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Rainer Maria Rilke

AUGUSTE RODIN

traduction : Maurice Betz

1928

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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« Les écrivains s’expriment par desmots… mais les sculpteurs par des actes. »

Pomponius Gauricus :De Sculptura (vers 1504).

« The hero is he who is immovably cen-tred. »

Emerson.

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PREMIÈRE PARTIE

(1903)

Rodin était solitaire avant sa gloire. Et lagloire qui vint, l’a rendu peut-être encore plussolitaire. Car la gloire n’est finalement que lasomme de tous les malentendus qui se formentautour d’un nom nouveau.

Il y en a beaucoup autour de Rodin, et ceserait une longue et pénible tâche que de lesdissiper. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire ;c’est son nom qu’ils entourent, et point l’œuvrequi s’est développée bien au-delà du nom etdes limites de ce nom, qui est devenue ano-

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nyme, comme une plaine est anonyme, ou unemer qui n’est dénommée que sur la carte, dansles livres et chez les hommes, mais qui, en réa-lité, n’est qu’étendue, mouvement et profon-deur.

Cette œuvre, dont il va être question ici,s’est accrue depuis des années, et granditchaque jour comme une forêt, et ne perd pasune heure. On circule au milieu de ses milleobjets, vaincu par la profusion des trouvailleset des découvertes, et l’on se retourne invo-lontairement vers les deux mains d’où est sortice monde. On se rappelle combien petites sontdes mains d’hommes, combien vite elles se fa-tiguent, et le peu de temps qu’il leur est donnéde se mouvoir. On demande celui qui domineces mains. Quel est cet homme ?

C’est un vieillard. Et sa vie est de celles quine peuvent pas se raconter. Cette vie a com-mencé, et elle va, pénètre jusqu’au fond d’ungrand âge, et c’est pour nous comme si elleétait passée depuis beaucoup de siècles. Nous

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n’en savons rien. Elle doit avoir eu une en-fance quelconque, une enfance, quelque partdans la pauvreté, obscure, chercheuse et in-certaine. Et cette enfance existe peut-être en-core, car – dit saint Augustin – où s’en serait-elle allée ? Sa vie, peut-être, contient toutes sesheures passées, les heures d’attente et d’aban-don, les heures de doute et les longues heuresde détresse : c’est une vie qui n’a rien perduni oublié, une vie qui se formait en s’écoulant.Peut-être ; nous n’en savons rien. Mais ce n’estque d’une telle vie, croyons-nous, que la plé-nitude et l’abondance d’une telle action ont pusortir ; seule une telle vie, où tout était simulta-né et éveillé, où rien n’était jamais révolu, peutdemeurer jeune et forte, et s’élever toujoursde nouveau vers de hautes œuvres. Un tempsviendra où l’on voudra inventer l’histoire decette vie, avec des complications, des épisodeset des détails. Ils seront controuvés. On racon-tera l’histoire d’un enfant qui oubliait souventde manger parce qu’il lui semblait plus impor-tant d’entailler avec un méchant couteau un

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morceau de bois vulgaire, et l’on situera dansses jours d’adolescence quelque rencontre quicontienne la promesse d’une grandeur future,une de ces prophéties qui sont toujours si po-pulaires et si touchantes. Par exemple, onpourrait parfaitement choisir les paroles quevoici près de cinq cents ans un moine quel-conque a, paraît-il, prononcées à l’adresse dujeune Michel Colombe : « Travaille, petit, re-garde tout ton saoul et le clocher à jour deSaint-Pol, et les belles œuvres des compai-gnons, regarde, aime le bon Dieu, et tu aurasla grâce des grandes choses »... Et tu auras lagrâce des grandes choses… Peut-être un sen-timent intime a-t-il parlé ainsi – mais infini-ment plus bas que la voix du moine – au jeunehomme, à l’un des carrefours de ses débuts.Car c’est là justement ce qu’il cherchait : lagrâce des grandes choses.

Il y avait là le Louvre, avec toutes cesclaires choses de l’antiquité qui faisaient pen-ser à des ciels du sud et à la proximité de la

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mer, de lourds objets de pierre qui, venus decultures immémoriales, dureraient encore ende lointains temps à venir. Il y avait des pierresqui dormaient, et l’on sentait qu’elles s’éveille-raient à quelque jugement dernier, des pierresqui n’avaient rien de mortel, et d’autres quiportaient un mouvement, un geste, demeurésfrais comme si l’on ne devait les conserver icique pour les donner un jour à un enfant quel-conque qui passerait. Et cette vie n’était passeulement dans les œuvres célèbres et visiblesde loin ; les petites choses négligées, ano-nymes, superflues, n’étaient pas moins pleinesde cette profonde et intime animation, de lariche et surprenante inquiétude de ce qui vit.Le silence même, là où il y avait du silence,était fait de centaines d’instantanés de mou-vement qui se tenaient en équilibre. Il y avaitlà de petites figures, des animaux surtout, quise mouvaient, s’étiraient ou se ramassaient, etlorsqu’un oiseau était perché là, on savait quec’était un oiseau, un ciel s’en échappait, et res-tait autour de lui, et une étendue pliée était po-

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sée sur chacune de ses plumes, et l’on pouvaitlà déplier et voir qu’elle était grande.

Et c’était le cas aussi des bêtes qui étaientdebout sur les cathédrales, ou assises, ou ac-croupies sous les consoles, tordues et atro-phiées, trop paresseuses pour rien porter. Il yavait là des chiens et des écureuils, des pieset des lézards, des tortues, des rats et des ser-pents. Au moins un de chaque espèce. Cesbêtes semblaient avoir été prises dehors, dansles forêts ou sur les chemins, et la contraintede vivre sous des sarments, des fleurs et desfeuilles de pierre, devait peu à peu les avoirtransformées en ce qu’elles étaient à présent etdevaient dorénavant demeurer. Mais il y avaitaussi des animaux qui étaient déjà nés dansce monde pétrifié, et qui n’avaient pas de sou-venirs d’une autre existence. Ils étaient déjàtout à fait les habitants de ce monde verti-cal, jaillissant, roide et abrupt. Sous leur mai-greur fanatique saillaient des squelettes poin-tus. Leurs gueules étaient ouvertes, ils sem-

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blaient crier comme des pigeons, car le voisi-nage des cloches avait détruit leur ouïe. Ils neportaient pas, ils s’étiraient, et aidaient ainsiaux pierres à monter. Ceux qui tenaient desoiseaux étaient perchés sur les balustradescomme s’ils étaient vraiment en route et nevoulaient que se reposer pendant quelquessiècles, et regarder fixement la ville qui mon-tait. D’autres, qui descendaient de chiens,s’arc-boutaient horizontalement entre le re-bord des gouttières et le vide, prêts à rejeterl’eau des pluies par leurs gueules gonflées parl’effort de cracher. Tous s’étaient modifiés etadaptés, mais ils n’avaient rien perdu de leurvie ; au contraire, ils vivaient plus fortement,plus violemment, ils vivaient pour toujours dela vie fervente et impétueuse du temps qui lesavait fait surgir.

Et quiconque voyait ces créatures, éprou-vait qu’elles n’étaient pas nées d’un caprice nid’un essai d’inventer en se jouant des formesnouvelles et inconnues. Elles étaient nées de

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la détresse. Par peur des juges invisibles d’unefoi rigoureuse, on s’était réfugié dans ce mondevisible ; de l’incertain, on s’était jeté dans lacréation. On les cherchait encore en Dieu : nonplus en inventant des images et en essayantde se le représenter, Lui, le trop lointain ; maisc’est en portant dans sa maison, toute la peuret la pauvreté, toute l’angoisse et les gestesdes misérables, en les plaçant dans sa mainet sur son cœur que l’on était pieux. C’étaitmieux que de peindre ; car la peinture aussiétait une tromperie, une jolie et adroite dupe-rie. On cherchait le vrai et le simple. Ainsi na-quit l’étrange sculpture des cathédrales, cettecroisade des misérables et des animaux.

Et lorsque de la plastique du moyen âge onregardait en arrière, vers l’antiquité, et par-de-là l’antiquité jusque dans l’origine de passés in-dicibles, ne semblait-il pas alors que l’âme hu-maine, toujours de nouveau, en de clairs ou in-quiétants solstices, aspirât à cet art qui donneplus que la parole et l’image, plus que la pa-

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rabole et l’apparence, qu’elle réclamât cettesimple transformation de ses désirs et de sescraintes en des choses ? La Renaissance, pourla dernière fois, avait possédé un grand artplastique ; alors que la vie venait de se renou-veler, que l’on avait trouvé le secret des vi-sages, et le grand geste qui s’éployait.

Et maintenant ? Un temps n’était-il pas ve-nu de nouveau qui nous poussait vers cette ex-pression, vers cette interprétation forte et in-sistante de ce qu’il y avait en lui d’inextricableet d’énigmatique ? Les arts s’étaient en quelquemanière renouvelés ; un zèle, une attente nou-velle les emplissaient et les animaient. Maispeut-être cet art-ci justement, la plastique, quihésitait encore dans la crainte d’un grand pas-sé, était-il appelé à trouver ce que les autrescherchaient encore en tâtonnant et pleins denostalgie. Il devait aider un temps dont le tour-ment était que presque tous ses conflits fussentdans l’invisible. Sa langue était le corps. Etce corps, quand l’avait-on vu pour la dernière

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fois ? Couche par couche, les vêtements detous les âges l’avaient recouvert, mais sous laprotection de ces croûtes, l’âme qui grandissaitl’avait transformé tandis que sans prendre ha-leine elle travaillait aux visages. Il était devenuun autre. Si on le découvrait à présent, peut-être contenait-il mille expressions pour tout lenouveau et l’inexprimé qui était né dans l’in-tervalle et pour tous ces anciens mystères qui,surgis de l’inconscient, levaient, pareils à desdieux fluviaux étrangers, leurs visages ruisse-lants hors du bruissement du sang. Et ce corpsne pouvait être moins beau que celui de l’an-tiquité, il devait être d’une beauté encore plusgrande. Durant deux millénaires de plus la Viel’avait gardé dans ses mains, avait travaillé àlui, l’avait martelé et ausculté. La peinture rê-vait de ce corps, elle l’ornait de lumière, le pé-nétrait de crépuscule, elle l’entourait de toutesa tendresse et de tout son ravissement, elle lepalpait comme un pétale et se laissait porterpar lui comme sur une vague – mais la plas-

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tique, à qui il appartenait, ne le connaissait pasencore.

Ici était une tâche, grande comme lemonde. Et celui qui était debout devant elle,était un inconnu dont les mains travaillaientpour du pain, dans l’obscurité. Il était tout seul,et s’il avait été un véritable rêveur, il eût faitun beau rêve, un rêve profond que personnen’eût compris, un de ces longs, longs rêves surlesquels une vie peut passer comme un jour.Mais ce jeune homme qui gagnait sa vie dansla manufacture de Sèvres, était un rêveur à quison rêve montait dans les mains, et il commen-ça aussitôt à le réaliser. Il sentait où il fallaitcommencer ; un calme intérieur lui montraitle chemin de sagesse. Ici se révèle la concor-dance déjà profonde de Rodin avec la nature,concordance sur laquelle le poète Georges Ro-denbach, qui l’appelle vraiment une force na-turelle, a su dire des paroles si belles. Et en ef-fet il y a en Rodin une obscure patience qui lefait presque anonyme, une calme et supérieure

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mansuétude, quelque chose de la grande pa-tience et de la bonté de la nature qui débuteavec presque rien pour parcourir paisiblementet gravement le long chemin qui mène àl’abondance. Rodin non plus ne s’avisa pas devouloir faire des arbres. Il commença avec legerme, en quelque sorte sous la terre. Et cegerme s’accrut vers en bas, enfonça une racineaprès l’autre, s’ancra avant de hasarder la pre-mière poussée vers en haut. Il fallut pour celadu temps et du temps. « Il ne faut pas se hâ-ter », disait Rodin aux quelques amis qui l’en-touraient lorsqu’ils le pressaient.

Puis vint la guerre, et Rodin partit pourBruxelles, et il travailla comme l’exigeaitl’heure. Il exécuta quelques figures pour deshôtels particuliers et plusieurs des groupes dela Bourse ; il créa les quatre grandes figuresd’angle de la statue du bourgmestre Loos, auparc d’Anvers. C’étaient des commandes qu’ilexécutait, avec conscience, sans laisser parlersa personnalité grandissante. Son véritable dé-

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veloppement avait lieu ailleurs ; comprimédans les pauses, dans les heures du soir, éten-du dans la calme solitude des nuits, et durantdes années Rodin dut supporter ce partage deson énergie. Il possédait la force de ceux qu’at-tend une grande œuvre. La silencieuse endu-rance de ceux qui sont nécessaires.

Tandis qu’il était occupé à la Bourse deBruxelles, il dut sentir qu’il n’y avait plus d’édi-fices qui assemblaient autour d’eux les œuvresde la statuaire, ainsi que l’avaient fait les ca-thédrales, ces grands aimants de la plastiqued’un temps passé. La statue était seule commeétait seul le tableau de chevalet ; aussi bienn’avait-elle pas, comme celui-ci, besoin d’unmur. Elle n’avait même pas besoin d’un toit.Elle était une chose qui pouvait subsister pourelle-même, et il était bon de lui prêter entière-ment la vie d’une chose dont on pouvait fairele tour et que l’on pouvait considérer de tousles côtés. Et cependant elle devait en quelquemanière se distinguer des autres choses, des

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choses ordinaires que chacun pouvait toucheren pleine figure. Elle devait être en quelquesorte intangible, sacro-sainte, séparée du ha-sard et du temps dans lequel elle surgissait, so-litaire et merveilleuse comme le visage d’unvoyant. On devait lui attribuer sa propre place,en toute sûreté, là où l’arbitraire ne pouvaitl’avoir posée ; elle devait être intercalée dansla durée tranquille de l’espace et dans sesgrandes lois. Dans l’air qui l’enveloppait on de-vait l’introduire comme dans une niche et luidonner ainsi une sécurité, un maintien et unehauteur qui dépendaient de sa seule existence,et non pas de sa signification.

Rodin savait que d’abord il s’agissait d’avoirune infaillible connaissance du corps humain.Lentement, en explorant, il s’était avancé jus-qu’à sa surface, et voici que, du dehors, unemain se tendait vers ce corps qui en déter-minait et limitait la surface aussi exactementqu’elle était déterminée par le dedans. Plus ils’avançait sur son chemin solitaire, plus il de-

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vançait le hasard, et une loi lui découvraitl’autre. Et enfin c’est à cette surface que sa re-cherche s’appliqua. Elle consistait en une infi-nité de rencontres de la lumière avec la chose,et il apparut que chacune de ces rencontresétait différente, et chacune singulière. Ici ellessemblaient s’accueillir l’une l’autre, là ellessemblaient se saluer en hésitant, là encoreelles se croisaient comme deux étrangères ; etil y avait infiniment d’endroits, il n’y en avaitaucun où rien n’arrivât. Il n’y en avait point quifût vide.

À cet instant Rodin a découvert l’élémentfondamental de son art et en quelque sorte lacellule de son univers. C’était la surface, cettesurface de grandeur et de tonalité variables,exactement définie, avec quoi tout devait êtrefait. À dater de là elle fut la matière de sonart, ce pourquoi il peina, ce pourquoi il veilla etsouffrit. Son art ne s’éleva pas sur une grandeidée, mais sur une petite et consciencieuse réa-lisation, sur cela qui se pouvait atteindre, sur

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un pouvoir. Il n’y avait pas en lui d’orgueil.Il épousa cette beauté inapparente et lourdequ’il pouvait encore embrasser du regard, ap-peler et juger. L’autre, la grande, devait venir,lorsque tout serait fini, ainsi que les animauxqui vont à l’abreuvoir lorsque la nuit est passéeet que plus rien d’étranger n’est accroché à laforêt.

Avec cette découverte commença le travaille plus personnel de Rodin. Maintenant seule-ment toutes les conceptions traditionnelles dela plastique avaient perdu pour lui toute va-leur. Il n’y avait ni pose, ni groupe, ni compo-sition. Il n’y avait que des surfaces infinimentnombreuses et vivantes, il n’y avait que la vie,et le moyen d’expression qu’il s’était trouvé al-lait tout droit vers cette vie. À présent il s’agis-sait de se rendre maître d’elle et de sa profu-sion. Rodin saisissait la vie qui était partout oùil jetait le regard. Il la saisissait aux plus pe-tits endroits, il l’observait, il la suivait. Il l’at-tendait aux passages où elle hésitait, il la re-

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joignait là où elle courait, et il la trouvait, par-tout également grande, également puissante etséduisante. Aucune partie du corps n’était in-signifiante ou négligeable : toutes vivaient. Lavie qui était inscrite sur les visages comme surdes cadrans, était facile à lire et pleine de rap-port avec le temps ; dans les corps elle étaitplus dispersée, plus grande, plus mystérieuseet plus éternelle. Ici tantôt elle ne se dégui-sait pas, tantôt, lorsqu’il le fallait, elle marchaitd’un pas nonchalant, tantôt, parmi les fiers,d’un pas fier ; se retirant de la scène du visage,elle avait enlevé le masque et était debout,telle qu’elle était, derrière les coulisses des vê-tements. Ici Rodin découvrait le monde de sontemps comme il avait reconnu sur les cathé-drales celui du moyen âge : réuni autour d’uneobscurité mystérieuse, contenu par un orga-nisme, adapté et asservi à lui. L’homme étaitdevenu église, et il y avait des milliers et desmilliers d’églises dont aucune n’était pareilleà l’autre, qui toutes étaient vivantes. Mais il

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s’agissait de montrer qu’elles relevaient toutesd’un Dieu.

Année pour année Rodin alla sur les che-mins de cette vie, comme un élève et un mo-deste qui se sentait débutant. Personne ne sa-vait rien de ses tentatives, il n’avait pas deconfidents et comptait peu d’amis. Derrière letravail qui le nourrissait, son œuvre se tenaitcachée et attendait son heure. Il lisait beau-coup. On était habitué à le voir dans les ruesde Bruxelles, toujours un livre à la main, maispeut-être ce livre n’était-il souvent qu’un pré-texte pour s’enfoncer en soi-même, dans latâche immense qui l’attendait. Comme pourtous les hommes actifs, pour lui aussi le sen-timent qu’un travail incommensurable lui in-combait, lui donnait un élan, quelque chose quimultipliait et rassemblait ses forces. Lorsquevenaient chez lui les doutes, lorsque venaientles incertitudes, lorsque venait la grande im-patience de ceux qui deviennent, et la crainted’une mort précoce, ou la menace de la misère

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quotidienne, tout cela rencontrait déjà en luiune résistance muette et droite, un entête-ment, une force et une confiance, tous les dra-peaux, encore non déployés, d’une grande vic-toire. Peut-être était-ce le passé qui en ces ins-tants surgissait à son côté, la voix des cathé-drales qu’il allait toujours de nouveau en-tendre. Hors des livres aussi surgirent beau-coup de choses qui l’approuvaient. Il lut pourla première fois la Divine Comédie de Dante. Cefut une révélation. Il voyait devant lui les corpssouffrants d’une autre race, il voyait, par delà les jours, un siècle auquel on avait arrachéses vêtements, il voyait le grand tribunal inou-bliable d’un poète jugeant son temps. C’étaientdes images qui lui donnaient raison, et lorsqu’illisait un livre où il était question des larmesversées sur les pieds de Nicolas III, il savait dé-jà qu’il y avait des pieds qui pleuraient, qu’il yavait des pleurs qui étaient partout, qui se ré-pandaient sur tout un homme, et des larmesqui jaillissaient par tous les pores. Et de Danteil passa à Baudelaire. Ici il n’y avait point de

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tribunal, ni de poète qui, la main dans la maind’une ombre, gravit les deux ; un homme, unde ceux qui souffraient, avait élevé sa voix etla tenait haut au-dessus des têtes des autres,comme pour la sauver d’un désastre. Et dansces vers il y avait des passages qui sortaientde l’écriture, qui ne semblaient pas écrits, maisformés, des mots et des groupes de mots quiavaient fondu dans les mains chaudes dupoète, des lignes dont on palpait le relief, etdes sonnets qui portaient comme des colonnesaux chapiteaux confus le poids d’une penséeinquiète. Il sentait obscurément que cet art, làoù il s’arrêtait brusquement, touchait au com-mencement d’un autre art dont il avait eu lanostalgie ; il sentait en Baudelaire quelqu’unqui l’avait précédé, quelqu’un qui ne s’était paslaissé égarer par les visages, et qui cherchaitles corps où la vie est plus grande, plus cruelle,et où elle ne repose jamais.

Depuis ces jours les deux poètes restèrenttoujours ses amis. Il pensait plus loin qu’eux

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et revenait de nouveau à eux. En ce temps oùson art se formait et se préparait, où toute lavie qu’il apprenait était sans nom et ne signi-fiait rien, les pensées de Rodin circulaient dansles livres des poètes et s’y cherchaient un pas-sé. Plus tard, lorsque, en travaillant, il abor-da de nouveau ces sujets, les formes surgirentcomme des souvenirs de sa propre vie, doulou-reux et vrais, et entrèrent dans son œuvre ainsique dans un pays natal.

Enfin, après des années de labeur solitaire,il tenta de faire connaître une de ses œuvres.C’était une question à l’opinion publique. L’opi-nion publique répondit négativement. Et Rodins’enferma de nouveau pendant treize années.Ce furent les années pendant lesquelles, tou-jours encore inconnu, il mûrit jusqu’à la maî-trise, jusqu’à dominer sans restrictions sespropres moyens, en travaillant, en réfléchis-sant, en essayant, hors de toute influence deson temps qui ne prenait pas part à lui. Peut-être le fait que tout son développement ait eu

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lieu dans ce silence jamais troublé, lui donna-t-il plus tard cette sûreté puissante lorsqu’on sedisputait à son propos, lorsqu’on contredisaitson œuvre. Quand les autres commencèrent àdouter, il n’avait plus de doutes sur lui-même.Tout cela était derrière lui. Son sort ne dépen-dait plus de l’approbation et du jugement de lafoule, il était déjà décidé lorsqu’on crut pouvoirl’anéantir par la raillerie et l’hostilité. Au tempsoù il devenait, aucune voix étrangère ne sonnaà ses oreilles, aucun éloge ne l’atteignit, qui eûtpu l’égarer, aucun blâme qui eût pu le troubler.Comme Parsival son œuvre grandit en pureté,seule avec elle-même et avec une grande na-ture éternelle. Son travail seul lui parlait. Il luiparlait le matin, à l’heure de l’éveil, et le soirle son s’en prolongeait dans ses mains commedans un instrument que l’on a déposé. Et c’estpourquoi son œuvre était aussi indomptable ;parce qu’elle était venue au monde tout ache-vée ; elle n’apparaissait plus comme une chosequi devenait, qui demandait à être reconnue,mais comme une réalité qui s’est imposée, qui

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est là, avec quoi il faut compter. Ainsi qu’unroi qui apprend que dans son royaume uneville doit être édifiée, qui réfléchit s’il est bonde lui accorder le privilège, qui hésite et enfinse met en route pour visiter l’endroit, et voiciqu’il arrive et trouve une grande ville, puis-sante et achevée, qui est dressée là comme detoute éternité, avec des murs, des tours et desportes : ainsi la foule, lorsqu’on finit par l’appe-ler, vint à l’œuvre de Rodin qui était achevée.

La période durant laquelle Rodin a mûriest délimitée par deux œuvres. À son débutest placée la tête de L’Homme au nez cassé, àsa fin la statue de L’Âge d’airain, de L’Hommedes premiers âges, comme Rodin l’avait d’abordappelée. L’Homme au nez cassé fut refusé en1864 par le Salon. On le comprend très bien,car on sent que dans cette œuvre la manièrede Rodin n’était pas encore complètement mû-rie, n’était pas achevée et sûre ; avec l’absenced’égards d’une grande confession elle contre-disait les exigences de la beauté académique

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qui était toujours encore la seule qui dominât.En vain Rude avait-il donné à sa déesse de laRévolte sur l’arc de triomphe de la place del’Étoile, le geste sauvage et le cri ample, envain Barye avait-il créé ses souples animaux ;et l’on avait raillé la Danse de Carpeaux, avantde s’y habituer suffisamment pour ne plus lavoir. Tout était resté comme autrefois. La plas-tique que l’on cultivait était toujours encorecelle des modèles, des poses et des allégories,le métier facile, nonchalant et bon marché, quise contentait de la répétition plus ou moinsadroite de quelques gestes sanctionnés. Dansce milieu, la tête de l’Homme au nez cassé dé-jà eût dû soulever la tempête qui n’éclata qu’enprésence des œuvres suivantes de Rodin. Maissans doute l’avait-on refusée, comme l’œuvred’un inconnu, presque sans l’avoir vue.

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On sent ce qui dut pousser Rodin à sculptercette tête, la tête d’un homme vieillissant etlaid, dont le nez cassé aidait encore à accroîtrel’expression tourmentée du visage ; c’étaitl’abondance de vie qui s’était rassemblée dans

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ces traits ; c’était le fait qu’il n’y eût sur cevisage point de plans symétriques, que rienne s’y répétât, qu’aucun endroit ne fût restévide, muet ou indifférent. Ce visage n’avait passeulement été touché par la vie ; il en était par-tout revêtu, comme si une main impitoyablel’avait maintenu en plein destin, ainsi que dansles tourbillons d’une eau qui nettoie et ronge.

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Lorsqu’on tient un masque en mains et qu’on letourne, on est surpris par le changement conti-nuel des profils dont aucun n’est dû au ha-sard, hésitant ou imprécis. Il n’y a sur cettetête aucune ligne, aucune intersection, aucuncontour que Rodin n’ait vus et voulus. On croitsentir comment certains sillons vinrent plustôt, d’autres plus tard, comment entre telle ettelle crevasses qui traversent le visage, des an-nées ont passé, des années pleines d’angoisse.On sait que parmi les marques de ce visage,certaines ont été inscrites lentement, presqueavec hésitation, que d’autres avaient d’abordété légèrement indiquées et qu’elles ne furenttracées qu’ensuite, par une habitude ou unepensée qui revenait toujours de nouveau ; etl’on reconnaît ces coupures aiguës qui ont étéfaites en une seule nuit, comme creusées parle bec d’un oiseau dans le front trop éveilléd’un homme qui ne trouve pas le sommeil. Ondoit à grand’peine se rappeler que tout cela estécrit dans l’espace d’un visage, que tant de vielourde et sans nom s’élève de cette œuvre. Si

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l’on dépose le masque devant soi, on croit êtredebout au sommet d’une haute tour, et regar-der d’en haut un pays accidenté, par les che-mins embrouillés duquel beaucoup de peuplesont passé. Et lorsqu’on le lève de nouveau, ontient une chose que l’on doit appeler belle, àcause de sa perfection. Mais cette beauté netient pas seulement à ce que le masque est ac-compli et achevé d’une façon aussi incompa-rable. Elle naît du sentiment d’équilibre, de labalance qui se fait entre tous ces plans agités,du sentiment que tous ces éléments d’émotionachèvent de vibrer et de se perdre dans l’ob-jet même. Si tout à l’heure encore on était sai-si par les mille voix du tourment de ce visage,on éprouve aussitôt après qu’aucune accusa-tion ne s’en élève. Il ne s’adresse pas à l’uni-vers ; il semble porter en soi sa justice, la ré-conciliation de tous ses contraires, et une pa-tience assez grande pour tout son faix.

Lorsque Rodin créa ce masque, il avait de-vant soi un homme assis tranquillement, et un

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visage tranquille. Mais c’était le visage d’un vi-vant, et lorsqu’il l’explora, il apparut que cevisage était plein de mouvement, de troubleet d’ondoiement. Dans le cours des lignes il yavait du mouvement, il y en avait dans l’in-clinaison des plans, les ombres bougeaientcomme dans le sommeil et la lumière semblaitpasser doucement devant le front.

Il n’y avait donc pas de repos, même pasaprès la mort ; car dans la décomposition elle-même, qui est aussi du mouvement, la mortétait encore subordonnée à la vie. Il n’y avaitque mouvement dans la nature ; et un art quivoulait donner une interprétation conscien-cieuse et fidèle de la vie ne devait pas faire sonidéal d’un repos qui ne se trouvait nulle part.En réalité l’art ancien, non plus, n’a rien su d’untel idéal. Il suffit de penser à la Niké. Cettesculpture ne nous a pas seulement transmis lemouvement d’une belle jeune fille qui marcheà la rencontre de son amant, elle est en mêmetemps une image éternelle du vent grec, de

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son ampleur et de sa magnificence. Et mêmeles pierres de cultures plus anciennes n’étaientpas tranquilles. Dans le geste contenu et hié-ratique des Cultes les plus antiques le troubledes surfaces vivantes était enfermé comme del’eau entre les parois du vase. Il y avait descourants dans les dieux clos qui étaient assis,et dans ceux qui étaient debout, il y avait ungeste qui, pareil à une fontaine, montait de lapierre, et retombait de nouveau dans la mêmepierre, en l’agitant de vagues innombrables. Cen’était pas le mouvement qui était contraire ausens de la sculpture (c’est-à-dire tout simple-ment à l’essence de la chose) ; ce n’était qu’uncertain mouvement qui ne s’achève pas, quin’est pas tenu en équilibre par d’autres mouve-ments, dont le geste franchit les frontières dela chose. La chose plastique ressemble à cesvilles d’un autre âge qui vivaient entièrementdans l’enceinte de leurs murs ; les habitantsne retenaient pas pour cela leur respiration, etles gestes de leur vie ne s’arrêtaient pas court.Mais rien ne franchissait les limites de l’en-

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ceinte, rien n’était au-delà, ne se montrait par-delà les portes, et aucune attente n’était ou-verte sur le dehors. Quelque grand que puisseêtre le mouvement d’une statue, qu’il soit faitd’étendues infinies ou de la profondeur du ciel,il faut qu’il retourne à elle, que le grand cerclese referme, le cercle de la solitude où unechose d’art passe ses jours. Telle était la loiqui, informulée, vivait dans les sculptures detemps passés. Rodin le reconnut. Ce qui dis-tingue les choses, cette entière absorption enelles-mêmes, c’était là ce qui donnait soncalme à une plastique ; elle ne devait rien de-mander au dehors ni attendre du dehors, ne serapporter à rien de ce qui était dehors, ne rienvoir qui ne fût en elle. Son entourage devaitêtre contenu en elle. C’est le sculpteur Léonardqui a donné à la Joconde cet aspect inacces-sible, ce mouvement tourné vers l’intérieur, ceregard que l’on ne peut rencontrer. Sans douteson Francesco Sforza a-t-il été tout semblable,animé par un geste qui, pareil à un ambassa-

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deur plein de superbe, son devoir accompli, re-tournait à son État.

Pendant les longues années qui s’écoulèrententre le masque de L’Homme au nez cassé etcette statue de L’Homme des premiers âges,beaucoup de silencieux changements se firenten Rodin. De nouvelles relations l’unirent plussolidement au passé de son art. Ce passé etsa grandeur sous lesquels tant d’autres avaientplié comme sous un faix, devinrent les ailes quile portèrent. Car si, en ce temps, il a jamais

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reçu un assentiment, une confirmation de cequ’il voulait et cherchait, ils lui vinrent deschoses de l’art antique et des plis ombreuxdes cathédrales. Les hommes ne causaient pasavec lui, mais des pierres lui parlaient.

L’Homme au nez cassé avait révélé commentRodin savait suivre son chemin à travers un vi-sage, L’Âge d’airain prouva son empire illimitésur le corps. « Souverain tailleur d’ymaiges »,ce titre que les maîtres du moyen âge se don-naient entre eux en signe de consécration,grave et dépourvue d’envie, lui revenait dedroit. C’était ici un nu grand comme la vie,sur tous les points duquel la vie n’était passeulement également puissante, mais parais-sait encore avoir été élevée partout à la hau-teur d’une même force d’expression. Ce quiétait écrit dans le visage, cette expression souf-frante d’un lourd réveil, en même temps quecette nostalgie de ce poids même, se lisaitjusque sur la moindre partie de ce corps ;chaque endroit était une bouche qui le disait à

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sa manière. L’œil le plus sévère ne pouvait dé-couvrir sur cette statue aucun endroit qui eûtété moins vivant, moins précis ou moins clairque les autres. On eût dit qu’une force mon-tait dans les veines de cet homme hors des pro-fondeurs de la terre. C’était la silhouette d’unarbre qui a encore devant lui les tempêtes demars et qui est inquiet parce que le fruit etl’abondance de son été n’habitent plus ses ra-cines, mais que dans leur lente montée, ils ontatteint déjà le tronc autour duquel les grandsvents se pourchasseront.

Cette figure est significative encore à unautre égard. Elle indique dans l’œuvre de Ro-din la naissance du geste. Ce geste qui granditet atteignit peu à peu une telle grandeur et unetelle puissance, ici jaillissait comme une sourcequi ruisselait doucement le long de ce corps.Éveillé dans l’obscurité des premiers âges, cegeste paraît tout en grandissant marcher dansl’étendue de cette œuvre, marcher comme àtravers tous les millénaires, très au-delà de

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nous, jusqu’à ceux qui viendront. En hésitantil s’éploie dans les bras levés ; et ces bras sontencore si lourds que l’une de ces mains se re-pose déjà de nouveau au sommet de la tête.Mais cette main ne dort plus, elle seconcentre ; tout en haut, à la cime du cerveau,où règne la solitude, elle se prépare au travail,au travail des siècles dont on ne mesure pasla fin. Et dans le pied droit, attend, debout, unpremier pas.

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On pourrait dire de ce geste qu’il reposecomme enfermé dans un bourgeon dur. Ardeurd’une pensée et tempête dans la volonté : ils’ouvre, et voici que surgit ce saint Jean auxbras éloquents et agités, avec la grande dé-marche de celui qui sent venir quelqu’un der-rière soi. Le corps de cet homme n’est plus in-tact : les déserts l’ont percé de leur feu, la faimlui a fait mal et toutes les soifs l’ont éprouvé.Il a tenu bon et est devenu dur. Son maigrecorps d’ascète est pareil à une poignée en boisdans laquelle est fichée la fourche ample deson pas. Il marche. Il marche comme si toutesles étendues du monde étaient en lui et commes’il les distribuait dans son pas. Il marche. Sesbras témoignent de cette marche et ses doigtss’écartent et semblent dans l’air faire le signede la marche.

Ce saint Jean est le premier homme quimarche dans l’œuvre de Rodin. Beaucoupd’autres viennent derrière lui. Viennent lesBourgeois de Calais qui commencent leur

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lourde démarche, et chacun de leurs passemble préparer le grand pas provocant deBalzac.

Mais le geste de ceux qui sont debout, aus-si, se développe, se ferme, se recroquevillecomme un papier qui brûle ; il devient plusfort, plus clos, plus animé. Ainsi cette figured’Ève qui primitivement devait être placée au-dessus de la Porte d’Enfer. La tête s’enfonceprofondément dans l’obscurité des bras qui sereferment par-dessus la poitrine comme chez

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quelqu’un qui a froid. Le dos est arrondi, lanuque presque horizontale, la position inclinéecomme si elle prêtait l’oreille à son proprecorps où un avenir étranger commence à bou-ger. Et c’est comme si la pesanteur de cet ave-nir agissait sur les sens de la femme et la tiraiten bas, hors de la vie distraite, dans l’esclavageprofond et humble de la maternité.

Toujours de nouveau, dans ses poses, Ro-din est revenu à cette attitude repliée vers lededans, à ce guet tendu vers la profondeur in-

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time. Telle est l’attitude de la merveilleuse fi-gure qu’il a appelée La Méditation, et encorede cette inoubliable Voix intérieure, la voix laplus discrète des chants de Victor Hugo quiest presque cachée sur le monument du poète,sous la voix de la colère. Jamais un corps hu-main n’avait été ainsi concentré autour de cequ’il a de plus intime, ainsi ployé par sa propreâme et de nouveau retenu par la force élas-tique de son propre sang. Et comment, sur lecorps profondément incliné vers le côté, le couse dresse légèrement, et se tend, et tient satête qui écoute, au-dessus de la rumeur loin-taine de la vie, cela est éprouvé d’une façon sigrande et si pénétrante que l’on ne sait se rap-peler un geste plus saisissant et rendu plus in-térieur. Nous sommes surpris de voir que lesbras manquent. Rodin les éprouva dans ce cascomme une solution trop facile de sa tâche,comme quelque chose qui ne s’accordait pasavec le corps qui voulait s’envelopper en soi-même, sans secours étranger. On peut penserà la Duse telle que, dans Un drame de d’Annun-

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zio, douloureusement abandonnée, elle essaied’étreindre sans bras et de tenir sans mains.Cette scène dans laquelle son corps apprenaitune caresse qui la dépassait de beaucoup, faitpartie de ses jeux les plus inoubliables. Ellecommuniquait l’impression que les brasétaient un luxe, un ornement, une chance desriches et des intempérants que l’on pouvait je-ter loin de soi pour être tout à fait pauvre. Ellene semblait pas avoir sacrifié une chose im-portante ; on eût dit tout au plus quelqu’un quiaurait fait cadeau de son gobelet pour boire àmême le ruisseau, un homme qui est nu et en-core un peu maladroit dans sa profonde nudité.Il en est de même des statues sans bras de Ro-din ; il ne leur manque rien de nécessaire. Onest devant elles comme devant un tout, ache-vé et qui n’admet aucun complément. Le senti-ment de l’inachevé ne provient pas seulementde la vue, mais d’une réflexion compliquée,d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’uncorps a besoin de bras et qu’un corps sans brasne saurait être entier, ou ne saurait l’être en

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aucune façon. Il n’y a pas si longtemps, onse révoltait de même contre les arbres coupéspar les impressionnistes au bord de leurs ta-bleaux ; on s’est très vite habitué à cette im-pression, on a, quant aux peintres tout aumoins, appris à comprendre et à croire qu’unensemble artistique ne coïncide pas nécessai-rement avec le tout de la chose, qu’indépen-damment d’elle, à l’intérieur de l’image, denouvelles unités se forment, de nouveaux en-sembles, circonstances et équilibres. Il n’en vapas autrement dans la sculpture. Il appartientà l’artiste de faire avec beaucoup de choses,une autre, unique, et de la plus petite partied’une chose, un monde. Il y a dans l’œuvrede Rodin des mains, des mains indépendanteset petites qui, sans appartenir à aucun corps,sont vivantes. Des mains qui se dressent, ir-ritées et mauvaises, des mains qui semblentaboyer avec leurs cinq doigts hérissés, commeles cinq gorges d’un chien d’enfer. Des mainsqui marchent, qui dorment, et des mains quis’éveillent ; des mains criminelles et chargées

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d’une lourde hérédité, et des mains qui sont fa-tiguées, qui ne veulent plus rien, qui se sontcouchées, dans un coin quelconque, commedes bêtes malades qui savent que personnene peut les aider. Mais les mains sont déjàun organisme compliqué, un delta où beau-coup de vie, venue de loin, conflue, pour sejeter dans le grand courant de l’action. Il ya une histoire des mains, elles ont réellementleur propre culture, leur beauté particulière ;on leur reconnaît le droit d’avoir leur propredéveloppement, leurs propres désirs, leurssentiments, leurs humeurs et leurs caprices.Mais Rodin qui, par l’éducation qu’il s’est don-née, sait que le corps se compose d’une foulede scènes de la vie, d’une vie qui, partout, peutdevenir individuelle et grande, a le pouvoir dedonner à une partie quelconque de cette vastesurface vibrante, l’indépendance et la pléni-tude d’un tout. De même que le corps humainn’est pour Rodin un tout qu’autant qu’une ac-tion commune (intérieure ou extérieure) tienten mouvement tous ses membres et toutes ses

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forces, de même des parties de corps différentsqui, par une nécessité intérieure, adhèrent lesunes aux autres, se rangent pour lui d’elles-mêmes en un organisme. Une main qui se posesur l’épaule ou la cuisse d’un autre corps n’ap-partient plus tout à fait à celui d’où elle estvenue : elle et l’objet qu’elle touche ou em-poigne, forment ensemble une nouvelle chose,une chose de plus qui n’a pas de nom et n’ap-partient à personne ; et il est question à pré-sent de cette chose particulière et qui a ses li-mites définies.

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Cette découverte est à l’origine de la ma-nière de grouper les formes, chez Rodin ; ainsis’explique que les figures soient liées les unesaux autres d’une façon aussi inouïe, que lesformes tiennent ensemble, ne se lâchent à au-cun prix. Il ne prend pas pour point de départles figures qui s’étreignent, il n’a pas de mo-dèles qu’il dispose et groupe. Il commence parles endroits où le contact est le plus étroit,comme aux points culminants de l’œuvre ; làoù quelque chose de nouveau se produit il en-tame son travail et consacre tout le savoir deson instrument aux apparitions mystérieusesqui accompagnent la naissance d’une chosenouvelle. Il travaille, en quelque sorte, à la lu-mière des éclairs qui jaillissent de ces points,et ne voit que celles des parties du corps entierqui sont éclairées. Le charme du grand groupede la jeune fille et de l’homme qui se nomme LeBaiser tient à cette sage et juste répartition dela vie ; on a le sentiment que, de toutes ces sur-faces de contact, des vagues pénètrent dans lescorps, des frissons de beauté, de pressentiment

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et de force. De là vient que l’on croit voir lafélicité de ce baiser sur toute l’étendue de cescorps ; il est comme un soleil qui se lève et salumière est répandue partout. Mais plus mer-veilleux encore est cet autre baiser autour du-quel se dresse, comme le mur autour d’un jar-din, cette œuvre qui s’appelle L’Éternelle idole.Une des répétitions de ce marbre était la pro-priété d’Eugène Carrière et dans le crépusculetranquille de sa maison cette pierre limpide vi-vait comme une source où se renouvelle tou-jours le même mouvement, la même montéeet la même chute d’une force enchantée. Unejeune fille est à genoux. Son beau corps s’esttendrement replié. Son bras droit s’est étenduen arrière et, en tâtonnant, sa main a trouvéson pied. Entre ces trois lignes hors desquellesaucun chemin ne conduit dans l’univers, sa vies’enferme avec son secret. La pierre, en des-sous d’elle, l’élève, tandis qu’elle est ainsi age-nouillée. Et l’on croit soudain dans l’attitudeà laquelle cette jeune fille s’est abandonnée,dans sa songerie ou dans sa solitude, recon-

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naître une attitude sacrée et très ancienne oùétait enfoncée et s’oubliait la déesse de culteslointains et cruels. La tête de cette femme sepenche un peu en avant ; avec une expressiond’indulgence, de hauteur et de patience, elleregarde, comme du haut d’une nuit calme, versl’homme, en bas d’elle, qui plonge son visagedans son sein comme dans une infinité defleurs. Lui aussi est agenouillé, mais plus bas,très bas dans la pierre. Ses mains sont éten-dues derrière lui comme des objets sans valeuret vides. La droite est ouverte ; on peut regar-der dedans. De ce groupe se dégage une gran-deur pleine de mystère. On n’ose pas (commec’est si souvent le cas chez Rodin) lui donnerune signification. Il en a des milliers. Commedes ombres les pensées passent sur lui, et der-rière chacune il s’élève, nouveau et énigma-tique, dans sa clarté anonyme.

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Quelque chose de l’atmosphère d’un purga-toire vit dans cette œuvre. Un ciel est proche,mais il n’est pas encore atteint ; un enfer estproche, mais il n’est pas encore oublié. Ici aussi

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tout l’éclat rayonne du contact, du contact desdeux corps et du contact de la femme avecelle-même.

Et ce n’est qu’un développement toujoursnouveau, donné à ce thème du contact de deuxsurfaces vivantes et animées, que cette formi-dable Porte de l’Enfer à laquelle Rodin a tra-vaillé, solitairement, depuis vingt ans, et dont

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la fonte est toujours encore à venir. En mêmetemps qu’il explorait le mouvement des sur-faces, et qu’il progressait dans leur assem-blage, Rodin en arriva à chercher des corpsqui se touchassent en beaucoup de points, descorps dont les contacts fussent violents, plusforts, plus véhéments. Plus deux corps s’of-fraient l’un à l’autre de points de rencontre,plus impatiemment ils s’élançaient l’un versl’autre, pareils à deux corps chimiques d’uneétroite affinité, et plus se tenait serré et or-ganique le nouvel ensemble qu’ils formaient.Des souvenirs de Dante remontèrent. Ugolinoet les voyageurs eux-mêmes, Dante et Virgilepressés l’un contre l’autre, l’entrelacement desvoluptueux, hors de quoi se dressait, commeun arbre desséché, le geste crochu d’un avare.Les centaures, les géants et les monstres, lessirènes, les faunes et les femmes des faunes,tous ces animaux-dieux, fauves et féroces, dela forêt païenne venaient à Rodin. Et il créait.Il réalisa toutes ces figures et ces formes durêve de Dante, les tira comme de la profondeur

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agitée de ses propres souvenirs et leur donna,un à un, la légère délivrance d’être chose. Descentaines de figures et de groupes se formèrentde cette façon. Mais les mouvements qu’iltrouvait dans les paroles du poète, apparte-naient à un autre temps ; ils éveillaient en celuiqui travaillait, qui les ressuscitait, la connais-sance de mille autres gestes, de gestes deprendre et de perdre, de souffrir et d’aban-donner, qui avaient eu lieu dans l’intervalle,et ses mains qui ne connaissaient pas de fa-tigue, continuaient plus loin et plus loin, par-delà le monde du Florentin, vers des gestes etdes formes toujours nouvelles.

Ce travailleur grave et concentré qui n’avaitjamais cherché de sujets et qui ne voulait pasd’autre accomplissement que celui qui étaitdans le pouvoir de son instrument de plus enplus mûr, se trouva, sur cette route, traversertous les drames de la vie : à présent s’ouvraientà lui la profondeur des nuits d’amour, l’étendueobscure, pleine de plaisir et de peine, où,

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comme dans un monde encore toujours hé-roïque, il n’y avait pas de vêtements, où lesvisages étaient éteints et où les corps comp-taient. Il entra avec des sens incandescents,comme un chercheur de la vie, dans la grandeconfusion de ces luttes, et tout ce qu’il voyaitétait : Vie. L’espace autour de lui ne devint pasétroit, exigu et lourd. Il s’élargit. L’atmosphèredes alcôves était loin. Ici était la Vie, mille foiscontenue dans chaque minute, dans le désiret la peine, dans la folie et l’angoisse, dans laperte et le gain. Ici était un désir qui était dé-mesuré, une soif si grande que toutes les eauxde l’Univers desséchaient en elle comme unegoutte, ici il n’y avait ni mensonge, ni renie-ment, et les gestes de donner et de prendreici du moins étaient authentiques et grands. Iciétaient les vices et les blasphèmes, les dam-nations et les félicités, et l’on comprenait toutà coup qu’un monde devait être pauvre, quicachait tout cela, et l’ensevelissait, et faisaitcomme si cela n’était pas.

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Cela était. À côté de toute l’histoire de l’Hu-manité se déroulait cette autre histoire, quiignorait les déguisements, les conventions, lesdifférences et les classes, qui ne connaissaitque la lutte. Elle aussi avait eu son développe-ment. D’un instinct elle était devenue une nos-talgie, d’un désir de mâle à femelle, un éland’homme à homme. Et ainsi apparaissait-elledans l’œuvre de Rodin. C’est toujours encorel’éternelle bataille des sexes, mais la femmen’est déjà plus l’animal dompté ou docile. Elleest pleine de désirs et éveillée comme

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l’homme, et l’on dirait qu’ils se sont mis en-semble, pour chercher tous deux leur âme.L’homme qui se lève, la nuit, et, à pas étouffés,va vers un autre, est pareil à un chercheur detrésors qui veut creuser et trouver le grandbonheur dont il a tant besoin, au carrefour dusexe. Et dans tous les vices, et dans tous lesplaisirs contraires à la nature, dans toutes lestentatives désespérées et perdues de donner àla vie un sens infini, il y a quelque chose decette nostalgie qui fait les grands poètes. Icil’Humanité a faim au-delà d’elle-même. Ici desmains s’allongent vers l’éternité. Ici des yeuxs’ouvrent, voient la Mort et ne la craignentpas ; ici se déploie une vie héroïque, sans es-poir, dont la gloire vient et va comme un sou-rire, fleurit et se brise ainsi qu’une rose. Ici sontles tempêtes du désir et les calmes plats del’attente ; ici sont les songes qui devinrent desactes et les actes qui se perdirent en songes.Ici, comme à une gigantesque banque de jeux,une fortune de force était gagnée ou perdue.Tout cela est écrit dans l’œuvre de Rodin. Lui

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qui avait déjà traversé tant de vies, trouva icide la Vie la plénitude et la surabondance. Lescorps dont chaque point était volonté, lesbouches qui avaient la forme de cris paraissantmonter des profondeurs de la terre. Il trouvales gestes des dieux primitifs, la beauté et lasouplesse des animaux, le vertige des dansesanciennes et les mouvements de cultes divinsoubliés, étrangement liés aux nouveaux gestesqui s’étaient formés durant le long temps pen-dant lequel l’art avait été détourné et était restéaveugle à toutes ces révélations. Ces nouveauxgestes l’intéressaient particulièrement. Ilsétaient impatients. De même que quelqu’unqui cherche longtemps un objet, devient deplus en plus perplexe, distrait et pressé, et pro-duit autour de soi un massacre, un entasse-ment de choses qu’il tire de leur ordonnancehabituelle, comme s’il voulait les contraindreà chercher avec lui, de même les gestes del’Humanité qui ne peut trouver sa signification,sont devenus de plus en plus impatients, ner-veux, précipités et hâtifs. Et toutes les ques-

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tions de l’existence, remuées et fouillées,gisent autour d’elle. Mais, en même temps, sesmouvements se sont aussi faits plus hésitants.Ils n’ont plus cette rectitude physique et réso-lue avec laquelle les hommes d’autrefois onttout empoigné. Ils ne ressemblent plus à cesmouvements qui sont conservés dans les sta-tues anciennes, aux gestes dont le point de dé-part et le point final importaient seuls. Entreces deux moments simples, d’innombrablestransitions se sont insérées et il apparut que,justement dans ces états intermédiaires, sepassait la vie de l’homme d’aujourd’hui, sonaction et son impuissance à agir. Les manièresde saisir étaient devenues différentes, les ma-nières de faire signe, de lâcher et de tenir. Entout il y avait beaucoup plus d’expérience, eten même temps de nouveau, plus d’ignorance ;plus de découragement et plus d’achoppementcontre des résistances ; beaucoup plus de deuilde ce qui a été perdu, beaucoup plus de ju-gement, de sens des mesures, de réflexion, etmoins d’arbitraire. Rodin créa ces gestes. Il les

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tira d’une ou de plusieurs figures, en fit deschoses selon sa manière. Il fit porter à des cen-taines et des centaines de figures à peine plusgrandes que ses mains, la vie de toutes les pas-sions, la floraison de tous les plaisirs et le poidsde tous les vices. Il créa des corps qui se tou-chaient pourtant et tenaient ensemble commedes bêtes qui se sont entre-mordues, et ils tom-baient ainsi qu’une chose dans un abîme ; descorps qui écoutaient comme des visages et quiprenaient leur élan comme des bras, pour lan-cer ; des chaînes de corps, des guirlandes etdes sarments, et de lourdes grappes de formeshumaines dans lesquelles montait la sève su-crée du péché, hors des racines de la douleur.Avec la même force et la même supérioritéLéonard seul a su joindre des hommes danssa grandiose description de la fin du monde.Comme là-bas, il y en avait ici aussi qui se pré-cipitaient dans le gouffre et d’autres qui bri-saient les têtes de leurs enfants pour qu’ils negrandissent pas dans la grande douleur. – L’ar-mée de ces figures était devenue beaucoup

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trop nombreuse pour trouver sa place dans lecadre et sur les battants de La Porte de l’En-fer. Rodin choisit et choisit. Il élimina tout cequi était trop solitaire pour se soumettre augrand ensemble, tout ce qui n’était pas absolu-ment nécessaire dans cet accord. Il laissa lesfigures et les groupes se trouver eux-mêmesleur place ; il observa la vie du peuple qu’ilavait créé, il prêta l’oreille aux volontés dechacun et les exécuta. Ainsi surgit peu à peul’univers de cette porte. Sa surface sur laquelleétaient fixées les formes plastiques commençade s’animer ; avec un relief de plus en plusadouci l’agitation des figures s’éteignit commeune voix dans le plan droit de la porte. Dansle cadre, de part et d’autre, une ascension, unetraction et une poussée vers en haut est lemouvement dominant ; dans les deux vantaux,au contraire, c’est une chute, un glissement,et un écroulement. Les vantaux sont légère-ment en retrait et leur bord supérieur est en-core séparé du bord proéminent de la partiehorizontale de l’encadrement, par une surface

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assez étendue. Devant celle-ci, dans l’espacetranquillement clos, est placée l’image du Pen-seur, de l’homme qui voit toute la grandeuret toutes les horreurs de ce spectacle, parcequ’il le pense. Il est assis, perdu et muet, lourdd’images et de pensées, et toute sa force (quiest la force de quelqu’un qui agit) pense. Soncorps entier s’est fait crâne, et tout le sang deses veines, cerveau. Il est le centre de la porte,bien que, au-dessus de lui encore, à la hauteurdu cadre, trois hommes soient debout. La pro-fondeur agit sur eux et les tire du lointain. Ilsont rapproché leurs têtes, leurs trois bras sonttendus en avant, ils courent ensemble, et dési-gnent le même point, en bas, dans l’abîme quiles attire de toute sa lourdeur. Mais le penseurdoit les porter en lui.

Parmi les groupes et les statues qui ont vule jour à l’occasion de cette porte, il en estbeaucoup qui sont d’une grande beauté. Il estimpossible de les énumérer tous et toutes,comme il est impossible de les décrire. Rodin

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lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pen-dant une année pour répéter en paroles une deses œuvres. On peut seulement dire que cespetites œuvres qui sont conservées en plâtre,en bronze ou en pierre, semblables à tant depetites figures d’animaux de l’art antique,donnent l’impression d’être de très grandeschoses. Il y a dans l’atelier de Rodin le moulaged’une petite panthère d’origine grecque, àpeine grande comme la main (l’original setrouve au cabinet des médailles, à la Biblio-thèque Nationale de Paris) ; lorsqu’on regardesous son corps, par devant, dans l’espace for-mé par les quatre pattes souples et fortes, onpeut croire regarder dans la profondeur d’untemple indien taillé dans le roc, tant cetteœuvre grandit et s’étend jusqu’à l’immensité deses proportions. Il en va de même de certainespetites sculptures de Rodin. En leur donnantbeaucoup d’endroits, infiniment d’endroits par-faits et précis, il les grandit. L’air est autourd’elles comme autour de rochers. S’il y a enelles un mouvement vers en haut, il semble

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aussitôt que les cieux en soient soulevés, et lafuite de leur chute entraîne les étoiles.

Peut-être est-ce à cette époque qu’a vu lejour cette Danaïde qui, hors de ses genoux,s’est jetée dans sa chevelure liquide. Onéprouve une impression merveilleuse à faireseulement le tour de ce marbre : le long, le trèslong chemin autour de la courbe de ce dos, ri-chement déployée, vers le visage qui se perddans la pierre comme dans un grand sanglot,vers la main qui, pareille à une dernière fleur,parle encore une fois doucement de la vie, aucœur de la glace éternelle du bloc. Et L’Illu-sion, La Fille d’Icare, cette éblouissante trans-formation en une chose d’une longue chutedésarmée. Et le beau groupe que l’on a appeléL’homme et sa pensée. La représentation d’unhomme qui est agenouillé et qui, par le contactde son front, éveille dans la pierre les formesdiscrètes d’une femme, lesquelles restent liéesà cette pierre ; si l’on veut interpréter ici, ondoit se réjouir de l’expression de cette union

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indéchiffrable de la pensée et du front del’homme ; car il n’y a jamais que sa pensée quivive et soit debout devant lui ; aussitôt aprèsvient la pierre. Apparentée à ce groupe est aus-si la tête qui, méditative et silencieuse jusqu’aumenton, se détache d’une grande pierre, LaPensée, ce morceau de clarté, d’être et de vi-sage qui s’élève lentement hors du lourd som-meil de la durée moite. Et puis la Caryatide.Non plus la forme droite qui supporte légère-ment ou lourdement le poids d’un roc en des-sous duquel elle ne s’est placée que lorsqu’iltenait déjà ; un nu féminin, agenouillé, incli-né, tout comprimé en lui-même et tout entierformé par la main du fardeau dont la lourdeurdescend, pareille à une chute continuelle, des-cend dans tous ses membres. Sur chaque par-celle de ce corps le roc entier repose commeune volonté qui était plus grande, plus an-cienne et plus puissante, et cependant sa des-tinée qui était de porter ne s’est pas arrêtée. Ilporte, comme on porte en rêve l’impossible, etne trouve pas d’issue. Et son effondrement, sa

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défaillance est toujours encore restée une ac-tion de porter, et lorsque viendra la prochainefatigue dont la pesante contrainte finira par al-longer ce corps, allongé même, il portera en-core, portera sans fin. Telle est la Caryatide.

On peut, si l’on veut, escorter, expliquer etentourer de pensées la plupart des œuvres deRodin. Pour tous ceux pour qui regarder sansplus est un chemin trop inaccoutumé vers labeauté, il est d’autres chemins. Des détours pardes significations qui sont nobles, grandes etpleines de forme. Il semble que l’infinie jus-tesse et l’exactitude de ces nus, le parfait équi-libre de tous leurs mouvements, la mer-veilleuse équité intérieure de leurs conditions,l’abondance d’une vie qui les traverse de parten part, il semble que tout cela qui en fait deschoses belles, leur prête aussi le pouvoir d’êtred’insurpassables réalisations des sujets que lemaître appelait par devers lui lorsqu’il les dé-nommait. Jamais, chez Rodin, un sujet n’est at-taché à un objet d’art comme un animal à un

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arbre. Le sujet existe quelque part à proximi-té de cette chose et en vit, comme le gardiend’une collection. On apprend maints rensei-gnements en l’appelant ; mais si l’on sait sepasser de lui, on est plus seul, moins dérangé,et l’on en apprend plus long encore.

Que la première incitation au travail soitvenue d’un sujet, qu’une légende ancienne, telpassage d’une pièce, une scène historique ouune personne réelle l’aient poussé au travail, lareprésentation de ce sujet, dès que Rodin com-mence, se transforme de plus en plus en une

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chose réelle et anonyme : transposées dans lelangage des mains, les exigences qui en ré-sultent ont toutes un sens nouveau qui ne serapporte qu’à un accomplissement plastique.

Dans les dessins de Rodin cet oubli et cettemétamorphose du sujet primitif se produisentdéjà, comme en une phase préparatoire. Danscet art aussi Rodin s’est formé ses propresmoyens d’expression grâce à quoi ces feuillets(il y en a des centaines et des centaines) sont,eux aussi, une révélation personnelle et parti-culière de sa personnalité.

Voici tout d’abord, remontant à une époqueplus ancienne, des dessins à l’encre de Chine,

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dont les effets d’ombre et de lumière sontd’une force surprenante, comme le fameuxHomme au taureau qui fait penser à Rembrandt,comme la tête du jeune saint Jean-Baptiste oule masque qui crie, pour le Génie de la Guerre ;tous croquis et études qui aidèrent le peintreà reconnaître la vie des plans et leurs rapportsavec l’atmosphère. Puis viennent des nus quisont dessinés avec une sûreté rapide, desformes, remplies de tous leurs contours, mode-lées à rapides traits de plume, et d’autres, en-fermées dans la mélodie d’un seul contour vi-brant hors duquel s’élève, avec une inoubliablepureté, un geste. Tels sont les dessins par les-quels Rodin a, sur la prière d’un collectionneurde goût, enrichi un exemplaire des Fleurs dumal. On n’a rien dit si l’on n’a fait que parlerà leur propos d’une compréhension très pro-fonde des vers de Baudelaire ; on essaie dedire davantage, si l’on se rappelle combien cespoèmes saturés d’eux-mêmes, semblaient ex-clure tout complément et toute gradation au-delà d’eux-mêmes ; et le fait que néanmoins

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l’on éprouve une impression de renforcementet de gradation, partout où les lignes cares-santes de Rodin épousent cette œuvre, c’est làce qui donne véritablement la mesure de l’en-ivrante beauté de ces feuillets. Le dessin à laplume qui figure en regard du poème « La mortdes pauvres » surpasse ces grands vers par ungeste d’une si simple et sans cesse croissantegrandeur, que l’on croit qu’il remplit le mondede son aube à son déclin.

Et ainsi sont aussi les eaux-fortes où lecours de lignes infiniment délicates apparaîtcomme l’extrême contour d’un bel objet deverre, contour qui, à tout instant, exactementdéterminé, coule par-dessus l’essence d’uneréalité.

Mais enfin virent le jour ces étranges do-cuments de l’instantané, de ce qui, insensible-ment, passe. Rodin supposait que d’impercep-tibles mouvements que fait le modèle lorsqu’ilne se croit pas observé, rapidement résumés,peuvent contenir une puissance d’expression

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que nous ne soupçonnons pas parce que nousne sommes pas habitués à les accompagneravec une attention active et tendue. En ne per-dant pas de vue le modèle et en abandonnantcomplètement le papier à sa main expérimen-tée et vive, il dessina une foule de gestes ja-mais vus, toujours négligés, et il apparut quela force d’expression qui en émanait était im-mense ; des correspondances de mouvementsqui n’avaient jamais été dominées et reconnuesdans leur ensemble, parurent, et elles conte-naient toutes la force et la chaleur immédiatesd’une vie pour ainsi dire animale. Un pinceauplein d’ocre, rapidement conduit, avec une ac-centuation changeante, à travers ce contour,modelait l’étendue close avec une force si in-croyable que l’on pouvait se croire devant desfigures plastiques en terre cuite. Et voici que,encore une fois, une étendue toute neuve étaitdécouverte, pleine d’une vie sans nom ; uneprofondeur au-dessus de laquelle avaient passétous les pas sonores, livrait ses eaux au sour-cier dont la baguette avait guidé les mains.

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Là aussi où il s’agissait de donner des por-traits, le dessin du thème faisait partie des pré-paratifs par-delà lesquels Rodin, lentement eten se concentrant, marche vers l’œuvre loin-taine. Car bien que l’on ait tort d’interpréterson art plastique comme une sorte d’impres-sionnisme, le nombre d’impressions qu’il aexactement et hardiment fixées, n’en constituepas moins la grande richesse où il finit parchoisir le plus important et le plus nécessairepour le réunir en une synthèse mûrie. Lorsqu’ilen arrive, des corps qu’il explore et forme, aux

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visages, il doit avoir quelquefois l’impressionde passer, de l’étendue venteuse et mouvante,dans une chambre où beaucoup de gens sontréunis ; ici tout est serré et sombre, et l’atmo-sphère d’un intérieur règne au-dessus de l’arcdes sourcils et dans l’ombre de la bouche. Tan-dis que sur les corps, il n’y a que mouvementet marée, flux et reflux, dans les visages il y al’air. C’est comme en des chambres où beau-coup de choses se sont passées, des chosesjoyeuses et tristes, lourdes et pleines d’attente.Et aucun événement n’est tout à fait passé, au-cun n’a remplacé l’autre ; l’un a été placé à côtéde l’autre, y est demeuré, et s’est fané commeune fleur dans un verre. Mais quiconque vientdu grand vent qui souffle dehors, apporte del’étendue dans les pièces.

Le masque de L’Homme au nez cassé fut lepremier portrait que Rodin créa. Dans cetteœuvre sa manière de traverser un visage estdéjà complètement développée, on sent sondon illimité à tout ce qui est là, son respect

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pour chaque ligne tracée par le destin, saconfiance dans la vie qui crée, même là oùelle défigure. Dans une sorte de foi aveugle ilavait créé L’Homme au nez cassé, sans deman-der qui était cet homme dont la vie s’écoulaitencore une fois entre ses mains. Il l’avait for-mé comme Dieu a formé le premier homme ;sans intention de produire autre chose que lavie elle-même, une vie sans nom. Mais avectoujours plus de science, plus d’expérience etde grandeur il revint aux visages des hommes.Il ne pouvait plus voir leurs traits sans penseraux jours qui avaient travaillé sur eux, à toutecette armée d’artisans qui tournent sans cesseautour d’un visage, comme s’il ne pouvait ja-mais être fini. Une tranquille et consciencieuserépétition de la vie devint ainsi chez cethomme mûr une interprétation d’abord tâton-nante, puis de plus en plus sûre et hardie del’écriture dont ces visages étaient partout cou-verts. Il ne donnait pas d’espace à sa fantaisie ;il n’inventait pas. Il ne lui arriva jamais de mé-priser la marche lourde de son instrument. Il

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eût été si facile de le dépasser sur des ailesquelconques. Comme autrefois Rodin marchaità côté de lui, franchissait les longues étapesqui devaient être franchies, allait comme le la-boureur derrière sa charrue. Mais tandis qu’iltraçait ses sillons, il méditait sur son pays, etsur la profondeur de son pays, sur le ciel quiétait au-dessus, sur la marche des vents et surla chute des pluies, sur tout ce qui était et fai-sait mal, et passait et revenait, et ne cessait ja-mais d’être.

Et en tout cela il croyait à présent recon-naître, moins troublé par la diversité innom-brable de tout l’éternel, ce par quoi la douleuraussi était bonne et la lourdeur maternité et lasouffrance belle.

Cette interprétation qui commença avecses portraits, s’étendit de plus en plus avantdans son œuvre. Elle est le dernier degré, lecercle extrême de son vaste développement.Elle commença lentement. Avec infiniment deprécautions, Rodin s’engagea sur ce chemin

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nouveau. De nouveau il progressa de surfaceen surface, suivit la nature et écouta sesconseils. C’est elle qui lui désignait en quelquesorte les endroits dont il savait plus que ce quiétait visible. Lorsqu’il entamait son travail ences points et tirait de petites complications unegrande simplicité, il faisait ce que le Christ fai-sait aux hommes lorsque, par quelque para-bole élevée, il purifiait de leur faute ceux qui luiposaient des questions confuses. Il remplissaitune intention de la nature. Il achevait quelquechose qui dans son devenir était désemparé, ildécouvrait les rapports, comme le soir d’unejournée de brouillard découvre les arbres quise continuent en grandes vagues dans le loin-tain.

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Plein du poids vivant de tout son savoir, ilregardait comme un homme de l’avenir dansles visages de ceux qui vivaient autour de lui.C’est là ce qui donne à ses portraits leur nettetéétrangement claire, mais aussi cette grandeurprophétique qui dans les images de Victor Hu-

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go ou de Balzac atteignait une telle perfection.Faire un portrait, c’était pour lui chercher dansun visage donné l’éternité, ce morceau d’éter-nité par quoi il participait au grand cours deschoses éternelles. Il n’a formé aucun visagequ’il n’ait un peu tiré de ses gonds, vers l’éter-

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nité, comme on tient un objet devant le cielpour comprendre ses formes plus purement etplus simplement. Ce n’est pas ce que l’on ap-pelle embellir, et « rendre caractéristique »n’est pas davantage l’expression convenable. Ily a là plus, il y a qu’il sépare le durable del’éphémère, qu’il juge et qu’il est juste.

L’ensemble de ses portraits comprend,même si l’on néglige les eaux-fortes, un trèsgrand nombre d’œuvres accomplies et magis-trales. Il y a des bustes en plâtre, en bronze, enmarbre et en grès, des têtes en terre cuite etdes masques que l’on a simplement laissé sé-cher. Des portraits de femme reparaissent tou-jours de nouveau à toutes les époques de sonœuvre. Le fameux buste du musée du Luxem-bourg(1) est un des plus anciens. Il est pleind’une vie étrange, beau, d’un certain charmeféminin, mais il est surpassé par beaucoupd’œuvres postérieures, dans la simplicité etl’accord des surfaces. Il est peut-être la seuleparmi les œuvres de Rodin dont la beauté n’est

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pas due qu’aux vertus personnelles du sculp-teur ; ce portrait vit aussi en grande partie parcette grâce qui était depuis des siècles dans lestraditions de la plastique française. Il brille unpeu par cette élégance qui est propre même àla mauvaise sculpture de tradition française ; iln’est pas tout à fait affranchi de cette galanteconception de la belle femme au-dessus de la-quelle Rodin s’éleva si rapidement par sa gra-vité naturelle et son travail pénétrant. Mais onfait bien de se rappeler ici qu’il avait aussi àsurmonter ce sentiment héréditaire ; il devaitétouffer en soi un pouvoir inné, afin de devenirtout à fait pauvre. Il n’avait pas besoin pour ce-la de cesser d’être Français : les maîtres des ca-thédrales aussi l’étaient.

Les portraits de femmes postérieurs ont uneautre beauté, moins courante et plus profondé-ment motivée. Il faut peut-être dire à ce pro-pos que ce sont le plus souvent des étrangères,des Américaines, dont Rodin a exécuté les por-traits. Il en est parmi eux qui sont d’un travail

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admirable, des pierres qui sont pures et in-tangibles comme des camées anciens. Des vi-sages dont le sourire n’est nulle part fixé et sejoue sur les traits avec une douceur si voiléequ’il semble, à chaque prise d’haleine, devoirse soulever. Énigme des lèvres closes ; yeuxqui, par-delà tout, regardent dans une éternellenuit de lune, largement ouverts sur un songe…Et cependant il semble que Rodin éprouve depréférence le visage de la femme comme unepartie de son beau corps, comme s’il voulaitque ses yeux soient les yeux du corps et sabouche, la bouche de son corps. Où il la crée etla voit ainsi tout entière, le visage aussi prendune expression si forte et si saisissante de vieinexprimée que les portraits de femme, bienqu’en apparence plus « travaillés », sont en-core surpassés.

Il en va autrement de ses portraitsd’hommes. On peut plus facilement penserl’essence d’un homme, toute concentrée dansl’étendue d’un visage. On peut même se re-

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présenter qu’il y a des instants – instants decalme et instants d’animation intérieure – pen-dant lesquels toute la vie est entrée dans sonvisage. C’est de tels instants que Rodin choisitlorsqu’il veut donner un portrait d’homme ; oumieux encore : il les crée. Il prend un grandélan. Il ne donne pas raison à la première im-pression, ni à la seconde, ni à aucune des sui-vantes. Il observe et note. Il note des mouve-ments qui ne valent pas une parole, des tourset des demi-tours, quarante raccourcis etquatre-vingts profils. Il surprend son modèledans ses habitudes et ses hasards, en proie àdes expressions qui se forment justement, àdes fatigues ou à des efforts. Il connaît toutesles transitions dans ses traits, sait d’où vientle sourire et où il retombe. Il vit le visage del’homme comme une scène à laquelle il prendlui-même part, il est en son milieu, et rien dece qui se passe ne lui est indifférent ou ne luiéchappe. Il ne se laisse rien raconter par celuidont il s’agit ; il ne veut rien savoir que ce qu’ilvoit. Mais il voit tout.

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Ainsi beaucoup de temps s’écoule surchaque buste. Le matériel augmente, fixé tan-tôt par des dessins, quelques traits de plumeet taches d’encre de Chine, tantôt rassemblédans sa mémoire ; car Rodin a fait aussi desa mémoire son instrument le plus sûr et leplus disponible. Son œil, durant les heures depose, voit beaucoup plus qu’il ne peut exécuterpendant ce temps. Il n’oublie rien et souvent,lorsque le modèle l’a quitté, commence son vé-ritable travail, avec l’abondance de ses souve-nirs. Son souvenir est vaste et spacieux ; lesimpressions ne s’y modifient pas, mais s’ha-bituent à leur demeure, et lorsque de là ellesmontent dans ses mains, il semble que cesoient les gestes naturels de ces mains.

Cette manière de travailler conduit à de for-midables accumulations de centaines et decentaines d’instants de vie : et telle est préci-sément l’impression que font ces bustes. Lesnombreux contrastes éloignés et les transitionsinattendues qui forment un homme et le dé-

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veloppement continu d’un homme, se ren-contrent ici en des mouvements heureux ets’épousent les uns les autres avec une forced’adhérence intérieure. Ces hommes ont étécherchés dans toutes les latitudes de leur être,tous les climats de leur tempérament se dé-ploient sur les hémisphères de leur tête.

Voici le sculpteur Dalou en qui vibre, à côtéd’une énergie tenace et avare, une fatigue ner-veuse ; voici le masque aventureux de HenriRochefort, voici Octave Mirbeau chez qui lerêve et la nostalgie d’un poète poignent der-rière l’homme d’action, et Puvis de Chavanneset Victor Hugo que Rodin connaît si bien, etvoici avant tout ce bronze d’une beauté indes-criptible, le portrait du peintre Jean-Paul Lau-rens. Ce buste est peut-être le plus bel objet dumusée du Luxembourg. Sa surface a été exécu-tée avec une sensibilité à la fois si ample et siprofonde, il est si clos dans sa tenue, si puis-sant dans l’expression, si ému et si éveillé quel’on ne perd pas le sentiment que la nature elle-

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même a pris cette œuvre des mains du sculp-teur, pour la tenir comme une de ses choses lesplus chères. La magnifique patine dont le mé-tal perce le noir de fumée, comme du feu, enflamboyant et en étincelant, contribue à par-faire l’inquiétante beauté de cette œuvre d’art.

Il existe aussi un buste de Bastien-Lepage,beau et mélancolique, avec l’expression del’homme qui souffre, et dont le travail est unperpétuel adieu à son œuvre. Il a été fait pourDamvillers, le petit village natal du peintre,et a été placé là, au cimetière. C’est donc ensomme un monument. Et les bustes de Rodin,si complets et qui dans leur concentrationtendent vers la grandeur, ont tous quelquechose de monuments. Il ne leur faudrait qu’unesimplification plus grande des plans, un choixencore plus sévère de l’indispensable et lacondition d’une visibilité plus lointaine. Lesmonuments que Rodin a créés se rappro-chaient toujours plus de ces exigences. Il com-mença par le monument de Claude Gelée, pour

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Nancy, et c’est une montée raide de cette pre-mière tentative intéressante à la réussite gran-diose du Balzac.

Plusieurs des monuments de Rodin sontpartis pour l’Amérique, et le plus mûr d’entreeux a été détruit lors des troubles dans le Chili,avant même qu’il eût été érigé. C’était le mo-nument équestre du général Lynch. De mêmeque le chef-d’œuvre perdu de Léonard qu’elleapprochait peut-être par la puissance de l’ex-pression et l’unité merveilleusement animéede l’homme et de sa monture, cette statue ne

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devait pas être conservée. D’un petit modèlede plâtre, au musée Rodin, à Meudon, on doitconclure qu’elle était l’image plastique d’unhomme maigre qui se dressait impérieusementsur sa selle, non pas à la manière brutale d’uncondottiere, mais avec une nervosité plusémue, comme quelqu’un qui n’exerce le pou-voir de commander que comme fonction, et nele vit pas dans sa vie. Ici déjà la main du géné-ral, montrant en avant, s’élevait et se détachaitde toute la masse du monument, de l’hommeet de sa monture, et c’est à ce mouvement aus-si que le geste de Victor Hugo doit sa hauteurinoubliable, ce quelque chose qui vient de loin,cette puissance à quoi l’on croit au premier re-gard. La grande et vivante main de vieillardqui parle à la mer ne vient pas seulement dupoète ; elle descend de la cime du groupe en-tier comme d’une montagne où elle pria avantde parler. Victor Hugo est ici l’exilé, le solitairede Guernesey, et c’est une des merveilles dece monument que les muses qui l’entourent nesemblent pas des formes qui hantent l’homme

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abandonné : elles sont au contraire sa solitudedevenue visible. Par l’intériorisation des fi-gures isolées et la concentration, on est tentéde dire autour de l’intimité du poète, Rodin aproduit cette impression ; en partant ici aussid’une individualisation des points de contact,il a réussi à faire de ces figures merveilleuse-ment animées, en quelque sorte des organes del’homme assis. Elles sont autour de lui commede grands gestes qu’il a faits un jour, des gestesqui étaient si beaux et si jeunes qu’une déesseleur accorda la grâce de ne pas s’évanouir, etde durer en la forme de belles femmes. [retouraux notes de l’auteur.]

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Pour la figure du poète lui-même Rodin afait beaucoup d’études. Pendant les réceptionsà l’Hôtel Lusignan, dans l’encoignure d’une fe-nêtre il observait et notait des centaines et descentaines de mouvements du vieillard et toutesles expressions de son visage plein de vie. Cestravaux préparatoires aboutirent aux portraitsde Hugo que Rodin a créés. Pour le monument

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il fallut approfondir encore davantage. Il re-poussa toutes les impressions isolées, les ras-sembla quelque part, dans le lointain, et demême qu’on a peut-être formé avec une sériede rhapsodies une figure : Homère, de même,

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avec les images de son souvenir il créa cetteimage unique. Et à cette dernière et uniqueimage il prêta la grandeur de la légende ;

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comme si tout cela, en définitive, ne pouvaitavoir été qu’un mythe, et remontait à quelqueroc fantastique au bord de la mer, dans lesformes singulières duquel des peuples lointainsvoyaient dormir un geste.

Ce pouvoir de transformer ce qui est passéen de l’inaltérable, Rodin le révélait toujoursde nouveau lorsque des sujets ou des figureshistoriques demandaient à revivre dans sonart ; peut-être avec le plus de supériorité dansles Bourgeois de Calais. Le sujet ici était donnépar quelques colonnes de la chronique de

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Froissart. C’était l’histoire du siège de la villede Calais par Édouard III, le roi d’Angleterre ;il y était dit comment le roi ne veut pas fairegrâce à la ville qui tremble dans sa peur de lafamine ; comment le même roi consent enfin àlaisser la ville, à condition que six de ses plusnobles bourgeois se remettent entre ses mains« pour s’offrir à la merci du vainqueur ». Et ilexige qu’ils quittent la ville, « les chefs nuds,les pieds déchaux, la hart au col, les clefs dela ville et du chastel en leurs mains ». Le chro-niqueur raconte à présent la scène en ville ;il rapporte comment le bourgmestre MessireJean de Vienne fait sonner les cloches et com-ment les bourgeois s’assemblent sur la placedu marché. Ils ont entendu la triste nouvelle,et attendent et se taisent. Mais déjà se lèventau milieu d’eux les héros, les élus, ceux quisentent en eux la vocation de mourir. Ici sepressent à travers les mots du chroniqueur lescris et les pleurs de la foule. Lui-même sembleêtre un instant saisi, et écrire d’une plumetremblante. Mais il se reprend. Il nomme

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quatre des héros par leurs noms et oublie lesdeux autres. Il dit de l’un qu’il était le plusriche bourgeois de la ville, du second qu’il pos-sédait la considération et la fortune et qu’ilavait « deux belles damoiselles à filles », dutroisième on sait seulement qu’il était riche« de meuble et d’héritage », et du quatrièmequ’il était le frère du troisième. Il rapportequ’ils se dévêtirent jusqu’à la chemise, qu’ilsnouèrent une corde autour de leur cou et qu’ilsse mirent ainsi en route, avec les clefs de laville et du chastel. Il raconte comment ils ar-rivèrent dans le camp du roi ; il montre avecquelle dureté le roi les reçut et comment lebourreau était déjà à côté de lui, lorsque leprince, à la prière de la reine, les épargna.« Elle lui amollit le cœur, dit Froissart, parcequ’elle était enceinte ». La chronique ne dit pasautre chose.

Mais pour Rodin c’était assez de matière. Ilsentit aussitôt qu’il y avait dans cette histoireun instant où quelque chose de grand se pro-

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duisait, quelque chose qui ne savait rien ni dutemps ni des noms, quelque chose d’indépen-dant et de simple. Il tourna toute son atten-tion vers l’instant du départ. Il vit comment ceshommes se mirent en route ; il sentit commenten chacun d’eux était encore une fois toute lavie qu’il avait vécue, comment chacun, char-gé de son passé, était là, debout, prêt à le por-ter hors de la vieille ville. Six hommes parurentdevant lui dont aucun ne ressemblait à l’autre ;deux frères seulement étaient parmi eux entrelesquels il y avait une certaine ressemblance.Mais chacun d’entre eux avait à sa manièrepris la résolution et vivait cette dernière heureà sa manière, la vivait avec son âme, la souf-frait avec son corps qui tenait à la vie. Et puisil cessa de voir même les formes. Dans sa mé-moire surgirent des gestes, des gestes de refus,de congé, de renoncement. Gestes sur gestes.Il les recueillait. Il les formait tous. Ils cou-laient à lui hors de l’abondance de son savoir.C’était comme si dans sa mémoire cent héross’étaient levés et s’étaient pressés vers le sacri-

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fice. Et il prit tous les cent et fit d’eux six héros.Il les forma nus, chacun pour soi, dans toutel’éloquence de leurs corps frissonnants. D’unetaille surhumaine : dans la grandeur naturellede leur résolution.

Il créa le vieil homme aux bras pendantsqui sont amollis dans les articulations ; et illui donna le pas lourd et traînant, le pas usédes vieillards, et une expression de fatigue quicoule par-dessus son visage jusque dans labarbe.

Il créa l’homme qui porte la clef. En lui il ya encore de la vie pour beaucoup d’années, ettout cela comprimé dans sa soudaine dernièreheure. Il a peine à supporter cela. Ses lèvressont serrées, ses mains mordent les clefs. Il amis le feu à sa force et elle se consume en lui,dans son entêtement.

Il créa l’homme qui tient à deux mains satête baissée, comme pour se recueillir, pourêtre encore un instant seul.

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Il créa les deux frères dont l’un regardeencore en arrière, tandis que l’autre baisse latête en un geste de résolution et de soumissioncomme s’il la tendait déjà au bourreau.

Et il créa le geste vague de cet homme qui« traverse seulement la vie ». « Le passant »,l’a nommé Gustave Geffroy. Il s’en va déjà,mais il se retourne encore une fois en arrière,non pas vers la ville, non pas vers ceux quipleurent, ni vers ceux qui l’accompagnent. Il seretourne en arrière, vers soi-même. Son brasdroit se lève, se ploie, vacille ; sa main s’ouvreen l’air et lâche quelque chose, ainsi que l’ondonne la liberté à un oiseau. C’est un départde tout l’incertain, d’un bonheur qui n’était pas

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encore, d’une souffrance qui maintenant atten-dra en vain, d’hommes qui vivent n’importe oùet que l’on eût peut-être rencontrés quelquejour ; de toutes les possibilités de demain etd’après-demain, et aussi de cette mort que l’onimaginait lointaine, douce et calme, et au boutd’un long, d’un très long temps.

Cette figure, érigée seule dans un vieux jar-din ombragé, pourrait être un monument pourtous ceux qui sont morts trop tôt.

Et c’est ainsi que Rodin a donné une vie àchacun de ces hommes, dans le dernier gestede cette vie.

Les figures isolées sont sublimes dans leursimple grandeur. On pense à Donatello, etpeut-être plus encore à Claude Sluter et à sesprophètes, à la Chartreuse de Dijon.

Il semble tout d’abord que Rodin n’ait pasfait autre chose que de les réunir. Il leur a don-né la tenue commune, la chemise et la corde,et les a placés l’un à côté de l’autre, sur deux

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rangs, les trois qui sont déjà en train de mar-cher au premier rang, les autres, avec un mou-vement vers la droite, en arrière, comme s’ilsse joignaient aux premiers. La place à laquellele monument était destiné était le marché deCalais, le lieu même d’où ils étaient jadis par-tis. C’est là que devaient être érigées les tran-quilles statues, à peine élevées par un soubas-sement au-dessus de la vie quotidienne commesi l’inquiet départ était encore à venir, soudain,par n’importe quel temps.

Mais à Calais on se refusait à prendre unsocle aussi bas, parce que c’était contraire àl’habitude. Et Rodin proposa un autre moded’érection. On devait, demanda-t-il, construireune tour carrée, tout au bord de la mer, dela largeur de la base, avec de simples murstaillés, haute de deux étages, et c’est là-hautque l’on devait dresser les six bourgeois, dansla solitude du vent et du ciel. Il était à prévoirque cette proposition aussi serait repoussée. Etcependant elle était dans l’esprit de l’œuvre.

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Si l’on avait fait cet essai, on eût trouvé uneoccasion incomparable d’admirer à quel pointétait clos ce groupe qui comprenait six figuresisolées et tenait cependant ensemble, commes’il n’était qu’un seul objet. Et cependant lesdiverses statues ne se touchaient pas ; ellesétaient debout l’une à côté de l’autre commeles derniers arbres d’une forêt abattue, et cequi les rapprochait n’était que l’air qui partici-pait à elles d’une manière particulière.

Si l’on faisait le tour de ce groupe, on étaitsurpris de voir combien de l’ondoiement descontours les gestes montaient, purs et grands,s’élevaient, restaient debout et retombaientdans la masse comme les drapeaux que l’on ra-mène. Tout y était clair et défini. Pour un ha-sard il ne semblait y avoir nulle part de place.Comme tous les groupes de l’œuvre de Rodin,celui-ci aussi était complètement enfermé enlui-même, un monde propre, un tout, remplid’une vie qui tournait dans le même cercle,et ne se perdait jamais en s’écoulant. Au lieu

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de contacts c’était ici les croisements descontours qui sont aussi une sorte de contact,infiniment affaibli par l’intermédiaire de l’air,à la fois influencés et modifiés par lui. Descontacts à distance avaient eu lieu, des ren-contres, comme on les voit quelquefois entreles nuages ou les montagnes, où l’air interposén’est pas non plus un abîme qui sépare, maisune direction, une transition doucement dégra-dée.

Pour Rodin la participation de l’air avaittoujours été d’une grande importance. Il avaitadapté toutes ses choses, plan par plan, à l’es-pace et cela leur prêtait cette grandeur et cetteindépendance, cette indescriptible maturitéqui les distinguait de toutes les choses. Mais àprésent que, tout en interprétant la nature, ilen était peu à peu arrivé à fortifier une expres-sion, il apparut qu’il renforçait en même tempsle rapport de l’atmosphère avec son œuvre, etqu’elle enveloppait les surfaces réunies d’unemanière en quelque sorte plus passionnée. Si

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ces choses avaient été autrefois debout dansl’espace, il semblait à présent qu’il les tirâtà lui. Chez quelques animaux seulement, surles cathédrales, on pouvait observer un phé-nomène semblable. À eux aussi l’air prenaitpart d’une manière singulière : il semblait qu’ildevînt calmé ou vent, selon qu’il passait surdes endroits effacés ou accentués. Et en effet,lorsque Rodin rassemblait la surface de sesœuvres et des sommets, lorsqu’il élevait du su-blime et livrait la profondeur plus grande d’unecavité, il procédait avec son œuvre à peu prèscomme l’atmosphère avec les choses qui luiont été abandonnées depuis des siècles. Elleaussi avait simplifié, approfondi, et produit dela poussière, avait par la pluie et le gel, par lesoleil et la tempête, élevé ces choses en vued’une vie qui passait plus lentement.

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Déjà avec les Bourgeois de Calais Rodinavait, par ses propres moyens, trouvé cet effeten lequel résidait le principe monumental deson art. Avec de tels moyens il pouvait créerdes choses visibles de loin, des choses qui

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n’étaient pas seulement entourées de l’air leplus immédiatement proche, mais de tout leciel. Il pouvait, avec une surface vivante, saisiret mouvoir les lointains comme avec uneglace, et il pouvait former un geste qui lui sem-blait grand et forcer l’espace à y prendre part.

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Tel est cet adolescent étroit qui est à ge-noux et jette ses bras en l’air et en arrière dansun geste d’appel sans limites. Rodin avait ap-pelé cette figure l’Enfant prodigue, mais on nesait pourquoi, elle a tout à coup pris le nom dePrière. Et elle dépasse même ce nom. Ce n’estpas ici un fils qui est à genoux devant le père.Ce geste rend un dieu nécessaire et en celuiqui fait ce geste sont contenus tous ceux quiont besoin d’un Dieu. Tout l’infini appartient àcette pierre ; elle est seule au monde.

Et tel est aussi le Balzac. Rodin lui a donnéune grandeur qui dépasse peut-être la figure del’écrivain. Il l’a saisi dans son essence même,mais il ne s’est pas arrêté aux limites de cetteessence ; autour de ses possibilités les plus ex-trêmes et les plus lointaines, il a tracé ce puis-sant contour qui semble figuré déjà dans lesmonuments funéraires de peuples très anciens.Durant des années et des années, il a vécu toutentier dans cette figure. Il a visité le pays natalde Balzac, les paysages de cette Touraine qui

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reparaît toujours de nouveau dans les livres duromancier, il a lu sa correspondance, il a étu-dié les portraits que l’on possède de Balzac, etil a traversé son œuvre, toujours de nouveau ;sur tous les chemins embrouillés et ramifiés decette œuvre, il rencontrait des hommes pareilsà Balzac, des familles et des générations en-tières, un monde qui croyait toujours encore àl’existence de son créateur, qui semblait vivrede lui et le voir devant soi. Il vit que ces millefigures, quoi quelles fissent, n’étaient cepen-dant exclusivement occupées que de celui quiles avait créées. Et de même que l’on peut de-viner, d’après les nombreuses physionomies del’auditoire d’un drame, ce qui se passe sur lascène, de même il chercha dans tous ces vi-sages celui qui pour eux n’était pas encore pas-sé. Il crut, comme Balzac, à la réalité de cemonde, et réussit, durant un moment, à s’y in-troduire. Il vécut comme si Balzac l’avait créélui aussi, discrètement mêlé à la foule de cesexistences. C’est ainsi qu’il fit ses meilleuresexpériences. Tout ce qui était par ailleurs dis-

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ponible était beaucoup moins éloquent. Lesdaguerréotypes n’offraient que des points derepère tout à fait généraux, et rien de nouveau.On connaît ce visage qu’ils représentaient, en-core depuis le temps de l’école. Un seul quiavait été en possession de Stéphane Mallarméet qui montrait Balzac, sans redingote, en bre-telles, était plus caractéristique. Et puis lesnotes des contemporains devaient aider. Lesparoles de Théophile Gautier, les notes desGoncourt, et le beau portrait de Balzac que La-martine avait tracé. Il n’y avait en outre que lebuste de David, à la Comédie-Française, et unpetit portrait par Louis Boulanger.

Tout animé de l’esprit de Balzac, Rodin envint à présent à dresser son apparence exté-rieure. Il se servit de modèles vivants de pro-portions semblables et exécuta dans diffé-rentes attitudes sept nus complètement ache-vés. C’étaient de gros hommes trapus, auxmembres lourds et aux bras courts qu’il utili-sait, et après ces travaux préparatoires il fit un

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Balzac à peu près conforme à la conception dupersonnage qui nous est transmise par le da-guerréotype de Nadar. Mais il sentit que parlà rien de définitif n’était encore donné. Il re-tourna à la description de Lamartine. On y li-sait : « Il avait le visage d’un élément », et : « Ilpossédait tant d’âme, qu’elle portait son corpslourd comme rien ». Rodin sentit que dans cesphrases était définie une grande partie du pro-blème. Il s’approchait de la solution, en es-sayant de revêtir ces sept nus de sept soutanesde moines, du genre de la houppelande queBalzac portait d’habitude en travaillant. Maislentement, de forme en forme, grandit la visionde Rodin. Et enfin, il le vit. Il vit un corps largeau pas puissamment allongé, qui perdait toutesa lourdeur dans la chute du manteau. Sur lanuque forte s’appuyait la chevelure, et, ren-foncé dans les cheveux, se trouvait un visagequi regardait, qui était dans l’ivresse de re-garder, où la création écumait : le visage d’unélément. C’était Balzac, dans la fécondité deson abondance, le fondateur de générations,

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le gaspilleur de destins. C’était l’homme dontles yeux n’avaient pas besoin d’objets ; si lemonde avait été vide, ses yeux l’eussent amé-nagé. C’était celui qui avait voulu devenir richepar des mines d’argent légendaires et heureuxpar une étrangère. C’était la création elle-même qui se servait de la forme de Balzac pourapparaître ; l’orgueil de la création, sa fierté,son vertige et son ivresse. La tête qui était reje-tée en arrière vivait au sommet de cette figurecomme ces boules qui dansent sur les rayonsdes fontaines. Toute lourdeur était devenue lé-gère, montait et retombait.

C’est ainsi que Rodin a vu Balzac en un ins-tant de concentration formidable et de tragiqueexagération, et c’est ainsi qu’il l’a créé. La vi-sion ne s’évanouit pas ; elle se réalisa.

Ce développement de Rodin qui entouraitd’espace les grands et monumentaux objets deson œuvre a prêté aussi aux autres objets unnouveau genre de beauté. Grâce à lui ils eurentleurs rapports particuliers. Il y a parmi les

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œuvres plus récentes de petits groupes quiagissent par leur apparence close et par le ma-niement merveilleusement doux du marbre.Même en plein jour les pierres gardent cerayonnement mystérieux qui émane des objetsblancs lorsque la nuit tombe. Cela ne tient passeulement à la vie des points de rencontre ;il apparaît qu’ailleurs encore, entre les figureset les différentes parties d’un groupe, des sur-faces de marbre en apparence inutiles sont res-tées, des marches en quelque sorte, qui en pro-fondeur relient un marbre à l’autre. Ce n’estpas un hasard. Le comblement de ces videsempêche des regards sans valeur au travers dugroupe qui conduiraient hors de l’objet dansl’air vide ; elles font que les rebords des formesque de telles lacunes feraient paraître très ai-guës, gardent leur courbe adoucie, recueillentla lumière comme des coquilles et s’y fondentinsensiblement. Lorsque Rodin s’efforçait d’at-tirer l’air le plus près possible de la surfacede ses objets, c’était comme s’il avait ici enquelque sorte dissout la pierre : le marbre ne

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semble être que le contour solide et fécond, etson dernier et plus léger contour, une vibrationde l’air. La lumière qui rencontre cette pierreperd sa volonté ; elle ne passe pas par-dessus,vers d’autres objets ; elle la caresse, elle hésite,elle s’attarde, elle demeure dans la pierre.

En bouchant ainsi des jours inutiles Rodin,insensiblement, se rapprochait du relief. Et eneffet Rodin prépare un grand bas-relief dans le-quel tous les effets de lumière qu’il obtenait

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avec de petits groupes doivent être réunis etaccordés. Il pense à dresser une haute colonneautour de laquelle s’enroule un large ruban debas-reliefs. Le long de ses spirales montera unescalier fermé au dehors par des arcades. Dansces couloirs les formes des murs vivrontcomme dans leur atmosphère propre ; un artplastique naîtra qui connaît le mystère du clair-obscur, une sculpture de l’ombre, apparentéeaux œuvres qui se trouvent dans les entréesdes vieilles cathédrales.

La Tour du Travail sera ainsi faite. Sur lalente montée de ces bas-reliefs se développeraune histoire du travail. Dans une crypte le longruban commencera avec les images de ceuxqui vieillissent dans les mines, et sa longueroute parcourra tous les métiers, des métiersbruyants et animés jusqu’aux plus tranquilles,des hauts fourneaux jusqu’aux cœurs, des mar-teaux jusqu’au cerveau. À l’entrée se dresse-ront deux figures : le jour et la nuit, et au som-met s’élèveront deux génies ailés, les béné-

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dictions qui des hauteurs célestes descendrontjusqu’à cette tour. Car ce monument du travailsera une tour. Rodin n’essaye pas de représen-ter le travail par une grande figure ou un geste ;le travail n’est pas ce qui se voit de loin ; il sedéroule dans les ateliers, dans les chambres,dans les cerveaux, dans l’obscurité. [retour auxnotes de l’auteur.]

Rodin le sait, car son travail aussi est tel ; etil travaille sans arrêt. Sa vie passe comme uneseule journée de travail.

Il a plusieurs ateliers ; les uns, plus connus,où le trouvent les visites et les lettres, d’autres,perdus, dont personne ne sait rien. Ce sont descellules, des pièces vides et pauvres, pleinesde poussière et de grisaille. Mais leur pauvretéest pareille à cette grande pauvreté de Dieu où,mars venu, les arbres s’éveillent. Il y a en euxquelque chose d’un début de printemps : unediscrète promesse et une gravité profonde.

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Peut-être dans l’un de ces ateliers la Tourdu travail grandira-t-elle quelque jour. À pré-

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sent qu’elle n’est encore qu’un projet, il fallaitcependant parler de son importance qui tientpour nous à son sujet. Si ce monument doitquelque jour être élevé, on sentira qu’aveccette œuvre non plus, Rodin n’a pas voulu dé-passer les limites de son art. Le corps qui tra-vaille lui est apparu comme autrefois le corpsqui aime. Ce fut une nouvelle révélation dela vie. Mais cet ouvrier-ci vit si complètementdans les choses, dans la profondeur de son

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œuvre qu’il ne peut pas éprouver des révéla-tions autrement que par les moyens simples deson art. De la vie nouvelle ne signifie pas endernier ressort pour lui autre chose que : dessurfaces nouvelles, des gestes nouveaux. Ainsitout autour de lui est devenu simple. Il ne peutplus se tromper.

Par ce développement qui fut le sien, Rodina donné un signal à tous les arts, dans ce tempstroublé.

On reconnaîtra un jour ce qui a fait si grandce grand artiste, savoir qu’il a été un ouvrierqui ne désirait pas autre chose que d’entrertout entier et de toutes ses forces dans l’exis-tence basse et dure de son instrument. Il yavait là une sorte de renoncement à la vie ;mais par cette patience justement il finit par lagagner : car à son instrument vint l’univers.

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DEUXIÈME PARTIE

UNE CONFÉRENCE (1907)

Il y a quelques noms qui, prononcés en cemoment, pourraient fonder entre nous uneamitié, une chaleur, une communauté qui fe-rait que, séparé de vous par une apparenceseulement, je parlerais au milieu de vous, horsde vous comme une de nos voix. Le nom qui,vaste comme une constellation de cinqgrandes étoiles, s’étend au-dessus de cette soi-rée, ne peut pas être prononcé. Pas mainte-nant. Il porterait sur vous une inquiétude, descourants se formeraient en vous, sympathie etdéfense, alors que j’ai besoin de votre silence

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et de la surface non troublée de votre attentepleine de bon vouloir.

Je prie ceux qui le peuvent encore, d’ou-blier le nom dont il s’agit, et j’attends de tousun oubli encore plus large. Vous êtes habituésà ce que l’on vous parle d’art, et qui pourraittaire que votre sympathie va toujours plus vo-lontiers à l’encontre des mots qui s’adressentà vous sous un tel couvert ? Un certain bel etpuissant mouvement qui ne peut se dissimu-ler plus longtemps, pareil au vol d’un grand oi-seau, a saisi vos regards : mais voici que l’onvous invite à baisser vos yeux pour la duréed’un coup d’œil. Car ce n’est pas là-bas, dansle ciel des évolutions incertaines, ce n’est pasd’après le vol d’oiseau de l’art nouveau que jeveux rien vous augurer.

Je me sens pareil à quelqu’un qui doit vousfaire souvenir de votre enfance. Non, passeulement de la vôtre, de tout ce qui jamais futenfance. Car il s’agit d’éveiller en vous des sou-venirs qui ne sont pas les vôtres, qui sont plus

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vieux que vous ; de rétablir des rapports et derenouveler des correspondances qui sont loinen avant de vous.

Si je devais vous parler d’hommes, je pour-rais reprendre là où vous vous êtes justementarrêtés en entrant ici ; me mêlant à vos conver-sations, j’en viendrais de moi-même à tout,porté que je serais, et entraîné par cetteépoque mouvementée sur les rives de laquelletout ce qui est humain semble résider, inondépar elle, et reflété d’une manière si inattendue.Mais lorsque j’essaie de dominer ma tâche duregard, il m’apparaît clairement que je n’ai pasà vous parler des hommes, mais des choses.

*** ***

Choses, tandis que je prononce cela (en-tendez-vous) un silence se fait ; le silence quiest autour des choses. Tous les mouvementss’allongent, deviennent contour, et les temps

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passés et futurs se referment en une essencedurable : l’espace, le grand apaisement deschoses réduites à rien.

Mais non : ce n’est pas ainsi que vous sen-tez le silence qui se fait. Le mot choses passe àcôté de vous, il ne signifie rien pour vous ; outrop d’objets qui vous sont trop indifférents. Etje suis content à présent d’avoir invoqué l’en-fance ; peut-être pourra-t-elle m’aider à vousmettre ce mot à cœur, comme un mot cher, liéà beaucoup de souvenirs.

Si cela vous est possible, retournez avecune partie de votre sensibilité, déshabituée etgrandie, vers l’une de ces choses de votre en-fance avec lesquelles vous avez eu des rap-ports familiers. Essayez de vous rappeler s’il yeut jamais rien qui vous fût plus proche, plusintime et plus nécessaire qu’une de ces choses.Si tout n’était pas – hors justement cette chose– capable de vous faire mal ou tort, de vouseffrayer par une douleur ou de vous troublerpar une incertitude ? Si la bonté a été l’une de

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vos premières expériences, et la confiance etle sentiment de n’être pas seul, – n’est-ce pas àcette chose justement que vous le devez ? N’yeut-il pas une chose avec laquelle vous avezd’abord partagé votre cœur, comme un mor-ceau de pain qui devait suffire pour deux ?

Dans les légendes des saints vous aveztrouvé plus tard une pieuse gaieté, une bien-heureuse modestie, une disposition à être n’im-porte quoi, que vous connaissiez déjà, parcequ’un quelconque petit morceau avait déjà faitcela pour vous, avait tout pris sur lui et toutporté. Ce petit objet oublié qui était prêt à toutsignifier, vous en rendait familiers des milliersd’autres, en jouant mille rôles, en étant animalet arbre, et roi et enfant, – et lorsqu’il s’effaçait,tout était là.

Cela, qui était indéfini et sans valeur, a pré-paré vos rapports avec le monde, vous aconduits dans l’événement et parmi leshommes, et plus encore, vous avez par sonexistence, par son apparence quelconque, par

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sa rupture finale, ou son évanouissement mys-térieux, vécu tout ce qui est humain, jusqu’autréfonds de la mort.

Vous vous souvenez à peine de tout cela etvous avez rarement conscience d’avoir mainte-nant encore besoin de choses qui, semblablesà ces choses de votre enfance, attendent votreconfiance, votre amour, ou votre don de vous-mêmes. Comment les choses en sont-elles ar-rivées là ? Comment nous sont-elles apparen-tées ? Quelle est leur histoire ?

*** ***

De très bonne heure l’on a formé des chosessur le modèle des choses naturelles que l’onavait trouvées ; on a fait des instruments etdes récipients, et ce dut être bien étrange quede voir reconnaître aux choses que l’on avaitfaites, les mêmes apparences, les mêmesdroits, la même réalité qu’à ce qui était déjà.

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Quelque chose naissait là, aveuglément, d’untravail furieux, et portait encore les empreintesd’une vie menacée et ouverte, en était encoretout chaud, mais à peine était-ce achevé, éloi-gné, que cela entrait dans le monde deschoses, prenait leur calme, leur dignité tran-quille, et ne regardait plus que comme avecune mélancolique compréhension, hors de sadurée. Cette expérience était si étrange et siforte que l’on comprend qu’il y eût tout à coupdes choses qui n’étaient faites qu’en vue d’elle.Car peut-être les idoles les plus anciennesétaient-elles des formes de cette expérience,des tentatives de créer avec de l’humain etde l’animal que l’on voyait, on ne savait quoiqui ne mourût pas avec nous, qui durât, aussiproche que possible de ce qui est au-dessus denous : une chose.

Quelle chose ? Une chose belle ? Non. Quieût su dire ce qu’était la beauté ? Une choseressemblante. Une chose où l’on reconnaissait

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ce que l’on aimait, et ce que l’on craignait, etce qu’il y avait d’inconcevable dans tout cela.

Vous rappelez-vous de telles choses ? L’uned’entre elles, peut-être, vous parut longtemps,ridicule. Mais un jour son instance vous frappa,la gravité singulière, presque désespérée,qu’elles ont toutes. Et ne vîtes-vous pas alorsvenir sur cette image, presque contre sa volon-té, une beauté que vous n’aviez pas crue pos-sible ?

S’il y a eu un tel instant, je veux à présentl’invoquer. C’est celui avec lequel les chosesentrent de nouveau dans votre vie. Car aucuned’elles ne peut vous toucher si vous ne lui per-mettez pas de vous surprendre par une beautéqui était imprévisible. La beauté est toujoursquelque chose qui est survenue avec le reste,et nous ne savons pas quoi.

Qu’une opinion esthétique ait cours, quiprétendait que l’on peut saisir la beauté, c’estlà ce qui vous a égarés et ce qui a produit des

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artistes qui croyaient que leur tâche était decréer de la beauté. Et il n’est toujours pas en-core superflu de répéter que l’on ne peut pascréer de la beauté. Personne n’a jamais créé debeauté. On ne peut que ménager des circons-tances aimables ou sublimes pour ce qui, par-fois, consent à s’attarder chez nous : un autel,des fruits et une flamme… Le reste n’est pasen notre pouvoir. Et la chose elle-même qui, ir-répressible, jaillit des mains d’un homme, estcomme l’Éros de Socrate, est un démon, estentre Dieu et l’homme, n’est pas elle-mêmebelle, mais amour et nostalgie de la beauté.

À présent, imaginez comment cette décou-verte, faite par un homme qui travaille, doittout changer. L’artiste que guide cetteconscience, n’a plus à penser à la beauté ; ilsait aussi peu que les autres en quoi elleconsiste. Guidé par son aspiration vers l’ac-complissement d’utilités qui le dépassent, ilsait seulement qu’il y a certaines conditionssous lesquelles parfois elle daigne descendre

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parmi ses choses. Et la profession de cethomme c’est d’apprendre à connaître cesconditions et d’acquérir la faculté de les pro-duire.

Mais à quiconque poursuit ces conditionsattentivement jusqu’à leur fin, il apparaîtqu’elles ne franchissent pas la surface deschoses et qu’elles ne pénètrent pas dans leurintérieur ; que tout ce que l’on peut faire c’est :produire une surface fermée d’une certainemanière, nullement due au hasard, une surfacequi, comme celle des objets naturels, est en-tourée par l’atmosphère, éclairée et atteintepar des ombres, cette surface, et rien de plus.Hors de tous ces grands mots prétentieux et lu-natiques, l’art tout à coup semble placé dans cequi est petit et sec, dans le quotidien, dans lemétier. Car que veut dire : faire une surface ?

Mais laissez-moi me demander un instant sin’est pas surface tout ce que nous avons de-vant nous, ce que nous percevons, expliquonset interprétons. Et ce que nous appelons es-

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prit et âme et amour, n’est-ce pas qu’un légerchangement sur la petite surface d’un prochevisage ? Et quiconque veut nous figurer cela,ne doit se tenir qu’à ce qui est saisissable, à cequi répond à ses moyens, à la forme qu’il peuttoucher et ressentir ? Et quiconque saurait voiret reproduire toutes les formes, ne nous don-nerait-il pas (presque sans le savoir) tout ce quiest de l’esprit ? Tout ce qui a été jamais nommédésir ou douleur ou félicité, ou même ce qui n’apas de nom dans son indicible spiritualité.

Car tout le bonheur dont ont jamais tremblédes cœurs ; toute la grandeur dont la penséeseule nous détruit presque ; chacune de cesvastes pensées qui vont et viennent : – il y eutun instant où elles ne furent que le trousse-ment de lèvres, le froncement de sourcils, oudes étendues d’ombre sur des fronts ; et ce pliautour de la bouche, cette ligne au-dessus despaupières, cette obscurité sur un visage, peut-être étaient-ils déjà exactement ainsi : comme

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dessin sur un animal, comme sillon dans un ro-cher, comme creux sur un fruit…

Il n’y a qu’une seule surface, infiniment agi-tée et transformée. Dans cette pensée on pou-vait durant un instant enfermer le monde, etelle était, simplement et tel qu’un devoir, po-sée dans les mains de celui qui avait cette pen-sée. Car quelque chose ne peut pas devenir unevie grâce aux grandes idées, mais grâce à cecique l’on s’en dégage un métier, une chose quo-tidienne, et qui dure auprès de vous jusqu’à lafin.

*** ***

J’ose à présent vous trahir ce nom qui nepeut être tu plus longtemps : Rodin. Vous savezque c’est le nom d’une foule de choses. Vousdemandez à les connaître, et je suis confus dene pouvoir vous en montrer aucune.

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Mais il me semble que j’en vois une et en-core une dans votre souvenir, et c’est comme sije pouvais les soulever hors de là pour les pla-cer au milieu de nous :

Cet homme au nez cassé, inoubliablecomme un poing soudain levé.

Cet adolescent dont le mouvement vertica-lement étiré est aussi proche de vous que votrepropre réveil.

Cet homme qui marche, qui est debout dansle vocabulaire de votre sensibilité comme unmot nouveau pour désigner l’action de mar-cher.

Et celui-ci qui est assis, en pensant avectout son corps, en s’aspirant en soi-même.

Et le bourgeois à la clef, comme une grandearmoire, où toute la douleur est enfermée.

Et Ève, comme de loin ployée dans sesbras, dont les mains tournées vers le dehors

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voudraient repousser tout, même son proprecorps qui se transforme.

Et puis la douce, légère voix intérieure, sansbras, comme ce qui est intérieur, et, ainsi qu’unorgane, détachée du mouvement circulaire dece groupe.

Et une petite chose quelconque dont vousavez oublié le nom, faite d’une étreinteblanche, rayonnante, qui tient ensemblecomme un nœud ; et cette ombre qui s’appellepeut-être Paolo et Francesca, et de plus petitesencore que vous trouvez en vous, comme desfruits à l’écorce très mince.

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Et puis voici que vos yeux projettent aumur, comme les verres d’une lanterne ma-gique, par-delà moi, un gigantesque Balzac.L’image d’un créateur dans son orgueil, deboutdans son propre mouvement comme dans untourbillon, qui soulève le monde entier et l’en-traîne dans cette tête en mal d’enfance.

Dois-je, à côté de ces choses de votre sou-venir, à présent qu’elles sont là, en placerd’autres encore, des centaines et des cen-taines ? Cet Orphée, cet Ugolino, cette sainteThérèse qui reçoit les stigmates, ce Victor Hu-

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go avec son grand geste biais et dominant,et cet autre geste tout entier adonné à cesvoix chuchotantes, et un autre encore vers le-quel chantent d’en bas trois bouches de jeunesfilles, comme une source qui jaillirait de terrepour l’amour de lui ? Et je sens déjà comme lenom fond dans ma bouche, comme tout celan’est plus que le poète, le même poète qui s’ap-pelle Orphée lorsque, par un immense détour,son bras, passant par toutes choses, s’avancevers les cordes, le même qui, convulsivementet douloureusement, saisit les pieds de la musefuyante et qui se retire ; le même qui meurtenfin, son visage dressé en pente raide dansl’ombre de ses voix qui continuent à chanterpar le monde, et meurt, de telle façon que lemême petit groupe s’appelle parfois aussi : Ré-surrection.

Mais qui saurait arrêter à présent la vaguedes amants qui se lève là dehors, sur la merde cette œuvre ? Avec ces formes impitoyable-ment liées, viennent à nous des destins et des

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noms doux et désespérés : mais tout à coup ilssont partis comme un éclat qui se retire, – etl’on voit le fond. On voit des hommes et desfemmes, des hommes et des femmes, toujoursde nouveau des hommes et des femmes. Etplus l’on regarde, et plus se simplifie ce conte-nu, et l’on voit : des choses.

*** ***

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Ici mes mots deviennent impuissants et re-tournent à la grande découverte à laquelle jevous ai déjà préparés, à la science de cette sur-face une sous laquelle le monde entier est pro-posé à cet art. Proposé, mais non pas donné.Pour le prendre il fallait (il faut encore tou-jours) un travail infini.

Songez comment dut travailler celui quivoulait se rendre maître de toutes les surfaces ;puisque aucune chose n’est semblable à l’autre.Celui pour qui il ne s’agissait pas de connaîtrele corps en général, le visage, la main (tout celad’ailleurs n’existe pas) ; mais tous les corps,tous les visages, toutes les mains. Quelle tâchese dresse là ! Et combien simple et grave est-elle ; sans séduction ni promesse, comme sansphrases.

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Un métier se forme, mais il semble que cesoit un métier pour immortels, tant est im-mense sa portée, tant il paraît sans fin prévi-sible, tout disposé pour un apprentissage per-

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pétuel. Et où était une patience qui fût égale àun tel métier ?

Elle était dans l’amour de ce travailleur, elleen tirait sans cesse son renouveau. Car c’est làpeut-être le secret de ce maître qu’il était ca-pable d’un amour auquel rien ne pouvait résis-ter. Son désir était si long, si passionné et si in-interrompu que toutes les choses lui cédaient ;les choses naturelles et toutes les choses énig-matiques de tous les temps où de l’humain as-pirait à être de la nature. Il ne resta pas debout

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auprès de celles qui sont faciles à admirer. Ilvoulut tout de suite apprendre l’admiration jus-qu’au bout. Il prit sur lui les lourds objets closet les porta, et leur poids le ploya de plus enplus dans son métier. Sous leur poids il a dûcomprendre clairement que les choses d’art,comme une arme ou une balance, n’ont pastant besoin de faire de « l’effet » par leur belleapparence que d’être réellement bien faites.

Ce bien-faire, ce travail avec la consciencela plus pure, était tout. Reproduire un objet ce-la voulait dire : être passé sur chaque endroit,ne rien faire, ne rien négliger, n’être trompénulle part ; connaître les cent profils, les vuesd’en haut et d’en dessous, toutes les intersec-tions. Alors seulement une chose était là, alorsseulement elle était île, partout détachée ducontinent de l’incertain.

Ce travail (le travail du modelé) était,quoique l’on fît, partout le même ; il devait êtrefait si humblement, si servilement, avec un teldon de soi, et une telle absence de choix sur

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le visage, sur la main ou sur le corps, qu’il n’yeût plus rien qui portât un nom, que l’on formâtseulement sans savoir ce qui allait justementvenir, comme le ver qui suit son chemin, dansl’obscurité, d’un endroit à l’autre. Car qui sau-rait être dépourvu de toute prévention en pré-sence de formes qui portent un nom ? Qui nechoisit pas déjà lorsqu’il nomme quelque chosevisage ? Mais celui qui travaille n’a pas le droitde choisir. Son labeur doit être pénétré d’uneobéissance partout égale. Sans avoir été dé-cachetées, ainsi qu’un objet confié, les formesdoivent passer entre ses doigts, pour être dansson œuvre pures et intactes.

Et c’est là ce que sont les formes dansl’œuvre de Rodin : pures et intactes ; sans riendemander il les a transmises à ses choses quisemblent n’avoir jamais été touchées lorsqu’illes quitte. La lumière et l’ombre deviennentplus douces au-dessus d’elles, comme au-des-sus de fruits tout frais, et plus animées, commeconduites par un vent matinal.

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Ici, il doit être question du mouvement ;non pas au sens auquel on en a souvent parléavec reproche ; car la mobilité des gestes quia été beaucoup remarquée dans cette sculp-ture, se passe à l’intérieur des choses, commela circulation d’un sang, et ne trouble jamaisle repos et la stabilité de son architecture. Cen’eût d’ailleurs nullement été une nouveautéque d’introduire du mouvement dans l’art plas-tique. Nouvelle n’était que l’espèce de mouve-ment à laquelle est contrainte la lumière parla complexion particulière de ces surfaces dontles inclinaisons sont si souvent modifiées quetantôt elle coule lentement et tantôt se préci-pite, tantôt apparaît profonde, tantôt guéable,miroitante ou mate. La lumière qui touche unede ces choses, n’est plus une lumière quel-conque ; elle n’a plus de mouvements dus auhasard ; la chose prend possession de cette lu-mière et s’en sert comme d’un objet à soi.

Cette conquête et cette prise de possessionde la lumière, conséquence d’une surface exac-

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tement déterminée, Rodin l’a reconnue commeune des vertus les plus propres aux chosesplastiques. L’antiquité et l’époque gothique ont,chacune à sa manière, cherché des solutionsde ce problème plastique, et il a respecté destraditions infiniment anciennes en cherchantd’abord, dans son développement personnel, àse rendre maître de la lumière.

Il y a réellement des pierres qui ont leur lu-mière propre, comme ce visage penché sur unbloc, au Musée du Luxembourg, La Pensée, qui,incliné jusqu’à s’envelopper d’ombre, est main-tenu au-dessus de l’éclat blanc de sa pierresous l’influence de laquelle les ombres se dis-sipent et se fondent en un clair-obscur trans-parent. Et qui ne pense avec ravissement àl’un des petits groupes où deux corps formentune pénombre, pour s’y rencontrer doucement,dans une lumière voilée ? Et n’est-il pasétrange de voir avancer la lumière sur le dosétendu de la Danaïde, lentement comme si elleprogressait depuis des heures ? Et quelqu’un se

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souvenait-il encore de toute cette échelle quiva de l’ombre jusqu’à cette obscurité transpa-rente et légèrement dissipée comme il en glisseparfois autour du nombril de certaines statuesantiques et que nous ne connaissions plus quepar la courbure de pétales de roses ?

*** ***

À de tels progrès – presque inexprimables –tenait l’enrichissement de l’œuvre de Rodin. Enmême temps qu’il subjuguait la lumière, Ro-din préparait son autre grande victoire à la-quelle ses objets doivent leur forme, cette es-pèce de grandeur indépendante de toute me-sure. Je veux dire la conquête de l’espace.

De nouveau c’étaient les choses qui lui en-seignaient la vérité, comme si souvent déjà,les choses, dehors, dans la nature, et quelquesobjets d’art, d’une origine élevée qu’il allaittoujours de nouveau interroger. Elles lui répé-

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taient chaque fois une loi ou un rapport dontelles étaient pleines, et qu’il comprenait peu àpeu. Elles lui permettaient de jeter un regarddans la géométrie mystérieuse de l’espace ; etil comprenait que les contours d’une chosedoivent s’ordonner dans la direction de plu-sieurs plans inclinés l’un contre l’autre, pourque la chose soit réellement recueillie par l’es-pace, en quelque sorte reconnue par lui dansson indépendance cosmique.

Il est difficile de formuler cette découverteavec précision. Mais on peut montrer sur

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l’œuvre de Rodin comment elle a trouvé sonemploi. Les détails donnés sont ramassés avecde plus en plus d’énergie et de sûreté dans defortes unités de plans, et enfin, comme sousl’influence de forces tournantes, ils s’alignentpour ainsi dire, et l’on croit voir comment cesplans font partie du globe terrestre et selaissent prolonger dans l’infini.

Voici L’Âge d’airain qui est encore deboutcomme dans un espace clos ; autour du SaintJean tout recule et s’efface déjà de tous côtés ;autour du Balzac on sent toute l’atmosphère,mais quelques nus sans tête, – le nouvel eténorme Homme qui marche surtout – sontcomme placés au-dessus de nous, comme dansl’espace infini, comme sous les étoiles, au mi-lieu de la vaste et imperturbable gravitationdes mondes.

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Mais de même que dans un conte, le gi-gantesque, une fois surmonté, aux yeux de sonvainqueur se fait petit, pour lui appartenircomplètement, de même le maître a pu réelle-ment prendre possession, comme d’un objet àlui, de cet espace qu’il avait conquis grâce auxchoses.

Car cet espace, quelque infini qu’il soit, estcontenu dans les étranges feuillets dont onvoudrait toujours de nouveau croire qu’ils sontle terme de cette œuvre. Ces dessins des dixdernières années ne sont pas ce que beaucoup

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crurent, des notes rapides, des ébauches pré-paratoires, des esquisses provisoires ; ilscontiennent les résultats les plus définitifsd’une longue expérience ininterrompue. Et ilsles enferment comme par un miracle perma-nent dans un rien, dans un tracé rapide, dansun contour pris hors d’haleine sur la nature,dans le contour d’un contour qu’elle-mêmesemble avoir déposé parce qu’il était trop dé-licat et trop précieux. Jamais des lignes n’ontété, même sur les feuillets japonais les plusrares, d’une telle intensité d’expression, et enmême temps aussi gratuits. Car ici rien n’estreprésenté, rien n’est voulu, il n’y a pas lamoindre trace d’un nom. Et cependant, qu’y a-t-il ici ? Quelles actions de tenir ou de lâcher,ou de ne plus pouvoir tenir, de pencher oud’étendre ou de contracter, quelles chutes ouquels vols vit-on ou soupçonna-t-on jamais quin’apparaissent ici ? Et si elles furent jamais, onles avait perdues ; car elles étaient si fugitiveset fines, si peu destinées à qui que ce soit, quel’on n’était pas capable de leur prêter un sens.

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Maintenant seulement qu’inopinément on lesrevoit dans ces feuillets, on sait leur significa-tion : les formes les plus extrêmes de l’amouret de la souffrance, du désespoir et du bonheursont là, on ne comprend pas pourquoi. Il y alà des formes humaines qui montent, et cettemontée est irrésistible comme ne peut êtrequ’un matin lorsque le soleil le déploie. Et voicides formes légères, qui s’éloignent rapidement,qui par leur fuite vous bouleversent tout àcoup, comme si l’on ne pouvait plus se passerd’elles. Voici des formes étendues autour des-quelles naissent du sommeil et des boules desonges ; et d’autres, paresseuses, lourdes deparesse, qui attendent ; et d’autres encore, dé-pravées, qui ne veulent plus attendre. Et l’onvoit leurs vices ; et c’est comme la croissanced’une plante qui grandit dans la démenceparce qu’elle ne peut pas autrement ; on com-prend quelle part de la chute d’une fleur estcontenue encore dans l’inclinaison de celle-ci,et que tout cela est le monde, et cette figureencore, qui, pareille à un astre au zodiaque, est

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pour toujours emportée et fixée dans sa soli-tude passionnée.

Mais lorsque l’une de ces figures animéesdevient visible sous un peu de couleur verte,c’est la mer ou le fond de la mer, et elle se meutautrement ; plus péniblement, sous l’eau ; et ilsuffit d’un signe en bleu, derrière une figure quitombe, pour que de tous côtés l’espace fasse ir-ruption dans le papier et l’entoure de tant devide que l’on est pris de vertige et qu’involon-tairement on s’appuie sur la main du maître

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qui, en un geste de don affectueux, vous mon-trait le dessin.

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Mais voici – je m’en aperçois – que je vousai laissé voir un geste du maître. Vous en ré-clamez d’autres. Vous vous sentez préparés àaccueillir et à ranger en les complétant des im-pressions extérieures et même superficielles,afin qu’elles deviennent autant de traits dansvotre image personnelle. Vous demandez à en-tendre les termes précis d’une phrase, tellequ’elle a été prononcée ; vous voulez inscrireles lieux et les dates dans la carte des mon-tagnes et des fleuves de cette œuvre.

Voici une photographie qui a été faited’après un portrait à l’huile. Elle montre de fa-çon mal distincte un jeune homme vers la finde 1860. Les lignes simples dans le visage im-berbe sont presque dures, mais les yeux qui

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luisent clairement dans l’ombre, relient le dé-tail en une expression tendre, presque rêveuse,comme les jeunes gens en prennent parfoissous l’influence de la solitude ; c’est presque levisage de quelqu’un qui a lu jusqu’à la tombéede la nuit.

Mais voici un autre portrait, vers 1880. Onvoit ici un homme qui porte l’empreinte de sonactivité. Le visage est amaigri, la longue barbecoule négligemment sur le buste aux largesépaules, vêtu d’un veston devenu trop ample.Malgré les tons cendrés, pâlis de la photogra-phie, on croit reconnaître que les paupièressont rougies, mais le regard jaillit, sûr et résolu,des yeux surmenés, et dans l’attitude il y a unetension élastique qui ne se rompra pas.

Soudain, après quelques années, tout celaest transformé. Le provisoire, l’indéterminé estdevenu du définitif qui est fait pour durer. Toutà coup ce front est là, « rocheux » et raide, horsduquel pointe le long nez fort aux narines lé-gères et sensibles. Comme sous un vieil arc de

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pierre, les yeux voient loin, au-dehors et en de-dans. La bouche d’un masque de faune, à de-mi dissimulée et augmentée du silence sensuelde nouveaux siècles, et, en dessous, la barbe,comme trop longtemps retenue, jaillit en uneseule vague blanche. Et le corps qui porte cettetête est comme inamovible.

Et si l’on doit dire ce qui émane de cetteapparition, voici : c’est qu’elle semble remon-ter en arrière comme un Dieu fluvial et re-garder en avant comme un prophète. Elle neporte pas la marque de notre temps. Exacte-ment définie dans son unicité, elle se perd mal-gré tout dans une sorte d’anonymat du moyenâge, elle a cette humilité de la grandeur quifait penser aux constructeurs des grandes ca-thédrales, son isolement n’est pas une volontéde se tenir à l’écart, car elle repose sur ses rap-ports avec la nature. Sa virilité, malgré toutson entêtement, est sans dureté, de sorte qu’unami de Rodin à qui il rendait parfois visite lesoir, pouvait écrire : « Il reste, lorsqu’il s’en est

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allé, dans le crépuscule de la chambre, quelquechose de tendre, comme si une femme étaitpassée là ».

Et en effet les rares hommes auxquels lemaître a accordé son amitié, ont appris àconnaître sa bonté, qui est élémentaire commela bonté d’une force naturelle, comme la bontéd’un long jour d’été qui fait tout pousser, etne s’assombrit que tard. Mais les visiteurs ra-pides du dimanche après-midi eux aussi onteu leur part lorsque dans les deux ateliers duDépôt des Marbres, ils rencontraient toujoursde nouveau le maître, au milieu de ses œuvresachevées ou inachevées. On se sent rassurédès le premier instant par sa politesse, maison s’effraie presque de l’intensité de son intérêtlorsqu’il se retourne vers vous. Car il a ce re-gard d’une attention concentrée qui va et vientcomme le jet lumineux d’un phare, mais quiest si fort que loin derrière soi l’on sent encores’étendre sa clarté.

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Vous avez souvent entendu décrire ces ate-liers de la rue de l’Université. Ce sont deschantiers où les pierres de taille de cettegrande œuvre sont sculptées. Inhospitalierspresque comme des carrières, ils n’offrent auvisiteur aucune distraction ; installés qu’ilssont seulement en vue du labeur, ils le forcentà regarder ainsi que l’on travaille, et nombreuxsont ceux qui pour la première fois ont senti là-bas combien ils étaient peu accoutumés à ceteffort. D’autres qui apprenaient à regarder re-partaient heureux d’avoir fait de nouveaux pro-grès, et ils remarquaient alors que tout ce quiétait dehors avait aussi été un apprentissage.Mais l’espace de ces ateliers a dû être sur-tout étrange pour ceux qui savaient voir. Gui-dés par le sentiment d’une douce contrainte,ils venaient ici, quelquefois de loin, et d’êtreici, à l’abri de ces choses, c’était pour eux cequi viendrait un jour. C’était une fin et un com-

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mencement, et le paisible accomplissement duvœu qu’il pût y avoir quelque part, parmi tantde paroles, un exemple, la simple réalité d’uneréussite. De ceux-ci, alors, Rodin s’approchaitvolontiers et il admirait avec eux ce qu’ils ad-miraient. Car le chemin obscur de son travailinconscient qui conduit à travers le métier, luipermet d’admirer lui-même ses choses ache-vées qu’il n’a pas surveillées et tenues en tu-telle, et qui, lorsqu’elles sont enfin là, le dé-passent lui-même. Et son admiration estchaque fois meilleure, plus profonde, plus en-chantée que celle de ses visiteurs. Son incom-parable concentration le sert partout. Etlorsque, dans la conversation, il repousse avecune indulgence et un sourire ironiques l’hypo-thèse formulée de l’inspiration, en répondantqu’il n’y a point, mais point du tout d’inspira-tion, on comprend tout à coup que pour cethomme l’inspiration est devenue permanente,qu’il ne la sent plus venir parce qu’elle ne s’ar-rête plus, et l’on entrevoit la cause de sa fécon-dité ininterrompue.

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« Avez-vous bien travaillé ? » telle est laquestion par laquelle il salue tous ceux quil’aiment ; car si l’on peut répondre oui à cettequestion, il n’y en a point d’autre à poser et l’onpeut être rassuré : quiconque travaille est heu-reux.

Pour la nature simple et régulière de Rodinqui dispose de réserves de forces incroyables,cette solution était possible ; pour son génieelle était nécessaire ; ce n’est qu’ainsi qu’il putse rendre maître du monde. Travailler commela nature travaille, et non comme l’homme,telle était sa destinée.

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Peut-être Sébastien Melmoth a-t-il éprouvécela lorsque, seul, par une triste après-midi, ilest allé voir encore une fois la Porte de l’Enfer.Peut-être l’espoir de recommencer a-t-il encoreune fois tressailli dans son cœur déjà à demidétruit. Peut-être, si cela avait été possible,eût-il voulu demander à cet homme lorsqu’ilfut seul avec lui :

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— Comment a été votre vie ?

Et Rodin eût répondu :

— Bien.

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— Avez-vous eu des ennemis ?

— Ils n’ont pas pu m’empêcher de tra-vailler.

— Et la gloire ?

— M’a obligé à travailler.

— Et les amis ?

— Ont exigé du travail de moi.

— Et les femmes ?

— Le travail m’a appris à les admirer.

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— Mais vous avez été jeune ?

— Oui, et alors j’étais n’importe qui. On necomprend rien lorsqu’on est jeune ; cela nevient que plus tard, lentement.

Ce que Sébastien Melmoth n’a pas deman-dé, peut-être nombreux sont ceux qui l’ontpensé en regardant vers le maître, toujours denouveau étonnés de la durée des forces de cevieillard de presque soixante-dix ans, de cettejeunesse en lui, qui n’a rien de conservé, quiest fraîche, comme s’il la tirait toujours de nou-veau de la terre.

Et vous-mêmes, vous demandez, plus im-patiemment, pour la seconde fois : Comment aété sa vie ?

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Si j’hésite à vous le raconter dans l’ordrechronologique, comme une biographie, c’est

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parce qu’il semble que toutes les dates que l’onconnaît (et elles sont assez peu nombreuses),soient beaucoup plus générales que person-nelles, pour peu qu’on les compare à ce quecet homme en a fait. Séparé de tout ce quiétait avant, par le massif inaccessible de cetteœuvre formidable, on a peine à reconnaître desévénements passés ; on en est réduit à ce quele maître lui-même a raconté à l’occasion, et àce qui a été répété par d’autres.

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De son enfance on sait seulement que lejeune garçon fut de bonne heure envoyé deParis dans une petite pension à Beauvais, où,délicat et sensible, il souffre d’être privé d’unfoyer, et de la compagnie des étrangers sanségards qui l’entourent. Il revient à Paris, âgé dequatorze ans, et, dans une petite école de des-sin apprend pour la première fois à se servir

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de la terre glaise que ses mains voudraient neplus lâcher, tant il aime cette matière. Tout luiplaît d’ailleurs de ce qui est travail ; il travaillemême durant les repas, il lit, il dessine. Il des-sine dans la rue, et, le matin très tôt, au Jardindes Plantes, les animaux lourds de sommeil. Etce à quoi son plaisir ne l’invite pas, sa pauvre-té l’y pousse. La pauvreté sans laquelle sa viene serait pas concevable, et à laquelle il n’ou-blie pas qu’il doit d’avoir vécu près des ani-maux et des fleurs, privé de tout, parmi toutesles choses pauvres qui dépendent de Dieu et nedépendent que de lui.

À dix-sept ans il entre chez un décorateuret travaille pour lui, comme plus tard à la ma-nufacture de Sèvres, pour Carrier-Belleuse, etpour van Rasbourg, à Anvers et à Bruxelles. Savéritable vie, indépendante et publique, com-mence aux environs de l’année 1877. Elle com-mence par l’accusation qu’on porte contre luid’avoir exécuté la statue de L’Âge d’airain qu’ilexposait alors, en la moulant d’après nature.

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Elle commence par une accusation. Il s’en sou-viendrait à peine encore aujourd’hui si l’opi-nion publique ne l’avait pas d’une manière sipersistante attaqué et repoussé. Il ne s’enplaint pas ; tout au plus, l’influence de cettehostilité qui ne désarma pas, a-t-elle développéchez lui une bonne mémoire des expériencesmauvaises, mémoire qu’il eût dû, lui qui avaitun sens si juste de l’essentiel, laisser s’atro-phier. Sa science était déjà énorme en cetemps-là, l’était déjà dès l’année 1864, lorsquele masque de L’Homme au nez cassé vit le jour.Il avait beaucoup travaillé sous l’influence dece masque, mais ce qui sortait de ses mainsétait déformé par d’autres et ne portait passon nom. M. Roger-Marx a trouvé et plus tardacquis les modèles que Rodin avait exécutéspour Sèvres ; à la manufacture on les avaitjetés aux déchets comme inutilisables. Dixmasques, destinés à l’un des bassins du Troca-déro, disparurent aussitôt après qu’on les eutfixés, et n’ont pas encore été retrouvés. LesBourgeois de Calais n’obtinrent ni l’emplace-

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ment ni la disposition que le maître avait pro-posés ; personne ne voulut assister à l’inaugu-ration de ce monument. À Nancy on obligeaRodin à faire au socle de la statue de ClaudeLorrain des changements qui étaient contrairesà sa conviction. Vous vous rappelez encore dequelle manière inouïe le Balzac fut refusé, sousprétexte que la statue n’était pas assez ressem-blante. Peut-être vous a-t-il échappé que, voi-ci deux années encore, le modèle de plâtre duPenseur, que l’on avait à l’essai érigé devant lePanthéon, fut démoli à coups de hache. Mais ilse peut qu’aujourd’hui ou demain vous rencon-triez dans les journaux une nouvelle analogue,si un nouvel achat officiel d’une œuvre de Ro-din devait se produire. Car cette énumérationqui ne vous livre qu’un choix parmi les vexa-tions que l’on a fait subir à Rodin en les mul-tipliant sans répit, pourrait bien n’être pas en-core close.

On pourrait imaginer qu’un artiste finissepar accepter cette guerre qu’on lui a toujours

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de nouveau déclarée ; l’impatience et l’indi-gnation auraient pu entraîner celui-ci ou celui-là ; mais combien, s’il avait engagé le combat,n’eût-il pas été éloigné de son œuvre ! C’estla victoire de Rodin d’avoir persisté dans lasienne et d’avoir répondu à la destruction,comme fait la nature : par un nouveau com-mencement et par une fécondité décuplée.

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Quiconque craint de s’exposer au reproched’exagération n’a aucun moyen de vous décrirel’activité de Rodin après son retour de Bel-gique.

Le jour commençait pour lui avec le soleil,mais ne finissait pas avec lui ; car alors unelongue bande de lumière de lampe était ajou-tée encore aux nombreuses heures claires. Lanuit tard, lorsqu’il n’y avait plus moyen d’avoirun modèle, la femme qui partageait sa vie avecun don d’elle-même et un empressement tou-chants, était toujours prête à lui faciliter le tra-vail dans leur étroite chambre. Elle était dis-crète comme aide et s’effaçait complètementdans les menus services qui lui incombaient,mais qu’elle pût aussi être belle, c’est ce que nepermet pas d’oublier le buste appelé La Belloneet aussi le sobre portrait que le sculpteur fitplus tard d’elle. Lorsqu’elle-même était lasse, ilapparaissait que la mémoire du travailleur était

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si pleine de souvenirs de formes qu’il n’avaitaucune raison d’interrompre le travail.

C’est alors que virent le jour les fondementsde toute cette œuvre formidable ; presque tousles travaux que l’on connaît commencent ences jours avec une troublante simultanéité.Comme si un commencement de réalisationétait la seule garantie de la possibilité d’exé-cuter des œuvres immenses. Durant des an-nées et des années cette force supérieure dura,impatiente, et lorsque, enfin, un certain épui-sement se manifesta, ce n’était pas le travailqui en était la cause, mais c’était la situationmalsaine d’un appartement sans soleil (dans

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la rue des Grands-Augustins) à laquelle Rodinlongtemps n’avait pas du tout pris garde. Sansdoute, la nature lui avait soudain manqué, etparfois le dimanche après-midi on s’était misen route ; mais en général la nuit tombait avantque, marchant parmi les nombreux piétons(car durant des années il ne fallait pas songerà prendre un omnibus), on fût arrivé aux for-tifications, au-delà desquelles commençait, in-certaine et déjà enveloppée de crépuscule, im-possible à atteindre, la campagne… Mais enfinil était devenu possible de réaliser cet anciendésir, et de s’installer complètement à la cam-pagne, d’abord à Bellevue, dans la petite villaqu’avait habitée Scribe, et plus tard sur les hau-teurs de Meudon.

Là-bas, la vie était devenue beaucoup plusspacieuse, la maison – l’unique étage de la villades Brillants au haut toit Louis XIII – était pe-tite, et n’a pas été agrandie depuis. Mais à pré-sent, il y avait là un jardin qui, clair et animé,prenait part à tout ce qui arrivait, et le lointain

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était devant les fenêtres. Ce qui allait mainte-nant s’étendre dans ces conditions de vie nou-velles et exiger encore des constructions an-nexes, ce n’était pas le maître de cette maison,c’étaient ses chers objets qui devaient être gâ-tés. Pour eux tout a été fait ; voici six ans en-core, il a – peut-être vous en souvenez-vous –fait transporter le pavillon d’exposition du pontde l’Alma à Meudon, et a abandonné ce grandespace clair aux choses, qui, par centaines àprésent, l’occupent.

À côté de ce « Musée Rodin », un autre mu-sée de statues et de fragments antiques, choisisavec un goût très personnel, qui contient desœuvres d’origine grecque et égyptienne, dontcertaines surprendraient même dans les sallesdu Louvre, s’est formé et développé. Dans uneautre pièce, il y a, derrière des vases antiques,des tableaux, auxquels, sans chercher la signa-ture, on donne leurs noms véritables : Ribot,Monet, Carrière, van Gogh, Zuloaga, et, par-mi des tableaux que l’on ne sait pas nommer,

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quelques-uns dus à Falguière qui fut un grandpeintre. Il est naturel que les hommages nemanquent pas ; les livres seuls forment une vo-lumineuse bibliothèque, qui, bien qu’indépen-dante de son choix, ne l’entoure pas par ha-sard. Tous les objets sont entourés de soins ;ils sont honorés, mais personne n’attend d’euxqu’ils répandent une atmosphère agréable ouconfortable. On a presque l’impression den’avoir jamais éprouvé des objets d’art destyles et d’époques les plus différents, chacunavec toute sa force, singulière et isolée desautres, comme ici où ils n’ont pas l’air ambi-tieux ainsi que dans une collection, et ne sontpas non plus forcés à contribuer avec la for-tune de leur beauté à un sentiment général etqui ferait perdre de vue chacun d’entre eux.Quelqu’un nous a dit une fois qu’ils étaient te-nus comme de belles bêtes, et il a en effet biendéfini dans ces termes les rapports que Rodinentretenait avec les choses qui l’entouraient ;car lorsque, souvent, la nuit encore, il circuleau milieu d’elles, prudemment, comme pour ne

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pas les réveiller toutes, et, avec un petit lu-mignon, finit par s’approcher d’un marbre an-tique, qui bouge, s’éveille et soudain se lève ;c’est la vie qu’il est allé chercher et qu’il admireà présent : « La vie, cette merveille », comme ila écrit.

Cette vie il a appris, ici, dans la solitudechampêtre de son habitation, à l’embrasseravec un amour plus croyant encore. Elle semontre à lui comme à un initié, elle ne luicache plus rien, elle n’a plus de méfiance en-vers lui. Il la reconnaît dans les petites chosescomme dans les grandes ; dans ce qui est àpeine visible et dans ce qui est immense. Dansle lever et dans le coucher elle est contenue, etdans les veilles ; les simples repas à l’anciennemode en sont remplis, le pain, le vin ; elle estdans la joie des chiens, dans les cygnes et dansles vols tournoyants et brillants des pigeons.Dans chaque petite fleur elle réside tout entièreet cent fois dans chaque fruit. Une quelconquefeuille de chou du potager s’en enorgueillit, et

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combien justement ! Comme elle scintille vo-lontiers dans l’eau, comme elle est heureusedans les arbres ! Et comme elle prend posses-sion, partout où elle peut, de l’existence deshommes, lorsqu’ils ne rechignent pas ! Commeles petites maisons là-bas sont bien situées,exactement où elles doivent être, dans lesplans justes ! Avec quelle magnificence le pont,près de Sèvres, franchit le fleuve, se reprenant,se reposant, prenant son élan, et sautant à nou-veau, par trois fois ! Et là, en arrière, le MontValérien, avec ses fortifications, comme unegrande plastique, comme une Acropolis,comme un autel antique. Et ceci aussi, deshommes l’ont fait qui étaient près de la vie : cetApollon, ce Bouddha qui se repose sur la fleurouverte, cet épervier, et, ici, ce mince torse dejeune garçon où il n’y a pas de mensonge.

Sur de telles découvertes, que, près ou loin,tout ne cesse de lui confirmer, reposent lesjournées de travail du maître de Meudon. Ellessont restées des journées de travail, l’un

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comme l’autre, avec cette seule différence quececi aussi fait maintenant partie du travail : deregarder dehors, d’être avec tout et de com-prendre.

— Je commence à comprendre, dit-il quel-quefois, pensif et reconnaissant. Et cela tientà ceci que je me suis sérieusement donné dumal pour une seule chose. Quiconque com-prend une chose, comprend en général ; cartout obéit aux mêmes lois. J’ai appris la sculp-ture et je savais bien que c’était quelque chosede grand. Je me rappelle maintenant que dansla « Succession du Christ », dans le troisièmelivre en particulier, j’ai un jour mis partoutSculpture au lieu de Dieu, et c’était parfaite-ment exact…

Vous souriez et c’est tout à fait dans l’ordreque vous souriez à ce passage ; votre sérieuxest si peu protégé que l’on a le sentiment dedevoir le cacher. Mais vous sentez déjà quedes paroles comme celle-ci ne sont pas faitespour être prononcées à haute voix ainsi que

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je dois le faire ici. Elles remplissent peut-êtreaussi leur mission si les individus qui les onteux-mêmes reçues, essayent d’organiser leurvie d’après elles.

D’ailleurs Rodin est taciturne comme tousceux qui agissent. Il se reconnaît même rare-ment le droit d’exprimer ses découvertes enparoles parce que c’est là le fait du poète ; etdans sa modestie il place le poète bien au-des-sus du statuaire qui, ainsi qu’il l’a dit un jouravec un sourire empreint de renoncement, de-vant son beau groupe Le sculpteur et la muse,« doit, dans sa balourdise, faire d’incroyablesefforts pour comprendre la Muse ».

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Néanmoins ce que l’on a dit de sa paroleest vrai : « Quelle impression de bon repas,de nourriture enrichissante ! », car derrièrechaque mot de sa conversation il y a, massiveet reposante, la simple réalité de ses journéespleines d’expérience.

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Vous pouvez comprendre à présent que cesjournées soient pleines. La matinée se passe àMeudon ; souvent, dans plusieurs ateliers plu-sieurs travaux commencés sont successive-ment repris et chacun d’eux est conduit un peuplus avant ; dans les intervalles s’infiltrent, im-portunes mais inévitables, toutes les questionspratiques dont le souci et la peine ne sont ja-mais épargnés au maître parce que presque au-cune de ses œuvres n’est vendue par les inter-médiaires du marché artistique. Le plus sou-vent, à deux heures déjà, un modèle l’attend enville : un amateur qui a commandé son portraitou un modèle professionnel, et ce n’est qu’enété que Rodin réussit à être de retour à Meu-don avant le crépuscule. La soirée, dehors, estbrève et toujours la même ; car à neuf heures,régulièrement, l’on se couche.

Et si vous demandez quelles sont les dis-tractions, les exceptions, je dois répondre : aufond il n’y en a pas ; le « travailler, ça repose »de Renan n’a peut-être jamais eu une validité

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aussi quotidienne qu’ici. Mais la nature parfois,à l’improviste, étend ces journées en appa-rence si semblables ; elle y ajoute des temps,des vacances entières qui précèdent le travailjournalier ; elle ne laisse manquer aucune oc-casion à son ami. Des matins qui se sententheureux l’éveillent, et il en reçoit sa part. Il re-garde faire son jardin ou bien il va à Versailles,au réveil somptueux du parc, comme on allaitau lever du roi. Il aime ces premières heuresintactes.

— On voit les animaux et les arbres chezeux, dit-il gaiement, et il voit tout ce qui est lelong du chemin et s’en réjouit.

Il ramasse un champignon, et, ravi, lemontre à Mme Rodin, qui, comme lui, n’a pasrenoncé à ces promenades matinales.

— Regarde, dit-il, agité, et cela n’a besoinque d’une nuit ; en une seule nuit, c’est fait,toutes ces lamelles. Cela travaille bien.

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À la lisière du parc s’étend le paysagechampêtre. Un attelage de quatre bœufs aulabour vire lentement et se meut pesammentdans le champ frais. Rodin admire cette len-teur, son détail et sa plénitude. Et puis :

— C’est tout obéissance.

Ses pensées, de la même manière, tra-versent son travail. Il comprend cette image,comme il comprend les images chez les poètesqui l’occupent parfois le soir. (Ce n’est plusBaudelaire, Rousseau encore de temps à autre,très souvent c’est Platon.) Mais à présent quedes champs de manœuvre de Saint-Cyr lesclairons appellent par-dessus le calme labour,vifs et séditieux, il sourit : il voit le bouclierd’Achille.

Et au prochain tournant on atteint la route,« la belle route », dit-il, unie et longue, commela marche elle-même. Et marcher aussi est unbonheur. Cela, il l’a appris en Belgique. Trèshabile au travail et n’étant pour plusieurs rai-

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sons que peu mis à contribution par ses com-pagnons d’alors, il réussissait à gagner desjournées entières qu’il passait à la campagne.Une boîte de couleurs sans doute l’accompa-gnait, mais Rodin s’en servait de plus en plusrarement, parce qu’il comprenait qu’en s’oc-cupant d’une seule chose il perdait le plaisirque lui donnaient les mille autres qu’il connais-sait encore si peu. Durant ce temps il ne fitdonc que regarder, et il l’appelle son tempsle plus riche. Les grandes forêts de hêtres deSoignes, les longues routes brillantes qui horsdes bois courent à la rencontre du grand ventdes plaines, les clairs estaminets où le reposet le repas avaient quelque chose de solenneldans leur simplicité même (en général cen’était que du pain trempé dans du vin : « unetrempette ») ce fut longtemps le cercle de sesimpressions où chaque événement simple en-trait avec un ange : car derrière chacun il re-connaissait les ailes d’une merveille.

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Il a sûrement raison lorsqu’il repense à ceslongues années de marches et de contempla-tion avec une reconnaissance sans pareille.C’était une préparation au travail qui venait ;c’était sa condition préalable à tous égards ;car alors sa santé conquit aussi cette soliditédéfinitive et durable sur laquelle il dut plus tardcompter sans réserves.

De même que de ces années-là il a rapportéune fraîcheur inépuisable, de même, mainte-nant encore, il rentre, chaque fois fortifié etplein d’entrain pour le travail, d’une longuepromenade matinale. Joyeux, comme avec debonnes nouvelles, il entre chez ses choses et vavers l’une d’elles comme s’il lui avait réservé

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une surprise. Et un instant plus tard, il est ab-sorbé comme s’il travaillait depuis des heures.Et il commence et complète et modifie ici etlà comme s’il suivait dans cette foule l’appeldes choses qui ont besoin de lui. Aucune n’estoubliée ; celles qui ont été écartées attendentleur heure et ont le temps. Au jardin non plustout ne pousse pas à la fois. Il y a des fleurs àcôté des fruits et un arbre quelconque en estencore aux feuilles. Ne disais-je pas que c’estdans l’essence de ce puissant d’avoir le tempscomme la nature et de produire comme elle ?

*** ***

Je le répète, et c’est pour moi toujours en-core un miracle que l’œuvre d’un homme aitpu atteindre de telles proportions. Mais je nepeux cependant pas oublier le petit regard ef-frayé par lequel on se défendit de moi, unefois que dans un petit cercle je m’étais servi de

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cette expression pour évoquer un instant toutela grandeur du génie de Rodin. Un jour, je com-pris ce regard.

En songeant, je traversais ces énormes ate-liers et je voyais que tout y était en train de de-venir et ne se hâtait pas. Il y avait là, gigantes-quement ramassé, Le Penseur, en bronze, ache-vé ; mais n’appartenait-il pas à l’ensemble tou-jours encore croissant de la Porte de l’Enfer ? Làs’élevait une statue de Victor Hugo, lentement,toujours surveillée, exposée peut-être encoreà des transformations, et plus loin étaientd’autres projets, qui devenaient. Il y avait là,pareil aux racines déterrées d’un chêne sécu-laire, le groupe d’Ugolino, qui attendait. Ici at-tendait l’étrange monument de Puvis de Cha-vannes, avec la table, le pommier, et l’admi-rable génie du repos éternel. Cela, là-bas, de-vait être une statue de Whistler, et cette formequi repose, peut-être, rendra un jour fameuxle tombeau de quelque inconnu. Mais enfin,me voici de nouveau devant le petit modèle en

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plâtre de la Tour du Travail, qui, définitivementarrêté, n’attend que la commande de l’amateurqui veut aider à dresser au milieu des hommesle gigantesque exemple de ces images.

Pourtant, voilà une autre chose encore : unvisage silencieux, avec cette main souffrante,et le plâtre a cette blancheur transparente qu’ilne prend que sous l’instrument de Rodin. Sur lesocle, je lis ce mot, d’ailleurs déjà biffé : Conva-lescente. Et maintenant, il n’y a plus autour demoi que des choses nouvelles, sans nom, et quideviennent ; elles ont été commencées hier, ouavant-hier, ou voici des années ; mais elles pa-raissent aussi insoucieuses que les autres. Ellesne comptent pas.

Et alors, pour la première fois je me de-mandai : comment est-il possible qu’elles necomptent pas ? Pourquoi cette œuvre immensecroît-elle toujours encore, et jusqu’où ? Nepense-t-elle plus à son maître ? Croit-elle vrai-ment être dans les mains de la Nature, comme

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un roc sur lequel mille ans passent comme unjour ?

Et il me semblait dans mon effroi qu’il fau-drait enlever de ces ateliers tout ce qui étaitachevé, pour se rendre compte de ce qu’il étaitencore possible de faire durant les prochainesannées. Mais tandis que je comptais tout cequi était fini, les pierres luisantes, les bronzeset tous ces bustes, mon regard, soudain, resta,très haut, suspendu au Balzac, au refusé, quiétait revenu, et qui était debout là, orgueilleux,comme s’il ne voulait plus s’en aller.

*** ***

Et depuis ce jour je vois le caractère tra-gique de cette œuvre dans la grandeur de sesdimensions. Je sens plus distinctement que ja-mais, que dans ces choses, la sculpture a in-sensiblement grandi jusqu’à une puissance quin’avait plus été atteinte depuis l’antiquité. Mais

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cette plastique est née dans un temps qui n’aplus de choses, plus de maisons, plus rien d’ex-térieur, car l’intérieur de ce temps est sansforme, insaisissable : il coule.

Mais cet homme-ci voulait le saisir ; il for-mait avec son cœur. Tout ce qu’il y avait en luiaussi de vague, de devenir, il l’avait saisi et en-fermé, et posé là, pareil à un Dieu ; car la mé-tamorphose aussi a son Dieu. Comme si quel-qu’un voulait retenir un métal qui coule, et lelaissait durcir dans ses mains.

Peut-être est-ce là l’explication d’une partiedes résistances auxquelles s’est heurtée cetteœuvre : ici une violence était faite. Le génieest toujours un effroi pour son temps ; mais ce-lui-ci, en rattrapant sans cesse son temps nonseulement en esprit, mais dans la réalisationmême, fait peur comme un signe au ciel.

On comprend presque : il n’y a pas de placepour ces choses. Qui oserait les recueillir ?

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Et ne confessent-elles pas elles-mêmes leurtragique secret, ces pierres rayonnantes, quiont pris le ciel sur elles, dans leur solitude. Etcelles qui sont debout, et qu’aucune maisonne peut plus contenir ? Elles sont debout dansl’espace. En quoi nous regardent-elles ?

Imaginez qu’une montagne se lève au mi-lieu d’un camp de nomades. Ils la quitteraientet repartiraient pour l’amour de leurs trou-peaux.

Et nous sommes un peuple de nomades,nous tous. Non pas parce qu’aucun de nous n’ade foyer où rester et d’endroit où construire,mais parce que nous n’avons plus de maisoncommune. Parce que, même ce que nous pos-sédons de grand, nous devons le porter avecnous, et que nous ne pouvons plus le déposerde temps en temps, là où l’on dépose lesgrandes choses.

Et cependant, partout où il y a une grandeurhumaine, elle demande à cacher son visage

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au sein d’une grandeur générale et anonyme.Lorsque, pour la dernière fois depuis l’antiqui-té, elle surgit soudain en statues, inventées pardes hommes, qui, eux aussi, étaient en routedans leurs esprits et en pleine évolution,comme elle se jeta alors dans les cathédraleset se réfugia sous les porches et monta sur lesportes et les tours ainsi que devant une inon-dation !

Mais où devaient aller les choses créées parRodin ?

Eugène Carrière, un jour, a écrit de lui : « Iln’a pas pu collaborer à la cathédrale absente. »

Il n’a pu collaborer nulle part et personnen’a travaillé avec lui.

Dans les maisons du dix-huitième siècle etla belle ordonnance de ses parcs, il reconnais-sait avec mélancolie le dernier aspect intérieurd’un temps. Et, patiemment, il trouvait dans cevisage les traits de ce rapport avec la naturequi, depuis, s’est perdu. La nature, de plus en

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plus impérieusement, il la désignait,conseillant de retourner « à l’œuvre même deDieu, œuvre immortelle et redevenue incon-nue ». Et il pensait déjà à ceux qui viendraientaprès lui lorsqu’il disait devant le paysage :« Voilà tous les styles futurs ».

Ses choses, à lui, ne pouvaient pas attendre.Elles devaient être accomplies. Il a prévu long-temps à l’avance qu’elles demeureraient sanstoit. Il ne lui restait que le choix de les étoufferen lui ou de leur gagner le ciel qui est autourdes montagnes.

Telle fut sa tâche : en une courbe immenseil a dressé son univers au-dessus de nous et l’aposé dans la nature.

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NOTES DE L’AUTEUR

Page « 100 » :

Les indications les plus dignes de foi sontcontenues dans l’ouvrage de Judith Cladel :Auguste Rodin, pris sur le vif (Paris, 1903. Nou-velle édition illustrée ; Bruxelles, 1908). C’estun travail soigneux et sympathique dont l’au-teur a réussi à donner, d’après des impressionspersonnelles et des conversations, un portraitde Rodin, tracé d’une plume affectueuse.

Page « 113» (Tour du Travail) :

Des demandes répétées me font supposerqu’une brève description de la Tour du Travailne paraîtra pas superflue. Je me tiens au mo-dèle de plâtre déjà mentionné qui se trouve auMusée Rodin, à Meudon.

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Sur un soubassement carré assez larges’élève une tour ronde. Des arcades ouvertesfont penser un instant au campanile de Pise ;mais elles ne sont pas ici superposées parétages ; elles montent en spirale jusqu’à l’en-droit où la ceinture d’une corniche sculptée lesmaintient. Le sommet de l’ensemble est for-mé par un groupe de deux figures ailées quireposent sur la plate-forme bordée par la cor-niche.

Le soubassement contiendra une pièce car-rée sans fenêtre, une sorte de crypte aux murssculptés en bas-relief où un éclairage élec-trique fera apparaître des images de travauxsouterrains et sous-marins, de mineurs et deplongeurs. Devant l’entrée, située légèrementen retrait, qui conduit à cette pièce, on verra,à gauche et à droite, les statues du jour et dela nuit, architecturalement insérées dans l’es-calier qui permet de monter sur la terrasse dusoubassement. De là on pénètre dans la tour.Elle se compose d’une colonne massive autour

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de laquelle monte, en pente légère, l’escalieren spirale qui est fermé du côté extérieur parles arcades. Une lumière abondante pénètrepar ces ouvertures et éclaire, en face, les re-liefs qui, animant la surface de la colonne, ac-compagnent l’escalier sur toute sa longueur.L’un après l’autre, les métiers se déroulerontlà : charpentiers, maçons, forgerons… entraî-nés vers en haut par un seul mouvement for-midable. Le ruban de reliefs qui finalement ar-rête la spirale, porte des images du zodiaquequi doivent répéter ce que les statues du jour etde la nuit indiquent déjà au pied du monument,savoir que tout cela est en œuvre et s’élèvevers les génies qui apportent la bénédiction duciel, attirés par la plénitude des forces agis-santes comme par un appel.

Au bas de la Tour il y a encore deux bas-re-liefs en pierre, maçonnés comme des dalles fu-néraires, qui rappellent Hercule et Héphaïstos,les ancêtres héroïques du labeur humain.

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Les autres personnages portent des vête-ments de notre temps ; le style de la construc-tion, dans son ensemble comme dans le détail,rappelle les formes de la Renaissance fran-çaise.

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(1919). Ce n’est pas la mort de Rodin quiaura empêché l’exécution de ce grand projet.Faute d’une commande décisive et de colla-borateurs dont les dispositions d’esprit fussentles mêmes que celles du maître, sa réalisation,dès l’abord, était apparue peu probable. En re-vanche, la Porte de l’Enfer, ce massif dominantde son œuvre qui a servi durant de longues an-nées à Rodin de véritable carrière d’idées, nesemble plus attendre sous sa dernière formeque le bronze. Le Monument à Whistler est,nous dit-on, prêt pour la fonte, le Victor Hugodebout, destiné au Panthéon, n’attend plus que

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d’être exécuté en marbre, et le monument àPuvis de Chavannes aussi doit encore êtreachevé avec la collaboration de Despiau. Lalongue série des portraits se continue par troisœuvres importantes : le buste de Clemenceau,commencé dès l’année 1913, le portrait duPape, en 1915, et le portrait du ministre duCommerce, M. Clémentel, qui fut le derniertravail de Rodin.

À la mort de Rodin, l’État a pris possessionde ce formidable héritage. Le bel hôtel de Bi-ron, devenu « Musée Rodin », comprend toute

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sa succession artistique, y compris les richescollections. Ainsi les œuvres posthumes,même fragmentaires, n’ont pas été séparées del’ensemble de l’œuvre et y resteront jointes.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en avril 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Denise, Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Rainer Maria Rilke, Auguste Ro-din, avec trente-deux héliogravures, Paris,Émile-Paul Frères, 1928. D’autres éditions ont

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pu être consultées en vue de l’établissementdu présent texte. La photo de première page,Portrait d’Auguste Rodin à Meudon, a été prisepar Gertrude Käsebier en 1905 (United StatesLibrary of Congress’s Prints and Photographsdivision). Les illustrations dans le texte repro-duisent les héliogravures de notre édition deréférence, anonymes.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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1 Rilke fait ici allusion au buste de Mme Vicuñaqui se trouve maintenant au musée Rodin.