deviendra ensuite le Cercle deVienne). Schlick disparut en 1936 sous lesballes de son ancien étudiant Hans Nelböck,à l’entrée de l’Université de Vienne et leCercle de Vienne avec lui.En 1930 lors d’un colloque à Königsberg

(devenu plus tard Kaliningrad) Gödel, jeunedoctorant de 25 ans, bouleverse le champ dela logique mathématique en annonçant sonthéorème d’incomplétude qui brise tous lesespoirs de Bertrand Russell et de DavidHilbert de fonder toutes les mathématiquesde manière solide. Sur le moment, seul JohnVon Neumann (élève de David Hilbert)comprend l’importance du résultat.Schémati-quement exprimé, Gödel démontreque dans tout système formalisable, il existedes vérités non-démontrables.Pourtant, dès cette époque, malgré les

succès, Gödel souffre de troubles graves : ilfait des séjours plus ou moins longs dans desinstitutions psychiatriques.Plus tard, après une première visite aux

USA et un retour à Vienne, malgré la décla-ration de guerre le couple Gödel part en exilà travers la Sibérie et la Chine pour se retrou-ver aux USA. Il abandonne définitivement lalogique, s’intéresse à la relativité, puis il seconsacre à la philosophie, en particulier laphilosophie mathématique, mais son travailest perturbé par l’aggravation de sa paranoïaqui le conduit à la mort par anorexie en 1978.Pierre Cassou -Noguès avait déja écrit une

courte biographie de Gödel, logicien. Ici ils’attache au Nachlass (1), aux manuscrits,notes dessins, des milliers de pages et auxnombreuses lettres à sa mère, dont desextraits sont publiés ici pour la première foisen français.L’auteur cherche à se mettre « dans la

peau » de Gödel pour déconstruire ses idées ,sa philosophie et sa folie au point même denous prendre à témoin de son parcours et desrêves fantasmatiques de son « dialogue avec

Gödel » dans les archives de Princeton.La question principale qu’il se pose :

Comment s’articulent les idées de Gödel lelogicien (sans doute le plus grand depuisAristote), celles du philosophe et ses déliresfous ?Il faut en préalable remarquer – ce n’est

peut-être pas assez souligné – que les résultatsde Gödel n’ont pas d’implication nécessaire nien philosophie des mathématiques nid’ailleurs en aucun autre champ de laconnaissance. Contrairement aux diverscontresens largement diffusés, l’incomplétudede Gödel n’implique aucunement la justessedu platonisme, ni la limitation de tout savoir,ni d’ailleurs l’existence de Dieu !Par contre, en partant de présupposés

supplémentaires, Gödel a construit (aprèsavoir marqué quelques hésitations dans sapériode viennoise) un système philosophiqueinspiré à la fois d’un hyperrationalismecartésien et de la Monadologie leibnizienneréalisée. Oui, Dieu ne joue pas aux dés, toutechose a une place et un rôle, à chaque objetest associé une monade, il y a une monadolo-gie universelle dont la monade centrales’identifie à Dieu. Gödel en vient ainsi àaffirmer qu’« un électron ou un morceau depierre ont aussi des experiences, peuventsouffrir », qu’anges et démons existent parminous... Des signes de folie ?L’auteur se demande : « Gödel est-il fou ou

leibnizien ? » (J’ajoute : ou les deux à lafois ?) On peut peut-être rapprocher desréflexions actuelles de sciences cognitives lepoint de vue de Gödel sur la nature des objetsmathématiques : pour lui ils existent bien,c’est un organe particulier, l’« œil pinéal »qui les voit !Enfin autre délire que Gödel ne commu-

nique qu’à sa mère, il donne une démonstra-tion mathématique de l’existence de Dieu(inspirée de l’argument ontologique de saintAnselme), qu’il ne publie pas, par crainte dessarcasmes.En janvier 2006 le centenaire de la nais-

sance de Gödel a été marqué par un colloqueprestigieux àVienne, qui a réuni un millier departicipants.On a pu constater que ses travaux n’ont pas

eu d’influence directe sur le corpus centraldes mathématiques. Par contre leur influenceindirecte sur la vision des mathématiques, etsur l’épistémologie des mathématiques ontprovoqué un réel bouleversement qui duretoujours.Les résultats de Gödel ont été mis à toutes

les sauces. Les reconstructions auxquelss’essaie Pierre Cassou-Noguès sontcomplètement conjecturales, mais elleséclairent de manière originale le rapport dugénie et de la folie (qu’on a aussi analyséchez Cantor, Boltzmann, Nash, Turing etqu’on retrouve avec le chapitre consacré ici à

Emil Post, 1897-1954, juif polonais émigréaux USA, précurseur de la théorie modernedu calcul).Il y a donc un risque que ce livre soit

détourné à des fins discutables, car la folie deGödel est indéniable, et ici elle avancemasquée derrière un semblant de philoso-phie.Mais le risque valait d’être pris, car c’est

une expérience unique que Cassou-Noguèsessaie de reconstruire. Qui aujourd’hui nes’intéresse au cheminement des idées et aufonctionnement du cerveau, même s’il s’agitici d’un cas unique ?Gödel, prétend Cassou-Noguès, a été

inspiré par son psychanalyste.Peut-être ce livre étrange a-t-il lui aussi été

inspiré par les mânes du psychanalyste deGödel, cet étrange Monsieur Hulbeck, quirecevait Gödel à NewYork dans les années 60et venait régulièrement aussi le dimanchedéjeuner chez les Gödel, évoquer le passéviennois, où son patient était un jeune logi-cien brillant à Vienne et lui, en Allemagne,s’appelait Huelsenbeck et était un des porte-parole du mouvement Dada, s’appelant lui-même « le tambour de Dada ».

1. Ce qu’un auteur laisse à sa mort

On trouvera des références bibliographiquescomplémentaires sur www.institut.math.jus-sieu.fr/~kantor/QL

JEAN-MICHEL KANTOR

PIERRE CASSOUS-NOGUÈSLES DÉMONS DE GÖDELLOGIQUE ET FOLIESeuil éd., 279 p., 21 euros

L’« Institute for Advanced Study »,à quelques kilomètres de la petite bourgade

de Princeton,est un bâtiment austère, au centre d’une forêt épaisse à l’écart des bruits

de la ville.

Gödel et le tambour de DadaSCIENCES

KURT GÖDEL

Page 26: Quinzaine littéraire 956

26

SPECTACLES

Des générations d’élèves ont appris parcœur les stances de Rodrigue et autres

morceaux choisis dans l’œuvre la plusfameuse de Corneille, célébrée et contestéedés sa création. L’interprétation du rôle àpartir de 1951 par Gérard Philipe, éternel Cidjusque sur son lit de mort, a fait oublier lahardiesse de Jean Vilar à programmer auFestival d’Avignon 1949 un texte alors tombédans la routine scolaire. Il y a une audacecomparable de la part d’Alain Ollivier àterminer son mandat à la tête du ThéâtreGérard Philipe, dans une ville telle que Saint-Denis, avec Le Cid, spectacle créé en juindernier au Festival lyonnais des « Nuits deFourvière », à mettre en scène la pièce avecune radicalité artistique exempte de toutedémagogie.

écarte toute tentative de « reconstructionsarchéologiques » ; mais il situe bien la piècedans son contexte de création. Ainsi la scéno-graphie de Daniel Jeanneteau ne reconstituepas un décor à compartiments, avec troislieux ; une place, la maison de Chimène, lasalle du trône, dans l’unité préservée deSéville. Mais à travers un mur de palissades,elle ménage trois ouvertures pourl’ordonnancement des entrées et des sorties,le cérémonial des parcours sur un plancher àdeux niveaux. L’époque Louis XIII estévoquée, ni par des meubles, ni par des acces-soires, ni par des perruques, mais par lesseuls costumes de Florence Sadaune. Lesétoffes magnifiées par les superbes éclairagesde Marie-Christine Soma, les posturessubtilement inspirées de l’art baroque,donnent à de nombreuses scènes la beauté detableaux vivants, inscrits sur la matérialité dubois, animés par la célébration de la langue etla parfaite maîtrise de l’alexandrin.« Le Cid devenait une dernière fête que se

donnent, à corps perdu, de grands enfants,juste avant d’accéder à l’âge d’homme » : telétait le souvenir d’Avignon en 1951 conservépar Bernard Dort (2). Gérard Philipe avaitdéjà atteint la trentaine et la célébrité. ThibautCorrion (Rodrigue) et Claire Sermonne(Chimène) apparaissent, eux, véritablementcomme de « grands enfants », récemmentsortis, l’un du Cours Florent, l’autre del’École du Théâtre d’Art de Moscou. Uneimpression première de fragilité dans le jeuse dissipe, à mesure que leur personnage faiten quelques heures un apprentissage accéléréde la vie : émouvante avancée parallèle del’interprète et du rôle. Leur juvénilitécontraste avec l’ordre ancien qui les enfermedans son inéluctable logique, qui s’incarnejusqu’à la caricature en Don Diègue (BrunoSermonne) et Don Gomès (Philippe Girard),qui trouve son dépassement dans l’exerciceambigu du pouvoir par le roi (John Arnold).Mais ce dernier mot laissé à la justice nerésonne peut-être pas aussi fort que l’appel àla vengeance au nom de l’honneur, pour lescollégiens et lycéens venus du département,qui assistent au spectacle avec une rare qua-lité d’écoute et lui font un triomphe.Il serait mal venu de comparer les deux

metteurs en scène : l’un est parvenu à laplénitude de son art, l’autre dispose à peined’une décennie de pratique. Mais le futurdirecteur de Théâtre Gérard Philipe neprésente cette saison qu’un seul spectacle etlui aussi monte, à la salle Richelieu, unegrande pièce du répertoire, célébrée etcontestée à sa création, située, quant au lieude l’action, dans la même ville de Séville ou

MONIQUE LE ROUX

C’est un très grand artiste, Alain Ollivier, qui quitte à la fin de l’année la tête

du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis : Le Cid de Corneille, tel qu’il le met en

scène, en donne une nouvelle fois la preuve. Début 2008, la succession sera assurée

par Christophe Rauck, ancien directeur du Théâtre du peuple à Bussang, qui présente

actuellement La folle journée ou le mariage de Figaro de Beaumarchais à la Comédie-

Française.

PIERRE CORNEILLELE CIDMise en scène d’Alain OllivierThéâtre Gérard Philipe de Saint-DenisJusqu’au 15 novembreTournée nationale jusqu’en février 2008

BEAUMARCHAISLA FOLLE JOURNÉEOU LE MARIAGE DE FIGAROMise en scène de Christophe RauckComédie-Française, salle RichelieuEn alternance jusqu’en février 2008

Passage de relaisà Saint-Denis

A travers un murde palissades

La folle journée deBeaumarchais

Présenter le répertoire ancien sans effetd’actualisation, en préserver l’éloignement,constitue une pratique de moins en moinsfréquente, depuis le temps où Roland Barthesen faisait la théorie, où Antoine Vitez lamettait en œuvre. Dans un entretien avecManuel Piolat Soleymat (1), Alain Ollivier

à quelque distance, au château d’Aguas-Frescas. Du titre de Beaumarchais il asurtout retenu La folle journée, privilégiantune théâtralité atemporelle. Son sens dudivertissement fait merveille dans l’épisode« sous les grands marronniers », avec « torode fuego » et trophées de chasse naturalisés,dans le chassé-croisé du travestissemententre la comtesse (Elsa Lepoivre) et Suzanne(Anne Kessler), du stratagème entre le comte(Michel Vuillermoz) et Figaro (LaurentStocker). Mais d’entrée de jeu la surenchèredu comique ne semble pas faire assezconfiance à la « franche gaieté » de Beau-marchais, dans une tendance de plus en plusrépandue, soit à susciter le rire par des effetsparasites aux textes, soit au contraire àassombrir les comédies en quête d’unsurcroît de profondeur. Ainsi ChristopheRauck a réussi un spectacle plaisant quiconnaît un grand succès. Il ne permet pas deprendre la pleine mesure d’un chef-d’œuvre,qui n’aurait rien perdu de sa résonanceactuelle à rester situé dans le contexte de sesenjeux historiques.

1. Bernard Dort, « Nos Avignon », in LaureAdler et Alain Veinstein, Avignon, 40 ans de festi-val, Hachette/ Festival d’Avignon,1987.

2. « Entretien entre Alain Ollivier et ManuelPiolat Soleymat », in La Terrasse, n°151, octobre2007.

Page 27: Quinzaine littéraire 956

27

SPECTACLES

Dans les guides de Paris pour cinéphiles, la rue Daguerre ne figure pas. Elle

fut pourtant le sujet d’un bien curieux film, qu’Agnès Varda y tourna, en voisine, en

1975. Trente-deux ans après, Daguerréotypes demeure le parangon des films pour

amoureux d’une ville perdue : portrait de plain-pied d’un monde parisien disparu,

petit peuple d’artisans et d’ouvriers, gommé par le cours des choses, chassé par la

spéculation, aussi éloigné de nous sur l’écran aujourd’hui que les prolétaires de La

Belle Équipe. Tout n’est pas tout à fait effacé, un brin de magie subsiste : Varda a

installé sa caverne, Ciné-Tamaris, dans l’inoubliable quincaillerie de

Daguerréotypes, et elle y tient boutique, montant là ses films, qu’une fois transmués

en DVD, elle débite aux chalands qui passent devant sa vitrine.

AGNÈSVARDAVARDA TOUS COURTS2 DVD, Ciné-Tamaris, 29 euros

LUCIEN LOGETTE

Small is beautiful

C’est là, qu’entre autres produits maison– Cléo de 5 à 7, Les Glaneurs et laglaneuse, ou Peau d’âne de Jacques Demy –,on peut découvrir ce coffret fraîchementpressé. Seize titres, l’intégrale des courtsmétrages réalisés entre Ô saisons, ô châteaux(1957) et Le Lion volatil (2003). Seize titresà la durée peu formatée, allant de 3 à 43minutes. Pour boucler la boucle jubilaire descinquante années de production courte, il nemanque que les vidéos installées dansl’exposition (L’Île et Elle) présentée l’andernier à la Fondation Cartier. Mais celles-ci,Les Veuves de Noirmoutier, Le Tombeau deZgougou, étaient conçues comme élémentsd’un ensemble, ne fonctionnant pleinementque dans le cadre de l’exposition ; les repren-dre ici, hors contexte, n’aurait pas eu grandsens.Car ces six heures de films émiettés ont un

sens, un sens que l’on n’avait pas perçu au fildes ans et des visions parcellaires. Dans nossouvenirs, il y avait d’abord un bloc, celui destrois Varda fondateurs de 1957-1958, Ôsaisons, ô châteaux, Du côté de la Côte,L’Opéra-Mouffe, découverts dans les années60, lorsque les programmes de courtsmétrages trouvaient des salles pour lesaccueillir (1) et des spectateurs pour lesregarder. Films inclassables, échappant àtoute règle, tout en pointes et en fusées,comme ceux de ses acolytes du Groupe desTrente, Resnais ou Marker, et dont les projec-tions renouvelées ne diminuaient pasl’impact : les ruines folles du général Siffaitprenaient rang parmi nos châteaux de rêve,Fonthill Abbey ou désert de Retz, Nice seretrouvait aussi grinçante que sous l’œil deVigo, le couple d’amants nus transfiguraientune rue Mouffetard alors vouée à la pauvreté.Même si Varda assure que « très peu dechoses de sa vie personnelle passent dans sesfilms », on sentait qu’il y avait là un œil et un

ton bien à elle, sans beaucoup d’équivalentsdans le cinéma de la fin des années 50.Mais pendant quinze ans de longs

métrages, de Cléo (1961) à L’une chante,l’autre pas (1976), nous avions perdu de vuela court-métragiste. Non qu’elle ait cessé defilmer court ; mais lorsque les petits films seglissaient dans les grands (Les Fiancés dupont Macdonald inséré dans Cléo) ou lesaccompagnaient (Black Panthers, sorti avecLions Love, 1970, Plaisir d’amour en Iran,avec L’une chante..., 1976), le gros mangeaitle maigre : ce dernier n’apparaissait quecomme un complément, placé là pour étayerle programme. Et le couplage avec un filmtrop fort pouvait provoquer l’effacement : sile livret de DVD nous affirme que Les DitesCariatides (1984) est sorti avec L’Amour àmort de Resnais, nous devons le croire, sansen avoir gardé le souvenir. Revu ici, le films’envole, offrant en 13 minutes un guideprécieux, Baudelaire en main, des rêves depierre qui parsèment les façades parisiennes,et la cohorte de nettoyeurs brossantl’immense Ange du bizarre de la rue Turbigodemeure une invention joliment drôle.La drôlerie est d’ailleurs toujours présente,

même lorsque le sujet est grave. Les courtsregroupés sous la bannière « contestaires »– plutôt qu’une présentation chronologique,Varda a choisi des assemblages thématiques,courts « touristiques » ou « parisiens » –,Uncle Yanco (1967) et Réponse de femmes(1975) échappent à leur dimension immé-diate (leurs titres disent tout) par les déra-pages que la cinéaste effectue, dans sesimages ou ses commentaires. Les retrou-vailles avec l’oncle d’Amérique sont rejouéesplusieurs fois, démasquant l’émotion par lerire, la femme enceinte nue et hilare évoluantdevant la caméra (et qui causa quelque émoichez les téléspectateurs du temps) permetd’élargir de façon ludique le discours un peuraide du ciné-tract – « qu’est-ce qu’êtrefemme ? ». Seul Black Panthers (1968) traiteson sujet littéralement : la situation n’avaitrien de plaisant, et les troupes d’EldridgeCleaver ne cultivaient pas le second degré.Varda filme straight les discours,

l’entraînement des militants, les manifesta-tions, la musique, sans intervention apparente: c’est le seul des seize titres qui sembletourné dans l’urgence, comme un reportage.Une même urgence, question d’époque

(1962), animait Salut les Cubains !, réalisédans la liesse des débuts de la Révolution,lorsque le voyage s’imposait à tous lescinéastes concernés. Mais plutôt que defilmer, comme Marker et Ivens l’avaient faitl’année précédente, Varda photographie, et àpartir du gros millier d’épreuves prises àCuba, compose au banc-titre ce réjouissanthommage au socialisme tropical. Sur ceslointains caraïbes, elle porte le même regardqu’elle portera sur ses voisins de la rueDaguerre : celui d’une proximité connivente.Passent là un souffle enfui, une flammeoubliée, qu’elle a classés dans la catégorie« Cinévardaphoto », titre du programmeexploité en 2004, mais qui auraient aussibien pu figurer dans la partie « contes-tataires ».Car tout est dans tout, et ce ne sont pas

seize courts métrages que l’on redécouvre,mais une œuvre en seize chapitres quin’obéissent à aucune norme de rangement :Ydessa, les ours et etc... (2004) est à la fois untableau d’une exposition, un reportage sur lagrande prêtresse du culte de l’ours, uneplongée feutrée dans les à-côtés du nazisme,7 p., cuis., s.de b. (1984) un documentairedurassien sur un appartement vide, une narra-tion imaginaire sur ses habitants virtuels, unemise en concordance de phases de différentsplans temporels, une succesion de collagesvisuels. Le terme le plus adéquat pour quali-fier le travail court de Varda est bien l’essai,comme pour Chris Marker, avec cespasserelles qui volent d’un film à l’autre, cesclins d’œil qui signent l’image. Elle recon-naît, dans l’entretien qui conclut l’ensemble,que « le film court représente vraiment uneforme d’écriture complètement libre,littéraire, pas littéraire, court, pas trop court,(qui autorise) les coq-à-l’âne, les associa-tions libres, les facéties de l’imagination ».Ce dont elle profite largement. Son statutd’artisan d’un cinéma autoproduit lui permetde ne tourner que ce qu’elle veut, selon unformat et une durée choisis, de signer desboni qui sont de vrais films (Deux ans aprèsqui vient compléter Les Glaneurs et laglaneuse). Elle semble depuis quelquestemps trouver dans l’« installation » (galerieAboucaya 2005, Biennale de Venise 2005,Cartier 2006) une forme qui lui convient. Est-ce pour conjurer sa crainte (« J’ai la terreurque les spectateurs s’ennuient ») ou parceque l’éclatement de la présentation vidéopermet de multipier les surprises ? En toutcas, souhaitons qu’elle n’oublie pas lesspectateurs des salles, afin que le prochaincoffret, en 2057, soit aussi jouissif que celui-ci.

1. Ne reste guère aujourd’hui que le cinémaDenfert pour programmer hebdomadairement uneséance de films courts.

Page 28: Quinzaine littéraire 956

28

BIBLIOGRAPHIE

ÉCRIVAINSDE LANGUE FRANÇAISE

Jean AnouilhThéâtreT. I et IIEd. établie, prés. et annotéepar Bernard BeugnotLa PléiadeGallimard, (62,50 ejusqu’au 31/1/08) 69ensuite (chaque vol.)

Franz BarteltPleut-il ?Gallimard, 236 p., 15,90 eTextes courts sous forme de« dialogues “philoso-phiques” », considérationssur la littérature, la poésie,l’art de la nouvelle, l’espècehumaine...

Michel ButorT.V Le Génie du lieu 1T. VI Le Génie du lieu 2La Différence, 930 p.,1034 p., 49 e chaque vol.La suite des Oeuvrescomplètes de Michel Butor,publiées sous la direction deMireille Calle-Gruber.

René de CeccattyL’Hôte invisibleGallimard, 190 p., 14,50 eL’histoire d’Olga G. la fillede l’ami du narrateur. Renéde Ceccatty est traducteur etl’auteur de romans, essais,biographies, pièces dethéâtre, récits et d’un cycleautobiographique.

Jean-Yves CendreyCorps ensaignantPréf. de Jean-MarieLaclavetineGallimard, 128 p., 11,50 eAprès le récit d’un institu-teur pédophile enNormandie, Jean-YvesCendrey reçoit une lettred’une mère racontant la vieet le suicide de sa fille quiavait connu un instituteursemblable.

Patrick ChamoiseauUn dimanche au cachotGallimard, 330 p., 17,90 ePatrick Chamoiseau apublié une quinzained’ouvrages parmi lesquelsTexaco (prix Goncourt1992), Chronique dessept misères, A boutd’enfance...

Jean-Michel DelacomptéeAmbroise Paréla main savanteL’Un et l’autreGallimard, 274 p., 19,90 e« C’était la main quiamputait, celle qui fixaitles prothèses, et la mainqui tenait la plume pourenregistrer en françaisl’immense savoir accumulégrâce à la même mainguidée par cet œilmême. »

Michèle DujardinAbadônSeuil, 112 p., 14 eUne réflexion poétique surAbadôn qui, dans le livre deJob, est la perdition,l’égarement.

Alexandre DumasChroniques napolitainesd’hier et d’aujourd’huiPygmalion, 384 p., 21,90 eUne anthologie de textes etd’articles publiés parAlexandre Dumas entre1860 et 1864, alors uniquerédacteur d’un journal decombat politique,l’Indipendente, fondé parlui alors qu’il était directeurhonoraire des musées et desfouilles à Naples.

Petru DumitriuIncognitoSeuil, 528 p., 22,80 ePetru Dumitriu (Roumanie1924-Metz 2002) estl’auteur de romans, essais,théâtre, écrits en roumain,en français et en allemand.Incognito est une réédition.

Bernard Frank5, rue des ItaliensPréf. de J.-P. Kauffmann,E. Neuhoff, Cl. Vernier-PalliezGrasset, 720 p., 24,50 eChroniques diversespubliées dans Le Mondepar Bernard Frank (1929-2006).

Jean-Yves LoudeCoup de théâtre à SâoToméActes Sud, 352 p., 23 eRécit de voyage dans desîles oubliées au large de laGuinée. Charlemagne yaurait fait une retraite clan-destine.

Georges OberléLa vie est ainsi fêteGrasset, 340 p., 17,90 eChroniques consacrées à lamusique, prétexte auxsouvenirs et aux rêves.

Patricia ParryPetits arrangementsavec l’infâmeSeuil, 384 p., 19 ePremier volume du cycledes aventures noires dupsychiatre Le Tellier.

David SergeGründlichStock, 306 p., 18 eUn second roman del’auteur de Les languespaternelles.

Valère StaraselskiVivre intensément reposeLa Passe du vent,116 p., 10 eNouvelles où les femmessont les personnages princi-paux.

François VergneLa piscine naturelleGallimard, 140 p., 13,50 eRécits d’une vie en familleà la campagne.

Alexandre VialatteFred et BérénicePréf. de Pierre JourdeRocher, 156 p., 14,90 eCet ensemble de textesmanuscrits dont des para-graphes entiers se trouventdans Les Fruits du Congo,Badonce et les créatures etSalomé, a été écrit en 1930-

1933 et raconte une certainejeunesse à la fin de laGrande Guerre dans uneville d’Auvergne.

Michèle VillanuevaLa dernièrereprésentationUn Autre Reg’Art,164p., 14 eUne mère déchirée par lamort volontaire de sa fille,actrice au chômage, laisseéclater sa colère contrel’institution psychiatrique.

ÉCRIVAINSTRADUITS DE

Le DésirAnthologie de nouvellesjaponaises T. 2trad. du japonaispar P. Simonet J.-J. TschudinRocher, 256p., 14,90 eCe second volume regroupedes nouvelles inéditesd’écrivains connus. Ils abor-dent le problème de lasexualité aujourd’hui auJapon.

Jorge AmadoTieta d’Agreste(Tieta do,Agreste)trad. du brésilienpar Alice RaillardStock, 770 p., 23 eUne énième réédition.

Bruce BendersonPacific agonytrad. de l’anglais(Etats-Unis)par Josée KamounRivages, 160 p., 17 eUn homme reçoit lacommande d’un récit« branché et décalé » sur lacôte Nord-Ouest des États-Unis. Prétexte à un voyagedans l’Amérique profondecontemporaine.

Karen BlixenLes ContesPréf. de Geneviève Brisactrad. du danoiset de l’anglaisQuartoGallimard, 1260 p., 27,50 eL’intégrale des contespubliés par Karen Blixen deson vivant et un choix decontes posthumes.

Gianni CelatiLa Sarabande des soupirs(La Banda dei sospiri)trad. de l’italienpar Pascaline NicouLe Serpent à plumes,256 p., 20 eRacontée par le dernier fils,« la chronique d’une famillede tarés » par Gianni Celati,romancier et traducteuritalien vivant aux États-Uniset surnommé par LaRépublicca « le Chatwinitalien ».

Michael ChabonLa solution finale(The Final Solution)trad. de l’anglais(Etats-Unis)par Isabelle D. PhilippeRobert Laffont, 164 p., 16 eMichael Chabon auteur deLes extraordinaires aven-tures de Kavalier & Clay(prix Pulitzer)... Michael

Chabon mêle une enquêtepolicière au drame desenfants exilés pendant ledeuxième guerre mondiale.

Pietro CitatiLa mort du papillonZelda et Scott Fitzgeraldtrad. de l’italienpar Brigitte PérolL’Arpenteur, 140 p., 12,50 eLe destin du couple célèbrepar Pietro Citati, auteur delivres consacrés à Goethe,Tolstoï, Kafka, KatherineMansfield...

CollectifLast & Losttrad. de 13 languesdifférentesNoir sur Blanc, 320 p., 25 eCette anthologie de textessur des « lieux ultimes etperdus d’Europe »,regroupe quinze écrivainsvenus de l’Europed’aujourd’hui (comprenantla Russie, la Turquie et lesBalkans) et treizephotographes.

Will CuppyComment cesser d’exister(How to Become Extinct)trad. de l’anglais(Etats-Unis)par Béatrice VierneAnatolia, 128 p., 13 eUne quarantaine de textesfacétieux sur l’extinctiondes animaux d’un autre âgeet plus près de nous. WillCuppy (1884-1949) fitpartie de la première équipede rédacteurs du NewYorker.

Philip K. DickLes voix de l’asphalte(Voices from the Street)trad. de l’anglais(États-Unis)par Nicolas RichardLe Cherche Midi,486 p., 22 eRetrouvé aujourd’hui parses enfants, un roman inéditécrit en 1953, le premierqui ne soit pas de sciencefiction.

Renate DorresteinTant qu’il y a de la vie(Zolang er leven is)trad. du néerlandaispar Spiros MacrisBelfond, 384 p., 20,50 eAprès plusieurs étés passésensemble dans une ferme,trois amies voient leur situ-ation changer et l’équilibrefragile de leur clanbouleversé.

Günter GrassPelures d’oignon(Beim Haüten der Zwiebel)trad. de l’allemandpar Claude PorcellSeuil, 416 p., 22,80 eDe 1939 à Dantzig etl’entrée en guerr,e à 1959,Paris et le succès avec Letambour. Voir l’article deLaurent Margantin,Q. L. n° 954.

Amir GutfreundLes gens indispensables nemeurent jamais(Shoah Shelanou)trad. de l’hébreupar Katherine WerchowskiGallimard, 514 p., 24 eComment expliquer à leurs

petits enfants curieux cequ’eux, les survivants, ontenduré en Europe, pendantla Shoah.

Imane Humaydane-YounesMûriers sauvages(Tût barrî)trad. de l’arabe (Liban)par Valérie CreusotVerticales/Phase deux,160 p., 17,50 eUne femme druze élevéedans une magnanerie de lamontagne libanaise raconteson enfance et sa vied’adulte dans le Libandéchiré entre tradition etmodernité.

Miljenko JergovicLe Palais en noyer(Dvori od oraha)trad.du croate/bosniaquepar A. Grijicic et R. BalmèsActes Sud, 464 p., 25 eUtilisant la construction « àrebours » et inversantl’ordre chronologique,Miljenko Jergovic racontel’histoire d’une famille deDubrovnik et celle d’unpays déchiré tout au long duXXe siècle.

Samuel JohnsonL’Art de l’insulte et autreseffronteries(The Sayings of Dr.Johnson)trad. de l’anglaispar Béatrice VierneAnatolia, 160 p., 13 eCe choix de maximesprovient en grande partie dela Vie de Samuel Johnsonde Boswell.

Norman ManeaL’heure exacte(Octombrie ora opt)trad. du roumain parA. Paruit, A. Vornic,M.-F. Ionesco, O. SerreSeuil, 288 p., 21 eQuelques nouvelles inéditesont été rajoutées à cerecueil publié en 1990 sousle titre Le thé de Proust.Norman Manea vit aujour-d’hui à NewYork et sonoeuvre a été couronnée denombreux prix dont leMédicis étranger pour Leretour du hooligan.

Carmen PosadasLa dame de cœurs(La Bella Otero)trad. de l’espagnolpar Isabelle GugnonSeuil, 320 p., 21 eEntre roman et biographiel’histoire de la Belle Oterodemeurée à jamais fasci-nante.

Leon RookeLe mieux est l’ennemidu chien(Painting the Dog)trad. de l’anglais (Canada)par Judith RozePhébus, 308 p., 20 eNouvelliste, Leon Rookedépeint les petites tragédiesquotidiennes.Très appréciéde la critique anglo-saxonne, il est aussi l’amide Russell Banks et deMichael Ondaatje.

Bahrâm SâdeghiLe pays du Non-Où(Malakout)trad. du persan

par Julie DavigneauL’Aube, 200 p., 16,80 eOnirique, satirique etmystique, le seul roman deBahrâm Sâdeghi (1966-1984), nouvelliste.

Juana SalabertLe Vélodrome d’Hiver(Velodromo de invierno)trad. de l’espagnolpar Nelly LhermillierBuchet Chastel, 278 p., 19 eUne enfant juive internéeavec sa famille au Veld’Hiv. s’en échappe...

Alawiya SobhMaryam ou le passédécomposétrad. de l’arabe (Liban)par R. D. Haidouxet B. J. WellnitzGallimard, 456 p., 23 eJournaliste dans une revuelibanaise, Alawiya Sobhraconte, à travers cettefiction, la condition desfemmes arabes.

Juan ValeraPepite Jimeneztrad. de l’espagnolet avant-propos de GrégoirePoletZoé, 212 p., 18,50 eEssayiste, critique et diplo-mate Juan Valera (Cordoue,1824-Madrid, 1905) publie,à 50 ans, ce premier romanqui lui vaut une renomméeinternationale.

Michal WitkowskiLubiewotrad. du polonaispar Madeleine NasalikL’Olivier, 350 p., 21 eCe premier roman d’uncritique littéraire a connudans son pays un grandsuccès. Mélangeantportraits, anecdotes, scènessexuelles et souvenirs dedébauche, il se déroule surune plage de la Baltique oùne se rencontrent que leshomosexuels.

Alissa YorkAmours défendues(Mercy)trad. de l’anglais (Canada)par Florence Lévy-PaoloniJoëlle Losfeld, 348 p., 24 ePour ce premier roman,Alissa York, canadienne, areçu plusieurs prix littérairedans son pays.

POÉSIEAdonisLe livre (al-Kitâb)trad. de l’arabepar Houria AbdelouahedSeuil, 406 p., 25 eUn voyage qui renouvelle latraversée de Dante dans LaDivine Comédie.

Jacques DonguyPoésies expérimentalesZones numériques(1953-2007)Les Presses du réel,402 p., 30 eSuivie d’une bibliographieinternationale, cette antho-logie de la poésie concrètedepuis 1953 dresse lepremier panorama de cet artde l’expérimentationtextuelle, sonore et visuelle.

Page 29: Quinzaine littéraire 956

29

Anne ParianMonospaceP.O.L., 128p., 16 e

Claude Royet-JournoudLa poésie entière estprépositionEric Pesty, 54 p., 12 eComposé sous forme denotes, ce recueil réunitla totalité des deuxcarnets tenus par ClaudeRoyet-Journoud en contre-point de son travaild’écriture.

W.G. SebaldD’après nature(Nach der Natur)trad. de l’allemandpar Sybille Muller etPatrick CharbonneauActes Sud, 96 p., 15 eCe triptyque de poèmesen prose raconte la viede trois hommes: MathiasGrünewald, peintre duXVIe s., auteur du Retabled’Issenheim, GeorgWilhelm Steller (1709-1746), naturaliste etexplorateur, Sebald lui-même.

José Angel ValentePoèmes à Lazaretrad. de l’espagnol et prés.par Laurence ViguiéLa Différence, 192 p., 20 eJosé Angel Valente, l’un desplus grands poètes espa-gnols contemporains.

ESSAIS LITTÉRAIRESHISTOIRE LITTÉRAIRE

Marc Auchet (sous la dir.)(re)lire AndersenModernité de l’œuvreKlincksieck, 360 p., 26 eUne approche du corpusdes Contes et histoires etdes analyses sur les partiesignorées de l’œuvre :romans récits de voyage,poèmes, théâtre... par desspécialistes danois, alle-mands, français et franco-phones.

Roland BarthesLe discours amoureuxsuivi de Fragments d’undiscours amoureuxSeuil, 760 p., 29 eLe séminaire sur « lediscours amoureux »tenu à l’École pratiquedes Hautes Études (1975-1975) et (1975-1976),suivi de nombreuxfragments inéditscomplets des Fragmentsd’un discours amoureux(1977).

Maurice BlanchotChroniques littérairesdu Journal des Débats(avril 1941-août 1944)Gallimard, 688 p., 30 eChaque semaine, MauriceBlanchot recensait un ouplusieurs livres récemmentparus : Dante, Rabelais,Descartes, Montesquieu,Blake, Hoffmann, Jarry,Joyce, les surréalistes...Tout ce qui ne figurait pasdans Faux Pas, en 1943, estpublié dans cette éditionétablie par ChristopheBident.

François CoadouL’inquiétude la matièreBruno SchulzSemiose éd. 96 p., 15 eApproche philosophique ethistorique de l’homme et del’œuvre.

Pierre DacL’Os à moelleOrgane officiel desloufoquesOmnibus, 1216 p., 28 eUne anthologie desmeilleurs articles publiésdans le journal humoris-tique de Pierre Dac, créé le13 mai 1938, avec un énor-me succès, pour prendre finle 7 juin 1940.

Michel DeguyRéouverture aprèstravauxGalilée, 280 p., 34 eLes mésaventures de lapoétique.

Jean-Paul Engélibert(sous la dir.)J. M. Coetzee etla littérature européenneÉcrire contre la barbariePresses univ. Rennes,208 p., 15 eActes d’un colloque inter-national « M. Coetzee et lesclassiques » qui s’est dérou-lé à l’université de Limogesen juin 2005.

Véronique Le RuSubversives LumièresL’Encyclopédie commemachine de guerreCNRS, 272 p., 20 eUn essai de décryptage deL’Encyclopédie.

Jérôme MeizozPostures littérairesSlatkine, 210 p., 33 eLa figure de l’écrivain inté-ressant de plus en plus sonpublic, il doit assurer uneprésentation de soi quiconstitue sa posture. Uneréflexion écrite à partird’exemples pris dans lalittérature.

Per OhrgaardGünter GrassL’homme et l’œuvretrad. de l’allemandpar Claude PorcellSeuil, 220 p., 19,80 e

Nathalie Piégay-GrosAragon et la chansonTextuel, 272 p., 100 doc.,2 vol. sous coffre, 49 e150 poèmes d’Aragonfurent adaptés en chansons.Dans ces deux volumesphotos, correspondance,petits formats, fac similésillustrent les liens qui unis-saient l’écrivain à la chan-son.

StendhalHistoire d’EspagneEd. de Cécile MeynardKimé, 152 p., 17 eCette Histoire d’Espagnedepuis la révolte du28 avril 1699 jusqu’autestament du 2 octobre1700, cahier inéditdatant de 1808, est unmanuscrit de travail aban-donné pour des raisonsinconnues. Il devait complé-ter L’Histoire de la Guerrede succession.

Frédéric ThomasRimbaud et Marx : unerencontre surréalistePréf. de Michael LöwyL’Harmattan, 296 p., 32 e« Ce qui fait l’originalité decette recherche c’est latentative, jamais tentéeauparavant, de rapprocherMarx et Rimbaud, du pointde vue de leurs affinitésélectives, telles que lessurréalistes les ont inven-tées et découvertes. »

Laurent TurcotLe promeneur à Paris auXVIIIe siècleLe Promeneur,440 p., 26,50 eLa pratique de la promena-de au XVIIIe siècle est« rendue possible par unespace urbain qui facilite ladéambulation, mais égale-ment par des transforma-tions sociales au sein de lasociété française ».

PHILOSOPHIERaymond Aron/Michel FoucaultDialogueLignes, 64 p., 10 eDiffusé le 8 mai 1967 cetentretien porte sur lesproblèmes philosophiqueset historiques posés parMichel Foucault.

Alain BadiouDe quoi Sarkozyest-il le nom ?Lignes, 160 p., 14 e« Je pose alors que Sarkozyà lui seul ne saurait vousdéprimer, quand même!Donc, ce qui vous déprime,c’est ce dont Sarkozy est lenom... »

Jean-Marie Brohm, RogerDadoun, Fabien OllierHeidegger,le berger du néantcritique d’une penséepolitiqueHomnisphères, 192 p., 13 eLes auteurs dénoncent lapensée politique de Seinund Zeit, en raison de laduplicité philosophico-poli-tique de cette oeuvre, appelsouvent explicite à la néga-tion de l’être et de l’autre.

Joseph CohenLe Sacrifice de HegelPréf. de Georges BensussanGalilée, 220 p., 26 e« Au nom de quelle loi etde quel droit le sacrifice a-t-il habité et travaillé lepenser spéculatif ? »

CollectifOser construirePour François JullienLes Empêcheurs de penseren rond, 170 p., 16 eSinologues, philosophes,psychanalystes se sont unispour prendre la défense deFrançois Jullien dont lapensée dérange.

Roger-Pol DroitGénéalogie des barbaresOdile Jacob, 368 p., 27,50 eCette enquête historique,philosophique et littérairairemontre comment furentreprésentés la barbarie et les

barbares dans la penséeoccidentale.

François GachoudPar-delà l’athéismePréf. de Luc FerryLe Cerf, 180 p., 25 eLuc Ferry avait proposé laconception d’une transcen-dance dans l’immanence.L’auteur en dégage uneéthique fondée sur la recon-naissance de l’autre.

Pascale GillotL’esprit. Figures classiqueset contemporainesCNRS éd, 320 p., 30 eFace à la vie mentale et aurapport de l’esprit au corps,deux traditions s’affrontent.D’un côté l’hexagone, del’autre, les mondes anglo-saxons.

Christian GodinLe triomphe de la volontéChamp Vallon, 320 p., 22 eComment cette exaltationde la volonté a-t-elle pus’imposer contre des millé-naires de traditionsadverses ? Pourra-t-elledurer ? Car une volonté illi-mitée se heurte à desproblèmes insolubles.

Gilles HanusL’un et l’universelLire Lévinasavec Benny LévyVerdier, 96 p., 14 eUne lecture de Visage conti-nu écrit par Benny Lévyavant Etre juif. Gilles Hanusmontre comment BennyLévy pensa toujours « avecLévinas, en dépit deLévinas ».

François JullienLa pensée chinoisedans le miroirde la philosophieSeuil/Opus, 1896 p., 39 eUne introduction à lapensée chinoise à travers lesoeuvres déjà connues deFrançois Jullien.

Henri MeschonnicHeideggerou le national-essentialismeLaurence Teper, 200 p., 14 eAprès Le langageHeidegger (1990), HenriMeschonnic développe unethéorie du langage qui estaussi une politique de lasociété.

Stéphane VialKierkegaardécrire ou mourirP.U.F., 160 p., 16 e« Un jour, non seulementon étudiera mes œuvres,mais aussi on étudiera et onréétudiera ma vie, et toutson intrigant secret. »

PSYCHANALYSEPSYCHIATRIEMÉDECINE

Julien MendlewiczLa dépressionun mal de vivreDes solutionsSeuil, 270 p., 21 eUn trouble situé au

carrefour du psychique etdu corporel, difficile àcerner et à traiter.

POLITIQUEMohammed Abed al-JabriLa raison politiqueen IslamLa découverte, 336 p., 26 eProfesseur de philosophie àRabat et auteur de Critiquede la raison arabe,Mohammed Abed al-Jabripropose une analysecritique du patrimoine poli-tique islamique qui éclaired’un jour nouveau les mani-festations de l’Islam poli-tique moderne (fondamen-talisme, extrémismereligieux...).

Eric HazanChangementde propriétaireLa guerre civile continueSeuil, 180 p., 15 eLes Cent premiers Jours deSarkozy à l’Élysée : unevraie catastrophe.

Bernard-Henri LévyCe grand cadavre à larenverseGrasset, 430 p., 19,90 eDevant l’état de crise duprogressisme contemporain,Bernard-Henri Lévy sedemande si la gauche n’atriomphé de sa premièretentation totalitaire (lecommunisme) que pourverser dans une autre dontles sources seraient àl’extrême-droite.

HISTOIRE

Christopher R. BrowningLes originesde la Solution finaletrad. de l’anglaispar J. Carnaud et B. FrumerLes Belles Lettres,640 p., 35 eComment entre septembre1939, date de la conquêtede la Pologne et septembre1942, date des déportationsau printemps 1942, la poli-tique nazie est passée de del’expulsion massive à ladestruction massive.

Franck CollardPouvoir et poisonSeuil 380 p., 22 eDe Néron à Staline, unehistoire del’empoisonnement commecrime politique.

François HartogVidal-Naquet, historien enpersonneLa Découverte, 144 p., 12 eUne interrogation surl’historien et sur plus d’undemi-siècle d’histoire qu’ila traversée, de la torture enAlgérie au négationnisme,en passant par le conflitisraélo-palestinien.

Jacques JouannaSophocleFayard, 914 p., 30 e

Francine-DominiqueLiechtenhanElisabeth Ière de Russiel’autre impératriceFayard, 528 p., 28 eFrancine-DominiqueLiechtenhan, historienne,est spécialiste de la Russie.

Vicomte de MirabeauMes repas ou la vérité enriantet autres facétieséd. établiepar Antoine de BaecqueLe Temps retrouvéMercure de France,350 p., 18,50 eJounaliste, satiriste, bonvivant et député àl’Assemblée nationale, lefrère cadet de Mirabeaumène contre les valeurs de89 « une sorte de guérillacomique ». Ses bons motset ses réparties sont repro-duits dans un organe contre-révolutionnaire Actes desApôtres et dans ses propresopuscules.

Michaël PrazanLe massacrede Nankin 1937Entre mémoire, oubli etnégationDenoël, 304 p., 20 eEn 1937, les Japonaislancés dans une guerred’expansion coloniale enChine, investissent Nankin(capitale du régime natio-naliste de Guomindang) etse livrent à un massacredont l’estimation du nombredes victimes est évalué de90 000 à 300 000.

Frédéric RégentLa France et ses esclavesde la colonisation auxabolitionsGrasset, 364 p., 19,50 eFrédéric Régent tente derépondre aux questions quepose l’histoire del’esclavage français, dansl’ensemble des coloniespendant la période colo-niale, de 1620 à 1848.

Bernard RibémontSexe et amourau Moyen AgeKlincksieck, 240 p., 15 eL’amour et ses pratiquesdans le monde médiéval.

Elisabeth RoudinescoLa part obscurede nous-mêmesAlbin Michel, 238 p., 18 eUne histoire des pervers enOccident à travers quelques-unes de ses grandes figureset une étude de la perver-sion « phénomène sexuel,politique, social, psychique,transhistorique, structural,présent dans toutes lessociétés humaines ».

Ysé Tardan-MasquelierUn milliard d’hindousAlbin Michel, 350 p., 23 eHistoire, croyances, muta-tions, le tableau d’un mondequi ne cesse d’évoluer.

Germaine TillionCombats de guerreet de paix

BIBLIOGRAPHIE

Page 30: Quinzaine littéraire 956

30

La Quinzainelittéraire

40 000 chroniques indexéesdepuis 1966 à nos jourssur www.quinzaine-litteraire.presse.fr(site en accès libre)et www.quinzaine-

litteraire.net (archives)

Une semaine de consultationgratuite des 16 000 articlesdisponibles en ligne offerteaux étudiants et auxabonnés de la revue

Achat des articles à l'unité : 3 e

Abonnement : – particuliers : 75 e– étudiants et abonnés journal : 40 e

– abonnement groupé(archives et journal) : 105 e

– institutions :[email protected]

Seuil, 830 p., 30 eVoir ce numéro.

Tzvetan Todorov(sous la dir.)Le siècle de GermaineTillionSeuil, 384 p., 21 eVoir ce numéro.

Carsten L. WilkeHistoire des JuifsportugaisChandeigne, 272 p., 19 eCette histoire débute en1497 lorsque les juifs portu-gais sont placés face àl’alternative: se convertir auchristianisme et rester soitquitter le royaume.

SOCIÉTÉSYves BertrandJe ne sais rien... mais jedirai(presque) toutConversations avec EricBrancaPlon,228 p., 18,50 eAncien directeur central desR.G., Yves Bertrand ayantlongtemps refusé des’exprimer, répond auxquestions portant sur lerenseignement intérieur etsa logique profonde.

Anne GiudicelliLe risque anti-terroristeSeuil, 140 p., 13 eLes stratèges et les idéo-logues d’Al Qaïda ontcompris les fonction-nements des structuresantiterroristes européenneset en exploitent les failles.

Jacqueline RémyComment je suis devenuFrançaisSeuil, 260 p., 17,50 eAlors qu’il est questiond’identité nationale,d’intégration etd’immigration, une journal-iste a enquêté auprès d’unevingtaine de personnalitéspour connaître leurparcours.

Christian SalmonStorytellingLa Découverte, 240 p., 18 eL’art de raconter deshistoires a été récemmentrécupéré aux États-Unis eten Europe par la communi-cation, la communicationpolitique, le marketing et lemanagement, pour mieuxformater les esprits.

Roberto SavianoGomorraDans l’empirede la camorratrad. de l’italienpar Vincent RaynaudGallimard, 364 p., 21 eÉcrivain et journaliste, né àNaples, Roberto Savinio aenquêté dans la région surles dessous du crime organ-isé, son système, sestrafics…

Claude-Marie VadrotLa Grande SurveillanceSeuil, 256 p., 19 e

Désormais nous sommestous fichés, filmés et réper-toriés (carte bancaire, télé-phone portable, dossiermédical, caméras de video-surveillance...) Qui nousprotégera ?

SOCIOLOGIENathalie HeinichPourquoi BourdieuGallimard, 194 p., 15 eUne ex-disciple cherche àcomprendre les raisons dusuccès international deBourdieu.

Olivier IhlLe Mérite et laRépubliqueEssai sur la société desémulesGallimard, 510 p., 25 eDe l’Ancien Régime àaujourd’hui, un historiquedes décorations attribuéespar l’État monarchique,révolutionnaire, impérial etrépublicain.

Gilles Lipovetskyet Jean SerroyL’Écran globalSeuil, 370 p., 22 eLoin de signer la mort du7e art, l’époque du tout-écran enregistre une grandemutation jamais connue aucinéma.

Edgar MorinVers l’abîmeL’Herne, 194 p., 11,90 e« L’humanité évitera-t-ellele désastre ou redémarrera-t-elle à partir du désastre?...dans la crise planétaire, laseule perspective de salutest dans ce qui apporterait àla fois conservation et trans-formation, une métamor-phose. »

Louis PintoLa vocation et le métier dephilosopheSeuil, 318 p., 22 eDe l’existence d’une socio-logie de la philosophie enFrance, ces dernièresannées, illustrée, entreautres, par Pierre Bourdieu.

Maurice WinnykamenGrandeur et misère del’antiracismeLe M.R.A.P. est-il dépasséTribord (Bruxelles),256 p., 15 eAprès avoir retracél’historique et les luttes duM.R.A.P depuis 1941,Maurice Winnykamen, mili-tant depuis l’âge de 17 ans,dénonce la directionactuelle qui « glisse insi-dieusement vers le commu-nautarisme »...

SCIENCESHUMAINES

Christian Jacob (sous ladir.)Lieux de savoirEspaces et Communautés

BIBLIOGRAPHIEAlbin Michel, 1284 p., 75 eCe premier volume d’unesérie de quatre offre unehistoire comparée despratiques intellectuelles,des tablettes mésopota-miennes à Internet et unpanorama des manièresdont les hommes ontproduit, validé et transmisdes savoirs.

JOURNAUXMarcel SembatLes cahiers noirsJournal 1905-1922Viviane Hamy, 834 p., 29 eMarcel Sembat, une figurepresque oubliée du mouve-ment ouvrier, disparu en1922.

CORRESPONDANCESHeidegger« Ma chère petite âme »Lettres à sa femme Elfride1911-1970trad. de l’allemandpar Marie-Ange MailletSeuil, 528p., 25 eVoir ce numéro.

BIOGRAPHIESAUTOBIOGRAPHIES

Olivier Barrotet Raymond ChiratSacha GuitryL’homme-orchestreDécouvertes Gallimard,128 p., 13,50 eTexte et images pour nousraconter Sacha Guitry.

Ariane BendavidHaïm Nahman BialikLe prère égaréeAden, 464 p., 20 eNé en Ukraine en 1873,Haïm Nahman Bialik,poète, nouvelliste, essayiste,traducteur « a été et demeu-re la référence incontourna-ble de la littératurehébraïque moderne, surlaquelle il a régné sansconteste pendant quaranteans ».

Huguette BouchardeauSimone de BeauvoirFlammarion, 400 p., 22 e

Jean CormierChe GuevaraRocher, 550 p., 22 eUne nouvelle éditionaugmentée.

Marie DolléVictor SegalenLe voyageur incertainAden, 362 p., 25 eMarie Dollé, professeur delittérature française du XXe

siècle a consacré plusieursouvrages à Victor Segalen.

Noëlle Giret et Noël Herpe(sous la dir.)Sacha Guitry, une vied’artisteGallimard/Bibli. nat./ LaCinémathèque française,240 p., 250 ill. 39 eLe catalogue de l’exposition« Sacha Guitry » à la

Cinémathèque française (51rue de Bercy), du 17 janvierau 18 février 2008.

David HaziotVan GoghFolioGallimard,496 p., 8,20 eUn inédit.

Stéphane KoechlinJames BrownFolio, 400 p., 7,70 eLa vie de James Brown(1933-2006), l’un desgrands musiciens duXXe siècle.

Yvonne PierronMissionnairesous la dictatureSeuil, 202 p., 16 eMissionnaire pour combat-tre la misère et l’injustice,Yvonne Pierron travaillecomme infirmièredans les bdonvillesd’Argentine. Les militairesl’ obligént à fuir auNicaragua mais elle retour-ne en Argentine où ellepoursuit son combat dansun village perdu.

Philippe SollersUn vrai romanMémoiresPlon, 360 p., 21 ePhilippe Sollers ne nousépargne rien.

Wole SoyinkaIl te faut partir à l’aube(You Must Set Forth atDawn; a Memoir)trad. de l’anglais (Nigeria)par Etienne GalleActes Sud, 660 p., 28 eAprès un premier volume(Aké les années d’enfance),Il te faut partir à l’auberaconte la vie d’adulte auNigeria et en exil de WoleSoyinka, prix Nobel delittérature 1986 et militantpolitique très actif.

SCIENCESJean DeutschLe ver qui prenaitl’escargot comme taxiet autres histoiresnaturellesSeuil, 288 p., 20 eLes histoires racontées iciprennent leur origine dansle métier de biologiste deJean Deutsch, dans sesrecherches ou dans seslectures.

RELIGIONS

Mohammad AliAmir-MoezziDictionnaire du CoranBouquinsRobert Laffont,1024 p., 30 eA travers plus de 500entrées, référencesbibliographiques, unindex, des cartes, sont iciexaminés tous les grandsthèmes coraniques, lagéographie des lieux saintsde l’islam, ses sciencestraditionnelles et les person-nages du livre sacré et de

son histoire.Giovanni FiloramoQu’est-ce que la religion ?Thèmes méthodesproblèmesP.U.F., 354 p., 44 eUne synthèse et une miseau point critique sur l’étatde la recherche en sciencesdes religions.

ESTHÉTIQUEHans BeltingLa vraie imageCroire aux imagestrad. de l’allemadpar Jean TorrentGallimard, 288 p., 35 ePoursuivant son étude sur lasignification de l’imagedans la culture occidentale,Hans Belting, après Imageet culte et Pour une anthro-pologie des images, del’aube des temps nouveauxà nos jours tisse desrapports entre l’histoire dela religion, des images etdes idées.

Denis Roche

La photographieest interminableEntretien avecGilles MoraSeuil, 128 p., 15 eA travers cet entretienDenis Roche revientsur 35 ans de pratiquephotographique (imageset textes). Illustré dequelques photos del’auteur.

ESSAISGaêtane Lamarche-VadelLa Gifle au goût public...et après ?La Différence, 304 p., 22 eComment les mouvementsartistiques du XXe siècle sesont succédé dans uneentreprise de déconstructionet de conception du public.

Daniel PennacÉcrireHoëbeke, 66 p., 15 eDaniel Pennac, qui aimedessiner les plumes (pourécrire) a « toujours fuil’écriture dans le dessin ».

PETITESANNONCES

Tarif : 8 r la ligne de 27signes. Nos abonnésbénéficient d’une annon-ce gratuite de 4 lignes.

Ordres aux bureaux dujournal : seuls les ordrespassés par écrit sontacceptés.

A vendre prix intéressant gran-de table en chêne massif

marqueté avec rallonges. Tél.0671 65 16 25

Page 31: Quinzaine littéraire 956

31

En 1933, Arnold Schoenberg quitteVienne et le monde allemand pour fuir

la menace nazie, et s’établit à Los Angeles,où il vivra assez pauvrement, composantun certain nombre d’œuvres qu’on rattacheau dodécaphonisme « classique », et desmorceaux témoignant d’un certain retour àla tonalité, en particulier des œuvresvocales d’inspiration juive (lors de sonpassage à Paris en 1933 il s’était re-conver-ti au judaïsme à la synagogue de la rueCopernic). Il meurt en 1951.Un article d’Irene Grüter dans la

Tageszeitung du 22 septembre salue avecémotion, sous le titre « Le siècle grésille »,la parution d’un Hörbuch (« livresonore » ?) comportant des enregistrementsorigi-naux de Schoenberg datant de cettepériode américaine. On y trouve, outre desallocutions et interviews radiodiffusées, des« prises » faites par le musicien lui-mêmesur le magnétophone que son assistante luiavait offert en 1948 pour ses 72 ans, et dontil avait utilisé les bobines pour dicter deslettres, noter des idées ou de petiteshistoires satiriques qu’il destinait à sesenfants, ou pour s’expliquer. Ce « livre » esten réalité un CD de 156 minutes (paru chezSuppose Verlag à Berlin), accompa-gnéd’un livret de 60 pages, qui fournit descommentaires, ou des transcriptions decertaines prises, ainsi que des traductionsen allemand des moments où Schoenbergs’exprime en anglais. À travers ces traduc-tions s’opère une sorte de retour poignant,de rapatriement.

PIERRE PACHET

Loin de Paris

Ainsi est ouvert un accès direct et trou-blant à l’intimité de cet artiste et créateurdont l’ambition et l’œuvre sont si impres-sionnantes. Ainsi quand, au milieu d’uneréflexion sur ce qu’il entend par le terme de« progrès » dans l’histoire de la musique, onentend Schoenberg interpeller son épousedans un anglais coloré d’accent viennois :« Trude, ne fais pas de bruit, sinon tu serasenregistrée ! » (dur, d’être l’épouse d’ungénie ; d’être une épouse en général).Mais Schoenberg apparaît aussi avec le

tranchant et l’orgueil que lui donnait laconscience de son génie, du combat qu’ilavait eu à mener. On l’entend dire,résumant son itinéraire d’artiste : « Necroyez pas que ce soit par fausse modestieque je le dise : Il se peut que j’aie fait uneœuvre, mais ce n’est pas moi qu’il faut enremercier. Il faut en remercier mes adver-saires. Ce sont eux qui m’ont aidé le plus. »

Dear Miss Silver, tel est le titre dudisque. Car on y entend Schoenbergs’adresser ainsi à celle qui lui avait fait lecadeau : « Chère Miss Silver, aprèsquelques essais encore moins réussis, jefais ici la sixième ou septième tentativepour vous parler ». Le musicien était alorsinexpérimenté dans l’utilisation d’unappareil qui allait lui devenir si cher aucours des années suivantes. Bruits dehalètements et de froissements, comme sil’inventeur de la musique dodécaphoniques’était agité et avait gesticulé avec sonmicro. Mais sa voix nous parvient aujour-d’hui très clairement.

LA QUINZAINE RECOMMANDE

LittératureAdonis Le livre (al-Kitab) SeuilMarina Tsvetaïeva Octobre en wagon AnatoliaJosé Angel Valente Poèmes à Lazare, bilingue La DifférenceGilles Lapouge L’encre du voyageur QL 955William T. Vollmann Central Europe QL 954Michel Ondaatje Divisadero QL 954Marina Pessl La physique des catastrophes QL 955Tom Bissell Dieu vit à Saint-Pétersbourg Ce N°Günter Grass Pelures d’oignon QL 955Isaac Bashevis Singer Au tribunal de mon père, souvenirs Mercure

Biographies, Journaux, EssaisAndré Bleikasten Wiliam Faulkner. QL 954

Une vie en romans, BiographiePaul-Henri Bourrelier La Revue Blanche (1890-1905) FayardC. von Barloven Le livre des savoirs GrassetCarolyn Burke Lee Miller QL 955Wole Soyinka Il te faut partir à l’aube, mémoires Actes SudRené Wellek De la critique KlincksieckAlain Rey L’amour du français DenoëlDaniel Mendelsohn Les disparus QL 954

Georges Nivat (dir.) Les sites de la mémoire russe Ce N°François Dosse GIlles Deleuze et Félix Guattari QL 954Catherine Malabou Les nouveaux blessés. QL 955

De Freud à la neurologie...O. Besancenot/M. LöwyChe Guevara Mille et une nuits

Œuvres rassembléesWilliam Faulkner Œuvres romanesques IV PléiadeD. H. Lawrence Poèmes (trad. Sylvain Floc’h) L’Age d’hommeJullien La pensée chinoise Opus SeuilMichel Butor Le génie du lieu (2 vol.) La Différence

RééditionsKarl Marx Critique de l’économie politique AlliaHenri Bergson Le rire PUFHenri Bergson L’évolution créatrice PUFHenri Bergson Essai sur les données immédiates PUF

de la conscicence

AlbumsApollinaire Je pense à toi mon Lou TextuelPascal Quignard La nuit sexuelle FlammarionMichel Delon Les vies de Sade (2 vol. emboït.) Textuel

268 p. 20 e

« Si cette histoire était la mienne, je serais cettefille qui, à 23 ans, avait quitté sa mère, sa province,son pays, pour aller vers les îles. Peindre-voyager,voyager-peindre, c’est tout ce qui l’intéressait. »

Une jeune artiste peintre débarque en Nouvelle-Calédonie en 1984. Elle veut être artiste, rien d’au-tre, et voir le monde avec d’autres yeux. Mais àpeine le pinceau est-il en main que la toile se met àbouger : l’île gronde, les autochtones se révoltent,des gens se battent, d’autres s’enfuient.

En six volets, elle raconte son itinéraire :l’expérience du déracinement, les violences de laguerre civile, le chassé-croisé de vies, la passion, lapeinture, et surtout l’histoire d’une vocation.L’existence et les îles au bout du pinceau.

MAURICE NADEAULes Lettres Nouvelles

Page 32: Quinzaine littéraire 956

vous connaissez

lecteur au numéro vous payez l’année : 87,40 eurosen vous abonnant elle vous coûtera seulement : 48 euros (France)ou 64 euros (Étranger).

fidèle abonné, nous vous remercions et vous demandons de fairebénéficier un ami de notre proposition.

pour un abonnement de votre part, le vôtre sera prolongé de4 numéros gratuits

vous ne connaissez pas

135, RUE SAINT-MARTIN, 75194 PARIS CEDEX 04CCP 15551-53 P PARIS

IBAN : FR74 3004 1000 0115 5515 3P02 068BIC PSSTFRPPPAR

Bulletin d’abonnement Nom : Prénom :

Je souscris un abonnement de Adresse :

Code : Ville :

1 an � au prix de

6 mois� au prix de Je joins mon règlement :

par chèque bancaire par mandat-lettre par chèque postal

Nouvel abonnement de la part de M. adresseabonné à la Quinzaine dont l’abonnement sera prolongé de 4 numéros gratuits

la force et l’indépendance d’un journalce sont ses abonnés qui les lui donnent :

abonnez-vous...

Une remise exceptionnelle de 25 %pour les nouveaux abonnés

abonnez-vousavant le 30.11.2007vous bénéficierezde notre promotionavec remisede 25 %

Tarif France Étranger par avion

normal promotion normal promotion normal promotion

1 an 65 euros 48 euros 86 euros 64 euros 114 euros 91 euros

6 mois 35 euros 26 euros 50 euros 37 euros 64 euros 50 euros

La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire : Certificat n° 1005 I 79994 -Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi Diffusé par les NMPP – Novembre 2007