4
 Entretien 32 SCIENCES HUMAINES Novembre 2008  198 afrmait s’accompagnait d’une théorie de l’illusion : les malheurs des dominés leur venaient d’abord de leur igno- rance des conditions de la domination. Louis Althusser se ait des mouvements des étudiants qu’il jugeait enfer- més dans une idéologie petite-bourgeoise ignorante des réalités de la lutte des classes. Mai 1968 a été pour moi un révélateur : ces mouvements qu’il qualia it d’idéologiques s’en prenaient à l’édice du savoir bourgeois et avaient en fait une vraie capacité de mobilisation des masses et de subversion de l’ ordre socia l. Ma rupture avec le marxisme n’est pas simplement liée aux circonsta nces : elle est d’abo rd le refus du présupposé scientiste logé au cœur même du marxisme d’Althusser, du marxisme en général, à savoir que les hommes sont dominés parce qu’ils n’ ont pas conscience des lois de leur domination et que, pour les libérer, il faut d’abord leur donner la science. Vous vous êtes alors plongé dans les archives ouvrières du  XIX  e  siècle. Qu’y cherchiez-vous ? J’avais le sentiment d’un écart considérable entre la réalité des mouvements ouvriers et l’image classique qu’en don- naient le marxisme et les partis communistes. Je voulais chercher dans l’histoire la réalité des formes d’émancipa- tion ouvrière pour comprendre comment elles avaient été confisquées par le marxisme. Mais il restait dans ma démarche un présupposé : l’émancipation ouvrière restait la pensée de la classe ouvrière conçue comme co llecti f, une pensée fondée sur ses conditions douloureuses d’existence et sur ses traditions et sa culture propres. En travaillant sur les archives, j’ai découvert un paysage très différent : ceux qui avaient donné consistance au mouvement ouvrier n’entendaient pas être les représentants légitimes de leur Prenant au sérieux la parole des pauvres et des dominés, Jacq ues Rancière insiste sur la capaci té des indiv idus à se démarquer des identités qu’on leur assigne. Et rappelle qu’en démocratie, tous doivent prendre part au pouvoir. L’ égalité, telle est la grande affaire pour Jacques Rancière. Mais gare à ne pas l’obscurcir et la diffé- rer toujours par un éternel discours sur les méca- nismes de la domination. Il faut non pas viser, mais poser l’égalité, qu’elle soit politique, esthétique ou intellectuelle. Contre une grande part des sciences humaines, J. Rancière refuse que l’on réduise les modes de vie et de pensée des individus à leurs déterminations sociales, culturelles ou historiques. At tentif à la part des « sans-part », des pauvres, des exclus ou des dominés, il afr me avec force que les gens ne sont pas enfermés dans un destin social qui dicterait une fois pour toutes leurs pensées, leurs goûts, leurs regards ou leurs aspirations.  Assurément, J. Rancière est un philosophe inclassable. Il n’appartient à aucune école, n’a fondé aucun courant de pensée et refuserait sans doute toute étiquette. Et pour cause : il n’a eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou sociales. Les frontières disciplinaires lui déplaisent : il y voit d’abord la volonté chez les chercheurs de conserver leur pré carré. À la croisée de l’histoire, de l’éducation, de la politique et de l’esthétique, il offre un parcours philosophique incisif et singulier qui entend déconstruire les certitudes les mieux établies. Quel rôle a joué mai 1968 dans votre rupture avec le marxisme ? Dans les années 1960, le marxisme apparaissait comme l’horizon indépassable du temps. La Leçon d’Althusser  se présentait comme une tentative pour proposer un marxisme scientique, rigoureux, régénéré à sa source et capable de porter une révolution nouvelle, menée par les peuples du tiers-monde, balayant l’image grise de la révo- lution soviétique. Le primat de la formation théorique qu’il RENCONTRE AVEC JACQUES RANCIÈRE Repenser l’émancipation    H   e   r   m   a   n   c   e    T   r    i   a   y    /    O   p   a    l   e

Rancière_SH198_entretien

Embed Size (px)

DESCRIPTION

n

Citation preview

  • Entretien

    32 ScienceS HumaineS Novembre 2008 N 198

    affirmait saccompagnait dune thorie de lillusion : les malheurs des domins leur venaient dabord de leur igno-rance des conditions de la domination. Louis Althusser se dfiait des mouvements des tudiants quil jugeait enfer-ms dans une idologie petite-bourgeoise ignorante des ralits de la lutte des classes. Mai 1968 a t pour moi un rvlateur : ces mouvements quil qualifiait didologiques sen prenaient ldifice du savoir bourgeois et avaient en fait une vraie capacit de mobilisation des masses et de subversion de lordre social.Ma rupture avec le marxisme nest pas simplement lie aux circonstances : elle est dabord le refus du prsuppos scientiste log au cur mme du marxisme dAlthusser, du marxisme en gnral, savoir que les hommes sont domins parce quils nont pas conscience des lois de leur domination et que, pour les librer, il faut dabord leur donner la science.

    Vous vous tes alors plong dans les archives ouvrires du xixe sicle. Quy cherchiez-vous ?Javais le sentiment dun cart considrable entre la ralit des mouvements ouvriers et limage classique quen don-naient le marxisme et les partis communistes. Je voulais chercher dans lhistoire la ralit des formes dmancipa-tion ouvrire pour comprendre comment elles avaient t confisques par le marxisme. Mais il restait dans ma dmarche un prsuppos : lmancipation ouvrire restait la pense de la classe ouvrire conue comme collectif, une pense fonde sur ses conditions douloureuses dexistence et sur ses traditions et sa culture propres. En travaillant sur les archives, jai dcouvert un paysage trs diffrent : ceux qui avaient donn consistance au mouvement ouvrier nentendaient pas tre les reprsentants lgitimes de leur

    Prenant au srieux la parole des pauvres et des domins, Jacques Rancire insiste sur la capacit des individus

    se dmarquer des identits quon leur assigne. Et rappelle quen dmocratie, tous doivent prendre part au pouvoir.

    Lgalit, telle est la grande affaire pour Jacques Rancire. Mais gare ne pas lobscurcir et la diff-rer toujours par un ternel discours sur les mca-nismes de la domination. Il faut non pas viser, mais poser lgalit, quelle soit politique, esthtique ou intellectuelle. Contre une grande part des sciences humaines, J. Rancire refuse que lon rduise les modes de vie et de pense des individus leurs dterminations sociales, culturelles ou historiques. Attentif la part des sans-part , des pauvres, des exclus ou des domins, il affirme avec force que les gens ne sont pas enferms dans un destin social qui dicterait une fois pour toutes leurs penses, leurs gots, leurs regards ou leurs aspirations.Assurment, J. Rancire est un philosophe inclassable. Il nappartient aucune cole, na fond aucun courant de pense et refuserait sans doute toute tiquette. Et pour cause : il na eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou sociales. Les frontires disciplinaires lui dplaisent : il y voit dabord la volont chez les chercheurs de conserver leur pr carr. la croise de lhistoire, de lducation, de la politique et de lesthtique, il offre un parcours philosophique incisif et singulier qui entend dconstruire les certitudes les mieux tablies.

    Quel rle a jou mai 1968 dans votre rupture avec le marxisme ?Dans les annes 1960, le marxisme apparaissait comme lhorizon indpassable du temps. La Leon dAlthusser se prsentait comme une tentative pour proposer un marxisme scientifique, rigoureux, rgnr sa source et capable de porter une rvolution nouvelle, mene par les peuples du tiers-monde, balayant limage grise de la rvo-lution sovitique. Le primat de la formation thorique quil

    RencontRe avec Jacques RanciRe

    Repenser lmancipation

    Her

    man

    ce T

    riay

    /Op

    ale

  • Entretien

    Em

    man

    uel R

    ob

    ert/

    agen

    ce O

    pal

    e

    Her

    man

    ce T

    riay

    /Op

    ale

    N en 1940, Jacques Rancire est

    professeur mrite de philosophie

    luniversit Paris-VIII. lve de

    Louis Althusser, il rompt avec son

    matre dont il dnonce en

    particulier le scientisme dans La

    Leon dAlthusser (Gallimard,

    1974). Il poursuit ds lors une

    rflexion politique et esthtique

    singulire. Il est lauteur de trs

    nombreux ouvrages, dont La Nuit

    des proltaires. Archives du rve

    ouvrier (Fayard, 1981), Le

    Philosophe et ses pauvres

    (Fayard, 1983), Le Matre ignorant.

    Cinq leons sur lmancipation

    intellectuelle (Fayard, 1987), Les

    Noms de lhistoire (Seuil, 1992),

    Aux bords du politique (La

    Fabrique, 1998), Le Partage du

    sensible. Esthtique et politique

    (La Fabrique, 2000), La Haine de

    la dmocratie (La Fabrique 2005)

    ou Politique de la littrature

    (Galile, 2007). n

    P r o f i l

  • 34 ScienceS HumaineS Novembre 2008

    Entretien

    N 198

    classe, de sa culture et de ses traditions, mais taient dabord des individus qui mettaient en question une cer-taine identit ouvrire.L o jattendais une espce de culture autonome, ouvrire, enracine dans le mtier, des conditions de vie, je dcou-vrais une fascination pour la parole littraire et la culture de lautre, la volont dexister part entire comme des individus partageant le mme monde. Cest ce que jai essay de montrer dans La Nuit des proltaires travers ces ouvriers qui, aprs avoir travaill tout le jour, pensent et crent la nuit. Les bourgeois et les hommes de lettres pour-tant bienveillants jugeaient que les ouvriers navaient pas faire des alexandrins, de la grande posie, mais des chants pour le travail et les ftes populaires. Or ctait une manire de les enfermer dans leur identit. Jai t saisi par le fait quil ne sagissait pas de se librer par la connaissance, car ces ouvriers avaient parfaitement la connaissance de leur situation, mais de se penser capables dun autre mode de vie que celui dtres domins. Lmancipation vise se donner ds prsent un mode dexistence de perception, de pense de citoyens part entire de lhumanit.

    Vous avez donc t amen porter sur cette histoire ouvrire un tout autre regard que lhistoire socialePour moi, les archives ouvrires comptaient en tant que discours et pas en tant que tmoignage sur la mentalit des ouvriers un moment de lhistoire. Ma dmarche tait donc en complte contradiction avec la tradition de lhis-toire sociale. Lhistoire avait voulu se rvolutionner en se pensant comme histoire des larges masses et histoire de la vie matrielle et pas seulement histoire des princes. Mais en prtendant tre lhistoire den bas, elle enfermait lhis-toire de ces populations dans la vie matrielle. Tout le dis-cours historique fonctionnait comme une philosophie expliquant pourquoi les gens lpoque et la place o ils taient ne pouvaient penser que ce quoi ils pensaient. Alors que le sens de mon travail tait prcisment de mon-trer comment, un certain moment, de petits groupes douvriers avaient t saisis par des mots et des penses impensables, comment ils avaient essay de rompre avec la culture de leur classe comme classe sociale produite par une certaine socit.

    Cest ce qui vous a aussi oppos Pierre Bourdieu.Le cur de la dmarche de Bourdieu est toujours dexpli-quer que si les gens sont domins, cest aussi parce quils ne savent pas quils sont domins. Ses travaux avec Jean-Claude Passeron sur lcole expliquaient que si les ouvriers sont exclus de lenseignement suprieur, cest parce que lcole leur fait croire quils sont inclus alors quen ralit il leur manque les manires dtre hrites qui conduisent au succs. Quand ils ne russissent pas bien, ils pensent donc que cest parce quils ne sont pas dous et ils sautoex-

    cluent. Il sagit toujours dinterprter la sujtion en termes dignorance, de mconnaissance. Dans La Distinction (1979), Bourdieu expliquait de mme que chaque classe sociale a les gots et le mode de comportement qui corres-pondent sa condition. Mais ds le xvIIIe sicle, les classes dominantes sinquitaient de ce quil y ait trop de gens du peuple qui voulaient lire, crire, adopter des comporte-ments qui ntaient pas adquats leur classe. Jai prcis-ment mis laccent sur limportance de ce que lon pourrait appeler une rvolution intellectuelle, et mme une rvolu-tion esthtique, dans lmancipation ouvrire. Lmanci-pation ouvrire commence quand louvrier en btiment peut porter sur le btiment un regard qui nest pas seule-ment celui de louvrier travaillant pour un patron, ou du pauvre travaillant la maison des riches. Je ne nie absolu-ment pas les dterminations sociales. Je dis simplement quil ny a pas de forme de subversion sociale qui ne soit lutte contre ce destin.On le voit tous les jours dans la transformation des modes de pense de gens qui taient supposs tre enferms dans un mode dexistence. Beaucoup sont surpris de voir que des paysans savent se servir dun ordinateur alors quils pen-saient que ce serait trop compliqu pour eux. Il y a beaucoup de savoir-faire, de modes dtre et de jouissances qui se sont diffuss dans des couches populaires supposes tradition-nelles et qui ont produit des transformations assez radicales de leur mode dadhsion leur condition.Les mcanismes de la domination tatique et capitaliste ont suffisamment de rouages pour ne pas avoir besoin de mettre des illusions dans la tte des domins. La question est plutt de savoir quelle esprance rationnelle on peut avoir de changer de vie et de construire un autre monde. Ce qui entretient la soumission nest pas tant lignorance que le doute sur sa capacit de faire changer les choses.

    Quelle est alors pour vous la fonction du philosophe ?Je suis tranger lide que la philosophie aurait pour tche dtablir les fondements du savoir. Pour moi, elle est bien plus une activit de dconstruction, de dclassification. Elle doit questionner la prtention des discours de sciences humaines et de son propre discours dlimiter leur territoire et leurs mthodes et sparer ainsi leur discours de celui tenu par leurs objets . Les sciences humaines et la philosophie sont constitues de descriptions, argumen-tations, images qui relvent de la langue et de la pense de

    Ce qui entretient la

    soumission nest pas tant lignorance

    que le doute sur sa capacit de faire

    changer les choses.

  • Entretien

    N 198 Novembre 2008 ScienceS HumaineS 35

    La vertu dignorance des matres

    Joseph Jacotot en 1818 est confront une bien trange situation. En exil

    Louvain alors ville

    hollandaise, il doit enseigner

    le franais. Problme : il ne

    parle pas le nerlandais et

    ses tudiants ne connaissent

    pas un mot de franais. Il

    imagine la solution suivante :

    ne possdant gure que le

    Tlmaque de Fnelon en

    version bilingue, il propose

    ses tudiants dapprendre

    une partie du livre en

    saidant de la traduction. Au

    bout de six mois, il leur

    demande de raconter en

    franais ce quils pensent du

    livre. Et, surprise, le

    rsultat est trs satisfaisant

    sans que jamais il ne leur ait

    expliqu la grammaire

    franaise ou lorthographe.

    Cest sur cette exprience

    de J. Jacotot que revient

    Jacques Rancire dans Le

    Matre ignorant. Cinq leons

    sur lmancipation

    intellectuelle (1987). Son

    intrt nest pas selon lui de

    fournir des recettes

    pdagogiques ; il est de

    montrer que lon narrive pas

    lgalit entre llve et le

    matre au terme dun long

    processus dacquisition,

    mais quil faut au contraire la

    prsupposer. Car si lon peut

    apprendre sans explication,

    quoi sert lexplication ?

    Dabord expliquer llve

    que si on ne lui expliquait

    pas, il ne comprendrait pas.

    Elle est donc aussi un

    mcanisme de reproduction

    dun ordre ingalitaire. Do

    la thorie du matre ignorant.

    Le matre ignorant nest pas

    un matre qui ne sait rien,

    mais un matre qui ignore ce

    quil produit comme savoir.

    Lnonc est paradoxal mais

    dit en ralit quelque chose

    de trs simple : nul ne dtient

    ce quil transmet. Certes il y

    a un matre qui parle, un

    lve qui apprend, mais

    llve ningre pas le savoir

    du matre, il poursuit sa

    propre aventure

    intellectuelle. n c.h.

    tous. Ce que jai toujours essay de faire, cest de traiter les paroles des ouvriers, des pauvres, des sans-part comme de la pense part entire.

    Non seulement ils pensent part entire mais ils sont des citoyens part entire. Pourquoi politique et dmocratie sont-elles intimement lies ?Toute une tradition identifie la politique avec la science et lexercice du pouvoir. Michel Foucault a largi la question du pouvoir en tudiant lensemble des technologies luvre dans le contrle de la vie et des populations. Je me suis centr linverse sur le type de pouvoir trs particu-lier quimplique la politique. Il y a une infinit de formes de pouvoir, dans lentreprise, lcole, la religion, la famille Mais ce pouvoir nest pas proprement parler politique car il y a une distribution statutaire des posi-tions. Dans la dmocratie, le pouvoir politique se donne demble comme un pouvoir o les positions ne sont pas fixes par avance, comme un pouvoir exerc au nom de ceux qui ne lexercent pas. Aristote disait que le citoyen est celui qui a part au fait de commander et dtre com-mand. Il ny a pas vraiment de politique quand le pouvoir appartient aux descendants des fondateurs supposs de la cit ou des monarques de droit divin La politique pour moi commence avec la dmocratie parce que la dmocratie est le pouvoir de ceux qui nont pas de titre particulier exercer le pouvoir ; elle est la reconnaissance du pouvoir de nimporte qui .

    Vous tes trs critique vis--vis des discours aujourdhui si rpandus sur la crise de la dmocratieQuand on parle de crise de la dmocratie ou de malaise de la dmocratie, on dsigne simplement le fait que nos tats dits dmocratiques ne le sont en ralit que trs peu. Ils sont gouverns par des oligarchies limites de politiciens, dexperts, dhommes de mdias, des oligarchies trs large-ment endogames et de plus en plus internationales. Il ne sagit pas l dune crise de la dmocratie, mais dune confis-cation de la dmocratie. Quand on parle de crise de la dmocratie, on essaie de renverser les choses, comme si le trouble venait non pas des pratiques du pouvoir, mais de la collectivit des citoyens. Quand on vote mal , par exem-ple lors des lections du 21 avril 2002 ou du rfrendum sur la Constitution europenne, on dit quil y a malaise dans la dmocratie parce que ceux qui votent seraient des gens arrirs, incapables de reconnatre les volutions ncessai-res, ou bien des consommateurs gostes qui choisissent un candidat selon leur got personnel Nous sommes en ralit face une dmocratie largement confisque, tat de fait que justifie le discours intellectuel sur la crise de la dmocratie au nom soit de lincapacit du peuple, soit de son gosme. n

    ProPos recueillis Par catherine halPern