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RAMOLINO LE DERNIER COMTE DU 1" EMPIRE AU PALAIS BOURBON Les jeunes femmes en capeline bordées de crosses d'autruche, jupes à volants et souliers plats, qui, en 1820, étaient conviées à assister à une séance de la Chambre dans la tribune des Ambas- sadeurs, ne manquaient pas de se faire indiquer à voix basse par un aimable voisin les personnalités qu'elles souhaitaient connaître. C'étaient selon leurs opinions, soit le vicomte de Bonald ou M. Maine de Biran, qui, siégeant à droite, ne leur montraient que leurs nuques, soit M. Benjamin Constant ou le général La Fayette, qui, apparte- nant à l'extrême-gauche, s'offraient de face à leur examen. Cette première curiosité satisfaite, elles passaient en revue les quelque deux cents bustes de députés qui, avec leurs départements respec- tifs, représentaient un pittoresque échantillonnage de l'espèce masculine. Au troisième rang de la deuxième section de gauche, juste avant le couloir d'accès séparant la gauche du centre-gauche, un visage harmonieusement arrondi, aux yeux vifs d'agate, à la chevelure noire, longue et bouclée, à l'expression angélique d'un chérubin de Raphaël, leur faisait marquer un temps. Le petit mais élégant quadragénaire vers lequel leur capeline pointait ainsi un arrêt, tandis que leur cœur battait un peu plus vite, était le général Sébastiani, demi-solde récemment élu député de la Corse. Habile diplomate, il avait été deux fois l'envoyé de Napoléon auprès du Sultan ; brave, il s'était distingué à Arcole, à Marengo et avait été blessé à Austerlitz ; galant, il avait été surnommé par l'abbé de Pradt « le Cupidpn de l'Empire ». Veuf de Fanny de

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RAMOLINO

LE DERNIER COMTE DU 1" EMPIRE

AU PALAIS BOURBON

Les jeunes femmes en capeline bordées de crosses d'autruche, jupes à volants et souliers plats, qui, en 1820, étaient conviées à assister à une séance de la Chambre dans la tribune des Ambas­sadeurs, ne manquaient pas de se faire indiquer à voix basse par un aimable voisin les personnalités qu'elles souhaitaient connaître. C'étaient selon leurs opinions, soit le vicomte de Bonald ou M . Maine de Biran, qui, siégeant à droite, ne leur montraient que leurs nuques, soit M . Benjamin Constant ou le général L a Fayette, qui, apparte­nant à l'extrême-gauche, s'offraient de face à leur examen. Cette première curiosité satisfaite, elles passaient en revue les quelque deux cents bustes de députés qui, avec leurs départements respec­tifs, représentaient un pittoresque échantillonnage de l'espèce masculine.

Au troisième rang de la deuxième section de gauche, juste avant le couloir d'accès séparant la gauche du centre-gauche, un visage harmonieusement arrondi, aux yeux vifs d'agate, à la chevelure noire, longue et bouclée, à l'expression angélique d'un chérubin de Raphaël, leur faisait marquer un temps. Le petit mais élégant quadragénaire vers lequel leur capeline pointait ainsi un arrêt, tandis que leur cœur battait un peu plus vite, était le général Sébastiani, demi-solde récemment élu député de la Corse. Habile diplomate, i l avait été deux fois l'envoyé de Napoléon auprès du Sultan ; brave, il s'était distingué à Arcole, à Marengo et avait été blessé à Austerlitz ; galant, i l avait été surnommé par l'abbé de Pradt « le Cupidpn de l'Empire ». Veuf de Fanny de

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Coigny, i l passait pour avoir courtisé Caroline Murât et Mme Junot, puis supplanté l'Empereur dans le cœur de la duchesse de Rovigo, avant de se remarier avec Mlle de Gramont.

A la droite de ce séducteur à son automne, était assis, tel un de ces menus dragons de faïence qui, dans les temples d'Asie, veillent auprès du Bouddah, un petit quinquagénaire recoquillé, au front incliné sous une toison visiblement artificielle, à l'œil inquiet de lapin alerté, qui semblait n'être posé là que pour mieux faire valoir les dons physiques de son voisin. Ce magot incapable de retenir l'attention des belles assistantes, car i l ne pouvait même pas se targuer d'être le plus laid des députés, partageait avec Sebas­tiani l'honneur de représenter l'île natale du captif de Saint-Hélène. A défaut de sa prestence, son nom au moins, aurait dû lui valoir la curiosité de ces dames. Parent de quatre rois, d'une reine et de deux princesses détrônées, i l se nommait Ramolini ou Rantolino, comme la mère de tous ceux-ci.

Moins enclins que de superficielles élégantes à juger les gens sur l'apparence, nous les laisserons admirer maintenant le charmant visage de M . Decazes, assis au banc des ministres et favori du Roi après avoir été celui de Pauline Borghése, pour nous attacher à ce Ramolino qui n'avait, lui, inspiré aucune passion, mais dont les histoires de famille avaient bouleversé l'Europe. Quel avait été son rôle sous l'Empire et que faisait-il ici ? On pouvait se le demander en le voyant, unique représentant d'une race proscrite, siéger derrière les ministres de Louis X V I I I , et, vivant débris du régime -écroulé, lancer parfois vers eux des coups d'œil méfiants de conspirateur.

DANS VINTIMITÉ DES BONAPARTE

André Ramolino était né à Ajaccio au temps de l'occupation génoise, de Bernardin et d'Angela-Maria Ornano. Bernardin Ramo­lino descendait de l'antique maison des Col'alto, famille notable depuis des siècles en Lombardie et en Toscane. Cette origine flatteuse pâlissait toutefois auprès de l'éclat qui devait rejaillir sur son fils par suite de l'union contractée par son frère, Jean-Jérôme Ramo­lino, avec une demoiselle Pietra Santa, dont était née, vers 1750, la mère de Napoléon. Letizia Ramolino avait onze ans quand, son père étant mort, sa mère s'était remariée avec le capitaine suisse François Fesch et lui avait donné bientôt un demi-frère : Joseph

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Fesch, futur cardinal. Letizia en avait dix-sept et était déjà mariée avec Charles Bonaparte quand, le 25 janvier 1767, était né son cousin germain André Ramolino, précédant de peu la naissance de ses fils aînés.

André Ramolino avait ainsi vécu toute sa jeunesse dans l'inti­mité de Joseph et de Napoléon, ses neveux à la mode de Bretagne, d'un an ou deux seulement ses cadets. Il avait assisté aux pugilats de Nabulione avec les gamins d'Ajaccio et participé aux corrections dont ils étaient parfois suivis. Plus docile que son turbulent neveu, il respectait sa vénérable tante Pietra Santa-Fesch que ce dernier, bien que « Minana Fesch » fut son aïeule, ne respectait guère. A douze ans, il avait vu partir Joseph et Napoléon pour Autun et n'avait pas eu, comme Fesch et eux, l'avantage d'une éducation continentale. A peine âge de vingt ans, i l avait épousé, le 11 avril 1787, Madeleine Baciocchi, sœur de Battinetta, célèbre dans toute l'île pour sa beauté, cette « Belle Corse » dont Letizia disait modes­tement à ses admirateurs du continent qu'elle la surpassait de loin pour les avantages physiques.

Au moment de la mort de Louis X V I , par une coïncidence exceptionnelle, les huit enfants de Letizia se trouvaient auprès d'elle en Corse. Fesch, remplaçant le vieil archidiacre Lucien Bonaparte, non seulement dans ses fonctions ecclésiastiques, mais aussi comme guide financier de la famille, spéculait alors sur les biens nationaux. Confiant dans l'habileté de son oncle, Napoléon participait pour moitié à des opérations foncières auxquelles André Ramolino s'était trouvé mêlé. Dans les carnets de compte du futur cardinal, on peut, en effet, lire la mention suivante : « Aujourd'hui, 10 septembre 1792, an IV de la Liberté et 1 e r de l'Egalité, écrit Fesch, j ' a i acheté, pour le prix de 120 francs, du Sieur André Ramolino, le terrain derrière le couvent des ex-frères observantins, appartenant autrefois aux susdits, acquis par celui-ci, le 5 août 1791, vendu aux enchères comme biens nationaux par l'Administration ; et j 'a i payé au Sieur Ramolino les sommes, totales qu'il avait déboursées au receveur, soit 30 francs, comme en fait foi le reçu. En outre, j 'a i donné au Sieur Ramolino, en gage d'affection, dix francs et j 'a i changé un assignat de 50 francs pour lui donner autant en espèces sonnantes. » Dix francs, même en or, le don pourrait sembler modique, si la parcimonie bien connue de Fesch ne conférait à la monnaie de son affection un cours très supérieur à sa valeur nominale.

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Un an plus tard, Lucien Bonaparte prononçait au club jacobin de Toulon un fulminant discours contre Paoli qui obligeait toute la famille à passer sur le continent où elle arrivait dans le dénuement habituel aux réfugiés. Ramolino ne les rejoignit pas immédiatement, aussi ignore-t-on en quelle mesure i l partagea le sort des fils de Charles Bonaparte qui, battant l'estrade de Paris à Antibes, de Saint-Maximin à Montpellier, cherchaient fortune et tentaient d'alléger les charges de leur mère, restée à Marseille avec ses trois filles et le petit Jérôme. Il n'assistera pas, en tous cas, à un mariage qui devait resserrer ses liens de parenté avec les Bonaparte : celui qui unira à Marseille, le 1 e r mai 1797, le frère de sa femme, Félix Baciocchi, avec Elisa, devenue ainsi sa belle-sœur.

Après la Terreur, André Ramolino est associé aux premières réussites de ses neveux. Quand, le 13 Vendémiaire, sortant de sa disgrâce, Bonaparte est nommé par Barras commandant de l'Armée de l'intérieur, i l songe immédiatement à son parent. Ayant envoyé 50.000 francs en assignats à sa mère, appelé Lucien et Jérôme à Paris, pris avec lui Fesch comme secrétaire et Louis comme aide de camp, i l écrit, le 9 octobre 1795, à Joseph : « Ramolino est nommé inspecteur des charrois ». On désignait ainsi les transports de vivres, effets militaires, matériel d'artillerie, qui, avant la création du Train des équipages, étaient confiés à des entreprises commer­ciales florissantes. Malgré une appellation qui pourrait prêter à sourire, la place était donc bonne. Mais Ramolino ne s'y attarda pas. Quatre mois plus tard, toujours de Paris, Bonaparte écrivait à son frère Joseph, le 7 février : « Lucien part après demain pour l'armée du Nord ; i l y est commissaire des Guerres. Ramolino est ici directeur des Vivres. » Ni dans les charrois, dont ledit Lucien avait été inspecteur pendant quelques mois, ni dans les vivres, où Fesch allait, en Italie, jeter les fondations de sa fortune, Ramolino moins entreprenant ou plus scrupuleux, ne devait faire la sienne. Pendant les campagnes d'Italie, abandonna-t-il les vivres pour l'épée ? Il se pourrait, car i l existe une lettre de Fesch recommandant le Citoyen Ramolino, « officier couvert de blessures », pour un modeste emploi civil. S'il s'agit-là d'André, sa carrière militaire ne put être que brève. Aussitôt que Joseph et Lucien sont élus députés de la Corse, leur premier soin est de faire nommer Ramolino haut-juré du Liamone.

Quand nous le retrouvons à la veille de Brumaire chez Lucien

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et Christine Bonaparte au Plessis-Chamant, le nouveau magistrat fait figure de parent pauvre. Dans ce beau domaine proche de Senlis que le jeune ménage vient d'acquérir aux Ledere, on mène joyeuse vie. Le maître de maison, tout député qu'il soit, n'a que vingt-trois ans. Il rassemble là ses amis, Félix Desportes, Sapey Alexandre de Laborde, le poète Esmenard et le miniaturiste Cha-tillon, tous bons vivants, et Ramolino partage avec le vieux d'Ofîre-ville, le fâcheux privilège de servir de tête de Turc aux invités. Seul un neveu de Christine, le jeune Boyer de Saint-Maximin, lui témoigne quelque considération. Pour les autres, i l est un plastron contre lequel on décoche des coups de boutoir. Parfois, avec la cruauté de la jeunesse, Lucien en fait son souffre-douleur. Laure Permon, invitée alors au Plessis, relatera une anecdote qui, même si elle l'a enjolivée plus tard, reste significative. Une nuit, Lucien, spéculant sur la crédulité de Ramolino, se couvre d'un drap et va le réveiller par un clair de lune propice. D'une voix sépulcrale il lui déclare qu'il est le fantôme de son père et qu'il vient lui enjoindre de ne jamais manger d'épinards, ce légume ayant causé son trépas. Ramolino, réveillé en sursaut, jure d'obéir. Le lende­main, on lui sert bien entendu des épinards qu'il refuse énergique-ment. On insiste, on le presse, jusqu'à ce que le malheureux raconte l'apparition nocturne et le serment arraché. Les convives, mis au courant dès la veille par Lucien, éclatent d'un rire offensant pour la victime de cette médiocre plaisanterie.

On conçoit qu'un tel homme n'était guère apte à suivre les frères de Napoléon ou Fesch sur les voies militaires, politiques, diplomatiques ou religieuses qui devaient les conduire à des trônes. Né en Corse, Ramolino n'avait aucun des caractères de sa race. Originaire de l'île des Sampiero, des Paoli, des Pozzo di Borgo, i l était ennemi de l'aventure. Parent ou ami des Arrighi, des Sebas­tiani, des d'Ornano comme de tant d'insulaires qui devaient se couvrir de gloire sur les champs de bataille de l'Europe en mani­festant leurs dons pour le commandement et une audace prover­biale, Ramolino était né timoré et peu entreprenant. En revanche i l était courtois, mesuré et scrupuleux. Toutes les combinaisons grandioses de ses turbulents neveux lui apparaissaient comme une immense mystification dont le réveil serait d'autant plus cruel que la victime aurait « marché » plus avant. Soit en raison de sa modestie, soit que Bonapate préférât écarter de Paris un parent peu doué pour jouer un rôle sur une grande scène, dès le

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lendemain du 18 Brumaire, il le fait nommer commissaire du Gouvernement auprès de l'administration centrale du Liamone, et, quelques mois plus tard, commissaire au Tribunal d'Appel d'Ajaccio. En 1803, nouvelle promotion : le voici directeur des Contributions directes du Golo et du Liamone, toujours à Ajaccio.

Dans son île, Ramolino fait figure de personnage. Outre ses charges officielles, il s'occupe des affaires privées des Bonaparte, de Fesch et même de son beau-frère Bacciochi. Il estimait peut-être qu'un ministère, un commandement ou une ambassade sont de hautes mais éphémères fonctions, tandis qu'une place dans les Contributions directes et la gestion de bonnes vignes exposés au soleil offrent plus de sécurité et moins de tracas.

L'Empire proclamé, son sort ne se modifie guère. Vient-il à Paris pour le Sacre ? C'est possible, mais il passe inaperçu tant il se faisait mince dans les galeries des Tuileries et les salons de ses nièces, où seuls Mme Mère et Fesch le traitaient avec distinction. En revanche, nous savons que le Sacre lui vaut une cruelle déception. Camille Ilari, nourice de l'Empereur, venue à Paris pour assister à l'apothéose de son nourrisson, rentre en Corse comblée de cadeaux et de donations. Parmi celles-ci figurent deux vignes, l'une dite de la Sposata, l'autre provenant de l'hoirie Ramolino. Le cousin de Mme Mère, peu satisfait de voir s'amenuiser le domaine dont il a la gestion, refuse de se dessaisir de la plus grande partie des vignobles donnés. Aussi, en avril et en août 1806, la nourrice se plaint-elle à Napoléon et à Joséphine des agissements de leur parent (1).

Une autre source d'amertume abreuve Ramolino. Nulle allusion n'est faite à sa personne dans le décret des préséances impériales. Nul titre ne lui est décerné alors qu'il ambitionne d'être fait comte de Col'alto, ayant découvert qu'un Eriberto Ramolino avait au X e siècle, porté ce titre dans les Etats vénitiens. A l'époque oit son-compatriote le général Arrighi est titré duc de Padoue, pour sa valeur militaire, tandis que Joseph accédait au trône d'Espagne, Louis à celui de Hollande, Jérôme, de Westphalie, tandis que Caro­line devenait reine de Naples, Elisa grande-duchesse de Toscane, Pauline duchesse de Guastala, Ramolino, en fait de royauté, se

(1) Peu auparavant, il avait déjà dû, par ordre de l'Empereur, remettre des terres à Nicolas Parravicini, oncle de Napoléon et veut de la marraine de ce dernier, Zia Gertrude.

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voyait confier la direction des Droits réunis et celle de l'Enregis­trement, en sus de la direction des Contributions directes. Alors que Lucien, brouillé pourtant avec son frère et exilé, jouissait d'une fortune princière dans l'un de ses dix châteaux d'Italie ou de Grande-Bretagne, le descendant des Col'alto menait à Ajaccio à petit bruit, petit train à peu de frais (1).

Un jour de 1810, i l fit pourtant éclater sa munificence. Napo­léon, à qui i l avait fait part de son ardent désir de pouvoir, grâce à un titre impérial, relever le nom de ses illustres ancêtres, le con­sola de son refus en lui envoyant l'Ordre de la Réunion, dont le ruban bleu ciel évoquait le cordon du Saint-Esprit. Ramolino, bouleversé de joie, offrit alors à Notre-Dame d'Ajaccio une couronne d'or destinée à orner le chef de la Vierge dans les jours de solennité.

LE VOYAGEA L'ILE D'ELBE

La modestie des ambitions de Ramolino aux beaux jours de l'Empire est récompensée quand survient l'adversité. Les trônes de Louis, de Joseph, de Jérôme croulent l'un après l'autre, l'abdi­cation de Fontainebleau transforme le maître de l'Europe en roitelet de l'Ile d'Elbe, mais Ramolino, fourmi épargnée par la tempête, est oublié dans les proscriptions et conserve seul sa situa­tion. Nul ne songe à sa chétive personne et peut-être serait-il mort à son poste, si tout à coup, pris d'un tardif goût de l'aventure, il n'avait entrepris une action héroïque pour un être aussi timoré.

Sachant son neveu relégué dans une île voisine de la Corse, Ramolino se décide à aller lui porter l'hommage de sa fidélité et de sa gratitude. Caresse-t-il le secret espoir d'obtenir du roi d'Elbe le titre nobilaire que l'empereur des Français lui avait refusé ? L'histoire l'ignorera. Mais on sait que ce prudent fonctionnaire s'entoura de mille précautions afin que son voyage restât ignoré de ses chefs de l'administration. Pons de l'Hérault, témoin de son odyssée, s'en est fait l'ironique Homère : « M . Ramolino, écrit-i l , malgré le changement radical de gouvernement, malgré sa parenté impériale, était encore directeur des Droits réunis à Ajaccio

(1) A la mi-juillet 1809, une « Madame de Ramolino » arrivait aux eaux d'Aix-la-Cha­pelle, qui ne doit pas égarer les chercheurs. C'était Madame Mère qui, ayant amené une suite rte plusieurs personnes, fut reconnue. Pauline Borghése vint la rejoindre sous le nom <ie « comtesse de Rossano » el la reine de Westphalie s'y trouvait également sous le pseu­donyme de « comtesse de Mansl'eldt ».

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et i l désirait conserver son emploi. Or, pour faire marcher ses affec­tions avec ses intérêts, i l se décida à partir sans avertir personne, espérant que, puisqu'il ne disait rien à personne, personne ne saurait rien. Il ajouta à cette précaution, afin de dérouter les curieux, d'aller à Porto-Ferrajo en passant par Livourne », au lieu de se rendre directement par mer d'Ajaccio à l'île d'Elbe.

Débarqué à Livourne, Ramolino gagne Florence et Rome, où il voit sans doute Fesch et quelques Napoléonides. Chargé d'un mystérieux colis du roi Murât pour l'Empereur, i l se rend alors à Civita-Vecchia où Napoléon lui fait l'honneur de le faire chercher par son navire amiral, le brick Y Inconstant. Il se présente au com­mandant Taillade qui se déclare prêt à le conduire à Porto-Ferrajo et l'embarque à son bord le 4 décembre 1814. Quelques heures d'une brise favorable et Ramolino peut espérer aborder à l'île d'Elbe ; mais le brick va justifier son nom sitôt atteinte la haute mer. « Dans la nuit du 5 au 6, écrit Pons, par le travers de l'île Gianutti, Y Inconstant essuya un coup de vent épouvantable, dut mettre à la cape sous la voile de misaine, et, avec une mer qui déferlait de toutes parts, au milieu de périls imminents, i l atteignit le golfe de Saint-Florent (non loin de Bastia) et mouilla à l'endroit qu'on appelle la Calcina. »

On conçoit le désespoir du voyageur. Non seulement il a failli, au cours de cette fatale traversée, dix fois périr noyé, mais encore, ayant fait un long détour pour éviter que l'on sut sa destination véritable, le voici ramené presqu'à son point de départ et à bord du navire amiral de Napoléon ! Va-t-il être reconnu par les envoyés soupçonneux aussitôt expédiés à bord par le général Brulart, gouverneur de la Corse pour le Roi et ennemi acharné de l'ex-empe-reur ? Va-t-il échapper aux enquêtes que la présence illicite de ce navire suspect sur la côte de l'île natale de Napoléon font mul­tiplier ? Le directeur des droits réunis en tremble dans la cabine où i l se calfeutre. Pendant les huit jours consacrés à la remise en état du navire abîmé par la tempête, i l voit sa situation compromise, son poste perdu. Le fantôme de la révocation hante ses nuits. Ne risque-t-il même pas fin sort plus tragique encore ? « Sa peur était extrême, poursuit Pons, i l croyait toujours qu'on allait le découvrir et le pendre ! Son cœur fut un peu soulagé lorsque le commandant Taillade défendit toute communication avec la terre. On mit près 'd 'une semaine pour se réparer entièrement. Cette semaine parut à M . Ramolino avoir la durée d'un siècle ». Enfin,

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le brick, ayant embarqué un cheval, offert par le commandant de la place de Saint-Florent à Napoléon, reprit la mer.

Cette nouvelle étape de la Corse à l'île d'Elbe, fut, hélas ! pire encore. « On mit à la voile par temps favorable. L'Inconstant n'était pas heureux dans ses traversées. A peine eut-il repris la pleine mer que le vent passa au sud-ouest grand frais et qu'il fallut diminuer de voiles. Le commandant Taillade se dirigea sur Porto-Ferrajo. Il faisait nuit, mais le phare du port brillait. Cepen­dant, l'on avoisina tellement la côte que l'on dut forcément passer entre l'île et un rocher appelé Scoglietto, détroit très dangereux, de sorte que le brick aurait pu facilement aller s'y briser. » Ce risque miraculeusement évité, le commandant Taillade pousse à pleines voiles dans la rade mais, ratant sa bordée, ne peut changer de cap. Force est de mouiller les deux ancres. « On cala les mâts ; on descendit les vergues : tout cela n'empêcha pas les ancres de déraper. On tira le canon de détresse ; à la pointe du jour, le danger était imminent. Les vagues jetaient le brick sur les rochers de Banajo où tout le monde aurait pu périr, et, dans cette situaton horrible, on coupa les cables pour aller échouer sur le rivage de la baie voisine. Le brick échoua. Personne ne périt. L a mort du cheval fut la seule qui marqua cette catastrophe. M . Ramolini ne mourut pas, mais se crut près de sa dernière heure, et, lorsqu'il eut le pied sur le rivage, sa première pensée fut de se mettre à genoux pour remercier Dieu de l'avoir sauvé ».

C'est dans cette édifiante attitude que Napoléon, réveillé par le canon d'alarme et accouru à cheval dans la baie, trouva son oncle. Le rescapé se détachait sur un fond qui dut rappeler à l 'Em­pereur l'épisode de la mort de Virginie, dans le chef d'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre : les hommes de l'équipage, presque nus malgré la rigueur de la saison, s'afîéraient autour de l'épave de Y Inconstant gisant sur le flanc, le pont vers la terre, dématé et flagellé par les flots.

COMTE DE L'EMPIRE

Tel devait être l'épisode le plus dramatique de l'existence de Ramolino. Il caractérise bien la malchance du personnage, car, deux mois plus tard, sur ce même Inconstant, réparé en toute hâte, Napoléon quittera Porto-Ferrajo pour aller aborder sans encombre au golfe Juan. Le voyage de Ramolino devait avoir

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d'autres conséquences. Estimant que les périls affrontés par son oncle ne pouvaient rester sans récompense, l'Empereur, «i la veille de son départ pour la campagne de Waterloo, se décide enfin à satisfaire lés vœux de son parent. Quelques heures avant de quitter à jamais les Tuileries, il fait André Romolino (de Col'alto) comte de l'Empire par un décret signé le 11 juin 1815. Le lendemain, parti à quatre heures du matin, i l atteignait Laon, première étape de sa dernière campagne.

L a lenteur apportée à cette promotion fit que le nouveau comte apprit simultanément son élévation et la chute du régime auquel il la devait. A sa tristesse de voir son neveu déchu, s'ajouta bientôt une déception amère : son odyssée ayant été connue, le gouverne­ment royal jugea qu'un fonctionnaire aussi dévoué à Napoléon ne pouvait conserver son poste. Il fut révoqué.

Pourtant, ses deux naufrages ne l'avaient pas rendu plus hardi. On le vit quand Murât proscrit arriva à Ajaccio, le 25 août 1815, alors que l'Empereur, voguant vers Sainte-Hélène, se trouvait à la hauteur des Canaries. Imitant la prudence d'Hyancinthe Arrighi devenu par son mariage avec une Benielli parent des Bonaparte, le dernier comte fait par Napoléon n'offrit pas au roi de Naples fugitif de l'héberger. Il fallut que la petite Parravicini, fille de l'oncle Nicolas, proposât au proscrit de l'abriter sous son toit pour que Murât n'eût pas l'impression d'être en Corse un paria. Cette vaillante petite personne, que Napoléon couchera sur son testament, devait épouser le jeune frère du général Sébastiani.

Comme ce dernier, Ramolino avait eu, en 1819, la joie de sortir de sa retraite. Le 12 décembre, peu de jours après le général en demi-solde, il avait été élu député par le collège électoral de la Corse par vingt-deux voix contre seize.

Forcer les portes de la Chambre naguère « introuvable » et représenter, en ce milieu hostile, la famille de celui qui, à Sainte-Hélène, n'avait pas perdu tout espoir de restauration, la mission avait son importance. Le nouvel élu caressait-il en quittant son île, l'espérance de jouer enfin un rôle ? Peut-être. Mais, sitôt à Paris, i l s'était senti chétif et désorienté. A la Chambre, i l avait été impressionné de se trouver en pleine lumière sous tant de regards malveillants. Relégué à gauche, perdu dans un monde nouveau, i l avait demandé à son séduisant collègue Sébastiani la permission de s'asseoir dans l'hémicycle à ses côtés. Une même timidité ou un malicieux hasard lui avait donné pour voisin de

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droite une autre connaissance. C'était Sapey — intime de Lucien Bonaparte — qui, aux alentours de Brumaire et au Plessis-Chamant, avait été l'un de ses cruels mystificateurs. Entre ces deux voisins, nous avons vu la figure qu'il faisait. Parlant peu, votant contre les « lois d'exception », i l n'interpellait jamais.

UN DISCRET PERSONNAGE

Voilà pourquoi, malgré sa mine de conspirateur, le dernier en date des comtes de l'Empire ne troublait guère la quiétude des ministres de Louis X V I I I . Sous sa perruque dédaignée par les belles invitées de la loge diplomatique, à défaut de vastes desseins politiques, il avait pourtant pu enregistrer d'étonnantes images. En Corse, i l avait admiré sa cousine Letizia en sa fleur et le seigneur Charles Buonaparte en son bel habit brodé. A Marseille, il avait peut-être partagé la table frugale de Mme Bonaparte et de ses filles et rencontré Fréron. A Paris, i l avait entrevu la bouillon­nante Mme de Staël, la charmante Beauharnais et la toute belle Tallien, objets des attentions respectives de Joseph, de Napoléon et de Lucien. Il était l'un des seuls à savoir comment Fesch avait employé ses années laïques. De toutes ces choses, i l ne disait rien. Latin, i l n'était pas éloquent. Corse, i l n'avait rien de ce qu'il faut pour dominer les foules. Il ne fut pas réélu.

Retourné dans son île, va-t-il profiter des loisirs de la retraite pour noter ses souvenirs sur un carnet de deux sous ? Nullement. Il semble redouter de laisser des traces. Si bien qu'à force de craindre les histoires, i l échappe à l'Histoire. Tout au plus un mémorialiste corse, l'abbé Nasica, note-t-il que, vers 1825, on déroba à André Ramolino une relique d'une valeur inestimable : le canon de Napo­léon. Encore ne s'agit-il ni d'un trophée de Marengo, ni d'un butin de Wagram, mais d'un petit tube de fonte, monté sur affût de bois, qui avait été le jouet préféré de Bonaparte enfant. Il semble que Ramolino avait reçu de la destinée le don de tout amenuiser autour de lui, même les infortunes.

Un moraliste pourrait prétendre que l'effacement poussé à ce point atteint à une manière de grandeur. Ramolino pourrait être ainsi érigé en symbole de tous ceux qui, plus nombreux qu'on ne le pense, côtoient indifféremment le Lignon ou le Niagara, une masure ou le pont du Gard, de ceux qui éternellement diront : « oe n'est rien, une femme qui se noie 1 »

Page 12: RAMOLINO - Revue des Deux Mondes · 2021. 1. 21. · RAMOLINO 317 et Christine Bonaparte au Plessis-Chamant, le nouveau magistrat fait figure de parent pauvre. Dans ce beau domaine

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Dans l'arche impériale, tapi loin de l'aigle et à l'ombre de celle que son fils appelait parfois la « poule blanche », — Mme Mère, — il fait figure de souris grise ou de prudent mulot. Timidement, furtivement, i l s'était faufilé entre les marges des plus imposantes pages de l'Epopée, soucieux de n'y laisser patte ni poil. Vainement cherche-t-on son nom dans les Bulletins de la Grande Armée ou les rapports de police : Le Moniteur ne lui consacre pas dix lignes, et Napoléon l'oublie dans son testament. Parfois, on le voit surgir d'une page de YAlmanach Impérial, débusquer d'un carnet de comptes, se glisser dans le post-scriptum d'une lettre intime et disparaître aussitôt, happé par l'ombre où i l se complaisait.

Jusqu'au soir de sa vie, i l fut torturé par des scrupules. Craignant un jour d'avoir pu déplaire à sa cousine Letizia, i l avait chargé sa femme de l'excuser auprès d'elle. Sa faute devait être vénielle, car Mme Mère expédiait de Rome, le 29 octobre 1831, cette réponse affectueuse :

« Ma chère Cousine, André n'avait pas besoin de justification. J'ai eu, depuis longtemps, des preuves trop fortes et trop nom­breuses de son attachement pour nous, pour en douter un instant. II a agi pour le mieux et i l a bien fait. Je ne crains donc pas que vous soyez jamais réduite à vous retirer dans un monastère pour un semblable motif. Croyez, ma Chère Madeleine, que je rends pleine et entière justice à vos sentiments.

« Je serai contente de voir Ramolino ici, non pas pour entendre sa justification, i l n'en a pas besoin, mais seulement pour le plaisir de le voir... » Et elle signe : « Madame ».

Cette aimable lettre, où perce un peu d'ironie, apaisa les derniers scrupules du sexagénaire, qui mourut peu après l'avoir reçue. Témoignant de sa fidélité et de son attachement aux Bonaparte, elle peut lui tenir lieu d'oraison funèbre.

Avait-il l'esprit de renoncement du sage, le contentement de soi des médiocres ou l'humilité du chrétien ? André Ramolino emporta son secret dans la tombe, quand, le 29 décembre 1831, laissant une veuve et des neveux, mais point d'orphelin, i l s'éteignit à Ajaccio aussi discrètement qu'il avait vécu.

ANDRÉ G A V O T Y .