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Rareté, utilité et valeur : l’approche économique Michel LANGLOIS La rareté occupe une place centrale chez les économistes; qu’elle soit explicite et formalisée dans le discours ou qu’elle soit simplement posée en postulat, elle est la toile de fond des analyseset de la théorie. Une première définition’ s’appuie sur l’idée d’insuffisancequantitati- ve, de manque, de vacuité, de finitude relative aux choses physiques dont l’homme est en partie dépendant pour sa survie et son activité individuelle et sociale. Cette insuffisance peut se révéler selon une occurrence plus ou moins régulière, ou être purement événementiel- le et ponctuelle. Une autre définition, qui lui est indirectement liée, avance l’idée qu’une chose qualifiée de rare, peu fréquente, est précieuse, qu’elle a de la valeur, ce qui conforte, par opposition, le mythe d’une nature prodigue de richesses illimitées qu’il est permis à l’homme de préle- ver, par la cueillette, la chasse, la pêche.. . Ia socialisation primitive de l’homme n’a-t-elle pas amplifié la percep- tion individuelle d’une rareté quantitative? Si le sentiment de rareté est évident dans la prise de conscience du besoin physiologique cor- porel inéluctable auquel nul ne peut se soustraire, la rareté s’impose ensuite à l’homme vivant en société, confronté en permanence à l’as- souvissement des désirs et des besoins des autres individus, et dont le désir individuel matériel n’est jamais comblé. Avec les premières furations de l’habitat, les hommes ont aussi pris conscience d’une finitude relative des ressources naturelles locales 1. Le dictionnaire Nouveau petit Robert, édition 1993, distingue dans le mot “rare” trois sens étroitement liés, relatifs à la quantité : qui se rencontre peu souvent, exis- te en peu d’exemplaires (précieux) ; à la frkquence : qui se produit, arrive, se pré- sente peu souvent, peu fréquent (exceptionnel, rarissime) ; à la qualité : peu com- mun, qui sort de l’ordinaire (extraordinaire, remarquable).

Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

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Page 1: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

Rareté, utilité et valeur :

l’approche économique

Michel LANGLOIS La rareté occupe une place centrale chez les économistes; qu’elle soit

explicite et formalisée dans le discours ou qu’elle soit simplement

posée en postulat, elle est la toile de fond des analyses et de la théorie.

Une première définition’ s’appuie sur l’idée d’insuffisance quantitati-

ve, de manque, de vacuité, de finitude relative aux choses physiques

dont l’homme est en partie dépendant pour sa survie et son activité

individuelle et sociale. Cette insuffisance peut se révéler selon une

occurrence plus ou moins régulière, ou être purement événementiel-

le et ponctuelle.

Une autre définition, qui lui est indirectement liée, avance l’idée

qu’une chose qualifiée de rare, peu fréquente, est précieuse, qu’elle a

de la valeur, ce qui conforte, par opposition, le mythe d’une nature

prodigue de richesses illimitées qu’il est permis à l’homme de préle-

ver, par la cueillette, la chasse, la pêche.. .

Ia socialisation primitive de l’homme n’a-t-elle pas amplifié la percep-

tion individuelle d’une rareté quantitative? Si le sentiment de rareté

est évident dans la prise de conscience du besoin physiologique cor-

porel inéluctable auquel nul ne peut se soustraire, la rareté s’impose

ensuite à l’homme vivant en société, confronté en permanence à l’as-

souvissement des désirs et des besoins des autres individus, et dont le

désir individuel matériel n’est jamais comblé.

Avec les premières furations de l’habitat, les hommes ont aussi pris

conscience d’une finitude relative des ressources naturelles locales

1. Le dictionnaire Nouveau petit Robert, édition 1993, distingue dans le mot “rare” trois sens étroitement liés, relatifs à la quantité : qui se rencontre peu souvent, exis- te en peu d’exemplaires (précieux) ; à la frkquence : qui se produit, arrive, se pré- sente peu souvent, peu fréquent (exceptionnel, rarissime) ; à la qualité : peu com- mun, qui sort de l’ordinaire (extraordinaire, remarquable).

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exigeant une organisation minimale, d’abord celle de mener des expéditions de collecte et de prélè-

vement des ressources absentes ou insuffisantes sur place, ensuite de pallier à cette carence par des

pratiques de production agricole et d’élevage, et d’y ajouter ultérieurement une dimension par

l’échange des produits2.

IA rareté, perçue à la fois comme stimulant et comme contrainte, a permis une formidable expansion

des activités humaines sur terre, mais elle n’est pas toujours source d’organisation sociale : dans des

groupes humains de petite dimension vivant en autarcie sans craindre d’épuiser les ressources du

milieu, l’homme se donne très tôt des moyens de régulation conduisant à limiter l’exercice de ses

activités dans le temps et l’espace (SAHLIKS, 1974).

Ces quelques réflexions, et notamment celle de la confrontation entre la rareté des biens et le besoin

humain, rejoignent directement les préoccupations de la réflexion économique, que souligne

d’ailleurs la place omniprésente de la rareté (ou de ses contraires) à travers la terminologie écono-

mique habituelle : approvisionnement, stock, saturation, excédant, surproduction, pénurie, crise, etc.

Une confrontation rapide des courants de la pensée économique libérale et de l’école institutionalis-

te nous donne une vision tranchée de la conceptualisation de la rareté et de l’usage de ce concept.

Si l’opposition du caractère objectif-relatif de la rareté est pertinente, elle se fonde en partie sur

l’émergence du second courant avec une prise de conscience critique des insuffisances et du carat-

tère théorique du premier.

Une réflexion plus contextualisée, appuyée sur l’exemple des économies rurales sahéliennes, tente-

ra en guise de conclusion de relativiser le thème de la rareté et de faire donner quelques éléments

de clarification.

Une rareté absolue, réifiée et paradoxale

Le courant libéral dominant de la pensée économique actuelle, à la suite de la plupart des analyses et

des postulats “classiques” fondateurs de la science économique et de son champ disciplinaire,

reprend parmi ceux des présupposés les plus évidents, celui de la limitation physique des ressources

utiles à l’homme.

En posant cette contrainte fondamentale, l’activité économique est expliquée et justifiée par les

nécessités d’une répartition -dite rationnelle- des ressources, que les finalités envisagées soient plus

ou moins directement productives ; la science économique devient de ce fait “une science de l’affec-

tation des moyens rares à des usages alternatifs” 3.

Cette affectation de moyens à des fins, analysable à toutes les échelles de la société, de l’individu aux

groupes, aux collectivités, aux personnes morales, aux entreprises et à l’Etat, suppose des choix, des

2. la conscience dune distribution irrégulière des ressources naturelles sur la planète a aussi entraîné les expéditions de conquête et de pillage.

3 selon la définition “formelle”, qualifiée de “science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares à usages alternatifs” (Roe~ns, 1947) ou encore de “science qui étudie comment IL! ressources rares sont employées pour la satisfaction des besoins des hommes vivant en société.. .” (MCNALD, 1975)

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modalités et des règles permettant à la fois d’employer concrètement les “facteurs de production” et

de départager les acteurs concernés par cette affectation de ressources.

Avant de poursuivre plus avant dans les implications formelles que cette analyse implique, il nous faut reve-

nir sur des idées simples essentielles qui explicitent, par opposition et articulation, le concept de rareté.

Du point de vue des “classiques”, les relations Homme-Nature mettent en jeu un triple série de

variables qui se rapportent au volume physique et à la disponibilité de la ressource, au besoin

humain, à l’utilité et à la valeur, variables toutes étroitement inscrites dans le temps, alors que celui-

ci n’est pas explicitement intégré dans ce schéma.

La ressource analysée comme simple donnée physique, en quantité et qualité, s’impose d’elle-même,

directement reliée au besoin humain. Mais une restriction de taille est introduite lorsque la théorie

ne considére d’entre les besoins que le besoin “économique”, celui qui ne peut être satisfait que par

un bien ou une ressource rare, qui suppose un sacrifice ou un choix, en posant ce critère de la rare-

té comme fondamental.

Le besoin ressenti, dont l’intensité varie avec l’appréciation du niveau d’utilité (perception préalable

d’une fonction dévolue à l’objet ou à la ressource), se confronte à la rareté objective de la ressource

et de cette confrontation émerge la valeur de la ressource. C’est l’intéressant principe d’ophélimité

de Pareto, terme injustement inusité après lui, qui traduit l’utilité subjective d’un bien dans chaque

situation particulière, significative précisément du niveau de rareté du bien. Une denrée alimentaire

reconnue comme essentielle dans une société donnée (l’utilité “réelle” du blé par exemple) peut

prendre une valeur très fluctuante au cours du temps, si l’on compare la période de production à la

période de soudure ou de disette par exemple.

Hormis les contraintes propres à la physiologie humaine, le besoin de l’individu pour un bien ou une

ressource n’est pas considéré comme immuable, il varie au fur et à mesure du degré de satisfaction

atteint, jusqu’à atteindre un seuil de satiété pour lequel l’utilité marginale du bien s’annule. Dans ce

cas la rareté objective du bien et l’utilité réelle peuvent subsister mais ne jouent plus que pour ceux

des individus qui n’ont pas encore comblé leurs besoins.

A travers cette vision matérialiste des rapports de l’homme aux choses sont bien sûr éludés d’autres

types d’utilités et d’autres types de besoins pour lesquels la notion d’abondance et de rareté peut être

tout aussi pertinente : désir du bien d’autrui, pouvoir, prestige, reconnaissance sociale que nous

aborderons dans la seconde partie.

Il s’agit bien dans ce cadre d’une globalisation qui fonde à la fois l’économique et la science chargée

de l’expliquer, et promeut la rareté au titre de réalité universelle et atemporelle. Celle-ci s’impose à

toute chose tangible investie par l’homme d’une fonction d’utilité, donc susceptible d’entrer dans la

sphère de consommation, de production et d’accumulation, soit au passé, au présent ou au futur. Les

ressources naturelles d’abord, le travail et le capital ensuite (auxquels s’ajoutent aujourd’hui biens de

service, information.. ,), deviennent sous l’empire de la rareté des biens, à la fois biens de consom-

mation et facteurs de production.

Cette rareté absolue impose, nous l’avons souligné plus haut, choix et calcul, et ceci au premier éche- lon de la décision, celui de l’individu. Dans la pensée libérale, individualisme méthodologique et

rationalité se confondent sous l’entité abstraite et idéale de l’homo œconomicus, acteur doué d’une logique de comportement et de décision polyvalente et infaillible.

Page 4: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

72 Avant même l’apparition d’unités de mesure-étalon, l’appréciation de la rareté relative des biens se

traduisait par un rapport de troc variable selon l’époque et les protagonistes mais cette subjectivité ne

pouvait être opératoire dans la perspective de la médiation des échanges, de leur expansion et de leur

diversifkation. Pour être pet-su de la manière la plus neutre possible, le degré de rareté relative des

choses devait pouvoir être évalué par un indicateur objectif, unique et polyvalent, accepté par tous les

agents, et ceci grâce à la monnaie. Le “prix” de chaque bien échangeable exprimé en quantité d’unité

monétaire est le reflet et la mesure de sa rareté et de son utilité, attributs communément acceptés par

les parties échangistes : « toutes les choses matérielles ou immatérielles [sont] susceptibles d’avoir un

prix parce qu’elles sont rares, c’est-à-dire à la fois utiles et limitées en quantité » (WALRG, 1874).

Mais si la rareté est ainsi réifiée à travers le prix, puis grâce au marché qui permet le réajustement du

prix des choses, c’est essentiellement en tant que critère de choix et d’arbitrage, exprimant les valeurs

attachées aux biens, et en tant qu’outil de régulation des activités des agents économiques. A travers

le marché supposé idéal et neutre, système de confrontation des préférences individuelles -les offres

et les demandes solvables-, la théorie pose bon nombre d’hypothèses plus ou moins réalistes en

termes de concurrence, de monnaie, de prix, d’équivalence, de divisibilité des biens etc.

Très tôt dans la réflexion des économistes apparaîtra, dans la logique des hypothèses libérales, un cli-

vage, une vision dichotomique de la disponibilité des biens et du statut des ressources, donnant à la

rareté un attribut quelque peu ontologique. D’un côté sera identifié le domaine privilégié d’applica-

tion de l’économique et de la discipline scientifique, celui des biens enviés, “absolument” rares, sus-

ceptibles d’exclusivité, d’appropriation privative, de sacrifice, d’enjeu, de compétition ; de l’autre sera

mis hors-champ d’analyse, par exclusion, un pan entier du milieu terrestre, celui des biens “libres”,

abondants, à caractère collectif, où le marché est inopérant comme régulateur d’usage, pour tout dire

non économiques. C’est sur cette séparation, fondée en grande partie sur le critère de la rareté, que

reviendront les analyses économiques récentes. Elles mettront en exergue la fînitude et I’amenuise-

ment des ressources planétaires, prélevées, exploitées et transformées par l’activité humaine.

Pour compléter cette analyse sommaire de la place du concept dans l’analyse classique et libérale, il

faut souligner le paradoxe soulevé par le processus de la production et de la croissance économiques.

S’il répond, avec sa finalité de satisfaction des besoins humains et sociaux, à une logique de lutte

contre la rareté des biens physiques, il rétroagit dans le même temps sur la rareté.

Un arbitrage permanent dans la dotation des facteurs au bénéfice de la production matérielle rend la

croissance cumulative inéluctable, exige une expansion du marché de la consommation, développe

et suscite des utilités et des besoins infinis par une création ininterrompue de nouveaux produits,

toujours insuffisants, imparfaits, de moins en moins pérennes etc. La rareté, instrumentée par le cri-

tère “rationnel” du prix, renouvelée par un processus permanent de création de besoins, devenue

changeante et composite avec l’activité productrice, s’appuie sur la régulation idéologique de l’éco-

nomie de marché (croissance, productivisme, société d’abondance.. .) et sur la manipulation des

désirs humains. Raretés et abondances se relaient alternativement dans une course aussi effrénée

qu’incontrôlée, alimentée par le ressort dialectique paradoxal besoin-rareté, clé de voûte de la repro-

duction du système capitaliste.

A la fois perçue comme déterminant externe aux sociétés, et manipulée délibérément ou incons-

ciemment par les zélateurs de la croissance, la rareté est au centre des comportements des acteurs,

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individus, groupes ou personnes morales. Elle peut se comparer au risque ou à l’aléa, provoquant des

réactions ou des décisions stratégiques d’évitement, de préservation, de compétition, mais aussi de

protection active, de monopole. Peuvent être cités comme exemples le gel de l’innovation technolo-

gique afin de maintenir une rareté artificielle sur un marché, ou encore l’accumulation capitaliste par

intégration verticale permettant de s’afh-anchir des contraintes en approvisionnement de matières

premières ou de biens intermédiaires, et des difficultés de débouchés.

Placée “inconsciemment” au centre du système de valeurs matérialistes occidentales, la rareté concré-

tisée par la valeur-prix du marché, construite par le système libéral, reste objective, extérieure à

l’homme et à ses choix sociaux. Qui impose des trajectoires aussi irréversibles? Même si la capitalisa-

tion des biens, des services (et maintenant de la connaissance) et la mondialisation exercent des

entraves à la concurrence “libre et parfaite”, il est abusif d’imputer le mouvement en cours à l’hégé-

monie et à la puissance de quelques oligopoles, grandes groupes, sociétés ou pays. Dans ces évolu-

tions il ne faut pas minorer le rôle des mécanismes et des enchaînements issus à la fois de I’atomisa-

tion (individualisme méthodologique) et de la globalisation, qui induisent l’extension planétaire des

marchés, et qui plaident encore aujourd’hui pour la disparition complète des protections et entraves

à la circulation des hommes et des capitaux et au commerce des biens.

Avec ces conceptions libérales générales et théoriques autour de la rareté, la toile de fond toujours

omniprésente d’une “allocation optimale des ressources” est dans cette perspective oficiellement

déléguée au pouvoir impersonnel incontrôlable et despotique du marché concurrentiel. Une telle

optique a de quoi choquer, car si elle sert souvent de paravent aux pratiques de manipulation citées,

l’information et l’éthique d’un partage planétaire des responsabilités environnementales plaident,

dans l’esprit des nouvelles écoles théoriques, pour une rareté non plus subie mais réappropriée, maî-

trisée par les sociétés et les communautés.

La rareté relative revisitée ressources et stratégies

Des questionnements essentiels sur les modes d’existence et d’activité humaine restent à poser, élu-

dés jusqu’ici par le capitalisme industriel et l’ethnocentrisme occidental. Que dire de sociétés moins

matérialistes pour lesquelles la quantité et la diversité des biens produits ne colle pas aux critères de

satisfaction des besoins de consommation et d’accumulation? Si le temps n’est pas partout exclusi-

vement consacré aux activités productives, comment comprendre des modes différents de vaiorisa-

tion des milieux? la rareté de ressources n’entrera-elle pas aussi dans les préoccupations des généra-

tions qui vivront après nous, qui ne disposeront que de notre legs environnemental? quelle est I’ef-

ficience de l’indicateur de rareté-prix dans l’allocation de ressources dès lors que sont menacés les

écosystèmes, surexploités ou surchargés des nuisances de l’activité humaine?

Ces interrogations posent le problème essentiel, à travers celle des rapports homme-nature et des

rapports entre les hommes, de la pluralité des valeurs et des échelles de valeurs dans une société, et

celui de savoir comment et par qui le pouvoir d’arbitrage correspondant peut être exercé. Deux

points complémentaires seront abordés, celui d’une extension du champ de la réflexion économique

traditionnelle par l’application d’un calcul de valeur diversement adapté- aux catégoties jusque-là

Page 6: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

l considérées comme “marginales” ou hors-champ économique, et celui d’une optique institutionalis-

te qui prend comme référence l’homme dans son milieu naturel, s’attachant aux représentations, aux

valeurs et aux stratégies des acteurs.

La rareté recalculée

Des éléments d’incompatibilité ou d’incohérence grèvent le paradigme néoclassique libéral de la

valeur-utilité quand il s’agit des actifs naturels, éléments des milieux terrestre, océanique et atmo-

sphérique. Ces ressources dont le caractère est d’être partiellement non reproductible, composite,

non homogène, insécable, variable, mobile, non pérenne, pour lesquelles une fonction de préféren-

ce individuelle (consommation, satiété-saturation) ne s’applique pas, ne peuvent être traitées comme

des facteurs de production et de reproduction ordinaires.

En prenant en compte la pression du système économique sur l’environnement, la multi-dimension-

nalité de l’environnement et l’inter-relation des ressources au sein des écosystèmes (FAUCHEUX &

NOËL, 1995), de nouvelles formes de rareté surgissent ou sont reconnues comme telles. Certaines res-

sources naturelles soumises à exploitation ou à dégradation peuvent atteindre des seuils d’irrévetsi-

bilité pour leur reconstitution ; d’autres peuvent être encore plus gravement menacées dans leur uni-

cité spécifique (telle espèce animale ou végétale). Des interférences se manifestent à l’évidence entre

les différents acteurs, consommateurs, exploitants, pollueurs, et engendrent des “externalités” (posi-

tives ou négatives), diversement perques, dont les coûts sont très inégalement partagés.

Devant l’usage souvent incontrôlé de “biens communs” et la carence de l’individualisme méthodolo-

gique dans ce domaine, des économistes plaident actuellement pour le recours à des outils spéci-

fiques assurant à la fois l’efficience, la distribution, la soutenabiité (DALY, 1992), chacun de ces objec-

tifs relevant d’échelles de valeur particulières intégrant plus ou moins directement la rareté et l’usa-

ge présent et à venir des ressources : valeur d’utilité (usage), valeur d’échange, valeur productive (tra-

vail, capital,. . .), valeurs d’option, valeurs de non-usage, valeur de préservation (appelée aussi valeur

d’existence).

Avec son orientation écologique et environnementale, “l’économie des ressources naturelles”

intègre la théorie des rendements décroissants* comme manifestation d’une rareté cumulative de

certaines ressources, et à contrario aussi comme celle dune équipotentialité et d’un équilibre entre

quantité d’éléments concourant à un processus; elle donne cependant une vision moins idéaliste de

la croissance en l’assimilant à un processus de “destruction créatrice” 5. La création de biens s’ac-

compagne nécessairement d’une consommation-destruction d’autres biens, qui dans cette optique,

concerne avant tout les ressources “oubliées” de l’environnement, autres que matière et énergie

entrant directement dans la production, et qui objectivement deviendront plus rares, certaines

d’entres elles disparaissant irrémédiablement.

4. ou de la productivité marginale décroissante, très tôt soulignée par les physiocrates (kxGOT, 1768) avec une augmen- tation moins que proportionnelle du produit par la saturation relative d’un facteur de production. j. René Passet (1992) reprend à son compte avec cette Formule une analyse déjà eFFectu& avec Condorcet.

Page 7: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

75 Dans sa volonté de réintroduire le temps et d’inclure les besoins des générations futures, cette école

ne ménage pas sa critique contre “l’actualisation”, technique économétrique devant théoriquement

permettre d’assurer un contrôle temporel des raretés, d’effectuer l’arbitrage entre les capacités et les

opportunités du présent et du futur, et donc d’assurer indirectement la limitation des besoins

actuels. L’objectivité de l’outil est biaisée dans son emploi courant car le taux retenu, toujours posi-

tif, vaut jugement de préférence pour le présent, au détriment du futuP. Cet instrument privilégié

par les organismes internationaux, les financiers et les investisseurs sur un terme assez court (moins

de vingt ans) ne peut sérieusement être utilisé sur des échéances plus longues, sauf à donner une

valeur nulle aux préférences futures, c’est-à-dire postuler que le monde futur sera autant contraint

que le nôtre par les raretés de ressources naturelles. En utilisant ce taux, les responsables de déve-

loppement s’intéressent en pratique moins à la valeur actuelle de ressources disponibles dans le futur

qu’à la comparaison de valeurs futures produites attendues de projets actuels.

Pour lever cet obstacle, et plutôt que de s’en remettre indirectement à ce type de coefficient de pon-

dération polyvalent, trop “neutre” pour être juste, l’économie de l’environnement préfère plutôt

introduire artificiellement des critères de choix sous forme de valeurs-prix et de valeurs “seuils”. Des

méthodes d’estimation de la valeur des ressources, soit directes par recueil d’information auprès des

acteurs, soit indirectes par des systèmes de marchés fictifs, sont proposées et déjà mises en œuvre

dans certains domaines, celui de la pollution atmosphérique, des rejets nucléaires, des stocks halieu-

tiques notamment; il s’agit des évaluations contingentes, des quotas individuels transférables, des

marchés de droits à polluer, etc. Elles formalisent et concrétisent une rareté temporelle fictive des

actifs non reproductibles et non substituables avec pour objectif la rationalisation des allocations de

ressources étendue à l’ensemble de la communauté humaine réunissant les générations actuelles et

futures, même si pour ces dernières l’expression des choix et des préférences reste floue, très indi-

recte et sujette à caution.

Cette institution formelle de la rareté, relative en ce qu’elle procède de méthodes et techniques

idoines, acceptés dans une communauté d’acteurs impliqués par une exploitation ou des rejets com-

muns, a pour objectif de se substituer, de pallier dans certaines situations, aux mécanismes aveugles

du marché concurrentiel et aux effets de la compétition oligopolistique. Elle ambitionne donc de

mieux prendre en compte les représentations et les projets, d’arbitrer entre les individus, les

groupes, les collectivités, 1’Etat d’une société confrontée aux alternatives multiples concernant les res-

sources naturelles : l’usage lui-même (versus le non-usage), le type d’usage (en privilégiant toutefois

l’économique face au culturel, au social et au religieux), le partage d’usage (concentration ou dissé-

mination relative des ressources entre les acteurs, qu’ils soient contemporains ou appartenant aux

générations futures). Ce faisant la tentative “technocratique” est grande de vouloir se donner des

moyens universels, objectifs et rationnels applicables dans une multiplicité de situations, d’appliquer

6. la valeur actuelle d’actifs futurs sera d’autant plus faible que le taux choisi sera élevé. Actualisation d’une valeur 1000 à 1% sur 20 ans

VA du futur VF du présent Taux négatif 1498 668 Taux positif 673 1486 selon la formule Valeur Future = Valeur Actuelle (1 + t)”

Page 8: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

76 une mondialisation instrumentale, qui bien que multiforme, ne peut espérer intégrer des visions du

monde bien souvent irréductibles,

La rareté contrôlée et maîtrisée

C’est par rapport à cette limitation, à cette dérive instrumentale que s’impose l’approche institution-

nelle, encore appelée “économie des conventions”. Reconnaître qu’un instrument “exogène” d’ap-

préhension de la rareté au service de l’arbitrage et de la gestion des ressources ne peut valablement

être opérationnel s’il n’intégre pas les spécificités socioculturelles est un renversement des considé-

rations et des priorités au profit d’une plus grande subjectivité. Les notions, les concepts, les outils

peuvent difficilement être conçus abstraitement, en dehors de leur domaine d’application, sans avoir

été négociés par les intéressés, sans avoir été mûris et légitimés par les parties prenantes, Une telle

approche reconnaît que les représentations des acteurs sont primordiales, et que la rareté des res-

sources n’existe pas en soi, ne s’impose pas aux individus, mais qu’elle est à imputer aux sociétés, à

leurs choix culturels et à leur organisation socio-politique.

L’analyse des conflits entre communautés humaines à l’échelle nationale ou planétaire met en géné-

ral l’accent sur les problèmes d’allocation, de répartition hétérogène des ressources naturelles que le

marché, par la valorisation de la ressource “rare” (eau, terre arable, parcours, pêcherie), a contribué

à générer et à amplifier, sans pouvoir les résoudre. la raréfaction et la pénurie relative de ressources

renouvelables se rattachent ainsi à une série de facteurs socioculturels, économiques, institutionnels

et écologiques parmi lesquels la diminution quantitative et qualitative de la ressource en soi n’est plus

primordiale, même si elle est exprimée comme telle par les protagonistes.

Les déterminants sont à chercher du côté des systèmes d’exploitation -plus ou moins “consomma-

teurs” de ressources naturelles renouvelables, plus ou moins intensifs par rapport à la ressource

considérée-, de la pression démographique et de I’hétérogénëité des densités de population de la

région considérée dans le conflit, de la distribution inadaptée, voir caduque, des potentialités natu-

relles entre groupes (HOMER Drxo~, 1993), facteurs qui attestent de situations contrastées en termes

de rapports de force et de pouvoir entre communautés, de significations, de représentations et de

valeurs de la part des groupes concernées par les ressources et impliqués dans le conflit (FERMNDEZ-

GIMEKEZ, 1993).

De manière plus générale c’est le rôle essentiel des systèmes d’organisation et des systèmes institu-

tionnels qui est souligné dans la raréfaction relative de facteurs diversement répartis sur un territoi-

re donné, Sous le terme de “modes d’appropriation” ce sont l’accès, le contrôle et la répartition des

espaces de vie et des ressources à exploiter et à ménager’ qui sont mis en avant. Autant de raretés

particulières qui peuvent s’analyser dans le cadre des moyens dont l’homme s’est doté pour res-

treindre la liberté de passer, de s’installer, d’occuper, d’utiliser, d’exploiter, d’aménager.. .

7. ce concept se décline sur cinq plans (WEBER 8r REVER~, 1993) : les représentations et les perceptions sociales, cultu- relles, anthropologiques, les systèmes de valeurs, rôle de la religion, normes et classifications, etc.) ; les usages alternatifs, complémentaires et/ou contradictoires; les modalités d’accès et de contrôle de l’accès aux ressources; les modalités de transfert des droits sur les ressources; les systèmes de partage ou de répanition du produit de l’exploitation.

Page 9: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

77 Le droit et ses règles, bien qu’ayant souvent fait l’objet de tentatives d’homogénéisation et de ratio-

nalisation, notamment dans les pays ayant subi l’emprise d’une métropole coloniale, reste dans les

pays du Sud, étonnamment diversifié dans ses spécificités locales. L’approche institutionnelle, quand

elle s’intéresse aux grandes et moyennes échelles, s’appuie alors aussi sur la complexité et I’enche-

vêtrement des droits accordés aux personnes, qui en milieu rural africain par exemple ne peuvent

jamais se traiter comme des droits d’entière propriété (usus, fructus, abusus), sur le modèle civiliste

occidental (Le Bris et al. eds, 1991).

Des clarifications ont été tentées, comme celle proposée ci-après sous la forme d’une matrice croi-

sée de droits hiérarchisés par ayantdroit, mais elles restent largement théoriques, et jusqu’ici peu

appliquées dans les sociétés rurales.

Palette des droits selon le niveau de responsabilité :

squatter owner proprietor

access 0 0 0

withdrawal 0 0

management a

exclusion

alienation

(d’après SCHIAGER & OSTROM, 1992)

claiman t

0

0

0

0

authorized

0

0

0

0

0

L’exigence fondamentale de la gestion de la rareté, du partage des biens mis à disposition par la natu-

re soulève des problèmes délicats sur le plan socio-politique et éthique. Comment identifier les

ayantsdroit sur un environnement devant l’instabilité et la mobilité croissante des populations

rurales confrontées à la migration? Comment définir et cerner le champ temporel et spatial du droit

accordé quand les objets eux-mêmes se déforment ou disparaissent avec les saisons ou les années?

Comment assurer l’indépendance, la neutralité et l’effcience de la gestion sans qu’elle soit dirigée

d’une manière privilégiée au seul profit de ceux qui en détiennent la responsabilité? A qui accorder

le droit éminent d’instituer les règles et de définir la collectivité des ayants-droit? Comment assurer

la légitimité d’un système juridico-politique étatique cohérent et homogène si l’on fait prévaloir le

pouvoir des communautés locales d’usagers en matière d’organisation et de formalisation de droits

adaptés aux situations géo-sociales locales? Comment justifier un éventuel droit de regard, une ingé-

rence de la communauté internationale dans le domaine de la préservation environnementale et

patrimoniale sans porter atteinte au “genre de vie” des individus et des groupes humains dépendants

des ressources naturelles ?

L’économie institutionnelle appuie son argumentation sur l’étroite interdépendance entre d’une part

les types et les niveaux de rareté des ressources, et d’autre part les institutions et pratiques adoptées

par les groupes humains pour gérer cette rareté conformément à leur système de valeurs et à leur

structure sociale. Si les modes de régulation conduisent “logiquement”, par définition et délimitation

des droits, à l’exclusion temporaire et partielle pour une frange de la société, ils contribuent aussi à

la prise de valeur et à la raréfaction des ressources convoitées; et inversement la considération de la

rareté et de la disponibilité des ressources sert de justification à l’institution de règles d’accès limité

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78 et de contrôle sur les éléments d’appropriation et d’usage du milieu naturel.

Des éclairages nouveaux sont apportés sur les stratégies et les comportements des acteurs à la

recherche de modes d’adaptation aux contraintes institutionnelles, la rareté pouvant être partielle-

ment générée par le système bureaucratique et technocratique de YEtat. Dans la mesure où ils sont

l’objet d’une restriction et d’un contrôle, les enjeux eux-mêmes peuvent supplanter l’intérêt porté

aux ressources. Dans certains cas la régulation foncière par les autorités conduit à une délivrance par-

cimonieuse des titres fonciers, à une légalisation souvent longue et difficile des droits d’accès et

d’usage. Les acteurs les mieux placés dans les rouages du pouvoir local sont tentés de se constituer

progressivement un “fonds” légalisé, qui pourra faire l’objet d’une “réalisation” marchande à la pre-

mière opportunité : citadins et notables se font attribuer des terres qu’ils pourront facilement

revendre avec profit à ceux qui n’ont pas les mêmes passe-droits.

Les stratégies patrimoniales de familles ou de groupes lignagers cherchant à consolider un capital

foncier transmissible, répondent, en partie aussi, à un besoin d’assurance et de préservation contre

la rareté à venir, rareté qui menace les ressources jugées essentielles pour la reproduction du grou-

pe et de ses descendants.

Ces quelques éléments de discussion à propos de la rareté vue du côté des économistes institution-

nels, font ressortir deux aspects négligés de La notion de rareté. Tantôt paramètre stratégique sub-

jectivement perçu présidant aux comportements et à la prise de décision des acteurs vis à vis du

milieu naturel, tantôt variable plus ou moins directement manipulée intervenant dans la régulation

des rapports sociaux, la rareté est éminemment construite et ne se conçoit plus en soi, indépen-

damment des sociétés et des modes d’organisation.

La rareté., . dans un contexte sahélien

Quelques éclairages sur l’organisation et le contrôle des ressources agro-sylvo-pastorales dans le delta

intérieur du Niger vont servir d’illustration à notre propos.

La composante la plus caractéristique des relations homme-nature dans cette zone sahélienne du

Mali est celle de l’impermanence, de l’instabilité des ressources de l’environnement et d’une gran-

de mobilité des hommes par rapport à leur milieu de vie. Les systèmes d’exploitation extensifs,

toujours assez précaires, tentent de s’adapter aussi rapidement que possible à la dynamique saison-

nière et locale des différentes ressources pour lesquelles la rareté est avant tout changeante, soumi-

se aux contraintes variables d’une année à l’autre de la pluviosité, et ici tout particulièrement, de la

reconstitution de l’écosystème humide “bourgoutièrea”.

Cette adéquation de l’activité à la dynamique écologique concerne la cueillette de végétaux (bois de

feu, graminées vivrières), la pêche et la chasse dont les aires de collecte se déplacent, les cultures

sèches dépendantes du front d’humectation du sol des dunes au moment du semis, les cultures de

décrue envisageables selon le niveau de la crue, les pâtures par les troupeaux dont la localisation et

8. écosystème deltaïque soumis à inondation saisonniCx composé essentiellement de graminées à tiges flottantes (genre echinocloa stag, vossia cuspidata).

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79 la qualité se déterminent conjointement par l’amplitude des inondations du Niger et l’arrosage des

zones exondées.

Le cas le plus démonstratif est sans conteste celui de l’élevage et du pastoralisme. Les hommes ici ont

progressivement mis en place une gestion de la rareté saisonnière des pâturages par limitation de

l’accès libre, avec un système d’accès régulé à la ressource qui, dans l’idéal, est censé à la fois organi-

ser la concurrence d’usage entre acteurs, prévenir les conflits, tempérer une surexploitation éven-

tuelle due à un “jeu non-coopératif” entre acteurs, et générer un produit total maximal pour tous. En

pratique, et pour permettre l’usage par le plus grand nombre d’éleveurs des potentialités pastorales,

des ordres d’accès successifs au milieu et à ses ressources ont été institués, conformément à des

règles de préséance et au statut des membres des lignages d’éleveurs à l’intérieur des différents ter-

ritoires (leydi)g.

Ce système de gestion de la rareté des ressources fourragères se différencie de la régulation habi-

tuelle indirecte en zone sahélienne, qui fait dépendre d’une ressource-clé, le point d’eau, l’accès aux

pâturages et aux ressources fourragères périphériques; le contrôle du pâturage s’exerce à travers

celui de l’accès à l’eau avec par exemple une limitation du nombre de puisards par troupeau, modu-

lé selon l’origine statutaire, l’ancienneté d’installation, l’importance du troupeau.

Mais la mobilité relative homme-milieu n’est pas ia seule stratégie d’assimilation et d’intégration de

la rareté dans les modes de vie. IA modulation en implantation, en taille (par scissions et regroupe-

ments) et en spécialisation d’activité des groupes humains lignagers et familiaux en est une autre qui

permet l’adaptation aux disponibilités en ressources naturelles selon les saisons notamment.

On retrouve par exemple le phénomène de fractionnement des groupes de pasteurs, avec ceux qui

accompagnent les vaches en transhumance et ceux qui restent avec quelques laitières indispensables

malgré l’insuffisance des ressources ligneuses et herbacées environnantes; ou encore un des modes

d’organisation socioculturel en milieu peu1 qui, au moins jusqu’à une époque récente, régissait les

attributions foncières et les tâches selon le statut socio-ethnique, et évitait les interférences entre sys-

tèmes d’exploitation : les dépendants anciens captifs étaient confinés à l’agriculture céréalière, les

personnes libres pouvant investir et capitaliser dans l’élevage transhumant.

Certes les dynamiques actuelles des sociétés et des modes de vie ont eu raison en partie de la spé-

cialisation des groupes socioculturels. Ce faisant les stratégies familiales et individuelles d’adaptation

aux contraintes écologiques et à la pression sur les ressources ont substitué la complémentarité des

activités, interne à chacun des systèmes de production (agriculture et élevage notamment) à la com-

plémentarité externe entre les systèmes de production eux-mêmes.

IA rareté s’en trouve globalement accentuée, à la fois par une moindre efficience dans l’utilisation des

ressources (despécialisation individuelle), par l’intensité et la simultanéité plus grandes du multi-

usage des espaces et des ressources (désaffectation de ressources jusque-là attachées à un type d’usa-

ge spécifique), et par une emprise plus forte des milieux avec la parcellisation des usages.

9. thème largement étudié par Jcm GALIAIS (1984), et repris récemment par BARRIÈRE et BMUERE (lsj) dans une pers- pective d’anthropologie juridique

Page 12: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

80 Les valeurs écologiques, économiques et socioculturelles attachées aux différents écosystèmes,

espaces et types de ressources sont bouleversés, et avec elles les considérations et les comporte-

ments des acteurs relativisant définitivement la rareté.

A l’issue de cette brève présentation des réflexions et des théories économiques, la rareté apparaît

bien comme une notion centrale dans cette discipline, mais aussi comme un concept très riche et

pertinent pour ceux qui s’attachent plus généralement à la compréhension du monde rural.

Vouloir isoler le qualificatif, la rareté, de son objet, la ressource, a conduit à une impasse, le binome

ressource-acteur étant inscrit dans les représentations des individus et des groupes, et dans les rela-

tions sociales elles-mêmes.

En économie le complexe utilité-rareté est le fondement de la valeur des biens, c’est-à-dire de leur

potentialité de réponse aux besoins à la fois par une disponibilité physique et par une capacité fonc-

tionnelle (usage actuel et futur). Cependant l’impasse est souvent faite - tout au moins pour les

tenants de l’école libérale- sur les possibilités d’accès réel aux ressources, spécifiques à chaque

contexte local écologique et humain. L’utilitéd’un bien dans cette acception se fait attribut objectif

alors qu’elle ne s’impose pas aux acteurs, bien au contraire, au point qu’elle peut se trouver justifiée

a posteriori par la rareté existante.

La satisfaction des besoins matériels s’inscrit toujours dans l’éphémère et I’incomplétude. Gérer la

rareté, se donner les moyens de la contrôler, devient un des modes privilégiés d’action et d’organi-

sation sociale dans la mesure où les désirs, manifestation d’exigence et de liberté individuelle, peu-

vent difficilement être l’objet de régulation par consensus *O La rareté, objet d’une construction .

socioculturelle et politique, peut devenir la pierre angulaire idéologique et l’instrument stratégique

indispensable du pouvoir et de ses institutions.

Confronté à une demande sociale pressante et aux enjeux dont les ressources naturelles sont la cible,

le gestionnaire cherchera à éviter des usages pérennes et irréversibles du milieu, des situations de

concurrence d’usages, et des situations de mainmise par quelques acteurs privilégiés. La tendance

sera celle d’une atomisation des usages (fractionnement spatial et temporel des espaces et des res-

sources) et d’un amenuisement des droits, mais au prix de très fortes contraintes en organisation et

en coûts de transaction.

Afin de mieux spécifier le domaine économique relevant du concept de rareté, il serait souhaitable

de clarifier sur le plan méthodologique le type de relation unissant l’homme au milieu naturel et à

l’environnement. ~a rareté pourra alors se concevoir très différemment, selon que l’intérêt relatifs’at-

tachera :

10. La limitation des besoins matériels est inhkrentc aux modes de vie nomade dont la mobilité ne peut supporter I’ac- cumulation phvsiquc des biens et privilégie les seuls biens transponablc% : accumulation et stockage sont aussi j court terme préjudiciables à la productivité, par raréfaction des ressources naturelles pour la chasse et la cucillcttc (SAHUSS, 1974).

Page 13: Rareté, utilité et valeur : l'approche économique

81 - soit aux usages eux-mêmes, sur le plan de l’affectation des espaces et de leurs ressources à telle

ou telle activité ou finalité humaine (énergétique, alimentaire-vivrier, vénal et commercial, social,

culturel), en quelque sorte indépendamment des acteurs, dans une optique finaliste du milieu ;

- soit à l’étendue et à la répartition des droits, sur le plan des allocations, droits individuels et collec-

tifs de regard et de contrôle sur les mêmes espaces-ressources.

Affectation et allocation sont dissociables en ce sens que l’allocation (le droit et le devoir résultant)

ne fait que permettre, spécifier, interdire l’usage, sans l’induire, tandis que l’usage, en tant que pra-

tique, s’affranchit très largement du cadre institutionnel sensé le contraindre. Bien que complémen-

taires dans l’appréhension d’une même réalité, celle de la présence de l’homme sur terre et de son

interaction avec la nature, ces deux notions nous permettent de faire la part des options du déve-

loppement et de la coviabilité.

Traduisant une double considération pour l’environnement et pour la société, elles sont des élé-

ments essentiels d’analyse permettant de faire reconnaître une multiplicité d’acteurs réels et “imagi-

naires” ayant leurs propres besoins de reproduction, de “mettre à plat” la concurrence et I’interdé-

pendante d’usages multiples dans un monde -désormais- fini.

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