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182 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 3 - mars 2011 DOSSIER THÉMATIQUE Cancers digestifs Radioembolisation hépatique : enfin disponible en France Liver radioembolization: now available in France O. Dubreuil*, M. Bernardini*, O. Pellerin*, J. Taïeb* * Service d’oncologie digestive, hôpital européen Georges-Pompidou, Paris ; université Paris-Descartes. L a radioembolisation (RE) hépatique est une technique ancienne – les premières publications la concernant remontent aux années 1960 – mais pour laquelle il existe un intérêt renouvelé depuis quelques années, les pathologies hépatiques malignes, primaires ou secondaires, devenant un problème de santé publique mondial. Les 2 principales situations dans lesquelles on utilise cette technique aujourd’hui sont le carcinome hépatocellulaire (CHC) et les métastases hépatiques de cancer colorectal (CCR). Le CHC est le sixième cancer le plus fréquent dans le monde et l’une des principales causes de décès liés au cancer (1), avec près de 700 000 décès par an. Les métastases hépatiques de CCR sont également très fréquentes. Le CCR est le troisième cancer le plus fréquent dans le monde, avec 1,23 million de cas rapportés en 2008, et les métastases hépatiques apparaissent chez 35 à 40 % des patients (1). Quand cela est possible, la résection chirurgicale demeure le meilleur traitement de ces lésions, mais elle n’est généralement possible que chez 10 à 30 % des patients métastatiques. L’anatomie vasculaire particulière du foie permet d’effectuer des traitements locaux : les tumeurs primitives ou secondaires étant principalement vascularisées par l’artère hépatique et le reste du parenchyme principalement par la veine porte, le traitement des tumeurs, en utilisant la voie artérielle, permet d’administrer l’agent thérapeutique de façon beaucoup plus sélective, en épargnant le tissu hépatique sain. Cette méthode étant disponible depuis peu en France, nous décrirons la technique de RE à l’yttrium 90 (90Y), puis résumerons et discu- terons les résultats des principales études de RE des CHC et des métastases hépatiques de CCR. Il n’y a en effet que trop peu de données disponibles concernant les autres types tumoraux potentiellement concernés par cette approche thérapeutique, comme les métastases hépatiques de tumeurs endocrines ou les cholangiocarcinomes. Nous exposerons les développements attendus de cette technique au-delà du traitement palliatif, comme son utilisation pour le traitement de “downstaging” avant résection ou transplantation hépatique orthotopique. Techniques de radioembolisation Le 90Y est un isotope émettant un rayonnement β−, avec une demi-vie de 64,2 heures et une distance d’irradiation de 2,5 mm, ce qui permet une bonne préservation des tissus sains adjacents à la tumeur. Il est chargé sur des microsphères qui sont adminis- trées au niveau du foie par l’artère hépatique, atteinte par cathétérisme via l’artère fémorale. Deux sortes de microsphères sont actuellement commercialisées : les SIR-Spheres®, des microbilles de résine de 20 à 60 µm de diamètre, avec une radioactivité de 50 Bq par sphère ; les TheraSphere®, des microbilles en verre de 20 à 30 µm de diamètre. Ces deux produits n’ont actuellement jamais été comparés l’un à l’autre. Avant le traitement, plusieurs évaluations sont indis- pensables afin de sélectionner au mieux les patients et d’éviter de traiter ceux qui ne bénéficieraient pas de cette technique et qui pourraient présenter des compli- cations inutiles. Les recommandations d’un panel d’experts rédigées en 2007 sont une aide précieuse pour sélectionner les bons candidats (2). Les principaux critères retenus pour utiliser la RE comme traitement des lésions hépatiques sont : un bon état général, l’absence d’irradiation hépatique antérieure, des lésions hépatiques irrésécables, une maladie principalement

Radioembolisation hépatique : enfin disponible en … · Radioembolisation hépatique : enfin disponible en France DOSSIER THÉMATIQUE Cancers digestifs la dose théorique d’irradiation

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182 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 3 - mars 2011

DOSSIER THÉMATIQUE

Cancers digestifs

Radioembolisation hépatique : enfin disponible en FranceLiver radioembolization: now available in France

O. Dubreuil*, M. Bernardini*, O. Pellerin*, J. Taïeb*

* Service d’oncologie digestive, hôpital européen Georges-Pompidou, Paris ; université Paris-Descartes.

La radioembolisation (RE) hépatique est une technique ancienne – les premières publications la concernant remontent aux années 1960 – mais

pour laquelle il existe un intérêt renouvelé depuis quelques années, les pathologies hépatiques malignes, primaires ou secondaires, devenant un problème de santé publique mondial. Les 2 principales situations dans lesquelles on utilise cette technique aujourd’hui sont le carcinome hépatocellulaire (CHC) et les métastases hépatiques de cancer colorectal (CCR).Le CHC est le sixième cancer le plus fréquent dans le monde et l’une des principales causes de décès liés au cancer (1), avec près de 700 000 décès par an.Les métastases hépatiques de CCR sont également très fréquentes. Le CCR est le troisième cancer le plus fréquent dans le monde, avec 1,23 million de cas rapportés en 2008, et les métastases hépatiques apparaissent chez 35 à 40 % des patients (1). Quand cela est possible, la résection chirurgicale demeure le meilleur traitement de ces lésions, mais elle n’est généralement possible que chez 10 à 30 % des patients métastatiques.L’anatomie vasculaire particulière du foie permet d’effectuer des traitements locaux : les tumeurs primitives ou secondaires étant principalement vascularisées par l’artère hépatique et le reste du parenchyme principalement par la veine porte, le traitement des tumeurs, en utilisant la voie artérielle, permet d’administrer l’agent thérapeutique de façon beaucoup plus sélective, en épargnant le tissu hépatique sain. Cette méthode étant disponible depuis peu en France, nous décrirons la technique de RE à l’yttrium 90 (90Y), puis résumerons et discu-terons les résultats des principales études de RE des CHC et des métastases hépatiques de CCR. Il n’y a en effet que trop peu de données disponibles concernant les autres types tumoraux potentiellement concernés par cette approche thérapeutique, comme les

métastases hépatiques de tumeurs endocrines ou les cholangiocarcinomes. Nous exposerons les développements attendus de cette technique au-delà du traitement palliatif, comme son utilisation pour le traitement de “downstaging” avant résection ou transplantation hépatique orthotopique.

Techniques de radioembolisationLe 90Y est un isotope émettant un rayonnement β−, avec une demi-vie de 64,2 heures et une distance d’irradiation de 2,5 mm, ce qui permet une bonne préservation des tissus sains adjacents à la tumeur. Il est chargé sur des microsphères qui sont adminis-trées au niveau du foie par l’artère hépatique, atteinte par cathétérisme via l’artère fémorale.Deux sortes de microsphères sont actuellement commercialisées :

➤ les SIR-Spheres®, des microbilles de résine de 20 à 60 µm de diamètre, avec une radioactivité de 50 Bq par sphère ;

➤ les TheraSphere®, des microbilles en verre de 20 à 30 µm de diamètre.Ces deux produits n’ont actuellement jamais été comparés l’un à l’autre.Avant le traitement, plusieurs évaluations sont indis-pensables afin de sélectionner au mieux les patients et d’éviter de traiter ceux qui ne bénéficieraient pas de cette technique et qui pourraient présenter des compli-cations inutiles. Les recommandations d’un panel d’experts rédigées en 2007 sont une aide précieuse pour sélectionner les bons candidats (2). Les principaux critères retenus pour utiliser la RE comme traitement des lésions hépatiques sont : un bon état général, l’absence d’irradiation hépatique antérieure, des lésions hépatiques irrésécables, une maladie principalement

Figure 1. Scintigraphie aux macroagrégats d’albumine marqués au 99mTc chez un patient atteint d’un carcinome hépatocellulaire.

Les parties jaunes indiquent les localisations des MAA, les images les plus claires indiquant leurs concentrations les plus élevées.

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Points forts » La radioembolisation (RE) est à présent utilisée en France dans quelques centres. Ses principales indi-

cations sont le carcinome hépatocellulaire (CHC) et les métastases hépatiques de cancer colorectal (CCR). » La RE nécessite plusieurs étapes préthérapeutiques afin de ne pas méconnaître des contre-indications

et de traiter de la manière la plus efficace possible les patients atteints de lésions hépatiques. » Dans le CHC, la RE semble équivalente à la chimioembolisation en termes de taux de réponse et de

survie globale, même si aucune étude randomisée n’est disponible. Sa toxicité paraît en revanche plus faible, et la RE peut être utilisée chez des patients atteints de thrombose portale.

» Dans le CCR, des études montrent que cette option thérapeutique peut être intéressante en dernière ligne chez des patients résistants aux chimiothérapies usuelles ou en première ligne, associée à de la chimiothérapie, même si les résultats d’études de plus grande ampleur en cours actuellement sont attendus.

Mots-clésRadioembolisationMétastases hépatiquesCarcinome hépatocellulaireMicrosphèresYttrium

Highlights » Radioembolization (RE) is

now used in France in a few centres. Its main indications are Hepatocellular carcinoma (HCC) and colorectal cancer (CRC) liver metastases.

» RE requires several pretreat-ment steps to avoid ignore contra-indications and to treat patients with liver tumours as effectively as possible.

» In HCC, RE seems to be equivalent to chemoemboli-sation in response rates and overall survival, although there is no randomised study available. However, its toxicity seems to be lower, and RE can be used in patients with portal vein thrombosis.

» In CRC, studies show that this therapeutic option can be interesting in final line in patients who are not controlled with usual chemotherapies, or in first line, associated with chemotherapy even if results of larger studies underway are expected.

KeywordsRadioembolization

Liver metastases

Hepatocellular carcinoma

Microspheres

Yttrium

intrahépatique et une bonne fonction hépatique (bilirubine totale inférieure à 2 mg/ dl, albuminémie supérieure à 30 g/l, absence d’ascite).Chez ces patients, la première étape est de pratiquer une artériographie hépatique pour évaluer la vascularisation hépatique, détecter des variations anatomiques et analyser les pertur-bations hémodynamiques liées à la tumeur (2). Cette étape permettra également d’emboliser de façon préventive les artères collatérales de l’artère

hépatique commune afin d’éviter des reflux de microsphères dans d’autres organes (3-5).La deuxième étape est de réaliser une scintigraphie après l’injection intra-artérielle de macroagrégats d’albumine (MAA) marqués au technétium 99 (99mTc). Cette injection, réalisée dans les mêmes conditions que l’injection des microsphères chargées au 90Y, va permettre de mesurer le shunt hépato-pulmonaire et de juger de la répartition hépatique des MAA (figure◆1). Si le shunt est inférieur à 10 %,

Figure 2. Prise en charge des patients pour la RE (d’après REBOC Consensus Guidelines. Kennedy A. et al. [2]).

Consultation – Réunion de concertation pluridisciplinaireoncologue, radiothérapeutes, chirurgien,

médecin nucléaire, radiologue interventionnelRCP pour la prise en charge des lésions hépatiques traitées par radioembolisation

IRM hépatiqueTDM

Artériographie hépatiqueEmbolisation des artères viscérales

Scintigraphie MAA 99mTc

Planification de la radioembolisation, position du cathéter,

calcul de la dose (volume tumoral,importance du shunt)

Radioembolisation

Scintigraphie Bremsstrahlung

Cartographie tumorale

1-2 semaines

1-2 semaines

1 semaine

Même jour

Cartographie vasculaire

Lésion limitée au foie Radioembolisation possible

Prétraitement,cartographie,

évaluation

IRM : imagerie par résonance magnétique ; MAA : macroagrégats d’albumine ; TDM : tomodensitométrie.

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Radioembolisation hépatique : enfin disponible en France

DOSSIER THÉMATIQUE

Cancers digestifs

la dose théorique d’irradiation peut être administrée. Cette dose sera réduite de 50 % si le shunt est entre 10 et 20 %. Un shunt supérieur à 20 % est une contre-indication à la RE (4-6). Lors de cette étape, les shunts hépato-gastriques sont également recherchés.Enfin, un scanner ou une imagerie par résonance magnétique (IRM) permettra de calculer la dose à délivrer au patient, en prenant en compte les volumes tumoral et sain du foie. Trois méthodes sont actuellement utilisées pour calculer l’activité de 90Y à administrer.

➤ La méthode de la surface corporelle (Body Surface Area [BSA]). Elle part de l’hypothèse que le volume du foie de chaque patient est proportionnel à la BSA, ce qui signifie que la dose reçue par le foie est proportionnelle à celle injectée au patient (7). Cette méthode est la plus utilisée. Elle nécessite le calcul volumétrique du foie (VLiv) et de la tumeur (VTum) d’après les tomodensitométries (TDM) ou IRM faites avant le geste. L’activité (en GBq) se calcule grâce à la formule : (BSA − 0,2) + (VTum/(VTum + VLiv).

➤ La méthode par partition. Elle est basée sur l’hypo thèse qu’il existe 3 compartiments vasculaires : les poumons, la tumeur et le parenchyme hépa-tique sain, qui peuvent être indépendants les uns des autres durant la RE (8). Avec une scintigraphie utilisant les MAA marqués au 99mTc simulant les microsphères de 90Y, il est possible de déterminer le pourcentage d’activité distribuée au poumon ainsi que le ratio tumeur/tissu sain (7, 9, 10).

➤ La méthode empirique. Elle propose l’admi-nistration de 2 GBq si la tumeur envahit moins de 25 % du parenchyme hépatique, de 2,5 GBq si elle en envahit entre 25 et 50 %, et de 3 GBq si elle en envahit plus de 50 %. Cette méthode est quasiment abandonnée et ne devrait plus être utilisée du fait de son manque de précision et du danger encouru par les patients (2, 5, 7).En résumé, la méthode par partition est celle qui offre le calcul le plus précis. Beaucoup d’auteurs recommandent d’utiliser à la fois la méthode BSA et celle par partition pour avoir le plan de traitement le plus précis et sûr possible (7).Si les résultats de l’artériographie, de la scintigraphie aux MAA marqués et des calculs de dose permettent le traitement, un microcathéter est placé depuis l’artère fémorale dans l’artère hépatique et les microsphères sont administrées sous contrôle radio-logique 1 à 2 semaines après la scintigraphie aux MAA. Le rayonnement de freinage ( Bremsstrahlung) est ensuite analysé pour évaluer les localisations des microsphères chargées de 90Y et s’assurer qu’aucun shunt supplémentaire n’a eu lieu pendant le traitement. Il est éventuellement possible, pour des raisons pratiques ou thérapeutiques, d’effectuer 2 traitements espacés de quelques semaines : un premier traitant une partie du foie (gauche ou droite) et le deuxième la partie restante.L’ensemble de la procédure décrite dans ce chapitre est résumée dans la figure◆2.

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DOSSIER THÉMATIQUE

Comme précédemment décrit, le 90Y a une pénétration tissulaire faible (2,5 mm) : la radio-protection post-thérapeutique n’est donc pas un problème majeur. Le risque principal est l’expo-sition des équipes soignantes au rayonnement de freinage émis par le patient après la procédure. Pour minimiser ce risque, il convient que le personnel porte un dosimètre et un tablier de plomb, ainsi que 2 paires de gants jetables non stériles ; il devra garder le maximum de distance avec le patient (doubler la distance revient à diminuer l’exposition d’un facteur 4). Il convient également de se placer le plus loin possible du foie lors des contacts étroits, en se plaçant par exemple toujours à gauche du patient. Les soignantes enceintes ne doivent pas se voir confier la charge de patients récemment traités.Enfin, il faut apprendre aux patients quelques règles simples à suivre pendant la semaine suivant le traitement : dormir seul, éviter les contacts avec des femmes enceintes ou avec des enfants de moins de 15 ans et garder une distance de 2 mètres avec les autres personnes.

Radioembolisation dans le carcinome hépatocellulaireLa RE représente une nouvelle option thérapeutique dans le traitement du CHC. Elle pourrait avoir les mêmes indications que la chimioembolisation intra-artérielle hépatique (CEIAH), mais quelques diffé-rences sont tout de même à signaler. Tout d’abord, la RE est intéressante chez des patients ne répondant pas, ou plus, à la CEIAH, ainsi que chez ceux ayant des contre-indications à cette dernière. L’exemple le plus fréquent est la thrombose veineuse portale, qui contre-indique la CEIAH (11) mais pas la RE.Dans une étude portant sur 291 patients ayant reçu 526 traitements (une séance foie droit + une séance foie gauche pour la majorité des patients dans ce travail), les toxicités principales étaient la fatigue (57 %), la douleur (23 %), ainsi que les nausées et vomissements (20 %). Dix-neuf pour cent des patients avaient une augmentation toxique de la bilirubine de grade 3-4 (12). La survie globale était différente entre les patients avec une cirrhose Child-Pugh A et B (A : 17,2 mois ; B : 7,7 mois ; p < 0,002). Les patients Child-Pugh B avec une thrombose portale avaient une survie médiane de 5,6 mois (extrêmes : 4,5-6,7). Dans une autre étude portant sur 108 patients, L.M. Kulik et al. ont montré que la RE avec une thrombose portale était techni-quement faisable, qu’elle n’apportait pas de toxicité

supplémentaire au traitement et qu’elle permettait d’obtenir une survie médiane intéressante, même si celle-ci était significativement plus basse que celle des patients sans thrombose portale (304 versus 467 jours ; p = 0,005) [13].Plusieurs études ont comparé de manière non rando-misée la CEIAH et la RE. La première a comparé 2 cohortes de patients avec un CHC : 691 patients étaient traités de façon ouverte par CEIAH (occlusion artérielle par particules d’éponges Gelfoam®, avec embolisation partielle) et 99 par RE au 90Y avec des microsphères de verre. Malgré l’absence de randomisation, les données démographiques et les caractéristiques tumorales étaient proches dans les 2 groupes. Même si cet essai comporte de nombreuses limites méthodologiques, les résultats ont montré une petite différence de survie globale entre les 2 groupes : la médiane était de 8,5 mois dans le groupe CEIAH et de 11,5 mois dans le groupe RE (p < 0,0146) [14]. Après ajustement sur la thrombose portale, le taux d’alpha-fœtoprotéine (αFP) et la bilirubinémie, les 2 groupes semblaient comparables. Comme attendu, les effets indésirables dans le groupe CEIAH étaient plus importants, et les patients avaient besoin de plus de séances de traitement que ceux du groupe RE.Dans une autre étude, 245 patients ont été comparés, 122 ayant reçu un traitement par CEIAH (mitomycine 30 mg, doxorubicine 30 mg et cisplatine 100 mg avec du Lipiodol®) et 123 par RE (microsphères de verre) ; là encore, le choix du traitement s’est fait sans randomisation, en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) [15]. Finalement, un nombre médian de 2 traitements par CEIAH et 1 traitement par RE par patient a permis d’observer des toxicités assez similaires, la fièvre et la fatigue étant un peu plus fréquentes dans le groupe RE, et la diarrhée plus fréquente dans le groupe CEIAH, mais sans différence significative. En revanche, les douleurs abdomi-nales et une élévation des transaminases étaient plus fréquentes après CEIAH. Dans cette étude, les analyses d’imagerie ont montré que le temps médian jusqu’à progression était plus long dans le groupe RE que dans le groupe CEIAH (13,3 versus 8,4 mois ; p = 0,046). En revanche, la survie globale n’était pas significativement différente entre les 2 groupes : 17,4 mois pour le groupe CEIAH versus 20,5 mois pour le groupe RE (p = 0,232). Dans 2 sous-groupes, la survie globale était statistiquement plus élevée après RE : chez les patients avec un score Child-Pugh A, classés T3 (35,7 mois [extrêmes : 18,2 ; -] versus 19,2 mois [extrêmes : 13,9-31,5] ; p = 0,049), et chez ceux ayant un score Barcelona-Clinic Liver

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Radioembolisation hépatique : enfin disponible en France

DOSSIER THÉMATIQUE

Cancers digestifs

Cancer (BCLC) C (22,1 mois [extrêmes : 11,2 ; -] versus 9,3 mois [extrêmes : 6,2-11,5] ; p = 0,04). En analyse uni- ou multivariée, le traitement (CEIAH ou RE) n’était pas un facteur prédictif de survie (HR = 1,06 ; IC95 : 0,70-1,62) [15]. Dans cet essai, des calculs statistiques ont montré qu’il faudrait plus de 1 000 patients pour démontrer une équivalence de survie globale entre la RE et la CEIAH dans le cadre d’un essai randomisé contrôlé (avec une puissance de 80 % et un risque α de 0,05) [15].L’ensemble de ces résultats semblent indiquer que l’on pourrait choisir, en fonction de leurs caracté-ristiques (thrombose portale, patient âgé, moins bon état général, cirrhose plus évoluée), de traiter les patients préférentiellement par RE plutôt que par CEIAH, car, à survie globale et temps jusqu’à progression égaux, la RE serait mieux tolérée que la CEIAH.Au-delà d’un traitement palliatif de première ligne ou après échec de la CEIAH, la RE a montré une efficacité intéressante lorsque le but du traitement local est le downstaging, avant transplantation, résection ou radiofréquence hépatique. Une étude de R.J. Lewandowski et al. a comparé la CEIAH (mitomycine 30 mg, doxorubicine 30 mg et cisplatine 100 mg avec du Lipiodol®) à la RE (micro-sphères en verre) chez 86 patients non randomisés (43 dans chaque groupe, aucune différence notable entre les groupes) [16]. Pour ne prendre que les résultats du downstaging, le nombre de tumeurs T3 diminuées en T2 après traitement était de 11 sur 43 (31 %) pour la CEIAH et de 25 sur 43 (58 %) pour la RE (p = 0,023). En revanche, sur les 86 patients, 11 (26 %) traités par CEIAH et 9 (21 %) traités par RE ont finalement été transplantés, 1 patient dans chaque bras a finalement été réséqué, et les lésions cibles de 8 (23 %) et 18 patients (42 %) ont été traitées par radiofréquence (lésion inférieure à 3 cm après le premier traitement). Ainsi, au terme de l’étude, 28 patients (65 %) du groupe RE et 20 (46 %) du groupe CEIAH ont pu accéder à un traitement “curatif” de leur maladie.

Radioembolisation dans les métastases hépatiques de cancers colorectaux

La RE a également montré son intérêt lorsque le foie est le seul, ou tout du moins le principal, organe touché par les lésions secondaires de CCR. Elle peut, dans cette pathologie, être utilisée seule ou associée

à une chimiothérapie systémique, chez des patients progressant après avoir reçu tous les traitements médicaux habituels.Chez les patients résistants aux thérapies systé-miques usuelles, une étude australienne portant sur 30 patients a montré que le taux de réponse partielle était de 33 % et la durée médiane sans progression de 8,3 mois (17). Lors de cette première étude prospective, les patients ayant reçu de l’oxaliplatine et de l’irinotécan (encore en essais thérapeutiques lors de cette étude) avaient des taux de réponse plus mauvais et une survie sans progression plus courte que les patients traités juste après du 5-FU seul. Il est aussi intéressant de noter que les patients OMS 3 ou avec une maladie extra-hépatique ne semblaient tirer aucun bénéfice du traitement par RE dans ce travail relativement ancien.Ces premiers résultats prometteurs concordent avec ceux d’une étude de phase II italienne plus récente, évaluant la RE chez 50 patients ayant reçu des chimio-thérapies “modernes” (FOLFOX, FOLFIRI, etc.), dont 76 % plus de 4 lignes (18). Les résultats de cette étude ont montré que 1 patient (2 %) avait une réponse complète, 11 (22 %) avaient une réponse partielle, 12 (24 %) avaient une maladie stable et 22 (44 %) progressaient, les autres (8 %) étant non évaluables. La survie globale médiane était de 12,6 mois (extrêmes : 7,0-18,3) et, plus surprenant, le taux de survie à 2 ans était de 19,6 %. Les patients étaient, à notre sens, extrêmement sélectionnés dans ce travail, puisque l’indice de performance OMS était de 0 chez 70 % d’entre eux et de 1 chez les 30 % restants. La maladie hépatique était par ailleurs relativement limitée, avec un envahissement hépatique inférieur à 25 % dans 40 % des cas et un nombre de métastases inférieur à 4 également dans 40 % des cas. Ces résultats confirment néanmoins que, chez des patients sélectionnés, ce traitement en dernière ligne montre une efficacité intéressante et peut permettre d’envisager, dans un petit pourcentage de cas, des gestes complémentaires (2 patients réséqués après RE).L’autre possibilité pour utiliser la RE est de l’associer à une chimiothérapie systémique. En première ligne, G. Van Hazel et al. ont montré, chez 21 patients randomisés entre 5-FU + RE et 5-FU seul (425 mg/ m2 et leucovorine 20 mg/m2 pendant 5 jours), que le taux de réponse était meilleur chez les patients ayant eu le traitement combiné, aucun patient du groupe 5-FU n’ayant eu de réponse partielle, alors que 10 des 11 patients traités par 5-FU + RE étaient répondeurs (p < 0,001). De même, le temps jusqu’à progression était de 18,6 mois dans le groupe RE + 5-FU versus 3,6 mois dans le groupe chimio-

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DOSSIER THÉMATIQUE

thérapie seule (p < 0,0005) [19]. La survie globale médiane était également plus longue, passant de 12,8 mois à 29,4 mois pour le traitement combiné (HR = 0,33 ; IC95 : 0,12-0,91 ; p = 0,025).Enfin, A. Hendlisz et al. ont récemment publié une étude prospective, multicentrique, de phase III chez 44 patients résistants ou intolérants au 5-FU, à l’oxaliplatine et à l’irinotécan. Ils étaient rando-misés entre du 5-FU continu (bras A) et une RE en plus du 5-FU i.v. (bras B), la chimiothérapie étant poursuivie jusqu’à progression. Le temps médian jusqu’à progression tumorale était de 2,1 et 4,5 mois dans les bras A et B respectivement (HR = 0,51 ; IC95 : 0,28-0,94 ; p = 0,03). L’objectif principal de l’étude portait sur le temps médian jusqu’à progression hépatique (TTLP). Il a été atteint avec un TTLP de 2,1 et 5,5 mois, dans les bras A et B respecti-vement (HR = 0,38 ; IC95 : 0,20-0,72 ; p = 0,003). Il n’existait pas de différence entre les bras concernant les toxicités de grade 3 et 4 (20). La survie globale n’était pas différente entre les 2 bras, mais un cross-over était autorisé et a été effectivement réalisé chez 43 % des patients du groupe A.La RE dans les métastases hépatiques de CCR est donc prometteuse, avec des chiffres en dernière ligne permettant d’augmenter la survie sans progression tout en maintenant une qualité de vie correcte, sans toxicité majeure. Son intérêt reste bien entendu à démontrer lors de lignes de traitement plus

précoces et dans des études portant sur de plus grands effectifs de patients. Deux grands essais de phase III étudiant une bichimiothérapie (avec ou sans bio thérapie) associée ou non à une RE en première ligne de traitement sont en cours : les études SIRFLOX et FOXFIRE.

Conclusion

La RE est donc disponible en France depuis un an environ. Toutefois, beaucoup reste à faire afin d’uti-liser cette technique intéressante, mais lourde et coûteuse, dans ses meilleures indications. Le CHC, de par ses particularités vasculaires et sa chimio-résistance, est, du moins théoriquement, un très bon candidat pour cette approche thérapeutique, mais la qualité méthodologique des études disponibles reste médiocre. Le CCR, avec un nombre de possi-bilités thérapeutiques médicales plus important, a des indications plus restreintes. On peut, au vu de l’étude randomisée belge publiée récemment (20), recommander cette approche en énième ligne chez des patients en bon état général et résistants aux autres traitements. Les métastases hépatiques de CCR, chez des patients naïfs de tout traitement, pourraient devenir dans les prochaines années la cible privilégiée des microsphères si celles-ci confirment leur efficacité dans cette situation. ■

1.◆Ferlay J, Shin HR, Bray F, Forman D, Mathers C, Parkin DM. Estimates of worldwide burden of cancer in 2008: GLOBOCAN 2008. Int J Cancer 2010. [Epub ahead of print]2.◆Kennedy A, Nag S, Salem R et al. Recommendations for radioembolization of hepatic malignancies using yttrium-90 microsphere brachytherapy: a consensus panel report from the radioembolization brachytherapy oncology consortium. Int J Radiat Oncol Biol Phys 2007;68(1):13-23.3.◆Salem R, Lewandowski RJ, Atassi B et al. Treatment of unresectable hepatocellular carcinoma with use of 90Y microspheres (TheraSphere): safety, tumor response, and survival. J Vasc Interv Radiol 2005;16(12):1627-39.4.◆Lau WY, Ho S, Leung TW et al. Selective internal radiation therapy for nonresectable hepatocellular carcinoma with intraarterial infusion of 90yttrium microspheres. Int J Radiat Oncol Biol Phys 1998;40(3):583-92.5.◆Kennedy AS, McNeillie P, Dezarn WA et al. Treatment para-meters and outcome in 680 treatments of internal radia-tion with resin 90Y-microspheres for unresectable hepatic tumors. Int J Radiat Oncol Biol Phys 2009;74(5):1494-500.6.◆Dancey JE, Shepherd FA, Paul K et al. Treatment of nonresectable hepatocellular carcinoma with intrahepatic 90Y-microspheres. J Nucl Med 2000;41(10):1673-81.7.◆Lau W, Kennedy AS, Kim YH et al. Patient selection and activity planning guide for selective internal radiotherapy with yttrium-90 resin microspheres. Int J Radiat Oncol Biol Phys 2010. [Epub ahead of print]

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Références bibliographiques