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Histoire de la Philosophie et Philosophie générale Section dirigée par Émile BRÉHIER, Membre de l'Institut, Professeur honoraire à la Sorbonne ADOLPHE (L.).- La philosophie religieuse de Bergson, in-8°.. 300 fr. ALQUIÉ (F.).- La découverte mf-taphysique de l'homme chez Des· cartes, in-8° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • . • . • . • • . • . • . • . • • • • 700 >> - La nostalgie de l'être, in-8° ............................. 320 >> BERTEVAL (vV.).- Le faux intellectualisme, in-8° ........... 200 >> BLONDEL (M.).- La philosophie el l'esprit chrétien : T. 1 :Autonomie e.o;senlielle el connexion indéclinable, in-8° • • 700 >> T. II : Condilions de la symbiose seule normale et salutaire, in-8°. 400 >> - Exigences pllilosopltiqucs du Christianisme, in-8°. • • • . . • • • . 600 >> Bfl:UNSCHVICG (L.). -llérilage de mols, héritage d'idées (Ze éd.) In-8° ............ ........... · .......... .............. BussoN (H.). -La religion des Classiques (1660-1685), in-8°. CESSELIN (F.).- La philosophie orgânïque de Whitehead, in-8°. CHASTAING (M.). -.L'existence d'autrui, in-8° .............. . - La plziloso phie de V irginia Wolf, in-8° ........... ••..•• CHAix-Ru·,· (J.).- J.-B. Vico. OEuvres choisies, in-8° ••••••.• DARBON (A.). -Philosophie de la volonté,:.in-8° .. · .... •...•• DAUDIN (H.).- La liberté de la volonté, signification des doc- 240 )) 600 )) 500 )) 800 )) 500.)) 200 )) 500 )) trines classiques, in-8°. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • • • • • • • • • 600 » DA VAL (R.). - La métaphysique de Kant, in-8° ............. 800 >> DERATHÉ (R.). -Le rationalisme de J.-J. Rousseau, in-8° .... 300 » DEscHoux (M.).- La philosophie de Léon Brunschvicg, in-8°. 400 » FARBER (M.). - L'activité philosophique contemporaine en France et aux Étals-Unis : T. 1: La philosophie américaine, in-8° .................. 900 >> T. II : La philosophie françai!;e, in-8°. . . . . . . . . . • • • • • • • • 800 · >> FAURÉ-FREMIET (Ph.). - L'univers non dimensionnel el la vie qualilalive,· in-8° ....................................... 220 » GÉRARD (R.). - Les chemins divers de la connaissance, in-8°. 300 >> GILLE (P.). -La grande Métamorphose, in-8° ............... 150 >> GoLDMANN (L.). - La communauté humaine et l'univers chez Kant, in-8° .• ..... •.• ...... •.• ..... •.• ..... •.•.•.•••.•• · 600 >> GoLDSCHJIHDT (V.). - Le paradigme dans la dialectique plato- nicienne, in-8° ..•• .... •• ............ •..•.••••••.• ..... 150. )) 4:00 . )) 360 )) 200 )) 300 )) - Les dialogues de Platon, in-8° ...•.• ......... .... •..•••• GoRDON (P.).- L'image du monde dans l'antiquité, in-8° •.••• HussoN (L.). -L'intellectualisme de Bergson, in-8° .••••..•• JALABERT (J .). -La théorie leibnizienne de la substance, in-So .. KRESTOVSKY (L.). - Le problème spirituel de la beauté et de la laideur, in-8°. • . . . • . . • . • • . • • • • . . . • . . . • . • • • • • • . • • • • • • • • • 320 · » KucHARSKI (P.). - Les chemins du savoir dans les derniers dialogues de Platon, ..••••.•.•...•••..••••••• .... •• 1000 >> LACROIX {J.). - Marxisme, existentialisme, personnalisme (2 8 éd.), in-8°.. . . . . . • • . . . . . • • . . • . • • • • . • • • . • • • • • • • • • • • • 300 » LAGNEAU (J.).- Célèbres leçons el fragments, in-8° .......... 600 ·» LAMY (P.).- Le problème de la destinée, in-8° .............. 160 » LAPORTE (J.). - Le rationalisme de Descartes {2 6 éd.), in-so .• 1000 >> LEwis (G.). - Le problème de l'inconscient el le cartésianisme, in-8° ...••••...•..• ............... .... ••• ..... •.•••.• NoGuÉ '(J.). d'un système des qualités sensibles, in-So. - Le système de l'actualité, in-8° ..• ..... ........ •..•••••• ÜECHSLIN (L.).- L'intuition mystique de sainte Thérèse, in-8°. PALIARD (J.). - La pensée el la vie, in-8° .... •..•.•.• . ..•• PARODI (D.). -Le problème politique et la démocratie, in-8° •• PÉTREMENT (S.). - Le dualisme chez Platon, les Gnostiques, les Manichéens, in-8° ............... ......... •••...•.• PoRTIÉ (J.-F.). - Essai d'exploration humaine, in-8° .•..•..•• PRZYLUSKI (J.).- Créer, in-8° ..•...•.. RALEA (M.). - Explication de l'homme, •• , ......... ••. RousTAN (D.). -La raison et la vie, in-8° ..•• .............. RusSIER (J.). -La foi selon Pascal, 2 vol. in-8° ensemble .••• ScHUHL (P.-M.). - La fabulation platonicienne, in-8° .••••••• STERN (A.).- Philosophie du rire et des pleurs, in-so ••••••••• V ARET (G.). - L'ontologie de Sartre, in-8° ••••••.••••••••.• Catalogue sur demande 700 )) 500 )) 240 )) 400 )) 700 )) 200 )) 350 )) 500 )) 300 )) 400 )) 240 )) 1100 )) 120 )) 320 )) 300 )) IMPRIMERIE FLOCH, MAYENNE. 1952 ÉDIT. 22.900 11.000 francs l BlBllOTHI:QUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE PAR ALCAN PAR RAyMoNd RUYER . PRofessEUR À LA· fAculTÉ dEs lETTRES dE NANCY CoRREspoNdANT de l'INsTiTuT DE EN .• f.JONS HUMAiNES PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

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Page 1: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

Histoire de la Philosophie et Philosophie générale Section dirigée par Émile BRÉHIER, Membre de l'Institut,

Professeur honoraire à la Sorbonne ADOLPHE (L.).- La philosophie religieuse de Bergson, in-8°.. 300 fr. ALQUIÉ (F.).- La découverte mf-taphysique de l'homme chez Des·

cartes, in-8° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • . • . • . • • . • . • . • . • • • • 700 >> - La nostalgie de l'être, in-8°............................. 320 >> BERTEVAL (vV.).- Le faux intellectualisme, in-8°........... 200 >> BLONDEL (M.).- La philosophie el l'esprit chrétien :

T. 1 :Autonomie e.o;senlielle el connexion indéclinable, in-8° • • 700 >> T. II : Condilions de la symbiose seule normale et salutaire, in-8°. 400 >>

- Exigences pllilosopltiqucs du Christianisme, in-8°. • • • . . • • • . 600 >> Bfl:UNSCHVICG (L.). -llérilage de mols, héritage d'idées (Ze éd.)

In-8° ............•........... · •..........•.............. BussoN (H.). -La religion des Classiques (1660-1685), in-8°. CESSELIN (F.).- La philosophie orgânïque de Whitehead, in-8°. CHASTAING (M.). -.L'existence d'autrui, in-8° .............. . - La plziloso phie de V irginia Wolf, in-8° ...........••..•• CHAix-Ru·,· (J.).- J.-B. Vico. Œuvres choisies, in-8° ••••••.• DARBON (A.). -Philosophie de la volonté,:.in-8° .. · ....•...•• DAUDIN (H.).- La liberté de la volonté, signification des doc-

240 )) 600 )) 500 )) 800 )) 500.)) 200 )) 500 ))

trines classiques, in-8°. . . . . . • . . . . . . . . . . • . . . . • . . • • • • • • • • • 600 » DA VAL (R.). - La métaphysique de Kant, in-8°............. 800 >> DERATHÉ (R.). -Le rationalisme de J.-J. Rousseau, in-8°.... 300 » DEscHoux (M.).- La philosophie de Léon Brunschvicg, in-8°. 400 » FARBER (M.). - L'activité philosophique contemporaine en

France et aux Étals-Unis : T. 1: La philosophie américaine, in-8°.................. 900 >> T. II : La philosophie françai!;e, in-8°. . . . . . • . . . . • • • • • • • • 800 · >>

FAURÉ-FREMIET (Ph.). - L'univers non dimensionnel el la vie qualilalive,· in-8°....................................... 220 »

GÉRARD (R.). - Les chemins divers de la connaissance, in-8°. 300 >> GILLE (P.). -La grande Métamorphose, in-8°............... 150 >> GoLDMANN (L.). - La communauté humaine et l'univers chez

Kant, in-8° .•.....•.•......•.•.....•.•.....•.•.•.•••.•• · 600 >> GoLDSCHJIHDT (V.). - Le paradigme dans la dialectique plato-

nicienne, in-8° ..••....••............•..•.••••••.•.....• 150. )) 4:00 . )) 360 )) 200 )) 300 ))

- Les dialogues de Platon, in-8° ...•.•.........•....•..•••• GoRDON (P.).- L'image du monde dans l'antiquité, in-8° •.••• HussoN (L.). -L'intellectualisme de Bergson, in-8° .••••..•• JALABERT (J .). -La théorie leibnizienne de la substance, in-So .. KRESTOVSKY (L.). - Le problème spirituel de la beauté et de la

laideur, in-8°. • . . . • . . • . • • . • • • • . . . • . . . • . • • • • • • . • • • • • • • • • 320 · » KucHARSKI (P.). - Les chemins du savoir dans les derniers

dialogues de Platon, in~8° ..••••.•.•...•••..•••••••....•• 1000 >> LACROIX {J.). - Marxisme, existentialisme, personnalisme

(2 8 éd.), in-8°.. . . . . . • • . . . . . • • . . • . • • • • . • • • . • • • • • • • • • • • • 300 » LAGNEAU (J.).- Célèbres leçons el fragments, in-8°.......... 600 ·» LAMY (P.).- Le problème de la destinée, in-8°.............. 160 » LAPORTE (J.). - Le rationalisme de Descartes {2 6 éd.), in-so .• 1000 >> LEwis (G.). - Le problème de l'inconscient el le cartésianisme,

in-8° ...••••...•..•...............•....•••.....•.•••.• NoGuÉ '(J.). ~Esquisse d'un système des qualités sensibles, in-So. - Le système de l'actualité, in-8° ..•.....•........•..•••••• ÜECHSLIN (L.).- L'intuition mystique de sainte Thérèse, in-8°. PALIARD (J.). - La pensée el la vie, in-8° ....•..•.•.• . :~ ..•• PARODI (D.). -Le problème politique et la démocratie, in-8° •• PÉTREMENT (S.). - Le dualisme chez Platon, les Gnostiques,

les Manichéens, in-8° ...............•.........•••...•.• PoRTIÉ (J.-F.). - Essai d'exploration humaine, in-8° .•..•..•• PRZYLUSKI (J.).- Créer, in-8° ..•...•.. ~;~f.~:~············· RALEA (M.). - Explication de l'homme, in-8o~<;;t •• , .........••. RousTAN (D.). -La raison et la vie, in-8° ..••.............. RusSIER (J.). -La foi selon Pascal, 2 vol. in-8° ensemble .••• ScHUHL (P.-M.). - La fabulation platonicienne, in-8° .••••••• STERN (A.).- Philosophie du rire et des pleurs, in-so ••••••••• V ARET (G.). - L'ontologie de Sartre, in-8° ••••••.••••••••.•

Catalogue sur demande

700 )) 500 )) 240 )) 400 )) 700 )) 200 ))

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IMPRIMERIE FLOCH, MAYENNE. 1952

ÉDIT. 22.900 11.000 francs l

BlBllOTHI:QUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE FOND~E PAR F~LIX ALCAN

NEO~FINALISME PAR

RAyMoNd RUYER . PRofessEUR À LA· fAculTÉ dEs lETTRES dE NANCY

CoRREspoNdANT de l'INsTiTuT

~~}~~ ~ DE RECHER~S. EN .• f.JONS HUMAiNES

PRESSES UNIVERSITAIRES

DE FRANCE

Page 2: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

DU M~ME AUTEUR

Esquisse d'une philosophie de la structure. P. U. F. L'humanité de l'avenir d'après Cournot. P. U. F. La conscience el le corps. P. U. F. _glémenls de psycho-biologie. P. U. F. L'utopie et les utopies. P. U. F. Le monde des valeurs. Aubier. La philosophie de la valeur. A. Colin.

BIBLIOTHI:OUE DE PHilOSOPHIE CONTEMPORAINE LOGIQUE ET PHILOSOPHIE DES SCIENCES

SecTiON diRiqÉe pAR GAsTON BACHElARD

NEQ .. fiNALISME PAR

RAyMoNd RUYER PRofesseuR À lA fAcubé des LETTRES de NANcy

CoRRESpoNdANT de I'INsrhur

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 1081 BoulEVARd SAiNt-GERMAiN, PARis

1952

Page 3: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

D~POT LÉGAL 1re édition. . . . . . . 1er trimestre 1952

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CHAPITRE PREMIER

LE COGITO AXIOLOGIQUE

Le problème de « l' existen<fe de Dieu », accompagné du pro­blème des << attributs de Dieu ;,, est aujourd'hui ·démodé. La forme, en tout cas, de ce problème se ressent d'une contamina­tion malencontreuse de la philosophie par la religion, et par une religion encore primitive. Comme devant beaucoup de notions religieuses ou semi-religieuses, la question spontanée, aujour- · d'hui, n'est plus «Est-ce vrai? » mais «Qu'est-ce que cela signi­fie»? La substitution d'un·problème de sens à un problème d'exis­tence est caractéristique. En fait, le véritable athéisme se définit beaucoup moins par la· non-croyance en un être nommé Dieu, que par la non-croyance en un sens quelconque de l'univers.

On gagne visiblement à poser un problème de sens plutôt que d'existence: Même ceux qui sont tentés de répondre négative­ment ont au moins l'agréable impression de savoir ce qu'ils nient, au lieu qu'avec les questions traditionnelles, «la guerre que se font lè déiste et l'athée semble avoir pour cause la question de savoir s'il faut· appeler .Dieu « Dieu >>, ou lui donner un. autre nom (1) >>; . Le parallélisme entre le problème de Dieu et le problème du . Sens se retrouve aussi entre les types d'arguments. L'argument a priori, ou ontologique, devient, dans l'ordre du Sens, le<< Cogito» axiologique.

De même que l'argument ontologique prétend montrer qu'il est contradictoire de nier l'existence de Dieu, le «Cogito» axio:.:. logique veut montrer qu'il est contradictoire de nier absolument la finalité et le sens en général. Mais tandis que l'argument onto­logique, so:us beaucoup de ses formes classiques; fait l'effet d'un ·

, misérable sophisme, le « Cogito >> axiologique est parfàitement irréfutable.

(_1) S. BuTLER, Les Carnets (N.H. F.), p. 331.

It, BUYER

Page 4: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

. /

2

* • •

NÉO-FIN ALISME

II est absolument évident qu'au moins un être dans, l'unive~s « offre ,, un sens : l'homme. Non pas l'homme en géneral, mais chaque homme, chaque cc je >>, quand il est le sujet qui parle o? agit. Chacun trouve assez facilement les ~ut:e~ cc absurdes » et I~ accueille très volontiers le.s nombreux et mgemeux systèmes qui considèrent les hommes comme des marionnettes fonct,ionna~t sous l'action de pures causes. Mais, seuls, quelques speculatifs sophistiqués ·peuvent faire semblant de ne pas excepter le.ur «personne parlante» du domaine de validité de tels système$. Il est bien clair qu'affirmer en général•que tout acte est un p~r effet de causes, et n'a ni fin ni ~ens, c'est proférer m~e ~bsurdite exa~­tement parallèle à celle de certains dément~ qu~ disent : « Je sms mort >> ou : << Je n'existe pas. » Car ce lm qm affirme, affirme comm~ vrai et avoue donc qu'il a cherché le vrai, ce qui est fon­damentalen{ent incompatible avec le fait d'avoir été mû par de.-pures causes. Donnons quelques exemples. . .

a) Un behaviourisle de stricte observance et dogmahqu~, 9m . ne fait pas du behaviouris!De une simple .méth?de pro:'"ISOire, affirme que le comportement des êt:es huma_Ins, lm compris, P?~t toujours se décrire en termes d~ st~mulu~-repon~e, et ... que la bai­son stimulus-réponse, si compliquee quelle pmsse etre. par les mécanismes intermédiaires, a toujours le caractère d'u~~ ch~tne causale et s'effectue de proche en proche, en conformite stricte avec la' causalité de type mécanique. Mais si, par hypothèse, les paroles ou écrits du psychologue behaviouriste s.ont d.e ~impl~s réponses à des stimuli, cominent et de quel droit cro~t-Il avoir raison sur ses adversaires, les << psychologues de la magie et de la superstition ll? Ses réponses, comme le rougissement du tournesol, sont des faits réels. Mais «fait ll n'est pas syn_onyme_ de « propo­sition vraie >> et les réponses de ses adversmres sont. des fmts, tout autant que les. siennes. Pourquoi la valeur d~ vérité s:atta­cherait-elle aux uns plutôt qu'aux autres?, II?-agu~ons qu à u~ behaviouriste défendant son système, on rephque Impoliment . cc Ce que vous dites là n'a aucun sens. » n. est proba]?le que ~e behaviouriste sera offensé. Et pourtant. l'mterrupteur ne. fa1t que reprendre la thèse même de celui qu~il attaque. Si, parcont.~e·, un admirateur s'écrie : <<Vous avez rmson, comme c est vr~I. >~ son approbation est une réfutation : un pur effet ne peut a;01r ni. raison ni tort. Le propre des doctrines pure~ent. << causal~s~es ''' c'est d'être réfutées aussi bien par approbatiOn que par cnbque.

LE COGITO AXIOLOGIQUE 3

Alors qu'à l'inverse, le propre de la doctrine du·<< sens», c'est d'être confirmée autant par dénégation que par approbation .

b) Kohler (1) plaisante sur la thèse behaviouriste- ainsi que. sur la thèse ·associationniste en général - et regrette ironique­ment qu'elle ne soit pas vraie. En effet, dit-il, <<j'ai promis à un éditeur de New York, pour dans peu de mois, le manuscrit de cet ouvrage; je dois le rédiger en anglais, alors que ma langue mater­nelle est l'allemand. Quel dommage que je ne puisse laisser jouer tranquillement mes cc réponses aux stimuli>>. En fait, j'éprouve devant les difficultés de la tâche un sentiment désagréable, « une obscure pression qui tend à se développer en un sentiment d'être traqué».

Sa thèse, la thèse bien connue de la Geslaltpsychologie, c'est qu'un acte est de nature dynamique et non mécanique, que la tension psychologique de la tâche, de la fin à réaliser, correspond à une . tension dynamique dans le plan physiologique. Le sens, l'ordre des actes dans l'espace et le temps <<est une représenta~ tion fidèlè d'un ordre concret correspondant dans le contexte dynamique so'us-jacent )). ·

'La thèse << gestaltiste >> a un meilleur aspect que la thèse beha­viouriste ou mécaniste; elle semble rendre mieux justice à la- réa­lité de la tension, de l'effort dirigé. Mais, philosophiquement, elle

-ne vaut pas mieux. Si la rédaction de son manuscrit correspond simplement à l'établissement d'un équilibre dans <<son contexte physiologique sous-jacent >>, on ne voit pas pourquoi Kohler doit se tourmenter plus que s'il avait à laisser jouer des réponses à des stimuli. Mais on ne voit pas, surtout, pourquoi son manus­crit aurait la moindre valeur philosophique, la moindre valeur de vérité. L'auteur, après avoir écrit, sera simplement dans un état plus agréable de détente, sans << obscure pression >> intérieure. Certes, il nous répondra que cette détente ne sera acquise que si la tâche est non seulement terminée· mais « menée à bien », réus­sie, à ses yeux. Soit, mais alors il est clair qu'il ne s'agit plus de dynamisme pur, et qu'il y a finalement coïncidence, si la tâche est réussie, non avec un état d'équilibre, mais avec un idéal, et que l'activité préalable avait un sens, non seulement comme un vecteur en physique, mais comme une intention consciente.

c) Pour aller plus vite, introduisons à la fois plusieurs autres représentants de la thèse générale qui prétend expliqùer l'ac ti .. vité humaine par des impulsions a lergo et non par un effort pour se conformer· à des normes : un biologiste scientiste, un

(1) Gestalt psychology, chap. I' et VIII.

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4 NÉO-FINALISME

psychiatre à l'ancienne mode qui ne veut connaître que ·dés troubles physiologiques, un psychanalyste freudien, un adlérien, un sociologue marxiste, et un disciple de V. Pa·reto. Imaginons qu'ils écoutent tous ensemble un homme en train d'exprimer à un ami, avec une vivacité anormale, ses opinions politiques.

Le psychiatre : «Cet homme fait une crise d'hypomanie. >> Le Freudien : «Cette défiance de l'autorité trahit une haine

infantile du père. » L' AdléJ•ien : « Quelle infériorité travaille-t-il à compenser? n Le disciple de Pareto : « Quels sont les « résidus » sous ' les·"

« dérivations>> verbales? » Le Marxiste: «A quel intérêt de classe obéit-il? C'est un intel­

lectuel bourgeois faisant sa crise pseudo-démocratique. » Le disciple de Rabaud : «Pur effet d'un métabolisme dérangé; ·

peut-être d'une déficience en calcium. >> Toutes ces interprétations ont leur intérêt, à la condition ·.

qu'elles ne prétendent définir que des éléments perturbateurs, perturbateurs d'une activité fondamentalement autonome, ou ayant sa loi dans la fidélité à un ordre de vérité ou de valabilité idéale. Il faut, qu'au fond, l'ami qui écoute tout bonnement, ~t cherche à comprendre et à juger, ait raison de chercher avant tout des raisons à ces discours passionnés. Mais si les interpréta- · tions savantes prétendent se suffire à elles-mêmes. ~t dispenser · de la simple question de savoir si le discourem:v:..--raison ou non, · ou si les paroles proférées ont un sens, elles tombent dans l'ab­surde. D'abord, elles se contredisent entre elles. Les opinions poli­tiques de X ne peuven~ être .expliquées à. 1~ fois par sa p~ys~o!o­gie, par ses complexes mfantdes, pars~ lzbzdo,. et par ses Inte:ets · de classe. A vrai dire, les savants d1agnostiqueurs pourraient s'arranger entre eux, à l'amiable, pour construire un parallélo:­gramme des forces, dont la résultante serait le comportementdu patient. Mais les curieuses querelles en cours, par exemple entre _ psychanalystes et marxistes, montrent que cet arrangement à l'amiable n'est guère possible, et que, chacun, prétendant tout expliquer, contredit tous les autres. .

Que si le matérialiste ou le psychanalyste recherche les vraws causes des actions humaines par un souci acharné et· héroïque de la vérité, ces doctrines redeviennent aussitôt valables, mais en renonçant du même coup à leurs prétentions hégémoniques. Elles ne sont plus que des contributions à la vérité. Leurs adept~s peuvent dire alors, comme Max Weber : <<Le vrai, il n'y a que cela de vrai. »

La forme axiologique du cc Cogito » a été, comme on· sait,

LE COGITO AXIOLOGIQUE 5

découverte par Lequier (1), sous un aspect encore différent, ou ,apparemment différent, celui de la liberté : « Je cherche une pre­mière vérité, donc je suis libre. La liberté est la première vérité .que je cherchais, puisque la recherche de la connaissance implique la liberté, condition positive de la recherche. » La structure du raisonnement est, encore une fois, la même. Le contenu même est au fond identique, car la liberté ainsi trouvée est corrélative de la fin et du. sens. La liberté consiste à travailler à une fin selon une norme (ici, la règle de recherche du vrai). Elle· est syno­nyme d'activité finaliste et non de cc libre arbitre », ou de cc spon­tanéité >> pure, ou de << non-prévisibilité >>, ou de << liberté absolue existentielle >>. Elle n'est pas incompatible avec toute motiva­tion, mais seulement avec une causalité a tergo, transmettant une simple poussée.

Renouvier (2) ·a systématisé l'argument de Lequier en déve­loppant une phrase de ce dernier : cc Deux hypothèses : la liberté oU: la nécessité. A choisir entre l'une et l'autre, avec l'une ou avec l'autre », et en la compliquant par la notion d'un choix morale- · ment supérieur, en accord avec la raison pratique. Nous laisse­rons de côté ces complications, .. et nous reprendrons seulement à Renouvier la forme du double dilemme. « Lequier, dit Renou­vier, a montré que l'option demandée par l'alternative cc néces-<< sité ou li:Qerté », si on la considère dans la détermination de conscience du philosophe, est dans la dépendance de la même alternative considérée in re, ou quant à la vérité externe de la chose. >> Il n'y a que quatre hypothèses possibles

1. Déle1·miné, j'affirme mon déterminisme. 2. Libre, j'affirme mon déterminisme. 3. Déterminé, j'affirme ma liberté. 4. Libre, j'affirme ma liberté.

Les hypothèses 1 et 3 sont à éliminer comme sans valeur pos­sible de vérité, puisque mon affirmation n'est qu'un simulacre d'assertion, effet de pure cause a tergo, par hypothèse. Restent donc 2 et 4. Dans lès deux cas, mon affirmation, cette fois, a. un sens, et mérite d'être prise en considération. Mais __,. de la même manière que le doute cartésien est identique à la certitude d'exis­ter - si j'affirme le déterminisme comme une vérité, cette affir-

(1) Recherche d'une première vérité (A. Colin), p. 138, 139, 14L (2) Dilemmes de la métaphysique, p. 172, sqq., et cf. aussi, Note de HENou.:.

VIER, à la 4e partie de Recherche d'une première vérité, p. 134. Cf. J. WAHL, LEQUIER (Collect. Philosophes de la liberté). ·

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6 NÉO-FINALISME

mation revien~ à affirmer que j'ai ch~rché la vérité. L'on ne peut che:cher que librement. L'affirmation ou la négation -de la liberté

_ reviennent au ~ême; 1~ négat~on de la liberté - en paroles ou dans ~a consCience philosophique - revient à l'affirmer in re. On vmt que toute la force du double dilemme est empruntée à l'argument de Lequier. ·

La ~omplexité de la forme renouviériste n'est pas sans danger. Elle risqu~ de faire par~ître sophistique un argument inatta­quable. ~Ien. de :plus fa.Cil? que de caricaturer· l'argument pour ?es :spr;~s distraits. Smt a prouver, non ma liberté, mais mon · tnfailhb1hté. On peut dire alors : ·

1. Faillible (en fait), j'affirme ma faillibilité. 2. Infaillible - - - _ 3. Faillible mon infaillibiliié. 4. Infaillible

1 et 3 sont à éliminer, puisque, faillible en fait, ce que je dis ne compte pas. Restent à prendre au sérieux 2 et 4. Mais 2 est contradictoire. Reste donc 4. C. Q. F.' D .. Ce n'est évidemment là qu'une ~aricature. La faillibilité ne disqualifie pas absolument mes assertiOns, comme le fait le déterminisme. La contradiction

· d~ 2. montr~ que l'affirmation d'infaillibilité implique une contra­diction logique, et c'est elle qui doit être éliminée.

Ce qui donne au double dilemme son aspect sophistique ·menî; dan_s se~ applications légitimes, c'est que les énoncés de 'l'alter­native zn re ou, comme dit encore Renouvier, « quant.à la vérité externe de }a c~ose », sont déj.à des énoncés philosophiques, écrits ou pa:lés, Impliquant des prises de position hypothétiques, non . des f~1ts r~els se p~ése?tant eux-mêmes. cc L'hypothèse que x est ?n f~1t >> n est pas eqmvalente à cc x (comme fait donné) >>. Quand Je ~hs, d~ns le double dilemme : cc Déterminé, j'affirme ... )) ou <<Libre, J affirme ... , etc. >>, l'argument entend : « Déterminé en fait >~,ou cc Libre e~ f.ait ». ~ais, pui~qu'il s'agit d'un argument q_u~ J én~nce~ le sm-disant fmt est lm-même l'objet d'une suppo­sition, _dun. JUge~ent in_ce~tain. Et la preuve, c'est que, finale..; ment, Je reJetterai le so1-d1sant fait du déterminisme. L'énoncé de l'hypo~hèse sur le fait doit donc explicitement fQrmer comme ':1-ne première couche, encore plus fondamentale que l'alternative zn re :

1 2 3 Je suppose que \ d~terminé ~n fait 1 (affirme le déterminisme.· Je suppose que ltbre en fad 1 affirm_e le déterminisml!···r etc.

LE COGITO AXIOLOGIQUE 7

. Dès lors, les soi-disant faits n'en sont pas, on le voit bien. Le double dilemme se met donc dans la mauvaise situation de l'ar;. gument ontologique classique, qui, lui, suppose l'idée de l' ~tre parfait, avant de constater que la perfection implique l'existence. Il suppose donc aussi l'existence, et ne la prouve pas, puisqu'il suppose l'idée du parfait, censée contenir l'existence in re :

1 2 3

Je suppose l l'idée du parfait 1 ·el celle idée implique l'existence 1 in re du parfait.

Le « fait>>, là vérité in re, est ici dans la case 3, au lieu qu'elle est dans la case 2, pour l'argument de Renouvier. Mais, dans ·les deux cas, le cc Je suppose>> empêche que l'on prenne au sérieux le

_ fait, soit dans l'argument de Renouvier, soit dans l'argument ontologique.

Si le double dilemme de Renouvier est valable pourtant, c'est que déjà la supposition fondamentale elle-même (couche n° 1), quel que soit son contenu, est déjà manifestation expresse de liberté. Dire cc je suppose», c'est déjà être libre, c'est aussi montrer que l'on cherche le vrai, et que l'on sait d'avance qu'il y a une vérité. Tant de complication revient au fond à la forme simple de l'argu­ment de Lequier. Toute assertion, venant après une recherche, quel que soit son contenu, implique le primat du vrai, de la liberté, du cc sens>>, de l'existence comme activité sensée. L'àrgu­ment de Lequier, .le « Cogito >> cartésien sont des arguments iden­tiques (1 ). Ils ne sont valables que dans leur portée axiologique.

Le double dilemme, toute précaution prise, peut toutefois être conservé, comme une sorte de balance sensible, de trébuchet à essayer les concepts équivalents. Il prouve immédiatement qu'il y a un sens dans l'activité humaine, et qu'une philosophie totali­taire de l'absurde est absurde : 1. Pur énsemble de processus, j'affirme que rrion activité est dépour·

vue de sens. 2. Poursuivanf des fins sensées,. j'affirme le caractère abs,urde de

mon activité. 3. Pur ensemble ... etc., j'affirme que mon activité a un sens. , 4. Poursuivant des fins ·sensées, j'affirme que mon activité a un sens.

Les,assertions 1 et 3 s'éliminent d'elles-mêmes. Le fait que l'as;. sertion .2 est une assertion enlève toute portée à son contenu. Reste donc l'assertion 4.

(1) On peut y ajouter l'argument fondamental de W. STERN (Wert philosophie, III, chap. 1), qu'il appelle l' «a priori axiologique».

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CHAPITRE II

DESCRIPTION DE L'ACTIVITE FINALISTE

Le parallélisme si remarquable des différents cont~nus pos­sibles que l'on peut donner, soit au<< Cogito >>,soit à la forme plus compliquée employée par Renouvier, prouve qu'il y a équiva­lence entre ces divers contenus ou, en tout cas, qu'existence, liberté, activité signifiante ou finaliste, évaluation, travail selon une norme quelconque sont étroitement liés entre eux. Le sens commun et le langage reconnaissènt implicitement ces liens étroits : «Que veux-tu faire? » est synonyme de : «Quel est le. sens de tes actes?>> et implique en même temps que l'on s'adresse à un être réel, à qui on dit cc tu », et non à une machine composée de pièces et de morceaux, que l'on s'adresse à un être libre qui a une volonté et qui s'efforce. La question, en outre, annonce que nous jugerons la valeur de l'activité de celui auquel on s'adresse et qu'il en sera responsable.

La liaison étroite de ces diverses notions interdit de les séparer dans l'analyse; elle permet en outre de préciser le vrai sens de certaines d'entre elles. Ce n'est pas toute liberté, ou toute exis­tence, ou tout acte, qui peut servir de contenu à un << Cogito >>

élargi. Ces trois notions peuvent être prises dans une· acception trop large, ou fausse, qui les rend impropres.

a} La liberté. -Si le mot <<liberté» est pris dans le sens de « liberté d'indifférence » ou de cc spontanéité pure >>, au sens berg­sonien avec, dans les deux cas, imprévisibilité totale, on ne peut, nous l'avons déjà souligné, prouver ce genre de «liberté» par , · l'argument de Lequier-Renouvier. . La liberté dont il peut être question ici est la liberté d'accom­

plir une tâche qui pourra être dite réussie ou non. Elle n'est pas indéterminée, dans le sens purement négatif du mot. C'est Ja liberté de « réussir », de donner un sens à mon action, plutôt que · d'échapper au déterminisme, qui m'intéresse dans le problème de la liberté. Si j'ai peur de me tromper, si j'en ressens la possi-

DESCRIPTION DE ·L'ACTIVITÉ FINALISTE 9

bilité cruelle, je suis libre. Et il importe peu que mon action soit prévisible ou non : << Supposons (1) que je sois tombé sur une ques­tion mathématique qui promette des résultats intéressants; ce à quoi avant tout je tiens, c'est que le résultat que j'écris finale­ment soit bien l'œuvre d'un esprit qui respecte la vérité et la logique, non l'œuvre d'une main qui respecte les équations de Maxwell et la conservation de l'énergie ... Dans ce cas, je ne tiens pas du tout à ce que les opérations de mon esprit soient imprévi­sibles .. En fait, je préfère souvent utiliser une machine à calculer dont les résultats sont plus rigoureusement prévisibles que ceux de. mon calcul mental. Mais la vérité du résultat 7 X 11 = 77 réside dans son caractère d'être une opération mentale possible, et non dans le fait qu'il est donné automatiquement par une combinaison d'engrenages. »Le cas des machines à calculer (2), dans lesquelles la norme du calcul à faire ·devient agencement d'organes matériels, rdonne un fil conducteur très précieux p0ur comprendre la nature même de l'activité libre, finaliste, qui consiste essentiellement à improviser et ·à établir des liaisons, cérébrales ou physiqùes, permettant d'incarner dans l'ordre physique les bons résultats cherchés, et pour comprendre, d'une .manière générale, les rapports entre l'ordre de l'activité signi­fiante et l'ordre du déterminisme et de la causalité de proche en proche. La machine, ici, emprunte son sens à l'homme; qui la construit en vue d'une fin précise. Elle peut. être jugée, Je même que. les résultats qu'elle donne, bonne ou mauvaise. Elle est l'or­gane d'un centre libre d'activité. . b) L'existence. -De même,l' « existence», qui peut rendre con­

~"·~,__ cluant le «Cogito»· cartésien, n'est pas n'importe quelle existence, <-niais uniquement l'existence d'un centre d'actes signifiants, défini selon ce que W. Stern appelle l' cc a priori axiologique subjectif». . L'existence-substance, que la substance soit baptisée spiri­

tuelle ou non, échappe à la force probante du << Cogito >) axiolo­gique. Un esprit ne se manifeste que par son activité spirituelle, c'est-à-dire par son activité signifiante et évaluante, en dehors de quoi son existence hypothétique comme substance pure n'est pas plus de notre ressort que la «spontanéité pure >>• Une cc subs­tance libre » ou ·une << substance sensée >>, de telles expressions sont probablement dépourvues de signification autant que « carré intelligent ».

(1) EDDINGTON. New Pathways in Science, p. 90. Cf. aussi Nature du monde physique, p. 341. · . .

(2) Nous l'avons montré ailleurs: Le monde des valeurs, chap. IX, p. 149-152, et Revue de métaphysique 1948, Métaphysique du tr~vail.

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10 NÉO-FINALISME

Enfin, l'existence absolue des existentialistes, qui· affirment que l'existence précède le sens, comme la liberté précède les valeurs, les sens et les fins qu'elle cc fonde», échappe tout autant à la portée du« Cogito>> ou du raisonnement renouviériste.

c) L'activité-travail.- L'activité que nous avons en vue doit être prise, de même, dans son sens propre d'activité-travail. Elle se distingue d'un fonctionnement pur, en ce qu'elle exigè l'invention de moyens. Elle est accomplissement d'une· tâche qui peut être estimée réussie ou non, selon un critérium et selon des normes indépendantes du caprice de l'agent. Chercher le quotient d'une diyision, ou les prémisses d'un syllogisme dont on donne la conclusion, chercher la meilleure disposition des meubles dans une pièce, agencer les organes d'une machine, tout cela repré­sente une véritable activité et de véritables efforts, parce que la· réussite ne peut être décrétée arbitrairement. Un·« acte gratuit» qui serait vraiment gratuit ne serait pas non plus vraiment un acte. En fait, bien entendu <<l'acte gratuit>> des romanciers, de même que «l'existence absolue» ou la «liberté pure>>, est tou­jours surveillé du coin de l'œil par l'auteur- ou par le person­nage interposé - pour son effet esthétique ou son sens politique et, dans la mesure où cet effet est cherché, il redevient signifiant. Un poète ou un peintre n'a pas besoin d'être surréaliste pour saisir l'avantage qu'il y a à se servir du rêve ou des hasards psy­chologiques; mais comme le peintre ou le poète cherche dans ce hasard un effet esthétique, il redevient actif, rien que par la décision qu'il a prise d'être passif devant son rêve pour, donner l'impression d'un rêve. De même, le décorateur qui se sert d'un kaléidoscope, ou le photographe qui choisit le cadre ou la mise ~n page de son cliché. La prétention, si caractéristique de notre époque, de se passer de normes ou de valeurs indépendantes de la volonté, est plus affichée que réalisée, L'homme n'est pas tant contraint d'être libre que d'être sensé, et il n'est libre que dans la mesure où il est sensé et agit avec sens. Le sens, la fin s'at­tachent à tous ses actes, mieux qu'une glu à la main qui veut s'en débarrasser. Un antifinaliste tient à prouver qu'il a raison, de même qu'un adepte de la cc philosophie de l'absurde·» estr· bien persuadé qu'il adopte la seule ·attitude raisonnable.

Il y a danger d'autre part à restreindre le sens du mot·<< tra­vail >> au sens de cc travail industriel ou agricole ». La philosophie moderne tombe s·ouvent dans une faute du même genre que celle .. que l'on reproche à juste titre aux philosophes grecs, impression­nés par le caractère socialement inférieur du travail de l'esclave, et portés ainsi à surestimer la spéculation pure. L'homme contem-

DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 11

p~rain est plongé dans une civilisation surtout technique et éco­nomique, il manie perpétuellement des outils économiques. Aussi, la philosophie est tentée, soit de màudire l'ustensilité (cf. Bergson, Scheler, Heidegger, Jaspers, Gabriel Marcel, etc.) soit à l'inverse, de ne consentir à appeler travail que le travail industriel. En fait, la notion d'activité-travail est métaphysiquement tout à fait fondamentale. L'activité-travail est liée à l'existence et à la liberté. Toute définition de l'existence· et de la liberté qui ne pos­tule pas implicitement ce rapport : liberté = existence = tra­vail, est creuse. Supprimer un de ces trois termes, c'est supprimer les deux autres. Un être n'est un être authentique, c'est-à-dire

r un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. Tout existant actuel, par définition, actualise, c'est-à-dire tra­vaille. Un être qui cesse de travailler, qui n'accomplit plus aucun acte, qui se laisse flotter, de toute évidence n'est plus libre. «Libre» est une épithète qui ne saurait s'appliquer directement à un êtr~-substance : elle ne s'applique qu'à un acte, ou à ·un

- être agissant. « Substance libre » est une contradiction dans les termes; «acte libre>> est un pléonasme.

L'activité-travail, la liberté, l'existence propre, laissent trans­parattre trois autres notions indissociables entre elles, et dont elles sont elles-mêmes . indissociables :

d) La finalité.- Une activité-travail ne se définit comme telle · que par une fin, puisqu'une activité n'est pas, par définition, une simple succession de causes et d'effets se poussant les uns les autres. Elle a un sens qui n'est pas seulement un sens vectoriel. Une conduite qlli <''a pas de sens est une conduite mal orientée vers une . fin, une conàuite qui ne mène à rien. « Sens >> et {( fin >>

sont des· mots presque interchangeables. Mais les mots « fin » et « finalité·>> se sont linguistiquement spécialisés davantage. Aussi, l'argument de Whitehead : «Il est absurde d'avoir pour fin de prouver· qu'il ri.'y a pas de finalité», ne paraît pas aussi décisif què celui dont nous sommès partis : « Il est absurde de prétendre,

-de signifier, que rien n'a de sens», hien que les deux arguments soient naturellement équivalents. La . fin d'une action désigne plus souvent, dans le langage courant, son but que son sens. Alors que le sens d'une action enveloppe l' ensembl~ de cette action, comme le sens d'une phrase prononcée enveloppe ou·« survole J> la succession temporelle des mots, sa fin désigne un terme ou état final qui prend place dans l'espace et le temps, tout' comme les phases de l'action qui tendent vers lui. .

Aussi, la finalité, dans ce sens étroit, a quelque chose de faci­_lement·choquant pour l'esprit philosophique, parce qu'elle paraît

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12 N~O-FINALISME

impliquer une causalité, logiquement contradictoire, de l'avenir. Si, pour remédier à cette contradiction, on admet que la fin matérielle future est présente sous forme d'une idée actuelle on ri.sque. cette fois, nol!- plus une contradiction logique, mais 'une reductiOn de la finalité à la causalité pure, sous la forme d'une « causalité de l'idée >>, et de l'idée conçue, no:n comme un thème général non localisable de l'action, mais comme un simple anneau dans une succession causale.

~nfin, par une spécialisation encore plus avancée, tout au ~oms dans le lang~~e c?urant, la finalité acquiert presque tou­JOUrs une couleur ubhtar1ste. Quand on parle du but d'une action le mot << but >> éveille plus généralement l'idée d'une valeur maté~ rielle écon?I?ique 9u~ c.elle d'une valeur ou d'un idéalesthétique, mo~~l, religieux, JUridique ou pédagogique. Voyager pour son plaisir paraît souvent être synonyme de cc voyager sans but ». quelqu~ ch~se de ~e sens courant risque toujours de passer dans l emplOI philosophique du mot. La critique bergsonienne de la fin~lité n'est pas sans avoir été influencée par cette couleur utili­tariste de la notion.

Quand, au lieu de la finalité actuelle d'une activité en cours on considère la finalité « fossile » d'une machine industrielle ori d'un mécanisme ou agencement organique, la tentation est en~ore plus gra~de de poser la question de finalité sous la forme : «A quoi cela sert-Il?» Et quand, dans le cas de l'organisme vivant pris dans son ensemble, on ne peut plus demander : cc A quoi cela sert-il? >> co~me dan~ le ca~ du cœur ou de la .rate qu~ servent à la conser- . vatw~ de 1 orgamsme total, on a l'ImpressiOn que l'on sort du domame de la finalité, alors que l'on sort seulement du domaine de la finalité utilitaire.

La notion de « finalité sans fin » est le sous-produit de cette erreur. C'est une erreur corrigeant une autre erreur, plutôt qu'une profonde trouvaille philosophique. La notion d'une cc finalité sans fin.>>.p~raît très subtile, alors qu'elle a, _en fait, quelque chose · de « ph1bstm », car elle suppose que la « vraie >> finalité est une . finalité utilitaire. Un organisme travaille à se conserver; mais plus profondément, il travaille à exister, c'est-à-dire à actualiser des valeurs en général, et non seulement à lutter secondairement à l'aide de mécanismes subordonnés et utiles contre. l'intoxica~ . 1 ' bon, ou 'asphyxie, ou la dessiccation. ,.e) L'i'!venli~n.- Toute activité-travail suppose un effQrt

d mventwn, d abord dans la détermination de la fin thématique en u~ but plus pa;ticulier, bien que toujours encore thématique, ensmte dans la decouverte des moyens pour atteindre le but et

DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 13

réussir le travail. Un travail au sens propre, c'est-à-dire un tra­vail axiologique~ implique une création de forme; il ne· peut j ainais devenir un ·pur fonctionnement sans se dégrader - un fonctionnement, c' est-à:-dire un ensemble de mouvements selon , les liaisons toutes faites d'une machine, ou selon les différences de potentiel el 'un· champ de· forces. L'activité-travail correspond, dans l'ordre de ]a physique, non au «travail» (force déplaçant son point d'application) mais plutôt à l' « action » (énergie multi­pliée par un temps). L' «·action» de la physique classique s'est révélée être un phénomène statistique, mettant en jeu un grand nombre d'actions élémentaire·s, dans chacune desquelles se retrouve, très vraisemblablement, le caractère de l'activité-tra­vail proprement dite. L' «action», dans la physique quantique, est création de forme, et non fonctionnement. Ce caractère est masqué, dans l'ordre de la physique classique, par des effets sta-tistiques. .

f) Enfin, la valeur. - Puisqu'ùn travail véritable peut être dit réussi ou non, il implique évidemment la notion de valeur et~ corrélativement, de norme ou règle qu'il faut suivre, soit pour atteindre à la réussite et à la valabilité, soit pour juger la valeur du travail. Il y a autant d'ordres de travail qu'il y a d'ordres de valeurs. Il y a un travail.théorique, artistique, moral, juridique, politique, social, pédagogique, etc. Par suite, il y a autant d'es­pèces de cc Cogito)) axiologique : «Je travaille à connaître ... ; Je travaille à atteindre une expression esthétique ... ; Je travaille à enseigner ... ; Je travaille à m'enrichir ... ; donc, je suis. ))

A cette description d~ sens », et des six notions qui ne font. qu'uri avec l'idée de sens, il.l-a.ut ajouter un important corollaire. Toute activité sensée, libre, valable, inventive, s'oppose, par définition, à la notion d'un pur fonctionnement, d'une pure suc~ cession de causes et d'effets numérotables se succédant dans un ordre spatio-temporel bien défini, sans réversibilité possible, et incapable, par définition, de se survole-r elle-même. A ce point de vue, le monde quadri-dimensionnel de la physique classique relativiste, avec ses «lignes d'univers)) où les événements passés et futurs sont à leur place, ne représente qu'une sorte de schéma infiniment plat, nous voulons dire incapable congénitalement de contenir des existants réels, c'est-à-dire actifs. Si l'on considère que le monde physique usuel est conforme à ce schéma de .la physique relativiste, alors il faut admettre que la description de l'activité sensée oblige à admettre un cc autre monde>>, dans une autre c( dimension )) (au sens peu rigoureux de ce mot, car il ne s'agit évidemment pas d'une cinquième dimension ajoutée à

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14 NÉO-FIN ALISME

l'espa.ce-temps), mo~de idéal de valeurs, d'essences, auquel la consCience au travml s'adresse, à la fois pour viser des fins et P?U~ découvrir des moyens. Car, fins et moyens, par définition, n existent pas comme tels dans le monde des causes et des effets ou du moins ne peuvent pas être rencontrés à des places numé~ rotées le long d'une ligne d'univers. Le sens d'une activité c'est ce que cette activité n'est pas, dans son déroulement littér~l. Le

Thème finaliste

FIG. 1

sens .d'un voyage, c'est la « fin » du voyage, dans les deux signi­ficatwns du mot« fin». Une conception dualiste de deux mondes· monde réel et monde idéal, s'impose donc pour comprendre 1~ s,ens, la finalité, le travail, l'invention, l'existence consciente. Si 1 ?n ~re.nd à la let~re !e. s?héma de la physique classique; il est hien ev1~ent. q~e 1. ac~IVIte.' au sens propre, exige que soit posé­un domame Ideal, Irreductible au plan où se succèdent causes et eff~ts. Dans ce domaine idéal, l'intention consciente peut se mou­vmr, et survoler, sans localisation spatio-temporelle stricte et en explorant les possibles, le plan des causes et des effets' de ~~nière à influen~er le déroulement des moyens vers la fin en~ore Ideale. Cette dualité de deux mondes n'est pas le dernier mot sur la question, mais l'hypothèse compensatrice d'un monde idéal e~t l~ contrepartie .inévitable de la fiction d'un monde de lignes. d umvers, ou de hgnes causales pures, si l'on veut décrire et cc placer» correctement l'activité sensée.

Si les flèches numérotées dans l'espace-temps (fig. J)· repré­sentent les ?estes d'un voyageur qui s'habille, court à la gare, pren~ u_n billet, et s?ute dans le train, il est bien évident que la descr1pbon de l affaire, vue comme pure succession de causes et d'effets dans l'espace-temps, demande impérieusement à être com­plétée par la description du sens et de la fin de cette activité du voyageur, sens et fin qui cc survolent>> le déroulement des causes et des effets, et l'organisent en un tout signifiant·. En d'autres termes encore, toutes les notions que nous avons décrites sont caractérisées par une unitas multiplex, selon l'expression de W. Stern. L'unité doit être considérée comme « survolante· >> si

'

DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 15

, l'on cc réalise» la multiplicité. Sinon, I'unilas multiplex peut s'ex­primer par le seul mot cc forme >>. Toute activité, ou toute existence consciente a une forme, et tout produit _d'une activité

. finaliste présente, pour l'observateur, une structure complexe. Dans la structure-produit, par contraste avec la forme-activité, la multiplicité immanente à la forme s'est cc réalisée ))' comme dans une machine par exemple, où les pièces agencées par l'in- _ génieur se poussent l'une l'autre.

Nous n'avons pas commenté le sens lui-même. Nous considé-:­rons qu'il est suffisamment éclairé· par l'analyse des. notions qui ne font qu'un avec lui. Tout essai de définition du sens, qui pré­tendrait donner« le sens du sens>>, ne pourrait qu'embrouiller la question (1 ). Bornons-nous à souligner que le sens n'est pas la signification au sens étym_ologique ~u mot, c'e~t-à-dire la ?és~­gnation d'un sens par un signe. L'existence de s1gnes·et ~e signi­fications implique, en un sens d'ailleurs différent de celui de l'existence des machines, une dissociation frappante de deux plans, celui de la multiplicité où existent les signes dans leur suc­cession. physique, et celui de l'unité transcendante du sens désigné.

Supposons que X me parle. Je saisis ou je cherche spontané­ment le sens de ses paroles, ce qu'il veut dire. Mais s'il agit, sans parler, j'ai exactement la même attitude, je cherch~ ce qu'!l.veut faire. J'ai encore la même attitude devant un animal, SI JC ne m'encombre pas de préjugés behaviouristes. Peu imp.orte que l'action dont je suis témoin ait ou non, en plus de son mtentwn propre comme action, une intention· ~ignifian~e. à m.on é~ar~. Que je le comprenne ou }lOn, le sens dune activité lm est mhe­rent, et ne dépend pas d'un témoin. C'est donc une ~rès fâcheuse erreur que de définir le sens en passant par la notiOn beaucoup plus spéciale de signification. , . , .

L'homme est tellement habitué au langage - c est-a-dire au sens «signifié» - qu'il doute aisément du sens de ce qui ne parle pas, de ce qui ne s'exprime pas par des paroles prononcées ou écrites. Il s'imagine que c'est lui qui donne aux choses un sens en les nommant.

(1) Cf. OGBEN et RicHARDS, The meaning of meanin(J (surtout.Ies ~h~­pitres VIII et IX, où Ogben e~ Richards citent et discutent vmgt-.,rois définitions différentes- du meamng).

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CHAPITRE III

L'ACTIVITE FINALISTE ET LA VIE ORGANIQUE

Le <<je » de l'homme que je suis, centre d'activités sensées, peut-il s'isoler, se poser dans le vide, enfant trouvé métaphy­sique?

La mise à l'écart sysiématique- ou plutôt désinvolte- du problème de la vie organique, par l'existentialisme, ne peut s'expli­quer que par des raisons historiques. L'existentialisme est, comme l'a montré F. Bollnow (1), une radicalisation de la philosophie de la vie, celle-ci représentée surtout par Dilthey. Dilthey,. inté­ressé surtout par des ql!estions de méthode philosophique, prenait « la vie » dans un sens assez vague, flottant entre « vie de l'indi- · vidu pensant », et « vie humaine en général ». La vie était pour lui la source commune des différentes activités théorique, esthétique,' religieuse, qui peuvent être comprises comme œuvre· de conscience, et non expliquées comme des choses. La biologie proprement dite, dont la méthode à première vue est purement explicative, ne l'in­téressait pas, et l'organisme matériel lui paraissait plus « chose >> qu' «esprit». L'existentialisme a corrigé le vague de la notion, en acceptant et en aggravant la dissociation opérée par Dilthey entre la vie de la ·conscience humaine, et la vie organique étudiée par la biologie. Le Dasein humain, notion beaucoup plus précise que «la vie humaine», n'a plus de rapport concevable avec l'orga­nisme humain. L'originalité violente et paradoxale de l'existentia­lisme sort de là, en grande partie. II est très curieux de remarquer .. qu'il y a des raisons historiques analogues à l'antivitalisme carté­sien, et à l'opposition abrupte qu'il établit entre la pensée humaine et le pur mécanisme : le vitalisme et l'animisme vague de la Renais­sance barraient la route à une philosophie claire et consistante. Le doute cartésien est précisément dirigé contre ces doctrines troubles.

Nous n'avons aucune raison d'emboîter le pas. Nous ne ferme-

(1) In Syslemalische Philosophie, édit. N. Hartmann.

L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGANIQUE 17

rons pas les yeux, par souci de purisme philosophique, sur le fait que l'activité sensée de l'homme sort de son orga'nisme. La bonile façon d'éviter le vague d'une philosophie de la vie ne nous semble pas être d'ignorer la vie purement ët simplement ou de l'interpréter selon une dialectique plus vague encore. Il faut étudier au contraire comment l'activité sensée peut sortir, non de« la vie» au sens vague, mais de l'organisme apparemment matériel, sur lequel la biologie nous renseigne avec précision.

L'homme qui parle- écouté par un ami ou par un psychiâtre -ne pourrait parler s'il était un pur esprit, sans larynx ni langue. Eddington tient à ce que ses formules mathématiques finales soient «l'œuvre d'un esprit qui respecte la vérité, et non d'une mairi qui obéit aux équations de Maxwell », mais il a besoin de sa main pour écrire. S'il y a activité spirituelle selon un sëns et selon une norme idéale, si la main, dans ses mouvements, est guidée à son tour selon le sens, grâce aux liaisons cérébrales improvisées par l'activité spirituelle, la main elle-même, dans sa constitution organique et . comme organe vivant, a aussî. un sens et a dû d'abord être constituêe selon un sens. Le1 calculateur qui, pour s'épargner la fatigue du calcul mental, préfère se servir d'une machine à calculer, utilise ce qui a été construit par d'autres hommes en vue d'une telle économie. Les rouages de la machine, ou les enregistreurs « mnémiques ,,, le dispensent de garder:péni..; blement dans sa mémoire les chiffres à traiter, le moteur élec­trique et les mécanismes d'impression le dispensent d'utiliser sa main pour écrire. Outils et organes sont interchangeables, vica­riants. Les uns comme les autres supposent sens et finalité, !aussi bien dans leur construction et constitution que dans leur emploi.

S'il est absurde, comme nous l'avons amplement montré, de nier le sens dans l'activité humaine cherchant, ou le vrai, ou le rendement économique ou politique, ou un e'ffet esthétique, et aboutissant à des propositions mathématiques,. à des machines à calculer, à des œuvres d'art, à des institutions adaptées, il est également absurde de nier le sens dans l'activité organique qui constitue les organes, car les organes sont conformes aux mêmes normes d'utilité, ou de rendement esthétique et technique. D'au­tant plus absurde que c'est grâce à l'qrgane que l'activité fina­liste de l'homme peut construire -l'outil, ou n'importe laquelle des autres œuvres de culture.

Mais, il vaut mieux prendre un exemple simple et schémati­sable .. Nous l'emprunterons à l'art culinaire, qui e·st bien aussi, après tout, une forme de la culture. Dilthey aurait pu le. consi~ dérer dans sa revue des œuvres de l'esprit, et cela lui aurait évité

R. l\UYER 2

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18 NÉO-FINALISME

toute tentat~o~ ?e séparer vi~ de l'esprit et vie du corps. Imagi­non~ un cmsimer _au travail. Même, représentons-le par un schema (fig. 2), qu'Il ~a. avant,~g~ à faire extrêmement grossier, pour rompre les associations d Idees. Son activité a un sens : il cherche à obtenir un bon résultat, il essaie de· bien suivre les règles de l'art, en inventant au besoin de nouveaux procédés au risque

® de se tromper. Bref, toute la cons-

--.... ,,,, ,.~---,., tellation des notions liées à l'acti-

®,, e vité sensée est ici présente, et la

. ~ -e for~ule: «Je cuisine, donc je suis>>, ,' '· serait une forme valable du «Co-

, ._....... ,, ___ ..... gito ». Il emploie des outils, cas-Je Cuisinier sa main sa casserole serole, cuiller, qu'il manie grâce

à ses organes, œil, main, corn-FIG. 2 mandés par son système nerveux

central, et plus spécialement par le cortex cérébral. Si l'on suppose, après .cela, qu'il mànge lui­même le plat qu'il a préparé, on peut dire qu'un circuit s'est établi, qui va de son .cerveau à sa main, à l'ustensile au tube d~gestif. Le moteur de tout ce circuit est dans un be~oin orga_. mque, dont le sens et la fin nous sont évidents hien que ses modes d'action soient assez mystérieux. Les modalités complexes, les raffinements de l'art culinaire, sont introduits par le médium du système nerveux central, lequel est en rapport non seulement avec le reste de l'organisme, mais avec un certain idéal normatif, non représentable sur un schéma géométrique, et avec toute une culture sociale et historique. Si l'on voulait figurer maintenant la digestion, le circuit deviendrait interne : les mouvements et la chimie de l'estomac sont commandés par des centres.nerveux autonomes, sympathiques et parasympathiques, reliés d'ailleurs étroitement au système nerveux central, notamment par la regiOn hypothalamique. Il en est de- même pour l'assimilation. Il saut~ au_x ?'eux qu'il e_st ~ain d'établir une frontière précise entre Circmt mterne et Circmt externe, que ce dernier sort du premier, qu'il complique et prolonge, et qu'il est absurde d'ad­mettr~ sens et finalité pour l'un, et de les refuser pour l'autre. La cmsson des aliments est une prédigestion en circuit externe, de même que la digestion continue naturellement la préparation et l'ingestion des aliments.

Acheter du bicarbonate dans une pharmacie est un acte de l'organisme, tout comme de sécréter du suc pancréatique. L'un et l'autre de ces actes ont le même but. A force de voir familière­ment M. X, notre voisin, aller à la pharmacie ou à l'épicerie,

L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGANIQUE 19

nous ne voyons plus, dans ces démarches coutumières, les actes biologiques que l'activité sociale recouvre; ou nous avons rim­pression qu'il n'y a aucun rapport entre les deux étages d'acti­vité. Plus difficilement encore voyons-nous, dans M. X, notre voisin avec lequel nous sommes en conversation, l'embryon que son corps actuel continue, et, dans les efforts qu'il fait pour parler, la suite des efforts que cet embryon a dû faire pour se constituer un larynx et une langue. Un schéma bien grossier peut nous aider à retrouver cette incontestable vérité.

Pour la même raison, il est impossible de reconnaître un sens finaliste dans l'invention des ustensiles de cuisine, et de s'y refu­ser pour les organes de l'ingestion, de la digestion et de l'assimi­lation. Les dents sont des appareils broyeurs, l'estomac une cornue et un mélangeur automatique. Le cuisinier adulte fabrique. l'ustensile. ou se le procure dans une boutique, mais l'adulte lui­même,. avec son estomac et son cerveau, .est le résultat d'une création embryonnaire dont le principe nous est caché, mais dont l'œuvre a incontestablement un sens, puisqu'elle se prolonge elle-même selon ce sens, en circuit externe, par des œuvres tech­niques sensées.

Œuf fécondé. Adulte. x.......... ~ ~

Embryogénèse. Comportement instinctif Apparition d'organes. ou intelligent. Apparition d'outils.

Entre l' organogénèse, entre l'activité organique et l'activité finaliste intelligente, s'interpose, normalement, le comportement instinctif en circuit externe. L'instinct, sauf exception, ne fabrique pas d'outil, et il passe, moins dans le «monde extérieur n, au sens humain et industriel du mot, que dans un Umwelt encore biologique et donné avec l'organisme. D'ailleurs, l'organogénèse est difficilement isolable de l'Umwell, puisqu'un organe a presque toujours une double polarité, comme un outil, qui a un. manche et une lame, l'un des deux pôles étant dirigé vers le cc milieu », même quand ce milieu est encore interne. Il est impossible de méconnaître que la technologie instinctive prolonge l' organo­génèse -l'art du tissage de l'araignée prolonge évidemment la formation de ses glandes serigènes- que, plus généralement, le comportement animal est une «régulation en circuit externe»; les homéothermes qui cherchent instinctivement la chaleur et le froid selon les besoins du corps prolongent par leur comporte­ment l'action des mécanismes organiques régulateurs de la tem­pérature du corps (1 ). Mais, ce qui est vrai pour le comportement

· (1) L'unité de l'organogénèse et de l'instinct est passée à l'état de lieu

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20 NÉO-FINALISME.

instinctif est vrai aussi pour le comportement intelligent et, chez l'homme, aussi bien que chez le chimpanzé, le geste instinctif est très souvent le germe de l'intuition intelligente élémentaire. Celle-ci ne s'émancipe que progressivement de l'instinct, et de l'Umwell biologique. L'invention des vêtements, du tissage, et du traitement des fourrures, l'invention des combinaisons chauf­fantes pour les aviateurs sont encore de la régulation thermique en circuit externe. Dans une foule de cas, on peut trouver les trois étages correspondants : organogénèse, comportement ins­tinctif, activité intelligente. Ainsi, la formation de réserves orgq­niques (graisses, sucres), de réserves instinctives (miel, provi­sions diverses), et de réserves intelligentes (caches à viande des Esquimaux, confitures et capitaux des civilisés). Tant que l'on ne considère que le comportement instinGtif, il est encore vague­ment possible, au prix de quelque mauvaise foi et d'un nombre élevé de coups de pouce, et à condition de s'imaginer préalable­ment que l'organogénèse elle-même peut s'expliquer. par des causes physico-chimiques, il est encore possible de soutenir que le comportement instinctif s'explique de la même façon, c'est­à.:.dir.e par des causes physico-chimiques. Mais si l'on ajoute le comportement intelligent de l'homme à la série, la théorie devient intenable. L'homme existe et agit, et son activité révèle le vrai caractère de l'activité organique. L'activité humaine contredit parfois l'activité organique : l'homme peut se suicider, maudire la vie. Mais l'homme même qui se suicide se sert de ses propres organes pour les supprimer.

Il est donc obligatoire, logiquement, pour interpréter l'en­semble des faits, de remonter de l'intelligence à l'instinct,- et. de l'instinct à l'organogénèse. Puisqu'il y a sens et finalité dans. l'activité intelligente, il doit y avoir sens et finalité dans l'ins­tinct et dans l'organisme. Le mode de cette finalité peut et doit être réputé différent selon les étages, il peut exister des diffé­rences profondes entre la finalité organique, la finalité instinc­tive, et la finalité intelligente. Mais il est absolum~nt impossible d'admettre, entre ces étages, une. différence absolue de nature, d'admettre que, d'un organisme qui serait un pur ensemble de phénomènes physiques liés par une causalité de proche en proche, puisse sortir, en circuit externe, un comportement sensé. Si la conversation de M. X est sensée, la constitution de son larynx et de son cerveau a dû être une œuvre sensée. L'organisme est 1~ première des œuvres sensées. La biologie n'est pas séparable des

commun. Elle a été soulignée par une foule d'auteurs: ·Bergson, P. Vignon, Mac Dougall, Pierre Jean, Bleuler, Buytendjik, etc.

-L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGA!'fiQUE 21

sciences compréhensives. Certes, le gros œu~re en ~este d? l'ordre de l'explication. On peut s'y attendre, pmsque l organisme est précisément un ensemble d'organes qui ;ess~mblent, m~lgré le~r complexité très supérieure, à tout l outillage de l mdustr~e hu:naaine .. Mais un sens domine tout cet arsenal, comme l'esprit de l'homme domine tout son outillage. -

Leroi-Gourhan après une étude minutieuse des techniqu~s, a été conduit dan~ ses conclusions (1), à. rapprocher à de multiples points· de ;,ue la technologie et la biologie. L:int~nti?n et la. créa­tion techniques prolongent le mouvement . mstmctif P,~r le~:uei l'être vivant essaie de cc prendre le contact» (p. 4?9). L ev?lut10n des techniques . de~ande izr:pé~ieu~ement à ~' exprime,r , e~ ,Image~ biologiques : diffuswn et segregatiOn, muta~10n, et heredite : ,« SI l'on cherche la parenté réelle de la technologie, c est vers la paleon­tologie, vers la biologie au sens large, qu'il faut s'orienter» (p. 472).

C'est parce que l'outil et la machine prolongent l'activité orga­·niqûe, qu'ils lui restent toujours sub,?rdonnés, et qu'ils n'ont pas de. persistance propre. «Une machine, re~arque Wood~er (2),

. est faite pour réaliser une fin humaine consciente. Ses parties tra­vaillent ensemble pour réaliser cette fin, non pour assurer leur propre persistance... Les machines sont subordonnées à la p~r­sistance organique, elles sont utilisées par les organismes huma_ms pour leur propre cons~rvation ou pour a~surer la conse~va~wn de ce qu'ils estiment précieux. Une m~chme pe~t, ~n f~It, etre regardée comme une partie d'un orgamsme, partie d u~e. nature, spéciale, liée au reste par des liens psych?log1ques aussi bien .que biologiques. »On pourrait ajouter que les I~st.ruments e .... t machines · dont se sert un homme meurent en principe en meme temps que son corps. Ils deviennent, comme l'organisme, faute d'en­tretien conscient et de liaisons internes, un cadavre, dont la «forme>> n'est plus qu'une apparence structura~e. . · Aussi la biologie mécaniste n'est pas néce~smrement m~e hi~­logie anti-finaliste. On pourrait mê~e crm~e q:Ue la. biologie mécaniste est plus naturellement finahst~ q'?- ~nb-fina!Iste. Elle n'est anti-finaliste que parce que_ le theonmen oubhe q':'-e la machine est faite par l'homme, et que l'homme est un orgamsme.

Au xviie siècle, des esprits aussi profondémen.t religieu?' q~e Bossuet Malebranche et Nicole, admettent et ad:qnrent l~ biOlogie et la médecine mécanistes inspirées de Descartes. cc L'oreille a des

(1) Mtueu et techniques, p. 321 sqq. (2) Biological principles, p. 436.

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22 NÉO-FINALISME

cavités pratiquées pour faire retentir la voix de la même sorte qu'elle retentit dans les rochers et dans les échos ... Les vaisseaux unt leurs soupapes tournées en tous sens; les os et les muscles ont leurs poulies ou leurs leviers (1). » Ils n'en admirent que mieux cet art merveilleux qui pour eux, cela va sans dire, suppose un artiste. Si des anatomistes cartésiens comme Dionis et Stenon (2) hésitent à parler de causes finales devant la mécanique du corps, ce n'est pas du tout qu'ils doutent de sa finalité en général, mais qu'ils craignent la témérité de ceux qui prétendent savoir l'usage et la fin précise et particulière de tel ou tel organe. Malebranche, comme Paley et les finalistes du XVIIIe siècle, traite du fameux thème de l'horloge. << Il faut bien remarquer que tout cela ne se. fait que par machines... c'est ce qui nous doit faire admirer la sagesse incom­préhensible de Celui qui a si hien rangé tous ces ressorts qu'iL suffit qu'un objet remue ·légèrement le nerf optique pour produire tant de divers mouvements dans ,Je cœur ... et même sur le visage (3). »

Ce n'est pas, certes, par l'assimilation de .l'organisme et d'un ensemble de machines, que l'on pourra échapper à la téléologie .. Toute explication de la téléologie organique,. par l'analogie avec . des machines, revient simplement à expliquer la téléologie interne par le moyen d'une téléologie externe, mais c'est toujours de la téléologie. Plus le mécanisme est grossier, comme était celui de Descartes, plus grossière est la téléologie correspondante. Plus le corps humain ressemble à un automate des jardins royaux,· plus Dieu ressemble à un ingénieùr italien.

Il est caractéristique que la thèse de Cuénot-Andrée Tétry, l'assimilation de l'organe et de l'outil, passe aujourd'hui pour finaliste d'inspiration. A juste titre.

(1) BossuET, Connaissance de Dieu et de soi-même, IV, 2. (2) Cf. BussoN, La religion des classiques, p. 140. (3) Recherche de la vérité, II, xv.

CHAPITRE IV

LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME BIOLOGIQUE

On peut retrouver le résultat précédent d'une manière directe, sans même invoquer l'impossibilité de séparer circuit externe. et circuit interne dans l'activité bio-psychologique. De même qu'il est contradictoire de cc signifier» qu'il n'y a pas de sens, ou d'avoir pour fin de prouver qu'il n'y a pas de fin, ou de défendre la vérité d'une thèse qui, réduisant tout à de pures causes a lergo, ne peut employer le mot vérité, bref, de même qu'il y a contra­diction interne dans l' anti-finalisme quand il porte sur l'activité humaine consciente, il y a aussi des contradictions internes dans l'anti-finalisme biologique, même quand on considère les faits biologiques objectivement. Ces contradictions objectives sont, en quelque sorte, incarnées dans les faits. Elles ne résultent pas, comme dans le premier cas, du conflit entre la forme d'une asser­tion et son contenu. Pour saisir cette distinction, pensons par exemple aux deux types d'objections que l'on peut faire à un épiphénoméniste, nous soutenant. son étrange théorie d'après laquelle la consciencè est une lueur inefficace accompagnant des processus nerveux se déroulant de façon autonome.

1. On peut lui répondre par un argument identique à celui que nous avons examiné dans notre premier chapitre : « Puisque vous êtes. une pure machine, vos assertions ne peuvent être vraies.))

2. Mais on peut lui objecter aussi par exemple : cc Comment un être chez qui la conscience est un pur accompagnement ineffi­cace aurait-il inventé les anesthésiques? >) La contradiction, ici, ·est incarnée dans les faits.

Ge sont les contradictions de ce deuxième type que nous allons examiner maintenant. Elles. condamnent la thèse aussi. bien que la contradiction logique pure du premier type.

a) Qu'est-ce qui choque tout esprit non prévenu dans cette

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24 NÉO-FINALISME

conséquence de l'épiphénoménisme : l'invention inconsciente des anesthésiques?

~ -~ --~ --~ --~ --~ --~

Représentons par deux lignes parallèles, l'une continue, et en traits pleins (le processus nerveux), l'autre discontinue et en pointillé (la conscience épiphénomène). La ligne continue repré­sente donc une succession de causes agissant les unes sur les autres, de proche en proche. De la ligne en pointillé, ne part aucune action efficace sur la ligne en trait plein. Mais l'invention des anesthésiques par l'homme suppose que la conscience désa­gréable a incité l'homme à chercher des moyens de . supprimer cette conscience. Si, d'après l'hypothèse, la conscience désagréable est inefficace, comment, d'une part, peut-elle être à l'origine d'une action, comment, d'autre part, une chaîne de pure causa­lité peut-elle s'arranger pour ne pas << devenir>> telle qu'elle s'ac-compagne de conscience désagréable? .

Or, on trouve une situation analogue dans tous les cas où l'or­ganisme vivant utilise ou semble utiliser un jeu de hasard. Ces cas sont nombreux. Le plus frappant est le mécanisme de recom­binaison des gènes dans la reproduction sexuelle. Les biologistes s'accordent à reconnaître sa grande importance, à côté de la mutation, dans la vie et l'évolution des espèces. Darlington (1) a montré récemment combien avantageux ·sont les divers méca- · nismes du crossing over, de la meiose retardée, et de la réduction de la phase diploïde chez les Métazoaires, pour la plasticité de l'espèce. Un autre est le mécanisme par lequel s'opère la déter­mination du sexe. Un des deux gamètes est hétérogamétique; il y a deux sortes d'œufs, ou deux sortes de spermatozoïdes, selon les espèces. Le sexe est donc déterminé par uri jeu de pile ou face, ce qui assure, selon les lois du hasard, l'égalité numé­rique approximative des deux sexes. Si l'organisme lui-même, dans son ensemble, est dû à de pures causes, sans finalité active, s'il est le résultat d'un pur triage automatique de variations for­tuites, on doit donc interpréter !e fait en disant que le hasard a . fabriqué un jeu de hasard. La contradiction est tout aussi criante que celle de la« conscience inefficace s'arrangeant pour supprimer la conscience». En effet, dans l'activité consciente, l'emploi du hasard est, par définition, toujours voulu. C'est toujours une ,

(1) The evolution of genelic system, 1939.

, LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 25

renonciation volontaire· à un choix volontaire. On joue à pile ou face, ,ou l'on tire au sort, pour éviter toute partialité, ou toute influence sourde de l'habitude, qui risquerait de produire une dissymétrie intempestive. En se servant de dés, la conscience choisit de ne pas choisir, elle supprime délibérément sa propre action, comme lorsque avant une opération chirurgicale on demande l'anesthésie.· L'anti-finalisme, en biologie, doit donc affronter cette curieuse conséquence : le hasard montant un jeu de hasard, pour supprimer l'action d'une direction finaliste qui, d'après la théorie, n'existe pas. '

b) Une autre contradiction du même genre nous est offerte par la régulation ' du métabolisme ou des divers métabolismes dans l'organisme ou, plus .généralement, par la. régulation d.u chimisme interne. D'après l'hypothèse anti-finaliste extrémiste -énoncée par Rabaud entre autres- c'est le métabolisme qui est la seule cause, avec le milieu, de la structure· de l'organisme. Cette structure n'est pas adaptative au sens strict, elle est quel­conque. La: sélection se borne à supprimer le pire. Une foule de :Qiologistes, qui n'ont pas le dogmatisme généralisateur de Rabaud, adoptent au fond le même point de vue. Il ne fait d'ail­leurs ·qu'exprimer d'une manière cohérente le principe même du déterminisme en biologie.

Nous avons déjà montré l'absurdité de cette thèse quand on l'étend, conformément à sa logique, aux productions psychiques de l'homme même qui nous l'exprime. Nous aurions pu argu­menter aussi en nous appuyant sur les rapports étroits du' cir­cuit externe et du circuit interne. Un homme· qui s'alcoolise modifie en somme son propre milieu interne eh utilisant un cir­cuit externe passant par toute une technique sociale. L' alcoùl est un~ cc sécrétion interne>> de la société humaine, comme l'adré­naline est une sécrétion organique individuelle, fabriquée par la technique organique. D'autre part, l'homme qui boit un verre d'alcool veut, par exemple, se donner du courage pour une entre­prise difficile. Il prévoit quel sera son état organique et psycho.,. logique après les libations effectuées, et il démontre ainsi à l'évi­dence que, dans l'ensemble indissociable organisme.,.action extérieure, quelque chose échappe complètement à la succession temporelle des divers états du milieu interne, puisque ce quelque chose. s'en sert comme d'un moyen et même éventuellement -de même que dans l'exemple précédent de l'anesthésie ou du jeu de hasard· - pour supprimer momentanément sa propre autqnomie. Or, on sait, d'après la théorie en gros toujours valable de Cannon, que l'organisme procède de la même manière exacte-

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26 NÉO-FINALISME

ment quand, dans l'émotion, un emergency system entre en jeu, et qu'une hyper-sécrétion d'adrénaline augmente la force mus­culaire, arrête la digestion, accélère les mouvements du cœur, etc. Mais si, par hypothèse, c'est déjà le métabolisme physico-chi­mique qui est la cause générale de la structure organique, il faut donc conclure que c'est le métabolisme organique qui monte lui­même l'appareillage compliqué, destiné à le contrôler.

c) Si l'on voyait clairement, sur la surface de la planète Mars, au lieu des contestables canaux, la construction géométrique par laquelle on démontre, au moyen de triangles de même sùrface, le théorème de Pythagore, l'hypothèse de Martiens intelligents trouverait peu de contradicteurs. Car cette construction révéle­rait, chez eux, la possession d'une vérité. La possession d'une vérité est évidemment tout autre chose que l'obéissance .auto­matique à une loi. Personne ne doute que les phénomènes réels sur Mars n'obéissent aux lois de la géométrie ou de la mécanique. Mais une preuve de la possession et de l'utilisation de ces lois par des habitants de Mars serait tout à fait « sensationnelle >>. Entre ces deux ordres de faits, il y a la même différence qu'entre «suivre les lois du hasard>> et «inventer un jeu de hasard», ou entre « subir une fermentation alcoolique » et « boire de l'alcool pour se donner du cŒur >>. Toutes ces contradictions sont « iso­morphes>>. Il serait contradictoire, dans tous ces cas, de prétendre expliquer le deuxième ordre par le premier. Il nous reste à voir le plus beau cas d'une contradiction de ce genre à propos du camou­flage animal.

On sait que la Geslalllheorie prétend appliquer son interpré­tation des formes, non seulement à la psychologie, mais à la biologie. Wertheimer et Koffka prétendent résoudre,. non seule.;. ment en psychologie, mais en biologie, ce que Koffka (1) appelle le dilemme positivisme-vitalisme, c'est-à-dire le dilemme « expli­cation causale >>, et « explication par meaning et valeùr ». Koh;.. ler (2) a essayé de montrer que les régulations après lésion, ou après excision expérimentale, au cours de l'embryogénie, s'ex­pliquent par ses principes. Les thèses des <c gestaltists .>> ont beau­coup influencé les biologistes, et dans tous les domaines, de la neurologie (Goldstein) à l'embryologie (Dalcq) (3). L'insùffisance de la Geslalllheorie ainsi généralisée est flagrante, en présence des faits bien établis par l'embryologie expérimentale. Mais les faits

(1) Principles of Geslalt psychotogy, p. 10 sqq. (2) Züm Problem der Regulation (Festschrift für H. Driesch, II, p. 315·

332). (3) Cf. R. RuYER, Éléments de psycho-biologie, p. 87 sqq.

LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 27

de camouflage animal, ou les faits in:verses et an~logues d~ <c publicité animale» (livrées aposématiques des ammaux qm veulent au contraire attirer l'attention des prédateurs ou des ennemis sur leur identité), permettent d'en montrer non seule­ment l'insuffisance, mais le caractère contradictoire, en vertu du principe que la même structure organiqu~ ne pe~t. être rép~­tée à la fois obéir aux lois de la Gestaltlheorze, et utr.lzser ces lms pour se camoufler ou s'anno~cer. Un orga~isme q?i se sert des lois de Gestalt, ne peut s' explr.quer par ces memes lms. La contra­diction' est la même que si l'on disait que la découverte par. New­ton des lois de la gravitation a pour cause suffisante le fa1t que le corps de Newton subissait l'attraction terrestre.

Dans son grand ouvrage AdaptifJe Colorations in Ani~als (1), Hugh· B. Cott suit, pour une nonne part, un plan tel qu'Il aura~t pu être suggéré par un trait~ de camouflage ol! de. l'affiche publi­citaire, qui serait inspiré lm-mêm~ par les lois h1en. conn'?es, de la Gestaltpsychologie sur l.a perceptiOn de~ forl?es : lm\ de segrega­tion et de groupement, lois de bonne conti~uatiOn des hgnes ou des mouvements, lois des formes prégnantes, lms de la figure et du fond,

· lois d'organisation interne de ~a figure. . , A titre d'exemple, prenons simplement l~s fa1~s que l ?n pe:ut

classer, suivant ~'expression de Cott, sous la rubrique : D~sruptwe

FIG. 3 FIG. 4

Coloration. Ce qui fait· pour l'œil l'unité d'un objet, c'est qu'ilpré­sente une surface approximativement continue, bordée par un contour qui tranche sur le fond. Pour camoufler cet objet, quand étant mobile il ne peut être dissimulé par simple homochromie

(1) Methuen, Londres, 1940. Les figures (3 à 12} sont d'après COTT.

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28 NÉO-FINALISME

avec un fond invariable, il faut donc rompre le contour par des taches violemment contrastées, dont quelques-unes ont chance de se fondre avec le fond, et dont les autres, hien que très visibles, constituent une configuration toute différente de celle de l'objet à camoufler. Or, c'est justement ce que l'on constate chez une foule d'animaux appartenant aux espèces les plus diverses, chez des Papillons (fig. 4), des Poissons, des Batraciens, des Reptiles, des Mammifères, ou les œufs de certains oiseaux. Dans beaucoup de cm>, l'organisme raffine ce procédé en accentuant le contraste des tons entre les taches adjacentes (peau des Reptiles (fig. 3); Batraciens : Cardioglossa gracilis; Poissons : Eques lanceolatus; .

Oiseaux : PluPier, etc. Tous les camoufleurs savent que les taches contrastées doivent non seulement rompre les contours de l'objet, · mais être complètement désoli­darisées des éléments naturels de l'objet. A priori il semble qùe la

FIG. 5

nature doive appliquer plus difficilement ce principe à '!n organisme dont les diverses parties forment des ensembles anatomiques et. phy­siologiques naturel~, que le.peintre camoufleur à .un c~a~ d'assaut, par exemple, où Il ne lm coûte pas plus de fatre courir la tache en coupant le tube du canon, la coupole, et le corps du char. Aussi, des biologistes comme Tylor (1) ont prétendu montrer que

{l) Colorations in Animais and Plants.

LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 29

les marques de couleur ,suivent ·en réalité une base anatomique : -ainsi les dessins des serpents seraient reliés à la structure osse~se sous-jacente; et il en serait de m.ême pou_r la plupart des de~sms des chenilles ou des oiseaux. Mats, ·en fait, le camouflage ammal est le plus souvent aussi parfaitement désolidarisé de l'anatomie sou's-jacente que le' camouflage le plus . réussi d'un char d; assaut. Chez le Poisson Heniochus · Macrolep~dotus ou chez Dascyllus Aruanus (fig. 5) une tache_ foncée court sans interruption à tra­vers tout le corps, englobant l'œil et coupant les nageoires dorsales, pel­viennes, et anales.

Bien plus, chez une foule de Batra­ciens, de Papillons, de Sauterelles, les taches ou . bandes camouflantes sont disposées de telle sorte que, non seulement elles rompent visuel~ lement l'unité d'un organe ou d'une ,partie naturelle d'un organe, mais fondent optiquement, grâce à leur raccord, des organes différents, quand l'animal garde l'immobilité (cf. Eda­lorhina buckleyi où Rhacophorus fas­ciatus) (fig. 6).

L'œil des Vertébrés, surtout chez les animaux sans paupières, est par-ticulièrement fait pour . attirer l'at- Fw. 6 tention par sa « bonne forme », èir-culaire, et par sa pupille sombre. Beaucoup d'organismes ont particulièrement soigné son camouflage par des taches auxiliaires, analogues, par leur fonction, aux figures de Gottschaldt que 1: on trouve reproduites dans tous les exposés de la Gestaltpsychologw :

Batraciens (Rana oxy­rhynchus, Cardioglossa .leucomystax (fig. 7), Ser­pents, Poissons, etc.). La tache allongée. coupe l'œil, qui se fond com­plètement dans la tache par la partie ·sombre de . l'iris, et daris le reste du

FIG. 7 corps, par la partie res-tée claire. Chez certains

poissons prédateurs ( Lepidosteus platysttJmus), la bande qu~ ~.amoufle l'œil et qui paraît simple à l'observateur con~iste en réah~e en u~e sérié d'aires pigmentées intéressant sept umtés anatomiques dis­tinctes. Dans d'autres cas ( Pterois volitans), une figure complexe (fig. 8) converge sur la pupille et <<l'absorbe» complètement.

1

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30 NÉO-FINALISME

Il arrive aussi que, chez les poissons à œil camouflé, une marq~e cc déflective », extrêmement apparente et ressemblant à un œil,. soit située sur une région non vitale, par exemple à la base de la queue, de telle sorte que l'animal est vu, illusoirement, inversé (Choetodon capistratus; Choetodon plebejus; Antennarius notopthal­mus). Ces poissons nagent lentement queue en avant et, err cas

de danger, ils filent rapidement dans l'autre direction. Chez d'autres ( Poma-"

. canthus imperator) (fig. 10), il n'y a pas d'œil postiche à proprement. par­ler, ni même de marque déflective,. mais un arrangement de lignes courbes formant, dirait Lewin, un champ impé­rieusement orienté, avec Aufforderung Karakter, vers. la région caudale. Les papillons Thécla, ont, plus parfaite­ment encore, une inversion optique de la tête à la queue (surtout le Thécla phaleros) (fig. 9), obtenue par une ac-.

FIG. 8 cumulation de procédés : pseudo-an-tennes, œil postiche, bandes conver ..

gentes des ailes sur la fausse tête, mouvement des fausses antennes, et immobilisation des vraies. '

Ce cas est particulièrement typique pour illustrer l'opposition entre une explication possible de l'organisme et de son comporte• ment par les principes ·cc gestaltists », et le fait que l'organisme utilise ces principes pour dépister ses ennemis. Beaucoup de biolo­gistes, plus ou moins imprégnés de Gestalttheorie, ont récemment

Vra1ë tete

' ' ' ',~, ~~

FIG. 9

antennes

invoqué dans l' organogénèse un gradient dynamique ou chimique céphalo-cauda:I, et ils ont souligné le fait que la tête en formation devient vite un pôle dynamique, et la région active du champ (Child). Ils ont même souligné que, parfois, inversement, un

LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 31

gradient expérimental, chimique, électrique ou thermique, peut déplacer dans l'embryon la zone des organes céphaliques (Gilchrist

FIG. 10

et Penners). Mais il faut croire que le vrai moteur des développements est hien différent d'un simple gra­dient, et que celui-ci n'a qu'un rôle tout à fait occasionnel, puisque l'or­ganisme peut éventuellement simu­ler une inversion. L'anti-finaliste d'Arcy Thompson, dans des études hien connues et très ingénieuses ( 1), a utilisé des principes analogues aux principes <c gestaltists » (principe de moindre action et de maximum­mimmum, gradients d'hormones produisant des croissances différen­tielles), pour expliquer, par de pures lois physiques, les curieuses amplifi­cations . de la région caudale dans certaines espèces du genre Diodon. Mais cette explication, qui paraît valable dans. certains cas, ne l'est certainement pas dans d'autres, ou, en tout cas, elle ne représente pas letout de la question. En effet, Cott (fig. 11) a montré que le poisson Platax fJes­pertilio, qui ressemble à une feuille

(1). Growlh and FQrm, Londres.

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32 N~O-FINALISME

par l'énorme développement des nageoires dorsales et anales, atteint la même apparence de feuille que le Monocirrhus polya­canthus (fig. 12) par une méthode exactement opposée. L'aspect de feuille est obtenu chez Platax vespertilio le long d'une ligne perpendiculaire à l'axe du. corps. Même si. un gradient hormonal est la cause première de cette énorme amplification des nageoires dorsales et anales, elle a été utilisée par l'organisme, et soulignée

FIG. 12

par des bandes foncées et par la dépigmentation de la nageoire caudale.

·.Un caractère distinctif de l'utilisation des lois par une technique, par contraste avec une pure obéissance automatique à ces mêmes lois, c'est qu'une technique utilise les lois à toutes fins, et même pour des fins contraires, pour construire et détruire, pour guérir et tuer, pour la paix et pour la guerre. Ce caractère distinctif ne manque pas ici : les organismes utilisent les lois de bonne forme, etc., pour se camoufler, mais ils les utilisent aussi, à l'inverse, pour se faire voir et se rendre bien apparents. La publicité organique est utile dans nombre de cas : elle attire l'attention du· sexe opposé dans les espèces peu répandues ou elle signale l'identité <}'un animal au prédateur, quand l'espèce est nauséabonde où.dangereuse. Cette publicité utilise les mêmes lois que le camouflage, mais à l'inverse : couleurs qui tranchent sur le fond, arrangements des lignes en warning display.

Tous ces faits, ainsi que les faits voisins de déguisement et de mimétisme, il était encore tout récemment 'de mode de ~es nier. Il ne s'agissait, prétendait-on, que d'interprétations' fantaisistes ou tendancieuses. Les biologistes français sont hostiles, e:n général (Fabre, l'entomologiste finaliste, considère pourtant. la croyance au mimétisme et au camouflage animal comme une «niaiserie»). A. F. Schull, en 1936 encore (cité par Julian HuxLEY, Éçolution, p. 414), considère les notions de camouflage et de mimétisme comme des spéculations de « biologiste dans son fauteuil », et comme appar­tenant à des époques dépourvues de critique. Ainsi que le remarque J. Huxley, ce sont au contraire les objections qui sont des « spé ..

LES CONTRADICTIONS DE L'A.NTI-FINALISME 33

culations dans un fauteuil ». Les études de Cott ont été confirmées par les travaux indépendants de Suffert (1935), de Cornes (1937), de Phillips '(1940), de Holmes (1940). Cott a montré que les faits eux-mêmeR, bien analysés, se chargent de répondre aux objections

· classiques : que les animaux non camouflés prospèrent aussi bien que les autres; que les animaux camouflés ne se limitent pas aux habitats dans lesquels leur camouflage est efficace; que le camou­flage n'est qu'une impression de l'homme, et que les animaux prédateurs ne le voient même pas, etc. ·

Il importe de souligner, au contraire, qu'il y a l'adaptation la plus remarquable entre le genre du camouflage et le type de l'ha­bitat, et aussi - ce qui confirme particulièrement bien le carac­tère indissociable du comportement instinctif et de la vie orga•

·nique, du circuit externe et du circuit interne- entre le genre de camouflage . et les mouvements et attitudes de l'animal. Cott

~

FIG. 13

souligne cette adaptation pour plusieurs des cas cit'és plus haut. Il a observé lui-même, à l'aquarium de Regent Park, le comporte­ment d'un poisson-feuille ( M onocirrhus Polyacanthus) qui se laisse , flotter sans mouvement comme une feuille morte, à laquelle il res­semble parfaitement (1), en maintenant son: corps rigide, et en s'approchant de sa proie par d'imperceptibles mouvements de nageoires dorsale3 et anales presque invisibles. Une pie de Ceylan, décrite par Phillips, camoufle son nid de façon à le faire ressembler à un nœud dans une branche. Ses petits ont le curieux instinct de se tenir rigoureusement immobiles, le bec levé, de manière à

(1) Il faut noter spécialement le camouflage de l'œil, qui est sur le point de convergence des pseudo-nervures de Ja feuille simulée (fig. 12).

R. RUYER 3

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34 NÉO-FINALISME

:figurer un bout de branche brisé. Il y a, de même, la plus étroite ressemblance entre les marques déflectives que nous avons mention­nées plus haut,, et qui font partie d.e 1: organisme anima~. et. les marques déflectiVeS que certames araignees (fig. 13) ont l mstmct de fabriquer sur leur toile et qui, faites de soie et de débris, ont la taille et l'apparence de l'araignée elle-même, de manière à attirer sur elles les coups de bec de l'oiseau (1). R. Hardouin (2) est, d'autre part, parfaitement j.usti~é de rappro?her, des faits organiques .de camouflage et de mimétisme, les habitudes des chasseurs humams primitifs qui s'identifient avec le gibier convoité et se déguisent avec son plumage. Comme il y a aussi, d'autre part, des animaux; qui se déguisent instinctivement, tel le crabe (Oxyrhynque) qut découpe des algues, les englue et les accroche ·aux crochets de sa carapace, nous retrouvons les. trois niveaux de la formation orga· nique du circuit externe instinctif, et du circuit externe intelli• gent. ' Ce rapprochemen~, . qui. s'imp.oae, ren,force .encore. l'argu­ment tiré de la contradiCtiOn mterne entre l emploL orgamque du camouflage et l'obéissance pure à des lois physiques ·ou physiolo­giques.

(1) Cf. E. l\1. STEPHENSON, Animal camouflage, 1946, p. 65. (2) Le mimétisme animal.

CHAPITRE v

L'ACTIVITE FINALISTE · ET LE SYST~ME NERVEUX

Les fautes de logique des biologistes, quand ils se mettent à vouloir expliquer l'évolution ou l'ontogénèse individuelle par des causes a tergo, ou par des mécanismes divers sans finalité, sont, il faut dire le mot, parfois extrêmement grossières. Nous avons signalé déjà (1) les principales : confusion constante d'un simple déclenchement et d'une raison explicative; croyance qu'une substance chimique peut expl~quer une structure; répu­diation en paroles de la théorie préformationniste, et retour per­pétuel à cette même théorie, que l'on affecte de ne pas reconnaître,

· après l'avoir soi-même déguisée. Le contraste entre l'admirable patience des observations, l'ingéniosité des expériences, et l'ex.:. trême faiblesse des raisonnements, est tel,. que l'on est tenté de soupçonner un barrage psychologique, une décision consciente ou subconsciente, analogue à celles que trouve chez ses patients le médecin psychanalyste. Beaucoup de biologistes sont visible­ment hantés par la peur de se trouver entratnés à des conceptions <c religieuses » et providentialistes. Le fait que la plupart des bio­logistes finalistes sont justement ceux qui avaient préalablement une foi' religieuse confirme bien le soupçon des autres.· Ne par­Ions pas ici 'des biologistes qui sont mus par des partis pris poli­tiques (2).

Pourtant, il ne faut pas trop se presser d'accuser les biologistes . de phobies irraisonnées et .de mauvaise foi. La phobie existe bien,

mais elle est, le plus souvent, raisonnée. On s'en aperçoit quand

(1) R. RUYER, Éléments de psycho-biologie (P. U. F., 1946). (2) Ils se trahissent par l'emploi de métaphores militaires. Un biologiste

français affirmait récemment « qu'il ne reste plus aux finalistes que quelques tlots de résistance... Ils ne sont plus d~ngereux,. mais il convient cepen­dant de les déloger ». I1 ne précisait pas s'il comptait y employer les gre~ nades ou Jes gaz lacrymogènes.

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36 NÉO-FINALISME

on s'efforce de voir de plus près la nature du « barrag.e » psycho­logique. Beaucoup de biologistes antifinalistes, non dépourvus de sens métaphysique, et même authentiquement religieux, craignent, en acceptant l'idée d'une finalité dans les faits biolo­giques, d'être entraînés, non pas seulement à des vues religieuses au sens le plus large, mais à un providentialisme nàïf, d'être entraînés à admettre, non un Logos, mais un Dieu anthropo-- · morphe, inventeur et fabricateur. Image enfantine et explica­tion illusoire, qui ne fait que doubler de mythologie le mystère de la formation et de l'invention organique. On ne convaincra pas les antifinalistes en leur assurant qu'ils p~ignent un diable - Dieu dans le cas présent - sur le mur pour se faire peur, et qu'il ne peut être question aujourd'hui de croyance aussi naïve.

D'abord, ce ne serait pas exact. C'est un fait que ceux des bio­logistes qui sont finalistes par croyance religieuse le sont parfois d'une façon bien simpliste. Et, surtout, la clé de la question n'est pas là. Elle est dans le postulat accepté par tous les biologistes, semble-t-il, que toute invention suppose un cerveau, ou une conscience << cérébrale » et que, par conséquent, la finalité orga­nique, si elle existe, doit reposer sur quelque chose qui ressemble à une conscience humaine, sur l'entendement d'un Dieu anthro­pomorphique. A. Tétry (1) s'inspirant de Cuénot écrit : « La nais­sance de l'outil fabriqué, index de l'activité spécifique humaine, ne comporte aucun mystère; généralement on sait la date de sa création, on connaît le nom de l'inventeur ... La représentation anticipée de l'outil, c'est-à-dire du but ou de la fin à atteindre (cause finale), conditionne sa production, qui est donc un acte articulé, précédé d'une idée, et opérant comme une cause ... L'ou.­til est l'œuvre réfléchie du cerveau humain (2). » Mais, alors, l'invention organique, puisque «l'invention comporte réflexion, perspicacité, intelligence, ne peut être que l'effet d'un cerveau pensant, analogue au cerveau humain >>. Il semble alors « néces­saire de recourir à un Dieu ou à une Na ture anthropomorphe ... option qui répugne à nombre de savants et de philosophes (3) >>.

Traduisons cette thèse dans notre schéma (fig.l4). Dans l'acte finaliste en circuit externe, le cerveau est un chaînon indispensable (le cuisinier se sert de son cerveau pour cuire et confectionnerun , mets); tandis qu'en circuit interne, l'estomac, par exemple, tra­vaille à la manière d'un malaxeur ou d'une cornue, simplement

(1) Les outils chez les etres vivants, p. 310. Cf. CuÉNOT, Invention el fina­lité en biologie.

(2} Les outils chez les êtres vivants, p. 312. (3) Ibidem, p. 319.

ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 37

réglé par ses propres centres nerveux. Si donc, on admet la fina­lité organique, en assimilant l'estomac lui-même à un outil inventé, il semble qu'il faille, pour expliquer cet outil organique, un deuxième circuit externe - cc surnaturel » ...._ commandé par une conscience et même un cerveau surnaturel. On comprend qu'une telle duplication de l'homme ou de l'animal par un Dieu fabricant- par un« Vertébré gazeux», comme disait Th. Hux­ley- ne séduise pas beaucoup les biologiste.s.

Mais l'erreur commise est visible. L'action finaliste en circuit externe, qui suppose en effet le bon état du cerveau, n'est qu'une complicati()n, nous l'avons constaté, de l'action finaliste en cir­cuit interne. Il est·. dori.c logique de considérer le cerveau comme

FIG. 14

l'instrument de cette complication, mais non pas comme l' ins­trument de l'action finaliste en général. Le système nerveux cen~ tral, prolongé par l'œil et la main, rend l'organisme capable de projeter son activité finaliste dans le monde extérieur; il le rend

· capable· de structurer et d'organiser un vaste domaine, en dehors de ses téguments et de ses organes internes. Le cerveau agrandit. le champ de la finalité organique, il lui permet de déborder sur le monde, d'y découvrir des matériaux, d'y construire des outils. ou des machines qui sont organiques par leur forme, et·non par leur matière. Mais «transporter>>, ou « agTandir », n'a jamais été synonyme de «créer» ou de «faire exister». Ce. n'est pas. là une thèse curieuse, paradoxale, ou même personnelle; ce n'est même pas, à proprement parler, une thèse; c'est le pur et simple énoncé de faits patents. D'un fait surtout que personne ne pourra ~ontester : l'organisme édifie son système nerveux avant de s'en servir. Le cerveau est donc un «organe de transport>> de l'acti­vité finaliste - si activité finaliste il y a - il n'en est évidem­ment pas cc l'organe » tout court.

Il est extraordinaire que l'on oublie cette évidence dès que l'on aborde le problème psycho-physiologique du rôle du cerveau. Quelles que soient les tendances philosophiques de celui qui aborde cette question, il ne se demande jamais : <<Comment

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38 NÉO-FINALISME

comprendre ce rôle de transporteur? Comment comprendre cette transposition de l'activité organique en activité organisatrice? >J li se demande : cc Comment comprendre les rapports du cerveau· et de la pensée, du cerveau et de l'activité finaliste en général? , S'il est matérialiste, le cerveau lui paraît contenir tout le secret de cette activité finaliste. S'il est spiritualiste, le cerveau ne lui paratt être qu'uninstrument au service de cette activité. Mais le spiritualiste, aussi bien que le matérialiste, a tendance à mettre, en face du cerveau, le tout de l'activité finaliste, en oubliant qu'une activité organique primaire est de toute manière un fait.

Avant d'étudier expérimentalement le mode de fonctionne­ment du système nerveux central, il est essentiel de savoir exac­tement ce que l'on cherche. Autrement, une question mal posée ne pourra jamais obtenir que de mauvaises réponses. Ce que l'on doit chercher, en interrogeant l'expérience, c'est ce que le cer-veau ajoute à l'activité finaliste organique. · u~ physiologiste qui étudie le tube digestif, l'appareil respi­

ratOire, ou l'appareil génital, ne doit ni ne peut oublier que l'as­similation, la respiration, ou la reproduction sont des fonctions biologiques fondamentales qui intéressent l'organisme .tout entier, avant de se manifester, secondairement, chez. les orga­nismes supérieurs, en des organes de grandes dimensions. L'étude du système nerveux, et particulièrement du cerveau, devrait être soumise à la même règle. La question essentielle est de dis­tinguer ce qui est primaire et secondaire dans l'activité orga­nique, ce qui est dû à l'être vivant d'une part, et ce qui est dû à la structure particulière de l'organe d'autre part, cœur, pou­mon ou cerveatJ.. Avant toute expérience précise sur le rôle dU. cerveau, et par le seul examen sommaire des faits, il est certain que. le cerveau, ou même le système nerveux, ne peut être réputé avoir le monopole de la mémoire, de l'habitude, de l'invention d? l'activité signifiante en général, et du comportement finaliste; m même de la conscience conçue comme subjectivité propre de l'organisme. .

Il ne peut avoir le monopole de la mémoire, pour la bonne rai­son que, dans l'ontogénèse, le cerveau est refait de novo à partir d'un œuf qui ne contient pas de micro-structures du système nerveux. On suit le développement du cerveau à partir d'ébauches de structure très simple (gouttière médullaire, etc.). Que l'on baptise ou non cc mémoire organique>> ce qui permet à l'œuf fécondé d'édifier l'architecture vertigineusement complexe du système nerveux, il est certain que le rôle éventuel du cerveau dans la mémoire psychologique sera subordonné à ce qui - mné-

ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 39

mique ou non- a d'abord, sans cerveau, édifié le cerveau. Il ne peut avoir le monopole de l'invention, puisque, hongré

mal gré, il faut ~ien .rëe~nnaître, que l'on recule ?u non devant .le mot, urie -·1nvêiition organique des. outils orgamql!es. Ces outils sont tout à fait ana1ogues aux outils fabriqués par l'homme à l'aide de· son cerveau, analogues par leur forme sinon par leur matière. Le cerveau humain est certainement responsable du fait qu'il existe des outils en bois ou en acier; il n'est sûrement pas responsable de l'existence d'outils-organes, faits de cellules vivantes. Le cerveau est indispensable pour l'existence d'usines chimiques on .pharmaceutiques; mais. sûrement pas p~ur l'e:cis­tence du foie ou des glandes endocrmes. Le cerveau mterv1ent dans le camouflage artificiel des chasseurs ou des guerriers, mais le système nerveux, co~biné avec de.s mécanismes hum~raux, n'intervient,· dans le camouflage orgamque, que pour la m1se au

. point individuelle des chromatophores chez les animaux à homo-chromie variable (1). .

Il n'a pas le monopole du learning, de l'acquisition des habi­tudes, puisque même des Protozoaires se sont révélés, à l'ex­périence, capables d'acquérir des habitudes, de présenter des comportements· au sens ordinaire du mot, et non au sens beh~­viouriste (2); puisqu'il y a une sorte de comportement adap~atif, très proche de l'instinct animal, chez les végétaux, et pmsque l'ontogénèse elle-même peut aussi bien, ou mieux, être décrite en termes d' «instincts formatifs » (3) qu'en termes d'inductions chimiques. Si le cerveau est un instrument d'activité finaliste, par définition l'ontogénèse qui constitue cet instrument ne peut pas ne pas être elle-même une activité finaliste, et qui se passe du cerveau.

Enfin, le cerveau ne saurait avoir le monopole de la conscience. Ce point est plus délicat; non pas qu'une hésitation ·Soit permise sur la thèse, mais parce qu'une distinction essentielle et difficile s'impose ici. Le cerveau a certainement le monopole de la conscience sensorielle, c'est-à-dire d'urie conscience dont. le <~ contenu d'information >> est apporté par des organes sensoriels modulés par des stimuli extérieurs à l'organisme. C'est un para­doxe . un peu gros, que de dire, avec Bergson et plusieurs a;utres auteurs contemporains;· que l'area slriaia, par exemple, cette rétine corticale, n'est qu'un centre de mouvement (4). Mais il

( 1) Cf. E. M. STEPHENSON, Animal camouflage, cha p. X. (2} Cf. Jennings, Métalnikov, Mast et Pusch, Piéron. (3) Von Monako'w et Mourgue. (4) KANTOR, par exemple (Problems of physiological psycho/ogy), va

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40 NÉO-FINALISME

n'a pas le monopole de ce que l'on pourrait appeler la conscience organique, dont le <<contenu» est constitué par l'organisme lui­même ou par ses éléments vivants. Le mot « contenu >> doit être pris ici dans le sens particulier de « contenu d'information >>. Ce qui cc informe>> la conscience psychologique (si l'on néglige provisoirement la cénesthésie), ce sont les objets du monde exté­rieur, leur pallern, transmis plus ou moins fidèlement par ·les organes sensoriels. Ce qui « informe >> la conscience primaire, organique, au contraire, c'est la forme de l'organisme, ses ins­tincts formatifs, et ses instincts dirigés vers un Umwelt spéci­fique. Le cerveau ne fai~ pa~ _existerle monde extérieMr comme monde pour l'organisme. Mais il pèrmet à l'organisme œagii·, avëc des renseignements détaillés, sur cet U mwell inhérent à tout être vivant.

De même que le cerveau ne peut avoir le monopole de la mémoire ou de l'invention, puisque lui-même doit être inventé ou mémoré par l'être embryonnaire en formation. On peut dire, parallèlement, qu'il ne peut avoir le monopole de la conscience, puisque la conscience - au sens de cc perception consciente des objets extérieurs»- doit se fonder sur la conscience immédiate du cerveau par lui-même, du cerveau en tant que partie de l'or­ganisme vivant. Le cerveau, de toute évidence, ne dispose pas d'organes sensoriels internes pour percevoir, pour voir ou entendre ce que lui apporte le nerf acoustique ou le nerf optique. Nous n'avons pas un troisième œil pour Y?ir notre aire visuelle ?ccipi: tale, ni de troisième oreille pou:r_~-(}ntèndre "no~l'è. ~one- au~itive temporale. Il faut bien que, finalement, la consèleïièe soit ü:ri!e d'une façon: immédiate au cerveau en tant que tissu vivant, pour que la conscience sensorielle paraisse être une propriété . du cer­veau .en tant qu'organe disposé macroscopiquement pour la réception sensorielle. Le troisième œil, ou la troisième· oreille, n'étant qu'un mythe, comme le ((Vertébré gazeux», ce n'est pas -la structure des organes sensoriels ou la structure du cerveau, comme organe macroscopique analogue à l'estomac ou au cœur-, qui fait exister pour la première fois la cons-cience. Cette struc~ ture ne détermine que la manière dont la conscience sera << infor­mée », par le pallern d'objets extérieurs.

Un autre ordre de considérations peut nous aider puissam-. ment à opérer la distinction du cerveau comme appareil macros .. copique d'utilisation de la conscience organique ~~~~ssu

tellement loin dans la voie de (( l'anti-cérébralisme l) que l'on ne sait p1us à quoi peut servir le cerveau dans l'organisme. L. P. JAcKs parle, de son côté, du Brain-mylh (Hibbert Journal, janv. 1943).

ACTIVITÉFINALISTEETSYSTÈMENERVEUX 41

viva11t dont la conscience prin1:~ire ~~~)nséparahle_. C'est le cas des maéhinës. · autoriiàtiqûes, que l'industrie contemporaine per-fectionne si rapidement.

La cage thoracique, l'estomac, le rein, le cœur,. en tant que structures macroscopiques, peuvent être très facilement imités par des machines, parfois utilisables en médecine ou en chirurgie; poumon d'acier, rein artificiel où l'on fait passer le s~ng d'un intoxiqué, etc. Bien entendu, ces machines ne reprodmsent que le. fonctionnement massif des organes en question. Rien n'em­pêche de les perfectionner au point de leur faire reproduire un fonctionnement plus · « fin >> : un vrai poumon artificiel externe pourrait théoriquement très bien remplacer, non seulement la cage thoracique paralysée, mais le poumon malade, en oxygé­nant le sang. Des indicateurs chimiques, sensibles au pH san­guin, régleraient l'intensité respiratoire de la machine, tout comme l'appareil réflexe qui, normalement, excite les centres nerveux de la respiration. Ces perfectionnements trouveraient cependant une limite, dès que l'on arriverait aux propriétés orga­niques proprement dites, telles que la faculté de reproduction, de régénération, de réparation de l'usure fonctionnelle.

De même·, le cerveau peut très bien, dans son fonctionneme~t «massif», être remplacé par des machines. Ce n'est pas là utopie ou rêverie en l'air, puisque, en fait, les fonctions cérébrales <<molaires>> d'adaptation au monde extérieur sont déjà aidées et même vicariées par de nombreux mécanismes automatiques.

a) La<< perception» est opérée par une multitude de systèmes: flotteurs, thermo-disjoncteurs, appareils de« perception» magné­tiques, explorateurs à ultra-sons, gyroscopes, radars, cellules photo-électriques. p faut noter que ces<< organes sensoriels» arti­ficiels peuvent percevoir ou discriminer, non seulement des

· objets, mais des formes, ou plus exactement des pallerns. Un tableau composé de cellule$ photo-électriques peut être équipé pour distinguer des formes, non seulement spatiales, mais. spatio­temporelles, en tenant compte de la rapidité de variation du phé­nomène à détecter (1 ). On construira certainement des garages ainsi équipés, qui s'ouvriront automatiquement quand leur porte << reconnaîtra » la voiture du propriétaire. On a équipé des aveugles au radar. On pourrait théoriquement, aussi, imiter le mécanisme des canaux semi-circulaires pour équilibrer des automates. On pourrait imiter les mécanismes chimiques de l'odorat et 'du goût.

b) L'effection, appropriée à la perception, est réalisée par

(1}· Les détecteurs d'incendie fonctionnent en cas d'augmentation brusque de température.

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42 NÉO-FINALISME

l'intermédiaire de servo-moteurs et de mécanismes d' « asser­vissement)) (par exemple, 'sur les navires, asservissement d'un projecteur à la lunette du guetteur, de la barre à la roue du timo­nier, etc.), et par l'intermédiaire de contacteurs-relais.

c) Une «image-guide>> apparaît de plus en plus souvent dans les machines autonwtiques, préfiguration grossière d'une sorte de cortex affecté à l'activité symbolique. Un tableau thermique, maintenu par des dérivations appropriées à la même tempéra­ture que le moteur à surveiller, et relié d'une part à des sondes thermo-électriques, d'autre part, à des contacteurs, règle sa température. Le triage de la gare de Trappes est conduit par un robot à billes : chaque bille, correspondant à un wagon, tombe sur une série de trébuchets manœuvrés par des électro-.aimants reliés à des tronçons de rails; le wagon, en avançant, commande la chute de la bille, qui, à son tour, commande les aiguillages. Les écluses Vauban, à Strasbourg, sont commandées par des boîtiers hydro-électriques où les pressions, des deux côtés de l'écluse, sont reproduites sur une membrane métallique. Certaines compa ... gnies de distribution électrique, en Amérique, utilisent. un Net .. work analyser, modèle réduit de l'ensemble de leurs connexions, qui permet d'étudier les différents problèmes posés par les divers accidents ou demandes inopinées dans le secteur (1 ). Des tubes électroniques (thyratron) reliés à un «palpeur» mécanique du modèle réduit, guident le travail des machines-outils qui peuvent copier ainsi exactement le modèle, etc.

- d) L'expectation, la mémoire (dans son aspect mécanique), n'est pas non plus hors de la portée des automatismes indus­triels-témoins les enregistrements différés, les commandes pro­gressives à rythme imposé, les minuteries, les bandes perforées, les « mémoires· » électrostatiques, ou par ondes entretenues, des machines à calculer, que rien n'empêche de combiner avec les procédés plus haut cités.

e) La <(cybernétique (2) ». Les machines à calculer électroniques géantes, construites en Amérique, ont récemment attiré beaucoup l'attention, et des chercheurs enthousiastes, comme ]e Dr Wièner, ont cru, non sans raison, que l'expérience acquise dans la cons· truction de ces machines servirait pour comprendre le fonctionne-

(1) Cf. H. L. HAZEN, TheM: 1. T. Nelwork Analyser (Cambridge. Mass.). (2) Cf. N. WIENER, Cybernetics (Hermann) et surtout E. C. BERKELEY:

Gianl Brains or Machines that lhink {Wiles, New-York, 1949), cf. aussi Bullelin of Maihematical Biophysics {vol. I à VIII, notamment les articles de N. RosHEVSKY). Le livre de E. C. Berkeley donne un modèle de mon­tage pour construire soi-même une machine à calculer électronique élé-mentaire. '

ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 43

ment cérébral dans les organismes vivants. Il est hors de doute que le cerveau une fois monté par la conscience improvisatrice, selon certaines liaisons pour une tâche 'déterminée, peut fonctionner d'une manière, analogue à celle d'une machine à relais électro-

. niques, par passage et inhibition de circuits nerveux. Les aiguil­lages électriques en cascade d'une machine à calculer, fonctionnant sur le système de numération binaire, sont analogues aux synapses nerveux, qui laissent ou ne laissent pas passer l'influx, selon une loi de tout ou rien.

On peut dès aujourd'hui fabriquer des modèles mécaniques du cerveau où l'on distinguera, comme dans le cerveau, une partie réceptrice, et une partie motrice; où il s'ébauchera même l'équi­valent d'un centre d'activité symbolique, où il se produira des pannes dans l'une ou l'autre de ces parties, correspondant -res­pectivement aux agnosies et aux apraxies d'origine cérébrale. "

Mais, de toute évidence, ce modèle mécanique du cerveau com.:me organe de la conscience sensorielle ou calculante, ne sera

1<

pas un modèle mécanique du cerveau comme organe vivant et/ directement conscient.' - · ·

·Autant il est légitime et intéressant de se servir de l'expérience acquise avec les <<cerveaux» mécaniques ou électriques pour comprendre les montages opérés par l'effort conscient dans le cerveau organique, autant il serait absurde de croire que la conscience n'est que ce montage même, au sens passif et non au sens actif du mot cc montage ». Les liaisons mécaniques ou élec­triques des automates, comme les liaisons physiologiques des

. tâches routinières, ne sont qu'une projection sur le plan du fonc­tionnement spatio-temporel de l'activité proprement dite. C'est un ensemble d'enchaînements substitués (1) - substitués aux liaisons improvisées de la pensée créatrice. On y retrouve le schéma général du travail mental : tâche générale, perception du problème particulier, normes, enregistrement. et 'COntrôle. Mais ces éléments des cerveaux mécaniques ne sont que des ombres. Le «contrôle>>, dans un cerveau automatique, n'est qu'un contrôle au· second ou troisième degré. Les normes sont matériali~ées par l~ montage et ne le dominent pas.

{1) Cf. R. Ru:Yin, Éléments de psycho~biologie (P. U. F.), chap. VIII.

Page 25: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

44

3)84 -3 +54 -3 + 24 -3 -6

(32)

ou 28

NÉO-FINALISME

Caractéristique est, par exemple, la manière. dont l'ENIAC fait la division : elle soustrait le diviseur du dividende, jusqu'à ce que le résultat devienne 0 ou négatif. Puis, elle passe à la colonne suivante (sur la droite) et ajoute le diviseur jusqu'à ce que le résultat devienne 0 ou négatif. Ainsi, pour diviser 84 par 3, après avoir soustrait deux fois 3 de 8, · elle continue aveuglément à soustraire 3 de 2, sans être capable de survol et de prévision (1). +3

--3 +3

0

La <<cybernétique » éveille aujourd'hui les mêmes enthousiasmes et les mêmes illusions que les automates hydrauliques ou pneumatiques, qui

donnaient à Descartes l'idée du réflexe. Le schéma du réflexe .. a donné une impulsion remarquable à la physiologie nerveuse, et il vaut aujourd'hui encore dans une certaine mesure, bien qu'il apparaisse désormais comme tout à fait subordonné. Or, les machines à calculer ne sont évidemment pas d'un ordre supé­rieur à celui du montage réflexe. Il n'est pas plus extraordinaire. de se servir de l'expérience acquise par la construction des machines à calculer électroniques pour comprendre le fonction­nement cérébral, que de se servir de la chimie pour comprendre le mécanisme de la digestion ou certaines actions des hormones. Le cerveau organique es~ déjà lui-même un montage opéré par l'être vivant à chaque ontogénèsesèloîi-ùi:ië--strüct-u.re-spécifique-:-­Il est tout à fait normal que l'homme refassè;-en circUit-e-xterne, des appareils auxiliaires du cerveau, et, dans une certaine mesure analogues au cerveau, de même qu'il refait en circuit externe une foule d'autres organes ou d'outils auxiliaires des organes.

On peut concevoir un automate versant des larmes bien imi­tées quand on lui dit : «Votre recours en grâce a été rejeté», mais alors, il restera impassible si on lui dit : <<Ayez du courage, l'exécution est pour ce matin. >> Ou, si l'ingénieur a prévu la deuxième phrase, et n phrases qui ont le même sens, il s'en trou­vera toujours une n + lme qui n'aura pas été prévue dans le mécanisme. Nous retrouvons là le célèbre <<argument du télé­gramme >> inventé par L. Busse, et repris par H. Driesch et Mac Dougall. Un homme reçoit un télégramme : <<Votre père est{ mort. » Ses réactions émotives et actives sont considérables. Si le télégramme portait : « Notre père est mort »,- par une seule lettre changée les réactions pourraient être toutes difiére:htes. Tandis que, si le sens du premier télégramme avait été transmis

( 1) E. C. BERKELEY, Giant Brains, p. 122.

ACTIVITÉFINALISTEETSYSTÈMENERVEUX 45

dans une autre langue, ou verbalement, les réactions auraient .été identiques.

Nous paraissons retrouver aussi, tout simplement, les dévelop­pements encore plus célèbres de Descartes (1) sur << la machine faitè à .la_ ressemblance de nos corps, qui peut bien proférer quelques paroles appropriées si_ on la touche en quelque endroit, mais· qui ne les arrangera pas diversement pour répondre au sens de tout ce que l'on dira en sa présence». Il est tout à fait normal, du reste, que le « Cogito >> axiologique nous conduise sur une voie parallèle à celle où mène le « Cogito » cartésien.

Cette rencontre avec Descartes et avec les animistes modernes, Driesch et Mac Dougall, peut nous aider à préciser la thèse à laquelle les faits nous conduisent. Il est clair aujourd'hui que Descartes et les Cartésiens du xvne siècle ont mal fait la coupure entre ce qu'ils appelaient l' <<âme>> et le corps, ou entre ce qu'il vaut mieux appeler <<le domaine du sens»· et l~ __ dQJ:p._a__i_n,t;} __ d0~ causalité mécanique. Il y a sens et finalité active dans la vie orga-­:riiq'irè~-·Tl·-y----a-arrssi, dans la vie organique, des appareils méca­niques. Ces appareils sont montés vraisemblablement par une finalité active. Mais cette finalité n'y subsiste plus qu'à l'état fossile; _ elle est remplacée par des « enchaînements >> qui fonc­tionnent selon une causalité de proche en proche et a lergo, et qui peuvent être remplacés par des machines propr~m~~t ?~tes, faites de main d'homme. L~_<?_<?._!lpure se place d~~-~_1__!~~~~~-ur_ du do~aine de .la vie orgâniquë. --~g~]~])_~t~~=~:ë __ .q~~'---dan_~ _ _tor-gane~~·est···aïs:pos~~~()J.i:massïve:-et_.ce __ qui, _dans_Xorgal).e, ___ ~~t.le tiss~jivant:· càpable de régulatio11:~ ElJ~ sép_a_re,.dl:)._~~Je cerveau, cee qùi. ès~ i!llita~lè-par· 'âispàsJ:tifs. à_r~gulatiO!\ __ aU~?!IÏ:~t!q~~~;~~.~~. ce~qui._é'i~t""rég~lâtion-·thématique. et __ finalité ~ctiye. L'âme, pour ) ehiployer provisoirement ce mot, ou la « conscience organique primaire >>, doit donc être réputée agir partout où des. enchaî­nements physico-physiologiques ne suffisent pas_ à . expliquer le J comportement total des organes. - ~

Reprenons l'exemple du cœur. Supposons qu'un chirurgien de l'ah 3000 soit parvenu à remplacer un cœur défaillant par une pompe à auto-régulation, avec des circuits électriques jouant les rôles qu'ont dans l'organisme le nerf sympathique et le nerf vague. Si les circuits se dérèglent, la pompe ne fonctionnera plus, tandis que les cultures in vitro de fragments de myocarde, en l'absence de toute connexion vasculaire et nerveuse, présentent des contractions rythmiques dont la source première réside

(1) Discours de la méthode, V.

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46 NÉO-FINALISME

dans des c~ntres musc~laires survivant de l'ébauche cardiaque embryonnaire : nœud smusal, nœud de Tawara et faisceaux de His. Ces contractions rythmiques, les physiologistes bien entendu ~e désespè:ent pas ~e l~s expliquer à leur tour pa; des modifica~ bons .chimiques p~riOdiques des cellules du myocarde, et· il est e~fecbvement. v;msembl~ble que des relais chimiques inter~ viennent, mais Il faut hien finalement aboutir à une sorte de ~élo?.~~ .. ~Ul~~Ijq11~_, . immédi_ateJ?-ent inhérente au tiss11 . yiv~mt comomant son action avec cene-··m~s regiilàtêü-rs se.conci'a!re's "''ët présidant au jeu des relais chimiques. '

Or, le cas du cerveau est exactement le même à cette diffé­rence près qu'ici la_ c_onscience, organique p~imair~ joue un rôlè beaucoup plus considerable, qu elle ne se borne pas à sous-tendre le jeu des mécanismes auxiliaires, prête à intervenir en cas de défaillance, mais qu'elle domine le fonctionnement des innom­brables appareils secondaires, récepteurs et effecteurs en les dirigeant et en improvisant de nouvelles liaisons selon le~ besoins et les activités en cours.

Une. ~utre différence entre la «conscience du cœ~r » et la <c con~Cience. du c~rveau .>>, c'est que, le <<je>> participant à cette conscience, Il est Impossible et absurde d'expliquer la totalité du comportement cérébral par des causes physico-chimiques tandis que l'on peut, sans vraisemblance mais sans absurdité' tenter d'expliquer de cette manière l'action des centres embry~nnaires

, du cœu;. Un organe diffè;e d'un outil précisément en ceci que / la fro~tière, entre le domame du sens ou de la finalité active et le

domame de la causalité, divise le domaine de réalité de l'organe tandis qu'elle laisse l'outil dans le domaine de la causalité d~ proche en proche, l:outil étant construit et surveillé du dehors.

CHAPITRE VI

LE CERVEAU ET L'EMBRYON

Faute de poser préalablement une hypothèse raisonnable sur· le rôle possible du cerveau dans l'invention, la mémoire, le lear-

. ning et l'activité finaliste, les physiologistes et les psychologues ont été fort surpris en général par le résultat des expériences de Lashley (1) sur les effets des lésions corticales dans l'apprentis­sage et la mémoire.

Les expériences de Lashley ont porté sur des rats. Lorsque les lésions corticales sont faites avant l'apprentissage, le déficit dans la vitesse du learning et dans le niveau des performances. mesure donc l'effet de la lésion sur le learning même. Lorsqu'elles. sont faites après, le déficit mesure leur effet sur la mémoire. Lashley.utilise deux genres d'épreuves : les épreuves du premier· genre sont unskilled et sans manipulations, mais néanmoins assez difficiles, puisque, pour atteindre le but, il faut que le rat passe sur deux pédales qui commandent l'ouverture d'une porte; les épreuves du second genre demandent diverses manipulations : la porte doit être ouverte par le rat lui-même, qui doit abaisse~ une clenche, tirer une poignée ou une chaîne, ou déchirer une bande de papier. Lashley voulait primitivement savoir si la réus­site du rat dépendait d'aires corticales déterminées. A sa propre surprise, les expériences montrèrent qu'il fallait" des lésions très considérables - plus de 60 % de toute la surface du cortex -pour ralentir- et non pas pour rendre impossible - l'appren­tissage de la boîte à deux pédales, et plus de 30 % pour ralentir l'apprentissage des bottes à manipulations. Elles montrèrent d'autre part que le siège de la lésion n'a aucune importance. Le retard d'apprentissage, nul dans les lésions de faible étendue, est· proportionnel, quantitativement, à l'étendue des grandes lésions, quelle que soit leur localisation. Encore le déficit semble-t.:.il dû

(1) K. S. LASHLEY, Brain mecanisms and intelligence, 1929.

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48 NÉO-FIN ALISME

plutôt à une diminution de la santé générale, ou de l'activité exploratrice, ou de l'activité sensorielle de l'animal, qu'à ses capacités intellectuelles proprement dites.

Pour la mémoire de l'apprentissage, l'expérience montre que les lésions non frontales n'ont pas d'effet. Les lésions de plus du tiers de la région frontale du cortex abolissent apparemment la mémoire du learning, mais les rats opérés sont capables de réap­prendre la solution à une vitesse normale. Il n'est pas absolument certain qu'il s'agisse d'une vraie perte de mémoire, car des expé­riences analogues (1) sur les singes (chimpanzés et singes infé­rieurs), où l'on peut discerner plus facilement que chez le rat les lésions intéressant les aires diverses - motrices, prémotrices, ou préfrontales - de la région frontale, ont permis de constater qu'il s'agit plutôt de paralysie que d'amnésie. Quand la paralysie à la suite de lésions de l'aire motrice a disparu, par une restaura• tion qui est elle-même bien difficile à expliquer, l'animal prouve qu'il avait gardé le souvenir de la bonne solution. De même, les lésions de l'aire prémotriée causent plutôt des apraxiés que des amnésies : «Le singe peut, par exemple, aller à la corde et s'en saisir, montrant ainsi qu'il sait qu'elle sert à résoudre le problème, mais il arrive qu'il s'en tienne là, et n'aille pas jusqu'à tirer la corde ... Dans chaque cas, ce qui est perdu, c'est, non pas ce qu'il faut faire, mais les moyens qu'il faut mettre en œuvre (2). >>

Quant aux lésions des zones préfrontales, elles abolissent, non pas la mémoire de la solution, mais la bonne sériation temporelle des actes que demande la bonne solution. Les expériences sur les singes sont d'autant plus intéressantes que le cortex, chez le singe, a pris une importance, relativement aux autres parties du cerveau, presque aussi grande qué chez l'homme, et que l'o:n ne peut invoquer, comme pour le rat, l'intervention, dans le learning et la mémoire, de mécanismes subcorticaux. D'ailleurs les expériences de lésion des régions subcorticales chez le rat ont donné des résultats analogues à ceux qui avaient été obtenus sur le cortex : les troubles sont, là aussi, proportionnels à la quantité de tissu cérébral lésé.

Ces résultats sont bien loin d'être des étrangetés isolé-es. En réalité, dans tous les domaines de la physiologie cérébrale et ner­veuse, les observations et les expériences accumulées depuis des années, surtout en Allemagne et en Amérique (Bethe, J:C Go Id­stein, von Monakow, Jordan, Carrnichael,· Child, Coghill, et P. Weiss) révèlent des phénomènes tout à fait analogues.-~~-

(1) De C. F. Jacobsen. (2) Cf. Cl. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, II, p. 666.

, . . "

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 49

surface cort~cale - et il en est de même, plus_ou __ moins nettement pQu_r __ tQ:tif> __ les_,ce:g.t,_r_e~_~rveux-= ne fo_Iiçti_Q_:g._:q~_j~i_comme un~ S';J!:f~~e __ ~?J.é~jelle_ ~y{}ç __ q~=-~~~~~Ji~~~~gég_~M.ri~Q:J>-~y~ië{ues~l~IIe ne fonctionne pas du tout comme le tableau composé ·aë cëllules ~h.oto-électriques que l!ous imag~nions plus haut, et dans lequel, evidemment, une partie ne serait pas équivalente du tout. Par elle, des thèmes signifiants se transforment en schèmes d'action (cortex moteur et frontal antérieur) ou inversement, des pallerns sen.soriels vi~nn.ent é:Voquer des significatio?s ~cortex postérieur). !È:~m~-~-~t_f3Jg!l:l_f1Q.l!tiQil$ ne _sont_pas_~n_I!_rmcip_e localisables. Ils sont, nous l'avons constaté en décrivant sommâlremén-fTaètion signifiante, eE- A~-~<:>.r:~ ___ cl_ll_.Ql~ll_deJ'.espa~e:-temps, du Il10jns .du p\an ___ d~_J'espace-:-temps_conçu comme un e~semble~ d'élém~nts j U,)(taposés. et. exer~ail_t.-~~~. _aetl?ns _c:l~--- pf.oc}!~- en~:J)rqe_h~.--De tout learnzng, les physiOlogistes aussi bien que les psychologues ont dû reconnaître le caractère thématique relativement aux efiec­te~rs nerveux terminaux. L'animal que l'on conditionne géné .. rahse spontanément le stimulus utilisé, et il lui faut apprendre progressivement à ne pas généraliser. Loin d'être réservée à l'homme, cette faculté de généraliser et de transférer est univer-

. selle c~ez le~.êtr~s vivants. «Sur ce point, dit C. T. Morgan, on peut dire qu Il n y a pas eu <le changement essentiel au cours de la phylogénèse. » Tous les travaux expérimentaux de psychologie ammale l'ont constaté (1) : «La psychologie débute d'emblée et chez les êtres les plus primitifs aussi bien que chez les plus élevés en organisation, par l'opération (la généralisation) que l'on consi­dère comme étant la plus compliquée (2). »

L'instinct est toujours thématique. Le comportement instinctîf n'est pas stéréotypé, il est fait de chaînes de comportement et l'indice sensoriel qui l'évoque n'est jamais analogue à une cil au con~our rigoureux, car l'expérimentateur peut toujours tromper l'ammal avec des farines approximatives. Très soùvent même ·C'est le besoin d'une forme ou d'un objet encore abse-nt qui met e~ . branle son activité. Cette activité s'arrête lorsqu'elle a créé ou trouvé approximativement cet objet ou cette forme : un nid un terrier, une toile, un partenaire sexuel, etc. La conformité de l:action instinctive avec _la description de l'activité sensée et finaliste est -évidente. L'animal réagit à une absence, de même que le voyageur prend le train parce qu'il n'est ·pas là où il veut aller. Parler de gnosies inscrites dans la constitution du système

(1) Cf. Kôhler, Buytendi_jk. Guillaume, Bierens de Haan etc. (2) L. YERLAINE, Psychologie animale et psychologie humai~e (Recherches

·phllosophzques, II, p. 444).

Jt. !IUYER

CENTRE DE RECHERCHES EN REJ..ATlONS HUMAINES

Page 28: Raymond Ruyer-Néofinalisme (1952)

50 NÉO-FINALISME

nerveux c'est faire une hypothèse a priori invraisemblab!e, puisqu'~ne absence de stimulus peut difficilem~nt être in~~nte dans le tissu nerveux. Du reste, des études sur 1 effet des lesi~n~ corticales sur le comportement maternel et sexuel du rat ont ete entreprises (Beach), et ces effets se sont révélés exactement ana­logues à ceux des expériences d'extirpation de Lashley pour l'ap­prentissage. Il faut des lésions étendues, pl?s de 20 o/?. du cortex, pour obtenir des déficits. Ils sont propo.rtlO~~els. à l1mp_ortance quantitative de la lésion et c'est moms l1nsbnct qu1 parait atteint que ses moyens de' déclenchement et d'exéc~tion, e'5acte­ment comme, dans les expériences de Lashley, c est moms la mémoire du learning qui est atteinte que les moyens à mettre en

œuvre. . . l' 'l' t Le réflexe a été longtemps considéré comme s'Il étmt· e emen d'une sorte de montage analogue à celui d'un tableau. photo-élec­trique. Bien entendu, il reste quelque chose de vrm dans ce~te conception, car, avec le réflexe, nous sommes dans le d?maine des effecteurs· nerveux et le « de proche en proche » spabo-tem­porel recommence à ré'gner. Il n'est que plus caractéristique que l'expérience ait révélé, là aussi, des unités ~hématiques ph~tô~ que spatiales : « Le plus simple réflexe médullaire pense pour mns1 dire en termes de mouvement et non de muscles (1) ·n, en termes d'utilité fonctionnelle. Goldstein (2), en s'appuyant sur ces expé- . riences naturelles que sont les maladies cérébrales et les blessur~s de guerre affectan~ le cerveau, .a insisté d'autr,e .Part sur ce ,fa~t important que le reflexe est touJours sur fond d aJustement gene­ral de l'organisme tout entier, qu'il est p~reil à ?ne cc figur~ >>

dans un champ visuel. On peut sans doute Interpreter ces traits en termes de connexion synaptique: Gasser l'a tenté par exemple pour expliquer l'inhibition réciproque, qui est bien un cas par­ticulier du phénomène général décrit pa: Goldstein. M~is il r~ste à comprendre comment,. selon les besOins momentanes d~ 1 or­ganisme, c'est telle action qui devient« figure», en co~mandant­thématiquement les ouvertufes o?, fermetures synaptlques p~r changement chronaxique approprie ou par tout autr~ proc~de. II est très frappant que presque tous les réflexes pmsse~t etr.e désignés par un nom psychologiquement plutôt que physiOlogi­quement signifiant : <<étirement», <<grattement))'· <c redresse­ment», «support», etc., èt que les physiologistes soient obligés de classer les réflexes selon leur fin, plutôt que selon les moyens nerveux employés.

(1) J. H. FuLTON, The physiology of the nervous system, p. 55. (2) Der Aufbau der Organismus, chap. II, p. 44· sqq., et chap. V, P· 104 sqq.

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 51

Enfin, les expériences d'excitation électrique du cortex, notam­ment de la. frontale ascendante (aire motrice), et de la zone pré­motrice située plus en avant, ont montré sans équivoque que les localisations relativement précises, quand elles sont possibles, sont des localisati~ns. de. thèmes de mouyemeJ1t_cm_g_'~act~on, et non1~es loc'alfsatî(ùis'-poüf-la-ëofuma:zidë' de tel 011 tel musèlè·:·· n. -

. e~· êst exactement de même quand on excite électrïquëriiênt: les aires sensorielles, le patient trépané, non anesthésié, pouvant décrire ses impressions (1 ). L'excitation électrique de l'aire striée- aire visuelle proprement dite- comme on pouvait s'y attendre, à cause de la pr_ojection point par point de la rétine, donne des sensations de lumière brillante, localisées dans la partie supérieure du champ visuel quand on excite la partie inférieure de l'aire striée, et inversement. Mais quand le stimulus électrique est appliqué sur l'aire voisine (aire 18 ·de Broàdmann), le patient éprouve des impressions visuelles « signifiantes », il voit des flàmmes, des étoiles, des balles· brillantes, des papillons, des objets divers, et même des personnes. Les lésions de la même aire pro­duisent, non de la cécité corticale; comnie les lésions de l'aire striée, mais des agnosies visuelles, de même que les ·.lésions de l'aire prémotrice produisent, non de la paralysie corticale, mais des apraxies. Il faut ajouter que des lésions, même très étendues, de l'aire visuelle proprement dite, ne causent aucun déficit appré­ciable dans la mémoire de discrimination des formes visuelles. Pourvu qu'il reste une petite partie (1/10) de l'aire, le patient est semblable à un homme qui, au lieu de disposer d'un miroir entier, n'a plus qu'un petit ·fragment de miroir cassé : il est très gêné, mais, par des mouvements compensateurs, il peut continuer à voir tout ce qu'il voyait avec le miroir entier. Ses impressions brutes ne sont plus les mêmes, mais les sens sont conservés, de même que le sens des figures que l'on peut observer dans un fragment de miroir, pourvu qu'on apprenne à le chercher, est le même que celui que l'on atteignait à l'aide du miroir entier.

Il était indispensable d'encadrer ainsi les expériences de Lashley avant de tenter de les interpréter. L'ensemble des faits connus permet. de conclure .9:\l_~ __ l'j_~pgs§il:>ilit~.JieJqçaliser..:a_~ .~~~s strict les .. fonctions dans le cerveau ouJe système nerveux, e~_l._ ioujoursJié_e __ ~u._ca:r:ac~~!e thématique ou . finalis~~:~~~~;I'8:_Çiti.9~=9~ del~-perceptiqn. Ce, que~· Lashlêf âpïl'ellë~Tequipotentialit~:Céré­·brale~ ou (é_quipotentiaii~ de zones corticales éteiïdliês~--c'est-à­dire le fait süî•prenant·-qû'une partie du cerveau ou d'une zone

. ·--- --------·-· ~-- ..... -----~-·~-- ,_. ........• "-~ ... -~-··· .... ~-_,.. .................... ,_":", .. -.----~-....-.····-·-·---(1) Cf. WoonwoRTH, Psychology, p. 273, qui cite les rapports de. Fili­

monofi. (Traduction française: P. U. F., 1949.)

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52 NÉO-FINALISME

sensorielle ou motrice est l'équivalent du tout, il est donc invrai­semblable a priori de l'interpréter par un modèle mécanique quel­conque, où fonctionne une causalité de proche en proche.

Cette équipotentialité .. est exactement ... par9-llèl~.AJ~équ,~p __ o~en­tialité erribryonnair(},. que .. lesJaits.de.:gémellité, de régulation; et de régénération permettaient depuis longtemps de postuler, mais . que d'innombrables expériences de laboratoire, depuis les tra­vaux de Driesch ont permis de préciser. Un œuf fécondé - et même, dans beaucoup d'espèces, la blastula et la jeune gastrula­n'est pas une mosaïque de territoires voués irrévocablement à fournir tel ou tel ôrgan~~~ Pnurleur-côiiiliiôaité~--îësëiiïD.ryoTo­gistes distinguent dans l'œuf ou l'embryon jeune, des «ébauches présumées >> - par exemple_ dans une jeune gastrula de Triton, l'hémisphère animal comprend l'ébauche de l'épiderme et l'ébauche nerveuse - mais cette présomption signifie simple­ment que telle est la destinée normale de ces territoires.

Dans une expérience caractéristique, Spemann (1918) sectionne la plus grande partie de l'hémisphère animal, le fait tourner .. de 180°, et le replace sur l'hémisphère végétatif en intervertissant ainsi l'ébauche nerveuse et l'ébauche épidermique. Après cica­trisation, l'embryon continue son développement sans anomalie : l'ébauche épidermique fournit le système nerveux, et l'ébauche nerveuse fournit l'épiderme. C'est en pensant à des expériences du genre de celle-là que Lashley, par boutade, et avec quelque exagération, a pu dire que parfois on a l'impression que, si l'on pouvait enlever tout le cortex du rat et le replacer sur le cerveau après l'avoir fait tourner de 180°, il n'y aurait rien de changé dans le comportement de l'animal.

Faite plus tardivement, l'qpération ne réussirait plus. La valeur prospective des· deux territoires, nerveux et épidermique, ne serait plus la même. Les deux territoires subissent, à un cer­tain moment, une << détermination » ·qui reste quelque temps invisible, mais qui se traduit bientôt par une différenciation apparente. Présomption, détermination, différenciation, ·les trois stades doivent être hien distingués. La présomption ne regarde que les connaissances du biologiste, qui sait ce qui se passe dans le développement normal habituel; mais l'expérience de Spe­mann prouve que, avant la détermination, l'hémisphère animal· dans la jeune gastrula de Triton est équipotentiel. Après la déter­mination, l'équipotentialité se conserve, mais seulement pGmr le territoire plus restreint déterminé. Des expériences, analogues à la première, de découpage et de rotation d'un morceau du terri­toire ne peuvent plus réussir qu'à l'intérieur de ce territoir~.

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 53

Il arrive même que la détermination ne soit active que pour cer-. tains axes et non pas pour d'autres. Si l'on enlève le bourgeon d'un membre pour le replacer en lui faisant subir une rotation d,e 180°, en le faisant passer de la partie droite à la partie gauche de. l'organisme, ou vice versa, il peut se développer régulièrement selon sa nouvelle position, mais il arrive aussi qu'il garde sa direction propre antéro-postérieure, celle-ci étant déterminée avant son caractère de patte droite ou patte gauche, ou avant la direction dorsale-ventrale.

L'équipotentialité embryonnaire, comme l'équipotentialité cérébrale, est donc liée au caractère thématique du développe­ment .. Les déterminations en cascade ont un caractère théma~ tique, puisque la détermination précède la différenciation, et que celle-ci procède à son tour par des thèmes que l'on ne peut dési­gner que, par des mots abstraits : un bourgeon de membre est déterminé comme patte - comme patte en général - avant d'être déterminé comme patte droite ou patte gauche. Elle est liée aussi à son caractère finaliste (au sens strictement ét"ymolo­gique du mot) puisque, dans toutes les extraordinaires.régula~ tions permises par l'équipotentialité, la fin normale est atteinte, malgré le bouleversement opératoire des conditions, des .maté­riaux et des :moyens.

Ce qui achève de prouver que le rapprochement entre les . expériences de Lashley - sur les régulations du comportement à la suite des lésions cérébrales --- et celles de Spemann - sur la régulation de l'organisation à la suite des lésions sur l'embryon--,.. n'a rien d'artificiel, c'est que les progrès du comportement et la maturation du comportement chez les embryons et les jeunes animaux suivent des lois analogues à celles du développement. organique : ils vont de la réaction globale de larges groupes mus~ culaires non encore innervés, aux réactions individualisées et différenciées de muscles à innervation spécialisée (Graham Brown; Coghill). Dans les' observations et les expériences de Coghill (1) sur l'Amblystome, le cm:;n.portement locomoteur a d'abord une allure globale : l'organisme prend la forme d'un C, puis d·'un S, la flexion se propageant de la tête à la queue. Seulement ensuite, les pattes se développent, et participent progressivement au mou­vement : le thème du mouvement sigmoïdal du corps précède donc la différenciation des réflexes locomoteurs des membres.

On peut donc dire que le cerveau, et plus spécialement le cortex,-·-) par contraste avec les organes irréversiblement différenciés de . (

(1) Analomy and the problem of behavior.

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54 NÉO-FINALISME

l'adulte, garde quelque chose de l'équipotentialité de l'œuf, ou des territoires embryonnaires. ~o:urJe g~ryea_ll:, J-~--.~~!!~:r'~:Il~.i:lt~~n anatomique ne s'accompagne pas d'une différenciation_physi_9-logique au sens le plus large du mot._~'homologie évidente des deux équip'otentialifés exclut complètement l'idée que l'équipo­tentialité cérébrale soit une sorte d'effet secondaire, obtenu par le réseau complexe des interconnections nerveuses, et des fibres dites d'association : le territoire embryonnaire est équipotentiel et pourtant, il ne possède pas un tel réseau. Il serait contraire à toute vraisemblance d'expliquer l'équipotentialité, tellement analogue dans les deux cas, par une cause qui ne serait présente que dans-un seul des deux. Il est logique d'admettre plutôt, pour. le fonctionnement du cerveau comme pour le ryth ne primaire du cœur, la conservation d'une propriété pri;maire de l'organisme vivant. Les fibres d'association n'ont, selon toute vraisemblance, rien à voir avec l' équipotentialité cérébrale. Elles ont suffisam­ment d'usage comme instruments de transport des modulations sensorielles et des affections motrices. Leur présence, et leur différenciation anatomique, contribuent, bien au contraire, à restreindre l'équipotentialité par des effets de rail.

C'est en partant de ce point de vue que l'on peut comprendre un fait relevé par tous les spécialistes du système nerveux, et· qui leur paraît fort surprenant. Même dans les cas où il semble que l'organisme· aurait avantage à obtenir une transmission point par point des patterns - par exemple dans la transmission des images rétiniennes à l'aire striée - on dirait qu'il dé~ruit lui-même son œuvre ou qu'il la rend systématiquement .plus difficile en compliquant le réseau des fibres directes de projection par d'innombrables fibres __ 4~inter::~9I1ne.~Y.?.~ sr,~p-t.~q~e._s, · qui ne peuvent àvoir; sèmnle:..t-il, pour effet queue rendre diffuse une transmission qu'il aurait été facile de garder anatomique­ment précise en ne construisant pas de neurones ou de fibres d'association. Les aires corticales, on le sait, ont une architecture en principe simple et de même type. Elles comportent six couches, dont l'importance relative varie suivant les aires, et dont les unes paraissent être consacrées plus spécialement à la conduction radiale (la couche des cellules pyramidales géantes de l'aire · motrice est la plus connue), et les autres (plus spécialement celles qui sont à la surface du cortex) à l'association latérale (1 ).

Le schéma de ces aires, ainsi que de la rétine, qui â une struc .. ture très analogue à celle d'une aire corticale peut être figuré

(1) Cf. Rémy CoLLIN, L'organisation nerveuse, p. 329 sqq.

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 55

ainsi (fig. 15). On dirait que cette str?ct~re est ~ystématiquement destinée à rendre impossible la proJectio~ stricte de A:BCD sur cx~ya. En fait, l'organisme corrige cette curieuse anatomie par des procédés physiologiques complexes et enc~re mal connus : somm~· tion (par exemple les neurones be, et ~y, SI B etC seuls sont exCl~

Pattern de départ

A 8 c D

Pattern d'arrivée anatomique ex, j3 "( 1;

Pattern d'arrivée physiologique·

FIG. 15

tés; reçoivent plus d'influx à la fois qu~ les neurones ad .et a8, et la résistance des synapses peut être vamcue pour (jy et non pour a3); sommation tempo.relle (~or~n~e. de ~?); accord ou désac­cord chronaxique (Lapicque); Inhibition reCiproque {Gasser), etc .. Que ·l'organisme s'y prenne d'une maniè~e .ou d'une a~tre,_j~_ précisicm du fonctionne~e.nt. n~~V:~.ll.~ .. ~~~ generalem~!lt .. trt:ll:!.~l:IP.é­riei.tre_à ce_que-_ permettrait de préVOir -~~-S~r1JC_t:ure_aga_~9!!J.!<.Il1e.· Mais, s'il est vrai que l'équipOtenfia]ité -ëérébrale est indépenda~te des fibres d'association il est tout à fait normal, au contraire, que le cerveau, inst~:':l-~~~t d'un thémat!~me ~r~-~_:I~C~~~le ... !: ~E:e chaîne de causalité de prOëlïe en procfie, traVaille selon a es liai-

soJis physiologiques plutôf<iû'aiiatomiqùes. En effet, des liai~ons physiologiques peuvent être établies o~ rompues avec ?e fmbles dépenses d'énergie. Des liaisons anatom1qu~s, au contraire, trans­formeraient le cerveau en une pure machme, ou en un organe

·irréversiblement différencié, comme le foie ou le poumon, dans lequel l'équipotentialité embryonnaire est désormais « dépen-

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sée » en structures immuables. Les montages psychiques pour une tâche déterminée, que l'acte intelligent utilise, mais auquel il ne se réduit pas, correspondraient à des structures définitives incapables d'être des auxiliaires du comportement thématique: Des liaisons anatomiques réduiraient le comportement à n'être que leur fonctionnement. .

Les fibres d'association ne sont donc ni la condition nécessaire ni la condition suffisante de l' équipotentialité. Le mode d'ai~ guillage physiologique des conducteurs nerveux a pour effet de corriger le caractère de structure toute faite du réseau de ces conducteurs. Structure anatomique toute faite qui empêcherait l'équipotentialité de se manifester, bien loin d'en être la condition.

L'équipotentialité est, dans son principe, absolument indiffé­rente à l'existence ou à la non-existence de fibres d'association. Celles-ci n'intéressent que la technique de la réception ou de l'effection. La partie fovéale de la rétine diffère du reste de la , rétine en ce qu'il y a moins d'inter-relations synaptiques laté­rales entre les éléments de la conduction radiale : chaque cône semble être en contact avec une seule cellule hi-polaire. Si les inter-~elations étaient la clé de l'équipotentialité, la vision fovéale devrait donc être dépourvue de tout « thématisme », ce qui est évidemment contraire aux faits. La vision fovéale est plus pré­cise par sa technique, sans être en rien moins capable d'cc équiva­lence>> et de <<transfert>> que la vision générale, dans le cas d'un learning à base de vision.

L'existence de fibres d'association- à condition, bien entendu, que leur fermeture ou ouverture soit à commande physiologique, et qu'elle ne soit pas anatomiquement irréversible - ne .gêne pas plus l'équipotentialité qu'elle n'en est la condition. Les fibres d'association qui unissent le lobe occipital au lobe temporal per­mettent probablement certains comportements conjugués, mais n'ont pas pour effet de mêler et de confondre, comme des ingré­dients, les sensations visuelles et les sensàtions auditives. Les unes restent aussi distinctes des autres dans la conscience que les détails optiques de la vision fovéale.

Il y a le contraste le plus frappant entre les énormes déficits intellectuels de la démence, où il est souvent impossible de déceler la moindre lésion cérébrale macroscopique, et les effets minimes ou même nuls, sur l'intelligence proprement dite. de lésions énormes, non seulement des aires sensorielles, mais' dù lobe frontal, siège présumé du comportement à base de symbo­lisme. L'opération maintenant courante dé la lobotomie pré­frontale a pour effet de sectionner bilatéralement une partie des

1

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fibres qui unissent le lobe préfrontal au thalamus. Les tests comparés, faits avant et après l'opération, ne marquent pas de déficit intellectuel appréciable. Probablement par suite d'une amélioration de l'état affectif (diminution de la tension et de l'anticipation affective, non de l'affectivité explosive), certains tests sont même mieux réussis (Freeman et Watts) (1). Même en cas de déficit apparent, en y regardant de plus près, on s'aperçoit que la diminution porte plutôt sur l'aptitude au <<montage » symbolico-affectif, sur la persévération à base émotive, que sur l'intelligence elle-même (facteur g de Spearman). Le patient lobo­tomisé est tout aussi capable qu'avant l'opération d' << éduction des relations » oli d' << éduction des corrélats », ce qui, d'après la thèse de Spearman, représente l'intelligence générale, et ce qui, ajouterons-nous, représente en tout cas le thématisme caracté­ristique de l' équipotentialité cérébrale.

Les opérations d'ablation des lobes frontaux donnent naturelle­ment des déficits graves (2), mais elles ne déterminent pas de démence, ou d'amnésie radicale. L'ablation unilatérale est sup­portée sans troubles psychologiques sensibles. Bilatérale, elle détruit, beaucoup plus sévèrement que la lobotomie, la capacité de montage symbolique et de conduite bien sériée selon un plan. Elle détruit des auxiliaires indispensables à l'action du facteur g, mais autant qu'on peut le savoir d'après un petit nombre de cas, elle ne.détruit pas le facteur glui-même.

Les expériences (Bianchi, Jacobsen) de lobectomie bilatérale chez les singes conduisent à la même conclusion. Le << montage », le sel indispensable aux réactions différées est troublé : l'animal est très facilement distrait d'une tâche à maintenir dans sa conscience. Plus facilement troublée encore, est l'architecture d'une pluralité de « montages >> ; l'animal est incapable de pla­nifier son comportement. Il ne peut plus organiser son compor­tement dans une série bien définie d'actions. Comme il est· très difficile de distinguer expérimentalement entre l'intelligence ani­male proprement dite et un auxiliaire aussi essentiel du compor­tement intelligent que le maintien et la sériation des tâches, il est par suite difficile de conclure sur le rôle des lobes préfrontaux dans l'intelligence et la mémoire (3). Mais il semble que les faits

(1) Citons, parmi les nombreux cas traités à l'Asile psychiatrique de Maréville, célui d'une institutrice qui, après quatorze ans de démence, a pu reprendre son service; d'un mécanicien de fond dans les mines, qui a repris son métier; d'un garde des eaux et forêts, etc. Nous devons ces renseignements au Dr Hamel.

(2) Cf. J. HERMITE, Les mécanismes du cerveau, p. 74 sqq., qui résume, les observations de Brickner, Dandy, Penfield, Kleist. · · .

(3) Rien de pJus facile que de se tromper en interprétant ce. genre d'ex-

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ne permettent pas, en tout cas, de déclarer que les lobes frontaux sont le siège de l'intelligence. Il suffit de parcourir les comptes rendus de Kahler, de Guillaume, et des autres expérimentateurs· sur les chimpanzés, pour s'apercevoir que presque tous les pro­blèmes d'intelligence posés aux animaux, impliquent une bonne sériation des tâches. Certains cas privilégiés permettent de dis­tinguer dans les causes d'échecs de l'animal, entre ce qui est dû à un manque d'intelligence, et ce qui est dû à un accident (d'ori­gine émotive) qui démolit l'édifice des «montages» pour la tâche entreprise (cf. par exemple l'échec de Chi ca par suite d'un bruit qui l'effraie et lui fait inverser ses efforts d'une façon absurde; dans Kahler, lnlelligence des singes supérieurs, p. 245). Théoriquement donc, le problème du rôle exact des lobes fron­taux dans le comportement intelligent, est accessible à l' expé­rience, si le trop petit nombre d'expériences ne permet pas de conclusion absolument certaine. Des maintenant, il est permis de penser que le cortex frontal est au service de la conscience, de la mémoire, de l'intelligence, mais qu'il-n'est pas, dans sa struc­ture générale et dans l'architecture de ses fibres d'association, une sorte d'instrument à être intelligent. Que la démence soit beaucoup plus facilement produite par des troubles portant sur les cellules nerveuses (intoxications, dégénérescences diverses) que par des lésions massives du cerveau, c'est là au moins un indice que l'équipotentialité cérébrale, telle qu'elle se manifeste dans le thématisme intellectuel, tient au caractère du tissu vivant plutôt qu'à l'architecture massive du cerveau comme organe destiné à la perception et à l'action sur le monde extérieur.

De même que l' équipotentialité cérébrale ne doit pas être >. expliquée par les connexions nerveuses, qui sont au contraire à 1• son service, de même l' équipotentialité embryonnaire ne saurait · être expliquée· par des facteurs physico-chimiques. N oùs pou­

vons être bref sur ce sujet, puisque, d'une part, nous avons dis­cuté longuement la question dans un ouvrage précédent (1 ), et. que nous reviendrons ici même, à propos de la génétique, sur

périence. Ainsi, en étudiant la réaction différée chez des singes sans lobes préfrontaux (la tâche consiste pour l'animal à faire un choix correct· entre deux pots d'après le seul souvenir), Jacobsen avait cru pouvoir conclure que la capacité d'enregistrer le souvenir était abolie. Mais Malmo a constate ensuite qu'il suffit d'éteindre toutes les lumières pendant la minute où l'animal doit garder le souvenir (du pot où est caché l'appât) pour que l'animal lobectomisé réussisse l'épreuve normalement. Ce qui est diminué chez lui, ce n'est donc pas la mémoire, mais la force de maintenir un mon­tage conscient malgré la distraction. L'obscurité supprimant toute dis­traction d'origine visuelle, l'animal ne manifeste plus d'infériorité.

(1) Eléments de psycho·biologie (P. U. F.), p. 86 sqq.

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l'impossibilité iogique dissimulée dans des -théories, comme celle de Th. Morgan et de Dalcq, qui prétendent expliquer la formation embry~logique par l'action d'une substance ou d'un gradient de substance chimique sur des gènes. Les soi-disant « organisateurs )) chimiques, déversés par les gènes, ou par les centres organisateurs embryonnaires sont des substances chimiques banales. On conçoit fort bien leur rôle comme déclencheurs ou plutôt comme. évoca­t~urs de thèmes psycho-mnémiq~~~Jc:>:r::mat~.lJ.J'~, appelés par' eux. à passm'"·"d"a:rrs-1-e-·plantltrTespace-temps, mais il est purement et simplement absurde d'en faire les causes des structures complexes des organes ainsi évoqués. Ces substances agissent à la manière des odeurs évocatrices de souvenirs chez l'homme ou évocatrices d'instincts chez les animaux; elles mettent l'embryon en cjrcuit ave? des thèmes mnémiques, qui, une fois cc évoqués » ( détermi­natiOn), passent dans l'actuel (différenciation). La théorie chi­mique de l'organisation est deux fois absurde, car même si l'on

. admettait qu'une substance banale puisse être cause d'une struc­ture complexe, elle ne pourrait, de toute manière, en être cll.use selon le mode qui est, en fait, caractéristique du ,développement embryonnaire. Celui-ci va toujours de l'abstrait au concret (1 ). La détermination et les .premières différenciations, ne peuvent jamais s'exprimer que par des expressions abstraites : axe de symétrie, axe dorso-ventral en général, région céphalique, région caudale, somites en général, bourgeons de membres. C'est ainsi que l'instinct. sexuel, lui aussi évoqué par des moyens chimiques (h_ormones), va, comme l'ont montré les observations psycholo­giques, de l'abstrait au concret, d'un stade indifférencié à un stade plus différencié, dans un développement de même mode que celui qui oriente -le changement progressif. des tubercules et des b?urrelets génitaux primitifs ·en organes mâles ou femelles, ou qm transforme en main ou en pied la palette primitive où les futurs doigts· sont d'abord des bourgeons semblables entre eux.

L'équipotentialité embryonnaire n'est donc pas plus, à pro-:­prement parler, une <<propriété» des tissus matériels et de leur chimie, que l'éq"~:~_ipo~~:Iltiali~é ___ ç~r~})rale J1'èst une propriété du cort~x_.I!la~~r1ëLçt_de_ .. ses.int~r~con.ïïë?{io~s-~--"l~a-·notion-gerierale d' équipotentialité désigne le fait què ·l'airë considérée peut être mise en circuit avec tel ou tel thème, relativement auquel elle est· encore indifférente (2) et que le thème peut prendre pied indiffé­remment sur .telle ou telle partie, grande ou petite, de l'aire (embryonnaire ou corticale). Relativement au tissu, l'éq~ipo-

(1) Cf. E. WoLFF, La science des monslres, p. 186. {2} Éléments de psycho-biologie, p. 98.

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tentialité représente quelque chose de négatif, et non de positif, et la notion a été fort embrouillée par des expressions, employées souvent en même temps qu'elle, de «potentialité réelle» et de << po~e~tialité _totale>>, la potentialité réelle désignant ce que le territOire devient réellement, et la potentialité totale, tout ce que l'expérience (faite sur d'autres individus de l'espèce) montre qu'il aurait pu devenir. Le territoire équipotentiel n'est pa~ d la fois lui-même et autre chosè;~il n'estp-as-éizcore· cë·g~'ilâ~viëndra, quand ~~ ~era mis en circùit ayêé tel~O.u".tërl:~ème' mnémiquë. Quand J'ai un souvenir à tel instant, qui cc occupe.->linà-ëôiisëiencè" -et aussi mon activité cérébrale- j'aurais pu avoir un autre souvenir si un autre évocateur était intervenu pour me mettre en circuit avec lui. Mais cela ne veut pas dire que ma conscienèe -et mon cerveau- contenaient« en puissance »l'un et l'autre, et tous les autres. Cette expression aristotélicienne, n'a pas de sens dans le cas présent, et l'équipotentialité n'a rien à voir -. , contrmrement à ce qu'avait cru Driesch, avec les notions aristo .... téliciennes. Il s'agit d'une possibilité de mise en circuit avec des thèmes divers qui ne sont pas dans l'espace-temps.

Cette argumentation symétrique sur le caractère primaire de l'~quipotentialité dans les deux cas, cont~~XJ!Y:P9J..h.:~~-~--ÇQJ!:Q.exio- _ niste et l'hypothèse physico-~hi~ique, se--renforce par sa symétrie même. Si les connexions ou les gradients de substance n'étaient pas de simples moyens accessoires, on comprendrait mal comment les phénomènes embryologiques et cérébraux peuvent avoir une telle parenté. .

De plus, ces moyens n'ont pas exactement le même rôle. Les moyens « connexionistes », dans les organes nerveux, sont subor­donnés aux tâches de réception des patterns sensoriels et d;effec­tion motrice aboutissant à des voies terminales bien localisées. Les moyens physico-chimiques de l'embryon sop.t subordonnés· surtout aux tâches de coordination, de synchronisation, et de­distribution dans le développement. Dans l'œuf ou l'embryon, d'abord totalement équipotentiel- sauf dans les espèces où urie détermination très précoce masque ce caractère - la détermi­nation distribue cette équipotentialité dans des territoires.· plus restreints, qui se développent désormais dans une autonomie rela­tive (que révèlent les expériences de greffe tardive, où le greffon se développe <<inintelligemment>>, selon son origine, herkunflge­müss, et non plus selon sa place nouvelle). Dans le développement ~ormal, les moyens chimiques interviennent pour assurer, spa­tialement et temporellement, la coordination entre les territoires.

Précisément parce qu'il s'agit d'une technique auxiliaire, des

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 61

accidents peuvent se produire, qui aboutissent à des résultats semblables à ceux des greffes tardives dans l'expérimentation. Ces accidents s'appellent des monstruosités, et E. Wolff a par­faitement montré que l'embryologie expérimentale éclairait la plupart des cas de monstruosités naturelles. De même que l'on peut brouiller la mémoire psychologique ordinaire, ainsi qûe la mémoire instinctive, avec des signaux anormaux, le développe-:­ment normal est brouillé par des. accidents dans les rapports physiques ou chimiques des territoire~. Si on lèse par exemple une région localisée de l'embryon, qui subit par suite un arrêt de développement, <t cette élimination entraîne secondairement le rapprochement de territoires qui, dans l'évolution normale, ne sont pas contigus (1) ». Si la région lésée était axiale, les deux ébauches latérales entrent en contact, et si, au moment du contact, elles se trouvent déterminées (thématiquement), sans être. encore différenciées, elles fusionnent, de la même façon que deux œufs d'oursins, accolés, peuvent fusionner en un se1Il œuf. C'est le cas des Cyclopes et des Syméliens (monstres ne pos_sédant qu'un seul membre inférieur). I/équipotentialité_,".qui aurait dû être «distribuée» en deuxterritoires pairs, reste indivise. Le cas d.ë là cyclopie- ou de la symélie, expérimentale ou spontanée, est ·extrêmement probant en faveur du caractère primaire de l' équi­potentialité, puisque c'est faute d'un organe axial· interposé comme obstacle, qu'elle joue spontanément et qu'elle aboutit à un organe unique. Les monstres demi-doubles, en Y ou en lambda, spontanés ou expérimentaux, illustrent un phénomène exactement analogue, et ils prouvent, eux aussi, que les moyens mécaniques ou chimiques d'individualisation numérique, ne viennent qu'après une unité donnée d'abord, qu'il serait contra­dictoire d'expliquer par les moyens mêmes. qui, au contraire, la limitent ou la distribuent. Les monstruosités prouvent à leur manière, l~unité ~ll~liste survolante, dont l'effort est trompé par ·des causes'dont on est fënté de dirë ((qu'elles sont indépendantes de sa volonté>>. L'embryon monstrueux n'est jamais une forme quelconque : << Les malformations sont des modifications secon­daires d'un plan d'ébauche qui se constitue d'abord suivant le mode normal (2). » .

Dans l'ordre du comportement, les cc moyens» que sont les connexions nerveuses ne peuvent provoquer exactement le même genre d'accident que les moyens physico-chimiques dans l'onto-

(1) E. WoLFF, La science des monstres, p. 182. (2) 1 bidem, pl. 239-240.

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génèse, mais, comme toutes les techniques, ils peuvent en provo­quer d'autres analogues, lorsqu'un anneau de la chaîne des moyens est fallacieusement sollicité et déclenche des résultats dépourvus d_e sens. Pour en trouver à volonté des exemples, il suffit, d'ouvnr~ n?~ un traité de psychiatrie, car les troubles psy­c~ogenes ou d ongme hu~orale sont certainement beaucoup plus fre~uents d~n~ ce dommne que les troubles d'origine nerveuse, n;ms un tr~1te d~ neurologie; sensations paresthésiques, synop­s~es, et ops.Iphomes neryeus~s, illusions des amputés, hyperalgé­Sies,_ ,agnosies et ~prax1es diverses, auras, hallucinoses, délires, anxwté ou euphorie non psychogènes et non humorales etc.

M,algr~ le disl!a~a~e évident de~ deux grands moyens a~ service de l éqmpotenbahte embryonnaire et de l' équipotentialité céré­brale, il faut bien que l'organisme passe de l'un à l'autre au cours du ~éveloppement. C'est un inducteur chimique qui appelle la fo~matwn de la plaque neurale, et le système nerveux utilise ensuite, dans son fonctionnement, les connexions et les aiguil­lages ne.rveux. L'o.rganisme n'abandonne d'ailleurs jamais, comme on le smt,. le premzer moyen, même dans le domaine du comporte­ment, ~ms9ue, chez l'ad?lte, la régulation hormonale, qui pro­longe 1 actiOn des orgamsat~urs embryonnaires, est essentielle, non .seulement P.our le fonctiOnnement physiologique, mais pour la VIe psyc~ologique- elle-même. L'hypophyse est un organe ner­veux en meme. temps q~'une glande à sécrétion interne. Le sys­t.è~e s!mp~thiq,ue ~oncbo~ne d'une manière semi-chimique, par !Iberab~n ? ?drenahne, agissant de façon plus ou moins diffuse; ~l e~t ams1. evocate~r autant que déclencheur. La plupart des I~stlncts, b1en que l~ur thématisme généraln'ait certainement nen à voir avec d~s ~ubst~~c~s_ ou ·des str11ctu~es ~patio~te1Ilpo­:elles dans_l:organisme, n'en sont pas moins -assujettis à 'la fois a des conditiOns humorales et à des conditions nerveuses et l'on. -peut tromper un instinct, ou le rendre «monstrueux>> ~n agis­sant s?r les uns ?ussi bien qu~ sur les autres. On peut' tromper u.n an1m~l en fmsant, par artifice, appel à des gnosies instinc­tives, qm, sans être inscrites matériellement dans son système nerveu~, ou sans supposer :r;nême son intégrité, n'en supposent pas . mo ms ~n. certmn fonctionnement des nerfs sensoriels : la lumière artificielle, pour accélérer la ponte, les appeaux et les leurres pour la chasse et la pêche les mannequins pour l'insémi­nation artifi~iell~ en sont des ex~mples, de même que l'on peut tromper un mstmct par des modifications humorales, et trans­former, da~s le_ur comportement comme dans leur organisation, des coqs genébques en poules par la folliculine ou des cobayes

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 63.

génétiquement femelles en cobayes mâles par injection de tes-tosterone (1). - ·

Mais on a pu serrer d'encore plus près les faits, et surprendre, dans ·quelques cas privilégiés, le passage des moyens chimiques aux moyens connexionistes. Si l'on greffe, par exemple (Harrison, Detwiler, Weiss), un bourgeon de membre de Batracien dans une position anormale, le membre greffé semble attirer à lui les nerfs médullaires qui, normalement, l'innervent. Si le bourgeon greffé était déjà « déterminé >> quant à ses axes, son sens de flexion, après croissance, est herkunflgemiiss, est le sens d'origine, et si on l'a greffé à l'envers, cette flexion est «absurde» relativement à son nouveau lieu :la patte fléchit quand les autres pattes (indigènes) fléchissent, mais elle fléchit à l'envers relativement à l'organisme hôte. Cela prouve qu'en devenant fonctionnelle, la patte greffée, qu'elle soit à l'envers ou à l'endroit, a attiré à elle les ·nerfs cor­respondants respectivement à ·ses muscles extenseurs et fléchis­seurs, muscles déjà déterminés comme tels embryologiquement par l'induction, très p·robablement chimique, subie avant la transplantation. On est donc obligé de conclure que les connexions nerveuses suivent docilement la qualité propre des muscles d inner­ver. Ce que P. Weiss exprime d'une façon pittoresque, en disant que tout se passe comme si chaque muscle connaissait son nom (muscle name lheory) (2). Les connexions nerveuses viennent donc à leur rang dans la cascade des déterminations; elles se produisent selon le thème général et le sens propre des organes à innerver. Les inducteurs ou organisateurs chimiques ont servi à régler la distribution des thèmes de développement, les con­nexions nerveuses obéissent à leur tour -_à la qualité, induite, des territoires, au point de persévérer dans la monstruosité acciden­telle .ou expérimentale, en la rendant définitive.

On surprend, dans de tels cas, le passage du thème à la struc­ture «consolidée (3) ». Si l'organisme adulte donne parfois l'im­pression d'être une machine, et fonctionne en fait partiellement comme une machine, c'est une machine qui .s'e~t construite elle-même. Cette auto-éonstructioïi;-·-evidemment,- "'îië ___ peut -·~se

·-compré'iïd.re que si l'on part d'une s?rte ~'auto-sur~ol de.la struc­-tl1re de la Jl1achine-à-toussëS.stades:·xuto-sUrvol qùf est; ·n<füs"Ie verro-ns; une autre fâÇon 'd.e désigner et de définir l'équipotentia­lité. La construction industrielle de la machine à vapeur repose sur la conscience_ .. humaine, domaine d'auto-survol dont la mani-

........ · ..... ~ ....... __ , •• "·•'-~.:,~~-:,.:.~ :;;:.;; __ ·.'.~• ';.;:~_;...;..;.-;, .. :...• ,;. t·· ··~-~~-ne"•'''"'· ~ .• ___ .,.,~..,_ .. ..,~,.,.•~c···~-~·.,-, .. ....._,_,.,..,, .... ~._,.... .•• , . ......,,._..~,.,,~,,.....,_.,,......,..,o!.....,_•t;:-......,""''""""t

(1) Cf. les œuvres d'E. Wolff et V. Dantchakoff. . (2) Résumée dans Cl. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, I, p. 174. (3) Au sens donné au mot parE. Dupréel.

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festation objective est l'équipotentialité du C()rtex laquelle conti­nue l'équipotentialité embryoll.~::tire. Les· lîalso~s, méc~inïqües « de proche en proche » de la machine reposent finalement sur l'auto-l~ais_on primaire de l'embryon. Moyens chimiques, ·moyens ?onnex~omstes, dans l'organisation en circuit interne, moyens Industriels, dans la fabrication en circuit externe toutes ces techniques subordonnées de l'organisation et du co~portement supposent un mode d'unité prhnaire. par. a~to:..survol. II faudra préciser ce mode; mais on peut 'dire ciès miih:itênant q~'il ne sau­rait être question de le comprendre par des agencements de causes agissant de proche en proche.

. N ou.s passerons vite sur les « explications » proposées, par les · bwl~gi~t~s, les embryologistes ou les neurologues, de l'équipo­tenb~hte. Elles ne valent ~ien. Il est caractéristique que parfois le, meme _aut.eur les emploie toutes successivement, preuve qu'il n est sabsfmt par aucune. Lashley, par exemple, les invoque toutes.

a) Explications quantitatives. - Il y a une << équipo.tentialité >> banale dans beaucoup de tissus adultes : on peut vivre avec un se~l poumon, un seul rein, et même avec un fragment de poumon qm est donc, en ce sens, équivalent du tout. Comme le résultat d~s ~xpériences de Lashley s'exprime quantitativement : (<le d,e~Cit ?e pe_rfo~mance est proportionnel à la quantité du cortex lese », l exphcatwn paraît sortir tout naturellement des faits : le cas du cortex serait analogue au cas du tissu pulmonaire ou rénal le co_rtex agirait «massivement>>. Mais c'est là, évidemment, u~ p~r J~U d~ m~ts. L'équipotentialité du tissu pulmonaire ou rénal na _rien .a vmr. a-;ec celle du cerveau. L'effet, oxygénation, ou purification chimique, est directement mesurable. Un compor­tement, au contraire, ou la solution d'un problème, n'est pas par elle-même q~an~itative. ~'illusion vient de ce que l'on peut, par des moyens mdirects, chiffrer le déficit d'un comportement (par le temp~ employé, par le nombre d'erreurs, etc.).

La faiblesse des théories biologiques dites « holistes >>, ou des nombreuses Ganzheitlheorie récemment proposées, vient juste­ment de ce qu'elles font la confusion du tout comme « masse quantitative >> et du tout comme domaine de formes capable d'auto-survol (et par suite d'équipotentialité); Il n'y a vraiment rien d'extraordinaire dans l'équivalence qualitative de la partie et du tout, dans une masse quantitative. On peut sucrer un verr~ d'eau avec un morceau ou deux morceaux de sucre; par consequent, semblent croire parfois les « holistes >> il n'y a rien d''t à ' ' e range ce qu un seul blastomère donne un embryon entier,

LE CERVEAU ET-L'EMBRYON 65

à ce qu'un hémisphère cérébral seul accomplisse le même travail que les deux hémisphères, ou un fragment d'une aire sensorielle celui de l'aire intacte. Il est bien visible que les théories quanti­tatives passent à côté du problème qui est essentiellement celui­ci : .un organisme adulte est structuré dans son ensemble, une sensation ou un comportement l'est aussi; comment une structu .... ration d'ensemble peut-elle être indépendante du support spatial dans lequel elle s'est réalisée? Un demi-morceau de sucre est encore<< du sucre», parce que, dans le sucre, il ne s'agit que d'une micro-structure moléculaire indéfiniment répétée. Mais une demi­automobile n'est plus du tout «de l'automobile>>. L'étonnant est, pré~isément, qu'une demi-gastrula de Triton ou d'Oursin 'soit parfois non seulement « de l'oursin Jr ou « du triton J>, mais un Triton ou un Oursin entiers. Ou, de même, qu'une demi-zone auditive ou prémotrice soit parfois un instrument intégral de sensations . et de comportements complexes et structurés. Avec des rétines lésées, je peux avoir, comme on dit parfois, «de la vue », et l'on a l'habitude de chiffrer en dixièmes la vision rési­duelle. Mais le problème est que je reconnais les mêmes formes quand je les vois avec des parties différentes ou plus ou moins étendues de ma rétine. Le contraste avec ce que' permettrait d'~btenir un tableau photo-électrique est le nœud de la question.

b) Explications psychologiques o-,_z physiologiques globales. -Très différentes en apparence, elles sont semblables en fait aux explications qùantitatives. Elles font appel à un facteur général,

- tel que la «vigilance J> (proposé' par Head). Les physiologistes, quiobjectent à l'emploi d'une notion psychologique dans la cir­constance, peuvent toujours la remplacer par des équivalents «scientifiques >> tels que le seuil d'excitabilité, ou un facteur général quelconque. Elles n'abordent pas plus que les premières le problème structural .essentiel. Il est parfaitement possible, d'ailleurs, que la notion de vigilance réponde à quelque chose d'important. Tout homme a l'expérience de ces états de stupeur mentale où il voit sans voir; une lésion corticale peut fort bien déterminer cet état de stupeur générale, en plus de ses effets directs. Mais cette stupeur, ou cette élévation du seuil d'excita­bilité, ou cette perte de la disponibilité mnémique, ne peut que voiler les effets de l'équipotentialité comme un obstacle acces­soire. Il ne suffit pas de prendre son contraire, la vigilance, pour tenir une explication positive de l'équipotentialité. Ajoutons que l'on voit mal comment l'explication s'appliquerait à l'équipoten­tialité embryonnaire.

c) Eœplicalions geslaltisles pures. - Elles ont eu un énorme Jt, •JtUYER 5

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succès, en embryologie, comme en psychologie, justement parce qu'elles semblent aborder le vrai problème de la conservation de la structure - non plus cette fois d'une micro-structure consti­tuante, mais de la structure dans son ensemble - malgré la diminution quantitative du support matériel de cette· structure. Si je coupe en deux un aimant, ou une bulle de savon, ou un condensateur chargé d'électricité, j'aurai encore, structurale­ment, un aimant, une bulle de savon, un condensateur où les charges électriques seront réparties de la même façon que dans le condensateur primitif. Le cas est, cette fois, apparemment ana-. logue à celui où il s'agit de couper en deux un œuf, une gastrula ou une aire cérébrale. Seulement, l'analogie, nous l'avons vu: est plus apparente que réelle. La forme-Geslalt qui se conserve résulte, selon le principe de moindre action, d'un équilibre dyna­mique s'opérant de proche en proche et aboutissant à des struc­tures très simples, homogènes et symétriques au maximum. Le progrès du comportement s'opère souvent, comme l'ont souligné P. Weiss (1), Humphrey (2), et d'autres auteurs, vers la symé­trie, l'homogénéité, les lignes harmonieuses et bien raccordées. Mais, pour le progrès de l'organisation, de l'œuf ou de la blastula à l'adulte, il serait vraiment difficile de voir une marche vers la sy~étrie et l'homogénéité. Les régulations après lésions, les régé­nérations diverses s'opèrent par des remaniements complexes, et par l'intervention de tissus divers, produisant des néo-forma~ tions appropriées, ou par des bourgeons de régénération, avec travail de cellules spécialisées qui ont dû préalablement émigrer à la bonne place. Il.fa~t. ~~auc~:tJ:P_,.d~, .. bon:r:l~ .. xo_Iq;nt~ .... Pour .. croire qu.'elles sont expliquées par un rééquilibrage dynamique spon-tané comme celui ·dcfl'ébmtricite·"strr·'tfn'··cO'ndëîisateuF:'"Le'wtrâiis:. fert d'un c6mporte:ment;··d'unë"'hë:bituâê~"'~i'pres"'le13Tôn, est, en général, un phénomène beaucoup plus compliqué qu'un simple transfert de formes sur un matériel réduit. Il s'accompagne presque toujours de modifications qualitatives appropriées et signifiantes. Dans une expérience ancienne de Lashley (rapportée par Humphrey) (3) un rat, entraîné à parcourir un labyrinthe qui comprenait des tournants vers la gauche, subissait ensuite une opération qui lui rendait impossible de prendre un tournant vers la gauche. Le rat, néanmoin~, réussissait le parcours, en tournant de trois quarts de tour vers la droite, ce qui remplaçait un quart de tour en sens inverse. Les rats opérés de Lashley sont

(1) Tierisches Verhallen als System reaktion. (2) The nature of learning. (3) The nature of learning, p. 255.

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quelquefois amenés à parcourir le labyrinthe en se traînant sur les pattes de devant, en faisant des culbutes, etc. .

d) Explications connexionisles pures,- Elles sont pratiquement exClues par la nature même du problème, et de toute manière, elles ne peuvent s'appliquer à l'équipotentialité embryonnaire, à moins que l'on n'assimile aux explications connexionistes du comportement à base cérébrale les explications préformationistes en embryologie. Les faits cités· plus haut contre les explications (( gestaltistes>> pures sont encore bien plus ,décisifs contre les explications connexionistes pures. Si un pur transfert de type Geslalt explique mal l'invention du rat qui fait trois quarts de tour à droite pour remplacer le quart de tour vers la gauche, des conne?'ions nerveuses montées par l'apprentissage ne l'expli­queraient pas du tout : <c Aucune des études de learning ou de mémoire du labyrinthe, après lésion cérébrale, n'a donné la moindre indication en faveur de la thèse d'après laquelle l'habi­tude serait constituée par des éléments indépendants associés. Il n'y a jamais a~nésie pour une partie du parcours, avec mémoire d'une autre partie (1). >> Quand une mère envoie son enfant remettre une lettre au voisin, elle s'attend à ce que l'enfant passe par la porte de derrière, si la porte de la rue est fermée. De même un chien de berger rassemble le troupeau au signal de son maître, en tenant compte chaque fois de la disposition des moutons et de la nature du terrain (2). Dans tous ces cas, remarque Humphrey, il faut bien qu'au-dessus des diverses connexions terminales .impliquées dans l'action réellement faite il y. ait un pallern nerveux plus général, qui active les pattern; d'actions particulières.

e) Explièalions par « Geslall » el connexions.- Aussi, presque tous les auteurs se rabattent sur une combinaison des deux thèses précédentes. Le patlern général dont parle Bumphrey serait une forme- Geslall, dynamique et transférable, qui pourrait ainsi mettre en action des connexions variées, selon les· circonstances. De deux mauvaises théories, par combinaison, on espère eii faire une bonne. L' équipotentialité signifierait une régulation à deux temps : une régulation dynamique simple, du type d'une régu­lation physique (par établissement d'un gradient, ou d'une self­distribution), entraînerait secondairement un changement dans les effecteurs utilisés. Cette théorie dualiste est adaptable pour l'explication de l'équipotentialité embryonnaire : il suffit de remplacer les connexions nerveuses par les gènes considérés

(1) LASHLEY, Brain mecanisms and intelligence p. 141. (2) HuMPHREY, The nature of learning, p. 257. '

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Pallern général ( Geslall). Gradient chimique. Connexions nerveuses déterminées. Gènes.

comme contenant l'explication des structures. Le pallern général, ici, est fourni par les gradients de substance chimique. Suiva~t le niveau local de concentration, les gènes, déclenchés à des semis différents, fournissent tel organe ou tel autre. Quand l'expéri­mentateur coupe en deux une gastrula de Triton, suivant le plan sagittal, le gradient se régule d'abord à la manière de l'électri­cité sur le condensateur; ensuite, les gènes touchés, selon de nou­veaux seuils, fournissent d'autres organes que ceux qu'ils auraient fournis, mais en donnant une forme d'ensemble semblable, quoique de dimensions différentes (Child, Dalcq}. Le gr.os succès . des gradients en biologie animale et su~tout végétale ~1ent à ce qu'ils expliquent la souplesse d'adaptatiOn des formatwns orga-niques (1 ). ·

Koffka, Lewin adoptent cette théorie dualiste sous .l_e nom de théorie du «processus circulaire>> : quand un ~nimal s'approche d'une proie attirante, ou fuit un danger, les effecteurs nerveux qui entrent en jeu peuvent être très variés, mais ils sont coi?-ma~...; dés par une situation dynamique simple : par l'augmentatiOn ou la diminution de tension résultant de l'approche, ou de l'éloigne­ment du danger ou du but. Les « processus circulaires >> sont analo'gues aux systèmes de feed-back, dont la cybernéti<Jue a souligné l'importance aussi bien dans les machin~s modernes que dans la physiologie, et .dans lesquels un prenner effet obtenu réagit sur l'effection suivante, qui tient ainsi compte du résultat atteint (2).

Enfin, Lashley adopte aussi cette théorie dualiste~ Soit, par exemple, un learning de discrimination relative ~hez le rat. L'animal a appris à réagir positivement au plus brillant ou au plus grand de deux cercles, quelles que soient d'ailleurs la brillance ou la grandeur absolues de ces cercles. Des théories connexio­nistes pures échou~nt déjà à expliquer cet apprentissage. EII~s échouent doublement à expliquer la conservatiOn de cette habi­tude après lésion du cortex visuel. Mais si l'on suppose (fig. 16) un gradientS le long duquel s'établit un équilibre entre l~s. Pet . les N, quels qu'ils soient, c'est l'équilibre global dans la ~Igne 8 et non le fait que le stimulus soit P plutôt que P' ou P" qm dé ter-· mine l'entrée en action de la voie R, ou de la voie L.

·. \ 1 (1) Cf. H. PRAT, Les gradients histo-physiologiques et l'organogénèse végé-------·!tale, Montréal, 1945.

(2) N. WIENER, Cybernetics (Hermann).

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Ces explications ne valent.pas mieux que les précédentes. N o~s avons déjà montré à quel point les gènes, dans l'embryologie, sont incapables de fournir l'énorme tâche que l'on prétend leur imposer (1 ). La théorie du processus circulaire est contr!lire aux faits. L'animal qui fuit ou approche ne ressemble en r1en à un corps obéissant à une différence de poten~iel dans un champ. Les observations mêmes de Kahler, ou de Gmllaume et Meyerson, sur les Chimpanzés montrent à l'évidence que la solution intelligente · lutte contre l'attirance directe du but mais non comme une force. représentable par un vecteur (2). Dans un détour, la partie du

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FIG. 16

trajet qui éloigne l'animal du but doit inv~rser le « p~oc~ssus cir­culaire>>. Il faut alors supposer, pour exphquer que! ammal p~r­sévère dans cette direction provisoire, que les parties du traJet qui éloignent du but soient mises en balance avec l~s parties du trajet qui rapprochent du butt de mê~e .que la partie mo? tante, dans un siphon, est balancée par la partie descendante. Ma1s, dans le détour de l'animal à la différence de ce qui se passe dans un siphon, ces parties dd trajet sont parcourues d des moments diffé­rents. Le dynamisme.cérébral,.si ~ynarnismeilya,est.?o!l~.~?.?,-t .différer!t'd'un dynamisine de ty-pe q~~!q.l_(. phy~iqu~,,olJ.J~.s.f.crr.~~s qui s:équilibre'*t sont':tou~es égaiement a.~tuelle~. Ïl faut bien que'quelque chosê''d~uis le'chairip 'dë''conscience ou~da?-s le champ cortical de l'animal suryole temporellement, ~uss1 b1e11 que spa­tialement, l'ensemble ·aë ia trajectoire pour que les ·pa:ties dyna; Iniquement ~nversées de cette trajectoire soient. mamte~u~s a cause de leur sens (meaning) relativement au traJet totalid~ale­ment projeté et non encore réalisé. Il fau.t que ~esen~ (finallste) du trajet lutte contre la tendance dynamique directe a aller dans le sens (vectoriel) du but. C'est ce qui serait encore plus évid~nt dans le cas d'un comportement plus complexe. Quand ~e c~un:­panzé Sultan mordille une planchette trop large, pour 1 ammCir

( 1) :Éléments de psycho-biologie, 1?· 89. . (2) KôHLER, L'intelligence des smges supéneurs, p. 170.

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et la faire entrer dans un roseau, en quoi cette action, longue et difficile, peut-elle s'expliquer par un ((processus circulaire»? Plus évidemment encore, une manœuvre humaine, politique ou militaire, à base de bluff ou de concessions provisoires. La notion d'équilibre dynamique n'est plus, ici, qu'une métaphore d'inté­rêt douteux. Un équilibre entre des sens (meaning) diffère radi­calement d'un équilibre entre des forces physiques. Ce dernier équilibre a une résultante unique, dans laquelle les vecteurs constituants sont confondus. Un équilibre entre des sens (inea-: ning) garde au contraire distinctes les diverses actions sensées. à composer entre elles, et c'est pourquoi ces actions peuvent • être sériées.

Cette critique s'applique telle quelle au schéma. de Lashley. Il n'a une vague vraisemblance que pour le cas particuliè:r;ement simple d'une discrimination de brillances relatives. Encore faut-il ne pas y regarder de près, car une discrimination, tout comme un trajet avec détours, implique que l'animal garde dis­tincts les termes à discriminer, et ne fonctionne pas du tout comme une balance, dont l'aiguille n'indique qu'une différence de poids. Il faut croire d'ailleurs que Lashley n'a pas été satis­fait de cette explication, car il y a substitué finalement, en res­tant dans le cadre des théories dualistes, mais en abandonnant l'identification du pattern général avec un gradient ou un équi­libre dynamique (1), une curieuse théorie que l'on pourrait appe­ler <c ondulatoire » du learrzing : la surface corticale est assimilée à un réseau continu (les fibres· d'association étant tellement nom­breuses que les influx peuvent pratiquement se répandre· en tous sens) analogue à la surface d'un étang, sur laqu.elle se propagent des trains d'ondes, stimulatrices ou inhibitrices, qui gardent quelque chose de la forme du stimulus, tout en se déplaçant dans le cortex et en se combinant avec d.'autres trains d'ondes (2).

( 1) LAsHLEY, The continuity theory as applied to discrimination lear-ning {J. gen. psych., 1942, p. 241-265). .

(2) Dans son dernier ouvrage, KôHLER ( Geslalt Psuchology, an Intro­duction lo new concepts in psychology, 1947, p. 100 à 135) adopte aussi une théorie assez différente de celle de ses précédents modèles cérébraux du type «Condensateurs chargés» et il compare, comme Lashley, une -incita­tion nerveuse arrivant de la rétine à l'aire striée, à un cercle d'ondes provo~ qué à la surface d'un étang par la chute d'une pierre. Deux incitations . produisent un pattern cortical d'interférences. Il se rapproche ainsi de la thèse soutenue précédemment par un autre « gestaltiste » américain Whee­ler (cf. WHEELER et PERKINS, Principles of mental deuelopmenl, 1932) qui, au lieu d'adopter la théorie des traces cérébrales, préfère comparer le cer­veau, recevant plusieurs excitations successives, à une plaque vibrante analogue à celles qui forment les figures de Chladni, quand elles sont recou­vertes de sable fin (cf. KoFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 389-

LE CERVEAU ET L'EMBRYON 71

Les figures ainsi formées peuvent être instantanées ou station­naires comme celles des plaques vibrantes saupoudrées de sable, et excitées avec un archet. Ce modèle ondulatoire ferait comprendre que les réponses corticales ne dépendent pas des points qui ont été stimulés dans les aires réceptives, et d'autre part, qu'un frag­ment de cortex puisse fonctionner de la même façon que le tout; les effecteurs terminaux étant atteints selon l'activité ondula­toire du réseau directeur.

Comme cette théorie, de toute manière, ne rendrait pas compte de l'équipotentialité embryonnaire, nous pouvons nous dispenser de la discuter. Il est douteux qu'elle constitue un progrès sur les théories précédentes. Si le pattern des stimuli ·est ~onservé tel quel dans les trains d'ondes, on ne voit pas de grande différeJ?-ce, dans le type de l'explication, avec l'explication par connexiOn. Si les ondes corticales modifient ce pallern, elles ne peuvent que le rendre plus fruste, mais non en extraire le caractère théma­tique, et la différence, cette fois, est insignifiante avec !'hypo­thèse d'un rééquilibrage dynamique. Lashley paraît oublier que l'essentiel de l'équipotentialité n'est pas dans la circulal~on des formes d'un point à l'autre dans le système nerveux, mais dans l'équivalence thématique des formes. Le principal intérêt de cette théorie, c'est de montrer l'état véritablement désespéré des théo­ries déterministes de l' équipotentialité.

390). Le succès de ces modèles << ondulatoires» du fonctionnement c~rébral semble avoir été favorisé par l'emploi des « enregistreurs mném1ques ~ dans les nouvelles machines à calculer.

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CHAPITRE VII

SIGNIFICATION DE L':EQUIPOTENTIALITI!

Il y a cependant quelque chose de vrai dans les théories dua­listes, ainsi que nous l'avons indiqué au chapitre V. Bien réelle est la dualité du système nerveux, comme appareil récepteur et effecteur d'une part, avec l'ensemble de ses dispositions anato­miques et de ses disponibilités physiologiques, et, d'autre part, du système nerveux comme tissu vivant, équipotentiel et; comme tel, en rapport, ainsi que tout tissu vivant, avec le domaine des sens trans-spatio-temporels. Comme les savants d'esprit positif se refusent à. reconnaître ce domaine, ils cherchent à en fabriquer l'équivalent sur le plan même de l'anatomie et de la physiologie, naturellement sans y réussir. Les savants «positivistes>> ne paraissent pas s'apercevoir que cet échec est fort heureux pour l'unité et l'intelligibilité des faits et par conséquent de la science. Supposons en effet - par impossible - qu'une des theories pré­cédentes ou qu'une nouvelle théorie apparentée se révèle abso~ lument vraie. Tout deviendrait alors objectivement clair dans le fonctionnement nerveux, même les faits les plu.s paradoxaux révélés par les expériences de Lashley. Tout, sauf le rôle de la conscience. On ne comprendrait plus du tout, justement parce que l'on expliquerait complèteme11t le fonctionnement nerveux, ce que la conscience vient faire dans le monde réel. On se retrou­verait dans la situation où l'on était au temps de Th. Huxley et de Maudsley, quand on croyait pouvoir expliquer le fonctionne:-

• ment nerveux par des connexions toutes montées, et que, par suite, la conscience ne servait plus à rien, pareille aux rouages que l'horloger, dans l'histoire connue, aperçoit oubliés sur la table après avoir remonté la montre qui pourtant marche par­faitement.

Il devrait apparaître tout à fait naturel; au contraire, que l'équipotentialité cérébrale soit impossible à. expliquer « causa­lement >>.Cette équipotentialité marque la place où pourra s'opé-

SIGNIFICATION DE· L'ÉQUIPOTENTIALITÉ 73

rer le raccord entre l'appareil cérébral, comme appareil, et le monde· de la conscience et des sens thématiques qui se servent de l'appareil, non comme un pianiste se sert de son clavier, mais dans une relation beaucoup plus subtile qu'il nous reste à étu­dier. La conscience, la mémoire, les idées d'un homme, ne consti­tuent pas un « deuxième homme >>; spirituel - avatar du cc Ver­tébré gazeux>> - superposé au premier- homme de chair, mais elles constituent bien un domaine p;ropre que l'on peut- considérer . en première approximation comme distinct de l'appareil céré­bral «observable>>. A la fois par raison d'analogie et parce que le comportement est indissociable de l'organisation, on est conduit à traiter de la même façon l'équipotentialité cérébrale et l'êquipotentialité embryonnaire. L'embryon observable, comme le cerveau observable, ne peut sans contradiction représenter le tout de sa réalité. Lui aussi; comme le cerveau, est en rap"' port avec un domaine de mémoire et de thèmes signifiants, qui s'emparent de lui et dominent les transformations structurales visibles. Ces deux- domaines « inobservables », de nombreux indices montrent qu'ils ne font qu'un. La mémoire organique qui dirige les différenciations de l'embryon, les inventions orga­niques qui perfectionnen:t les espèces au cours des ontogénèses suc-

. cessives, ont les ressemblances les plus étroites avec la mémoire, la conscience, la faculté d'invention psychologique et indivi­-duelle. Les mêmes effets leur sont dus; leurs frontières sont très flottantes;· ce qui ·est outil dans certains cas - produit de la conscience psychologique_._ est organe dans d'autres cas- pro­duit de la conscience organique. Le cerveau est un embryon qui n'a pas fini sa croissance. L'embryon est un cerveau, qui com­mence à s'organiser lui-même avant d'organiser le monde extérieur.

La première particularité du cerveau est d'être en rapport avec le domaine des thèmes et des sens, non seulement d'une manière directe comme l'embryon, mais d'une manière · indirectè, . par l'intermédiaire des objets extérieurs qu'il perçoit et qu'il façonne.

· Le cerveau, dans l'organisme adulte, est une aire restée· embryon­naire. Il demeure en rapport avec le domaine inobservable des sens, alors que le reste de l'organisme, ayant fini sa croissance, ne .garde plus le contact avec ce domaine que dans la mesure où il ne se réduit pas à. de purs « mécanismes substitués >>, que dans la mesure où des thèmes et des rythmes mné1niques7 retenus de l'état embryonnaire, continuent à exercer une cc· survèillance l> sur ces innombrables machines. La deuxième particularité du cerveau est que ses différenciations sont réversibles, alors que les différenciations du reste de l'organisme, sauf dans certains

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74. NÉO-FINALISME

organismes inférieurs, sont généralement irréversibles. La mise en circuit du cerveau adulte avec des thèmes mnémiques ou des sens originaux n'entraîne qu'une fermeture provisoire des connexions synaptiques, toujours physiologiquement. ouvèrtes, du réseau cortical. Cette fermeture, au moment d'une percep­tion ou d'une action définie, transforme momentanément le cerveau en un organe «terminé», nous voulons dire, en. un organe différencié comme les autres. Un être vivant ne peut faire qu'une chose à. la fois dans l'ordre du comportement. Il ne peut avoir qu'un seul «montage» pour une tâche donnée. Si, par impossible, il pouvait passer toute son existence dans le même montage, les connexions cérébrales ainsi définitivement fermées seraient comparables, dans leur structure anatomique immuable, aux connexions du tissu rénal ou pulmonaire, qui accomplit toujours le même travail chimique. En fait, l'être vivant passe sans cesse d'une action à. une autre. Des systèmes thématiques toujours nouveaux, commandés par des lois spiri­tuelles ou psychiques, et non par une causalité physiologique, viennent changer à. tout instant les « fermetures » du réseau ner­veux, ce qui revient à transformer ce réseau en un organe de nouvelle structure. Un souvenir psychologique ou une idée qui survient ne mobilisent le cerveau que provisoirement. Le cer­veau est rapidement disponible pour une autre différenciation.

Au contraire, les thèmes mnémiques qui sont successivement appelés au cours du développement embryonnaire déterminent une différenciation irrévocable. L'équipotentialité embryonnaire primitive disparaît ainsi progressivement; elle se distribue en des aires de plus en plus restreintes; le thème des organes, en se précisant, cesse d'être un thème pour devenir une·structure. Le sens finaliste de l'organe construit reste évident, mais ce sens est incarné, ou fossilisé, de même que, dans une machine cons­truite par un ingénieur, le thème de l'invention est remplacé·'par les liaisons mécaniques substituées. L'adulte, relativement à. l'embryon qu'il a été, réalise, en un sens, le mythe antique de la divinité changée en laurier. ~tre un organe à. faire des organes, c'est ce que permet l'équipotentialité: Cette définition fait bien comprendre· la ressemblance et la différence entre l'œuf fécondé ou l'embryon jeune, et le cerveau. L'un comme l'autre. répondent à cette définition. Il n'y a aucune métaphore à. dire que l'embryon jeune est comme un cerveau au moment où commence à. poindre un souvenir. Il est strictement impossible (1) d'interpréter les

(1) Cf. Éléments de psycho-biologie, p. 82.

SIGNIFICATION DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 75

faits mis en lumière par l'embryologie expérimentale: antériorité de la détermination sur la différenèiation; développement orlsge­mii~s ou herkunflgemiiss des greffons; ind:uction avec régula-. tion, etc., par des modèles mécaniques ou dynamiques. Seul le <<modèle psychologique» d'amorçage mnémique . peut rendre compte des faits. Il n'y a aucune fantaisie à faire correspondre, à. l'embryon observable, un domaine de conscience primaire, de même que l'on fait spontanément correspondre une conscience

·11 la tête ou au cerveau observables d'un être 'vivant. Un thème sensé, .que les structures observables expriment mais n'épuisent pas, ne peut avoir d'autre genre d'existence que l'existence de type subjectif.

Cette conscience ou subjectivité primaire de l'embryon jeune « déterminé », il n'y a aucune raison de l'imaginer vague, confuse, psychoïde plutôt que psychique, à la manière d'E. de Hart­mann, de Becher, de Bleuler, ou des psycho-Lamarckiens. Le caractère précis ou vague d'une conscience ne peut être inféré que par la structure des appareils ou des comportements qu'elle monte. Or, les appareils et comportements embryonnaires sont des. merveilles de subtilité et de précision. Le thème « patte », ou le thème « poumon » ou « rein », commence sans doute par être, comme nous l'avons souligné, abstrait; mais une idée abstraite n'est pas une idée vague. La muscle name theory a été baptisée ainsi par P. Weiss d'une façon probablement humoris­tique, et Weiss croyait faire une pure métaphore, alors qu'il touchait certainement à. la réalité. La métaphore ne porte que sur le mot name. Évidemment, le muscle embryonnaire ne connaît pas son « nom » (d'extenseur ou de fléchisseur), mais il connaît certainement sa propre nature; il connaît son propre sens, sinon sa signification. La conscience primaire de. l'embryon n'est pas plus vague que la conscience de l'adulte; elle a une autre direction, elle «regarde» uniquement les organes qu'elle est en train de construire. Un ouvrier absorbé par son travail en oublie le reste du monde. Ce qui rend certainement vague, pour lui, le monde extérieur, mais ~on pas l'objet sur lequel il travaille, bien au contraire. A mesure que le travail organique se poursuit, la conscience primaire, d'abord équipotentielle, semble se perdre dans les· structures plus ou moins automatiques qu'elle monte. L'ouvrier semble disparaître dans l'œuvre. La distribution de l'équipotentialité, qui permet la division du travail organique; s'accompagne certainement d'une distribution de la conscience primaire, puisqu'un greffon transplanté, après détermination, se développe « stupidement >> selon son origine; ·et non selon sa

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76 NÉO-FINALISME

nouvelle place. Mais cette distribution, si èlle doit correspondre à un émiettement de la conscience primaire, ne peut davantage passer pour un passage à l'état vague. Le « je » de la conscience adulte est en un sens, un échantillon de cette conscience pri-' . . maire« distribuée», puisqu'il est lié, non -à tout l'orgamsme, mms au système nerveux, et particulièrement au cortex compte organe de comportement. Or, la <<conscience-je» n.'est pas· cc vague>> relativement à ses propres tâches. Elle est « dans le vague » relativement aux organes autres que le cerveau, et relativement au cerveau lui-même, en tant qu'organe irrigué, respirant, ou siège de phénomènes chimiques divers. Mais rien ne permet de supposer que la conscience primaire, distribuée aux autres organes, soit, relativement à ces organes, plus confuse . que la <<conscience-je>> relativement aux sensations et au comporte­ment. Pour ces consciences primaires (par exemple· pour les rythmes mnémiques des ceritres cardiaques autonomes), c'est notre «conscience-je n qui paraîtrait une conscience confuse et « psychoïde plutôt que psychique », si du moins elles avaient le loisir de s'occuper d'autre chose que de ce qu'elles font (1). Nos «idées-je »sont des plus vagues, relativement au fonctionnement de notre organisme; soyons donc justes et pas trop ·exigeants pour les idées de notre conscience organique primaire relativement au comportement externe qui est l'affaire du «je >>. Cela a paru un exploit de la part de Harvey de découvrir .la circulation d~ sang. L'admiration pour Harvey donne la mesure de ce que dOit · être l'admiration pour la « conscience-je >> en général. Si notre cœur et nos artères avaient le temps de juger notre cerveau, ils n'auraient pas une bien haute idée de ses capacités : avoir mis tant de siècles pour s'aviser de ce qui se passait à quelques déci-mètres de lui, et même en lui! ·

Ce qui contribue surtout à nous égarer sur cett~ question, c'e~t que la «conscience-je », liée au cerveau, ne reçoit de comm?m­cations de la conscience organique que sous la forml;} de pulswns instinctives souvent impérieuses, mais toujours imprécises; et « protopathiques >>. La « conscience-je >> est donc portée à attri.:. huer à la conscience organique totale, quand elle y croit, les mêmes caractères qu'à ses communications. Une pulsion sexuelle, par exemple, est incont~stablerr:tent vague pour la.« conscien.~e: je » qui n'est pas avertie par ailleurs : «Je ne sazs ce que J ai d'honneur!» s'écrie Chérubin. Mais il est tout· naturel que la

(1) C'est ce que souligne vigoureusement,_ dans. des _développements d'apparence humoristique, Samuel BUTLER (Llfe and Habzt).

SIGNIFICATION- DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 77

communication entre les consciences distribuées ait un caractère confus, que n'a nullement chacune des conscience~ dist;ibuées en elle-même. La pulsion sexuelle dans la <<conscience-Je>> est confuse mais les instincts formatifs, pour parler comme von Monak~w 'et Mourgue, .qui ont dû fabriquer les gamètes mâles ou femelles selon un <c usinage » rigoureux, qui ont dû cons­truire non seulement les organes sexuels, mais les cycles physio­logiqdes très compliqués qui permettent la sensi~ilisation hor­monale et nerveuse, sont nécessairement fort précis. Il est tout bonnement absurde .de croire, à la manière de Schopenhauer, de von Hartmann, suivis par les psycho-Lamarckiens contempo­rains, que ces instincts formatifs soient, en eu~-mêmes, une ~o~t.e de conscience dégradée ou de. volonté inconsciente. _La se?sibih­sation sexuelle du système nerveux et de la «conscience-Je>> est opérée très probablement par des procédés qui rappellent tou_t à fait le procédé par lequel, dans le développement embryonnmre, une air~ déjà déterminée induit à son tour la déte:m~nation, d'une aire voisine : par le medium d'une substance chimique. C est la condition endocrine du sang, plutôt que les incitations nerveuses · venant des organes, qui détermine l'érotisation du système ner­veux. ·chaque aire est équipotentiell~ en elle~~ême, ~t à cette équipotenti~lité correspo_nd une c_onsCie:r;LC_e precise. M~Is les pas­sages d'influence d'une azre aux aires vmsmes se tradmsent, dans l'aire influencée, par une impression confuse, en_ attendant q~e les thèmes nmém,iques propres, évoqués, différencient la conscience en même temps que les organes ou les comportements conce:nés.

Chérubin devient rapidement plus savant. Proust, à partir de l'impression vague et atmosphérique induite p;lr le goût_ de la madeleine reconstruit l'édifice immense de ses souvemrs; le tissu ectodermique, touché par la vésicule optique, co~struit rapidement, à partir d'un simple épaississement de l'épiblaste céphalique, un cristallin et une cornée. . . .

Ces trois faits sont exactement équivalents. D~ns les trois cas, il s'agit du passage d'un domaine de s-urvol équipotentiel à un. autre :

a) Soit d'une aire embryonnaire à une autre; . . b) Soit du domaine organique au domaine psychologique (ms-

tinct); · c) Soit d'une sphère mnémique (fermée sur elle-même) à la

« conscience-je >>. , · • • • Dans l'évolution des espèces, le système nerveux est prnrutive­

ment très rudimentaire, et l'on conclut, à bon droit, que le psy~ chisme au sens ordinaire du mot, c'est-à-dire la conscience tour-

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78 ·NÉO-FINALISME

née vers l'adaptation au monde extérieur, doit être également rudimentaire. Que l'on soit ou non behaviouriste de stricte obser­vance, il importe peu ici : la psychologie animale constate que le perfectionnement du comportement - ou du psychisme -suit assez fidèlement le perfectionnement du système nerveux. Mais l'erreur commune consiste à extrapoler sans précaution et à croire que là où manque tout système nerveux, doit manquer aussi toute conscience. La conscience-seconde (c'est-à-dire tour­née vers le monde extérieur) d'un Annélide ou d'un Échina­derme, si conscience il y a, doit être incontestablement plus vague que celle d'un rat, d'un singe ou d'un homme. ·Mais l'ab­sence de tout système nerveux, si eUe correspond à l'absence dé toute conscience seconde, ne correspond pas nécessairement à l'absence de conscience primaire, liée directement à la forme· organique et non à la forme du système nerveux. Elle n'implique pas davantage le caractère vague. de cette conscience primaire. Si, en allant de l'Homme ou du Chimpanzé à l'Annélide, on va d'une conscience seconde précise à une consCience vague, rien ne permet d'affirmer qu'en passant de l'Échinoderme au Pro­tozoaire ou au Végétal, on va à une conscience plus vague encore,. e sinon z~ro. Les faits contraignent à penser, au contraire, que l'on contmue à trouver une conscience d'un autre genre, pri­maire, mais, en son genre, parfaitement claire et précise, hien que tournée vers l'organisation biologique, et non vers le monde.

Un enfant qui vient de naître n'a qu'une conscience confuse du monde extérieur. Cette conscience se précise rapidement à mesure qu'il vieillit. Par extrapolation rétroactive, on a tendance à croire qu'avant l'instant de la naissance, cette conscienceétait donc inexistante ou évanescente. Mais l'embryon est poùrtant capable de comportement thématique. Il est donc plus logique de supposer que l'embryon avait une conscience d'une autre nature, d'un autre contenu, mais aussi subtile et complexe que son comportement permet de la supposer, ce qui n'est pas peu dire.

N ons ne savons comment nous y prendre pour persuader notre lecteur, s'il a eu la patience de nous suivre, que nolis rie mettons dans cette thèse aucune fantaisie, ni aucun à-peu-près méta-phorique. ·

Le panpsychisme, comme toutes les demi-vérités, a fait plus de mal que de bien. C'est le panpsychisme, plus que le beha­viourisme, qui empêche de définir avec netteté et précision la conscience primaire organique, parce qu'il «occupe la place>> avec une conscience seconde à l'état infinitésimal ou dilué. Le

SIGNIFICATION DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 79

mal remonte à Leibniz et à ses « petites perceptions >>. Le pan­psychisme ainsi compris est aussi faux, dans l'ordre psycho-bio­logique, que le serait en physiologie une thèse qui, ayant entrevu vaguement le fait que l'assimilation et la respiration sont des phénomènes cellulaires et non seulement macroorganiques, en conclurait qu'il doit y avoir; dans chaque cellule, de petits esto­macs et de petits poumons. Après quoi les biologistes, ne trou­vant pas ce.s petits estomacs et ces petits poumons, seraient tentés de nier toute assimilation et toute respiration cellulaire.

Les faits d'équipotentialité doivent nous remettre sur la bonne voie. L'équipotentialité est l'aspect fonctionnel objectif que prend, pour un observateur, un mode de réalité qui ne peut être qu'une conscience, c'est-à-dire, comme nous le verrons bien­tôt, une forme absolue, ou un domaine absolu qui se survole lui-même. De même que les structures agencées et interconnec­tées d'une machine sont l'indice d'une conscience qui s'est appli­quée autrefois à cet agencement, et représentent, peut-on dire, de la finalité. fossile, l' équipotentialité est l'indice d'une cons­cience actuelle. L'adulte pourvu d'un cerveau a d'abord été un embryon sans plaque neurale. La conscience primaire de l'embryon est donc primaire à tous points de vue, relativement à la conscience ,tournée vers le monde. La <c conscience-je>> est un domaine dérivé du domaine de la conscience embryonnaire. Il, faut absolument, si on veut comprendre les faits, s'exercer à dissocier conscience et cerveau, et à associer conscience et forme organique. Le cerveau n'est pas un àppareil à être cons­Cient, ou intelligent, ou inventant, ou mémorant. Conscience, intelligence, invention, mémoire, finalité active sont liées à la forme organique en général La <c supériorité >> du cerveau ou son caractère distinctif, c'est qu'il est un organe non fini, un réseau toujours ouvert, qui garde ainsi l'équipotentialité, la conscience active embryonnaire, en l'appliquant à l'organisation du monde.

Il nous reste à étudier de plus près en quoi consiste le rapport étroit entre la forme organique et la conscience. Car, si nous avons constaté comment tout nous amène à ce rapport étroit, , qui renferme certainement un des plus importants secrets de l'action finaliste, nous n'avons pas encore abordé le problème en lui-même:

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CHAPITRE VI II

L'ILLUSION IŒ!CIPROQUE D ':INCARNATION ET L'EXISTENCE «MATERIELLE>>

L'examen des faits conduit à placer autrement la coupure cartésienne entre une âme pensante et un corps mécanique. L'opposition, telle qu'elle ressort des observations et expériences récentes, est plutôt entre l'organisme comme -ensemble d'outils, ou d'organes en tant qu'ils sont des outils, et la conscience, primaire ou secondaire, organique ou cérébrale, qui agence des éléments multiples de manière à en faire des « ambocepteurs » dans une chaîne causale, et qui surveille thématiquement ·le foncti()nnement des machines organiques, les régule en cas de lésion ou de défaillance, et donne ainsi aux structures organiques la propriété d' équipotentialité.

Ce dualisme, pour différent qu'il soit du dualisme cartésien, est encore un dualisme·, et il semble poser le même problème . qui a tellement tourmenté les successeurs de Descartes : com­Inent d~ux types d'existants aussi différents que la conscience et le corps peuvent-ils s'unir étroitement dans runité 'de l'être vivant? Jusqu'à. présent, nous· avons pris sur nous de passer sans cesse du point de vue de la conscience et du sujet au pbiJ:!.t de vue du corps et de l'objet. Il faut justifier ces passages, en retrouvant l'unité, ou une certaine unité.

II arrive souvent, dans l'·histoire des sciences, qu'un problème qui a paru insoluble se résolve ensuite comme de lui-même. C'est le cas ici. La solution a été trouvée depuis plusieurs décade~ par beaucoup d'auteurs (1), avec des considérants philosophiques divers et parfois contestables. Nous avons essayé de l'énoncer

(1} STRONG (Essays on the nalural origin of the mind), B. RussELL (Analysis of malter et Human Knowledge), EDDINGTON (New pathways ~n science). Leibniz, et les philosophes romantiques allemands, l'avaient déJà énoncée.

1

L'ILLUSION. RÉCIPROQUE D'INCARNATION 81

avec précision (La conscience el le corps, 1937). Heymans, dont 'nous ignorions les œuvres métaphysiques, l'avait exposée avec une parfaite netteté dans des articles divers (rassemblés dans Gesammelle Kleinere Schriflen, voL I, La Haye, 1927), mais avec ce que nous croyons être une. grosse erreur, sur laquelle nous reviendrons. D'autre part, dans le domaine particulier de la psychiatrie, Adolphe Meyer avait depuis longtemps, dans des articles de revues, protesté contre la distinction abrupte du corps

. et de l'esprit, des théories somatiques et des. théories psycholo­giques en médecine mentale, en réclamant une médecine psycho­somatique.

Cette solution peut être énoncée en peu de mots : le problème posé par la dualité de la conscience et du corps, de l'organisme­conscience et de l'organisme-corps, est un problème apparent pour l'excellente raison qu'il n'y a pas de corps. Le <<corps>: résulte, comme sous-produit, de la perception d'un être par un autre êt~e. L'être. perçu est perçu par définition comme objet, au sens etymologique du mot. Il apparaît, d'autre part, comme indépendant de l'observateur, ce qui conduit à le substantialiser. L'qbjet substantialisé est appelé, en un seul mot, un corps. Mais il faut considérer plusieurs cas.

a) A et·B sont deux hommes qui se regardent (fig. 17). La réa­lité de A pour A, ou de B pour B, est l'ensemble de sa conscience

6

û A

a

û B

FIG. 17

cérébrale et organique, la conscience organique étant plus ou moins distribuée à des sous-individualités, cellulaires ou autres. La .réalité de A pour B apparaît, dans la conscience cérébrale de B, comme un objet perçu, que B appellera le corps de A - et réci-

. proquement. Comme l'homme est un être social, A adopte vite sur lui-même, pour l'usage courant, le point de vue de l'obser-vation d'objet, et non de pur self-enjoyment (1). ·

(1) Nous empruntons cette expression commode à ALEXANDER, Space. Time and Deity, sans nous référer spécialement à sa philosophie (Alexande; oppose enjoyment et contemplation). Dans un ar~icle ancien (La Connais-

li. liUYEll 6

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82 NÉO-FINALISME

Bien entendu, il ne saurait oublier complètement qu'il· est, avant tout, un centre d'activité consciente, encore que les jeunes enfants y arrivent fort bien, de. même que les behaviouristes convaincus. Aussi, il adopte sur lui-même, et, par analogie, sur B, sur tous les autres hommes et sur les animaux supérieurs, le point de vue dualiste : il est conscience et il est corps. Cette illusion est d'autant plus naturelle qu'indépendamment même de tout rapport social, l'homme est ainsi constitué qu'il peut être en rapport d'observation, ou même en {(rapport social), avec lui-même. Il voit ses bras et ses mains devant lui, et .il peut leur parler, comme lady Macbeth; il voit presque tout son corps quand il est assis ou quand il se regarde dans un. miroir. Mais il n'en reste pas moins que, s'il était possible de concevoir un être humain vivant seul, sans miroir, avec une tête immobi­lisée, sans possibilité de se regarder ou de se toucher, on ne. voit pas comment un tel être pourrait avoir l'étrange idée de · se considérer comme double et comme composé d'une conscience et d'un corps matériel. S'il était doué de réflexion philosophique, il ne tarderait pas à remarquer une certaine dualité entre :sa cc conscience-je », active, et des états de conscience plus passifs : souffrance, malaise, euphorie. Il soupçonnerait une hiérarchisà­tion et une distribution dans son être conscient, mais cette dualité ne ressemblerait en rien, à ses yeux, à ce qu'est pour nous la dualité de la conscience et du corps.

b) A regarde un arbre et non plus un autre homme B. La même illusion joue. L'arbre est perçu comme objet. Cette fois, l'analogie ne conduit plus aussi impérieusement A à attribuer à l'arbre, comme à lui-même, un self-enjoymenl, doublant son aspect objectif. Aussi, il se hâte de considérer l'arbre comme un pur corps, sans cc doublure intérieure», sans subjectivité propre. Si A est un biologiste, il étudie le fonctionnement des organes végétaux, sans aucune de ces arrière-pensées que même le matérialiste le plus endurci doit éprouver, quand il étudie un enfant ou un animal. Et pourtant, il est bien évident qu'il est inadmissible de considérer l'arbre comme un corps pur, sans subjectivité propre. L'arbre-objet n'existe que dans la percep­tion qu'en a l'observateur A, et l'arbre, comme pur corps, n'est qu'une substantialisation de cet arbre-objet. L'arbre réel croît, se développe comme une unité, il garde sa forme propre. Il ne dépend pas de la perception accidentelle qu'en ont les animaux

sance comme fait cosmique, Revue philosophique, ·1932), nous avons opposé connaissance-correspondance et connaissance-texture. Màis le mot « texture » est équivoque. ··

L'ILLUSION RllCIPROQUE D'INCARNATION 83'

ou les hommes passant dans son· voisinage. Il ne dépend pas davantage des observations du biologiste. L'examen soigneux des faits peut conduire à supposer que cette unité de l'arbre n'est pas aussi nette que celle d'un animal. Un jeune chêne ou un jeune marronnier possède, par exemple, des feuilles aussi grandes que celles d'un arbre adulte de son espèce. Cela peut permettre de supposer que l'arbre est plutôt une colonie d'or­ganes qu'un organisme proprement dit. Mais les modes, plus ou moins unitaires, de subjectivité propre ne eoncernent en rien la nécessité générale de supposer une cc auto-subjectivité»~ un cc pour-soi», chez le végétal. Le végétal est subjectivité, et non corps, tout comme l'animal. ·

c) A est un biologiste qui, selon une technique dès aujourd'hui possible, observe le cortex occipital de B qui, lui, regarde l'arbre. A ne voit rien, dans le cortex de B, qui ressemble à une sensa­tion ou image d'un arbre. Mais, s'il excite électriquement une certaine région du cortex occipital de B, B aura de l'arhre·­du moins selon toute vraisemblance, et selon une inférence tout à· fait directe à partir d'autres cas analogues - une vision dis­tordue et modifiée. Et cela peut bien passer pour une preuve que le cortex réel; en soi, ·au moins à un certain étage de ses liaisons,· est le champ sensoriel subjectif et conscient, et que c'est ce champ self-enjoying qui apparaît à l'observateur A comme substance' grise ou blanche, ou comme cc état physiolo­gique » de cette substance. Si A regarde successivement le cortex de B, et l'arbre que regarde aussi B, il ne voit dans les deux cas rien d'autre que des corps. Comme l'arbre, à la différence de B, ne parle pas, ne peut décrire ses impressions et q·ue l'ob­servateur doit être assez attentif et intelligent pour interpréter comme indice indirect de subjectivité les régulations appropriées et finalistes du végétal, A est tenté de ne voir dans l'arbre qu'un pur corps, soumis aux seules lois de la physique classique.

Si A regarde le cortex d'un cadavre disséqué, l'aspect observé ne diffère pas sensiblement de l'aspect d'un cortex vivant. Pour­tant, l'expérience montre que la structure observable, cette fois, s'altère rapidement, preuve qu'un cortex mort n'a pas le même genre de liaisons internes qu'un cortex vivant et conscient, et confirmation excellente de ce que suggère l'observation du cer­veau vivant, à savoir que certaines de· ses liaisons sont la cons­cience même de l'homme observé.

d) A regarde un nuage. Comme ce nuage n'a pas d'auto-subsis­tance propre, et prend des formes très variées au gré des condi­tions météorologiques, il ne s'impose plus, cette fois, .·de lui

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84 NÉO-FIN ALISME

supposer une subjectivité propre comme nuage. Mais la question se pose par contre pour les. molécules d'eau qui le constituent, car ces molécules ont une subsistance et une forme propres. Elle se pose même pour les liaisons de proche en proche entre ces molécules, qui font l'unité toute momentanée du nuage

. comme phénomène physique. Si A regarde une onde courir sur un étang, il est tenté de considérer l'onde comme un corps. Une observation plus attentive lui fait voir les gouttes d'eau se soulever sur place. L'onde n'est plus. dès lors qu'un. phéno­mène, et la question de sa subjectivité propre ne se pose plus.

· e) A regarde une machine. Il observe sa structure et son fonc­tionnement. Cette machine a une unité, mais év1dem.ment pas une unité propre, puisqu'elle est obtenue par un jeu d'ambocep- '. tions agencé par l'ingénieur, et que, faute d'entretien·et de sur­veillance, la machine retourne rapidement à l'état de ferraille. Bien entendu, ici comme pour le nuage, les molécules ou atomes de métal, en eux-mêmes, doivent être réputés, jusqu'à nouvel. examen, avoir, eux, un «pour-soi » propre, puisqu'ils gardent activement leur forme et leur unité en l'absence de tout entretien extérieur.

f) A regarde un homme qui, plus. ma.lheureux que le fiancé d'Aurélie (1), a perdu bras ét jambes, et même quelques organes internes, mais qui a é~é réparé par une chirurgie très avaricée, non seulement à l'aide de <<tuteurs>> en plexiglass, mais à l'aide de machines automatiques substituées aux organes. Évidem­ment, la partie artificielle de l'homme est à meUre dans la même situation que la machine à vapeur. Dans l'orgq.nisme normal, les parties d'organes qui sont constituées de cellules mortes- comme les ongles, les cheveux, l'.émail des dents, etc. - n'ont d'auto­subsistance que par leurs constituants physico-chim.iques, et. leurs liaisons de proche en proche. Le fonctionnement organique <<macroscopique))' plus généralement, n'est qu'un jeu d'ambci­ceptions.

Nous avons examiné un nombre suffisant de cas pour que nous puissions tirer des conclusions générales. Il n'y a pas de corps, ·c'est-à-dire d'objet matériel dont le statut d'existence s·'épuise­rait dans le fait d'être purement et simplement un corps, massif et étendu, sans aucune subjectivité propre. Masse et étendue, spatio-temporalité, propriétés dynamiques et géométriques des corps, ne peuvent être de vraies «propriétés>>, appartenir en propre âux êtres observés comme corps, que s'il s'agit de formes

{1) Mark TWAIN, Contes.

L'ILLUSION. RÉCIPROQUE D'INCARNATION 85

ou de forces en soi, « auto-subjectives>> si l'on peut employer ce mot barbare. La « matière >>, le « corps matériel », ces mots ne peuvent désigner une sorte de sluff particulier, supposé diffé~ rent d'un mind sluff, ou d'un domaine de conscience. Tout réel se possède lui-même; autrement, qui donc le posséderait?

Ainsi que le remarque B. Russell (1), la distinction entre men­tal et physique {dans le sens de <c matériel >>) « appartient à la théorie de la connaissance, non à la ·métaphysique >>. Russell a raison .. en ce sens que c'est le <c mode d'appréhension» du réel B par le réel A qui fait apparaître le réel B comme corps ou objet matériel. Mais il faut ici parler d'observation et non de connais­sance. Je peux connaître (par sympathie, empathie, analogie et surtout par l'unité des êtres dans l'unité d'un sens) la conscience de B, sans transformer cette conscience en un corps. Mais je ne peux l'observer que sous l'aspect d'un corps. Et la raison en est facile à trouver. L'observation est un événement physiql:le, à la différence· de la connaissance, acte spirituel. A regarde B,. ou l'arbre, ou le nuage :cela revient à dire que sa rétine est le siège d'impacts de photons émanés des divers éléments de la structure de B. Si, au lieu de la vue, on s'adresse à un autre sens, l'observa­tion se réduit toujours, finalement, à une interaction énergétique. Une plaque photbgraphique, ou un instrument de laboratoire similaire, peuvent, pour les observations· proprement dites, rem­placer l'organe sensoriel, souvent avec avantage. S'il était vrai que la science expérimentale se réduit essentiellement à une série de « lectures d'index », comme le dit Eddington, en élimi­nant autant qu'il est possible, ou en .laissant au domaine des inférences, tous les « inobservables >) au sens que Heisenberg et Jeans donnent au mot, on pourrait dire que la science observe et ne connaît pas. En .fait, bien entendu, la science ne laisse pas au sens commun et à la métaphysique réaliste le soin de transposer l'observé en image intuitive 'du monde .. Elle est réaliste elle aussi, et elle va au-devant des observations avec des images du réel ou des schémas mathématiques <c compréhensifs >>. La discipline de l' «observation possible» ne s'en impose pas moins à la connais­sance scientifique, elle lui donne son caractère propre.

La sensation, dans la vie de tous les jours, est à la fois, indis­solublement, observation et connaissance, événement physique et acte de connaissance. Elle est événement physique en tant que l'organe sensoriel est un appareil, en principe remplaçable p&r un appareil artificiel; elle est acte de connaissance en tant

(1) Human Knowledge, p. 224.

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86 NÉO-FINALISME

que le tissu vivant de l'organe ou de l'aire cérébrale correspon­dante - ou plutôt ce qui apparaît comme tissu organique· à un observateur extérieur - fait partie du domaine équipotentiel' et auto-subjectif qui est la réalité même de l'être connaissant. La sensation est acte de connaissance, et non observation pure, en tant qu'elle est l'acte d'un être déjà dans le monde, capable de saisir des significations et d'avoir le sens de l' « autre »,.sens aussi primitif que l'intuition de sa propre existence. L'observation pure ne serait jamais connaissance, mais seulement événement, échange d'énergie. La connaissance pure resterait virtuelle, puis­qu'elle ne donnerait aucun détail sur l' <c autre». C'est la combi­naison d'observation et de connaissance dans la sensation en d'autres termes, de conscience primaire organique auto-subjec­tive de l'être vivant- et des événements physiques sur l'organe sensoriel - qui permet une << connaissance détaillée >J des autres êtres. Dans l'émission radiophonique, l'onde porteuse est une réalité physique, aussi bien que les modulations qui s'y ajoutent~ Dans la sensation~ la cc modulation » seule est physique, l' « onde porteuse» étant la subjectivité primaire fournie. par l'organisme vivant. Comme la modulation seule apporte le contenu d'infor­mation sur le monde extérieur, et tout le détail de la connais­sance, nous négligeons spontanément tout le reste, tout ce qui est auto-subjectivité, aussi bien dans l'observateur que dans l'ob­servé. Aussi, le sens commun, sans atteindre au purisme maté­rialiste ou behaviouriste de la science, qui tend à transformer tous les objets, l'homme compris, en corps ou en phénomènes physiques purs, est matérialiste pour tous les. êtres qui sont inca­pables de protester de leur vie intérieure. Les hommes sans ima­gination sont cc Malebranchistes » à l'égard des animaux infé­rieurs et des végétaux. <t Cela ne sent. pas )) 7 disait Malebranche de son chien. Nous sommes tous. << Malebranchistes » à l'égard des réalités physiques.

Ces considérations donnent la clé des distinctions qu'il faut faire entre les divers corps, ou entre les corps et les phénomènes de proche en proche. Le langage courant emploie le même mot <<corps» pour désigner l'organisme observable d'un homme ou d'un animal, et pour désigner une structure ou un amas minéral. Il en est en anglais ou en allemand comme en français (cf. les mots Korper et body). Le langage est justifié, nous l'avons vu, par la nature générale dé l'observation : un organisme vivant, tout comme une machine ou un nuage~ n'est observé que comme structure émettrice de photons. Quel que soit le mode de liaisons propre de cette structure, rien n'en paraît dans le pallern des

L'ILLUSIOIV RÉCJPROQU~ D'INCARNATION 87

ondes lumineuses qu'elle émet, et des effets photo-électriques produits sur la surface sensible. Les liaisons sont toujours infé­rées,. jamais observées. Rien n'est plus facile, comme on sait, que d'égarer ces inférences. Une figure de cire au musée Grévin, un automate, l'ombre d'un personnage sur la toile au cinéma, créent facilement l'illusion. Que je perçoive l'aspect circulaire d'une nébuleuse planétaire, d'un arc-en-ciel, d'un cercle tracé à la craiet d'une sphère métallique solide, d'une bulle de savon, ou d'une amibe au repos, je vois toujours un cercle, et pourtant les modes de liaison, dans ces différents cas, sont extrêmement différents. Une fois participant à mon «espace perceptif))' les formes les plus-différentes, pourvu qu'elles aient le même aspect structural, sont toutes des images mentales caractérisées par le mode d'unité du domaine conscient. Elles sont donc deux fois soumises à· un traitement qui les confond : d'abord, toutes leurs liaisons propres sont supprimées dans le pattern des ondes lumi­neus:es; ensuite,. elles participent· toutes au mode d'unité de la conscieJ;Ice qui les perçoit. Il faut que l'observation prolongée des formes, de leur fonctionnement, de leur comportement, il faut aussi que l'expérience et l'induction interviennent pour les dis­tinguer. L'expérience, même spontanée, distingue facilement entre les formes-aspects et les autres,. et refuse rapidement de considérer comme des << corps )) l'arc-en-ciel ou l'onde sur l'étang. Le sens commun éclairé les considère non comme des corps, mais comme des phénomènes qui doivent leur unité à l'action continue et statistique d'une loi. Mais la .c;listinction entre les autres types de corps, et entre leur mode de liaison, est beaucoup plus diffi­ciler comme le montre rhistoire des sciences. L'observation super­ficielle, et même l'observation approfondie du mouvement des corps célestes, ne: permettent pas de savoir qu'ils sont tenus par des glissières, par la solidité de sphères de cristal, s'ils obéissent à des liaisons purement dynamiques (attraction à distance),. s'ils suivent une géodésique d'espace:-temps non euclidien, ou s'ils sont des esprits divins qui suivenfle principe du meilleur. L'observation superfreielle du corps humain permet de le distinguer d'une figure: de cire et permet de distinguer un être vivant. d'un .cadavre. Mais fi?.ême l'observation scientifique ne permet pas de distin­guer facilement le corps humain et son comportement, d'un ·automate et de son fonctionnement (en fait, la non-distinction est encore soutenue par les disciples de Watson), ou de le, distin­guer d'une forme- Gestalt dynamique- de type <ç bulle de savon >>

(cette non-distinction est, elle aussi, soutenue, et elle est même une trouvaille récente) .. En psychologie même, par l]:n étrange

u

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88 NÉO-FINALISME

paradoxe, on hésite sur le mode de liaison qui fait l'unité men­tale, et l'on croit pouvoir emprunter au type de liaison des corps extérieurs le modèle qui servira à comprendre tous les phéno­mènes psychologiques : les atomistes antiques expliquent la connaissance par des chocs entre atomes; les associationnistes parlent de l'attraction entre images considérées comme des choses; les « Gestaltistes » appliquent non seulement au corps, mais à l'esprit, les explications par liaison dynamique de proche en proche selon un principe d'extremum.

Quand on observe un être suffisamment gros et complexe pour que sa structure puisse être reproduite sur une surface sensible : arbre, lettres mobiles d'un journal lumineux, cortex vivant ou cortex mort, on est exposé à toutes les ·erreurs de ce que Whi­tehead appelle « la concrétisation mal placée >> et à toutes les incertitudes sur le mode de liaisons de cet être. Mais l'observa­tion prolongée, qui nous donne le comportement de l'être et non seulement sa structure instantanée, l'expérience et. l'induction nous permettent en principe de faire les discriminations néces­saires. Une structure hiérarchisée, un comportement unifié, l'auto-régulation et surtout l'auto-réparation, l'équipotentialité, les critères observables de la téléologie, tels qu'un behaviouriste même, ou qui se croit tel, comme Tolman, peut les définir, per­mettent de supposer des modes de liaisons propres tout diffé­rents des modes de liaisons de proche en proche qui· suffisent à expliquer la subsistance ou le fonctionnement d'un amas, d'une forme-Geslall ou d'une machine. L'auto-régulation d'une forme­Gestalt peut s'expliquer par des interactions bord a bord, selon des lois extrémales. L'auto-régulation d'une machine autom~­tique peut s'expliquer par la disposition de ses pièces et de ses ambocepteurs se poussant l'un l'autre. Il n'y a aucune espèce de. raison, puisque,· de toute manière, nous n'observons· aucune forme dans sa« subjectivité», aucune liaison en elle-même, pour que nous nous croyions scientifiquement obligés de tout réduire à des liaisons de proche en proche. Il n'y a pas de raison non plus - sous prétexte que rien n'est corps - pour. que. nous sup­posions une subjectivité à ce qui n'est qu'un amas, un agrégat, Ul'l agencement mécanique.

Cest la faute que commet Heymans, en prétendant aller jus-' qu'au bout de ce qu'il appelle son monisme psychique et en renou­velant les rêveries de Fechner sur l'âme de la terre, considérée comme un individu psychologique (1). Cette faute dérive d'une

(1) Cf. T. J. C. GERRITSEN, La philosophie de Heymans, p. 247 sqq. ~

L'ILLUSION RÉCIPROQUE D'INCARNATION 89

erreur plus grave et plus fondamentale. Heymans ne distingue pas entre les divers modes de liaison des êtres observés. Il admet que les lois dites physiques ne sont qu~ le reflet d'un~ causalité .réelle cachée, mais il calque cette causahté réelle l?sych19.ue sur la causalité physique de proche en proche .. Il subsb~ue simplement au déterminisme physique un déterminisme psych1que qm est de même type, et il est dès lors incapable de distinguer ,ent;e un ~ur agrégat comme la planète Terre, et un système eqmpotent1el, comme le cerveau ou l'embryon.·

Imaginons que A observe de haut, non plus un homme B, mais une grande foule d'hommes défilant en immense cortège sur une route encombrée, ou rassemblée sur la place centrale d'une ville. Si A observe d'assez loin, .il peut ne pas savoir qu'il observe des hommes. Il remarque que cette foule, ou ce<< fluide,, matériel, se conduit « stupidement », sans auto-conduction ni prévision. Si la tête du cortège bute contre un obstacle, la queue continue à avancer et à se serrer contre la tête, en produisant une sorte de coup de bélier. Si la tête se remet en marche, une sorte d'onde de décompression se propage lentement vers la queue. Si la foule quitte la place centrale, elle s'écoule avec frottement par les issues offertes, à une vitesse calculable. Bref, les lois de la· mécanique des fluides rendent beaucoup mieux compte des mouvements observés que les lois de la psychologie individuelle. Il peut arriver que des ordres, émis par haut­parleur, viennent. modifier le jeu de ces lois toutes physiques,

· en agissant directement sur les individus conscients ainsi asso­ciés. A se rend compte alors dè son erreur, comme les physiciens qui découvrent les lois primaires sous les lois statistiques. Mais, dans une large mesure, l'allure de la foule est bien déterminée par le fait que le mouvem,ent de chaque individu n'est lié au mouvement des autres que « de proche en proche >>. Et dans cette mesure, il n'est pas seulement inutile, il est certainement faux de parler d'une âme de la. foule, ou d'une conscience propre de la foule, la faisant exister comme un être distinct, capable d'auto-conduction et de finalité. Une foule 'd'hommes très intelli­gents ressemble à s'y méprendre à une foule d'hommes stupides, ou même d'animaux, ou même de molécules. .

Cet exemple fait bien saisir que la négation du corps, ou de la matière comme entité distincte, n'entraîne pas du tout à affir­mer qu~, derrière n'importe quel «objet J> ou phénomène, il y ait une auto-subjectivité. Les molécules qui compos~nt un nuage, ou une machine, ou la te~re, peuvent avoir une subjectivité aussi bien que le,s hommes qui composent la foule. Mais la foule,

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90 NÉO-FIN ALISME

le nuage, la machine, la terre, n'en ont pas. L' «existence phy­sique » désigne un mode de liaison entre éléments, non une catégorie d'êtres. Si les interactions entre constituants sont de nature superficielle et se propagent de proche en proche, on parlera à bon droit d'existence physique, même si chacun des constituants est spirituel ou intelligent. Il est difficile de définir ici ce que nous entendons par interaction superficielle, puisqu~ nous n'avons pas encore défini l'interaction en général. . Mais que l'on pense provisoirement à un choc entre des corpuscules qui gardent leur individualité; que l'on songe encore à une action de pure puissance ou de pure contrainte entre des hommes qui se traitent comme de simples obstacles 01,1 de simples moyens, sans prendre la peine de se persuader les uns les autres, ou qui se traitent, comme on dit d'une manière: expressive, comme un « matériel humain ».

La distinction .ainsi faite entre << corps >> physique, obéissant à une causalité de proche en proche, et « corps » organique, unifié et capable d'équipotentialité et d'auto-conduction,. nous dispense de la distinction dialectique, renouvelée de Hegel, entre «l'en-soi.» et le << pour-soi >) 1 l'en-soi étant supposé. primitif relativement au pour-soi. Nous ne pouvons voir là qu'un reflet de vieilles. métaphysiques, elles-mêmes produit de conceptions <<pré-scientifiques>) du monde. L'en-soi, c'est le Grund de la vieille philosophie allemande, et même du Chaos primitif des théogonies. En France, la notion a rencontré plus spédalement des réminiscences du vieux mécanisme matérialiste. Sur un Fond primitif, aveugle et sourd, la conscience, le cc pour-soi))' s'élève et donne seule un sens à ce <<primitif >l : <<EUe crée le monde en le nommant (1). »

Les faits ne confirment pas cette interprétation poétique ou ces savantes dialectiques. La c.onscience psychologique~ au ,sens ordinaire du mot, spécialisée dans, la sensation des êtres. exté­rieurs à l'organisme grâce aux dispositions spéciales du. cortex et des organes sensoriels, n'est pas. la seule<< forme>) réelle. Tout être, tout centre d'activité, est son propre suj.et, se possède lui­même. Tout être qui n'est pas un agrégat, tout être cc organique>) au sens large où Whitehead emploie le mot- ce quicomprend aussi les individualités de la physique et de la chimie - est forme,. c'est-à-dire directement auto-possession,<< pour-soi>> au~si bien qu' « en-soi». L'existence brute, aveugle et sourde, doit

(1) Le mot est de M. Heidegger, mais la thèse n'est pas spécifiquement existentialiste ou hégélienne (cf. par exemple, N. HARTMANN, Ethik, p. 312};.

. f 1

L'ILLUSION RÊèiPROQUE D'INCARNATION 91

·être comprise à parlir de cette présence de formes se possédant elles-mêmes, tout comme les lois de la physique classique peuvent être reti;ouvées à partir des données de la micro-physique. Elles en dérivent par l'effet de la multiplicité des êtres proprement dits,, qui, devenus étrangers les uns aux autres, ne se touchent plus que bord à bord, d'une manière superficielle, n'agissent. le~ uns sur les autres que de proche en proche, et· peuvent ams1 former des amas, ou des cortèges, ou des foules incapables d'auto-conduction.

Commen.t s'opère cette multiplication des êtres? Nous ne pré­tendons pas le savoir .. Mais les faits biologiques, et même aujour­d'hui les faits chimiques, nous font assister, sans nous en révéler .Je secret, à cette double opération : d'une part, une multipli­.cation .. qui reste: dominée par une unité survolante, et qui garde 1~ équipotentiaJité : c'est la multiplication cellulaire aboutissant au développement d'un être multicellulaire à partir d'une cellule , uilîql!le:· - d'autre part une. multiplication aboutissant à une multipÏicité d'êtres: division de reproduction, schizogénèse, divi­sion des Protozoaires, meiose chez les animaux sexués, etc. La multiplicité des êtres n'est sans doute pas absolue; les êtres ainsi reproduits· et séparés ne sont pas des mondes totalement étran­gers les;. nns aux autres .. ,. Les individus de· même espèce peuvent se refondre, non seulement d'une manière indirecte, par union

. sexuelle des gamètes, mais directement dans certains cas (auto­gamie,. fusion de deux œufs accolés, etc.}. Mais ils n'en échappent pas moins à la. dominance d'ane: unité supérieure. Ils y échappent très suffisamment pour se battre entre eux, ou pour se pousser les uns les autres comme. des corps étrangers. Déjà dans la mul:­tiplication cellulaire de développement, une certaine altérité apparaît, d'une cellule à l'autre : l'équipotentialité este~ grande partie distribuée. Le·. « corps propre » d'un m'?lticellulaire, ~'un -homme, lui apparaît comme son corps, mais tout de mem~, comme: corps, malgré l'intimité de la possession. Dans la multi­plication cellulaire de reproduction,. l'altérité est plus complète; les individus de même espèce sont des étrangers qui ne peuvent, le plus souvent, que se toucher superficiellement, ou qui se traitent réciproquement comme des choses contre lesquelles on se bute .. Même des frères jumeaux univitellins, et même des frères· siamois se. battent et se cognent, .alors qu'une circonstance infime, probablement, a transformé en «corps-autre» ce qui aurait dû être<< corps propre>). Notre A et notre B (fig.18) pour­raient être un senl «·monstre en Y )) ayant pu survivre comme, dit-on, les. jumeaux en Y qui vécurent jusqu'à vingt-.hu~t: ans à

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92 NÉO-FIN ALISME

la cour de Jacques IV, roi d'Écosse, et qui avaient un seul corps propre commun à partir du bassin.

Par la multiplication de reproduction, le «pour-soi» de cha­cun, après division, est enfermé comme dans une coque imper~ méable, et il n'intéresse plus les autres qu'exceptionnellement. Seules les « coques » exercent les unes sur les autres des effets

de puissance. La multiplication de reproduc-tion n'est pas un phénomène purement bio­logique. Les bactéries les plus petites, ne pou­vant être formées que d'un petit nombre de grosses rn olécules ( 1), la multiplication des bac­téries a nécessairement l'aspect d'une multipli­cation de molécules, comme dans les effets catalytiques, et d'une véritable «reproduction»

Fw. 18 chimique (2). De la molécule à la micelle chi-mique, de. celle-ci aux micelles biologiques, il

y a toutes les transitions. Les micelles -- chimiques ou . bio­logiques - sont aptes <c à se. scinder en micelles semblables, par un véritable processus de scissiparité reproductive (3) ». A

· en croire certains physiciens, la multiplication des êtres à partir d'une unité primitive est encore beaucoup plus fondamentale, puisque G. Lemaître a émis l'hypothèse hardie de l'atome pri­mitif unique (4), origine de toute la cosmogonie.

Mais le point intéressant pour nous est que la multiplicité - et par conséquent le «corps>>, l'existence dite physique ou matérielle - sort d'une unité plus primitive qui n'est pas corps, mais être auto-subjectif, forme pour soi. Nous n'avons pas besoin de recourir à des hypothèses cosmogoniques audacieuses . pour· surprendre, sinon pour comprendre, ce passage à l'existence physique. Il s'opère tous les jours sous nos yeux. Il n'est pas une aventure fabuleuse arrivée à un Grund, ou un moment dia­lectique de l'Esprit absolu, ou une << néantification de l'en-soi». Quand, de la ponte d'un seul hareng, sort tout un banc de harengs, qui se promène « stupidem~nt >> dans la mer, à la manière d'un nuage dans le ciel, il y a bien passage d'une réalité organique à une. réalité se mi-physique.

A tous les points de vue, le mode d'être du corps, de la matière physique, est un mode dérivé et secondaire. A tous· les points de vue, le mode du domaine subjectif, équipotentiel, est plus

(1) Cf. MoYsE, Biologie el physico-chimie, p. 77. . (2) G. MATISSE, Le rameau vivant du monde, III, p. 217. (3) Catoire et Malfitano. (4) G. LEMAITRE, L'hypothèse de l'atome 'primitif {Neufchàtel).

L'ILLUSION RÉCIPROQUE D'INCARNATION 93

fondamental. Le<< thématique >>.et le<< téléologique» est premier. A partir d'un domaine auto-subjectif, on comprend co~m~~t!

· par morcelage ou reproduction, peut apparaître une mulbphCite d'êtres eux-mêmes subjectifs, mais liés par des rapports. de proche' en proche, et dont l'allure d'inter~cti~n constituera ~e que l'on appelle l'existence physique. Mms !Inverse ne sera~t pas vrai. Il serait impossible de comprendre _comn:ent, à partir d'une multiplicité d'existants physiques qui serarent de purs corps, un domainesubjectif pourrait naître. Quand une compo­sition paraît créatrice, c'est que les corps co~posants n'ont _Pas interagi comme corps les uns sur les autres, mms comme domames subjectifs non totalèment distincts.

Le dualisme cartésien, ou le dualisme modifié que nous avions provisoirement posé pour la commodité de notre e:xposé, peut donc être abandonné. L'union intime de la consCience et du corps où de l'organisme comme domaine subjectif de conscience et d~ l'organisme comme ensemble d'organes-outils, n'est pas m1 scandale ou un mystère. Le corps est l'apparence que prend pour un domaine subjectif. A un dom~ine composé B, qua~d. B n'agit sur A que d'une mamè;e ~~perficwlle e~ qu: ~ne ?~ns1dere par suite, en B, que la multipliCité des,~o~s-~n~Ivid~_ahtes c~ns­tituantes. Il y a tous les degrés dans 1 mtim.It_e de l1nteracbon, .depuis la participation intime de deux ?omames e~tre eux -auquel cas ils ne font qu'un et sont simples parties dans 1~ même forme en.soi -jusqu'à la distinction presque absolue qm fait apparaître l'objet comme une pure chose. Dans notre corps même ·nous trouvons tous ces degrés, puisqùe nos ongles et nos cheve~x sont pour nous des corps presque aussi étrangers qu'un couteau ou un peigne de poche, qu'ils ne nous intéressent que

· p<:1.r leur bon état physique, et que nous P?uvo~s les ,r~gar­der du dehors les· couper, sans aucune sensation cenesthes1que, tandis que ~os cellules sensorielles parti~ipent. directeme~t par leur activité à l'activité de notre consCience-Je, et contri­buent à « informer » cette conscience dans les deux sens du m~. .

Le Plioblème général de la multiplicité et de l'i~ter~ction des êtres subsiste mais il absorbe comme un cas particulier le pro­blème de l'interaction ·de la èonscience et du corps. Ce qui sub­siste surtout ·c'est le mystère et le paradoxe d'une multiplicité qui offre des' degrés et qui exclut l'unité plus ou moin~. ,L'acti­vité finaliste implique une unité , <c ~urvo.l~n:e >>, o~ga~Is.a~t une multiplicité subordonnée et à demi <c ahenee ». L act1v1te fina-

·liste humaine ou animale, utilisant le cerveau et les organes sen-

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94 NltO-F IN ALISME

soriels comme appareils à rendre intimes les corps extérieurs et à les organiser en outillages, n'est aussi qu'un cas particulier de l'activité finaliste en général. Pour la comprendre dans sa géné­ralité, il faut évidemment examiner de plus près la nature des domaines unitaires de forme et d'activité.

CHAPITRE IX

<<SURFACES ABSOLUES» ET DOMAINES ABSOLUS DE SURVOL

Nous avons, jusqu'ici, simplement opposé les domaines uni­taires d'activité : conscience corticale, conscience embryonnaire et organique, individualités de la physique non statistique, aux machines sans équipotentialité ou aux formes- Gestalt qui n'ont qu'une pseudo-équipotentialité. Peut-on définir d'une manière plus positive en quoi exactement consistent ees domaines et comment leurs propriétés se rattachent à leur nature? Considé-

1

y 1,, 1.'

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1 ' 1 \

FIG. 19

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1 \

rons d'abord un cas simplifié (1 ). Une surface physique, la sur­face d'une table, par exemple, est définissable parles extra parles. Si la su~face est marquetée en damiers (fig. 19), les divers frag­ments de la màrqueterie sont extérieurs les uns aux autres. Rela­tivement à l'un quelconque d'entre eux, ils sont tous à un autre

(1) Cf. R. RuYER, La conscience et le corps, p. 56 sqq., et Urie illusion dans les théories philosophiques de l'étendue (Revue de Métaphysique, 1933).

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96 NÉO-FINALISME

endroit sur la surface. Un appareil photographique, pour prendre l'ensemble de la surface, doit être placé à quelque distance, le long d'une dimension perpendiculaire. Un être vivant, -de mênie, localisable comme corps, doit avoir l'œil placé à peu près comme l'appareil photographique pour percevoir l'ensemble de la sur­face et son pallern décoratif. Si je regarde la photographie de la surface de la table, je· serai encore o:bligé de placer mes yeux à

FIG. 20

quelque distance de cette photographie. Il faut être dans . une deuxième dimension pour photographier ou percevoir une ligne. Il faut être dans une troisième dimension pour photographier ou percevoir une surface.

On sait- c'est un des ornements habituels des livres de vul­garisation de mathématiques - que des êtres à une· seule dimen­sion, dans un monde à une dimension, ne pourraient voir une ligne comme ligne, mais seulement comme point; que des êtrès infiniment plats, vivant sur une surface, croiraient suffisamment enfermer un trésor T en l'enfermant dans un cercle à l'épreuve des voleurs indigènes V, V', V"; mais qu'un voleur évoluant comme nous dans la troisième dimension verrait et pourrait tou­cher T, sans être obligé de toucher au cercle protecteur (fig. 20). Par analogie, il est aisé de conclure que nos corps solides ont tous leurs points visibles à la fois pour un observateur qrii serait dans la quatrième dimension. ·Les corps solides sont cc ouverts » dans la quatrième dimension, comme un cercle est ouvert dans · la troisième. Un être quadridimensionnel pourrait voir et percer notre cœur sans toucher à notre peau. Bref, il faut toujours un observateur situé dans la n + 1 me dimension pour voir à la fois tous les points constituants d'un être à n dimensions. Et pourtant,· celle loi géométrique, qui vaut pour la technique de la perception c' es i-d-dire pour la perception comme événement physiço-physio­logique, est en défaut pouP la sensation visuelle comme étal de conscience.

« SURFACES ABSOLUES }> 97

Considérons· en effet non plus l'observation photographique, ou la mise en scène organique de la perception, mais ma sensa­tion visuelle en elle-même. Elle comporte, comme la table ou la photographie de la table, des détails multiples, des damiers qui sont aussi, en un sens, paries extra paPles, chacun étant à un autre endroit que n'importe quel autre. Cette fois, pourtant,« je» n'aipas besoin d'être en dehors de ma sensation, dans une dimen­sion perpendiculaire, pour considérer, l'un à part de l'autre, tous les détails de la sensation. Même quand, au lieu de fixer mon

~~ J'..T,--,- 1 , 1 -__r_

/ ~

FIG. 21

attention sur la table, «j'inspecte »ma sensation (pour constater · ·mon astigmatisme ou ma myopie), je n'ai pas à me mettre en dehors d'elle pour la connaître. Si j'observais le cortex d'un être en train de regarder la table, j'aurais à être en dehors de ce cortex,. mais il n'en est pas de mên;1e s'il s'agit d'éprouver ma propre sensation. Heureusement pour moi car, autrement, j'aurais besoin d'un. troisième œil pour voir ce que voient mes deux premiers, puis d'un quatrième pour voir ce que voit le troisième, etc.

R, l\UYER 7

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98 NÉO-FINALISME

Je serais pareil à l'homme dont parle J. W. Dunne (1) qui, voulant faire une peinture complète de l'univers, 1° peint d'abord le paysage, 2o puis s'avise qu'il s'est oublié lui-même; et se représente en train de peindre,3° puis s'avise qu'il a oublié de se représenter en train de se peindre, etc. {fig. 21). La connaissance­conscience par opposition à la connaissance-observation, le self­enjoyment a pour propriété essentielle de dispenser de la régres­sion à l'infini et d'un << univers· sériel ». Dunne croit la régression à l'infini inévitable parce qu'il fait, de la connaissance et de la conscience, une sorte d'observation ou, comme il dit, de ·« des­cription >>. L'observation d'une expérience doit al4?rs être encore l'observation et la description de cette expérience comme mienne. Mais il faut encore qu'un autre observateur observe et décrive le deuxième observateur, qui observe et décrit le premier, etc. Comme 1e dit Dunne, justement, « l'esprit que peut décrire une science humaine ne peut jamais être une représentation adé­quate de l'esprit qui peut faire cette science (2) ». De cette thèse parfaitement juste, Dunne tire cette conclusion parfaitement fausse que « the process of correcting that inadequacy must follow the seriai steps ·of an infinite regress », << le processus de correction de l'erreur commise doit suivre les étapes sérielles

. d'une régression à l'infini ». La bonne conclusion est évidemment que la << description » ou

l' <<observation» de l'esprit - ou du domaine subjectif - est tout autre chose que la subjectivité même de <<l'esprit l>. décrit ou observé.

La conception de Dunne, si elle a amusé beaucoup de gens, n'a pas eu grand succès dans la philosophie contemporaine. Mais on n'a peut-être pas examiné d'assez près à quoi nous oblige la négation de la régressio'n à l'infini. Revenons à la surface de la table-vue. Elle n'obéit pas aux lois de la géométrie physique. C'est une surface saisie dans tous ses détails, sans troisième dimen-. sion. C'est une cc surface absolue ll, qui n'est relative à .aucun point de vue extérieur à elle-même, qui se connaît elle-même sans s'observer. Alors que, si j'ai l'œil sur la table, je ne vois rien, je n'ai pas besoin d'être «à distance)> de la sensation pour là voir étendue. Par contre, je ne peux tourner autour d'elle pour la considérer sous divers angles. <<Je)> (mon organisme) peux tour..; ner autour de la table pour ·obteni-r des sensations différentes, mais <<je» ne peux tourner autour de ma sensation une fois obtenue.

{1} The Seriai Univers, p. 29 sqq. {2) The Serial .Univers, p. :32.

« SURFACES ABSOLUES >> . 99

C'est aussi une surface à un seul côté (comme la surface de Mobius, mais en un tout autre sens) :si je vois dans mon champ visuel une tache lumineuse périphérique se mouvoir dans le sens direct, par aucun procédé mental je ne puis la voir se mouvant dans le sens rétrograde (comme l'observerait un oculiste qui regarderait ma rétine dans son ophtalmoscope). Ce fait est lié au caractère non géométrique du survol conscient. Si la surface . sensible pouvait être vue de deux. côtés, elle ne serait pas une

· sensation, mais un objet. Je puis tourner mon attention ou ma cc prospection mentale »

sans bouger mes yeux - l'expérience le prouve - sur tel ou tel détail de la sensation, par exemple, sur tel carré blanc ou noir. Je peux intervertir les carrés blancs ou noirs dans leur rôle de figure ou de fond·, mais ces « déplacements l> de l'observation intérieure n'obéissent pas aux lois des déplacements et. de l'ob­servation physique, et n'ont pas du tout les mêmes effets. Les détails multiples de la sensation sonti distincts les uns des autres, et pourtant, ils ne sont pas vraiment autres les uns pour les autres, pùisqu'ils font tous ensemble ma sensation qui est une. Ils ont entre eux un ordre bien déterminé; ils ont même des rap­ports de caractère métrique (les carrés paraissent égaux, etc\ m.ais cet 6rdre, ou cette égalité, n'a pas une valeur purement opératoire, comme la technique de l'artisan qui a marqueté la table. Ordre et rapports multiples sont donnés immédiatement dans une unité absolue qui. n'est cependant pas une fusion ou confusion. Cela revient. à dire que ma sensation est une forme proprement djte, une forme et non un pattern, ou une structure, ou un assemblage d'éléments, ou une forme-Gestalt.

Relativement à la multiplicité des détails dans la sensation, <<je » - l'indéfinissable «je >> __,_.apparaît comme l'unité, comme une unité douée .d'ubiquité. Par là encore, la sensation et la subjectivité en général échappent aux lois ordinaires de la phy­sique. On a dit que l'essentiel de la théorie de la relativité (res­treinte) revenait à s'aviser que l'on ne peut être à deux endroits à la fois. En ce sens, l'étendue absolue, subjective, échappe à la juridiction de la théorie de la relativité. cc Je » suis à tous les· endroits à la fois de mon cha:tp.p visuel. Il n'y a pas de propaga­tion de proche en proche, de vitesse limite, poUr un tel domaine. Si je regarde deux horloges d'un seul coup d'œil, quoique dis­tinctes, elles ne font qu'un. Il n'y a pas d' cc ailleurs absolu >>.

dans un domaine subjectif, puisqu'il n'y a pas d'altérité absolue des détails les uns pour les autres. Si je numérote les cases du damier, les carrés d'une extrémi~é sont plus loin des carrés de

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100 NÉO-FINALISME

l'extrémité opposée que des carrés du milieu. Et pourtant, cet éloignement variable, qui apparaît dans. la figure ordonnée de la

FIG. 22

sensation, n'est pas une vraie distance qui dema.ilderait, pour être vaincue, des moye-ns et de l'énergie physiques.

La notion de survol absolu; de survol. non dimensionnel, est

~---------). _______ _ -~­

,_. ... ~_..-- ... .. -:::: _______ _

FIG. 23

la clé, non seulement du. problème de la conscience, mais du problème de la vie. Elle permet de saisir la différence entre la

« SURFACES ABSOLUES » 101

conscience primaire et la conscience seconde, problème que nous avons déjà abordé (1). Comme la question est difficile, rai­sonnons sur des cas concrets en nous aidant d'images.

A.- Figurons d'abord, tel que le voit un. observateur, un homme en train d'écrire sur une table encombrée, et, d'autre part, un Protozoaire (comme exemple d'être vivant sans sys­tème nerveux), en train de contourner un obstacle par essais et

Cère/es de mes lunettes

~ .. ~ .. -- ... ·, .. -..

Fra. 24

''Man" champ visve! avec sur-vol·

absolu

erreurs (fig. 22 et 23). L'observateur voit l'homme tourner la tête et les yeux,· selon la direction de son attention, vers les objets placés sur la tapie. Il peut mesurer la distance entre les yeux de l'homme et son papier, aussi bien que la distance entre le Pro­tozoaire et l'obstacle .. De même, il peut suivre la marche des sti­muli optiques et des influx nerveux, des objets vus à la rétine, à l'aire occipitale, et aux centres moteurs cortica~x, puis médul­laires. B.- Supposons maintenant que l'homme assis soit moi­

même. Voici ce que me donne mon champ visuel (fig. 24). Ce champ visuel me présente immédiatement, à la fois, mon corps (de ma tête, ne paraissent que le cercle vague de mes lunettes, .et les images encore plus vaguès de mon nez et de mes lèvres), et les

(1) Chap. VI.

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102 NÉO-FINALISME

objets observés par _moi, à savoir ma table, les livres qui l'en­combrent, et le papier sur lequel j'écris. Une distance sensible apparaît immédiatement entre mon corps-vu et la table-vue d~stance qui me ~araît corr~spondre à la distance entre mon corp~ reel et la table reelle que 1 observateur est en train de mesurer. C~ ch~mp de conscience sensorielle est localisé, nous apprend

la b~ol~g~e, dans. mon cortex occipital; il est très probablement (1 )' la real~te en ~OI de I?-on area slriala, ou d'un certain étage de c~tt~ mre. ~~Is ce qm est, en tout cas, certain, c'est que tous les ?etm_Is. de limage sensorielle doivent être donnés d'une façon Im~~diate d~ns une unité absolue, puisqu'il n'y a pas encore une trOisième rétme, ou une deuxième aire striée pour voir du dehors ce champ visuel comme l'observateur voit l'homme en train ~:écrire .. Le «_je », ou l'unité consciente quelle qu'elle soit, . a limpresswn VIve de survoler ce champ de conscience comme s'il l' o~servait du dehors. La tentation est presque irrésistible pour mOI de m'imaginer, d'imaginer le« je», au-dessus du cercle appa­rent de mes lunettes, par identification de cette «unité-je>> avec une sorte de centre de la tête invisible que ma sensation me permet de ?eviner; Et pourta~t, il èst clair que 1~ «je>>, ou l'unité d~ la c~msCience, n est pas à distance, dans une dimension perpen­diculaire, de l'ensemble du champ visuel, de la même façon que mes yeux, ou ma tête de chair, sont à distance de la feuille sur laquelle ma main écrit. L'image de mes lunettes, l'ombre .vague de. mon nez ou de mes sourcils font partie de mon champ visuel pris en bloc. Toutes ces formes sensibles, comme toutes les images de mon corps, sont donc localisables, par le biologiste qui m'ob­serve du dehors, dans mon area slriaia, où, encore une fois- mais on ne saurait trop le répéter -,- il n'y a pas de troisième œiL Mon champ visuel se voit nécessairement lui-même par << survol absolu>>, ou «non dimensionnel». II se survole sans prendre de distance le long d'une dimension perpendiculaire.

C'est donc par une grossière erreur que l'on imaginerait le cham.I? visuel, dans l'aire occipitale, comme une sorte de photo­graphie, ou encore comme ces montages cinématographiques par lesquels une scène à trois dimensions devient tout à coup une page d'album qui se met à tourner devant nous sur l'écran. Entre l' «unité-je» et le champ visuel, il n'y a qu'une «distance» pure­ment symbolique {fig. 25).

La sensation visuelle prouve donc qu'une certaine partie au moins de l'organisme - si l'on admet l'hypothèse naturelle que

(1) Chap. VIII, et R. RuYER, La conscience el le corps, }re partie.

« SURFACES ABSOLUES >> . 103

le champ visuel a quelque rapport avec l'aire oc.cipitale - est capable d'être directement consciente d1elle-même,. puisqu'elle se voit elle-même, sans observateur dans une dimension perpen-diculaire, par survol absolu. ·

G. - Puisque l'aire occipitale, modulée. par les stimuli optiques, doit finalement se voir, avoir l'enjoyment d'elle-même, pourquoi le Protozoaire ne pourrait-il se «voir» lui-même directement, tout aussi bien que notretissu cortical? Le Protozoaire n'a pas

O "Troisièn:e c:etl" mythtque

. "'1 \

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FIG. 25

d'yeux, ni de miroir; mais notre cortex non plus n'a ni œil, ni miroir pour voir ce que les yeux lui o~t déjà apporté. Se voyant lui-même, le Protozoaire, ou son <<unité>> en survol absolu, ne verra pas, dans ce champ de self-enjoymenl, de formes extérieures (il ne verra pas, par exemple, la forme de l'obstacle qu'il essaie de contourner). Il n'a pas d'organe sensoriel qui permette la modulation d'une partie de son organisme selon le pattern d'ob­jets extérieurs. Son champ de conscience ne sera que sa propre forme organique, qui sera en principe tout l'univers pour lui. Cette forme organique survolée pourra être d'ailleurs. aussi dis­tincte que notre champ visuel et présenter tous les détails struc­turaux de l'architecture cytoplasmique aussi nettement que notre sensation visuelle nous présente tous les détails de la table mar­quetée et encombrée que nous regardons. Cette forme organique, ou ia conscience primaire, n'es.t pas vague ou psychoïde. Elle n'a aucune raison de l'être. Elle ne peut même jamais être <<myope

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104 NÉO-FiNALISME

pour elle-même>> comme une sensation visuelle dans la conscience seconde, car ce n'est pas notre cortex occipital qui est myope, ce sont nos globes oculaires.

En d'autres termes, il n'y a au fond qu'un seul mode de conscience : la conscience primaire, forme en soi de tout orga­nisme et ne faisant qu'un avec la vie. La conscience seconde, sen­sorielle, est la conscience primaire des aires cérébrales. Comme le cortex est modulé par des stimuli extérieurs, la conscience senso­rielle nous donne donc la forme des objets extérieurs à l'orga­nisme. Mais ce contenu particulier ne représente pas du tout un caractère essentiel de la conscience et de la vie. Il n'y a aucune raison de refuser à nos cellules non corticales et même non ner­veuses, ou à notre organisme en général, la subjectivité, la conscience primaire, l'auto-survol, le self-enjoymenl de leur forme propre. «Je» ne participe pas à ce self-enjoymeni parce que <<je» suis spécialisé dans la conscience sensorielle.

Il n'y a pas davantage à s'étonner que le« je >> de la conscience seconde soit coupé irrémédiablement de la conscience primaire, que« je »n'aie aucune conscience primaire directe de mon orgà­nisme. Cette coupure représente un phénomène normal de ((distribution», identique aux<< distributions>> qui, au cours de l'em;­bryogénèse, fragmentent les aires de développement et les « déter­minent>> en les spécialisant. La cénesthésie, nous l'avons vu (1), n'a rien à voir avec la conscience primaire. C'est une co,nscience seconde, au même titre que la conscience visuelle, ·supposant comme celle-ci une aire corticale (aire pariétale) en bon état. De même, les pulsions instinctives et les sensations de besoin orga.:. nique, qui émergent dans la conscience seconde, ne peuvent don­ner à la « conscience-je» aucune intuition de ee qu'est, e~ elle­même, la conscience primaire. C'est même une source inépuisable d'erreurs philosophiques que de le croire; car, imaginant la conscience organique sur le mode des pulsions par lesquelles elle communique avec la conscience seconde, on lui attribue sans aucune raison le caractère vague et confus qui n'appartient qu'à ses messagers.

La conscience, -ou l'unité x du survol non dimensionnel­malgré un préjugé invétéré, n'est pas essentiellement perceptive

· ou cognitive de structures spatio-temporelles. Elle est essentielle­ment active et dynamique, organisatrice des structures spatio­temporelles qui lui sont données dans son champ de survol, structures soit organiques, soit sensorielles. La conscience n'est

{1) Cbap. VI.

·.·.

<< SURFACES ABSOLUES >> 105

cognitive que de formes-idées, de thèmes ou de types trans­spatiaux qu'elle vise par-delà le champ de survol et selon les­quels, comme idéaux ou comme normes, elle organise ou amé­liore l'organisation des formes-structures dans le champ.

C'est ici le point le plus délicat de cette difficile question. Il faut nier énergiquement qu'il y ait une dimension géométrique donnant un point d'observation extérieur au champ sensoriel. Mais il faut affirmer non moins énergiquement qu'il y a une sorte de transversale «métaphysique ))' à l'ensemble du champ, et dont les deux « extrémités >> sont le « je >> (ou l'x de l'individua­lité organique) d'une part, et d'autre part, l'Idéal directeur de l'organisation. .

Pour la conscience primaire (par exemple du Protozoaire), . l'Idéal dir~cteur est le type organique. Pour la conscience seconde

d'un animal possédant un système nerveux et des organes sen­soriels, l'Idéal directeur est à la fois le type organique et un U mwell étroitement rattaché au type organique selon lequel l'abeille, par exemple, ne voit dans les formes extérieures appor­tées par ses organes sensoriels que les fleurs comme réserves de nourriture, la ruche comme refuge, etc., et les cherche et les main­tient dans cet état. Pour la conscience. seconde humaine, l'Idéal directeur est le monde des essences et des valeurs, détaché du typè organique humain. Mais, dans ·ces trois cas, la conscience n'est pas une sorte de domaine inerte, simplement unifié par le survol absolu; la conscience est organisatrice. Le Protozoaire travaille à maintenir' son type organique, malgré les phénomènes

· physîco-chimiques qui tendent à l'altérer. L'abeille travaille le monde selon les gnosies instinctives qui caractérisent son U mwell spécifique. «Je>> travaille, par exemple (fig. 26), à mettre en ordre ma table-vue si elle est en désordre, en me référant à un idéal d'ordre, ou je travaille à maintenir en bon état mes outils, ou à réaliser en général mes normes idéales en les incarnant dans·. les êtres ou objets qui m'entourent.

. . Nous avons raisonné jusqu'à présent- et nos schémas accen­

tuaient encore cette Îlnptession - comme si « domaine absolu >>

était synonyme de cc surface absolue >>. Mais, en fait, la surface absolue étant intuitionnée sans troisième dimension, rien n'em­pêche de concevoir des domaines absolus plus généraux, par exemple des volumes absolus. La conscience primaire organjque doit ressembler à un volume absolu plutôt qu'à une surface·abso.:..

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106 NÉO-FIN ALISME

lue, puisque, observée comme corps, elle apparaît comme volu:ne. Mais, les lois géométriques ne s'appliquant pas aux ?o~aines subjectifs, la conscience primaire d'un organisme à trois dimen­sions, tout en constituant une forme où tous les détails sorl.t pré­sents à la fois, n'exige pas l'hypothèse d'un sujet logé .dans u:r:e quatrième dimension. La conscience primaire orgamque dOit même correspondre à un domaine absolu d'espace-temps. L'orga­nisme n'est jamais une structure anatomique instantanée, mais

Idéal p'ordre

FIG. 26

un ensemble de processus. Une espèce est caractérisée tout autant par les étapes de son développement que par sa forme adulte. Un <<type >> est spatio-temporel. Ses formes embryologiques font par­tie de son anatomie dans l'espace-temps; son développement est inséparable de son être. Les domaines absolus impliquent, en principe, une possibilité de survol du temps, comme de survol de l'espace, avec cependant des limitations au sujet desquelles nous reviendrons. C'est l'ensemble de l'espace-temps des physiciens qui doit être « survolé » sans dimension supplémentaire dans le cas des domaines absolus (1 ).

Le survol du« je J> est purement métaphorique. Métaphorique de même la «surveillance>> que le «je>> semble exercer sur son domaine de survol. En fait, domaine, «je))' Idéal forment un ensemble indissociable qui est surveillance active; une <c surveil- . lance>> différente correspond à un changement propre du domaine,

(l) Cette nécessité a été aperçue par A. WENZL, Wissenschaft und Welt­anschauung, 3e partie. Mais il en tire, à tort, la nécessité d'!idmettre une cinquième dimension, ce qui revient à confondre la géométrie et la cons­cience.

<(( SURFACES ABSOLUES » 107

·changement, de« figure J>, ou mutation figure-fond .. On comprend .ainsi le. rôle du domaine subjectif dans la régulation du jeu· des ·mécanismes et des: outils organiques subordonnés. Ces outils ·organiques ne sont pas de purs outils,' simplement ·surveillés par un gardien ou un ouvrier en chair et en os. Les outils et les usines

:matérielles extra-organiques échappent en grande partie à leur propriétaire'. Les hommes ne peuvent être partout à la fois pour veiller à ce que tout se passe bien, et pour réparer ce qui se dété­riore. Les outils· organiques, au contraire, au moins dans les or- . ;ganismes . jeunes, sont « tenus >> par des domaines subjectifs ·équipotentiels qui les << survolent )) et les « surveillent », avec l'ubiquité inhérente aux domaines subjectifs et aux surfaces absolues, qui les réparent en cas d'usure ou de lésion légère, en jntervenant pour corriger le fonctionnement, par lui-même ;aveugle, des ambocepteurs subordonnés.

II y a, entre le surveillant en chair et en os, relativement à ses ,outils extra-organiques, et le champ de surveillance des organes, la même différence qu'entre les conditions physiques et tech­niques de l'observation et celles de la sensation consciente. Dans l'un comme dans l'autre cas, il faut bien s'arrêter, sans remonter .à l'infini. Si un petit surveillant interne devait surveiller l'orga­nisme de l'ingénieur en se promenant en lui comme l'ingénieur se promène dans l'usine, qui surveillerait ce petit surveillant interne? Fort heureusement pour nous, la surveillance de nos organes est dernière et absolue; elle est auto-surveillance. L'in­génieur, en tenant à jour dans son bureau des tableaux et des graphiques reproduisant exactement l'état des machines et des .approvisionnements de l'usine lointaine, essaie d'imiter le mode de surveillance organique et cortical. Ces graphiques et ces tableaux peuvent être vus d'un seul coup, . tandis que l'usine réelle fonctionne d'une manière semi-aveugle, par enchaînement

· <les productions et des services. Aussi, l'ingénieur peut parer à un ·manque de coordination, qui s'annonce sur les graphiques .avant d'être éprouvé réellement dans les services. Ce <c cortex .artificiel » doit s'appuyer toutefois sur le cortex réel de l'ingé­nieur, qui, lui, est une surface absolue, un tableau qui se lit lui-même. '

On saisit hien, ici encore, que les surfaces absolues et. les domaines absolus auto-subjectifs sont premiers relativement à toutes les catégories de pseudo-formes, pallerns, structures, assem.:. blages divers, Geslallen, etc., et ne peuvent en dériver par compo­sition. Les tableaux et les graphiques du bureau de l'ingénieur· sont postérieurs à l'usine, de même que la sensation visuelle de

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108 NÉO-FINALISME.

la table marquetée est postérieure à la table. Mais, évidemment, les ingénieurs qui ont construit et agencé l'usine avaient «dans l'esprit» un tableau d'ensemble de cet agencement, de même que l'artisan qui a fabriqué le damier cc voyait», ou se référait à la vue de ce damier.

Si les surfaces absolues sont admises comme primaires, il semble alors que l'on soit voué à un autre paradoxe. L'histoire de l'évolution semble imposer l'idée d'une formation progres­sive, plutôt que l'idée de formes absolues préexistantes. Si le cortex et la conscience de, l'ingénieur sont antérieurs aux tableaux et graphiques qu'il utilise, ce cortex s'est formé au cours du développement embryogénique. Mais, nous l'avons vu, le cortex ne fait que retenir l'équipotentialité de l'embryon, qui dérive elle-même de l'équipotentialité de l'œuf, qui, à son tour, dérive de cellules germinales équipotentielles. L'équipo­tentialité étant la manifestation caractéristique des formes abso­lues, on peut dire que, si haut que l'on remonte dans l'histoire des formes vivantes, on trouve toujours une forme absolue qui a subsisté sans aucune interruption depuis les centaines de millions d'années de l'évolution biologjque. Des vivants primi .. tifs à l'homme et à son cerveau, il y a bien formation, mais formation à partir d'une forme absolue différente, non à partir d'éléments dispersés. Il y a formation par perfectionnement continu, dans la présence constante d'un domaine organique. Il ne s'agit jamais de formation par assemblage de pièces et de morceaux. ,

S'il n'y a pas, à proprement parler, de commenceme~t des domaines absolus, il n'y a pas non plus, en principe, de fin. On ne voit pas, en effet, comment un domaine subjectif d'auto­surveillance pourrait par lui:..même finir. Le vieillissement, la mort, ne se conçoivent que dans le cas d'une surveillance seconde - du type surveillance d'une usine par l'ingénieur- portant sur un outillage en lui:.même détaché de la subjectivité orga­nique, et réparé seulement de loin en loin. Le corps d'un Méta­zoaire est fait d'organes qui, macroscopiquement, sont presque des usines autonomes, soumises à des risques d'accidents égale­ment macroscopiques. La possibilité de remplacement . de ces organes par des automates a pour envers leur possibilité de mourir. L'impossibilité de remplacer par des automates fabri­qués les tissus vivants comme tels est, par contre, l'envers de leur possibilité de ne pas mourir. Il y a bien des micro-organes aussi dans un protozoaire, ou dans une cellule germinale, ou dans les cellules d'un tissu cultivé in vilro; mais il faut croire ;

<c SURFACES ABSOLUES >> 109

que ces micro-organes ne sont pas faits d'ambocepteurs auto­nomes, et que la cc surveillance» subjective e~t totale ~t par­faite, puisque tous ces êtres vivants sont potentiellemen~ Immor­tels et que en fait, de germen à germeh, ou de cellule a cellule, auc~ne des' cellules actuellement vivantes, dérivées par division ou fusion d'autres cellules, n'est encore jamais morte. Le cœur, comme gros muscle innervé et irrigué, peut se d~traquer, ~a~s le tissu cardiaque, avec son rythme embryonnaire, est theori-quement immortel. , . . · . , , .

Il y a certainement un rapport entre limmortahte et 1 eqm­potentialité, puisque l'équipotentialité permet la régulation des lésions, et que Lashley n'aurait pu faire, sur le cœu~ du rat, les interventions qu'il a faites sur son cortex, et pmsque les embryologistes peuvent couper en deux, un œuf ou ,une j~une gastrula de Triton sans. le tuer, alors qu une c?upe ~ ~n Tnton adulte, qu'elle soit sagittale ou no?, ~e tuer~It_I~failhbl~~e~t. L'immortalité virtuelle, comme l'eqmpotentiahte, est l mdice de présence d'un domaine absolu, dont 1~ su;veillance, primaire garde indéfiniment la forme. ·Elle est l mdiCe que l ordre de grandeur des ·micro-organes est en rap~ort avec. I'~rdre d.e grandeur du dynamisme inhérent aux baisons subJectives pri­maires. Si l'immortalité virtuelle est si rarement réelle, c'est que même un domaine absolu peut être détruit violemment par les forces · relativement gigantesques, obtenues par accumula­tion dans' le monde des foules physiques. Ses liaisons ont beau être d;un ordre primaire, relativement aux liaisons de proche en proche du monde physique, elles. sont quantitativement _trop faibles pour leur résister. Les domames ~bsolus ~e la physique, - individualités atomiques ou sub-atonuques ~ a cause de leur unité plus accusée, ont par contre des énergies de liaison consi­dérables. Aussi, leur immortalité est bien près d'être réelle. La dé~intégration d'un atome, e_st, com:ne ~n ·le sait,· toute une histoire, bien plus que la desmtégratwn d un homme.

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CHAPITRE x

DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS

Les domaines absolus de survol ne peuvent être expliqués comme des assemblages de pièces et de morceaux : la sensation de la surface marquetée de la table ne peut ,être conçue eomme faite de petits carrés collés ensemble à la manière de, la table physique. Et pourtant, paradoxalement, la sensation est com­plexe, puisqu'elle donne le détail du pa.tlernw D'autre part, nous venons de le voir à l'instant, on est amené nécessaire­ment à parler des liaisons internes œun domaine absolu, et même de l'énergie variable de ces liaisons. Or, liaison implique,. semble-t-il, parties liées. ·

Il n'y a là aucune contradiction. Les domaines ne sont pas expliqués par les liaisons internes. Ce sont ·eux, au contraire, qui expliquent les liaisons. L'analyse de la notion de liaison fait découvrir qu'elle implique un domaine absolu d'auto-sur­vol. C'est même là un des chemins les plus courts pour. arriver: à cette idée de « survol absolu>>.

On constate, en parcourant l'histoire de la philosophie scienti­fique, qu'une notion aussi capitale que la notion de liaison a été fort négligée. Il est vrai que la science n'a réellement abordé le problème que tout récemment, avec la mécanique ondulaloire et les recherches de Heitler et London sur les liaisons molécu­laires. Auparavant, les philosophes devaient se· contenter de notions tirées de l'expérience physique globale telles que « plein >rr cc solidité>> (au sens démocritéen), «attraction», <C champ», ou s'engager dans des discussions tout abstraites sur les relations internes et les relations externes, à la manière de Bradley, et de ses admirateurs ou adversaires. L'observation pure, par définjtion, ne peut nous donner les liaisons de l'être observé, puisque les ondes ou photons qu'il émet n'en gardent qu'un pattern, sans liaison interne, ou av.ec des liaisons tout autres que les Haisons propres de l'être observé. Nous n'arrivons aux

DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 111

liaisons propres de l~objet q~e par de.ux voies : ~bstra~te~e;tt par une induction brée de 1 observatwn prolongee, qm revele le degré et le mode de consista.nce de_l'o~j.et, co~?rèt~me.nt, par une sorte d'animation analogique qu1 saisit, derrtere l ob~e~, l'être et .{<connaît» son sens ou sa· cohérence propre. Conside­rons ~ar exemple la colle qui lie les morceaux de la ~ar~ue­terie. Comment la colle peut-elle lier? Par-delà les exphcabons tirées de (( régions. moyennes » de la ·science : proprié~és des micelles -colloïdales structure des molécules, il faut arnver au moment où des éléments physiques' les uns, croit-on, à côté des autres sont pourtant immédiatement solidarisés. Nous retrouvons' donc, ici encore, ou l'obligation d'une régression à l'infini (il faut une côlle entre les élé­ments de la colle pour, qu'elle soit col­lante et ainsi de suite), ou un domaine de liaisons absolues. Or, ce domaine de liaisons, n'est autre que le domaine de survol absolu, que nous connaissons déjà. Soit a, b, les éléments liés (que l'on peut supposer eux-mêmes« lieurs» d'autres éléments, A, B) (fig. 27). S'ils sont simplement juxtaposés, à la fois comme objets observés et dans leur être même, chacun absolument fermé sur soi et. chacun réellement c< à côté ))

FIG. 27

de l'autre, on ne voit pas coniment ils . . , . peuvent être solidaires, et commen~ ils peuvent servir a. sol~da-

.. riser A et B. Mais si leurs ·domaines se superpo~ent et. s1 la superposition n'est pas encore conçue com~e simple J?-xta-

'position ou comme simple mélange, ce qu1 n'avance.rmt. en rien, puisque le mélange nbus ~erai~ reve'?-ir aux <( exph?a~wns moyennes J> de la science, et Impliquerait des sous-mdiVI~ua­lités de a et de b, ·rx et ~' elles-même~ juxtaposées,.- s1 le domaine de superposition est à la. fms a et b, s Il .est. ~b! considéré comme un nouvel être, avec une auto:subJecbvite et un auto-survol alors la liaison est compréhensible. .

On sait que l; physique contemporai:r:e a ~écouvert que l'interaction de , particules semblables qm se he nt d~~s . u~ système était nécessairement corrélative d'un~ per~e d m~IVI­dualité de ces particules. On ne peut plus Identifier, d ?'ne manière absolue, a et b, qui ne représentent plus de <to:nai~es impénétrables dans l'espace, mais des domaines de locahsahon possible de ce qui sera observé comme corpuscule.. Dans le

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112 NÉO-FINALISME

domaine ab qui appartient aussi bien à a qu'à b, a et b deviennent indiscernables, et il n'est plus possible à aucun moment de dire s'il s'agit de a ou de b. Par suite, même les domaines sché­matisés comme purement a ou purement b ne peuvent plus l'être, en réalité, puisque, dans le domaine mixte, comme dans un couloir à substitution, a et b ont pu échanger leurs rôles. Cette possibilité d'échanger leurs rôles au cours de leur inter­action dans le domaine commun ab se traduit dynamiquement comme énergie d'échange, et elle est la base de la valence chi­mique, ou plus exactement de la covalence, par opposition à la liaison entre ions, hétéropolaire (type chlorure de sodium).

Bien entendu, un schéma spatial (sur la surface physique de cette page) trahit complètement la notion, puisque ab paraît comme parles extra partes. Le schéma spatial trahit· de même l'interaction de la physique, qui ne peut êtrf} représentée dans l'espace ordinaire à trois dimensions. Mais l'essentiel est que l'énergie de liaison apparaît au moment où il y a perte d'indivi­dualité des éléments liés dans un système. Le domaine a, le domaine b, et le domaine ab ne peuvent être conçus comme spatiaux au sens ordinaire du mot., mais comme domaines absolus au sens que nous avons défini en étudiant le statut de la table-sensation, qui n'est pas spatiale au sens ordinaire du mot, mais qui est forme, système unitaire.

En ce sens, on peut dire .qu'un champ de conscience, ou de subjectivité, est un domaine de liaisons type, sur le modèle duquel il faut concevoir les domaines de liaisons microscopiques qui assurent la cohérence des individualités physiques, et indi­rectement la solidité des amas physiques, par inter-agencement de proche en proche. Pascual Jordan propose d~ considérer comme appartenant au monde de la microphysique, même les organismes les plus «gros l>, puisqu'ils ont une unité organique, et une unité de comportement que l'on peut rattacher (par les gènes) à des systèmes qui sont de l'ordre de grandeur des sys­tèmes atomiques (1). A condition de ne pas trop presser des considérants parfois contestables (2), cette idée est parfaite­ment juste. L'éléphant est, si l'on peut di;re, un être macro-micros­copique. De m.ême, et en prenant les choses par l'autre bout, on peut considérer les liaisons propres, inhérentes aux domaines absolus, comme du même type général que les liaisons de la

(1) Cf. L. DE BROGLIE, Physique el microphysique, p. 161, et BoucHET, Introduction à la philosophie de l'individu, p. 39.

(2) Cf. chap. XXI.

D01\1AINES ABSOLUS ET LIAISONS 113

microphysique. Un champ de conscience parait bien cc vaste» -si ce mot a un sens- et complexe, pour représenter. le type schématique de la liaison, de même qu'un gr.os Mam~ifère parait difficilement pouvoir être qualifié de << microscopique >>.

Et pourtant hi conscience humaine, comme l'organisme de l'éléphant, a une unité, un type de liaison, plus primaire qu'un grain de sable. Le type primaire de toute liaison, c'est le << sur­vol absolu», c1est-à-dire l'existence ensemble, comme forme immédiate. La colle ne peut coller, comme l'acier ou le dia­mant ne peut être solide, que par l'action microscopique, en eux, de domaines de survol absolu. C'est mettre les choses à l'envers que d'expliquer l'unité d'un domaine équipotentiel par des connexions ou des champs empruntés à l'ordre d'une phy­sique macroscopique qui n'a retenu du phénomène que l'action de proche en proche, et non les liaisons élémentaires qui peuvent rendre le « de proche en proche » liant, et la colle collante. La psychologie et la philosophie insistent d'une manière presque exclusive sur la conscience comme connaissance. La conscience est aussi essentiellement une force de liàison.

La conscience est, indissolublement, à la fois connaissance ct · force liante. Imaginons qu'il ne reste plus qu'un seul homme dans l'univers, achevant sa vie en ermite, réparant sa cabane, cultivant son jardin, fabriquant quelques outils. Sans mourir, il devient inconscient. La suppression de sa conscience ne sera pas inefficace, comme le prétendent_les épiphénoménistes: El~e ne sera pas davantage totalement efficace : les fleurs du J ardm continueront à pousser; la cabane ne s'effondrera pas instan­tanément. La suppression de la conscience condamnera cepen­dant tout ce petit monde humain à la dissolution à terme. La cabane, non réparée, tombera en ruines, le jardin retournera à l'état sauvage. Bref, la suppression des liaisons conscientes supprimera les formes correspondantes. La conscience est cogni­tive relativement aux idéaux et « liante » relativement aux êtres physiques qu'elle informe selon ces idéaux. : .

On ·retrouve des résultats analogues en smvant un autre ordre de considérations. Un· domaine absolu, une forme vraie, étant unité dans la multiplicité, réalise la synthèse, inconce­vable autrement, de l'être et de l'avoir. Le système ab est-il a et b ou a-t-il a et b, comme parties possédées? L'unité survo­lante a-t-elle les détails qu'elle survole ou, comme le survol est purement métaphorique, est-elle l'ensemble même des détai~s survolés? Le mot << être >> signifie ici << consister en ll, l'avoir s'oppose à-l'être en ce sens seulement. Si cc être )) est pris au sens

R. RUYER 8

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114 NÉO-FINALISME

d' «existence propre», l'avoir, au contraire, suppose l'être. A la limite le sujet du verbe « être », si « être » signifie « consister en», n'e~t plus qu'une simple commodité linguistique, puisqu'}! désigne seulement le tout des éléments constituants. P.ar conse­quent, n'étant rien par lui-même, il ne peut rien posséder. Une machine fabriquée, ou un meuble comme la 'table ~arque­tée, ne plane pas comme unité au-dessus de ses constituants. Si le mot << table » est employé comme sujet d'une phrase pré­dicative c'est là simple façon de parler, et aussi référenée implicit~ à la machine ou au meuble conçus par l'ingénieur:

0

FIG. 28

ou l'artisan. La table, en effet, ·a été dessinée comme table, c'est-à-dire comme thème d'une table, ayant des caractéris­tiques déterminées, que l'artisan lui choisit. C'est aux domaines de subjectivité que les objets matériels empruntent leur .• ~tre unitaire, et la possibilité d'<< avoir» des propriétés. Les·domames absolus, par conséquent, doivent, par eux-mêmes, faire la syn­thèse de l'unité de l'être dans la multiplicité des avoirs.

Une molécule d'eau est-elle (consiste-t-elle en) deux atomes d'hydro(}'ène et un atome d'oxygène, ou a-t-elle, comme unité et être propre, trois atomes constituants? On voit immédiat~~ent que la solution de ce problème est la même que celle de la liaison et de la perte partielle d'individualité des éléments dans l'unité du système interagissant. Dans le schéma de la molécule d'eau, selon la mécanique ondulatoire (fig. 28), les fonctions d'ondes des trois atomes se recouvrent partiellement. Par suite, apparaît une énergie d'interaction. Mais ce recouvrement partiel implique

DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 115

une perte partielle d'individualité des électrons concernés dans les valences utilisées. Cette perte est gagnée par le système molé• cu laire, qui est ainsi une unité véritable -et en ce sens <r possède >>

les trois atomes. S'il n'y avait aucune zone de recouvrement, la molécule consisterait seulement en trois atomes, ou, plutôt, il n'y aurait pas de molécule du tout. ,

Le cas des domaines organiques, quand on essaie de les penser dans leur être et non seulement de les observer, est particulière­ment caractéristique. Au cours d'une mitose, par exemple au moment de la constitution du fuseau entre les deux sphères attractives, la cellule a-t-elle deux pôles d'attraction, ou est-elle déjà deux individualités? Il faut bien que le passage de l'unité à la dualité soit progressif, comme le passage de la prophase à la télophase. Cette progressivité est évidemment inconcevable si la cellule n'est qu'un domaine géométrique objectif parles extra parles. Il faut que la cellule soit, en elle-même, une forme abso­lue, avec auto-survol, pour commander d'abord, dans son unité, le début de sa propre division~ en diminuant progressivement l'unité du système au profit de l'individualité de ses constituants. S'il s'agit d'une mitose de développement, l'unité de système ne disparaît pas complètement, puisqu'un thème unique pourra

·être distribué aux deux cellules-filles (qui deviendront, par exemple, moitié droite et moitié gàuche du même organisme).

, S'il s'agit d'une division de reproduction, l'unité de système dis­paraît complètement, mais, nous l'avons vu, c'est là peut-être une apparence puisque les deux individus de la même espèce peuvent éventuellement former une colonie. S'il s'agit de deux jumeaux monozygotes, il arrive qu'ils soient en . miroir comme s'ils étaient à la fois deux individus et les deux moitiés, droite et gauche, d'un seul individu. Nous« avons>> une moitié droite et une moitié gauche, mais éventuellement «nous>> aurions pu « être >> deux individus, ou presque deux individus; comme dans

· les cas-limites de dédoublement, où la dualité ne se marque, dis­crètement, que par le dédoublement du nez et un rudiment ·de troisième œil (1_) · (fig. 29). Le passage d'un domaine ·de survol absolu à deux domaines (même supposés rattachés encore à une unité spécifique)· est, bien entendu, mystérieux. Mais, si l'on ne pose pas la notion de domaine de survol absolu, l' « avoir >> ou <c l'être ayant des propriétés >> (par contraste avec l'être qui ne fait que <c consister en))) n'est plus qu'un mot vide, ou, si on veut le réaliser, une contradiction dans les termes.

(1) Cf. E. WoLFF, La science des monstres, p. 32.

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116 NÉO-FINALISME

La métaphore de la « possession » est instructive. La posses­sion d'une table, d'une machine, d'une maison, ne désigne qu'une série conventionne1le d'actes, indépendamment même de la convention juridique de la propriété, si l'on considère l'aspect objectif du fait. Psychologiquement, le fait que la table, ou la machine, ou la maison, apparaît comme sensationfamilière dans la conscience, donne à la possession quelque chose d'absolu et

FIG. 29

d'immédiat, et, par suite, la possession modifie toujours le pos­sesseur dans son être. Le« propriétaire>~ ou, comme dit J. Gals­worthy, « the man of pro pert y >>,est un type d'homme bien connu. Avoir une sensation visuelle, c'est en même temps l'être. L'acti­vité individuelle des cellules sensorielles n'est pas perdue dans une unité résultante, globale et massive, puisque les détails· de ma sensation dépendent de cette individualité, et restent dis­tincts dans l'unité survol ante de la surface absolue. cc Je >> pos­sède cette activité sensorielle dans un sens tout à fait transcen­dant à celui de la possession d'un objet par relation externe. Je participe à elle, je suis modifié par elle, tout en restant distinct en tant qu'unité métaphoriquement survolante. cc L'être-avoir >J

revient à désigner tout simplement le domaine de survol et le mode de liaison des parties dans une forme absolue. II serait évidemment ridicule de s'imaginer que le mode d'unité d'une molécule est le même que le mode d'unité d'un organisme, et que

DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 117

la fusion des ébauches paires, en cas d'avortement accidentel de l'ébauche médiane embryonnaire, est le même phénomène que la liaison de formation des molécules homopolaires. Les diffé­rences sautent aux yeux. Mais tout ce que nous voulons dire c'est que, au fond des deux problèmes, il y a une donnée commune. Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans le mystère primaire de la forme en)oi. · .

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CHAPITRE XI

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITE

Les caractères généraux des domaines absolus que nous avons examinés sont la condition de l'activité finaliste, sans être l'acti­vité finaliste elle-même, Les caractères qu'il nous reste à étudier se confondent, au contraire, avec ceux de l'activité finaliste telle que nous l'avons décrite.

a) Formes thématiques. -Dans un domaine absolu, il n'y a pas de patterns clichés, mais des formes vraies, qui, si l'on peut ainsi parler, se suivent et se reconnaissent elles-mêmes sous leurs · différents aspects. Déjà dans le développement organique, nous l'avons vu, un muscle «sait son nom», d'après la théorie pitto­resque de P. Weiss. Dans l'ordre de l'instinct, les formes, dans l' U mwell, qui intéressent les gnosies et praxies, sont« reconnues », elles ne fonctionnent pas mécaniquement comme des clés dans une serrure. Les expériences de psychologie animale ont montré de n1ême qu'un bâton, par exemple, pour le Chimpanzé n'est ~as un pallern optico-géométrique ne varietur, mais «tout objet allongé maniable ». Dans le comportement non dirigé par des besoins ou des instincts, mais par la conscience des valeurs, les formes sont reconnues aussi selon leurs rapports. avec les valeurs

1

visées, ou, inversement, les valeurs sont reconnues à travers les formes. Si j'essaie sur une serrure diverses clés pour reconnaître la cc bonne » clé, la valeur est liée, non à la forme proprement dite, mais au paliern de la clé. Seulement, ce cas-limite n'est évidem­ment qu'un cas dégradé. Les formes absolues laissent transpa­raître directement en elles, sans confrontation point par point de deux structures, leurs diverses valeurs dans tous les ordres, technique, théorique, esthétique, etc. Un domaine absolu, pour employer la· métaphore platonicienne, est une sorte de miroir à réminiscence, où se projette et se reconnaît un monde trans-spa­tial. Une forme absolue est à la fois structure et idée, et8o<; -dans le double sens du mot. Le triangle, par exemple, est à la fois spa-,

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 119

tial et « idéèl ». Un pattern triangulaire, servant de clé pour un tableau photo-électrique, doit être strictement défini dans l'es­pace. n·n'en est pas de même pour un triangle. S'ii est figure sur fond de domaine absolu, il est toujours cc reconnu» comme triangle, tant qu'il reste dans les limites de sa définition<( idéelle», et quel que soit son pattern purement spatial. Pour employer un langage plus moderne, mais au fond équivalent au langage plata-

. nicien, les domaines absolus permettent une« analyse eidétique>>, et permettent de voir le monde des valeurs et des essences à tra-vers le monde spatio-temporel. .

b) Le possible el le nécessaire.- En substantialisant provisoi­rementl'unité- cc je», on peut direque le domaine absolu permet

FIG. 30

la cc modalité» dans le comportement, c'est-à-dire le comporte­ment. avec le sens du possible ou du nécessaire. On saisit facile­ment le rapport étroit entre la possession immédiate d'une forme thématique ayant un sens, et le comportement selon le possible ou le nécessaire. Soient (fig. 31), de A à B, les trois itinéraires 1, 2~ 3. Les trois itinéraires sont différents comme _faits bruts, mais ils sont cc équivalents'' (de valeur et de sens identiques), en tant qu'arrivant de même au point B, considéré comme but, et ils . sont également possibles. Comme trajectoires <{de proche en proche>>, ils sont absolument différents, de même que sont abso­lument différents les différents patterns triangulaires. Ils ne sont équivalents que par le survol absolu qui << voit >> à la fois A, B, et les-trois trajectoires, entre une infinité d'autres trajectoires pos­sibles et virtuelles,. partant de A et arrivant à B. Considérons un autre exemple (fig. 30). Je ven,x découper des lettres majuscules dans un carton. Pour 1, N, M, cela va tout seul; mais je vois immédiatement, sans avoir besoin d'essayer, qu'il est impossible

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120 NÉO-FINALISME

de découper de même 0, A ou B, et qu'il est nécessaire de laisser des ponts pour tenir la surface intérieure de ces lettres.

c) Survol temporel el finalilé. - Il y a une dissymétrie, au niveau de la conscience seconde, entre le survol spatial et le sur­vol temporel dans les domaines absolus. Peut-être s'agit-il d'une limitation momentanée analogue à celle qui a barré si longtemps l'accès de l'intelligence abstraite à la conscience animale. Il est peut-être caractéristique que les auteurs de grandes anticipa­tions utopiques comme Renan, Haldane, Stapledon, s'accordent à imaginer les hommes de l'avenir comme dominateurs du temps aussi bien que de l'espace.

Dans la grande Anticipation d'O. Stapledon (Lasl and (irsl men), les derniers hommes, émigrés sur Neptune, sont devenus maîtres, non seulement de l'espace inter-stellaire, mais du temps. Ils sont capables d'agir télépathiquement sur le passé, de le gui­der, de le délivrer, et c'est ainsi, suppose ingénieusement l'au­teur, qu'un Neptunien, qui vivra dans quelques centaines de millions d'années, lui dicte télépathiquement son récit actuel. Sous la forme grossièrement matérialiste de la télépathie, ce jeu avec le temps est naturellement absurde. Le Neptunien en ques­tion ne scie pas la branche sur laquelle il est assis, il fait mieux; il sème la graine qui deviendra l'arbre sur la branche duquel il est assis.

Et pourtant, c'est cette impossibilité qui est réalisée, non pas matériellement ou psychiquement, mais spirituellement, dans l'histoire-connaissance; comme l'a souligné R. Aron (1), il y a récurrence du présent sur le passé, non certes par une influence causale, matérielle ou psychique de proche en proche, circulant à l'envers, mais par la vertu de l'ubiquité du sens. Les incidents du présent donnent rétrospectivement un sens différent ou variable aux incidents du passé. La Révolution française, se demandait Cournot, est-elle finie (2)? Suivant qu'elle est finie ou non, il est clair que son sens est différent, ou peut devenir diffé~ rent. Comme il dépend de nous de la continuer ou non, son sens -et par suite son être historique - dépend donc encore de nous. Quand Hitler se croyait vainqueur, il disait, en s'adressant aux morts allemands de Verdun : cc Vous êtes tombés sur le chemin de la grande Allemagne », et, à ce moment précis, s'il ·avait pu stabiliser sa victoire provisoire, il avait raison. Hitler une fois vaincu, les morts redevenaient des morts inutiles. Ces fluctua-

(1) Introduction à la philosophie de l'histoire. (2) Considérations ... , II, p. 342.

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 121

tions historiques ne faisaient ni chaud ni froid aux ossements en train de blanchir, mais il est incontestable qu'elles changeaient le sens de toute l'histoire antérieure de l'Allemagne. La récurrence du <c sens >> dans l'histoire est liée au fait que l'humanité a une vie continue, qui dépasse celle des individus, et qu'en un sens précaire, mais certain, cette vie est domaine absolu de survol temporel.

Pour l'individu, le survol spirituel du temps est limité à. la durée de sa vie, mais dans cette limite, l'ubiquité se réalise encore plus nettement. Un homme peut, au dernier moment, gâcher ou sauver une longue amitié, une longue négligence, ou une longue fidélité. Si ce dernier moment n'est qu'une crise physiologique ou psychique, elle n'a pas de vertu de récurrence.

· Il faut qu'elle ait un sens spirituel, pour qu'elle change la signi­fication de tout l'ensemble de la vie en la survolant. Aussi, les religions n'ont pas tort de croire qu'un repentir final efface toutes les fautes, bien que les esprits simples, comme l'empe­reur Constantin, se trompent en s'imaginant qu'un baptême astucieusement retardé -peut exercer une action magique et blanchir tous les crimes. Alors que dans l'ordre de l'espace, même au niveau de la perception et du thématisme psychique, le sens de la forme survolée est immédiatement partout, dans l'ordre du temps, il faut un montage symbolique difficile et une culture spirituelle, pour que le sens atteigne à une ubiquité temporelle relative. L'envergure temporelle spontanée, purement psychique, n'est pas nulle, même chez les animaux : les chiens de Pavlov peuvent être conditionnés par le rythme d'un batte­ment, par une mélodie; un homme peut comprendre comme un tout ·unique une longue phrase où le mot important, qui donne rétrospectivement la clé du sens total~ est rejeté à la fin. Une. phrase musicale dépend de ses dernières notes, et même un mouvement relativement long, dans une symphonie, peut dépendre des derniers accords. Pour le temps comme ·pour l'espace- bien que dans une mesure inégale:_ le domaine absolu est donné avec la vie, et les superstructures qu'y ajoutent les diverses techniques sont fondées sur ce don primitif.

On saisit aisément l'importance de ces considérations pour le problème de la finalité. Si l'on prend à la lettre la structure du temps d'après le ~chéma de la physique classique, l'idée de finalité est une absurdité pure, comme la télépathie vers I~ passé du Neptunien de Stapledon. La finalité est incompatible avec une série d'actions commandées de proche en proche.- Or, il y a un «de proche en proche>> inhérent au temps, au moins au temps macroscopique de la physique, dans lequel l'instant

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122 l'fÉO-FINALISME

succède sans fin à l'instant. Alors que même un corps physique peut aller de-ci de-là dans un domaine propre d'espace, et_ revenir à son point de départ, où, éventuellement, il retrouve et modifie ses propres traces, un corps physique ne peut qu'être· emporté sans retour dans le temps. L'espace et le temps, une fois fusionnés, l'irréversibilité du temps empêche même de donner un sens au retour au point de départ dans l'espace. La cc ligne d'univers» exclut évidemment toute. récurrence et toute organisation finaliste. Mais, nous l'avons déjà noté, le domaine de survol absolu n'a pas du tout la même structure que l'espace-temps de la physique. Ici au contraire le survol absolu de l'espace entraîne - avec quelques difficultés supplé­mentaires -- le survol absolu du temps. Organiquement et psy­chiquement déjà, je ne vis pas exclusivement dans le présent. Je suis toujours en train d'accomplir une action ou un travail qui, à la fois, anticipe sur l'avenir et modifie le sens du passé. Malgré le cc de proche en proche» de la succession des instants, qui manifeste le règne sous-jacent des réalités ou des foules physiques, poursuivant le jeu statistique de leurs activités élé­mentaires, je n'entre pas dans l'avenir les yeux fermés. Le présent n'est pas un bloc à partir duquel mon activité libre s'élancerait dans le vide. On peut, dans une certaine mesure, choisir son chemin dans le temps, comme on peut choisir entre divers itinéraires dans l'espace survolé, en évitant des obstades futurs, situables par divers procédés symboliques. Éviter de prendre un train le samedi parce que, le lendemain, on n'aurait pas de correspondance pour la destination voulue, ce n'est pas essentiellement différent de l'évitement d'un obstacle par un animal qui infléchit sa trajectoire avant de venir s'y buter. Le détour sur fond de trajets virtuels en nombre indéfini est possible aussi dans le temps. .

Une fois accompli, le trajet choisi a quelque chose de défi­nitif. Les autres trajets possibles que j'aurais pu réaliser n'ont, désormais, qu'une pseudo-existence, deux fois imaginaire. Dans l'espace pur, si je suis arrivé à une impasse, je peux revenir à mon point de départ et recommencer : la méthode d'essais et erreurs est appropriée. Dans le temps, on ne peut changer rétrospectivement que le sens ( meaning) de sa conduite passée par le sens que l'on y ajoute. Cependant, l'historien peut rai­sonner hypothétiquement sur ce qui aurait pu· être. Et même il doit le faire, s'il est vrai (1) que tout historien se demande

(1} Selon R. ARoN, Introduction à la philosophie de l'histoire, p. 164. -

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 123

ce qui aurait pu être pour comprendre ce qui a été. Comprendre le trajet.su!vi par un animal, si l'on n'est pas un behaviouriste étroit qui. ne veut qu'expliquer par des causes, c'est toujours le voir sur fond de « car autrement». (L'animal est passé par ici, car autrement il n'aurait pu atteindre le but.») L' «uchro­nie » est toujours plus difficile à imaginer que l' <(utopie », et elle est toujours aussi plus artificielle; mais elle n'est pas impos­sible ou absurde. Toute science compréhensive est toujours sur fond de possible, d' «utopie». Toute histoire sociale ou indi­viduelle. est toujours sur fond d' cc uchronie». Utopie et uchro­nie ne sont concevables, l'une et l'autre, que par la notion d'un domaine de survol absolu. _ d) Choix el travail.- Il n'y a pas de difficulté- à condition de réserver encore le problème du «je», unité substantialisée du domaine - à montrer que le domaine absolu est condition nécessaire, et virtuellement suffisante, de liberté et d'activité­travail. Nous avons déjà vu que les deux notions de liberté et de travail sont indissociables (1 ). La liberté et le travail sup­posent, d'une part, la vision d'une valeur ou d'ûn idéal à réa­liser, d'aut_re part, le choix des moyens de réalisation. Les deux notions opposées, également corrélatives entre elles, sont celles de déterminisme causal a lergo, et de fonctionnement pur, s.ans idéal ni possibilité de choix. Un automate, équipé d'une-rétine ou d'un cortex artificiel~, du genre du tableau photo­électrique que nous avons décrit, ou même muni d'homéostats analogues à ceux de W. R. Ashby, ne peut, ni viser au delà de l'actuel, ni choisir ses moyens. D'innombrables appareils automatiques, utilisant des « informations >> sur bandes per­forées et employés déjà par des compagnies d'assurance sur la vie, sont destinés essentiellement à sélectionner, trier, <c choisir», et ils s'acquittent de leur tâche mieux que l'homme même, qui se fait remplacer par eux autant que possible, et se fait guider dans son choix conscient par le -« choix automatique ''· Mais l'automate, bien entendu, ne «choisit» que selon le montage réalisé d'avance par l'ingénieur. L'appareil le plus perfectionné ne peut que trier, discriminer, mais non réellement choisir. Une balance ordinaire «saura>> mieux que moi lequel de deux objets est le plus lourd, mais c'est moi qui choisis le plus lourd ou le plus léger selon les besoins du moment, besoins qui, eux­mêmes, sont fonction de ma référence, à travers mon . champ de conscience, à un ordre de valeur idéal. C'est moi qui ai choisi

(1} Cf. chap. _II, et Métaphysique du travail (Revue de Métaphysique, 1948).

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124 N~O-FINALISME

d'.u~iliser une ~alance, co_mme pur moyen. Les machines qui verifient le cahbre des billes de roulements, en envoyant les « bonnes >> dans un casier et les cc mauvaises » dans un autre ne choisissent que selon un montage, prédéterminé. Le .vrai choix est incorporé par l'ingénieur dans le montage même.

Seul un domaine de survol peut choisir, parce que . d'une part les deux objets à discriminer existent ensemble, ~t distincte~ ment, dans le champ subjectif, et parce que ces objets sont référés, par le caractère thématique et signifiant des formes vraies, non à un extrémum, mais à un optimum. Un automate n'a pas la liberté de choix, et corrélativement, il ne travaille pas, sauf dans un sens tout métaphorique.

Le travail proprement dit consiste toujours dans l'établisse­ment, l'improvisation de liaisons, et non dans le fonctionne­ment selon d~s liaisons pré-ét~b~ies. Il consiste dans le cc montage >>

(au sens actif du mot) des hmsons, et non dans le fonctionne­ment selon un montage (au sens passif du mot). ·Le travail proprement cérébral et la fatigue cérébr~le impliquent ·très vraisemblablement que les cellules nerveuses sont les premiers su.pJ;>Orts du montage improvisé par la conscience. La norme spirituelle se transforme en « tâche >> psychique; cette tâche à s?n tour te~d à se transformer en liaisons physiologiques maté­riell.es fonctiOnnant d'?ne manière automatique. L'acte de choix devient orga_ne de trwg~ _automatique. La fatigue n'apparaît pas au_ ~rermer stade, spirituel, de la pure visée. Elle disparaît au trOISième stade, lorsque le mécanisme est monté. Elle est inhéren~e au d~u~ième stade:.psycho-biologique, parce qu'alors la consc~ence, htteralemeîit, s mcarne, sert de liaison improvisée, e~ constitue un système unifié, en prélevant peut-être de l'éner­gie dans _les cellu.les nerveuses, conformément au principe d'après lequel l'InteractiOn entre éléments d'un système diminue l'in­dividualité de ces éléments.

Comme le domaine absolu est le principe de toute liaison et non le rés_ultat pe liaisons et d'assemblage de parties, il peut seul travailler. Une machine· à calculer, une fois montée, donne le << bon » résultat beaucoup plus sûrement qu'un calculateur :n:ais les piè?e~ ou circuits de la machine sont simplement vica~ riants des baisons cérébrales improvisées. Ce que l'on appelle le « contrôle >> dans des machines comme l'ENIAC ou les MARK c'est-à-dire le centre de guidage d'ouverture et de fermetur~ des circuits, n'est évidemment qu'un contrôle au deuxième degré, passif relativement à la volonté du manipulateur.

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 125

Un cas particulier très intéressant est celui où le choix authen­tique, opéré par suvol absolu, permet, par accumulation, le passage d'un désordre à l'ordre et, par suite, une inversion du sens normal d'évolution de l'entropie vers un maximum. Le« démon de Maxwell>> qui choisit les molécules rapides ou les molécules d'un mélange, pour faire passer la chaleur du corps froid à un corps plus chaud, ou pour retrouver les corps constituants à partir d'un mélange, suppose nécessairement un domaine de survol absolu.· Plus géné­ralement, là où l'on constate une remontée d'entropie (comme dans l'ordre biologique), il faut supposer l'existence de domaines de sur­vol absolu. Indication nouveJle et importante en faveur du fait que · le statut des domaines absolus est sous-jacent à la fois aux phéno­mènes organiques et aux phénomènes psychologiques. Il est impos-

. sible de remplacer le << démon de Maxwell » par une machine à choix automatique. Car, évidemment, une machine, ne pouvant «reconnaître» les molécules que par l'action physique ou chi­mique exercée sur ses organes par 1es molécules elles-mêmes, les caractéristiques intéressantes des molécules disparaissent dans cette action même. Cette restriction s'applique aux machines organiques en .tant que machines. Si le démon de Maxwell est imaginé, par exemple, avec des yeux analogues aux yeux des organismes multi­cellulaires, ces yeux ne peuvent observer les molécules que par effet photo-électrique, et les renseignements obtenus sont périmés avant

·de pouvoir servir. Seul un domaine absolu où la connaissance .est primaire, et indépendante de l'observation par inter-action entre individus, où la connaissance. ne fait qu'un avec l'auto-subjectivité, où les parties constituantes du système ne sont pas observées, mais saisies dans l'unité absolue du système, peut résoudre le problème de la remontée de l'entropie.

N. Wiener (1) a fait la remarque qu'il est impossible d'observer un système quelconque, par exemple une étoile, qui n'obéirait pas à la même thermo-dynamique que nous, et dont l'entropie irait vers un minimum, au lieu d'aller vers un maximum. Dans une expé­rience mentale intéressante, N. Wiener imagine une étoile qui, au lieu de rayonner la lumière, l'attirerait. Nous ne pourrions évidemment l'observer, p~isque nous pouvons observer la lumière qui arrive, mais non la lumière qui part. Continuant l'exercice utopique, on peut imaginer un être intelligent B, dont le temps irait à l'envers du nôtre. Pour nous A, toute communication avec B serait impossible, ou, du moins, profondément perturbée : « Tout signal qu'il nous enverrait nous atteindrait avec une suite de << consé­·quences >>, de son point de vue, qui seraient pour nous des « antécé­dents ». Ces « antécédents » seraient déjà dans notre expérience, et nous serviraient d'explication naturelle de son signal, en nous dispensant de supposer qu'un être intelligent en est l'auteur. S'il traçait pour nous un carré,, nous verrions les traces de cette figure

(1) Cybernelics, ·p. 18 sqq.

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126 N:ÊO-FINALISME

comme ses précurseurs, et la figure nous paraîtrait une cristallisa­ti.on curieuse, mais parfaitement explicable dans l'hypothèse méca­mste où tout est réversible. Sa signification nous paraîtrait aussi fortuite que celle des lusus naturae (1). » .

. On pourrait objecter à N. Wiener que, précisément, les orga­msmes vivants, remontant l'entropie, réalisent en fait les conditions de son utopie et que, pourtant, nous pouvons les observer et même les observer au moyen d'un système matériel (photographie, cinéma) obéissant à la thermo-dynamique ordinaire. Mais cette objection serait flUperficielle, et _laisserait échapper le point important et intéressant. Il est plus juste de suivre la suggestion de N. Wiener, et de conclure qu'en effet. nous ne pouvons pas les observer en tant . que vivant et agissant comme organismes, avec finalité. La finalité dans l'organisme n'est pas, à proprement parler, la causalité à l'envers, ni l'évolution vers l'entropie minima,. mais elle- est bien cc survol absolu du temps », indifférent à son sens thermo-dyna­mique, puisque la fin précède idéalement les moyens qui, dans l'ordre. de l'actuel, la précèdent. C'est précisément- pourquoi l'ob­servatiOn scientifique des organismes vivants méconnaît systémati­quement leur finalité et a l'illusion d'expliquer causalement, là où il faudrait comprendre, par survol, une action finaliste.

Toute action individuelle, indépendante de l'évolution entropique normale, est, au sens strict, inobservable, et le savant « causaliste » est hien, devant un organisme vivant, comme A devant B, expli­quant le carré que trace ce dernier par des causes, au lieu de le comprendre comme un signe, faute d'adopter le même sens du temps que celui qu'il observe. Un vivant ne comprend un vivant qu'en se plaçant au point de vue finaliste, et non au point de vue du mécanisme ou de la thermo-dynamique. Soit A et B, les deux êtres dont le temps thermo-dynamique est inverse (fig. 32). Ce qui est antécédent pour B paraît conséquent pour A qui l~erve, et réci­proquement. B en a', décide de tracer un carré pour faire un signal à A et, de a' à c', le~ traces du carré s'effacent peu à peu par aug­mentation d'entropie. Mais comme A va de a à c, le carré lui paraît se former progressivement et naturellement sans présenter ainsi aucune signification possible autre que celle d'un phénomène phy­sique déterminé par des causes naturelles. Supposons maintenant que A et B soient des hommes rivalisant de ruse, des diplomates retors, conduisant la politique extérieure de leurs pays rivaux. Ils sont ~vide~ment dans le même temps thermo-dynamique (flèche en traits plems), et, cette fois, les antécédents a de A correspondent avec les antécédents a' de B. Mais B peut avoir un projet .secret destiné à se révéler au moment c', projet que B prépare par diverses manœuvres dès le moment a'. Ces manœuvres sont donc conséquentes, relativement au thème général du projet. Et tout se passe comme si une flèche a" c" (fig. 33), inobservable par A, se combinait, grâce à

(1) Cybernelics, p. 44-45.

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 127

l'action du calcul conscient, avec la flèche a' c', observable par A. Si par exemple,· des incidents éclatent en a' (incidents dus, en réalité, au projet a" c" de B), A pourrait fort ·hien les attribuer à des causes naturelles, et manquer à y voir un signe des intentions de B., exac· tement comme dans l'exemple utopique de N. Wiener, il prend les traces du carré dessiné par B dans le « futur » pour un phénomène naturel qui n'a que des causes, et pas de sens. Pour prendre un exemple historique, Churchill raconte- dans ses Mémoires que, dès le début de 1942, il fit venir en Irlande des troupes américaines

a c' a a' c" ... __________ ..._ 1

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A B

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FIG. 32 FIG. 33

destinées à_ préparer le débarquement en Afrique du Nord. Cette arrivée était donc idéalement « conséquente » du débarquement projeté. Mais elle était tellement indéchiffrable aux adversaires,

·qu'elle ne pouvait risquer de trahir le secret de l'opération. Le caractère de survol absolu de la conscience a donc des effets

absolument analogues à ceux d'une inversion du sens de l'entropie, et du cours du temps thermo-dynamique. Toutefois, A, s'il est très rusé et très fin, peut percer à jour les manœuvres de B,et comprendre ses intentions dès les premiers incidents, car lui aussi, par sapropre conscience, est indépendant du sens thermo-dynamique ac et peut se mettre en synchronisme idéal avec a" a", tout en vivant phyûo­logiquement dans le temps physique ordinaire. Tout être vivant cc connaît» au-delà de ce qu'il « observe», hien que l'observation soit toujours plus facile que la connaissance et risque toujours de boucher l'intuition permise par la nature de la conscience. Il ·est à la fois dans le temps physique ou thermo-dynamique, et en dehors du temps et de l'évolution ordinaire de l'entropie.

e) Aulo-conduclion el finalilé.- Il est permis de dire., au terme de cette analyse, que la notion de domaine absolu apporte la clé de l'activité finaliste. Toutes les notions qu'une descrip­tion sommaire permet de dégager dans la constellation de la

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128 NÉO-FINALISJ1t/E

finalité, nous avons pu constater qu'elles se rattachent, direc­tement ou indirectement, à la notion même de tels domaines : activité-travail, avec visée d'un optimum défini dans les divers ordres de valeurs; organisation non seulemént spatiale mais temporelle, qui domine l'enchaînement causal de proche en proche, et régule cet enchaînement subordonné; possibles coor­donnés, permettant choix et liberté; invention à tous les étages, par passage des formes aux sens et des sens aux formes, qui permet, non seulement la régulation des enchaînements de proche en proche, mais crée les moyens ou les constructions auxiliaires.

Un seul point reste à préciser, et il est de grande impor­tance, non seulement pour la psychologie, mais pour la méta­physique et même la théologie. La finalité dont il est question · ici est une « finalité-harmonie >>, et non une « finalité-inten­tion>>. En d'autres termes, un domaine de survol n'est pas un clavier mis à la disposition d'un « sujet » ou d'un << esprit » distinct qui en serait le pianiste. Le clavier par lui-même est capable d'auto-conduction, et ce qui apparaît dans l'univers du sens commun comme intention, projet, but d'un homme qui nous parle de ce qu'il veut pour demain et de ce qu'il fait aujour­d'hui pour le préparer, est l'expression d'une harmonisation · primaire dans la conscience de cet homme~ La finalité-intention, la finalité «parlée», est, comme la mise en scène de la percep­tion- où le sujet en chair et en os semble penché sur ce qu'il perçoit - une technique secondaire qui ne doit pas être trans-posée en- nature primaire de la finalité. ~

S'il en était autrement, il est évident que nous n'aurions qu'une pseudo-solution, qui n'éviterait qu'en paroles la régres­sion à l'infini. La conscience, même quand elle est activité intelligente dominant le plan de la perception, n'est pas un existant distinct du domaine intuitif ou symbolique sur lequel elle s'exerce. L'équipotentialité cérébrale donne l'impression que l'esprit est détachable du cerveau qu'il utilise, lésé ou non. En fait, le cerveau une fois totalement détruit, l' « utilisateur >>

s'évanouit. Il est souvent inévitable- nous l'avons fait nous­même - de personnifier l' « unité survolante >> d'un domaine absolu, de réaliser le dédoublement de l'unité d'une part, et de la multiplicité d'autre part. Mais il faut se rappeler toujours qu'il ne s'agit là que de métaphores, puisque le survol est« absolu))' sans « distance >>.

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 129

. Quand Platon, au lieu du pseudo-fin?lisme ,et du pseudo'"s:pi-· ritualisme d'Anaxagore, dont le Nous n est qu une force motrJCe aveugle, voulut définir un finalisme authentique, dans le Timée, il a été amené inévitablement à déd.oubler l'Acteur (le Démiurge) et son domaine d'activité, le Monde; et même à dédoubler encore le Monde créé et le Modèle idéal. De savants commentateurs se sont demandé le sens exact que Platon attribuait à ce mythe et quel était le vrai Dieu de Platon, le Démiurge ou le Bien. Mais Platon ne fait rien d'autre que décrire fidèlement la structure même de toute activité finaliste. Par définition, si l'on ne fait pas de l'esprit un simple fluide, il faut bien le décoJ?poser en _sujet agis­sant et domaine d'action, et celui-ci à son tour en domame actuel,. et domaine de possibles idéaux. Le Démiurge platonicien est, sur le plan cosmique, i'x ou l'unité active de l'expérience : «[Il y a] travail l>, comme le Bien est la valeur qui définit le pôle idéal de ce même : « [Il y a] travail. » Dans quelle mesure Platon croyait-il à son mythe, c'est-à-dire réalisait-il ce double (( dédoublement))' c'est d'autant plus difficile de le savoir que probablement Platon né le savait pas lui-même. La notion de domaine absolu doit nous permettre en tout cas de garder du mythe juste ce qu'il faut pour ne pas . retomber dans le pseudo-finalisme d'Anaxagore, sous une forme ou sous une autre, sans toutefois prendre au sérieux le dédou­blement qui transpose la finalité-harmonie en finalité-intention.

La Gestalttheorie a l'avantage d'échapper à toute tentation de dédoublement puisqu~, d'après ~Ile~ _l'ordre et l'h_armon~e s~ c.ons­tituent spontanément par pur eqmhbre, sans SUJet actif d1stmct, ni ordre de valeur distinct. Mais, par malheur, elle ne représente aussi qu'un pseudo-finalisme. Cette finalité-harmonie pure n'est plus une finalité du tout. Il est remarquable que Leibniz, en vertu de ses principes dynamistes, ait pu appliquer, avant la_lettre, une sorte de Gestalttheorie à la métaphysique et à la théologie :. Les essences et les possibles, dans l'entendement divin, par une cc mathématique divine où prend place la détermination du maximum », passent à l'existence réelle selon leur poids conjugué d'existence virtuelle. Leibniz croit pouvoir parler de liberté divine et de Dieu comme cause finale, perfection morale et non seulement métaphysique du monde. Mais, en fait, on voit mal comment ce ·dynamisme extré­mal est encore· du finalisme. Dieu ne joue en réalité aucun rôle· dans l'affaire; il est simplement le lieu des possibles, comme l'es­pace est le lieu des. existants. La métaphysique de Leibniz est un

· peu moins mythique que celle de Platon, mais elle repose sur une mauvaise description de l'activité finaliste. .

Il n'y a pas loin de la conception de Leibniz à celle de Hume (1): «Un monde mental, un univers d'idées [tel que l'entendement divin, lieu des possibles], requiert une cause tout autant qu'un monde matériel ou un univers d'objets ... Et si nous répondons

(1) Dialogues sur la religion .naturelle, IV.

lt, RUYER 9

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130 NÉO-FINALISME

que les différentes idées qui composent la raison de l' ~tre suprême se mettent en ordre d'elles-mêmes et par leur propre nature,cc pour· quoi n'est-il pas aussi conforme au hon sens de dire que les parties du monde matériel se mettent en ordre d'elles.mêmes et par leur propre nature>>? ·

A prendre ces conceptions de Platon, de Leibniz, de Hume sur la finalité cosmique pour ce qu'elles sont ·: un simple verre grossissant qui révèle la manière dont on peut· concevoir la finalité en général, on peut dire que la conception platonicienne est celle qui implique la meilleure phénoménologie de la fhialité. Si Leibniz confond équilibrage dynamique et finalité, et dégrade l'entendement divin en un pur lieu inefficace,. Hume- dans la mesure où Philon est son authentique porte-paroi~ -'- est tellement préoccupé d'éviter la régression à l'infini -.ce qui est louable- qu'il arrête trop tôt l'analyse, et ne voit pas la différence essentielle entre une collection d'objets matériels posés les uns à côté des autres dans l'espace physique (les par­ties du monde matériel, ou les objets posés sur la surface phy­sique d'une table), et un ensemble de formes ou d'idées dans un domaine de suryol absolu (l'univers des idées de la divinité, ou la vue des objets posés sur la table). Si ma table est en désordre dans· une pièce où je ne pénètre pas, les objets qui l'encombrent n'ont aucune espèce de chance de se mettre en ordre d'eux­mêmes. Dès que mon regard tombe._ sur elle, au contraire, il y a immédiatement probabilité pour que les objets-idées, qui con' tituent la forme absolue de la table-vue, se mettent en ordre selon le sens de mon activité, esthétique, théorique, sociale, etc. Il n'y a là pourtant aucun risque de régression à l'infini. Il serait puéril de croire à une sorte de << sur-conscience », << sur.;;. percevante )) et « sur-voulante », qui verrait encore la ·surface­vue de la table et qui déciderait de la mettre en ordre. Mais il faut au moins arriver à une surface absolue pour _qu'il y ait ordre et finalité.

L'illusion fondamentale, ici, c'est de croire que la sur­face de la table-vue ne diffère de la table matérielle que par une sorte d'éclairage. Selon cette métaphore, il est bien certain qu'en allumant l'électricité dans la pièce- ce que je peux faire éventuellement sans y être moi-même présent, par la manœuvre d'un interrupteur extérieur- je n'avance en rien. la mise en ordre des objets sur la .table. Mais la conscience, la connaissance, l'auto-survol ne sont pas du tout analogues à un éclairage; c'est la présence d'un mode de liaison primaire, qui

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 131

existe subjectivement comme domaine absolu, et se manifeste objectivement comme équipotentialité. Les objets-vus ne sont plus les uns d côté des autres comme les objets matériels, ils font partie d'un système unitaire, qui agit unitairement. Croire que les objets-vus continueront à exister et à agir comme des objets matériels, capables tout au plus de se pousser les uns les autres aveuglément, c'est dissocier arbitrairement le mode d'existence de la conscience et son mode"d'agir, alors que le mode d'existence n'est qu'un abstrait du mode d'agir. Le sujet, l'unité survolante -le Démiurge platonicien- c'est l'action unitaire au parti­cipé présent, c'est l'Agissant, le participe présent substantialiséc Les objets matériels, comme amas ou comme machines, fonc­tionnent seulement selon leur structure et leurs liaisons de proche en p;oche; du fonctionnement ne sort pas spontané­ment un participe présent substantialisé qui serait «le Fonc­tionnant»; les amas ou les machines ne sont «sujets)) que dans les phrases. De l'action unitaire inhérente au domaine absolu émerge, au contraire, un pôle actif, qui paraît s'opposer au domainef passif, et subissant la mise en ordre· selon uil. sens~

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CHAPITRE XII

LA REGION DU TRANS-SPATIAL ET DU TRANS-INDIVIDUEL

Il est. imp~ssible _de comprendre le monde. de l'espace, du temps et des mdividus, SI on ne le considère pas comme une sorte de limite d'un monde, ou d'une région, encore naturelle, mais d'une tout autre nature que notre monde visible, région dans laquelle ne règne pas le << de proche en proche » spatial ou temporel, et dans laquelle « le même » analogique et << le même » numérique se confondent. Cette région est celle des essences, des formes-idé~s et des thèmes mnémiques. Les domaines de survol absolu ont pour caractère principal de laisser transparaître ces formes..:.idées, ces essences trans-spatiales, dans la structure géométrique obser­vable ?u monde spatio-temporel. On pourrait c.omparer une aire sensorielle cérébrale - ou plutôt sa contrepartie'' réelle et auto­~ubjective ---:- à une glace sans tain qui, d'une part, reçoit les Im_ages physiques des objets observés, et qui, d'autre part, réflé- · ch1t les essences, correspondantes à ces objets du monde trans-spatial. ' ·

La région des essences et des thèmes ne doit pas être située d~ns ~ne géographie mythique, pareille à celle qui amusait l'ima­gmatwn de Platon. On peut l'atteindre à partir des descriptions, tout à fait positives, d'un certain nombre de faits psychologiques qui révèle nt tous la même structure. '

a) L'évocation mnémique el l'invention. - La d!auve-souris utilisait depuis des millions d'années les ultra-sons pour explo­r~r les obstacles, lorsque P. Langevin a mis au point son appareil recept~ur et émetteur pour explorer les obstacles nautiques. Pour prodmre les ultra-sons, la chauve-souris n'utilise pas la piézo­électricité, comme l'appareil industriel, mais elle a dû résoudre

LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 133

les mêmes difficultés techniques (par exemple: émettre des trains d'ondes suffisamment courts pour ne pas brouiller l'écho).

Entre deux inventions indépendantes, il n'y a pas, en général le même degré de- ressemblance qu'entre deux évocations d~ même souvenir. Si j'ai, pour la deuxième fois, une idée assez complexe qui m'est déjà venue auparavant, elle aura des chances de ressembler encore davantage à la première qu'à la cc même >J

idée, si elle vient à l'esprit d'un autre·homme. Une idée une fois . ' trouvée, Inventée, et devenue pour moi souvenir, sera plus faci-lement à ma disposition; et elle aura aussi une nature mieux défi­nie, qu'une essence encore universelle. La réminiscence ordinaire est plus facile que la Réminiscence, au sens platonicien. Mais ce n'es~ ~ême pas toujours vrai, comme 1' a montré la psychologie experimentale, .et dans tous les cas, il faut, logiquement, ·que la ressemblance ait une raison; La ressemblance entre deux inven­tions géographiquement indépendantes, comme la ressemblance entre deux évocations d'un même souvenir, doit avoir sa raison dans une « nature >J trans-spatiale. ·

Il est très caractéristique que les conceptions « actualistes >) et - (< existentialistes » nient à la fois : 1 o la mémoire individuelle constituée et inconsciente; 2° la mémoire spécifique, raison de la-ressemblance d'un homme à un autre, ou d'un animal et d'un autre de même espèce; 3° le monde des essences et des valeurs indépen?antes de nos caprices. A leur manière, ces conceptions reconnaissent donc la solidarité de ces trois ordres de réalités. Que cette négation soit insoutenable, c'est, en topt cas, évident pour la mémoire individuellè et pour la mémoire spécifique. De toute façon, il faut rendre raison du fait que deux hirondelles ou deux hommes se ressemblent. Cette raison ne réside pas dans une sorte de cliché matériel sur quoi ils auraient été tirés, comme · deux objets fabriqués en série, rnais cela ne dispense pas de cher.:. che.r cette raison ailleurs et de la trouver. La même obligation logique vaut tout autant pour la ressemblance de deux inven­tions, dans tous les domaines, et plus évidemment encore dans les do_maines où les trouvailles obéissent à des normes tellement rigoureuses qu'elles peuvent être rigoureusement identiques, comme dans les mathématiques ou dans la technique.

II_ne faut pas ici tomber dans l'illusion de croire que l'01i peut exphquer la ressemblance de deux inventions comme la ressem­blance de deux ·phénomènes de la physique macroscopique. La forme et l'évolution d'un delta; la forme et l'évolution des méandre~ d'un fleuve, d'un cumulus, d'une éruption volcanique, ont aussi quelque chose de typique; puisqu'on emploie pour les

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134 NÉO-FINALISME

désigner des noms communs. Mais ce « typique » est ici d'ordre secondaire et dérivé, il s'explique suffisamment par le jeu des causes à l'œuvre dans ces phénomènes qui fonctionnent toujours de la même manière. Une invention, elle, n'a pas à proprement parler de cause, elle est, par définition, différente d'un fonction­nement. La ressemblance de deux inventions ne peut sans' contra­diction être mise sur le même plan que la ressemblance de deux érosions. Même dans l'ordre de la physique classique, en remon­tant de cause en cause, on arrive à la « nature » des êtres phy­siques primaires concernés, qui, eux non plus, n'ont pas de cause à proprement -parler et qui répondent à un « type ». La ressem­blance de deux molécules de fer ne peut s'expliquer ·comme la ressemblance de deux cumulus; une molécule est conforme à une norme, que l'on peut analyser mathématiquement, mais non, à proprement parler, causalement. L'application des mathéma­tiques est profondément différente, on le sait, suivant qu'il s'agit de la physique micro- ou macroscopique. Les mathématiques, dans la physique macroscopique, permettent justement de suivre la déduction de causalité, des types primaires aux c< types» déri­vés. Par exemple, le géographe mathématicien calculera le temps de formation d'un delta de type déterminé, à partir du débit des sédiments, de la nature du littoral et de l'action contrariante des marées. Dans la physique microscopique, au contraire, le mathé­maticien n'a pas à déduire les phénomènes-effets de phénomènes­causes; une molécule de fer ne se forme évidemment pas à la façon d'un delta.

Tant que l'on n'avait le ·choix qu'entre la négation -irration­nelle des empiristes absolus ou des existentialistes, et la substan­tia1isation mythique des essences ou des types, en un lieu, trans­cendant, il était permis d'hésiter - bien qu'en tout état de cause une image mythique de la réalité vaille· toujours mieux qu'une absurdité logique. Le type «hirondelle» ou le type << homme », les essences ou les valeurs en leur statut intemporel, · ne peuvent certes être imaginés comme des Idées, trônant dans l'Empyrée et contemplées avec admiration par des êtres qui s'efforcent de les imiter. Mais l'observation soignée des faits de mémoire et des modes vrais de la réminiscence permet de donner une signification et une valeur positives au vieux rapprochement platonicien de l'invention et de la mémoire. '

b) La subsistance mnémique.- La psychologie expérimentale a prouvé que, dans la grande majorit'é des cas, on ne se souvient / que du sens. L'effort de mémoration, quand il porte sur des syl-

LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 135

1 ab es ou sur des figures dépourvues de sens ( 1), consiste essen:­tiellement à s'appuyer sur des sens auxiliaires ou sur des<< expres­sivités» diverses: rythmes, groupements spatiaux, l'expressivité, ici comme partout ailleurs, étant un c< sens non explicité». Les sens auxiliaires, les « trucs » mnémotechniques, sont le plus sou­vent abandonnés quand la mémoration progresse. Mais la mémo­ration active d'un matériel dépourvu de sens ne peut se passer du détour par une cc signification»; ou une «expressivité>). Et il en est de même du cc rappel » qui, on le sait, passe par des <t détours » notionnels.

Par exemple, un sujet, ayant à mémoriser la paire de syllabes viz-hus, se sert de l'analogie avec Picious, puis abandonne le mot auxiliaire quand la paire lui devient familière ·par elle-même (2). Il est très douteux qu'une mémoire absolument pure .:.- pure de tout sens ou expressivité- qu'une mémoire mécanique ou photo­graphique, puisse exister ..

'La psychologie expérimentale ne peut naturellement résoudre par elle-même le problème du mode de la subsistance mném~que. Mais si la mémoration et le rappel se servent des <c sens >>", d est difficile de prétendre rattacher la subsistance mnémique, entre la mémoration et le rappel, à un phénomène d'inertie mécanique, surtout lorsque tant d'autres faits, notamment ceux qui ont été analysés par l'école de Wurtzpurg,par Freud,Burloud, Ellenber­ger, dans le rêve et l'association spontanée, permettent de sur­prendre presque directement la vie propre des sphères mné­miques, et lorsque l'analogie de l'invention et de la mémoire ren­force encore la conviction. Cette subsistance doit être du même ordre que la subsistance des sens non mnémiques, c'est-à-dire des essences.

Les essences, dans leur statut phénoménologique, sont éter­nelles; elles sont douées d'ubiquité (un inventeur peut inventer et perfectionner son invention dans n'importe quelle partie du monde). Dans la région des essences, les semblables sont iden­tifiés, tandis que, dans la région des existants, des êtres sem­blables peuvent être numériquement différents. Le statut des subsistants mnémiques, individuels ou spécifiques, est très ana­logue. La mémoire psychologique individuelle possède une sorte d'ubiquité : je peux évoquer' mes souvenirs aussi hien en Asie ou en Amérique qu'en Europe; une sorte d'éternité: un souvenir est détaché du temps, il peut me revenir à n'importe quel moment,

(1) PIÉRON, Ann. psych., 1920-1921, p. 119-148. (2) WoonWORTH, Experimental psyclwlogy, p. 24~

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136 NÉO-FINALISME

il est << éternel>> jusqu'à ma mort; enfin, il échappe au nombre, en ce sens que le même souvenir peut s'actualiser un nombre quelconque de fois, en se modifiant quelque peu, il est vrai, à chaque actualisation. La mémoire organique est encore , plus proche des essences. Son ubiquité est moins relative que celle de la mémoire individuelle : de multiples embryons d'une même espèce peuvent se développer à la fois, très loin les uns des autres. Son éternité aussi : une mémoire spécifique peut durer des millions d'années,- en se modifiant quelque peu à chaque onto­génèse -tant qu'il subsiste un seul couple d'individus de l'es,.. pèce. Une différence subsiste toujours, malgré tout, avec l'éter­nité authentique de l'essence :le cc rouge» peut reparaître même -si, à un moment donné, il n'a existé aucun« rouge» dans l'uni­vers, et si« l'espèce des rouges», si l'on peut dire, a été momen­tanément éteinte; la mémoire spécifique d'une espèce disparue est anéantie à jamais. Où est la mémoire spécifique des Dino­saures? Enfin, la mémoire spécifique échappe au nombre, en ce sens que, sans être universeJle et indivisible comme l'essence, elle peut appartenir à un nombre quelconque d'individus.

On entrevoit donc la raison profonde de l'effort vers le sens que fait toute mémoration. L'actuel ne peut échapper au temps qu'en participant, autant que possible, au statut de l'essence, en profitant en quelque sorte de son éternité, pour gagner une éter­nité précaire et limitée. Une idée, un souvenir, est un hyhride entre l'éternel et l'actuel. Qu'à un moment j'aie une idée, cette idée qui est mienne, et éphémère comme moi, est aussi univer­selle, comme l'essence qu'elle vise, et éternelle en principe comme elle. Un souvenir est toujours nécessairement une idée. Il est faux que tout actuel devienne automatiquement souvenir, comme le croit Bergson. L'actuel ne devient souvenir que s'il est pénétré de« sens», qui le rend incorruptible. Nos-souvenirs ne subsistent qu'en se faisant véhiculer dans le temps par l'éternité des essences.

c) L'action de la l'essemblance. _,_L'attention a été attirée depuis longtemps sur la difficulté de comprendre l'action de la ressemblance, si l'on se limite strictement à l'horizon de l'actuel pur. Comment une forme ou un être A peut-il évoquer la forme ' ou l'être B qui lui ressemble, puisque la ressem}?lance est une relation d'ordre psychologique, ou spiritu~l, qui suppose deux termes présentés et puisque, par hypothèse, A seul est présenté quand il évoque B? Tout s'éclaire, au contraire, si l'on voit dans l'action de la ressemblance le phénomène inverse de celui des actualisations successives de la même idée ou du même souvenir.

LA RÉ(JION'' DU TRANS-SPATIAL 137

Dans ce dernier cas, la même idée (numériquement et analogique­ment) donne une multiplicité d'actualisations semblables. Dans le cas de l'action œune ressemblance, une forme actuelle, vue comme idée ou essence correspondante, évoque, par son inter­médiaire, les autres àctualisations possibles de la même -essence. Il faut bien souligner que, de la forme vue par la rétine, à la forme vue comme idée, il n'y a pas <<passage», malgré la flèche ascen­dante du schéma (fig. 34), car il faudrait, pour expliquer ce pas­sage, faire intervenir déjà une: action de la ressemblance, ce qui évidemment déplacerait le problème sans le résoudre. Toute per­ception est thématique et·saisit directement l'eidos dans la forme-

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FIG. 34

structure. Le cc détour » par le trans-spatial et le trans-numérique prend inévitablement, dans un schéma, l'aspect d'un chemine­ment; mais, en fait, l'essence en elle-même et l'essence incarnée dans une forme ne font qu'un en vertu même de la nature trans­numérique de l'essence. De même que la subsistance mnémique .est participation à l'éternité de l'essence, l'action de la ressem­blance est participation de l'actuel à la loi régnant dans la région trans-spatiale, de l'identité numérique des semblables.

d) L'imilalion. -L'imitation aussi po.se un problème inso­luble aux << actualistes » et aux 'mécanistes. En quoi le fait pour A d'entendre B chanter peut-il expliquer que A fredonne de son côté l'air entendu? Comment la vue du visage· souriant de sa mère peut-elle provoquer le sourire de l'enfant? La zoile corticale auditive ou visuelle ne se décalque pas sur la zone motrice. La clé de la solution est dans le remarquable isomorphisme entre l'imitation et la mémoire. 1. On n'imite que ce que l'on comprend, on n'imite que le sens, de même que l'on ne mémorise que le sens. 2. L'imitation revient à surmonter la diversité et la distance spa­tiales, ainsi qùela différence d'individualité entre l'imité et l'imi-

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138 NÉO-FINALISME

tant, comme la mémoire revient à surmonter la diversité et la distance temporelles entre une expérience primaire et son souvenir remémoré. 3. L'imitation, comme la mémoire, révèle une diffé­rence dans la hauteur du seuil de rappel et du seuil de reconnais­sance. Les expériences, notamment sur les animaux (Kohler) et sur les enfants (André Rey), ont montré que l'on n'imite. que ce que l'on était presque capable d'inventer soi-même : mais une différence de seuil analogue à. la différence entre seuil de recon­naissance et seuil de rappel fait que l'on peut reconnaître la bonne solution, et l'imiter, un peu avant d'être capable de l'in­venter ou de l'·« appeler» soi-même. L'analogie mémoire-imita­tion renforce donc encore, incidemment, l'analogie mémoire­invention. 4. La mémorisation est fonction, non seulement du signifiant, mais de l'important, du valable en général; les effets de renforcement mnémique bien connus de l'affectivité et de l'émotion modérée, dus eux-mêmes à l'union étroite de\ l'affectivité et du sens des valeurs, ont leur contrepartie dans le fait, souligné par Dupréel, que l'.on imite surtout ce que l'on admire, d'où l'énorme rôle psychologique et social des modèles. L'émotion admirative est à l'imitation ce que l'émotion, en gérié­:ral, est à la mémoire. 5. On peut ajouter que l'imitation, dans l'éducation familiale ou sociale, continue l'action de l'hérédité et de la mémoire organique. L'enfant imite ses parents, son psy­chisme est modelé par leur psychisme, de même que l'organisme de l'enfant a été formé par le même potentiel spécifique qui avait déjà formé ses parents. 6. Une vérification très frappante, presque impressionnante, de l'analogie entre la mémoire et l'imitation, c'est l'emploi presque indiscernable des deux procédés --- mué-mique et imitatif - dans la reproduction biologique. ·

Nous avons déjà souligné le fait que la reproduction d'un multi· cellulaire fait nécessairement appel à une mémoire, et à une mémoire qui n'est pas propriété d'un tissu ou fonctionnement d'une struc· ture organique, puisque l' épigénèse est vérifiée expérimentalement, et puisque cette mémoire organique crée précisément tissu et . struc· ture. Mais il est une autre forme de reproduction : la reproduc'tion que l'on peut désigner comme,« reproduc~ion par auto·copiage n, celle des chromosomes et des genes, des VIrus, des bactériophages. Dans ce type de reproduction, il y a un dédoublement d'une struc· ture actuelle et non reconstitution épigénétique d'une structure. Ce~ auto-c?p!age ~st-il un calquage mécanique? C'est là une hypo· these aussi InVraisemblable que celle de la nature mécanique de l'imitation psychologique. Un gène, d'après les récentes· observa­tions (notamment celles de Pease et Baker, en 1949, à.l'aide du

1

. 1

LA .RÉGION DU TRANS-SPATIAL 139

microscope électronique) est une structure déjà compliquée, où une longue chaîne de protéine ressemble à la colonne centrale d'un escalier en spirale dont les marches seraient représentées par les molécules d'acide nucléique, associées à la protéine spécifique. On conçoit que cet ·escalier puisse facilement se couper en deux, don· nant deux parties semblables entre elles. Mais il faut encore que le gène reconstitue sa longueur primitive, et l'on ne conçoit pas du tout comment des éléments architecturaux peuvent se multiplier par . calquage mécanique ou par des phénomènes purement phy­siques de « résonance » lorsque cette longueur se reconstitue. La reproduction du chromosome présente encore d'autrefi difficultés. Comme les gènes sont, schématiquement, empilés dans le sens de leur longueur pour former le chromosome, le dédoublement longi­tudinal du chromosome, lors de la mitose, peut se concevoir comme coupant en deux, d'un seul coup, tous les gènes. Mais les choses ne semblent pas être aussi simples. Les « effets de position-» des gènes (Sturtevant), de « translocation » (Bridges, Müller) semblent montrer que le chromosome, n'est pas seulement la somme des

. gènes., mais agit comme un tout. La reproduction par calquage mécanique d'un tout aussi complexe est tout à fait invraisem· hlable, et Goldschmidt, qui a défendu la conception du chromosome comme unité génétique, en critiquant la conception autonomiste des gènes (1) est obligé de postuler «the ability of the chromosome to reproduce its own. image by division or by recreation of its likeness ». La vérité du deuxième terme de l'alternative paraît d'autant plus probable que la reproduction asexuée des Proto· zoaires ou la reproduction des cellules, qui est aussi un dédouble-

. ment de structures actuelles, n'a absolument rien d'unepureetsimple division. Elle a quelque chose d' épigénétique, et fait la transition entre le mode de reproduction dés virus et celui des multicellulaires. Un Protozoaire à coque, par exemple, est obligé de faire saillir de sa coque une hernie cytoplasmique dans laquelle émigrent des éléments de squelette, tout formés dans le protoplasme de la cellule mère. Les . divisions des Protozoaires s'opèrent selon des modes d'une extrême variété. Elles donnent tout autant l'impression de phénomènes essentiellement mnémiques que la reproduction des multicellulaires. Il est donc permis d'hésiter, dans le cas des gènes ou des virus, sur le caractère mnémique ou imitatif de la division. Cette hésitation est instructive; elle prouve que l'imitation, si imitation il y a, ne peut être un calquage mécanique, mais implique l'action d'une ressemblance typique, et suppose par suite un détour par la région du trans·spatial tout autant que la reproduction épigénétique, par potentiel mnémique. héréditaire.,

Haldane et d'autres auteurs ont essayé, sans insister d'ailleurs beaucoup sur la suggestion, de mettre en rapport le problème de la reproduction par auto·copiage, des gènes et virus, avec le fait

. (l) .The theory of the gene (Scientific ll-fonthly, mars 1938).

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140 NÉO-FIN ALISME

qu'une particule dans la théorie quantique n'a pas d'individualité d~finie .. II. serait impossibl~ de dire, des deux exemplaires d'un g!lne qm VIent de se reprodmre, lequel est le modèle, lequel la copie. Etant données les dimensions d'un gène ou d'un virus, le rappro­cheme~t ne peut être qu'une simple analogie. Mais elle est valable en c~c1 que, dans un cas comme dans l'autre, le manque d'indivi­dualité, net dans le plan de l'espace et du temps, est l'indice d'un rapport ét_roit des deux individualités << mitigées » avec 'un « type » trans-spatial. ·

Tous ces faits ont donc le même schéma. Ils ont ceci de con1~ mun qu'ils mettent en jeu, dans l'actuel, une ressemblance . s,ans 9u'il puisse ,être. question d'un calquage. mécanique pou; l expliquer. La memoire sans engrammes, l'action de la ressem­blance, l'imitation sans calquage, tout· cela est contraire aux lois ?e la physique ordinaire et ne peut être expliqué par la physique. Il faut, pour en rendre raison, avoir recours à des thèmes ou à des essences trans-spatiales. La ressemblance de deux actualisations d'un même souvenir impose l'idée de thème mnémique, la ressemblance organique entre deux individus de même espèce impose l'idée d'un potentiel spécifique. La ressem­blance des organes entre deux espèces très éloignées, la ressem­blance de ces organes avec nos outils, marque de même que toutes ces actualisations, étant analogues, sont cç financées» par quelque chose, qui est situé dans la région trans-spatiale. Dans l'ordre psycho-biologique et dans l'ordre de l'invention en général, le nombre des actualisations paraît être indifférent nous voulons dire, p~raît ne rien coûter à la nature, et n'être Ümité que par l'occasiOn ou le matériel de réalisation disponible. Les virus, les vi:us-protéïnes, les unicellulaires, les embryons d'organismes supérieurs, tout comme les évocations mnémiques ou des évo­cations d'idées, peuvent se dédoubler et se multiplier à l'infini. L'indifférence du nombre dès actualisations répond parfaite­ment à l'indifférence au nombre des essences et des thèmes. Le nombre des cercles existants est quelconque relativement au cc Cercle », comme le nombre des hirondelles relativement au type cc hirondelle » : essences et thèmes sont trans-individuels comme ils sont trans-spatiaux. Il suffit d'un rien, du contact d'une substance inductrice banale, d'un cheveu plus ou moins serré autour ?e !'~uf par !:expérimentateur, pour dedder· qu'il y aura deux mdividus au heu d'un. Il suffit d'une infime coïn­cidence actuelle, pour évoquer de nouveau un souvenir obsé­dant. Quand une idée, scientifique ou philosophique, est dans l'air, il suffit d'une infime secousse pour qu'elle éclose dans un

LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 141

esprit ap:r:ès l'autre, chacun croyant être le premier et le seul à la découvrir. Comme il arrive si souvent, dans l'histoire des sciences, le fait de la cc détermination>> biologique, qui. a paru d'abord un phénomène tellement curieux et aberrant, se révèle d'une extrême généralité. Il ressemble à l'appel mnémique, à l'action de l'occasion ou du hasard sur l'invention. Tous ces. phénomènes sont inconcevables sans la dualité du monde spa­tio-temporel et d'une région des essences et des mémoires. Des « causes », des occasions aussi insignifiantes que les divers agents de: « détermination » biologique, mnémique ou inventive ne peuvent à .. elles seules rendre raison des immenses développe­ments qu'elles amorcent.

L'existence active, le développement des individus, est une cc succion)) continue opérée par eux sur le monde trans-spatial, une « nutrition» au sens le plus général du mot. Un être se nourrit de «sens>> :Plus profondément qu'il ne se nourrit :physio­logiquement ou matériellement. La subjectivité, qui est la réa­lité de tout être, n'est qu'une série d'actes d'appréhension, de sens. Le développement biologique, psychologique et spirituel, n'est autre chose qu'une annexion continue de propriétés et de richesses mnémiques. On ne peut décrire vraiment un homme qu'en décrivant ses idées·, ses souvenirs, ses expériences assi­milées, sa vocation, ses. aspirations, bref, tout le «trans-spatial >J

qui l'a enrichi. Il est impossible de faire du développement biologique et, à plus forte raison, du développement psycholo­gique et spirituel, un simple fonctionnement dans l'espace. Un développement n'a pas de causes. localisables dans l'espace­temps. Le domaine d'espace-temps n'est qu'une limite. Il ne peut même pas contenir réellement les. existants, puisque leur subjectivité· est<< à cheval >) sur les deux régions et que leur struc­ture instantanée, et même toute la série, instant par· instant, de leurs structures instantanées, n'est qu'une abstraction.

Plus généralement encore, toute la constellation des phéno­mènes, que nous avons dû décrire en décrivant l'action fina- . liste, demande impérieusement que le monde visible soit doublé d'une région invisible. Pour parler mieux, car nous paraissons ainsi subordonner le monde invisible au monde visible, (( le monde visible est tout justement le monde invisible réalisé ici et maintenant ( 1) )),

C'est par le langage surtout que l'homme habite et se meut dans le trans-spatial et le trans-temporel. Nous entendons

(1) WHITEHEAD, Process and Reality, p. 57 (cf. aussi p. 59-65).

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142 NÉO-FIN ALISME

l'homme en général et non pas seulement quelques ,spéculatifs. Les hommes d'affaires, les politiques, les managers, les utili­taires, tout autant que les métaphysiciens ou les mystiques, sont ailleurs que là où ils sont. Il est impossible de faire un pas vers un but, de dire une parole sensée, d'écouter ou de regarder un autre être dans l'espace, sans sortir de l'espace. Lorsque deux hommes conversent par téléphone, l'expression et la compréhension mutuelle ne sauraient être assimilées à des transformations matérielles analogues à celles qui sont en jeu dans l'émetteur ou le -récepteur téléphonique. Le ·courant d'information qui passe entre les deux hommes sort de l'espace~ temps à chacune de ses extrémités pour atteindre le domaine des essences et des significations, où des barrières entre· indi­vidus disparaissent.

La tête humaine est réversible : elle peut alternativement parler et écouter; mais elle n'est pas réversible à la manière= d'une machine électrique, elle est réversible d'une manière plus subtile parce qu'elle est ·en communication dans les deux sens, aller et retour, avec le trans-spatial. L'homme vit ,beaucoup plus dans le monde des symboles que dans le monde matériel, et si l'efficacité et l'utilité sont critères de réalité, le ·monde des symboles est plus réel que le monde matériel. Des voyageurs dans un train ne sont pas des corps posés sur une banquette, ce sont des êtres hantés par des buts invisibles, et qui ne cessent d'en parler entre eux ou en eux-mêmes. «Monde des symboles» ne veut pas dire ici «monde constitué par les symboles», mais cc monde exploré par les symboles ». Les significations humaines ne sont pas surimposées à un monde dépourvu ·de, sens. La signification n'est qu'une technique du sens, c'est-à-dire de la partie invisible des êtres. Les mots ne créent pas les sens ou les essences, ils ne sont possibles que parce qu'il y a des types et des espèces, biologiques et spirituelles.

CHAPITRE Xiii

LES NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL ET. L'ACTIVITE FINALISTE

II reste à examiner, si c'est possible, l'architecture interne de la région du trans-spatial. Une précision indispensable d'abord: en mettant essences et thèmes mnémiques au delà de l'espace­temps de la physique classique et rëlativiste, il ne s'agit pas de leur refuser tout caractère de « forme », bien· au contraire.· Le mot grec eidos a très heureusement le double sens d' cc idée >)

et de «forme». Or, si la forme- la forme-idée ou la forme-thème- n'est pas dans l'espace et le temps, elle est spatia­lisante et temporalisante. La forme-idée a rapport à l'espace­temps, puisqu'elle rend raison des formes géométriques dans l'espace et le temps. Les thèmes mnémiques d'une espèce vivante commandent sa forme anatomique et la mélodie temporelle de son développement. La forme trans-spatiale est << au delà >> de l'espace-tetnps, mais justement parce qu'elle le crée. On s'est avisé depuis longtemps qu'un espace, ou un temps, qui serait en ·soi conforme à sa définition comme ·paries extra paries, ne serait pas un espace ou un temps, mais une sorte de multipli­cité pure qui ne pourrait constituer un univers.

Il faut échapper au «de proche en proche)), le survoler, pour le saisir comme mode définissable abstraitement.· Un domaine absolu est constituant d'espace-temps parce qu'il est différent d'une surface physique par son double rapport avec la région du trans:..spatial d'une part, et avec le «je )) ou x d'individua­lité d'autre part. 1

La région du trans..;spatial ne s'oppose pas à l'espace-temps de la physique classique d'une manière abrupte; elle présente des sortes de sous-régions qui sont d'autant moins analogues à l'espace-temps et à son contenu qu'elles s'en cc éloignent»­si· l'on peut dire - davantage. On· peut distinguer au moins quatre régions

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144 NÉO-FINALISME

1. la regwn des consciences actuelles avec les sensations extensives, et le specious present, ubiquité et éternité en petite monnaie,

2. la région des mémoires psychologiques individuelles, 3. la région des mémoires organiques spécifiques, 4. la région des essences et les valeurs. A quoi l'on peut ajouter la «région» du <C Sens des sens))'

l'Unité transcendante, le Logos suprême, le Tao que l'on ne peut nommer, et qui n'a plus de· nature.

En passant d'une région à l'autre, on s'éloigne de plus en plus des lois qui règnent dans le monde physique : causalité

, de proche en proche, et diversité numérique des semblables. Les régions c< mnémiques )> 2 et 3, prises dans leur ensemble, représentent une sorte de· contamination du trans-spatial par les individus de l'espace-temps; elles contiennent des essences «appropriées))' <<spécifiées))' <<converties>> . en thèmes . ou en types. La mémoire organique ressemble d'une. part à .la mémoire individuelle, d'autre part aux essences et aux valeurs.

Le problème du « parallélisme )) psycho-physiologique - il vaudrait beaucoup mieux dire, si l'usage n'avait consacré la première expression, la « correspondance )> psycho-physiolo­gique -n'apparaît plus ainsi que comme un cas particulier d'un problème beaucoup plus général. Au niveau 1, le parallélisme, ou la correspondance, est encore très net : la conscience actuelle n'échappe à l'espace-temps qu'en ce qu'elle n'est pas .soumise à la simple localion, selon l'expres~ion de Whitehead et que,. l'on ne saurait la faire correspondre à un élément ponctuel. Néan­moins, elle est étroitement soumise au déroulement de Vespace­temps. J'ai une sensation ou une émotion à telle minute et à tel lieu, et une sirène d'alarme émeut en même· temps les habi., tants d'une cité. Je domine un domaine spatial non ponctuel, mais très limité; je domine l'instant par instant strict, mais je suis emporté par le temps. Si je prononce une phrase, l'intuition du sens, comme le «je n, domine temporelJement le. déroule­ment physique de la phrase; mais, après cela, je puis tomber dans le sommeil ou la distraction. Quand la phrase est un peu longue, les enchaînements psychologiques des sens subordon..; nés sont étroitement parallèles aux événements spatio-temporels et physiologiques qui accompagnent son émission. Le sens géné­ral, toutefois, si je le maintiens fermement, et si je ne suis pas atteint d'aphasie syntaxique ou sémantique, échappe au paral­lélisme. Dans une conduite complexe, exigeant d~s démarches multiples le parallélisme est étroit pour les détails d'exéc~tion,

NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL 145

entre les phénomènes physiques ou physiologiques, et les expé­riences psychologiques. Les mémoires d'un homme d'État sont pleins de détails de temps et de lieu, en même temps que d'im­pressions psychologiques au jour le jour. Mais le sens général de la 'conduite n'est que vaguement et très en gros rattaché au cadre historico-géographique. ·Il le domine de très haut. La vie psychologique d'un Épicurien conventionnel, se trainant de repas en ·repas, est étroitement parallèle à sa vie physiologique. Ses. émotions correspondent parfaitement à la sécrétion gastrique de l'appétit, puis à la digestion. Mais la vie psychologique d'un homme d'État conduisant une grande nation dans une grande guerre, n'est p~s vraiment ·parallèle à ce que l'observatüm .phy­siologique constaterait minute par minute dans son orgamsme. Un « pointillisme » psychologique en donnerait une idée tout à fait fausse. . .

Dans l'activité sensée et finaliste d'un organisme supérieur, au-dessous des niveaux où les grands thèmes d'action sont bien détachés de1'espace-terrips et de la causalité de proche en proche, il y a un niveau d' effection des détails, où la correspondance est très étroite entre les thèmes mineurs, qui règlent ces détails et ce

. qui apparaît à l'observateur scient~fique comme phéno~ènes soumis à l'espace-temps. Une condmte complexe peut touJours

Pas de parallélisme

l'aral/élis me

1. Trans-Spatl~l ;·

::. ... .......... ,"" ....

......

FIG. 35

se schémat~ser par une hiérarchie d'accolades représentant des thèmes, dont le dernier étage, inférieur, tout en étant encore dans le trans-spatial, puisqu'il s'agit. de thèmes, correspond de. très près au déroulement spatio-tempotel, et se moule étroite­ment sur les petits accidents de causalité, que l'influence des thèmes ·supérieurs vient « réguler ». Les petits accidents tech­niques d'une action sont normalement amortis par .le jeu de

n. l\UYER 10

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146 NÉO-FINALISME

nombreux étagesde plus en plus élevés, englobants, et détachés de l'espace-temps. On comprend donc fort bien que, suivant l'étage que l'on considère, on soit frappé tantôt par le parallé­lisme, tantôt par l'absence de parallélisme. L'absence de parallé­lisme et, par conséquent, le règne du trans-spatial sont néanmoins, bien entendu, fondamentaux et essentiels, et la.structure de l'action finaliste, avec survol absolu des thèmes, se retrouve au dernier étage même de l'effection. Le règne de la causalité spatio-tempo­relle de proche en proche (domaine des flèches horizontales) n'est qu'une limite du domaine des accolades à direction verti ... cale. Que l'accolade soit immense ou minuscule, elle représente le même mode fondamental de survol absolu. ·

Dans un roman peu connu (1) Abel Hermant, influencé proba­blement par la théorie périphérique des émotions, a eu l'idée bizarre d'employer un vocabulaire physiologique pour décrire instant par instant les réactions émotives et sentimentales de ses personnages ou du moins de les décrire sans référence à leur sens: le roman n'est lisible que dans la mesure où l'auteur a oublié sa gageure.

Il est vrai que si l'on faisait la gageure inverse, dans un récit romanesque ou historique, c'est-à-dire si l'on ne décrivait que les idées ou les thèmes « survolants >> les plus généraux sans jamais descendre aux étages <c proches>> du déroulement spatio-tempo­rel, on ne produirait rien de bien intéressant pour les lecteurs qui aiment les descriptions concrètes. Il n'y aurait plus, en fait, de roman ou d'histoire, ni même de récit d'aucune sorte. Il resterait du moins l'intérêt, non négligeable, d'une phénoménologie ou d'un traité théorique, valable pour tous les temps et tous les lieux, ou valable tout au moins pour une large zone de culture sociale et technique. ,

La réalité est précisément intermédiaire, grâce aux thèmes- . amortisseurs étagés qui adaptent l'une à l'autre la région trans­spatiale et la région de l'espace:.. temps, en permettant l'incarna:. tion des essences et des valeurs par action descendante, et en laissant, d'autre part, les accidents de l'espace et du temps modi­fier à leur tour, par action ascendante, les thèmes qui les survolen~.

Il est caractéristique que les psycho-physiologistes aux ·prises avec des malades, et non avec des théories, comme A. Meyer, Goldstein ou Kantor n'aient pu, devant les faits, utiliser pratique-, ment le behaviourisme pur, ni le spiritualisme pur, ni le dualisme abrupt corps-esprit, mais seulement des conceptions plus cc inté-

( 1) Amour de tête

NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL 147

grantes », qu'ils ont parfois de la peine à définir, faute d'une concep­tion claire des rapports du trans-spatial au spatial : <c Les événe­ments psychologiques, écrit Kantor (1), peuvent être regardés comme les champs plus larges dont l'activité biologique, bien qu'es­sentielle, ne constitue qu'une des composantes.» Kantor pousse les choses jusqu'au paradoxe,. quand il refuse au cerveau un rôle dans la perception des objets. En renouvelant le paradoxe bergsonien, qui met le cerveau au milieu d'un monde d'images, et non les images dans le cerveau. Mais ce qui est faux pour la perception des objets réels est bien vrai pour l'appréhension des êtres idéaux ou des thèmes très généraux d'action.

L'idée directrice d'une grande entreprise comme l'opéra­tion Neptune, il serait absurde de la réduire à quelques états de conscience, strictement parallèles aux états physiologiques momentanés des organisateurs de l'opération. Un <<idéal» est une valeur assumée par un être vivant, comme une « idée >) est une essence actualisée. L'idéal et l'idée ont, par suite de leur appropriation par un individu, certains effets psycho-physiolo­giques localisables et même mesurables. Mais il serait bien étrange de réduire l'idéal et l'idée à ces quelques effets. Des hommes nombreux peuvent se sacrifier pour la même idée. Prétendra-t-on qu'ils sacrifient leur vie à quelques processus physiologiques qui se passent dans un coin de leur propre cerveau? 'Prétendra-t-on même qu'ils sacrifient leur vie à quelques processus psycho­physiologiques hien localisés et datés? Et par quel mirade ces processus .localisables pourront-ils être· désignés comme une idée ou un idéal ·commun à tous? La conscience n'est vraiment la conscience que parce qu'il y a plus, en elle, que son contenu sen­sible instantané :elle est surtout dans le monde invisible qu'elle exploré. ·

Les étages ~u trans-spatial sont multiples. Le passage est èon­tinu d'un monde visible et observable, dessiné par les· émissions de photons et les interactions énergétiques élémentaires, au monde invisible des thèmes ·ou des idées informantes. Le paral­lélisme n'est pas absolument vrai, et il n'est pas non plus abso­lument faux. Il devient seulement de plus en plus faux à mesure que l'on <c monte» dans le monde invisible, en s'éloignant de la structuration instantanée des « observables ».

La conception orphique-platonicienn~ des deux mondes, comme le parallelisme et pour les mêmes raisons, est vraie et fausse à la fois. Elle ne devient vraie que si l'on considère les régions les plus

(1) KANTOR,.Problems of physiologicalPsychology, p. 105 (1949).

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148 NÉO-FINALISME

<< élevées » du monde inobservable. Mais il n'y a aucune opposi­tion abrupte, orphique ou gnostique, entre les deux mondes. L'homme n'est pas double, bien que son être se situe à tous les niveaux, et qu'il touche presque, par instants, malgré sa maté­rialité et son -animalité, au Logos unique et au Tao que l'on ne peut nommer. Des phénomènes chimiques les plus élémentaires_ de son organisme à son idéal le plus élevé, il y a tellement d'in­termédiaires que l'on ne peut rien réellement séparer. L' «âme» n'est pas tombée du ciel dans un corps. Elle ne peut quitter le corps, par l'extase ou l'ascétisme, pour voyager et retourner dans sa patrie. Mais une idée ou un idéal, en transformant le corps en un simple instrument subordonné, réalise en fait l'ascèse plato-:­picienne, sans qu'il soit nécessaire de recourir au mythe.

Le mythe par excellence consiste toujours à prendre au sérieux, dans l'expression cc le monde invisible», le mot« monde», à trans­former la région des inobservables en une sorte -d' Umwell, ima­giné sur le patron de l' UmweU bio-psychologique, et dans lequel l'âme peut voyager et contempler. On sait que le Christianisme, par exemple, a oscillé, et plus d'une fois, entre les deux concep-:­tions de l'homme, la conception orphique-platonicienne, et la conception aristotélicienne, beaucoup plus unifiante. On comprend cette oscillation, car les deux conceptions sont vraies à la fois. L'homme estun, en ce sens qu'au dernier étage, corps visible et conscience primaire sont une seule et même Téalité : le parallélisme est parfait pour la bonne raison que le corps est le dernier niveau des subjectivités organiques observées. Mais l'homme est aussi, quand il le veut, un demi-dieu qui se sert -de son corps comme d'un instrument dédaigné. Il n'y a pas de sépa­·ration des deux mondes, d'obstacle, de sphères astrales, d'im­mensités vides, d'océans de ténèbres gardées par -de mauvais anges, comme dans les mythes gnostiques. Les innombrables étages du domaine trans-spatial ·ne sont pas des séparations, mais des degrés. La conscience humaine peut échapper à ses limites individuelles, biologiques, et même psychiques. L'ins­tinct, pour la conscience animale, est une sorte de «mission obligatoire ». Mais la conscience humaine peut choisir l'idée par laquelle elle se laissera emporter. Une idée ne se contemple pas._ Le choix d'une idée, c'est le choix d'une mission, et le niveau de notre travail est le niveau même qu'atteint notre âme dans le trans-spatial. '

CHAPITRE XIV

LES ~TRES DtJ MONDE PHYSIQUE· ET

LA STRUCTURE ~IBREUSE DE L'UNIVERS

Le principal obstacle à l'adoption d'une philosophie finaliste­ou néo-finaliste, vers laquelle pourtant convergent aujourd'hui_ tant de faits, vient certainement du préjugé tenace selon lequel la matière- visible et tangible est toul de même plus réelle que les sens, les idées et les valeurs. La fin du mécanisme, avec la phy­sique quantique et la mécanique ondulatoire, est très loin d'avoir été vraiment sanctionn~e par une modification appropriée de notre vision du monde. L'expression même de cc mécanique ondu-

. ·latoire >> témoigne de la persistance d'une vision malgré tout , mécaniste et matérialiste. Car, enfin, pourquoi continuer à parler

de cc mécanique >>, c'est-à-dire de << ma: chines », à propos des schémas de l'atome, tels qu'ils peuvent être figurés depuis L. de Broglie, Schrôdinger et Dirac? <<·Domaines ondulatoires,,, ou même cc Organisations ondulatoires>> seraient des expressions plus justifiees. ·

Au fond de ce préjugé, il y a peut-être des images héritées de l'âge scolaire. Nous pensons aux cc Règnes>>, minéral, végétal, animal, le Règne minéral étant le support de tous les autres. Un philosophe aussi moderne que N. Hartmann prend encore très au- sérieux. ces cc Règnes » superposés, et, en dédoublant chacun des deux termes du dualisme cartésien, il a systématisé cette théorie des Règnes, et distinguant quatre étages, physique, bio­logique,- psychique et spirituel, chacun venant en superposition ((Jberlagerung}, des étages-fondements, soit par iJberformung (un organisme est fait d'éléments physiques), soit par (Jber­bauung (la vie psychique est construite sur la vie organique). N. Hartmann définit, ce qu'il appelle les << lois de dépendance

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150 NÉO-FiNALISME

catégoriale (1) ». La dépendance catégoriale ne vaut que des couches inférieures aux couches supérieures. Les catégories infé­rieures sont ainsi plus << fortes », force et hauteur étant en raison inverse. Par exemple, la causalité, qui peut être physique, aussi bie.n que biologique et psychique, est plus « forte » que la finalité, qm ne règne pas dans le monde physique. Les catégories des couches inférieures sont les cc fondements existentiels >> (Seins­fundamenl) des plus élevés, mais sont << indifférentes » à leur égard. Elles permettent la superposition, mais ne la favorisent pas. Les couches supérieures ne peuvent subsister sans les infé­rieures, mais celles-ci le peuvent sans celles-là. Les philosophes de l'émergence (Lloyd Morgan, Alexander), tout en rompant avec le monisme matérialiste, comme N. ·Hartmann, qui croit aussi à un novum catégoriel quand on passe d'une couche à une couche supérieure, ont gardé de même, du matérialisme, la notion que le monde est une sorte de bâtisse à étages . dont le rez-de-chaussée - matière, Grund, space-lime -'- ~st seuL solide. Alexander, qui a l'excuse, que n'a pas N. Hartmann, d'écrire sous l'influence de la théorie de la relativité, et avant la micro­physique ondulatoire, va jusqu'à faire de l'espace-temps le 'seul vrai Dieu, puisque la déité émerge de lui, comme dernière caté-gorie, après la valeur, la conscience et la qualité. ·

La science contemporaine nous invite pourtant à nous faire une .tout autre idée des choses. Le monde visible et tangible, spatw-temporel et« matériel», n'est plus, pour elle, un point de départ, une donnée fondamentale, mais un point d'arrivée, et quelque chose dont on peut suivre la construction à partir de ce qui n'est pas visible ou tangible, de ce qui n'est pas spatio-tem­porel ~~ ma~ér~el. Les mol~cules et les atomes de la physique du x1xe s1ecle etaient les <c briques >> dont le monde était construit.· Il serait bien superficiel de croire que l'apport de la physique d'aujourd'hui a consisté à aller plus loin dans la recherche des << briques n constituantes. Les protons, neutrons, électrons, pho...: tons, mésons, etc., n'ont pas simplement remplacé les atomes et molécules dans leur rôle de briques pour la construction. Ces particules élémentaires ne sont pas des particules qui existeraient comme telles dans l'édifice constitué. Elles sont ·plutôt semblables à des cellules ou à des organes dans un organisme, ou à des mots· dans une phrase. Des cellules vivantes peuvent être cultivées in vitro, des mots peuvent être considérés en eux-mêmes et défi­nis dans un dictionnaire, ou employés isolément avec valeur de

(1) Neue lVege der Ontologie, p. 265.

LES ISTRES DU MONDE PHYSIQUE 151

phrase, maisl'organisme ou la phrase n'est pas une simple bâtisse dont toute la réalité appartiendrait aux. éléments. Tout' au contraire, si l'on voulait pousser l'analyse trop loin, par exemple, en décomposant un mot en lettres et chaque lettre elle-même en petits segments, toute réalité s'évanouirait. De même, le photon ou le méson, s'il a une certaine individualité quand il produit

. un effet photo-électrique, ne préexiste pas comme particule dis­tincte dans l'atome qui l'émet en passant d'un niveau énergé­tique à un autre; il est intégré dans un domaine unitaire .. Les caractères généraux de la vie ou du langage appartiennent aux cellules ou aux virus comme aux Métazoaires, aux phrases courtes comme aux phrases longues. Les caractères généraux des domaines absolus appartiennent aussi bien aux êtres de la micro­physique qu'aux êtres de la psycho-biologie.

Depuis la découverte de Stanley d'une part, et depuis la phy­sique quantique d'autre part, il est devenu simplement impos­sible de se représenter l'univers - l'univers réel des êtres i:tidi:­viduels - comme fait d'une série de couches superposées, ·les · plus inférieures portant les autres. L'univers a plutôt un~ struc­ture fibreuse dans le temps, chaque .fibre représentant la ligne continue d'une existence individualisée;

L'immortalité virtuelle des Protozoaires exige que la vie d'un ·Protozoaire actuel soit représentée par une longue « fibre n

remontant aux origines mêmes de la vie. Les divisions de repro­duction, et les conjugaisons créent des bifurcations ou des entre­croisements de cc fibres ll, mais ne gênent évidemment en rien leur continuité. Comme i1 apparaît très probable, depuis la décou­verte des ultra-virus, que les unicellulaires dérivent des grosses molécules organiques, la << fibre )) peut remonter beaucoup plus haut, jusqu'à: l'origine même de l'univers réel. Mais ce schéma n'est évidemment pas limité aux Protozoaires. Les somas des multicellulaires sont mortels, mais ils dérivent de cellules germi­nales immortelles. Jusqu'à présent, par définition, aucune des üellules actuellement vivantes n'est jamais morte. Chacune d'elles remonte donc, elle aussi, aux origines mêmes de l'univers; Elle est engagée dans une impasse, mais c'est la .première .fois que cela lui arrive. D'autre part, le schéma des cc fibres >) s'applique aussi, quoique moins aisément, aux individualités physico-chi­miques actuelles. Elles aussi remontent aux origines de l'univers. .Elles ont subi sans doute bien des avatars : elles ont perdu et regagné des électrons, des photons, mais des avatars de même ordre que, par exemple, les échanges de noyaux au cours de la conjugaison des Protozoaires. Le schéma ne devient impo.ssible

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152 NÉO-FIN ALISME

à appliquer que lorsque l'on arrive aux « particules » les plus élémentaires de la microphysique, pour lesquelles il y a indéter-. mination d'individualité, et impossibilité de <ç suivre » l'identité d'une particule dans un domaine d'interaction, comme si, loin d'être les briques fondamentales de la construction, ces << parti­cules '' étaient moins « substantielles » que les individualités complexes.

Les « faunes " inférieures que sont les espèces chimiques, ne constituent pas du tout la couche fondamentale, au sens où l'entend N. Hartmann. Les organismes supérieurs sont bien <<faits>> de cellules, de molécules et d'atomes (par tJberformung), mais non pas comme une maison est faite de briques. Les cel-· Iules ou molécules sont plutôt (< possédées >> du dedans par une individualité qui a réussi à coloniser et à organiser, selon une unité thématique, une foule d'autres individualités, souvent produites d'aill~urs par son propre dédoublement. Cette cc pos­session " doit être conçue sur le mode de la possession et de la capture réciproque des sphères psycho-mnémiques, et non comme le rapport d'une brique avec un.mur. Les êtres physiques ne sont en rien plus réels que les organismes supérieurs; ils ne peuvent servir, ni· à les expliquer, ni à les faire· comprendr~.

C'est le contraire, plutôt, qui est vrai. Car si les individus· microphysiques sont, comme les individus psycho-biologiques, des domaines absolus, la description des domaines dont nous avons l'expérience directe- une sensation visuelle, par exemple -peut nous aider à les comprendre.

Les risques d'erreur sont grands, mais moins gran~s en réa.lité que ceux de l'opération, apparemment analogue, de la physique des; trois derniers siècles, et qui consistait à conclure sur les élé­ments physiques à partir des corps tangibles et des machines . artisanales ou mdustrielles. Newton écrit par exemple (1) : «Le fait qu'un grand nombre de corps sont durs, nous l'appre­nons par expérience; et parce que la dureté du tout procède de la dureté des parties. (-2), nous en inférons à, bon droit la dureté des particules . ultimes, non. seulement des corps que nous sentons, mais de tous les autres ... L'extension, la dureté, · l'impénétrabilité, la mobilité, et les vires inerliae du tout, résulte!!~ de l'extension, dureté, impénétrabilité, mobilité et' vires inér­liae des parties ... Et c'est le fondement de toute philosophie.>> Cet exemple de Newton n'est guère encourageant. La. fausseté

(1) Malhemalical Princip/es of Nalural Philosophy, II, p. 161. (2) « Because the hardness of the whole arises from the hardness of the

parts ... •

/

LES i!;TRES DU MONDE PHYSIQUE l53

de cette inférence est manifeste. Or, il semble encore bien plus aventureux d'inférer le caractère des êtres physiques à partir d'une sensation visuelle ou d'une activité humaine, que d'in­férer la dureté des atomes à partir de la dureté des cailloux. Les physiciens contemporains qui, prenant au sérieux l'indéter­minisme micro-physique, ont parlé de la «liberté>> de l'électron en la mettant en relation avec la liberté humaine, n'ont pas eu très bonne presse. Pourtant, en fait, l'audace de ce nouveau rapprochement est moindre que l'audace de Newton et des physiciens mécanistes. Ceux-ci croyaient inférer simplement du tout à la partie homogène au tout, alors qu'ils passaient illégi­timement des propriétés «.molaires" et statistiques à des pro­priétés individuelles. Ils étaient pareils à des biologistes qui confondraient les propriétés physiques et géologiques des couches sédimentaires calcaires avec les propriétés des mollusques individuels qui les ont constituées. Les physiciens contempo­rains, au contraire, qui songent, comme Bohr, Jordan, de Bro­glie, Eddington, à mettre en rapport la micro-physique et la · biologie ou la psychologie, l'indéterminisme dans l'atome et la liberté humaine, restent au moins, malgré l'audace apparente du rapprochement, dans l'ordre de l'individualité. Ils respectent le sens de la « structure fibreuse >> de l'univers. Les animaux à coquille calcaire qui ont constitué les kilomètres de sédiments, si. peu qu'ils ressemblent à l'homme, lui ressemblent tout de même davantage, puisque ce sont des individus. vivants, qu'ils ne ressemblent à une couche sédimentaire. Il ne faut donc pas se laisser intimider par l'ironie avec laquelle est accueillie la « liberté de l'atome ».

Rien de plus facile ·que de ridiculiser la thèse de la cc liberté >>

de l'atome en reportant sur l'atome tous les effets accessoires de la liberté des organismes supérieurs, et en disant, par exemple que <<si l'homme est libre· de se marier ou de rester célibataire, c'est parce ·que quelques électrons-clés de son cerveau peuvent faire ou ne pas faire un saut quantique >>. Mais il suffit, si le mot cc liberté n est ici gênant, de le remplacer par le mot « acti­vité >> qui en est exactement synonyme. Parler de la liberté de l'atome ou de l'élément atomique, revient à dire que l'atome est «agent», et non,(( fonctionnant"· Ainsi exprimée, la thèse perd tout caractère scandaleux, puisque c'est justement lè quantum d'aclion qui est l'origine du caractère indéterministe de l'activité infra-atomique. Il serait de même ridicule d'abuser des observatipns de Jennings et de Mast sur les Protozoaires, au point de supposer les calculs et les émotio~s d'un chasseur

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154 NÉO-FINALISME

humain chez une Amibe. Mais cela n'empêche pas du tout q~e les observations les plus minutieuses ont bien mis en évidence chez les Protozoaires, contre les théories mécanistes de Loeb, les caractères généraux du comportement psychique : sponta­néité, variété de moyens, persistance de ·l'acte -jusqu'à la fin obtenue, réaction de l'organisme comme un t'out (1). L'essence de la liberté, même chez l'homme, ne consiste pas à produire des mouvements sans raison, ou à <c faire ce qu'on veut»; elle consiste à disposer d'un domaine dans lequel une infinité de possibles virtuels transparaissent simultanément, dans lequel l'espace-temps n'est pas un réseau de points-instants liés. de proche en proche, mais une forme-idée, dans lequel par suite il y a de véritables actions, et non de purs fonctionnements, des actions selon une norme, utilisant les possibles virtuels comme moyens. En un mot, la liberté est inséparable, comme nous l'avons déjà souligné, de l'activité-travail finaliste. Or, il est efl'ect~vement possible de retrouver ces caractères, ou une bonne partie d'entre eux, au niveau des domaines micro-phy­siques. C'est la « constellation J>. tout entière de l'activité fina­liste en général, et non seulement la liberté, que l'on peut v · découvrir. , · 1.::

1. Les paradoxes de la micro-physique tiennent à l'insuffi:.. sance de la notion ordinaire de l'espace-temps d'après laquelle les instants successifs marquent simplement le progrès d'un fonctionnement, sans ·être liés au caractère dynamique d'une action absolument unitaire (2). L'indéterminisme quantique dérive de l'existence d'un quantum d'action. ·

Pour prendre une comparaison très. claire de Whittaker ·(3), supposons une note de ton pur prodwte par un tuyau d'orgue. Sa fréquence f'.' est très basse, de telle sorte que le nombre d'oscil­lations par seco_nde est petit. La touche qui commande l'émission ~st supposée ag1r avec une grande rapidité. Si l'on demande à qùel mstant la note de fréquence f'.' a été émise, « on ne peut répondre p;écisément, puisque le son a demandé un intervalle de temps appré­ciable. Pour obtenir un instant précis, il faut réduire la durée du son, mais alors on raccourcit tellement le train d'ondes, qu'il . ri' y a plus de son, et rien qui puisse être décrit comme « de fréqu,ence f'.' ».

Or, l'action - énergie multipliée par un temps - est homo-· .logne à l'activité-travail en ce que, dans l'espace-temps d'un

(1) Cf. BIERENS DE HAAN, Animal psychology, p •. 29. (2) L. DE BROGLIE, Continu et discontinu, p. 66 et 74. (3) WHITTAKER, Space and Spirit, p. 113-114.

LES ltTRES DU MONDE PHYSIQUE 155

travail (1) conscient, il n'y a pas de simple location possible des mouvements constituants,. qui sont thématiquement subordon­nés à l'unité de l'action.

2. La microphysique, pour représenter le comportement d'un photon ou d'un électron, associe au corpuscule un champ continu représentant ses divers possibilités de manifestation. Il ne faut

· pas croire - l'erreur est commune- que l'onde de probabi-. lité associée n'ait de sens que pour un grand nombre de parti­cules.

Si par exemple on produit des interférences lumineuses avec une source lumineuse intense émettant de nombreux photons, et un écran percé de trous, les zones d'interférence sont calculables au moyen des ondes associées. Jusque-là, rien d'extraordinaire. Mais si l'on diminue l'intensité de la source jusqu'à ce qu'un seul photon soit émis à la fois, d,es franges d'interférences apparaissent cependant sur la plaque photographique, où les photons arrivent les uns. après les autres, en produisant des effets photo-électriques localisés (2). ·

Tout se passe donc ·comme si un photon était capable d'ex­plorer tout l'écran et ses trous multiples, et non seulement de suivre une trajectoire linéaire. Les physiciens ont résolu ce paradoxe en considérant l'onde associée à un seul photon comme onde de probabilité pour une manifestation de sa présence. Le photon unique n'a pas alors à passer par un des trous à l'exclu­sion des autres, et il n'y a pas à se demander par quel trou il passe effectivement. Le photon n'a pas une position déter­minée. à l'intérieur de l'onde. <c Il y a en quelque sorte une <c pré­sence potentielle » du corpuscule en tous les points de la région de l'espace occupée par l'onde (3). >> En fait, il ne se manifeste comme corpuscule qu'au moment de l'inter-action photo-élee-

. trique. Il est difficile d'échapper à l'impression qu'il y a là au moins analogie avec l'ubiquité interne caractéristique des domaines· de survol.

3 .. Il est. plus difficile en apparence de trouver, dans la micro­physique, l'équivalent de la ('.fin>> caractéristique de l'activité libre, qui cherche toujours à atteindre un état final, optimal selon une norme. Mais, réduit, à l'essentiel, ce caractère revient simplement à ceci : alors qu'il y a fonctionnement déterministe

(1) Nous avons déjà fait remarquer que c'est l' « action » et non le « tra­vail», au sens qu'ont ces mots dans le vocabulaire de la physique, qui cor· respond à l'activité-travail au sens ordinaire.

(2) L. DE BRoGLIE, Continu el discontinu, p. 30 sqq. (3} L. DE BROGLIE, Continu et discontinu, p. 36.

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156 NÉO-FIN ALISME'

dans un système, quand les changements du syst'èine sont pro.; portionnels à l'énergie motrice qui lui est appliquée du dehors; il y a cc activité))' quand les changements ne peuvent être rap­portés à des causes a lergo, mais se définissent par un état final, . au sens le plus général du mot << final>>. Or, ce dernier cas est bien celui des changements intra-atomiques, dans ce qu'ils ont de plus spécifique. Sans doute, il y a aussi de la causalité par pulsion accidentelle dans la << vie » de l'atome. Si l'on bombarde un atome avec des particules accélérées, ou tout simplement si un photon incident arrache un électron ou le fait sauter sur une couche plus extérieure, ce qui arrive à l'atome est bien dû à une causalité a iergo ou tout au moins à une action acciden­telle et extérieure. Mais, d' autte part, on sait que la structure de l'atome ne ressemble pas du tout à celle, pa.r exemple, d'un système planétaire, dans lequel les trajectoires des planètes s'établissent à des distances du centre attractif qui résultent purement et simplement de l'équilibre des masses et des vitesses données. Le quantum d'action structure l'atome d'une façon bien définie, et lui donne un certain « type n, auquel il revient, ou tend à revenir, malgré les incidents extérieurs et; d'une manière imprévisible, sauf en gros. Les organismes supérieurs sont, eux aussi, soumis à de la causalité a tergo et accidentelle, bien qu'ils soient essentiellement capables d'activité propre, « régulante n et conforme à une norme .idéale.

S. Stebbing (1) se moque du Révérend J. H. Morrison, évid~m­ment un peu pressé, par les nécessités de l'éloquence de la cha1re, d'établir qu' «au cœur de la réalité, il y a une .divine activité, , une tendance (urge), un désir de self completion » et qui prend pour argument le fait que la physique a rejeté la matière .. mort~ et <<mis à sa place l'action, comme réalité physique ultime- SI

l'on peut parler ici de physique (2) » •. « Qu'une action, rétorque S. Stebbing, une action dans le sens du physicien, c'est-à-dire une énergie multipliée par un temps, puisse être regardée comme équi­valente ou analogue, en quelque· manière, à un désir, à une aspira­tion à un idéal, à une volonté de vivre, c'est simplement absurde. »

L'ironie qui accueille l'cc idéal» de l'atome est exactement de même sorte que celle qui accueille la «liberté>> de l'atome. Elle n'est pas fondée sur de meilleures raisons. Il est absurde, évidemment, de parler d'un «idéal» de l'atome, si l'on prend l' <<idéal», comme la cc liberté », avec ses caractères humains les plus élevés. C'est absurde comme d'attribuer à l'amibe les· émotions d'un chasseur de gros gibier. Mais si l'on considère l'essence de, l'action finaliste

( 1) Philosophy and the/hysicisls, p. 204. (2) Christian Faith an the Science of to-day, p. 212~

LES F:TRES DU MONDE PHYSIQUE 157

par opposition à l'essence du fonctionnement, on. trouvera qu'il y a plus de ressemblance p~ofonde e.ntre l'a~to-régula~ion ~·u~ atome dont les électrons cc excités >> reviennent a leur orbite primi­tive en réémettant un photon à un moment imprévisible, et l'auto­régulation d'un organisme lésé, qu'il n'y a de ressembl.ance entre un atome et u,n système planétaire, dans lequel les distances et les vitesses se règlent par des influences de proche en proche.

Dans un organisme vivant, la «formation» (au sens actif) est indissociable de la forme. Un être vivant n'est jamais « tout monté n,. il ne peut jamais se borner à fonctionner, il « se forme >> incessamment. C'est. précisément pourquoi les problèmes ·d'ori­gine et de formation sont indissociables des problèmes dé nature pour les êtres vivants. Or, la physique contemporaine nous. oblige à dire la même chose des individualités physiques. Un atome n'est pas une mécanique toute montée, et qui fonctionne. Il est activité incessante; il « se forme J> sans arrêt. Or, une activité, ou une formation active, est indissociable d'une norme; Le « type >> d'un atome défini, du moment qu'il est interdit de le concevoir comme simple présence persistante par inertie, d'une. structure toute faite, ne peut être qu'un type normatif. Un atome d'hydrogène cc se fait>> sans cesse. Il ne peut pas plus <<être là >J une fois pour toutes, qu'un être viv!lnt ou qu'une institution sociale. Puisqu'il est néanmoins possible de ~e caractériser comme atome d'hydrogène, il faut ·donc bien qu'il obéisse à une norme, et que· sa nature soit une physis, dans le sens étymologique du mot grec.

4. L'existence individuelle, telle qu'elle apparaît dans une manifestation finaliste, est indissociable de l'activité même, elle n'est pas existence d'une substance qui pourrait être inac­tive.

La notion de cc fonctionnement >J implique qu'il y a d'abord une structure statique, matérielle ou substantielle, qui se meut, mais qui pourrait rester en repos. L'action vraie, l'action libre, au contraire, implique, à l'inverse, qu'il n'y a pas de substance posée d'abord, matérielle ou spirituelle, car les actes ou bien lui seraient inhérents comme des propriétés, et par conséquent ne seraient pas des actes; ou bien seraient des « émergences J> pures, qu'il n'y .. aurait aucune raison de rapporter à la subs­tance, et qui, par conséquent ne seraient pas ses actes. Il n'y a· pas plus de liberté possible dans la métaphysique de Leib­niz que ·dans celle de Démocrite.

n· est remarquable qu'en ce sens, les êtres physiques re:n:­plissent exactement les conditions les plus profondes à · la fms

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158 NÉO-FINALISME

de la liberté et de l'existence. Ils ne sont pas des structures statiques. L'atome, dans la physique contemporaine n'a pas <c d'existence à l'instant l" ». Il ne peut se définir que comme un certain rythme d'action, dans, lequel le temps. es~ intégr~ dans l'indivisible de l'action. G. Bachelard l'a souhgne avec vigueur depuis longtemps : « On ne doit pas séparer le problème de la structure de la matière, et celui de son comportement temporel... Wurtz fonde l'atomisme sur cet antique argument, qu'on ne peut <· imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meut >>. A cet argument, la micro-physique serait tentée de rép~ndre: <cOn ne peut imaginer une chose, sans poser quelque action de cette chose ( 1). >)

« Un atome d'hydrogène, écrit de son côté Collingwoo~ (2); ~os· sède les qualités de l'hydrogène, non s':ulement parce qu'Il comuste en un certain nombre de particules, non seulement parce que ses particules sont arrangées d'une certaine façon, mais parce qu'elles se meuvent d'une certaine manière.» Pour l'atome, comme pour l'être vivant et l'être conscient, on ne peut «séparer ce qll:'il est , .de ce qu'il fai~ » ••• «La vieil~~ idée éta~t que, d'ab?;d, un.morceau donné de matière est ce qu Il est, pms, parce qu Il possede cette nature permanente et durable, agit dans des occasions diverses, de diverses façons. Par exemple, c'est parce qu'u:I_l corps ~ une ce~· taine masse, qu'il excite ~ne c~rtai.ne at~ractit~n. AuJourd'hm, c'est l'inverse : c'est l'énergie et 1 actio~ qm. exph::Juen! la ~asse, l'attraction, et le volume du corps ... B1en lmn qu Il sOit vrai que la matière fait ce qu'elle fait parce qu'elle est d:abord ce qu'e~le est, la matière est ce qu'elle est, parce qu'elle fait ce .qu'elle ~mt; son « être· ce qu'elle est » est la même chose que son << faue ce qu elle fait».

Paradoxe certes, puisque pour agir, il f~ut être, d'après la structure des langues irido-européennes, et d'après la structure de la raison commune. Paradoxe, mais paradoxe exactement parallèle à celui que l'on trouve dans la phénomènologie mê~e du travail et de la liberté humaine (3), où l'on est contraint de vérifier la curieuse formule : << Travaille, et tu existeras )) ou la formule de Lequier : «Faire, et en faisant~ se. f~ire. n

On ne peut donc pas dire, selon la formule leibniz~enne, que la matière soit mens inslanlanea. Un élément physique n'est rien s'il est instantané, s'il n'est pas un certain rythme prolongé

(1) G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, p. 60-61. . (2) ldea of nature, p. 146-148. . . . (3) Cf. R. RuYER, Métaphysique du travail (Revue de Metaphys~que,

avril 1948, p. 208 sqq.).

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LES 1J;TRES DU MONDE PHYSIQUE 159

d'activités. Tant que l'on croit à la «substance» matérielle traditionnelle; le temps peut être conçu comme une dimension vide le long de laquelle la substance est portée passivement. Mais quand le concept traditionnel de matière est ·remplacé par le concept d'activité, le temps ne peut plus apparaître. comme un cadre vide et étranger, le temps de l'action lui e~t inhérent, comme mélodie temporelle. Cela revient à dire qu'il ne peut· être conçu que comme rythme mnémique propre de l'activité. Une certaine mémoire ne fait qu'un avec les rythmes physiques.

.La principale différence, probablement, entre les êtres phy­siques et les organismes plus complexes tient, non à l'instan-

\tanéité. ou à l'absence de mémoire des premiers, mais à un manque de détachement de cette mémoire, qui est toujours inhérente, dans les êtres physiques, au rythme d'activité, qui n'est jamais que <c la forme dans le temps>>, et qui ne constitue pas un <c capital>) trans-spatial nettement détaché de l'actuel. La mémoire chez l'homme constitue des « autres je >> qui enri­chissent le <<je>, actuel. Chez tous les organismes proprement dits, la mémoire organique constitue des potentiels spécifiques, qui peuvent se réincarner en d'innombrables individus (1 ). Chez les êtres physiques, aucun enrichissement de ce genre. La demi-substantialisation des activités en « êtres mnémiques ,, ne se produit pas pour les êtres physiques. Aussi, on peut dire sans paradoxe, contrairement au préjugé matérialiste et au· préjugé de la <c philosophie des couches », que le monde matériel est moins substantiel, plus « esprit pur >>, plus <c Ariel », que le monde organique et psychique. Ce fait important mis à part, on peut dire qu'il existe un isomorphisme parfait entre l'ac­tivité finaliste des organismes supérieurs et l'activité des êtres physiques .. Parler de la «liberté de l'atome>>, n'est pas une

(1) La première manifestation de cette mémoire cc substantialisée » est peut-être le phénomène de reproduction, par auto-imitation, des virus protéines. Les opérations chimiques mêmes des êtres vivants, qui vont de formes instal;>les à formes instables en des chaînes très complexes de réac­tions dont nous ne saisissons que quelques étapes et quelques instantanés, ont déjà aussi quelque chose d'une mélodie mnémique héréditaire. A. MoYsE (Biologie et physico-chimie, p. 31) a insisté sur cette idée extrêmement ~:ntéressante d'une continuité mélodique des formes instables dans les rt:·actions chimiques en biologie : « La réalisation de ces formes est si fugace qu'elle nous échappe; nous ne pouvons les saisir, les capter, bien que nous nous croyions en droit de supposer leur existence (ex. l'aldéhyde formique dans la synthèse chlorophyllienne; l'eau oxygénée dans la phase terminale de l'oxydation respiratoire) ... Notre intervention dans l'étude de ces méca­nismes est comparable à celle d'un horloger qui serait. obligé de bloquer de temps en temps les aiguilles de sa montre pour lire l'heure» (p. 34).

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160 NÉO-FINALISME

bévue ridicule dè philosophes mal informés de la science et suivis p~r de~ prédicateur~ en quête d'arguments apologétiq~es. Il faut elargir au contraire la thèse, et parler non seulement de la liberté, mais de l'activité finaliste et régulative des indi-vidualités physiques. '

Cependant, malgré l'isomorphisme général de toutes les f~rn_w~-activités, et hien qu'il n'existe pas de matière physique, reah~e fondamentale, hase solide, substance, maleria prima, re~atiVement à quoi toutes les autres réalités seraient d'éphé­meres superstructures- ce que les sucreries sont au sucre -il est évident que les formes-activités au-dessous desquelles il n'y a plus d'autres formes-activités, doivent avoir un .statut

· très ~artic?lier. ~e rejet, par la -scienc~ ·contemporaine de la materza przma, n entraîne pas la suppression du problème de la forma prima ou de l'activilas prima, car le problème est dans l'épithète prima, nori dans le substantif qui le précède. Les or~a?ismes se présentent comme des Empires. coloniaux hiérar­chises. Il y a donc des « colonisés non colonisants » au dernier étage de ces Empires. Les cellules dans un organi;me ne sont· pas comme des briques dans un mur, ·mais elles sont hien des sous-individualités. Lorsque l'on arrive au dernier étage, on se heurte donc à un paradoxe. D'une part, les faits prouvent que les ·propriétés générales des domaines absolus sont conser­vées! d'autre part, il est impossible, à moins d'admettre, là aussi, une régression à l'infini, de ne pas arriver à un domaine qui n'est plus colonial, qui n'a plus de sous-individualités domi-. nées, ce qui paraît contradictoire à la notion même de domaine où le do_minus doit avoir des cc inférieurs ». '

Le problème apparaît d'ailleurs pratiquement sous la formé du problème de l'interprétation difficile des principes (( conser­vabfs ». Dans la physique moderne, depuis la théorie de la relativité, les vieux principes de la conservation de l'énergie e~ de la conserv~tion de la matière ont cédé la place à un prin­Cipe << conserva tif » plus général, où masse et énergie ·ne font qu'~~·, Ce n'est pas. u~e ·substance qui ·se conserve, c'est une activite. Que peut s1gmfier la conservation d'une activité? On croyait autrefois concevoir clairement la conservation de la mati~r~, ~o~sidér_é comme substance-traversant-le-temps. Cette clarte etait !llusmre. Nous sommes obligés aujourd'hui d'essayer de concevOir la conservation d'une activité sans être guidés. par la fausse clarté de l'idée d'une substance matérielle persis­tante.

A notre échelle, les «activités» ne se conservent pas en géné- ·

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LES 11TRES DU MONDE PHYSIQUE .161

· rai. Alors que la conservation de la matière est une donnée presque intuitive, ou facilement accessible à l'aide de raisonne­ments simples comme ceux de Lucrèce, la conservation de l'ac­tivité est contraire à notre intuition, à nos habitudes formées par l'expérience des activités macroscopiques. L'activité des organismes supérieurs passe incessamment par. des hauts et des bas, par des alternances de fortissimo et de pianissimo, comme une symphonie· de Beethoven. Nous allons du travail au repo~, de la veille au sommeil; nous pouvons mobiliser ou non notre énergie.

Cette propriété des organismes supérieurs est liée à leur carac­tère colonial et composé. L'unité systémique, nous l'avons déjà vu, est corrélative de l'interaction des éléments constituants du système. Plus l'interaction est intense, plus l'individualité · des constituants s'efface au profit de l'ensemble. Il y a donc. possibilité, dans un système composé, d'un transfert de l'acti-

. vi té . des éléments au système et inversement, transfert corré­latif d'une augmentation ou diminution de l'interaction et des forces de liaison. Si l'on ne considère que l'activité macrosco­pique de l'ensemble, on a donc l'impression d'une activité intermittente, alors qu'il y a seulement changement dans la balance : individualité du système ~individualité des éléments. Activité étant synonyme de liberté, on peut dire encore que, dans un système qui perd son unité, les éléments reprennent leur . activité propre et leur liberté, qui avait été partiellement mobilisée lorsque le système agissait comme un individu. La somme des activités, ou de l'énergie, peut ainsi rester constante dans l'univers, malgré les intermittences des activités supérieures. Les systèmes physiques où les interactions, et par suite les forces de liaison internes, sont extrêmement énergiques, donnent même l'impression de <<produire» les p~rticules qu'ils émettent ou libèrent, car les particules n'avaient pas d'existence distincte à l'intérieur du système où elles interagissaient de façon intense ..

La· forme. de l'activité des organismes dérive toujours, en dernier ressort, de la mise en circuit des x individuels avec un trans-spatial : essences, valeurs, mémoires organiques ou indi­viduelles. Mais l'énergie de cette activité, c'est-à-dire son aspect quantitatif et< mesurable, ne peut dériver directement de cette seule mise en circuit. D'innombrables expériences prouvent que «forme» et << énergie» d'une activité sont largement indépen­dantes. La même énergie lumineuse contribue à l'édification de végétaux très différents de forme; la mêm~ énergie des mêmes aliments nourrit les activités animales les p~us variées. D.'où la

R. RUYER 11

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162 NÉO-FINALISME

thèse matérialiste selon laquelle les éléments des choses sorit plus fondamentaux que les structures complexes qui util~sent ces éléments. Mais on peut comprendre l'aspect conservabf de l'univers sans revenir à la thèse matérialiste. Il faut nécessaire­ment attribuer un statut spécial aux « domaines derniers J>, qui sont colonisés par les. autres et ne co,~onis~nt yas. Mai? .ce statut spécial est aux anbp?des de c.e qu Imagmmt le .materia­lisme classique. Les « domaines dermers J> sont les mOins subs­tantiels de tous les domaines; ils sont des activités pures, et c'est d'eux que l'on peut dire, en imitant l'expression que Descartes applique à l'âme, moins justement, qu'ils « agissent toujours J>. Ils sont une activité toujours en circ~it; ils ne P.e~vent se reposer ou dormir à la manière des orgamsmes superie~r~. Ils ne peuvent démobiliser, même momentanément, leurs ele­ments puisqu'ils n'ont pas d'éléments à démobiliser. Ils sont unité 'pure d'action, sans multiplicité subordonnée~ Ils n'ont pas de structure, ni même, à proprement parler, de fo~me. Ils n'ont qu'une activité-forme, et en eux on ne peut plu~ disso­cier, même idéalement, comme dan'§' les autres ~omame~, le domaine spatio-temporel et la <<transversal?>> !lletaphys1que. Les deux ne font plus qu'un. Ils sont sans memOire detachable, et ils n'en ont pas besoin parce qu'ils n'ont jamais à reprendre· le fil de leur activité ininterrompue.

Il est bon de souligner qu'ainsi interprété, le principe de conservation n'a absolument rien d'un principe rationnel. La nécessité d'attribuer un statut spécial aux « .domaines derniers » est relative à l'existence constatable de domaines complexes à l'activité variable elle est relative à l'existence constatable d'une certaine con~ervation de l'énergie et de l'action dans l'univers. Ce n'est pas du tout une nécessité rationnelle. On ne peut concevoir que les « domaines der~i~rs » cessent d: agir, ~t continuent à exister; mais on peut parfaitement concevoir. qu Ils cessent à la fois d'agir et d'exister, ou qu'ils -commen.cent à la fois à aO'ir et à exister. Dans la phase actuelle de l\tmvers que nous co~naissons, un principe conservatif se vérifie en gros : les organismes élémentaires sont in?o:mpara~leme .. nt plus stables que les organismes complexes. Mais r~er; n empe~~e de. conc~­voir une phase dans laquelle la quantite totale d energ~e ~arie et dans laquelle des êtres élémentaires apparaissent ou dispa­raissent. Si l'on veut comprendre l'allure actuelle de l'univers, il faut admettre que des éléments sont<< toujours en circùit.J> .avec un trans-spatial. Mais il n'est nullement indispensable en soi que des éléments soient toujours en activité et qu'ils existent avec

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LES É:TRES DU MONDE PHYSIQUE 163

continuité dans le temps. L'hypothèse hardie de G. Lemaître (1) . sur l'atome primitif prodigieusement cc énergique)) et donnant,

par fragmentation radio-active l'ensemble de l'univers, manque peut-être encore, après tout, de hardiesse, en gardant la croyance en la conservation de la masse-énergie. C'est probablement un préjugé de croire que l'idéal scientifique soit la mise en équa­tion· de l'univers somme système conservatif. Sa «structure fibreuse >> est l'expression de lignes d'activité, et non de lignes de subsistance. La subsistance des choses dérive ·de leur acti­vité, elle n'est pas exigée a priori par la raison ou par la vertu d'un principe comme :«Rien ne se perd, rien ne se crée.>> L'ac­tivité, dans son déroulement, n'est pas soumise à la causalité déterministe; l'activité-développement n'est tributaire d'une cau­salité déterministe, dans le monde, que pour son déclenchement ici-maintenant. On ne voit pas pourquoi elle devrait se soumettre à cette causalité déterministe dans son apparition ou disparition absolue. Cette idée n'a même aucun sens, puisqu'une causalité. deterministe implique interférences d'une multiplicité d'éléments. Aussi, on peut parfaitement concevoir une phase de l'univers, ou, selon l'expression de Whitehead, une cosmic epoch, où l'on assisterait à l'apparition de nouveaux domaines élémentaires, avec création d'énergie, tout comme, dans l'univers actuel, on assiste à l'apparition de nouveaux organismes complexes avec conservation approximative de l'énergie totale.·· ·

Pourquoi. même parler d'une <<autre)) phase de ·l'Univers? L'Univers· que nous observons est en expansion. Les modèles d'univers aujourd'hui en vogue sont à rayon croissant avec le temps, à densité décroissante, et à masse constante. Mais plusieurs physiciens (Hoyle, Lyttleton, P. Jordan) rejettent le postulat de la masse constante et commencent à songer à des modèles d'univers à masse variable et rayon croissant, l'expan­sion équilibrant peut-être· une création permanente de matière (un nucléon par litre et milliard d'année). Il est d'ailleurs pos­sible·-de combiner un état plus dense originel (que confirment plusieurs considérations astronomiques ) (2) et une masse totale croissante ..

(1) L'hypothèse de l'atome primitif (Neufchâtel, 1946). {2) Cf. P. CouDERC, L'expansion de l'Univers (P. U. F.), ct F. HoYLE,

]he nature of the Universe (Cambridge,,l951), p. 46 sqq.

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CHAPITRE xv

LES THI!ORIES NEO-MATERIALISTES

En un certain sens, superficiel, on peut dire que la science contemporaine a réalisé les espoirs du matérialisme àl.'ancienne. mode, relativement au problème de la vie. On peut dire que le . problème de l'origine historique de la vie ile se pose . plus .. Il ne peut plus être question de considérer comme une des << énigmes de l'Univers>> à jamais insoluble l'apparition de: la vie à partir d'un monde géologique« mort». Les modes d'appa­rition des organismes complexes sont bien loin d'être connus, mais il n'y a plus de problème philosophique de l'émergence · de la vie, considérée comme mode d'être absolument nouveau. Il n'est. plus permis de penser que, d'une molécu!e chimique à· un bacille, l'abîme soit plus grand que d'un bacille à un ver­tébré. Les. sciences physico-chimiques -et les sciences de l' orga­nisme sont beaucoup plus près les unes des autres qu'aux XVIIIe et xixe siècles. Elles sont même, pratiquement, déjà fusionnées. L'étude des virus cristallisables, des inutatio·ns géné­tiques, des grosses molécules o:gan~ques en géné7~1,_ attire ,à la fois des chimistes et des bwlogistes. Un. physicien apres l'autre, de N. Bohr à P. Jordan, L. de Broglie et E. Schrodin-ger, dit son mot sur le problème de la vie. ·

Ce triomphe du cc matérialisme » est purement apparent. Affir­mer que les micro-organismes sont des molécules_, c'est. adJ::?-ettre. du même coup que les molécules son~ des . miCro-organ~sm~s; La cc structure fibreuse » de l'univers, .fait de hgnes de conbnmte individuelles est le fait capital mis en lumière par l'ensemble des découve;tes récentes. La physique des cc individus » se met en continuité avec la biologie des individus. Il ne peut plus être question de réduire l'organisme vivant à un complexe de phénomènes physico-chimiques au sens ord~n~ire du mot, c'~st­à-dire à des phénomènes de foule, et statistiques. Des pheno­mènes physico-chimique~ se déroulent, certes, dans l'organisme,

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LES THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 165

sont utilisés par lui; mais ils ne sont pas l'organisme. Autant vaudrait prétendre expliquer les propriétés chimiques de la molécule d'eau ou de la molécule de sel par les lois de l'hydro­graphie ou de l'océanographie. Les théories mécanistes (1)­ou physico-chimistes au sens classique- de la vie, ne sont plus aujourd'hui ·que des survivances.

Nous ne nous attarderons donc pas sur le matérialisme ou la doctrine physico-chimiste à l'ancienne mode. Ses représen­tants contemporains, · encore nombreux, ont de plus en plus tendance (2) à faire appel à des considérations en réalité néo­matérialistes, au sens que nous définirons plus loin.

Par exemple, M. Prenant mêle aux considéra~ions ?ahituel!es du matérialisme mécaniste, d'une part des considératiOns << d1a· .Iectiques », d'autre part des arguments tirés de la physique ou de la chimie des individus. J. Needham, tout en prétendant que .la zoologie est 'devenue (( de la bio-chimie comparative », reconnaît que l'électro-dynamique et là physique atomique des .théories q_uan­tiques ne_ dérivant pas des principes de la mécamque. classique, . la biologie ne peut donc être mécaniste au sens. strict du mot. ·On trouverait des déclarations analogues chez d'autres adeptes de la réductim:i physico-chimique : M. Werworn, Schafer, F. H. Marshall, E. B. Wilson, etc.

Mais un néo-matérialisme est possible, apparemment, qui ne fait plus appel à la mécanique ordinaire ou ;lUX lois statistiques de la physique, et qui admet franchement le fait nouveau de la physique de l'individu en continuité avec la biol~gie de l'in­dividu. L'expression <<en continuité avec>>, que nous avons employée, est volontairement neutre. Mais deux extrémismes (au sens étymologique du mot) sont possibles, puisque la ligne de continuité, de la molécule physique à l'organisme supérieur; possède deux extrémités. L'on peut admettre, avec-Whitehead, A. Meyer et, dans une certaine mesure, J. S. Haldane, que c'est la notion d'organisme qui doit être soulignée, et que la- philoso­. phie de l' (<organisme» doit dominer la philosophie « physiciste >>. On peut au contraire souligner la notion d'élément physi­que, et considérer que l'organisme, même complexe, est secon-

(1) Les conceptions« dynamistes>> de l'organisme, qui en font~~ ensemble d'équilibres ou de processus stationnaires, analogues aux éqmhbres de la physique macroscopique, sont, bien entendu, du même ordre, et ne yalent pas mieux (cf. par exemple les pénibles développements de W .. KoHLER qui défend encore de telles conceptions dans The place. of values m a world of tacts, chap. VIII.) ·

(2) Sauf quelques « purs » comme E. Rabaud et L. Hogben.

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166 NÉO-FIN ALISME

?aire relative~ell:t à l'élén;te!lt. ou l'individu physique, avec lequel Il est, en ~ontmu~té. ~e VIeil Idéal de réduction à la physique et à la mec am que à l ancienne mode laisse une subtile influence dans l'atmosphère scientifique, et, malgré le changement radical apport~ par ~a physi9ue. de l'individu, on continue à croire à une pr1maut~ mal defime du moléculaire et de l'élémentaire.

_Il suffit, Il semble, d'exposer clairement la situation pour faire a~p.araître le caractère peu rationnel de cette croyanée toute ~esi?~elle. Le .long des lignes de continuité, le long des fibres mdn?~uelles Il y a développement, et non composition. La composition est, du moins, toujours subordonnée au déve­loppement, .comme. dans,. 1~ passage de l'œuf à l'organisme adulte multi-cellulaire. L Ideal de réduction et d'analyse avait u~ sens tant que. l'on croy~it au caractère primaire des phéno­me;nes de la p~ysique classique. Il n'en n'a plus, si l'on se rend clairement compte que tout organisme individuel est comme te~, aussi primaire- c'e~.t-à-<;lire non analysable e~ phéno­:n:en~s d~ foule - que n Importe quel autre individu. II ne s1.gmfie ~~e~ de dire _qu'un Protozoaire. est, << en réaiité », un VI~us qm s ~s~ comph9ué. Il ne signifie rien non plus de dire qu « en .ré?l~te », un ~Irus n'est qu'une molécule. Qu'est.;..ce que c~tte << reahte » da~s .1 expression « en réalité >>? Depuis la théo­ri?., moderne des ,hais ons homopolaires, on ne peut plus dire d~Ja que la molecule d'eau soit, «en réalité>>, deux atomes d hydrogène et un atome d'oxygène, puisqu'elle comporte une zon~ de << survol absolu>>. Comment pourrait-on dire alors qu' <<en r~ahté >> l'organisme d'un Vertébré est une énorme molécule? 81 l'on est choqué par une «théorie de l'organisme>> généralisée au .sens où, par ~xemple, l'entend Whitehead, il faut voir hie~ clairement que l on a le choix entre cette théorie et la théorie de la << molécule généralisée >>, telle qu'elle a été exposée notam­ment par ,E. ~ch:odinger. Cette dernière thèse renferme ceci de .v:a~ q~ ~Ile Insiste, ~out comme la thèse inverse, sur la conti­n~Ite mdividuel!e. Mais on ne voit pas en quoi elle bénéficie d ava:r;tce d.u préJugé favorable de l'idéal rationaliste. La plupart des bwlog1stes et des physiciens qui ont soutenu des thèses appar~ntée~ à ?elle de Schrodinger aperçoivent d'ailleurs le caractere reve:sible de leur « physicisme », et plusieurs d'entre e.ux protesteraient sans doute contre l'épithète de néo-matéria­I~ste. Les extrêmes se touchent souvent, et un « néo-matéria­liste » est p~rfoi.s ~ndiscernable d'un néo-finaliste. L'épithète est cependant JUstifiee dans la mesure où ces auteurs gardent quelque chose de l'idéal de la réduction.

J

LES THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 167

Depuis plusieurs décades, l'échec de la physico-chimie ordinaire avait donné l'idée d'interpréter l'organisme comme une super­molécule, coml!le une super-matière ou une para~matière (1), obéis­sant à des lois différentes de celles de la matière ordinaire.

Benjamin Moore (2) considère le colloïde comme une sorte de super-molécule, produite par des affinités moléculaires différe_ntes des affinités atomiques qui forment les molécules ordinaires, mais de même ordre. Ses propriétés auto-régulatives, sa faculté de repro­duction dépendent, non seulement de sa structure, mais d'une éner­gie biotique spéciale. Rignano lui aussi avait fait appel à une éner­gie vitale, spécifique, bien que parente des énergies physiques, et toute differente de la << force vitale » du vitalisme classique. ,

·Max Lœwenthal (3), fràppé par les expériences de Pictet dans lesquelles des animaux refroidis à - 120 degrés reviennent à la vie, considère la vie comme due à la structure persistante d'une super-molécule : chaque cellule est architecturée par un réseau complexe et plastique qui est en réalité une molécule unique et gigantesque. Une telle molécule ne peut vibrer et s'échauffer comme une molécule ordinaire (cette idée sera reprise par E. Schddin· ger). Elle absorbe l'énergie cinétique et la garde latente sous forme d'énergie intra.;atomique. Peut-être même, comme ravait suggéré E. Montgomery, toutes les cellules du système nerveux, en conti· nuité protoplasmique, ne forment-elles qu'une seule molécule.

A. Gaskell (4) a d'autre part suggéré que les protons et électrons qui peuvent former les quatre-vingt-douze sortes d'atomes ordinaires peuvent aussi s'unir dans des combinaisons d'un type tout autre et inconnu qu'il baptise << Systèmes z >>, pour former la matière vivante par association avec des systèmes ordinaires de particules. Les <<Systèmes z >> ne sont pas, à proprement parler, matériels, ils n'ont pour corps que les systèmes atomiques ordinaires avec lesquels ils sont associés, et auxquels ils communiquent ]es pro· priétés caractéristiques de la vie. .

~ M;ais les progrès de la physique de l'atome individUel et de · la physique quantique ont donné un élan décisif à ces spécula­

tions néo-matérialistes qui, jusque vers 1930; restaient assez arbitraires. Niels Bohr (5) est un des ·premiers qm aient aperçu ces nouvelles possibilités. Il a suggéré que les incertitudes quan­tiques pouvaient être sur le point d'insertion des phénomènes vitaux réfractaires à la physique statistique et que, au principe

(1) Cf .. sur ce mouvement, Mac DouaALL, The riddle of life, p. 97 sqq. (2) Origin and nature of life, 1913. (3) Life and Soul, 1934. (4) A. GASKELL, What is life?, 1928, avec préfaces de K. T. CAMPTON

et R. PEARL. Nous ne connaissons cet ouvrage que par le résumé qu'en donne Mac DouGALL, The riddle of life, p. 113.

(5) Die Atomtheorie und der Prinzip der Naturbeschreibung (Nalur· wissenschaft, XVIII).

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168 NÉO-FINALISME

de complémentarité de la physique quantique, correspondait quelque chose d'équivalent dans l'ordre biologique, car on ne peut observer un organisme vivant et expérimenter- sur ·lui sans le tuer (1). Le nom de néo-matérialiste conviendrait mal à N. Bohr, qui a par ailleurs insisté sur la spéCificité de la vie, et qui n'a pas le préjugé de la réduction : «L'existence de la vie doit être considérée comme un fait élémentaire qui ne peut être expliqué, mais qui doit être pris comme un point de départ en biologie, de même que le quantum d'action (qui apparaît comme un élément irrationnel du point de vue de la physique . mécaniste), combiné avec l'existence de particules élémentaires, forme la fondation de la physique atomique (2). »

R. S. Lillie, un biologiste, invoque (3) l'activité interne et indi­vjduclle de l'atome. Cette activité, indépendante ·des influences extérieures, comme le prouve l'impossibilité de contrôler la radio:.. activité et les « sauts >> quantiques, représente une énorme quantité d'énergie, et peut fort bien, au lieu d'être comme noyée dans les effets statistiques de la chimie· ordinaire, se manifester dans les organismes, soit dans leurs mutations géné~ tiques, soit même dans leur comportement individuel et leur contrôle unitaire. Les propriétés les plus caractéristiques d~s organismes : différenciation progressive, structure fine et sou­vent asymétrique, spontanéité et sélectivité, seraient dues aux facteurs intra-atomiques, qui deviennent effectifs dans la direc­tion de tout le système et lui donnent une allure tout à fait distincte de celle des systèmes statistiques. L'activité vitale. ne serait autre que la direction et le contrôle des actions ou inter­actions quantiques d'un atome à l'autre. Comme N. Bohr, · R. S. Lillie est aussi près du néo-finalisme que du néo-matéria-:­lisnle, malgré l'accent mis sur l'atome et l'activité atomique, car il admet que la constitution et l'activité «interne >> de l'atome, à quoi s'appliquent mal les catégories de l'espace et du temps, peuvent être du même ordre que les activités psy- . chiques dont nous avons l'intuition immédiate en nous. ·

(1) Cette idée de N. Bohr est inexacte : on peut parfaitement expéri-·. menter sur ce qu'il y a de spécifiquement vivalilt dans un organisme. Que · l'on songe aux greffes expérimentales de l'embryologie, aux expériences d'excitations électriques du cortex d'un patient non anesthésié, etc. Ce qui est vrai c'est que l'on ne peut «observer» le psycho-biologique comme tel. Mais cette loi rentre dans la loi plus générale d'inobservabilité des liaisons.

(2) Nature, 1933. (3) General biology and plzilosophy of organism (1946), surtout chap. IV et

IX. .

LES THÉORIE~ NÉO-MATÉRIALISTES 169

S. C. Smuts (1), W. Stern, pour qui l'atome est une<< personne)) d'ordre inférieur, Ch. Eug. Guye, Lecomte de Nouy, Louis de Broglie, Bouchet qui a insisté vigoureusement sur l'importance de l'avènement d'une science de l'individu, ainsi qu'A. Jakubi­siak, A. Moyse (2), peuvent encore. moins être rangés parmi les néo-matérialistes. Par contre, G. Matisse, dont nous avons· déjà discuté la thèse, prend nettement parti pour l'idéal réduc­teur : «L'organisme est une sorte de super-molécule stéréo­chimique (3). >>

P. Jordan (4) a surtout insisté sur la parenté probable entre la· discontinuité des réactions atomiques et celle des mutations géniques, que l'on peut du reste provoquer par des radiations à courte longueur d'onde n'agissant peut-être d'abord que- sur un seul atome.

Comme E. Schrôdinger a essayé de donner plus de précision à cette hypothèse, c'est l'exposé de ce dernier que nous exa­minerons plus en détail (5). Le deuxième fondateur, après Louis de Broglie, de la mécanique ondulatoire, part des con­sidérations habituelles sur le caractère statistique des lois phy­sico-chimiques ordinaires,· qui, par suite, sont inapplicables aux phénomènes vitaux les plus spécifiques. « Les arrangements des atomes, dans les parties les plus vitales d'un organisme ... dif­fèrent fondamentalement des arrangements d'atomes dont les physiciens se sont occupés. >> Le chromosome <\peut être appelé justement un cristal apériodique; en physique, nous avons eu affaire seulement avec des cristaux périodiques (6) >). Un orga­nisme ~ntègre dans son fonctionnement physiologique une énorme quantité d'atomes, mais il est contrôlé par des groupes d'atomes tellement petits qu'ils échappent aux lois des grands nombres. Ces groupes d'atomes sont les chromosomes qui contiennent en ·une sorte de code-script le pattern total, temporel aussi bien que spatial, de l'organisme adulte (7). Ce code script permet­~rait à un esprit tout pénétrant con1me celui qu'imaginait Laplace, de lire d'avance tout le développement futur, dont

(1) Ilolism and Evolution. (2) Malgré certaines déclarations, par exemple Biologie et pllysico-

chimie, p.· 66-67. (3) Le rameau vivant du monde, III, p. 16. (4) Anschaulische quantum theorie, 1936. {5) Whai is life?, 1944. (6) P. 2-3. Il faut se rappeler ici que, pour la physique moderne, une

molécule, un cristal, un· solide vrai, ne sont pas réellement ditt:éro~ts. Ils s'opposent dans leur ensemble aux états amorphes : gazeux, hqmdes ou pseudo-solides (solides non cristallisés).

(7) P. 19-20.

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170 NÉO-FINALISME

tous les détails, en correspondance un à un, sont inscrits da?-s le code. Il est exécutif, instrumental, en même temps que légis­latif. Il explique à la fois la stabilité de l' organism~ et les mut_a­tions très rares, qui le font évoluer. Les mutations sont dis­conti~ues comme un saut quantique. La comparaison d'une mutation et d'un saut quantique est plus qu'une comparaison. La thèse essentielle de Schrôdinger est que la mutation n'est autre chose qu'un changement d'état quantique dans la :no~é­cule-gène. Pour le prouver, on peut s'appuY:er s~r u~ IndiCe capital : les lois réglant le taux des mutatiOns 1ndu_1tes par rayons X, telles qu'elles ont été dégagées par ~- W. '!1mof~eff, sont remarquablement simples. 1. Le coefficient d accroisse­ment des mutations est exactement proportionnel au dosage des rayons (ce qui prouve que ~a I?-~tation n'es~ ~as un ~ffet cumulatif, mais un événement IndiVIduel). 2. 8_1 lon varie la longueur d'onde des rayons, le coef!i?ient. demeur? constant, pourvu que la même dose en r-umtes smt donnee (nombre d'ions produits par unité de ·volume dans une substance stan-dard).

La stabilité d'un gène, en dehors des rares mutations, malgré l'agitation moléculaire thermique, ne peut s'expl~quer qu~ pa~ce que le gène est une molécule. Une configuratiOn -moleculaire êst stable en vertu· des mêmes principes quantiques qui pro­duisent les mutations mais qui, normalement, mettent un bar­rage énergétique entre une configuration et une autre (1 ). Comme la structure de l'organisme est gouvernée par les gènes, l'organisme tout entier est donc un c~is~al a-périodiq~e, ~table comme une molécule au zéro absolu; Il echappe au pnncipe de Carnot et à la marche vers l'entropie maxima et la désorgani­sation. Il ne va pas « de l'ordre au désordre ». Il ne va pas non plus «du désordre à l'ordre l>. En .d'autres termes, son ordre n'est pas statistique comme celui des lois secondaires de. la . physique. Il va «de l'ordre à l'ordre>); l'ordre fondamental étant celui des chromosomes, qui a la propriété, non seulement de conserver la structure organisée, mais de s'imposer et de s'accroître, en «extrayant de l'ordre>> du milieu extérieur, ((en se nourrissant d'entropie négative (2) >l. L'organisme ·est, par là, un « mécanisme pur >>, pareil à un· système planétaire sans marées, ou à une horloge qui fonctionnerait sans aucune fric­tion ni échauffement, et sans aucune décadence statistique.

La conception de E. Schrôdinger est typiquement néo-maté-

(1) P. 55. (2) P. 71.

LES THÉORIEs· NÉO-MATÉRIALISTES 171

rialiste (1 ). Si l'on fait abstraction du schéma vrai qu'elle contient -la reconnaissance franche de la« structure fibreuse» de l'uni-· vers - elle est aisément critiquable, précisément dans tous ses aspects matérialistes. ·

a) Elle repose sur le postulat que les chron1osomes et les gènes représentent ùne sorte de. code-script. Or, ce postulat est plus que contestable; il est dès aujourd'hui démontré faux par une foule d'expériences (2). La valeur scientifique de la génétique n'est pas en cause, mais même les généticiens les plus convaincus n'oseraient pas affirmer .après les expériences de E. Wolff, de Baltzer et de son école, qu'il y a correspondance structurale cc un à un» entre les gènes et l'organisme adulte.

b) Admettons même, contre l'expérience, ce postulat. Il n'ex­plique ~n rie~ l'ordre organi~ue dans ce qu'il a de plus spécifique. Il exphquermt la conservatiOn stéréotypée d'une structure don­née, mais non la régulation souple et constamment inventive . de l'être vi_vant. L'.organisme ne se borne pas à durer ou à garder son ordre, Ille refmt sans cesse en le perfectionnant. Visiblement,. Schrodinger est lui-même déçu quand il est amené par la logique ?e son système à comparer l'organisme à une pure mécanique, a un clock-work : « Nous paraissons arriver à la conclusion ridi­cule que le fil conducteur pour la compréhension de la vie c'est que la vie est. basée sur un pur mécanisme, sur ·un clock~work, dans le sens de l'article de Planck (3). Certes, il entend surtout par là, dans un sens négatif, que l'ordre organique,n'est pas un· ordr_e pur~me~t statistique. Le fondateur de la mécanique ondu­latOire sait mieux que personne qu'une molécule, un cristal ou un atome n'est,pas un clock-work au sens ordinaire, cinématique, du mot, mais un sy~ème dynamique, et l'article de Planck, auquel Schrôdinger fait allusion, oppose effectivement cc dyna-mische und statistische Gesetzmassigkeit "· ·

D'autre part, en affirmant que l'organisme <c se nourrit d'en­tropie négative>>, il lui attribue donc une activité conquérante, et non ùn pur maintien d'ordre. Mais cela re·vient à dire que J'in­térêt de la comparaison de l'organisme et d'une molécule ou d'un cristal a-périodique est plutôt dans le sens organisme --'>'

molécule que dans le sens molécule -+ organisme. Quand nous trouvons plausible, dit Schrôdinger (4), qu'un« courant d'ordre»

(1) Harold F. BLÜM, dans un livre paru pendant l'impression de cet ouvrage, Time's arrow and Evolution (Princeton, 1951), soutient une concep­tion néo-matérialiste très proche de celle d'E. Schrodinger.

{2) Cf. chap. XXII et XXIII. (3) P. 82. (4) P. 77.

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172 NÉO-FIN ALISME

parti de la molécule-chromosome, aille produisant d'autres évé­nements ordonnés, « nous nous appuyons sans doute sur notre expérience de l'organisation sociale et des autres événements qui impliquent l'activité des organismes. Et ainsi, il l?o.urrait sembler que nous faisons quelque chose comme un cercle VICieux».

La tentative de Schrodinger montre clairement l'erreur du néo-matérialisme, et la nécessité d'accepter franchement le néo:.. finalisme. L'ordre vraiment primitif ne peut être fondé que sur une activité essentiellement normative, du même type que l'ac­tivité psycho-biologique, et telle que nous avons. essayé de la définir en décrivant les domaines de survol absolu où une trans­versale métaphysique domine la forme en lui donnant un sens. L'ordre purement matériel, et la persistance brute d'un ordre matériel (au sens substantialiste du mot), sont des phénomènes seconds relativement à l'ordre primaire. La physique, en substi­tuant l'indivisible d'action à l'atome de matière, a précisément montré le caractère tout apparent d'un ordre qui ne serait que persistance brute, et il est assez curieux que Schrodinger ait manqué en biologie ce qu'il avait réussi en physique. On soup­çonnerait volontiers qu'il s'est mal exprimé, ou plutôt qu'on l'a mal compris, s'il ne soutenait sa thèse avec une parfaite netteté. L'ordre moléculaire, «cristallin», du gène et de l'organisme est pour lui un ordre absolument passif, puisque ce sont en principe les rayons X, ou les rayons cosmiques, ou une fluctuation rare de l'énergie thermique, qui explique les mutations. Ces muta­tions, si elles sont favorables, sont conservées d'une manière également toute passive par la sélection naturelle; L'organisme est modelé, comme une statue, par un bombardement de parti­cules physiques. Le néo-matérialisme se raccorde ·ainsi avec le . néo-Darwinisme que nous examinerons plus loin et qui, lui aussi, considère l'organisme comme une structur-e passive.

Pour Schrodinger, l'indéterminisme quantique joue un rôle essentiel dans les mutations accidentelles en augmentant leur caractère accidentel, mais il ne joue- contrairement à l'opinion de Bohr, de Lillie, et deL. de Broglie- aucun rôle dans la liberté et l'activité du niveau de la conscience (1). Aussi, il ne. voit d'autre moyen de concilier le sentiment intime de liberté et le déterminisme qui, en fait, règne dans les lois naturelles auxquelles obéit notre organisme, que de recourir aux spéculations védan­tiques sur l'identité d'Atman et de Brahman, du «je>> et de c< Dieu >J. << Je » suis celui même qui contrôle le mouvement des

(1) P. 88.

LES .THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 173

atomes selon les lois de la nature. Il n'y a qu'un seul « Je ». La pluralité des« je» est illusion. J'obéis (comme Atman) au déter­minisme, mais comme j'ai fait (comme Brahman) le déterminisme, je me sens libre. Cette bizarre intervention de la philosophie hindoue dans l'ouvrage de Schrodinger fait l'effet d'une pure adjonction artificielle. En réalité, elle est logique relativem~nt à l'erreur commise. Si l'organisme n'est qu'un ordre passif, la source unique et directe de l'ordre ne peut être que Dieu lui­même, comme dans tous les systèmes déterministes. Parti de la considération des individualités qui ne sont pas tributaires des lois statistiques; Schrodinger perd en route l'individualité véri­table, faute de consentir à prendre au sérieux l'indéterminisme quantique sous son aspect positif d'activité authentique. Son exemple est une confirmation de plus de_ ce que nous ~vons constaté déjà : l'interprétation psychologique et « orgamque » - au sens large - des individualités de la physique contempo­~aine, n'est ·pas une fantaisie de métaph?'sici~n incompétent, mais une vérité capitale que l'on ne peut dissocier du reste.

C'est être trop indulgent pour le néo-matérialisme que de dire qu'après tout, il pose, en sens inverse, la mê1ne thèse que le néo­finalisme. Quand on compare l'organisme ·à une molécule, on est vite ramené aux vieilles erreurs du déterminisme mécaniste. Le fond de vérité· du néo-matérialisme : la reconnaissance des lignes de continuité individuelles, est lui-même perdu et méconnu rapidement, si l'on continue à concevoir l'individu physique sans activité sans liberté, sans subjectivité, et sans normativité .. Le risque in~erse d'anthropomorphisme naïf est moindr~, et il peut être évité. Il suffit de ne pas retourner purement et simple­ment la thèse néo-matérialiste, de ne pas définir l'atome, la molécule, l'individualité physique, comme des ~rganismes ou. c·omme des consciences psychologiques, mais plutôt de chercher ce qu'il y a de schématiquement communà la fois à_la molécul~, .à l'organisme et à la conscience. Ce schéma commun, c'est qu'Il s'agit dans tous ces cas, d'un domaine de survol absolu et d'ac­tivité: Le néo-matérialisme est le résultat de la survivance d'an­ciennes habitudes d'esprit dans l'interprétation des données nouvelles de la science.

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cHAPITRE XVI

LE ~0-DARWINISME ET LA S~LECTION NATURELLE

Indépendamment de tout Darwinisme, ancien ou nouveau on peut to~jours! dans l'abstrait, «expliquer>> n'importe quet 'fait de finahté en mvoquant le hasard et l'épuisement des combinai­sons fortuites. Même si le fait ainsi expliqué est aussi improbable qu'~ne dér?gation a_u .principe de Carnot et que le gel spontané de 1 eau m1se à bomlhr sur le feu, on peut toujours dans l'abs­trait, invoquer l'immensité du temps. Quelque éno;me que soit le dénominateur de la fraction exprimant à son numérateur la cha~ce uniqu.e du phénomène, il peut toujours devenir imper­ceptible relativement à un nombre de siècles plus énorme encore. Des <{ Démocritéens » (1) à Abel Rey, on trouve périodiquement cet argument à l'état pur. Il conduit à croire à là répétition indé­finie même de l'improbable, dans un espace et un temps suppo­sés infinis, à la pluralité des mondes semblables, et à l'éternel retour. Il n'a pas d'autre portée que d'énoncer la vérité bien connue : <{ La série des nombres est infinie. » Il est destructeur de toute raison et de toute science. Il ne permet nï déduction ni in?uction. Il ne permet pas de distinguer un phénomène et un ~1.1racl~. ,n postul~ à tort l'infinité de l'espace et du t_emps, et l etermte de particules avec lesquelles le hasard joue. D'ès que

(1) Nous prenons Démocrite coinme simple prête-nom d'un schéma doctrinal. Le Démocrite réel est beaucoup plus complexe. Dans sa phy­sique, il semble passer très vite du règne du hasard pur au règne des lois Ce qu'il appelle « tri~g~ » ,(dia_crisis) n'est pas un pur triage de combinai~ sons tortmtes- celm-c1 na lieu que tout au début (péripalaxis) ~mais un triage régulier, « orienté »7 dirait G. Matisse, analogue à une centri­fugation, au vannage des grains de blé, ou à un criblage. II y a moins de différences qu'on ne dit entre l'atomisme démocritéen et celui de Des­cartes. Presque tous les adeptes du hasard et des cc causes motrices » font en ré~lité ~PI?el à des I.ois géométriques intemporelles, qui imposent aux prodmts soi-disant fortmts des chocs et des causes motrices, des conditions d'existence toutes formelles.

NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 175

l'on précise les conditions d'application des « combinaisons for­tuites·))' on s'aperçoit que la puissance du hasard' est extrême­ment limitée.

Que l'on pose cette ques~ion à quelqu'un ( 1): « ~~pposez ,1 million de globes terrestres, habités chacun par 2 mllhards d ho~~es, et que chacun de ces ho~mes (2 X 1,0 6 X 10 9), .pendant 1 mill!a.rd d'années, lance chaque JOUr, un de 40.000 fois (en 1.000. series de 40), c'est-à-dire, pratiquement, .ne fasse que cela. Co~h~en de fois à peu près sortira-t-il une série de, ~0, composé~ umqum:n~nt de 6? L'impression est qu'une telle serie se produira au mo~ns quelquefois. Or, on peut parier à 19 ë·ontre 1 qu'elle ne se prodmra

·pas du . tout, car (10 6 X 2 X 10 9) X (10 9 X 365 X 1q 3) est encore 20 fois plus petit que 6 40. Comme la durée de la VIe sur la terre est de l'ordre probable de 2 milliards d'années, on saisit sur le vif par cet exemple à quel point il est extravagant d'attribuer au hasard seul la formation d'un système nerveux, d'un systèr;ne . circulatoire de l'œil ou de l'oreille interne, dont la complexité ordonnée e~t sans aucune espèce de commune mesure avec l'ordon· nance d'une série de 40 six.

Le Darwinisme est évidemment tout autre chose. Il fait appel à des faits concrets, ou à ce qu'il croit être des faits : tendance des organismes à augmenter en progression géon1étrique; carac­tère approximativement stationnaire, pourta~t, du nom~re. des individus dans chaque espèce; lutte pour l'existence; vanatwns légères et spontanées des i;ndividus d'une e~p~ce; mortalité diffé­rentielle; transmission héréditajre des variatiOns.

Le néo-Darwinisme accepte certains de ces faits. Mais il dis­tingue e;ntre les variations héritables ou non, entre I?-odificatio~s phénotypiques, et mutations. Darwin ne soupçonn~It pas les lms de la génétique. Le néo-Darwinisme, pratiquement, est devenu une application de la génétique au problème de l'évolution.

Théoriquement donc, il n'y a pas grand rapport entr~ ~es doc­trines concrètes comme le Darwinisme ou le néo-Darwmisme, et le raisonnement abstrait de type démocritéen. On ne voit pas en quoi les faits biologiques précités ressemblent ? un « éclabous­sément en tous sens» d'atomes, et peuvent condmre à des conclu­sions qui suppriment toute interprétation finaliste~ Au con.traire, ils n'ont de sens qùe sur fond de réalité proprement et spécifique­ment biologique, ayant un sens biologique. Darwin présuppose üne tendance des-organismes à persévérer, à s'accroître, à s'adap­ter (il était Lamarckien en cela). Les néo-D.arwinie~s utilisen~ la génétique, raisonnent à partir de la génétique, qm porte bzen,

(1) Compara,ison de Vl. Ludwig.

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176 NllO-FINALISME

sauf erreur, sur un ensemble de faits biologiques, et même parti­culièrement subtils et compliqués. Darlington, un néo-Darwi­nien (1) a bien essayé de reconstituer l'évolution même· qui a conduit au système génétique ordinaire des végétaux et animaux supérieurs, avec diploïdie et méiose, système à partir duquel, d'ordinaire, raisonnent les néo-Darwiniens. Mais, évidemment, c'est encore à des. faits biologiques qu'il remonte, à des organes ayant rôle et fonction, et non à des jeux fortuits de molécules. Darwinisme et néo-Darwinisme sont des théories biologiques;· elles perdent toute signification si elles aboutissent à supprimer· les fmts biologiques comme tels, pour tomber dans le pur c< démo­critéisme )),

Et pourtant, il ne fait guère de doute que, se trompant sur le contenu vrai de hmrs thèses, Darwiniens et néo-Darwiniens confondent perpétuellement, sur le plan philosophique, ces thèses avec la vieille idée démocritéenne. Ce qui a fait le succès popu­laire du Darwinisme, c'est justement qu'il paraissait éliminer, le finalisme, l'esprit, qu'illibérait les esprits du fardeau de croire à l'esprit; qu'il paraissait concilier la finalité de fait, constatée, avec l'explication mécaniste et déterministe. Il autorisait, croyait-on, un monisme intégral à base de matérialisme mf' du moins d'anti-finalisme. Pour des hommes comme Th. Huxley,· Spalding, Hreckel, et surtout pour leurs successeurs, cc le Darwi­nisme n'était plus une théorie scientifique, mais une philosophie, et presque une religion (2) J>. De même, le néo-Darwinisme de R. A. Fischer, Th. Morgan, Dobzhansky, Sewall Wright, Dar­lington, Julian Huxley, Simpson, repose sans doute sur des études extrêmement précises et soignées, mais, philosophiquement; il a la même résonance démocritéenne que son ancêtre. Il vaut aux yeux de ses adeptes, comme moyen pour interpréter les faits de finalité sans recourir au finalisme, pour les admettre tout en gardant une bonne conscience scientifique.

Grâce à cette bonne conscience, à cette assurance de pouvoir tout expliquer mécaniquement, les néo-Darwiniens reconnaissent avec empressement la finalité de fait. J. Huxley, en préfaçant le livre de Cott, exprime sa satisfaction de voir démontré le caractère vraiment utile et adaptatif du mimétisme et du camouflage animal. De même que Darwin est souvent aussi finaliste que Bernardin de Saint-Pierre, précisément parce que la sélection naturelle le dispense de tout « surnaturalisme », J. Huxley écrit très signi:fi-

(1) The evolution of genelic systems. (2) W. C. DAMPIER, A History of science, p. 301; cf. aussi S. BUTLER,

Luck or Cunning, chap. X : « The attempt to eliminate mind. »

NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 177

cativement (1) (dans un paragraphe intitulé The omnipresence of adaptation) : « Il a été. de mode il y a quelques années de décrier l'étude du fait de l'adaptation ou même de nier le fait (2). Ses relents d.e téléologie étaient supposés devoir le faire écarter de toute considération_ scientifique orthodoxe; cette étude ne pouvait que détourner le biologiste de sa propre tâche d'analyse mécanis­tique. Ces critiques étaient injustifiées. Ce fut un des grands mérites de Darwin lui-même de· montrer que la finalité ·des structures et

. fonctions organiques était purement apparente. La téléologie de l'adaptation est une pseudo-téléologie, dont on peut rendre compte par de bons principes mécanistes, sans aucune intervention d'un · dessein, conscient ou inconscient, soit de la part de l'organisme, soit de la part d'un pouvoir extérieur.»

Cette attitude du néo-Darwinisme nous dictera notre propre critique. On peut reconnaître ses mérites scientifiques. Mais il faut souligner que ses prétentions démocritéennes sont complè­tement injustifiées. Quelques remarques préliminaires sont indis-pensables. .-

a) Les néo-Darwiniens, en reconnaissant la finalité de fait, écartent comme une véritable -impossibilité scientifique ou n1ême comme une impossibilité logique, toute divine and vilalislic gui­dance (3). Reste donc, «à moins de confesser une totale igno­rance et d'abandonner pour un temps tout essai d'explication, la sélection naturelle J>. Avant toute preuve expérimentale la théorie sélectionniste bénéficie donc, chez eux, du préjugé favo­rable et l'interprétation finaliste des faits de finalité est écartée. Or, si un a priori logique doit intervenir ici, et s'il faut opposer prévention à prévention, c'est au contraire l'interprétation

_finaliste .qui doit bénéficier du préjugé favorable, puisque, de ioule manière, l'activité humaine que l'on ne peut dissocier complètement de l'activité organique, nous l'avons vu, impose logiquement l'interprétation finaliste. La théorie de la sélection -naturelle peut donc « pousser dans un coin JJ le finalisme,. mais· de toute manière, elle ne peut le réduire complètement. Et l'on se dem,ande alors quel est l'intérêt de l'opération. Quand on songe que toute la . physique a dû être refaite de fond en comble à la suite dù résultat négatif de l'expérience de Michel­son, dont l'interféromètre pouvait déceler une différence dans la vitesse de la lumière, de l'ordre de 1/100.000, qu'elle a dù êtrè de nouveau refaite complètement à la suite des expériences

(1) Évolution, p. 412. (2} Telle est l'attitude, en France, de Rabaud et de ses disciples. (3} J. HuxLEY, Évolution; p. 473.

R. RUYER 12

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'k

178 .NÉO~FIN AL1$ME

de Planck sur le rayonnement du corps noir, qui aboutissaient à définir une constante de l'ordre de 10-27 erg.:.seconde, on ne peut s'empêcher de trouver puérile la politique scientifique des biologistes qui s'imaginent qu'ils n'auront pas à bouleverser les cadres mécanistiques de leur science pour y caser l'activité . · finaliste humaine, et que, en attendant, ils peuvent laisser dans son .placard cette finalité incontestable. L'expérience de la· phy­sique tend plutôt à faire prévoir que la pierre reje~ée deviendra la pierre angulaire. ..

b) En critiquant le néo-Darwinisme - ou plutôt la philoso-· phie démocritéenne dont il s'affuble- il ne s'agit pas de nier le rôle certain, expérimentalement constaté, de la sélection naturelle, soit dans l'équilibre interne des espèces, soit dans l'équilibre des faunes et des flores, soit même; indirectement, dans l'évolution· des espèces. C'est bien la sélection naturelle qui, dans l'espèce humaine, condamne à mort sous nos yeux tant de races primitives, qui, d'autre part, voue à une extinction prochaine tant d'espèces de grands Mammifères que l'on essaie de sauver dans quelques réserves légales. Mais une action favo­risante ou défavorisante est une· chose, une puissance de forma~ tion organique, qui dispenserait de toute direction finaliste, ·est tout autre chose. On croit souvent faire une expérience de sélec­tion nalurelle, alors qu'on fail simplement une expérience sur la<~ valeur fonctionnelle de lel organe. Les expériences sur la valeur fonctionnelle du camouflage èt du mimétisme animal offrent un bon exemple de cette confusion. Les expériences de di Ces­nola sur la mortalité différentielle de la mante religieuse, posée sur fond homochrome ou hétérochrome, de I vely sur les saute­relles; les expériences analogues de Carrick, de Young, de Sum­ner et de Pop ham, sont des expériences sur la· valeur effective du camouflage pour la protection contre les prédateurs; ce. sont ., des expériences concluantes contre la thèse de Rabaud qui refuse toute valeur fonctionnelle aux livrées cryptiques des animaux; ce sont encore, si l'on veut, des expériences sur le rôle éliminateur ou · équilibreur de la sélection naturelle. Par définition, en effet, un camouflage·___, ou en général un organe efficace - est celui qui produit une chance supplémentaire de survie ou une mortalité différentielle; on ne peut donc vérifier l'efficacité fonctionnelle qu'en vérifiant la différence. Mais ce ne sont pas des expériences sur le rôle organo-formateur de la sélec­tion naturelle. Ou alors on joue sur le mot expérience. Les néo­Darwiniens ont, bien entendu, une théorie, et même, depuis Fisher, une théorie mathématique, sur le passage d'un rôle à

NÉO-DAR'WINISME ET SÉLECTION NATURELLE 179

l'autre, mais ce n'est évidemment pas cette théorie que les expériences peuvent vérifier.

Des deux adversaires dans une guerre,. celui qui sort une arme nouvelle a immédiatement un gros avantage tactique.· De même, de deux concurrents industriels celui qui a le meilleur modèle l'emporte sur le marché (bien qu'il prenne rarement tout le marché, car le modèle inférieur se trouve presque toujours convenir mieux à une certaine catégorie de clients). Mais il ne vient à l'idée de personne d'attribuer à la Concurrence ou à la Guerre, considérées comme des entités distinctes des· efforts conscients des individus réels en lutte, la formation du char · d'assaut ou de l'automobile, même lorsque le mod.èle meilleur élimine complètement le modèle précédent. Il est aussi impru­dent d'attribuer à la Sélection, pourvue pour la circonstance d'une majuscule, -la qualité d'agent, qu'à la concurrence ou à la guerre. Si )'on considère eent hommes du même âge, dont cinquante sont des cardiaques, une mortalité différentielle frap:­pera plus vite le lot des cardiaques. Mais on aurait tort d'en conclure que la M~rt est l'agent édificateur du système compli­qué .des valvules du cœur~ Même lorsque des expériences {comme celles de Quayle sur les parasites du citron) conduisent à attri­buer. à la sélection l'apparition, dans une espèce, d'une(.yariété plus résistante .à_ un agent chimique ou à un virus, il n'est pas facile de prouver que les organismes résistants aient été entiè­rement passifs et que la sélection n'ait pas sanctionné simple­ment quelque chose comme une initiative de l'organisme, de même que la victoire militaire ou commerciale peut sanctionner une heureuse invention. La formation d'anti-cor.ps neutrali­sants en présence de toxines microbiennes ou de protéines étrangères, est du reste un fait d'expérience. · c) Le plus grand mérite du néo-Darwinisme relativement au

Dàrwinisme primitif est d'insister sur la complexité de l'évolu­tion. Pour peu que l'on regarde de près les faits, surtout ceux qui touchent aux mécanismes de la génétique, on s'aperçoit qu'il est impossible de ne pas distinguer-entre les modesd'évolu­tion. Les animaux supérieurs et les plantes; les animaux ·à re pro- · duction sexuelle et les animaux parthénogénétiques ou hermaphro­dites; les plantes à fertilisation croisée et non croisée n'évoluent pas de la même manière. Mais il faut encore faire intervenir les différences dans la situation géographique et écologique des espèces, ou dans _le chiffre de leur population,. qui viennent compliquer les différences de la situation génétique. Les néo­Darwiniens ne parlent plus de l'origine, mais des origines des

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180 NÉO-FIN ALISJYIE

espèces. Il n'y a certainement pas davantage une théorie vraie de l'évolution biologique qu'une philosophie vraie de l'histoire humaine. Il n'y a aucune raison, au contraire, pour que l'his­-toire des Proboscidiens ne soit pas aussi différente de l'histoire des Primates que l'histoire de l'Angleterre est différente de l'his-toire de la Chine. L'histoire des genres et des espèces est vrai­ment une histoire au sens fort du mot, c'est-à-dire un mélange · inextricable de chances, bonnes ou mauvaises, de chances internes (mutations) ou externes (variations de climat, ségréga­tion, etc.), et de bonnes ou mauvaises utilisations de .ces chances par l'espèce ou le genre considéré. En critiquant la théorie de la sélection naturelle, il ne s'agit donc pas de substituer une théorie à une autre, une théorie finaliste unilatérale à une théorie anti-finaliste unilatérale. Il s'agit de faire admettre au moins un facteur de direction finaliste, qui lui-même opère selon des modes très divers, et qui doit se combinér aux autres facteurs soulignés par les néo-Darwiniens ou les biologistes anti-finalistes. ·

A la réflexion, l'allure historique des évolutions spécifiques est à elle seule un indice de cette combinaison de facteurs finalistes et non finalistes, s'il est vrai, comme l'a montré Cournot, que toute << histoire ))' au sens général du mot, se caractérise par une combinaison dualiste de chance et d'adresse, de hasards et de << raison >>. La complexité de l'histoire des espèces~ le fait même que cette histoire est une histoire, exclut certainement l'idée d'un guidage finaliste tout-puissant, d'un providentia­lisme biologique à l'état pur. Il n'y a pas de Discours possible, à la Bossuet, sur l'histoire universelle des espèces. Mais le carac­tère malgré tout cohérent, harmonique, intéressant, de cette histoire exclut tout autant la possibilité de. la réduire à une série de hasards que n'intégrerait aucun facteur finaliste ou rationnel. L'histoire ~es espèces ne ressemble pas davantage à d'incohérentes Annales qu'à un discours ambitieux sur la philosophie de l'histoire humaine. Il est remarquable qu'un néo-Darwinien comme J. Huxley puisse écrire des phrases aussi (( synthétisantes )) que celle-ci sur la perspective de révolution en général : «L'évolution peut être regardée comme le proces.;. sus par lequel l'utilisation des ressources de la terre par la matière vivante est rendue progressivement plus efficiente (1 ). » Il parle· même des «méthodes>> par lesquelles les êtres vivants effectuent cette exploitation de la terre, ainsi que du « progrès »

(1) Evolution, p. 387.

NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 181

général dans l'évolution biologique. La même phrase pourrait être écrite à propos de l'histoire humaine. L'homme aussi, malgré ses innombrables erreurs et malgré les hasards et les accidents,« utilise d'une manière de plus en plus efficiente les ressources de la terre». Aux néo-Darwiniens de nous expliquer par quel miracle ces deux · « histoires >> peuvent se ressembler si l'une, l'histoire biologique ne dépend que de mutations aveugles sans aucune composante d'invention dirigée, alors que l'autre, l'histoire humaine ~st incontestablement « dualiste >>.

Ceci dit, nous pouvons passer à la critique proprement dite du néo-Darwinisme. Un des facteurs importants du regain de faveur de la théorie de la sélection naturelle semble avoir été l'étude mathématique de R. A. Fisher et de S. Wright sur le temps probable mis par une mutation dominante ou récessive pour s'étendre à un,e partie notable d'une population donnée. R. A. Fisher (1), S. Wright, J. B. S. Haldane ont cru s'aperce­voir que l'ordre de grandeur de ce temps était en bon accord avec l'ordre de grandeur des évolutions des espèces selon la paléontologie. Si l'on met à part un petit nombre d'espèces où

.le taux de mutations est anormalement élevé, les mutations se produisent ·au taux moyen d'une mutation pour cent mille individus. Cette mutation, supposée dominante, si elle donne un avantage sélectif de 1 pour 1000, c'est-à-dire si les porteurs de la mutation ont une chance supplémentaire sur mille de se reproduire, relativement aux non-mutants, prendra environ 5.000 générations pour s'établir dans la moitié des invididus ·de l'espèce et environ 12.000 générations de plus pour s'établir dans l'espèce entière. Pour un avantage sélectif plus grand, le nombre des générations· nécessaires diminue naturellement en proportions inverses. Les chiffres sont naturellement diffé.:. rents pour une mutation récessive. Ils varient aussi- et c'est le point le plus intéress_ant mis en lumière par les calculateurs -selon l'importance numérique de la population considérée ou selon la ségrégation qu'elle, subit en occupant des aires étendues. Pour les espèces moyennement abondantes, telles que les diverses espèces d'Équidés, les chiffres correspondent à peu près à ce qui est observé par la paléontologie, où il·faut environ 100.000

(1) The genelical lheory of natural seleclion (1930). Un bon exposé des calculs mathématiques de S. Wright est donné par W. Lunwra, Die Selek­tiontheorie (p. 479 sqq.), dans Die Evolution der Organismen, édit. G. Hebe:.. rer (1943). -

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182 NÉO-FINALISME

générations pour une évolution que l'on·peut considérer comme le passage à une autre espèce (1 ).

Mais l~ manière ?ont ?n introduit les ~hiffres dans ce genre de problemes est necessairement très arbitraire~

. Ainsi, dans leur fo;~ule fondamentale, Fisher· et Wright uti­hse~;t ~n terme carac~ensant le degré de fitness d'une race ou d'une variete mutante relativement à une autre race ou aux non-mutants Cette « fitness » ou !Jignun:g n'est pas une vague «adaptation,; ou Anpassung, . . s~ulignent-Ils, c'~st l'avantage sélectif, chiffrable comme prob~b1hte d; reprodu_ct10n relativement à la probabilité de reproduction de l autre race ou des non-mutants~ La formule suppose que ce degré de fitness de la mutation reste constant pen­dant l'énorme durée nécessaire à sa fixation. On doutera de cette hypothèse quand on songe aux innombrables variations d'humidité de t~mpérature! d'insolation, d'abondance alimentaire, dTinfection~ possibles, de VIrulence. des prédateurs, etc., qui peuvent modifier mc~ssam~e~t un pareil terme et même transformer un avantage en mconvement (2). ... · 0~ touche ici du doigt le c~ractère failacieirx: d'es formules mathé'­

matiques dans un pareil sujet. L'introduction dans la formule d'un é!éme~~ vague. (comme le degré de fitness) oblige a préciser la .notlo~ d 1mpresswnnante fa9on. A?- _lieu d'un concept, philos0 ..

phique d ~liure, ~n a une fractiOn precise ou un rapport précis de deux fractiOns. C est tout avantage, dira-t-on. Malheureusement le vague ne ~isparaît que. pour se transformer en fausseté manifeste : une !?utatwn ne saura_1t. do_n~er a~x mutants, pend~nt de~ miiiie~s de Siecies, une mortalite differentielle constante. Sr l'on mtrodmt d_ans la fo:mule des termes nouveaux pour· représenter des varia­bons p~ssi,hles, c_es ter:nes seront toujours grossièrement insuffi­san.ts .. SI l o;n pret~ndait représenter par une formule le taux de cro.Issanc~ dtff~rent~elle de la ,P?PU~ation franç~ise et de la popu­latiOn hr1tan~1que a travers lhn~tmre, on aurait beau compliquer la formule, ii est douteux que l'on puisse représenter les faits . ~ême de t~ès !oin. Or, nous l'avons. vu, l'histoire des espèces ést hien une histoire au sens fort.

Le Dr N. Wiener a fait, à propos des statistiques sociales, une

(1) c~. J. HuxLEY, Évolution, p .. 56. (2 ), Sx la sélection . est censée discriminer entre deux mutants dont le

degre de filness ne diffère que du centième ou du millième on comprend mal comment elle peut laisser subsister des races. ou des espèces avec· des o~ganes mon~trueusement hypertéliques ou dystéliques. Le néo-Darwi~ ~1sme est o~hgé d'adopter deux politiques contradictoires : tantôt la sélec­tion est un .mstrument d'une délicatesse infinie qui discrimine des mutants . ~ont les d1ffére~ces sont imper~eptibles, tantôt elle est singulièrement l~bérale o~ gro~s1ère. Le~ exphea~t?ns néo•darwiniennes des:. faits de dysté­lre. (sélectiOn mtra-spéclflque, liaison à des caractères favorables ete.) ont to~t l.e caractère d'hypothèses auxiliaires ou fabriquées pour s~utenir une theorie plutôt que pour interpréter docilement les faits.

NEO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 183

remarque· critique qui s'applique à la perfection aux, formules des néo-Darwiniens. Une bonne statistique d·emande des observations longues, ma:is sous des conditions: essentiellement constantes,. exactement comme, pour . une bonne K résolution l> de la lumière, il. .faut une lentille de grande ouverture. Mais il faut aussi que: la lentille soit faite d'une matière bien homogène,. sans quoi l' ouver­ture n'augmente pas le pouvoir séparateur. C'est pourquoi l'avan­tage de statistiques à longue portée; mais dans des conditions rJariables, est <( spècious and spurious » (1). A plus forte raison encore, peut-on ajouter, si cette c< longue portée» n'est obtenue que par extrapola­tion~

Il est aisé de concevoir des manières de calculer les · ch.ances d~une origine par sélection d'un caractère donné, qui aboutiraient à des résultats tout différents. Prenons le cas ·des' bandes: de: ea:mouflage d' Edalorhina buckleyi, qui se raccordent, de la cuisse au segment entre genou et talon, puis au segment de la région tarsienne. Comme le fait. remarquer Cott (2) il faut, non seule­ment que les intervalles entre bandes claires et foncées correspondent, mais que la séquence des bandes, dans la série inter­médiaire, soit inversée. Si les bandes sont marquées dans leur· ordre apparent sur la patte repliée (fig. 36), de cette manière :

FIG. 36

ABC . .-. abc ... cx.~y .... l'ordre anatomique dans la patte étendue est celui-ci : ABC... cba ... cx.~y ... Bref, les bandes doivent être dans un ordre bien déterminé. Si l'on veut expli-quer leur origine par mutations fortuites et sélection, on a un problème mathématique de combinaisons où intervient la facto­rielle du nombre des éléments. Réduisons même à 10 les éléments à combiner, admettons encore que la première série soit donnée au hasa:rd, et rte tenons compte que de rordre, non du raccord spatial. La chance, pou:r la troisième série, est alors la factorielle de 10 au càrré :

(10!)2 == 1,3.1012•

Soit une chance sur 1.300 milliards. L'o:rîgine par mutations et sélection est mathématiquement tout à fait exclue, car si l'on. n'admet aucune direction dans les mutations, et si l'on ne suppose pas, arbitrairement, urte mutation qui, d'un seul coup,provoquerait tout de su:ite, on ne sait pourquoi, un pattern mimétique mais des mutations petites et quelconques dont chacune doit être sélection­née, il faut encore multiplier. ce chiffre énorme pa-r 104 générations.

(1)' Cy!Jernetfcs~ p. 34. (.2} Adaptive:: colorations in: animals, p.!,72.

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184 NÉO-FINALISME

E~ à condition de po.stul~r encore que le petit détail supplémen­taire dans la bonne d1rect10n apporte, pour chaque mutation favo­ra?Ie donnée, une fitness s.upérieure relative de 1/1.000. Nous sommes lom d.es quelques. centames. ou mêJ?e des quelques dizaines de r~utatwns, qu~ 'Yr1ght et Fisher. es~Iment suffisantes pour passer dune espece a 1 autre dans la hgnee des chevaux.· Les «échelles longues>! .de temps. les plus invraise~?Iables pour les astronomes et physi?Iens seraient encore prodigieusement loin de compte. Avec trms rangées de quinze éléments chacune (ce qui est encore au-.d?ssous. de la vérité), la probabilité de coïncidence pour la troisième rangée (calculée par la formule de Stirling simplifiée) Je résultat est : une chance sur 1,7-1024, moins d,une chance sur 1, m,illi~n de milliards de milliards (toujours à multiplier par 104 generations).

On trouvera que ces chiffres n, ont pas grande signification. C'est bien notre avis. Mais il est à craindre que les calculs de Fisher n'en aient pas davantage ..

D,autre part, les calculs sur le nombre de générations nécessaires, pour fixer dans une espèce par sélection ·une mutation favorable,

FIG. 37 FIG. 38

P.ostulent que l'espèce ne subit pas dans le même temps des muta­tiOns défavorables liées à la première. Or, en fait une mutation qui, actueUe~ent ou virtuellem.ent,. constitue une' pré;-adaptation - de caractere par exemple mimétique - est souvent, liée à un ~~ai~lissement général de .la vitalité, de telle sorte que la· sélection ehmme les mutants, au heu de les favoriser. ·

Les indi~dus d:une ~spèce ne peuvent ~tre comparés. à des êtres aveugles qm aurment a se rendre de a à b sur une surface rendue mortelle partout, sB:u~ sur l'ét~oit chemin indiqué en ligne pleine (fig. 37). Les Darwmiens, anciens ou nouveaux, ont dans l'esprit un schéma de ce genre, et il leur paraît_ naturel qu'au prix d'un m~ssacre suffisant, 9uelques survivants arrivent en a', puis en a", pUis en b. !1 y a b~en un f!a~nant à la loterie, al?rs qu'à chaque nouveau chiffre sorti, des milhers de preneurs de billets sont élimi­nés. Mais ce. schéma du. c~emin unique _est tou~ à fait tromp~tir. Par quel miracle les milliers de mutatiOns qm sont nécessaires pour l'édification d'un organe quelque peu complexe pourraient-

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NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 185

elles se succéder tranquillement de manière à simuler une orthogénèse dans un organisme qui, on ne sait pourquoi, serait par ailleurs protégé contre toute mutation léthale ou défavorable? Pourtant, les mutations léthales représentent environ le tiers des mutations totales et les mutations défavorables 'plus de la moitié des deux tiers qui restent. L~ vrai schéma de la sélection devrait être à mul~ tiples chemins, et le même organisme devrait se mouvoir en même temps sur b, b' b", etc., ce qui oblige, pour calculer la chance de

· succès, à multiplier des fractions dont le dénominateur est déjà énorme relativement au numérateur (fig. 38).

Pour prendre un exemple concret, les néo-Darwiniens attribuent à des mutations suivies de sélection la couleur mimétique des œufs de coucou. Surtout quand l'espèce parasitée par le coucou est unique dans une aire étendue, les œufs· du coucou parasite offrent un haut degré de ressemblance avec les œufs de l'oiseau hôte; ressemblance portant non seulement sur la couleur, mais sur les dessins de .la coquille. Si l'on veut chiffrer la probabilité des mutations indispensables pour ce mimétisme, il faut encore tenir compte du fait qu'elles ont dû laisser intacts les organes de l' oi­seau en train de se développer à l'intérieur de cet œuf mimétique. Dans tous les cas de camouflage et de mimétisme, la situation est analogue. Un des caractères les plus remarquables du camouflage animal c'est, nous l'avons vu, la complète indépendance des dessins camouflants et de l'anatomie profonde des organes sous-jacents. Les mutations qui ont dû changer complètement l'aspect des organes ont donc cependant dû laisser intacte l'anatomie profonde de ces mêmes organes. Elles ont dû porter sur des organes très différents, selon des procédés physiologiques nécessairement très divers, pour obtenir par exemple dans le ,poisson Lepidosteus platystomus l'ap- · parence d'une bande continue de couleur uniforme. Les mutations de laboratoire que l'on connaît portent pourtant, en général, sur un organe qu'elles rendent vestigial, ou· dont elles modifient glo­balement la couleur. Que l'on songe à l'improbabilité d'une série de mutatio:rw capables de modifier une nageoire ou un iris d'une façon tellement précise, que la nageoire ou l'iris paraît coupé en

. deux ou plusieurs morceaux par un contraste. de couleurs ·qui prolonge un contraste obtenu autrement sur l'organe voisin. Ce raisonnement ne s'applique pas seulement aux cas de mimétisme. Tous les organes que Cuénot et A. Tétry appellent des « outils chez les êtres vivants » impliquent des convergences analogues. Les organes les plus divers, avec les procédés les plus divers, dans les espèces les plus diverses ar:r;ivent aux mêmes arrangements qui tiennent à la nature même, et aux nécessités du fonctionnement de l'outil. considéré. Les· mutations qui sont censées être à l'origine des outils organiques doivent donc avoir touché, d'une manière étrangement précise spatialement, et dans un parfait synchronisme, une pluralité d'éléments anatomiques, tout en laissant intactes leur anatomie profonde. et leur physiologie. .

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Bien entendu · les néo-Darwiniens peuvent toujours· déplacer ' ' . ' ' -. . . -. la difficulté en supposant qu'une seule mutatiOn peut aVOir non seu-lement des effets multiples, ce qui est expérimentalement snuv~nt·le cas mais des effets multiples coordonnés. Un seul gène, dans Prtmula sir:ensis-, a pour effet d'inciser· les pétales, de· doubler l~: nombre des sépales de modifier les bractées, de gaufrer Je·s femlles, etc·. Pourquoi al~rs se demandeE. M. Stephenson (1) après J. B. S. Hal­dane dans le 'cas des Insectes-feuilles, une mutation affectan~ un seul gène ne pourrait-elle produire à la fois, d.'U.n seul coup, p~~sieurs caractères, ayant tous pour résultat de f.an·~ resse.mble~. 1 mse.c~e à une feuille? Pourquoi pas, en effet? Amsi, au- heu dune serie très improbable de mutations, ~rdonna~t.les· bande~ ~e eamoufl~ge des Batracie·ns, il leur est tOUJOUrs loisible de preferer admet~re une seule mutation, produisant tout d'un coup ces ban:~es- h~en coordonnées. Si, au lieu de dix ou quinze éléments' en tr61s sén~s:, il s'agit d'expliquer les <c yeux» de la queue des paons-,. prod~1ts par la coordination de millions de barbes d:e plumes, .ou les dessn:s produits par les millio~s d'écailles .d'une aile de pa~~ll?n, l~ _c~o1;c ne leur est guère permis, ca.r Je· ch1ffr~ge de ~proba~ll1te con~mrart à des chiffres sur-astronomiques. Mats la d1~culte .ne serait. que déplacée et non résolue, car .alors cette. muta:wn m~1que serai~ un vrai coup de bagu~tte, mag1que 1 elle J~Uerait le· r?le,, non d une cause naturelle mms d un deus ex mach-ma. Ce serait la un retour au pseudo-séle~tionnisme d'un Empédocle ou ~l'un .. Lucrè'ee·,- p~ur qui la sélection n'a à choisir qu'entre. des orgamsmes plus ou m.oms réussis ou monstrueux enfantés magtquement pal'· la Terre Mere :

Multaque tum tellus etîam portenta: creare. Conatast, mira facie, rnembrisque coorta.

Aussi les néo-Darwiniens· se sont-ils donné beaucoup de mal pour te~ ter d' expliqt;er la coordfnation des mutatio~s, aussi. bien temporelle qu~ s:patiale·. Ce ~om~ e~t en e~fet cap~~al, ~u~sque la paléontologie Impose le fait de l orthogenèse, c es~-à-:,dire Ie fait de mutations coordonnées, et puisque l'anatomH} Impose le fait de l'agencement cohérent etadaptatif des organes~ Selon le néo-Darwinisme l'orthogénèse est purement apparente; elle n 1est pas due à une tendance interne,. elle se réduit-à m~e cc. or~h~'- · sélection » (terme proposé par L. Plate), ou à des evolutiOns « conséquentielles » (dans· lesqnelles un premier changem:~n_~ pro­duit un effet de <(rail>>, et entraîne les changements ulteneurs). On a ainsi comme le dit Goidschmidt, «orthogénèse sans Lamarc­kisme et ~ans mysticisme >>. Voici par exemple ?omment .. rai­sonne T. H. Morgan (2) : « Dès qu~une variation d'ans une noii-

(I) Animal camouflage; p. lOR _ (2) Evolution and Genelics, p. 148.

NÊO-DARWJNISME ET SÉLECTIONNATURELLE 187

velle. direction est établie, la C'hance d"une avance ultérieure dans, la même direction est augmentée. Une augmentation dans le nombre des· individus posSédant un caractère donné exerce une influence sur la direction ultérieure de l'évolution- non paree qu,il est plus probable que Je type nouveau subira une deuxième mutation dans- la même direction, mais parce qu'une mutation dans la même direction a une meilleure chance de produire une nouvelle avance dans le même sens, tous les indi­vidus étant, désorm.ais, sur un plus haut niveau que précédem­ment ... Par exemple, quand les éléphants avaient une trompe de longueur inférieure à un pied, la chance dravoir (par muta­tions} une trompe de pius d'un pied, était proportionnelle à la longueur de' la trompe déjà existante• et. au nombre des· indi­vidus dans lesquels un tel caractère pouvait apparaître-. }) Bien plus, la rapidité de l'évolution, et même sa: coordination avec !''évolution des autres organes, est réglée par le même principe. c:a:r une avance trop rapide est souvent non avantageuse : une trom-pe trop longue pour un tr<Ync non encore devenu massi-f à un degré· correspondant, serait plus nuisible qu'utile.

TouJours- pour tenter œexpliquer la coordination des. muta­tions, les néo:.. Darwiniens recourent aussi, soit à ce que de Beer tl} appelle l'evolution clandestine, c'est-à-dire portant d'abord sur les états larvaires: ou embryonnaires, puis apparaissant tout d'un coup· chez l'adulte·, par néoténie ou fœtalisation, soit à une évo­lution due, non à la mutation d'un gène m~ique, mais à un complexe de petites mutations pour la plupart récessives- et- iso­lément défavorables, mais constituant une combinaison favo­rable d'ès qu'intervient un dernier changement ou un dernier ajus­tement dans: le complexe génétique (R. A. Fisher etE. B. Ford}.

Ces phénomènes ont probablement quelque réalité, màis on ne, voit pas en· quoi ils peuvent améliorer· la position du néo­Darwinism-e si l"on s'abstient _d'y mettre, en contre·bande, une direction finaliste. Si l'évolution clandestine où si l'ajustement du c-omplexe génique se fait au hasard, ou du moins selon des lois qui n'ont- pas de rapport avec les besoins de l'organisme adulte, en quoi le fardeau de la sélection est-il diminué? Q'ue l'on prenne un billet entier ou un dixième de billet à la loterie, on né~ change rièn au caractère avantageux ou non de cette loterie, etl'on n'a Jamais l'espérance mathématique que pour son argent •. Quant au raisonnement de Morgan, il ne fait que poser le schéma même de la théorie· de la sélection, en insistant sur la nécessité- sup:plé-

· (I) Embryotdgg and Evolution.

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mentaire, pour aller de a à b, d'aller à une certaine vitesse, et surtout de coordonner la marche en même temps vers b_', b", etc. Il ne peut donner l'impression d'améliorer la position de la thèse, que si l'on oublie qu'il s'agit de mutations fortuites. J. Huxley, voulant venir au secours de l'argumentation de Morgan, emploie cette comparaison : « Dans l'évolution de l'autorrwbile, la substi­tution du moteur à quatre cylindres au moteur à un ou deux cylindres était un grand progrès; elle avait une survival value. Mais, après seulement que la majorité des automobiles eurent des n1oteurs à quatre cylindres, l'avantage additionnel de cylindres, supplémentaires fut suffisamment grand pour donner aux six cylindres une plus grande valeur sur le marché. >) Mais l' « ortho­génèse» des moteurs d'automobiles au point de vue du nombre des cylindres est de nature finaliste s'il en fut jamais. L'argument est peu heureux, on en conviendra, pour tenter de prouver que l'orthogénèse de la trompe des éléphants n'est qu'une ortho..:. sélection. Si l'on se souvient de plus qu'une mutation en-labo­ratoire est le plus souvent produite par des moyens aussi bru­taux qu'un bombardement par rayons X, et que, dans la nature, des actions phy.;iques tout aussi brutales· sont probablement à l'origine de beaucoup de mutations, on sera encore moins convaincu de la pertinence de la comparaison : ce n'est pas en bombardant l'outillage d'unè usine d'automobiles que l'on aurait des chances sérieuses de passer. du moteur à quatre au moteur à six ou huit cylindres, même avec l'aide de la sélection opérée par le choix des clients.

Encore des orthogénèses comme celles du cheval et de l'élé_, phant sont-elles exceptionnellement fa:vorables .à la thèse néo­darwinienne, parce que, à toutes leurs phases, elles peuvent être réputées donner un avantage à l'animal. Mais il existe des ortho­génèses, comme celle des cornes du Titanothère, nuisibles, ou du moins superflues. Comment surtout Je néo-Darwinisme pour­rait-il comprendre une orthogénèse comme celle qui a dû inter­venir pour transformer· un Mammifère terrestre en Cétacé ou en Chéiroptère? Ici, la direction générale constante du développe­ment ressemble à la direction générale d'un comportement·: elle implique dans le détail des « détours de réalisation )), dont on ne voit pas comment ils ont pu être sélectionnés à toutes leurs phases, dont certaines ont dû être momentanément désavanta­geuses.

Une foule d'observations, et même d'expériences, suggèrent que la mutation, loin d'être le seul matériel de la sélection, loin d'être le moellon élémentaire dont l'évolution est faite, est un

NÉO-DARlVINISME ET SÉLECTION NATURELLE 189

instrument de plasticité, utilisé par l'organisme. L'organisme peut éventuellement lutter contre une mutation' fâcheuse par des modifications-tampons. dans le reste du système génétique (Mather) ou par des mutations auxiliaires qui font passer la muta­tion nuisible de l'état dominant à l'état récessif (R. A. Fisher), ou tout aussi bien, ajouterons-nous, par des procédés non connus et qui n'ont peut-être rien à voir avec le système génétique. Les mauvais gènes, rendus récessifs et inoffensifs par rééquilibrage

, génétique approprié, peuvent redevenir dominants et nocifs quand un croisement détruit cet équilibre. Ainsi, .le chien Saint­Bernard (1) et le Bouledogue sont des races qu'une sélection artifi­cielle a poussées aux confins du normal et du pathologique. Le Saint-Bernard simule l'acromégalie, le Bouledogue est tout près d'être non viable par r·effet de gènes perturbant l'activité de la thyroïde. Les croisements de Saint-Bernards et de Danois donnent une proportion élevée d'individus malsains (hydrocéphalie, paralysie, acromégalie vraie). Le Saint-Bernard vit donc malgré les mutations sélectionnées qui l'ont produit. Dans la poly­ploïdie (multiplication non par deux, mais par trois, quatre, ou plus du nombre n de chromosomes), le gigantisme est un carac­tère constant des premiers individus ainsi formés. Mais ce gigan-­tisme est très fréquemment réduit et supprimé au cours de l'évo­lution, car même des formes octoploïdes sont identiques d'appa­rence à la forme diploïde (2).

On peut donc qualifier d'extravagante la thèse, plus philoso-, phique (au mauvais sens du n1ot) que biologique, selon laquelle la sélection serait fabricatrice et créatrice de tous les organes complexes des êtres vivants. Aucun fait connu 'ne justifie, même de loin, r·attributio_n d'un pareil rôle à la sélection naturelle. Le Darwinisme, ancien ou nouveau, aurait tout à gagner à se déso­lidariser explicitement de cette mauvaise métaphysique, que - faisant injure probablement à la mémoire de Démocrite -nous avons nommée « démocritéenne >>. Il est vrai qu~alors le néo-Darwinisme perdrait une bonne partie de son prestige : il ne dispenserait plus de croire à la finalité.

La sélection naturelle est comme la concurrence et la guerre, qui stin1ulent les inventions et les progrès techniques, ~9:ui s~rn: chronisent les moyens d'attaque et les moyens de défense, qm éliminent parfois les individus ou les peuples trop peu inventifs ou qui, plus souvent, réduisent les vaincus à une cc niche écolo­gique » modeste. Par elles-mêmes, elles ne créent rien. Récom-

(1) Cf. STOCKARD, The physical basis of personality. (2) DARLINGTON, The evolution of genetic syslem, p. 39.

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penser les inventeurs n'a jamais été synonyme,d'inven:ter. Le rôle direct de la sélection est des plus restreints. Elle paraît capable d'établir des gradients de caractères (taille, grandeur relative des diverses parties du corps, pigmentation, etc.), dans les espèces à habitat géographique étendu, quand il y a des optima de cès caractères pour une température, ou une humidité donnée. Mais, en général, elle est plutôt conservatrice, soit de la moyenne d'une espèce, soit de l'équilibre des faunes et des flores. Elle éliffiine ordinairement les individus extrêmes et favorise le type moyen. Quand une. espèce ou un genre disposent d'une vaste place sans concurrence (poissons dans les grands lacs sans prédateurs; Mar­supiaux sans Mammifères concurrents en Australie; Édentés de l'~mérique du Sud ou Insectivores à certaines époques favorables; 01seaux dans des îles Hawaï et Galapagos, etc.), l'absence de sélection, ou la diminution dans la pression de la sélection~ per­met une radiation du genre favorisé qui peut fournir à lui seul, sans « spécialistes» venus d'ordres étrangers, toute une faune (les Marsupiaux australiens ont des« taupes))' des cc loups}>; etc.).

Ce sont les néo-Darwiniens eux-mêmes (notamment Sewall · Wright, Simpson), qui ont été amenés par l'examen des faits. à opposer, dans de nombreux cas, la pression de mutation ou d'évolution, et la pression de sélection, comme deux forces anta­gonistes. Si la radiation se produit surtout en l'absence de sélec-· tion, on peut donc supposer que c'est la pression de la :sélection qui l'empêche, au moins quand l'espèce est en équilibre avec un milieu stable. Une mutation défavorable, pour une .population importante, est tenue de même en échec par la pression de sélec­tion qui ne lui laisse qu'un champ limité. La sélection agit à la manière de la force qui s'exerce sur une membrane semi-per­méable, équilibrant une pression osmotique, la .c< pression de mutation» étant analogue à la pression osmotique. L'équilibre est rompu, quand les conditions du milieu changent, ou quand le · chiffre de la population est notablement augmenté ou diminué.· Un drift alors se produit., qui peut aboutir, soit à· l'élimination complète, soit à la généralisation totale du gène mutant. Cet équilibre est rompu facilement dans les petites populations où les accidents et le hasard jouent un rôle appréciable relativement aux lois statistiques1 surtout quand, en même temps, la pression de sélection décroît.

La sélection brode ainsi de petites variations de détail. sur les grandes variations vraiment créatrices des organes et des appa­reils fondamentaux et efficaces qui font le succès des grands types dominants : sexualité, système meiotique, fertilisation interne,

NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 191.

homéothermie et mécanismes homéostatiques en général, res­piration aérienne, formation des plumes et des ailes', système ner­veux centralisé, etc. Mais on n'a pas plus observé l'apparition d'un organe nouveau par les facteurs néo-darwiniens, mutation et sélection, que l'on n'a réussi l'expérience inattaquable d'héré­dité lamarckienne des caractères acquis. On a fait beaucoup moins de .publicité sur le premier de ces deux résultats négatifs que sur le second. Il est juste de rétablir l'équilibre. On peut pro­voquer des mutations en laboratoire, très facilement, et mêmer ·nous l'avons vu, proportionnellement au dosage de rayons X employés, mais rie.n ne permet de considérer ces mutations comme des éléments dans l'édification d'un organe nouveau.

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CHAPITRE XVII

LE NÉO-DARWINISME ET LA GENETIQUE

Nous n'avons pas encore 1nentionné l'argument le plus décisif contre le néo-Darwinisme, ainsi que contre le néo-matérialisme d'E. Schrôdinger, contre la thèse qui veut expliquer la formation et l'évolution des espèces, et la finalité du fait des organismes par la génétique et par une sélection mécanique de mutations fortuites. Cet argument peut être tiré des faits révélés par l'em­bryologie expérimentale. Ces faits ( 1) témoignent indiscutable­ment contre la théorie de l'œuf-mosaïque, puisque, même dans la jeune gastrula, des greffons, transplantés assez précoc~m~nt, peuvent se développer orlsgemass, selon leur nouvelle localisa­tion et non herkunflgemiiss, selon leur origine. Par exemple un mor~eau ventral d'ectoderme, transplanté sur la région bran­chiale, développe à cette place des fentes branchiales. Pour_é':'iter le recours à des agents de _régulation de caractère finahste. ct trans-spatial, à une épigénèse vraie des structures embr~onn~Ires - épigénèse qui répugne profondément à l'esprit des bwlog~stes - il ne restait donc aux embryologistes qu'une ressource : Ima-giner la pré-formation, la cc ·mosaïque», dans les gènes. Le greffon transplanté se développe ortsgemiiss, parce que les mêmes gènes spécifiques, selon des influences inductrices différentes, tenant par exemple à un certain niveau d'une ou plusieurs substances inductrices donneront du tissu ventral, ou neural, ou rénal, ou des fentes branchiales, etc. Un greffon de Grenouille, de Triton crislalus ou iaenialus, d'Axolotl, ne donnera jamais que du tissu de Grenouille, ou de Triton, ou d'Axolotl, mais, selon la place où il est inséré dans l'hôte - que cet hôte soit Grenouille ou

(1) Nous ne faisons ici que les résumer rapidement, car nous les avons longuement analysés dans notre précédent ouvrage : :Éléments de psycho­biologie (1946), chap. III et VIII.

LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 193

Triton - il donnera de la peau ventrale, ou des branchies, ou un rein.

Seulement, O:Q. voit la· charge écrasante qui est imposée à la génétique rien que par le développement individuel. Puisque la substance inductrice est une substance chimique banale, toute la « responsabilité » du développement structural est évidem­ment donnée au système des gènes. C'est la structure génétique qui doit expliquer la structure de l'organisme adulte. Mais cette structure « explicative » doit être cc à tiroirs », à multiples fonds, puisque, .selon l'induction qu'elle subira, elle devra produire l'or-:­gane a ou l'organe b, etc. La théorie de la mosaïque avait une certaine vraisemblance quand il s'agissait de l'œuf ou de l'em­bryon. jeune, pris dans son ensemble, et -qu'aucun expérimenta­teur n~ touchait; elle n'en a plus aucune quand elle prétend trans­porter la cc mosaïque» dans les gènes. Ceux-ci ne peuvent expliquer à la fois le caractère-Grenouille, ou le caractère-Triton, ou le caractère-Axolotl d'une part, et d'autre part, le caractère-patte, ou le caractère-rein, ou le caractère-branchies, ou les organes, en nombre indéfini, que l'on peut énumérer.

C'est d'ailleurs un fait reconnu par tous que les gènes rest,ent ce qu'ils sont dans toutes les cellules de tous les organes du corps, puisque les mitoses sont génétiquement égales. Ils ne deviennent pas la structure adulte que l'on prétend leur faire expliquer. Les généticiens ont dépensé des trésors de patience et de génie .pour établir la carte .des gènes dans certaines espèces comme la Drosophile. Ils· ont étudié les points des chromosomes, les loci, que l'observation ou l'induction révèlent en corrélation avec tel ou tel caractère de l'adulte (par exemple (( aile vesti-: giale >~, « œil vermillon», « œil-bar», etc.). Ils sont très excu­sables, si, dans l'enthousiasme de la découverte, ils ont cru, par là, résoudre le problème de l'hérédité totale, de l'ontogénèse et de la phylogénèse.

Mais on ne voit pas, en fait, comment une éorresporidance terme à terme peut être établie entre la structure des gènes et les structures complexes dés organes adultes. Ce que l'on comprend, c'est l'action modificatrice des gènes sur une ·formation structu-:­rale donnée par ailleurs avec ses lois propres. On comprènd que tel gène produise ou provoque la formation, ou, muté, change la vitesse de formation, d'une substance chimique capable de modi­fier la couleur de l'œil, d'inhiber le développement de l'aile ou de ·la rendre bouclée,, froissée, deltoïde. Mais comment un ou plusieurs gènes pourraient-ils commander à distance la struc­ture normale de l'œil, de l'aile, du système nerveux de la Dro~o-

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phile? Et d'ailleurs, où sont, sur les cartes dressées ·par l'école de Morgan, ces gènes que l'on pourrait appeler «de structure nor­male »? Si les gènes contenaient le se·cret dé l'hérédité totale, la carte des loci chromosomiqùes de la Drosophile devrait' ressern"­hler à un schéma de l'organisme de la: Drosophile adulte. On devrait avoir quelque chose d~analogue ·à l'Homunculus sché­matique que l'on peut établir sur la circonvolution frontale ascendante, à la suite des expériences de stimulation électrique (1) où l'on peut reconnaître en gros, malgré des proportions diffé­rentes, et malgré une langue << corticale » à elle seule aussi grosse que le tronc « cortical », la structure générale de l'organisme humain.

Il n'existe qu'un nombre extraordinairement faible de cas où l'hypothèse d'une correspondance structurale du gène: à l'or­ganisme adulte ne soit pas, à priori, invraisemblable. Morgan cite le cas de l'enroulement dextre ou senestre des mollusques d'eau douce· Lymneae. Chez ces Mollusques, en ~ffet (2), l'enrou­lement est· normalement dextre, mais il se· rencontre des· indi­vidus à enroulement senestre. L'étude . de leurs · croisements indique qu'il s'agit d'hérédité mendélienne. Il existe un gène dominant dextre, et un allélomorphe récessif senestre. Or'­c'est là le point intéressant- on a pu suivre, dans l'embryogé­nie de ces mollusques, dès les premiers clivages de l'œuf (4 où 8 cellules), l'amorce de l'enroulement à droite ·ou à gauche. Il n'est donc pas absurde ici de supposer «que les caractères qui s'expriment dans le protoplasme relèvent, en dernière analyse, des gènes contenus dans les chromosomes (3) >>. Mais ces cas semblent très particuliers. Le sens d'un enroulement ·est uri caractère structural particulièrement simple, tellement simple qu'il ne s'agit pas, à vrai dire, de « structure ». Un gant« droit>> a la même «structure» qu'un gant «gauche». L'exemple est d'autant moins heureux que, chez les jumeaux univitellins« en miroir», la situation, normale ou inversée, des organes, est Jus­tement un caractère qui, de toute n1anière, ne ·peut dériver de la structure des gènes, puisque les deux individus ont la même structure génétique.

Pour la moindre structure vraie, le passage structural gène ---). protoplasme --* œuf --* embryon --* adulte est inconcevable, sauf · par action magique.

(1) Pensfield .et Boldre~. C. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, II, p. 450, reprodmt leur schema de l'Homunculus cortical.

(2) Th.-H. MoRGAN, Embryologie el génétique, p. 175_ sqq. (3) Th.-H. MoRGAN, op. cil., p. 178.

LE. NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 195

. En fait, l'hypothèse est de toute manière à écarter, puisque l'on a aujourd'hui, des notions précises· sur la nature et la struc­ture des gènes, qu'une foule d'observàtions, notamment, nous l'avons vu, les observations au microscope électronique, révèlent comme analogue à la structure des ultra-virus et des enzymes. Les gènes sont formés de nucléo-protéines «dont les macro­molécules se disposent de façon définie le long du chromosome, grâce au filament squelettique permanent de celui-ci · (l) ,,. Dans tous les cas où l'on a quelque idée sur la manière dont un gène «commande i> un caractère, il ne s'agit jamais· que d'une commande par hormone, modifiant une structure dont la loi est donnée par ··ailleurs, et à laquelle ne correspond, dans le gène responsable, ·aucune ·micro-structure. Le gène qui com­mande l'albinisme chez le rat «le fait parce qu'il empêche· la. production d'.une enzyme nécessaire à la formation du pigment noir. Un gène qui, chez la souris, entraîne le nanisme, le fait parce q':le, dans les cellules de l'hypophyse, il empêche la for­mation ·d'hormones » •.•. On sait de même ,comment les gènes qui déterminent les couleurs bleue, pourpre ou rouge des fleurs, agissent sur les réactions chimiques donnant naissance à des anthocyanines (2). Du gène à l'hormone dont il provoque la production, il y a peut-être, et même probablement une certaine continuité structurale, mais de l'hormone à la struc.., ture organique, il n'y en a certainement aucune. C'est évident si l'on songe que le gène est censé commander l'apparition d'instincts aussi hien que d'organes. Quel ·rapport structural peut-il exister entre une nucléo-protéine et un instinct? ,

La dernière. ressource des embryologistes - et des évolution­nistes néo-Darwiniens- pour raccorder. la chimie de. gène à la structure adulte est d'invoquer une action modificatrice por­tant sur la -vitesse de développement des organes, et d'extra­poler jusqu'à faire, dé la structure de l'org&misme, la somme

· des croissances différentielles commandées. Théoriquement en effet, on peut toujours passer d'une structure x à une struc­ture y quelconque,. par des modifications. dans le taux de développement des· diverses parties. Comme les étymolo­gistes fantàisistes de l'Antiquité ou du xvue siècle, qui trou­vaient toujours un moyen pour passer . d'un mot à l'autre, il suffit d'amplifications et de réductions convenablement

. placées. pour transformer une structure organique en une autre, la première ,étant aussi simple, la seconde aussi. corn~

(1) PRENANT, Biologie el marxisme, p. 183. {2) Ibid;, p. 184.'

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pliquée que l'on voudra. En faisant com~ander l?s, am:r:'li­fications et réductions par un taux de crOissance differentiel, et ce taux lui-même par des hormones, à leur tour commandées par les gènes, on a donc l'illusion d'expliquer une structure par une substance chimique et, indirectement, par un gène. Par malheur, le sophisme de l'opération, bien que camouflé, est assez apparent : il faut évidemment autant de .comm~ndes géniques qu'il y a de détails dans la structu~e a exphq~er, pour que l'explication soit effective. La théorie en questiOn n'est donc qu'un nouvel avatar ~u préform~tionis~e. Au lieu d'une micro-structure pure et simple de l orgamsme adulte dans les gènes, on y suppose une micr?-structure ~ans l' appa­reil pour la commande des taux de crOissance. Il n_y a aucune économie de pensée dans l'hypothèse, au contraire. Sur tel ou tel point de détail, il est parfaitement légitime, et l'expérience confirme la thèse, de chercher l'explication d'un développe­ment particulier par un taux de croissanc~ di~érer:ti~l, par ce que l'on appelle l' « allométrie ». Goldschrmdt la. fait pour cer­taines formes d'intersexués, Sinnott pour certames structures de fruits, Swinnerton et d'Arcy Thompson pour les formes de coquilles de Mollusques, J. Huxley, De Beer, Lumer pour cer­tains faits de tachygénèse ou pour expliquer des caractères raciaux dans quelques espèces. Mais voir dans l'allométrie ·la clé universelle de l'explication des structures organiques, comme d'Arcy Thompson a tendance à le faire, c'est. _confor:d~e .u_n_e possibilité théorique ind~ter~née, illimité~, mais a~ssi In?bh~.

_ sable au point de vue scientifique que le triage machmal demo­critéen ou les étymologies fantaisistes de Platon_ ou de Mér:age, · avec la mise en jeu de lois précises - phonétiques ou biOlo­giques - qui ne dispensent pas du tout de recourir à une struc­ture préexistante, mais qui, au contraire, la supposent ..

Le passage de l'action génique au caract~re somatique, ht génétique physiologique, représen~e l'an~ eau .. faible dans la c~aîne de la génétique. Cet anneau faible 1 empeche de soutemr le poids, soit de l'embryologie, soit de l'évo~ution. .

La conclusion inévitable est que, contrairement aux espmrs de généticiens comme T. H. Morgan, ou d'embryologistes comme Dalcq les deux disciplines ne vont pas du tout à la r~ncontre l'une de l'autre. Les embryologistes doivent se résigner à essayer de comprendre l'ontogénèse autrement que par l'action_ d~s gènes à ne voir dans ceux-ci que des modulateurs ou des aigUil­leurs 'du développement dont les principes sont ailleurs, et d'un tout autre ordre. Et si la génétique est déjà incapable

LE NÉO-DARWINISME ET .LA GÉNÉTIQUE

d'expliquer l'ontogénèse, elle ne peut expliquer la phylogénèsé; La vie d'une espèce n'est rien d'autre, après tout, qu'une succes­sion d'ontogénèses. C'est là une vérité de p·ur bon sens, to~t à fait indépendante des thèses bien connues de Bolk . et de De Beer ( 1). Si les gènes n'expliquent pas la structure nor.m.ale . de l'organisme, les mutations génétiques ne sauraient expliquer à elles seules l'évolution de cette structure. .

Ce qui égare l'esprit dans ce problème, c'est que l'on pe.ut raisonner en prenant les choses par l'autre bout. On peu~ dire èn effet : tous les biologistes, quelle que soit leur opinion sur la portée de la génétique, reconnaissent, en vertu des innom.:: brables expériences sur l'hérédité mendélienne, que les gènes ont au moins une influence modificatrice. Une mutation crée une lignée nouvelle dans une espèce, avec des caractères recon­naissables et, en principe, définitifs. Il suffit donc d'ajouter mutation à mutation pour avoir des différences d'ordre racial, puis d'ordre spécifique. Mais la notion d'espèc'è"est, de l'aveu

. général, très difficile à préciser. A côté des bonnes espèces (bonnes pour le classificateur), il y en a beaucoup qui font son désespoir : les espèces polymorphes, les espèces à gradients ·géographiques, à variétés écologiques., etc: Les di~érences ~pé­cifiques ne sont donc pas une barrière Infranchissable. 81 le Basset diffère du Lévrier par ses gènes, il est naturel de penser que le Chien diffère du Loup de la même manière, et de même les Canidés des Félins, les Mammifères des Reptiles, les Verté­brés des Invertébrés. Au lieu de dire : «Ce qui ne peut expli­quer l' ontogénèse ne peut expliq~er la phylogénèse >> on peut dire à l'inverse : « Ce qui explique la différence de deux orga­nismes dans une même race, peut expliquer la difféP-ence de deux organismes quelconques. »

Ce deuxième raisonnement, logiquement et dans l'abstrait, ·est àussi valable que l'autre. Ce sont les faits qui décident contre . lui, sans aucune équivoque. Il y a en effet, de toute manière,

un cas où les gènes responsables ne sauraient expliquer la struc­ture avec laquelle ils sont en corrélation, c'est le cas du gène, ou de l'hétérochromosome, orientant vers le sexe mâle ou .femelle. Il est impossible de considérer les structures sexuelles comme le résultat d'une série de mutations dont l'hétérochro- ' mosome conserverait le paUern. Les expériences sur l'inter­sexualité de Goldschmidt et de Witschi permettaient déjà de penser que le déterminisme génétique du sexe était très rela-

. (1) Cf. DE BEER, Embryology and Evolution (1930) et Embryon and Ancestors (1940).

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tif, et que l'hétérochromosome n'était qu'un anneau dans une chaîne, ou qu'un facteur parmi d'autres. Mais les expériences de changement de sexe (1) ont montré d'une façon décisive que les gènes du sexe n'agissent que par l'intermédiaire d'autres facteurs, hormonaux, car les mêmes hormones qui agissent sur les c_aractères sexuels secondaires dans l'organisme adulte, sont aussi capables, dès la vie embryonnaire, de déclencher la diffé~ renciation sexuelle, non seulement en l'absence du déterminisme sexuel génétique, mais malgré la présence d'un déterminisme génétique contraire. Personne ne peut soutenir qu'une hormone c?mme l'a~drostéron_e ou l'œstrone, de structure chimique rela­tivement simple, pmsse contenir le pattern correspondant à la structure des organes sexuels. D'autant moins que ces mêmes hormones :peuvent virer 1~ sexe dans les espèces et les groupes les plus divers, et que, Inversement, une substance qui agit comme hormone mâle dans un groupe, peut agir comme hor­mone femelle dans un autre groupe. L'hormone agit donc ici comme· une sorte d'excitant conditionnel, et le gène, puisqu'il peut être tenu en échec par l'action hormonale, agit certaine­ment de la même manière.

Ce qui est vrai des gènes de la sexualité est vrai aussi des autres gènes. Ils. sont de simples déclencheurs, ou orienteurs, qui n'agissent même pas directement, mais par l'intermédiaire d'autres déclencheurs ou orienteurs. D'ailleurs, nous n'en sommes. p_as réduits, sur ce point, à des -raisonnements, puisque les expé­r_lences de Baltzer ont montré d'une manière absolument parallèlé aux expériences de Wolff et de Dantchakoff, que l'action d'un gène léthal, ou d'un gène mutant dans un greffon, peut être cor- · rigée par l'influence de substances émanées de l'"hôte, normal (2).

En résumé les gènes ne sont pas, les faits le prouvent à l' évi­dence, des micro-structures correspondant à la structure de l'organisme. Ils ne sont pas du tout, comme le ditE. Schrôdin­ger, un code script. Ils n'expliquent même pas, à proprement parler, !a ~tructure de l'organisme mutant dans ce qu'eile a de particulier, car cette structure est très vraisemblablement le résultat d'une réponse active de l'organisme au trouble. apporté par le gène mutant. ·

(1) De E. Wolff et de V. Dantchakoff. (2) ~- ANGEL et ses collaborateurs (cf. la Chimiolératogénèse, 1950) ont

montre que beaucoup de monstruosités que l'on peut produire expéri­mentalement en introduisant dans l'embryon des virus ou des substances ,chim!q.u~s ~epro?ui~ent fidèlement les ~onstr';Iosi~és. d'origine germinale et hereditaires, mdiCe que les monstruosités heréditair~'! sont. elles aussi dues à la production de substances chimiques. ' '

LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 199

Que représentent donc les gènes?· Il semble que la critiqÙe précédente est trop forte, qu'elle va trop loin; et qu'elle se disqualifie d'elle-même par son excès. Les gènes doivent servir à quelque chose. Toutes les expériences d'hérédité mendélienne, commandée par le système génétique, restent. Mais, ce que nous avons critiqué, c'est l'ambition des généticiens d'expliquer par les. gènes, et par les gènes seuls, la structure des organes, et l'évolution de la structure d'une espèce à celle d'une autre. C'est. la prétention d'en faire cc les organisateurs primaires et les déterminants de tous les caractères structuraux et fonction­nels de l'organisme vivant (1) ». Les gènes peuvent parfaite-­ment avoir une autre nature, et un autre rôle, que suggèrent d'ailleurs les faits interprétés sans prévention. Pour les gènes commandant le sexe, il s'agit visiblement d'uri rôle d'aiguillage· entre deux voies possibles, par jeu de pile ou face. C'est un jeu de hasard, subordonné à un besoin des espèces à reproduc­tion croisée. Que ce jeu de hasard ne soit qu'un moyen, c'est ce que prouve la variété des procédés employés. Tantôt, ·c'est le sexe masculin qui est hétérogamétique (Vertébrés~ sauf Oiseaux et Sauriens, Papillons); tantôt c'est l'état haploïde mi diploïde des chromosomes qui sert de « pile >> et de « face » (sans allosomes); l'hétérogamétisme peut enfin être obtenu, soit par un hétérochromosome Y (Drosophile), soit par ùn seul alloso_me au lieu de deux (c'est pe~t-être le cas de l'homme)~ Et en effet, un jeu de hasard : « présence de A - absence de A>>, remplit tout aussi hien son rôle qu'un jeu de hasard: cc présence de A- présence de B ». . .

Cet effet de commutateur, d'aiguilleur, cet effet de swilch est particulier sous sa forme pure aux gènes du sexe, mais il indique très clairement, en général, ce que l'on peut att'êndre ou non des autres gènes. Puisque le chromosome du sexe ne fait qu'aiguiller vers la formation des organes mâle ou femelle, sans rendre raison de la structure de ces organes, il serait invrai­.semblable que les autres chromosomes puissent avoir un rôle essentiellement différent du sien, et tellement plus relevé. Effec­'tivement, un effet de swilch doit nécessairement avoir lieu aussi dans le cas des espèces polymorphes (2).

Certains papillons, dont les femelles imitent des espèces variées incomestibles pour les oiseaux ( Papilio Dardanus, Papilio Cynorta

(1} C. C. HuRsT, Heredity and the ascent of man. (2) Cf. sur ce sujet FISHER, The genelical lhe01y of. nalural selection;

CoTT, Adaplive Colorations in animais, p. 423; J. HuxLEY, Évolution, p. 96, et CHOPARD, Le mimétisme.

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et Papilio Polytes) possèdent parfois trois ou quatre formes femelles, les unes non mimétiques, les autres mimétiques et différentes entre elles. Le cas des espèces polymorphes présente des difficultés écra­santes pour le néo-Darwinisme. S'il ne s'agissait pas d'individus de la même espèce, un néo-Darwinien attribuerait les différences considérables de structure ·et de comportement entre les femellès de Papilio Polytes à une longue ortho-sélection, intégrant des cen­taines de mutations distinctes. Or, ces structures si différentes sont produites par les mêmes chromosomes, un ou deux gènes, en général liés au sexe, commandant l'effet de switch exactement comme l'hétérochromosome commande le sexe. Il est bien évident que, dans le polymorphisme comme dans la. sexualité, les gènes conditionnant aujourd'hui l'orientation d'un individu vers telle forme ne peuvent pas être les g~nes qui, au cours de la phylogénèse, ont été par leurs mutations, d'après la théorie, l'origine des formes en question. L'étude génétique des espèces polymorphes a donné des résultats assez confus pour le Papilio Dardanus · (étudié par Ford) (1). Pour Papilio Polytes (étudié par Fryer), deux facteurs, A et B, liés au sexe femelle, déclenchent une des trois formes, selon que A, ou B, ou A et B sont dominants. Tous les mâles, eux, se ressemblent, malgré une constitution génétique variable, ou A et B sont indifféremment à l'état récessif ou dominant. Il y aurait donc, chez les femelles, un double aiguillage; le commutateur des trois formes ne fonctionne qu'en présence du commutateur (( sexe femelle ». Devant de tels éas, il faut être un aveugle volontaire pour continuer à s'imaginer que les structures mimétiques s'expliquent par des mutations nombreuses sélectionnées .en ortho-sélection; puisque, dans l'espèce actuelle, la présence ou l'absence des détails infiniment complexes de telle ou telle structure · mimétique est conditionnée par la présence ou l'absence d'un· ou deux gènes seulement. Que sont devenus alors les innombrables gènes mutés que suppose nécessairement la théorie? Si le néo-Darwinisme pré-~ fère croire que l'origine même des trois formes des femelles est due aux mêmes gènes A et B qui aujourd'hui font aig-q.illage, il tombe alors dans la théorie magique du rôle des gènes ': il échappe au finalisme pour tomber dans le conte de fées; En outre, par rai­son d'analogie, il sera conduit à considérer le gène du sexe de la même manière : l'hétérochromosome qui aiguille aujourd'hui les individus devra être réputé avoir provoqué originellement l'appa­rition des structures sexuelles mâles et femelles - ce qui n' esi même plus du conte de fées, mais du non-sens pur et simple;

En dehors des cas de détermination du sexe et des' formes polymorphes, le système génétique ne semble pas avoir de rôle de swilch vers des formes bien définies, et que l'on pourrait décrire avant le coup de dés qui décide pour l'une ou pour

(1) Cf. CHOPARD, Le mimétisme, p. 317.

LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 201

l'autre, :triais il n'en ressemble pas moins toujours à un jeu de hasard systématiquement utilisé, capable de fol).rnir à l'espèce de petites préadaptations et ainsi d'augmenter sa plastiCité et ses ch~nces de survie dans un milieu toujours variable : petites différences dans les exigences alimentaires, dans les exigences thermiques, ou hygrométriques· ou lumineuses,. dans la résis­tance aux infections ou aux carences diverses, dans les capa-

, cités de vol ou de course·. Il ne saurait être question, bien entendu, d'attribuer aux gènes l'apparition d'organes tout préadaptés; il ne peut s'agir que de petites différences, surtout quantitatives, dans la plage de possibilités d'une fonction. Ces petites différences ne sont pas nécessairement, dans des circonstances normales, uil matériel pour une sélection positive ou négative. Elles élargissent seulement le domaine géographique ou écologique de l'espèce;

Il ne faut mentionner l'espèce humaine qu'avec précaution, puisque sa vie n'est pas purement biologique. Que l'on songe pourtant à l'énorme utilité que présente, pour la vie sociale, la variété des doris et des dispositions individuelles. Sur un 'à.utrè plan; la variété des combinaisons génétiques, dans une espèce animale ou végétale, est évidemment avantageuse pour ceUe:..ci. La sélection ne semblè intervenir que. dans des circonstances exceptionnelles : · sécheresse, famine, épidémies, :réduisant consi-:­dérablement le chiffre d'une population : elle peut ainsi éliminer de l'espèce certains gènes, diminuant par suite sa plasticité, jusqu'à ce que, si les circonstances redeviennent plus favorables, des mutations refassent les gènes perdus.

La théorie· génétique, le néo-Darwinisme et le néo-matéria­lisme, postulent qu'à tout système génétique ~ compte non-il•• tenu des gènes récessifs complètement dominés - correspond une structure organique et une seule; que toute variation dans le système génétique· entraîne une variation de structure orga­nique et que, inversement, toute variàtion de structure permet de supposer une variation préalable du système génétique. Mais c'est un postulat, et non une proposition démontrée~ Rien ne prouve qu'à une série de formes organiques d'aspect orthogêné­tique corresponde une série de mutations, ou même un· change­ment quelconqùe dans les chromosomes de l'espèce. Rien ne prouve que. de l'Eohippus au Cheval, des mutations génétiques aient commandé l'atrophie des doigts latéraux. Bon nombre d'indices permettent de supposer plutôt le contraire. Nous av-ons déjà cité le cas des polyploïdes géants qui reviennent progressi­vement à une taille normale. On peut y ajouter de nombreux faits vérifiés en laboratoire·; dans lesquels une mutation provo-

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202 NÉO-.FINA'LISME

quée, d'abord défavorable et diminuantla vitalité des mutants, est progressivement de mieux en mieux supportée. Le retour à la taille normale, comme le retour à la vitalité, sont donc en fait indépendants d'un nouveau changement dans le système géné­tique. Les néo-Darwiniens, pour sauver l'hypothèse, introduisent ici le postulat auxiliaire de «modificateurs>> également géniques, qui neutralisent le gène .mutant. Mais il est au moins aussi vrai­semblable d'admettre une action de l'organisme d'une autre nature que génétique. La progressivité du phénomène le suggère. Les mutations dites <<reverses>> dont l'effet disparaît très rapi­dement (telles que celle qui commande l' « aile miniature », chez la Drosophile), permettent des conclusions analogues. Mais alors, si l'espèce est capable de revenir à la normale après une mutation, pourquoi ne serait-elle pas capable de se modifier en l'absence de toute mutation? La liaison : telle combinaison génétique -+ telle structure somatique, peut fort hien être· une liaison provi~ soire, analogue à la liaison qui s'établit, dans l'ordre de .la psy­chologie individuelle, entre un stimulùs conditionnant et la réponse. Le cc provisoire>>, ici, est évidemment d'un tout autre ordre de grandeur que le provisoire psychologique. Mais l'action d'un gène peut très bien être capable d' «extinction »tout comme le réflexe conditionnel, bien qu'au bout d'un temps infiniment plus long. Le mode d'action par swilch du chromosome du sexe a tous les caractères d'un signal conditionnant. Il présente bien; en tout cas, ce caractère de tous les signaux, d'être en lui-même de nature quelconque. .

On s'explique très bien ainsi qu'à l'inverse du Lamarckisme, le mutationnisme remporte d'autant plus de succès que ses expé­riences portent sur des effets actuels et sur des temps courts; Toute nouvelle combinaison génétique, toute mutation, doit pro­duire un effet immédiat sur l'organisme, de même que, dans les expériences de conditionnement, tout changement même minime dans la situation-stimulus se traduit par une différence dans le comportement de l'animal. Mais, de même que la fonction sali~ vaire du chien est en elle-même indépendante du stimulus arbi­traire qui la déclenche, de même, la structure somatique est vraisemblablement, en elle-même, indépendante du complexe génétique avec lequel elle est provisoiremelit associée. Quand on passe de la biologie de laboratoire à la paléontologie,. il est frap- . pant de voir les hypothèses de type lamarckien. reprendre l'avantage. Les paléontologistes sont bien rarement néo-Dar­winiens, et l'échec du néo-Lamarckisme dans les expériences ds courte durée ne les impressionne guère.

LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 203

·n serait probablement intéressant de reprendre de ·ce nouveau point de vue le principe dit cc de sélection organique.» énoncé autre· fois par J. M. Baldwin (1) et Lloyd Morgan ma1s en le retour­nant. D'après ce principe, un orga~ism_e s'adapte .d'ab_ord à u~ nouveau milieu par changement d hab1tude ou direction P!lrtl­·culière de l'instinct, sans base génétique. Ensuite, les mutatiOns, ·qui se· produisent et se trouvent appropriées dans leurs effets sur l'organisme et les instincts à -cette nouvelle vie de l'espèce, sont favorisées par sélection. En sonime, il s'agit dans ce cas d'un Lamarc­kisme simulé : des modifications non héritables sont ensuite fixées dans l'espèce par muta ti ons è~ s~lection. M~is si -l' int~rprétation du système génétique comme a1gmlleur ou « s1gnal condit10~nant » est vraie, il doit y avoir aussi des cas, plus nombreux et plus Impor­tants, où c'est le mutationnisme qui est simulé : un gène ou un sys­tème génétique se trouve progressivement lié à une structure orga­nique et à un comportement instinctif qu'aucune mutation n'a provoqué (comme un stimulus quelconque peut être lié à un compor­tement instinctif). Il paraît indûment être la clé de ra-structure et du comportement, alors qu'il les a suivis. Ce principe, tout en retournant le principe de Baldwin, a ceci de commun avec _lui qu'il fait appel à l'inverse d'une pré-adaptation génétiqu_e. Il fa1t appel, comme la· sélection organique, à une « post-adaptatiOn » génétiqu~, sans postuler de mutation. De toutes m,anière~, ~~ quelle q_ue .smt la portée de ce principe pour les caracteres genetiques ordma~res, il est impossible d'expliquer autrement la comm1:1nde génétique du sexe ou de la forme édifiée dans les espèces polymerphes. La sexualité préexistait de toute éVidence au (( signal ,. génique qui détermine le sexe, mâle ou femelle, et de même, les diver~es struc­tures mimétiques, dans une espèce polymorphe,. sont log1que~e~t indépendantes du gène unique ou des deux ou trOis gènes co:mbmes, qui aiguillent l'individu vers l'une ou l'autre de ces structures.

L'organisme spécifique peut être comparé à une machine très perfectionnée pouvant accomplir des performances très vari~es, et le système génétique à un clavier modulateur (analogue au Jeu des timbres de l'harmonium). Ce clavier ne contient pas, en réduc­tion, la structure générale de la machine, il ne comman~e pas davantage son fonctionnement général, il n'est ~i orgamsateur ni moteur il est seulement modulateur du fonctionnement. Un ingénieur peut fort bien changer tel ou tel organe de la machiJ;1e en conservant le même clavier modulateur, ou inversement. Mms, pour l'usager individuel, toute manœuvre sur le clavier se ~ra­duit par une différence dans le fonctionn~ment de la. ~ach~n~. Cette comparaison cloche d'abC?rd en ceci, que le clavier gene-

(1) J. M. BALDWIN, Development and Evolution (1902).

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204 NÉO-FINALISME

tique, une fois monté par un ingénieur inconnu, est commandé par le hasard, non par l'usager individuel, qui doit jouer sa partie avec les dominantes de son tempérament fixées dès sa concep­tion par le jeu de hasard de l'hérédité. Elle cloche encore en ceci, que l'organisme n'est pas une machine, et que le clavier com­mande non des appareils mécaniques qu'il déclenche, mais des thèmes probablement mnémiques qu'il évoque par « signaux ». Elle cloche en bien d'autres points encore. Mais il en est un sur lequel elle est parfaitement valable : il est aussi absurde de pré­tendre expliquer la structure ou l'évolution de l'organisme par les chromosomes que d'expliquer l'harmonium par le jeu des timbres, ou l'automobile par le tableau de bord. Les mécanismes. génétiques ne dispensent pas le biologiste de recourir à des fac­teurs finalistes, ils sont des organes au service d'une,direction finaliste.

CHAPITRE XVIII

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME DE LA FINALIT:E

L'organicisme est un terme imprécis, qui a ce mérite de cor­respondre par son imprécision au vague des doctrines qu'il désigne. Ces doctrines ont ceci de commun qu'elles prétendent échapper à la fois au déterminisme et au finalisme, ou qu'elles prétendent concilier les deux. L'organicisme ne veut, ni de .la réduction de-l'organisme à des phénomènes physico-chimiques (1) ni de l'explication de la spécificité organique par un principe distinct, principe vital ou âme, qui interviendrait dynamiquement

. dans le déroulement des phénomènes physiques. L'organisation, dans sa totalité ou son unité, l'agencement des parties, même si ces ·parties prises isolément se conforment aux lois physiques, suffit à faire comprendre le caractère spécifique de l'organisme. Les nombreuses théories de la «totalité>) (<c holisme » de Smuts; Ganzheillehre d'Alverdes, de Bertalauffy) peuvent être rangées avec l'organicisme, car les unes comme les autres insistent sur la nécessité de considérer l'organisme dans son ensemble. Voir l'organisme comme un tout, c'est l'essentiel. Le problème de l'interprétation se confond avec le problème de l'explication objective, ou plutôt se substitue à lui, avantageusement pensent les organicistes, de même que les « Ganzheit théoriciens » (2).

L'organicisme et les· thèses apparentées ont eu le plus grand

(1) .vorganicisme en reste à la conception classique de la physique. Il ne fait pas appel, en général, à la micro-physique actuelle. Smuts fait exception. Dans son dernier ouvrage, il combine l'« holisme )') avec une conception très proche de celle de Lillie.

(2) Par exemple, voici un passage typique de K. GoLDSTEIN, Die Auf-: .bau der Organismus, p. 242 : « Wir suchen nicht einen Realgrund, des Sein · begründet, sondern eine Idee, den Erkenntnisgrund, in dem alle Einzelheiten ihre Bewahrung erfahren, eine « Idee », von der aus ail die Einzelheiten verstandlich werden, wenn wir die Bedingungen ihrer Ent­schehung berücksichtigen. » Le clair-obscur de ce genre de texte demande absolument sa langue originale.

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206 NÉO-FINALISME

succès, surtout en Allemagne. On ne peut s'empêcher de croire qu'une des raisons de ce succès est l'imprécision de la doctrine. Dans un problème difficile, mais toujours susceptible d'être· tranché par l'expérience, on n'ose trop prendre position. L'or­ganicisme se présente alors comme un tiers parti. Pareil à ces assemblées politiques : << décidées à maiptenir un indispensable dirigisme tout en promouvant le libéralisme, et repoussant toute addition ... )) 7 l'organicisme déclare : «Reconnaissant la pleine validité des lois physico-chimiques dans l'ordre de la vie, mais considérant l'organisme comme un tout inanalysable et absolu-· ment spécifique; voyant dans l'organisation un facteur d'unité et de régulation, mais évitant de faire de ce facteur un agent actif et transcendant; repoussant toute addition de vitalisme ou d'ani­misme, etc.>> L'organicisme, dans son aspect doctrinal, a toutes. sortes d'avantages; il a une allure scientifique et positive, il peut faire appel à l'expérimentation en même temps qu'à la· phéno­ménologie; il peut insister sur l'invraisemblance de la r~duction physico-chimique, tout en se dispensant de faire appel à une <c force >> intervenant dans le déroulement des phénomènes phy_. siques, et tout en critiquant les recours métàphysiques.

Malheureusement, cette avantageuse doctrine a le· défaut de n'exister que verbalement. L'organicisme est un concept. vide qui ne désigne rien de réel; c'est un «cercle carré>>. Si U:n acte ou un être, d'aspect unitaire;. finaliste, organisé, peut être complè~ tement expliqué par des facteurs entièrement soumis aux lois physico-chimiques, .alors, par définit~on, il n'est pas réellement unitaire, finaliste, organisé. Il n'est qu'un« amas» ou un système d'équilibres. Inversement, si un acte ou un être est_ vraiment unifié et organisé alors, par définition, il ne se réduit pas à un ensemble de processus physiques se poussant qu s' éqriilibr~nt l'un l'autre. ·

Deux précisions sont indispensables ici. . ·. . .· 1. Une machine fabriquée·, dira-t-on, est. unifiée, finaliste,

cc organisée ,;, éventuellement auto-régulative, et pourtant elle obéit strictement à une causalité physique de proche en proche. Mais, nous l'avons vu, une machine est indissociable de l'être viva~t qui l'a montée. C'est un organe externe. Personne ne nie qu'il y ait dans l'organisme même, beaucoup de fonctionnements machinaux, ou cc d'enchaînements substitués», substitués au survol et au souci fi,naliste et à son action primaire; Seulement, ce n'est pas faire une théorie de la finalité organiquè. que de prendre ses œuyres pour accordées. Les mots français tels q~' « o~­ganisation >> ont malencontreusement un sens double, sens actif

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 207

et sens passif. Une cc organisation» une fois montée, peut fort bien fonctionner par causalité de proche en proche, tout en répondant, par son agencement, au but que poursuivait cc l'or­ganisation >l au sens actif du mot. Le problème est de comprendre rorganisàtion au sens actif, car les êtres vivants ne se trouvent pas là tout faits. En biologie, le problème d'origine et de form~­tion n'est pas dissociable du problème de nature. Des orgam­cistes comme Ros tan (1), le fondateur de la doctrine, et Delage, ont fini par trouver que Descartes était leur précurseur, puisque pour lui « la digestion des viandes ... , la respiration,.la v~i~le et le sommeil suivent tout naturellement de la seule dispostbon des organes». Le pouvoir de vivre, dit Rostan, n'est pas une propri~t~­à part, c'est « la machine montée ». Mais le nom _d~ cette doctrufe est évidemment cc mécanisme », et non « orgamCisme >>.

2. Il y a un cas et un seul où l'on ·peut concevoir, sinon sans invraisemblance, du moins sans contradiction logique, que déter­minisme et finalisme soient vrais à la fois, c'est le cas de l'univers dans sa totalité. Tous les monismes métaphysiques peuvent affir­mer à la fois s'ils tiennent à l'un et à l'autre, la liberté de l'ab-' . solu, et le règne de la nécessité dans le monde. Ils peuvent cr01re à l'harmonie entre le règne du mécanisme et le règne de la provi­dence divine~ Mais, dans ce système, les individus et les orga­nismes individuels n'ont pas de véritable réalité. Ce n'est pas là ce ·que pourrait admettre l'organicisme dont nous avons vu les affinités avec l' << ho lis me >>, et qui insiste sur l'autonomie réelle de l'organisme dans son unité.

Sans être moniste, Kant, parce qu'il croyait à la science méca­niste et déterministe de son temps, et qu'il s'était interdit, par sa position criticiste 1 le moindre doute sur la valeur universelle du déterminisme, tout en partageant le goût du siècle pour les causes finales, Kant adopte, mais pour l'univers de la science dans son ensemble, et sans distinguer réellement, malgré l'oppo-

, sition célèbre de la finalité interne et de la finalité externe, entre l'astronomie ou la géographie et la biologie (2), un point de vue très proche de celui de l'organicisme, et il est certain que la théo­rie de Kant a fortement influencé les organicistes ultérieurs. L'ex­plication mécaniste est u~iverselle~ent val~ble et, ~x.hausti~re; mais le jugement téléologique aussi est tOUJOUrs legitime~ ~Ien qu'il ne soit que réfléchissant, car «la nature présente VISible­ment une unité finale d'intention.» .. Kant admet fort bien que

(1) Cf. BouNOURE, L'autonomie de l'être vivant, p. 202. (2) Voir surtout Critique du jugement, § 67 et § 78, et la Préface à la

Théorie du ciel.

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208 ·NÉO-FINALISME

l'on médite pieusement, comme Fénelon, sur l'harmonie de la nature, et même « sur l'utilité des parasites pour inciter l'homme · à la propreté >> ou sur l'utilité des rêves « pour communiquer aux organes vitaux une agitation intime pendant le sommeil, surtout après un bon repas (1) >>. Par contre, il n'admet pas que l'on fasse intervenir la finalité comme une cause particulière dans l'explication de la formation ou du comportement d'un orga­nisme vivant. Les deux bouts de la chaîne ne se rejoignent qu'en Dieu. La nature, déterministe selon l'Entendement, et la nature,· finaliste selon la Raison, sont harmonisées par la Faculté de juger. Mais cette faculté est elle-même cc rapportée au supra­sensible », et l'unité s'opère « d'une manière inconnue ». La cause finale n'est pas une force, ce n'est qu'un point de vue, légitime d'ailleurs et indispensable, non seulement sur les êtres vivants, mais sur le monde tout entier.

Cette thèse de Kant a eu le plus grand succès pendant tout le XIxe siècle, et même jusqu'au début du xxe, jusqu'à la physique quantique et la crise du déter~inisme (2).

L~organicisme consiste à appliquer la thèse «moniste» à l'étude scientifique des organismes, sans s'apercevoir qu'elle perd ainsi tout sens concevable. Claude Bernard a accumulé, dçms sa philosophie biologique, les affirmations contradictoires (3) :cc Tout dérive de l'idée [directrice de l'évolution vitale], qui, elle seule, crée et dirige (4). » Mais cette «idée>> n'est pas efficace. <<La force vitale dirige des phénomènes qu'elle ne produit pas; les agents physiques produisent des. phénomènes qu'ils ne dirigent pas.» La force vitale appartient au monde métaphysique,« grande serait l'erreur de croire que cette force métaphysique est active>> .. cc Il ne faut pas considérer comme force une personnification trompeuse de l'arrangement des choses.>> Comme Claude Ber~ nard était pourtant un homme sensé, il faut admettre qu'il se, référait à une métaphysique apparentée à cel~e de Kant, et qu'il échappait à la contradiction par le retour au monisme, ou à l'unité de cc l'impulsion initiale >> à la fois biologique et cos~. mique (5).

On hésite à esquisser une étude des organicistes contemporains. Ils accumulent les subtilités pour dissimuler l'incertitude de

(1) Critique du jugement, § 67. (2) C'est encore la thèse de BosANQUET : The meaning of teleology (1906)

et de HENDERSON, The filness of the environment. (3) G. MATISSE, Le rameau vivant du monde, III, p. 95 sqq., les a résumées. (4) Leçons sur les phénomènes de la vie, I, p. 51. {5) Leçons ... , I, p. 331. ' ·

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 209

leur pensée, et ils croient que la double négation du mécànisme et du finalisme équivaut~ l'affirmation d'une thèse neuve(l). ·

W. E. Ritter (2) est surtout holiste, et il semble tout près d'ad­mettre que le tout est dynamiquement détermi:q.ant de la nature et du' comportement 'des parties : cc L'organisme lui,.même, comme un tout vivant, est un facteur, en déterminant la nature des élé,. ments cellulaires dont il est constitué. » c< L'organisme est indivi­dualisé et unifié, d'une telle manière qu'il acquiert, en tant que tout, un certain pouvoir de détermination, pour son propre avan-

' tage, sur chacune de ses parties. » Mais Ritter pense plutôt au pouvoir de détermination tout relatif d'une forme-Gestalt : «Un tout naturel est en relation telle avec ses parties que le tout et les parties deviennent mutuellement constitutifs les uns des autres.?( Nous avons suffisamment insisté sur le caractère pseudo-finaliste de ~la Gestalttlieorie pour ne pas y revenir ici. Le pouvoir de déter­mination du tout sur ses parties, dans une forme-Gestalt, résulte d'une loi d'équilibre extrémal, et l'on ne voit pas comment il pour­rait atteindre « son propre avantage ».

F. Alvèrdes est plus proche d'un finalisme authentique, et il distingue les Gestalten des touts << organismiques », sans d'ailleurs bien préciser en quoi ces derniers se distinguent des autres. Un échantillon: parfait de l'indécision de l'organicisme est fourni par L. von Bertalanffy (3). Nous pouvons en principe décrire l'orga,. nisme comme un ensemble de processus physico-chimiques. Si nous étudions les processus vitaux du point de vue du physicien et du chimiste, nous ne trouvons jamais un processus contraire aux lois physico-chimiques; en ce sens, la vie est seulement une combinai­son de processus physiques et chimiques. Et, cependant, cette description laisse échapper l'essentiel, à savoir la combinaison, l'organisation particulière de ces processus qui, par la vertu de cette organisation, exercent une « fonction » . .La même chose, nous l'avons vu, peut être dite d'une machine fabriquée- une fois fabriquée~ Jusque-là, la thèse de Bertalanffy semble donc devoir être celle des finalistes mécanistes du xvue siècle. Mais Bertalanffy admet le caractère irréfutable des arguments de Driesch et il rejette la thèse mécaniste. Il rejette aussi toutes les formes du vitalisme

(1) Il est juste de signaler que l'on trouve des hésitations du même genre chez des vitalistes déclarés tels que Driesch ou Reinke. 'Driesch parle de son entéléchie comme d'un « agent», mais il déclare aussi qu'elle n'est pas <<une _sorte d'énergie ». Pour concilier l'!inconciliable il· admet qu'elle peut suspendre la conversion d'énergie potentielle en énergie cinétique mais non commander cette- conversion (Philosophie de l'organisme, II, p. 221 ), le processus de suspension ne réclamant pas d'énergie (ce qui est une erreur scientifique pure et simple). La justification des vitalistes com~e des organicistes est qu'avant le développement de la micro-physique, le problème était insoluble.

(2) The organismal conception, 1928. (3) Kritische Theorie der Formbildung, 1928.

R. RUYER

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210 NÉO-FINALISME

et d'animisme. L'interpréta,tion. organiciste d'après lui permet-d'' h d . ' ' ec apper aux octrmes mecamques comme aux autres au fina-lisme comme au. mécanisme. La finalité organique n'e~t jamais qu'un cc c.omme SI >>. Comme Bertalanffy ne semble pas penser ici, à la. ~amère de Kant ou de Claude Bernard, à une origine moniste et divme, à la fois de la causalité physico-chimique et de la finalité ?-pparente dans l'agencement organismique, on ne voit pas comment 1l peut échapper à la contradiction. Il y échappe provisoirement en. P.résentant l'interprétation org?-niciste comme une pure des­cr~ptiOn et non comme une explication : cc Cette interprétation laisse ouverte la question de savoir comment le maintien de la totalité organique est obtenu en fait. » Mais notre auteur ne tarde pas à. se contredire sur ce .Point aussi, car il admet que, pour l'homme d.e science, ~a seu~e question est de savoir quels principes d'explica­tion sont necessaires et suffisants pour les processus vitaux. L'inter­pr~tation orga:r;ticist.e se transfo.rme en principe d'explication chaque fms que les b10log~stes emploient hypothétiquement des concepts p_urement biologique~. Et Bertalanffy cite comme exemple la théo­rie de Schaxel (Persistance de la forme), la théorie de Heidenhain (la synton~e), et la thé.orie de G;urwitch (qui, pour expliquer la· morphologie des champz~no"ns, f~ut appel à un champ ou morphé; appartenant au germe lm-meme, mfluençant les mitoses et .les crois­sances cellulaires, en leur imposant une forme d'ensemble). Mais, final~ment, Bertalanffy revient à la thèse de la pure interprétation : les diverses théories ne sont pas réellement cc explicatives ».

On retrouve les mêmes hésitations chez Dalcq. De 1935 .à 1947 il a oscillé entre l'affirmation d'une activité vitale spécifique d'un~ finalité de fait et l'explication purement physico-chimique. Le titre du grand, ou':rage de Dalcq.: f;'œuf et son ~ynamisme organisateur, est tout a fait trompeur : Il n y est questiOn que de gradients de substance et de chimio-différenciations.

Bounoure (1) ne peut être rangé parmi les organicistes ou holistes qu'il critique; il est, semble-t-il, plutôt vitaliste puisqu'il insiste, non seul~ment sur l'autonomie de l'organisme, mais sur le caractère substantiel (p. 212) et transcendant (p. 215) du principe spécifique de cette autonomie. Entre l'ordre du mécanisme et celui de la conscience . psychologique, la vie garde pour lui son. originalité propre, qm est dans son <<caractère de dualité, matière organisée

1

et idé~ organisat;rice ~· Mais comment agit en fait, dynamiquement, cette Idée orgamsatnce sur la matière _,_ sur une matière qui doit être tenue pour ~ubstantiellement distincte? Car Bounoure rejette co?Ime << romantique >> (p. 209) tout pan-psychisme, qui attribue­rait une auto-subjectivité aux molécules et il ne fait pas appel, comme N: Bohr. ou Lillie, à la nouvelle physique de l'individu. Sur ce pomt capital, Bounoure retrouve toutes les hésitations des organicistes, et il est caractéristique qu'il cite Claude Bernard et

(1) L. BoUNOURE, L'autonomie de l'être vivant (1947).

'j

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 211

son cc idée directrice » qui elle seule crée et dirige. On dirait que cette évocation de Claude Bernard voue l'évocateur à toutes les fluctuations organicistes. Le pouvoir autonome de régulation, qui · distingue le vivant d'une horloge, n'empêche pas «la. justification générale apportée . par la biologie moderne à la doctrine du déter­minisme physico-chimique >> (p. 214). Toutefois, le détermin.isme matériel n'est que l'indispensable auxiliaire de la forme orgamque. Il ne saurait être question d'invoquer la conscience «comme· force liante et modelante », car ce serait cc ressusciter le vitalisme >1. D'après le. contexte, Bounoure entend ici par <<vitalisme» ce .que l'on désigne généralement comme << animisme », et il ne condamne pâs tout dynamisme vital. Seulement, il l'entend comme transcen~ dant. au sens ·théologique du mot, et non pas seulement comme transcendant relativement aux processus physico-chimiques. La spéci~ fi cité de la vie viendrait ainsi directement de Dieu : la vie a quelque qhose d'inconnaissable et de merveilleux. Il n'est pas précisé si Dieu intervient intemporellement, par harmonie pré-établie, ou . par influence active, temporelle. Il est difficile de discuter une thèse théologique. Cependant, même au prix de cet aveu d'impuissance scientifique, l'auteur n'échappe pas à la contradiction : si la spéci-: ficité vitale· vient de Dieu, en quel sens faut-il parler de l' << autonomie de l'être vivant»? · ·

Il existe, exactement parallèle à la biologie organiciste, une psy~ chologie organiciste qui veut, elle aussi, concilier déterminisme et finalisme, ou les rejeter l'un. et l'autre au profit d'un point de vue cc organismique ». K. Goldstein ( 1), dans son ouvrage riche en faits, "a critiqué avec une particulière vigueur les explications cc analytiques >>, qui isolent artificièllement de& éléments tels que le réflexe; le réflexe conditionnel, pour reconstruire pièce par pièce le comportement psycho-organique (chap. II et V). Il leur oppose le point de vue de la<< totalité organique>> (ch. VI). Tout.processus vital présente une Ganzheitliche Gestaltung, qui le rattache à la situation momentanée du reste de l'organisme; celui-ci effectue des ajustements et des déplacements .compensateurs, qui sont des remplacements signifiants. Une performance déterminée ne dépend pas du fonctionnement d~une région donnée (p. 141). Après trans­plantation des nerf13, la performance peut être néanmoins aussi réussie sans exercice. La forme de l'incitation ne dépend pas d'une . structure anatomique donnée (p. 145). Même la perception d'une couleur e:x;erce une action ·SUr l'organisme tout entier (p~ 169). C'est sur fond de tout l'organisme que se détache la forme d'un comportement ou d'une perception privilégiée, Aus gezeichnete V erhalten. Goldstein fournit, en plus grande abondance encore que Lashley, les arguments utilisables en faveur de l'équipotentia­lité non· seulement cérébrale, mais organique, et en faveur de l'in .. terprétation de l'organisme comme un domaine de survol absolu.

(1) Die Aufbau der Organismus.

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212 NÉO-FIN ALISME

Mais, par contre, il n'appor!e pas de réponse precise et positive a? pro~lème du mode d'act.wn de la totalité. Comme les organi­cistes, Il admet que, son pomt de vue dispensant de tout réduire à des processus mécaniques, il est dispensé aussi, par là même . de l'hypothèse d'une entéléchie, soit sous la fo;rme de la M ateridl Agens-Theorie, de N. Weyl et de Riezler· soit sous la forme de la théorie de Driesch (p. 261); soit sous la forme du monadisme hié· rarchigu_e d'<?Id~kop, où il y !1 rivalité des parties et du tout (1). La « totahte », ams1 que son actiOn, a pour lui un caractère phénomé­nologiqu~, n~n m.étaP.hysique. De même, dans un court paragraphe (p. 263) Il repudie d1-e Sogenannte Zweckmâssigkeit et toute consi­d~ration téléologiqu~. Tout ce qu'il y a de positif dans la finalité, c ~st la « c_onservat10n du tout », sa constance optimale, qui est Z.t~l (en fait), et. non Zweck (dessein) de l'organisme... et qui ne dmt pas être pris dans un sens réaliste ou métaphysique· mais comme catégorie de la connaissance biologique». ·'

K. Goldstein n'échappe aux contradictions de l'organicisme qu'en refusant de :pos~r les problèmes. Quelques pages plus haut, pour- . tant, p. 257, Il Cit~. et ,appr~uye le ra.pproche~ent ~opéré par N. Bohr ~t ,P. Jor~~n d~ 1 ~n~etermm1s~e micro-physique ét de l' «a-causa~ lite.» de 1 etre mdividuel orgamque, dans les actions duquel il y a tOUJOUrs un facteur personnel et insaisissable. Mais Goldstein en t~re surtout argument pour se dispenser de poser le problème posi­tif de la causalité et du mode du dynamisme actif' du « tout » dans l'orga~isme .. Nous. sommes i~vités, ~evant l'être vivant qui cherche tOUJOUrs a attemdre un etat optimal, à ne pas chercher à coml?rendre comment s'opère le comportement et à ne l' expli­quer m mécaniquement ni téléologiquement.

Le « cercle carré » de l'organicisme apparaît avec netteté dans I.e tit:z:e même de l'ouvrage d'E. C. Tolman : Purposive beharJior m ammals and men. Car le mot behaf.Jior signale qué l'auteur veut se :z:atta~he; à la théorie behaviouriste antifinaliste et le mot pur­poswe sigmfie q~e l'auteur, pour être fidèle à l'expérience, a dû admettre le finahsme au moins à titre de <<comme si>>. Mais nous dit-il dans sa· préface, il déteste les mots : purpose et cog~ition. Tolman est anti-finaliste, et il n'a utilisé ces termes que dans un sens neutre et objectif, pour lequel il nous renvoie au Glossaire. Voyons donc les définitions du Glossaire. Un purpose (fin) est une :<demande» pour a~teil!dre ou éviter un .certain type d'objets-but; 1l est observa~le obJectiv~~~nt par ,certames modalités du compor­tement : persistance, doc1hte, etc. Une «demande»,- mot auquel nous sommes de nouveau renvoyés- est un <<déterminant imma­nen~ » de l'organisme, une tendance (urge) innée ou acquise, ·à attemdre ou à éviter un objet ou un état objectivement définis­s~ble .par un certain type de comporteme~t. Tandis que le beha· vwunsme de Watson est «moléculaire» (le comportement est

{1) E. ÛLDEKOP, Le principe de hiérarchie dans la nature (Vrin).

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 213

·une somme de réponses musculaires et glandulaires à des stimuli), le behaçiourisme de Tolman est« molaire» (le comportement concerne l'organisme comme totalité). Les comportements, «bien que sans aucun doute en complète correspondance un à un avec les faits moléculaires sous-jacen:ts physiques et physiologiques, possèdent, . en tant que touts « molaires », certaines propriétés nouvelles,emergent proprieties of their own (p. 7). Ces propriétés nouvelles sont, répète Tolman, non seulement en corrélation stricte avec des mouvements physiologiques « et même, si vous voulez, dépendants de ces mou· vements », mais pour la description et en eux-mêmes, ils sont autres que ces mouvements.

La description de ces propriétés « molaires », par Tolman, se rapproche beaucoup de la description, par Mac Dougall, d'une conduite finaliste typique : a)· Un objet ou situation-but est visé ou évité; b) Des objets-moyens sont employés; c) Les moyens plus « courts » sont choisis de préférence; d) De plus, le comporte­ment est persistant à travers essais et erreurs, et il est docile, c'est­à-dire éducable et perfectible. Mai&, tandis que, pour Mac Dougall, la finalité du comportement implique une réalité subjective, psy., chologique, derrière les. apparences observables, pour Tolman, il ne s'agit que de description objective. Même la cognition apparente des buts et des. moyens a un sens purement « behavioural >>, elle désigne le fait que le mode du comportement est fonction de la ( nature de l'environnement. Tolman prétend donc que son système est à la fois hehaviouriste - car le comportement, bien que molaire, est complètement dépendant (p. 418) des stimuli - et finaliste, car ses descriptions du comportement sont très voisines de celles de Mac Dougal!, bien qu'objectives, et non « mentalistes ». Tolman ne nie pas la subjectivité et la conscience (qualia; raw feels), mais elles ne peuvent entrer dans une construction scientifique, qui veut èoordonner, prédire et contrôler; elles sont de la poésie, non de la science.

Les descriptions de Tolman sont généralement excellentes, et la valeur de son livre· n'est pas gâtée parce que, en quelques phrases ici ou là, il exprime sa conviction que les comportements finalistes sont dépendants . des phénomènes physico-physiologiques. Tout au plus est-il obligé à des périphrases incommodes (telles que running back and forth behaf.Jior. pour awareness), et à l'emploi d'un Glos­saire. Il semble donc qu'il ait prouvé l'existence du mouvement en marchant, et justifié l'attitude organiciste par son bon rende­ment· expérimental. Mais il a plutôt prouvé qu'il est inévitable et indispensable, en psychologie comme en biologie, d'adopter en fait le point de vue finaliste, même si, par préjugé ou par clause de style, on assure au lecteur que la description finaliste est compa .. tible .avec une philosophie mécaniste. Watson a été conduit, par sa philosophie, à de contestables descriptions, en même temps qu'à de précieuses découvertes, car le faux contient le vrai et le faux. Tolman neutralise la philosophie de Watson en adoptant en• fait

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214 NÉO-FINALISME

le point ~e vu~ finali~te. Comme il s'en ~ient aux ~escriptions, la philosophie qu Il contmue à proclamer n a aucune Importance ni influ~nce. Mais .c'est la _Philosophie. qui nous intéresse ici, et philo..­sophiquement, Il est clair que le pomt de vue de Tolman est insou­tenable. Des actes comme << éviter », « chercher >>, « choisir », des notions comme « moyen >>, << fin >>, « demande >>, « attente », Sign­Gestalt-expectations impliquent, évidemment, appréhension de sens, et donc, conscience. Il n'est pas difficile de se passer du « mot >> conscience quand, avec les notions finalistes utilisées dans la des• cription, on a, en fait, la conscience et l'efficacité de la conscience. Un signe- Gestalt ayant un sens est, par là même,. conscience. En le définissant par ses effets moteurs, on ne le réduit pas à une pure cause mécanique, car T ensemble des effets moteurs considérés d'une façon « molaire >J est une action, non un ensemble de mou· vements, et. la différence entre une action et· une somme de mouve• ments est justement encore dans la liaison consciente de l'action. On peut constater expérimentalement que l'animal ne fonctionne pas devant un signe-Gestalt comme un automate muni d'un tableau récepteur à cellules photo-électriques.

Nous avons vu que les liaisons en général, impliquant toujours domaine de survol et subjectivité, n'étaient jamais observables, mais seulement inférahles et connaissables. La méconnaissance de eette distinction est la clé des systèmes organicistes du genre. de celui de Tolman. Partant de l'idée· que la science est pure observa­tion, ils n'ont pas de peine à montrer que la cons'cienèe n'est jamais observable, car c'est parfaitement vrai, et· incontesté. Mais la science est observation, plus connaissance, connaissance par le moyen d'observation. L'observation d'un automate nous permet d'inférer qu'il n'y a pas besoin de le connaître comme auto-sub­jectif. L'observation ·d'un animal nous oblige à inférer qu'il est conscient, à le connaître comme être conscient. Et alors, il :est contradictoire de dire que son comportement est complètement dépendant, malgré son aspect cc molaire >>~ de .micro-processus phy­siques ou physiologiques. Car cela revient à dire qu'il n'a pas le mode de liaison d'un amas ou d'une machine, et qu'il a ce mode de liaison. · ·

Merleau-Ponty (1) a critiqué Tolman ainsi que la Gestalttheorie · et c'est avec quelque arbitraire que l'on peut classer sa doctrine parmi les doctrines organicistes. Mais il est très proche de Goldstein, bien qu'avec des considérants philosophiques plus approfondis. Comme les organicistes, il se rattache à la conception kantienne de la finalité (p. 223,. note) et du phénomène en général. Comme les organicistes surtout, il laisse irrésolu le problème du rapport dynamique, dans l'organisme, entre le comportement d'ensemble et les processus physico-chimiques, et il a tendance à considérer que les catégories d'interprétation ou de description sont, tel~es

(1) La structure du comporlemenl.

L'ORGANICISME. ET LE DYNAMISME 215

quelles, des catégories d'explication de la vie organique en elle· même, comme si les êtres vivants appartenaient à un univers de pensée, et non à un univers de réalités.

Après des critiques, fort justes, contre les pseudo-formes que sont les Gestalten physiques de Kôhler, simple résultante de l'équi· librage de parties, Merleau-Ponty définit ce qu'il entend par forme. << La forme ne peut pas être définie en termes de réalité, mais en termes de connaissance»; cc elle ne peut être définie comme une chose du monde physique, mais comme un ensemble perçu>> (p. 155).

Cette définition, il nous semble, est inexacte. Elle s'applique à l'image consc~ente d'une forme, non à la forme même. Si la forme ne peut être définie que comme un ohj et de perception, nous sommes voués, soit à une régression à l'infini, soit à un idéalisme du type le plus vieilli et le moins scientifique, dissimulé sous l'habillage né.a-réaliste. Merleau-Ponty ne fait pas la distinction de ce qui es.t primaire et de ce qui est secondaire dans la conscience psycholo­gique. Nous avons vu à quel point il est essentiel de comprendre que la perception, permise par les auxiliaires cérébraux, des êtres extérieurs, ne fait pas partie de. la texture primaire de la conscience comme subjectivité. Une forme organique, comme domaine de survol absolu, est toute différente d'une Gestalt physique, sans être cependant une «forme perçue>>. Ce n'est que par un abus de lan­gage que l'on peut dire qu'elle est« perçue par elle-même>> comme si elle devait se présenter à elle~même sa propre image, à la manière d'un homme qui, au lieu de regarder les autres, se regarde dans un miroir. C'est par abus de langage, que l'on considère l'auto-pos­session de soi, le« pour-soi,>, l'auto-subjectivité de tout être, comme une connaissance de soi ou une perception de soi. Cette cc connais­sance-texture », cette conscience primaire n'est pas connaissance, elle est être. II. ne faut pas transporter, dans le survol absolu de l'être-forme et de l'être-activité, la mise en scène de la perception. , S'il est vrai qu'un phénomène n'est pas une apparence, pourquoi continuer· à· être dupe de l'étymologie du mot cc phénomène », en supposan.t qu'il implique présentation et perception?

Imaginons, sur le modèle de l'affiche connue de Ripolin, trois hommes, A, B, C. Le premier, A, n'est qu'un automate, mais très perfectionné, fait de rouages métalliques et aussi de systèmes dynamiques d'équilibre. B est un homme vivant, mais· sourd .et aveugle et même, momentanément, privé de toute vie psycholo­gique au sens ordinaire du mot. Le troisième, C, regarde les deux

. premiers. Le premier n'est certainement pas une vraie forme. Sa << forme » n'est constituée comme un tout que dans la perception qu'en a C. Il ne maintient pas sa structure par lui-même, .et' il demande entretien extérieur et réparations. Mais B, organisme sans conscience psychologique et se·nsorielle, est bien une forme vraie, puisqu'il est vivant, différent d'un cadavre, et que son orga· nisme maintient activement sa structure (par exemple l'estomac

'ne se digère pas lui-même ou les cellules· nerveuses ne se dégradent

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216 NÉO-FINALISME.

pas chimiquement). Cette forme n:e dépend pas de l'image de B que se fait C en le percevant. Le cerveau de B a une forme et une activité propres, sans doute moins « molaires>> que si B n'était pas momentanément inconscient, mais moins « moléculaires » que s'il était mort. Nos trois hommes représentent trois étages, physique, vital et psychologiquement conscient. La Gestalttheorie, aussi bien que le mécanisme, cherche l'unité des trois étages à partir de A. Merleau-Ponty, aussi hien que les idéalistes, la cherche à partir des interprétations de C. Nous la cherchons à partir de B, ou de C comme vivant, parce que B, comme organisme vivant, est le type d'être normal et en fait, universel : il est forme auto-subjective, domaine absolu, auto-survolant, ce qui n'est pas synonyme d'cc auto-percevant». A n'est qu'un agencement deproche en proche d'êtres élémentaires. Qu~nt à C, il est identique à B, à ceci près que, par des agencements sensoriels et cérébraux en hon état, il perçoit A et B. Cette perception est seconde relativement à la vie de C : pour percevoir, pour être psychologiquement conscient, il faut être vivant. Pour avoir une « image » consciente d'un autre être, il faut d'abord être soi-même une «forme vraie'». Cette per• ception est encore plus évidemment tout à fait «étrangère)> rela­tivement à B, l'être perçu, dont la vie est tout à fait indifférente aux interprétations que l'on fait de lui. Personne ne peut soutenir sérieusement, par exemple, que c'est la vue qu'aC de B, qui empêche l'estomac de B de se digérer lui-même. ·

La conception du monisme épistémologique, idéaliste où néo•. réaliste, qui fait de la perception et de l' êtr.e perçu un être numé­riquement un, est un insoutenable paradoxe, qui, de Berkeley aux néo-réalistes américains, n'a cessé de tout brouiller (1). Elle est d'autant plus dangereuse qu'elle mêle inextricablement le vrai et le faux. Il est parfaitement vrai que la conscience psychologique de C n'est pas une sorte d'appareil photographique dans lequel la perception de B par C serait comme une image matérielle, copiant B. La perception est différente d'une photographie .en deux sens : a) Comme connaissance de B, du cc sens >) de B, elle transcende les phénomènes physiques et chimiques qui sont à la hase de la sen­sation visuelle comme c< observation » et, par son intentionnalité, elle est bien cc une» avec B, si, dans son être, elle est numérique• ment distincte de B; b) Dans son être, comme état ou activité de conscience de C, elle n'est pas non plus semblable à une photogra· phie, car elle fait partie de la forme organique qu'est C, domaine d' équipotentialité et de survol absolu, qui << prête n à la perception sa subjectivité. Seulement, il n'en reste pas moins qu'il est absurde d'identifier la perception et l' c< autre » perçu. Quand la perception nous permet d'appréhender le << sens » de l'autre, il n'y a pas dua­lité entre le sens que je saisis et le sens qui est saisi, car le sens, nous l'avons vu, est au-delà de l'espace-temps, et il appartient à

(1) Cf. R. RuYER, La conscience el le corps, p. 10 sqq.

L'ORGANICISME· ET LE DYNAMISME 217

la région où· règne l'identité numérique des semblables; le sens est au-delà des catégories sujet-objet. Mais la perception, par toute la « cuisine >' de la sensation sur laquelle elle repose, n'en reste pas moins l'aventure, l'acte de C, elle caractérise C; elle ~'est p~s l'aventure, l'acte ou l'état de B qui est perçu. Elle ne peut servir à résoudre le problème du statut de B comme être vivant autonome.

On saisit l'importance de cette analyse pour la critique de l'or­ganicisme. Ce n'est pas parce que je considérerai l'organisme d'une manière ou d'une autre, comme un tout ou comme une mosaïque, que sera rés'olu le prohlenîe de l'activité organique et de son mode dynamique. Ce n'est pas l'Erkenntnisgrund qui m'en donnera le Seïnsgrund, ni l'organisme perçu qui sera l'organisme réel. Ce n'est pas parce que moi, observateur et <<connaisseur», je serai · passé d'une biologie explicative et physico-chimique à une hiolo· gie compréhensive, que je pourrai me dispenser de résoudre le problème du dynamism-e propre de l'organisme, et que je pourrai concilier, ou renvoyer dos à dos, le mécanisme et le vitalisme. Le point de vue de la compréhension représente un premier pas, indis­pensable, mais ce n'est pas tout. Le mot de von Uxküll (1) est parfaitement juste : «Tout organisme esi une mélodie qui se chante elle-même.>> Mais le commentaire de Merleau-Ponty : cc Ce n'est pas dire qu'il connaît c.ette mélodie et s'efforce de la réaliser, c'est dire seulement qu'il est un ensemble significatif pour une cons• cie nee qui le conna :t, non une chose qui repose en soi (2) », dévie tout à fait de la vérité. ·

Une mélodie n'est mélodie que si elle est «survol absolu» et non juxtaposition mécanique de notes; on ne comprend pas une mélodie, ajoute von Uxküll, en analysant l'encre avec laquelle les notes en sont imprimées, et celui qui écoute la mélodie doit la saisir comme un tout. Mais, avant l'auditeur, il y a le chanteur, ou la chanson se chantant elle-même, dominant elle-même ses propres notes. Un oiseau chante parce qu'il a envie de chanter, qu'il a une tendance à chanter, comme il a eu tendance, comme embryon, à former son larynx. La mélodie de l'oiseau, au sens propre du mot, est la suite de la cc mélodie organique » qui a été l'oiseau se faisant· lui-même,. sans témoin ni auditeur. ·

Si l'on refuse, par on ·ne sait quel purisme académique, de faire de la signification une force en même temps qu'une idée, on ne comprendra jamais. l'organisme réel .et sa finalité réelle créatrice. <c Faire de la biologie» n'est pas synonyme de« vivre». Nous compre­nons bien que la mode actuelle, c'est de rapprocher plutôt la bio·

(1) Der Organismus und die Umwelt, p. 223. Signalons que von UxKüLL, dans sa philosophie générale (cf. Theoretical biology, Préface), est kantien et confond, comme Merleau-Ponty, biologie compréhensive et biologie cri­ticiste. Par exemple : «·Au reality is subjective appearance. This must constitute the great, fundamental. admission even of biology » (Prétace, p. xv). Nous prenons son «mot» en lui-même, sans référence à sa doctrine générale.

{2) La structure du comportement, p. ·172.

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218 NÉO-FINALISME

logie théorique de la vie, que la vie de la biologie. théorique: Po?.r percevoir une mélodie comme pour la chanter, Il est vrai qu Il faut en un certain sens, la vivre soi-même. Soit, mais n'exagérons rien': entendre chanter et entrer dans un chœur restent bien deux opérations distinctes.

Passons maintenant à la -partie positive de ce chapitre. Il est évident qu'il faut renoncer à la conception kantienne et organiciste d'une finalité pur jugement réfléchissant. Même si l'on ne retient pas du vitalisme l'idée d'une force spécifiquement vitale il faut du moins en retenir l'idée d'une force, d'une actio~ dynamique sur les processus physico-chimiques dominés et utilisés. C'est un préjugé très enraciné que de ponsidérer comme « grossière » la thèse qui fait de l'idée ou de la cons­cience une force au sens le plus précis du mot, une force v;rai­ment capable d'intervenir dans un processus physique et de le dévier. Il a· fallu presque du courage à des hommes. comme Spearman, Heymans, et Mac Doügall, pour défendre cette thèse contre la grande majorité des philosophes. Pourtant, ce préjugé se justifie aujourd'hui moins que jamais. Kant e~ ~laude ~er­nard partaient d'une science mécaniste, déterm1mste, qm se représentait les plus petites parties de matière· sur le mod~le des corps célestes soumis à la mécanique newtonienne. Il parais­sait aussi incongru d'imaginer qu'une idée, vitale ou <c psycholo­gique», pùisse dévier une molécule, que d'imaginer, comme le faisait Newton dans ses rêveries théologiques, Jéhovah déviant la marche d'une planète. Cette représentation du monde est périmée. Les «particules de matière>> sont des domaines d'ac­tion, qui, lorsqu'ils inter-agissent, deviennent en un sens un seul domaine d'action, et mettent leur énergie en commun. La conception moderne des liaisons fait,·d'un système inter-agissant,· << une sorte d'organisme dans l'unité duquel les unités éléme~­taires constituantes se trouvent presque résorbées (1) », et qm, par suite, agit comme unité systémique et. non corn~~ somme d'actions élémentaires. Dès lors, le problème de l'or1gme de la force dite «vitale»- il vaudrait mieux l'appeler << micro-orga­nique » - ne se pose pas plus que lé problème de l'origine d_e la vie. Les organismes macroscopiques se forment progressi­vement.le long des lignes d'individualité de l'univers, par colo­nisation dédoublement dominé, association hiérarchisée de ces micro-o;ganismes que sont les molécules. La cc force vitale » n'est pas d'une autre nature que la force physique, que la force

(1) L. DE BROGLIE, Revue de synthèse (1934).

L'ORGANICISMÉ ET LE DYNAMISME 219

des liaisons internes des domaines unitaires d'action de la physique atomique, dont la «force», telle qu'elle apparaît dans la physique classique, n'est qu'une résultante statistique.

Même les physiciens qui ont le plus insisté sur le caractère purement statistique des lois de la physique classique, et, par ·conséquent, sur la contradiction qu'il y avait à vouloir appli­quer à l'individu ce qui suppose des interactions, incoordonnées et simplement additionnées vectoriellement, d'une foule d'in­dividus, n'ont pas toujours vu, ou du moins exprimé a_vèc assez de netteté pour le profane, que la force, dans la physique clas­sique, ayant aussi un caractère statistique et sommatif, a aussi peu de chance de pouvoir être a:ppliqu~e'. comme t,elle, ~la. dyna­mique de l'individu, que les lOis statistiques. à l exphcahon de

' la structure de l'atome. La force macroscopique, par exemple l'attraction dl.l soleil ou celle d'un gros aimant, somme d'une énorm~ quantité d'actions moléculaires, est homogène par sa .nature à la force individuelle, mais elle en est très différente par son mode. Elle apparaît comme une quantité qui peut varier d'une façon continue, et qui n'est pas structurée. Comme nous avons affaire le plus souvent à des forces physiques macros­copiques, nous nous habituons à considérer toute force comme de ce type, c'est-à-dire comme une quantité amorphe, anonyme, à variations continues; et quand notre pensée se porte sur la · force individt1elle d'un organisme compliqué, sur la force d'une tendance, d'un instinct, d'une régulation embryologique, nous ne reconnaissons pas l'identité de nature fondamentale de cette force et de la force physique, et nous adoptons, soit un idéal de réduction aux forces physiques macroscopiques - ce· qui est contradictoire - soit la thèse vitaliste naïve d'une force vitale spécifique et· différente· en nature des forces physiques· ~l!'elle contrôle. Pour résoudre le problème, il suffit de ressaisir la continuité le long des lignes ou des fibres d'individualité, de la force phy~ique individuelle, et de la force «vitale» individuelle.

La vérité pouvait être deVinée, dès le xrxe siècle, et elle l'a· été en partie par certains esprit~ t~ès perspicaces, tels q.ue. Courn~t (~) grâce au mode très partiCulier dè la « force » chimique, c e~t-a­dire de l'affinité. Cournot distinguait déjà nettement. une p~ysique maèroscopique - des lois second~ires - et une p~ysique miCrosco­pique « infinitésimale, corpusculaire . ou molécul~Ir~ » ( § 135); dont font partie .la cristallographie dynamique et la chi~me: .c< Tandis que les forces mécaniques... engendrent des effets qm varient avec les distances selon la loi de continuité, les actions chimiques ne donnent

(1) Traité, II, chap. VI. Il faudrait mentionner également ici Ch. Peirce.

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lieu qu'à des associations ou à des dissociations brusques ... L11 masse chimique est mesurée par la capacité de saturation» (§ 139).

On peut dire que l:=t c~imie a été la ~re~i~re d~s, théories. « q~an­tiques » où transparaissaient des f~rces mdiVIduah~ees. L~ SI~uat10n, aujourd'hui, est beaucoup plus claire, surtout depms la theorie ondu­latoire des liaisons chimiques et de la capacité de saturation. Les liaisons chimiques hétéropolaires ou ioniques (par exemple entre Na + et Cl-:-) pouvaient, à la rigueu~, être int~rprétées. av:ec ~es champs contmus d·e forces de la physique classique, mais Il n en était pas de même pour les ·liaisons homopolaires. Comment deux atomes neutres, par exemple deux atomes d'h~drogèn~, peuven~-ils s'unir pour former une molécule, et pourquoi y a-t-Il saturatiOn? « Même si en physique classique, on avait reconnu l'existence de forces d'a'ttraction entre particules neutres, on aurait été da~s l'impossibilité de comprendre pourquoi un troisième atome 11e serait pas attiré à son tour par deux atomes déjà liés (1). » «.L'exemple de la gravitation montre bien que les forces chimiques et leurs propriétés de saturation en particulier n'ont pas grand .chose de commun avec les forces classiques. » La théorie de Heitler et Lon­don rattache l'énergie de liaison à l'énergie d'échange de deux atomes, qui, elle-même, se rattache ~u fai~ que les deux électrons intéressés des deux atomes sont de Spm anti-parallèle, et- ne peuvent être distingués. Heitler suggère une. façon imparfaite de se repré':" senter le fait selon les images classiques ou demi-classiques, en comparant les deux atomes d'hydrogène à deux systèmes vibratoires en résonance, qui échangent leur direction de Spin. avec une cer· taine fréquence de combinaison. Mais l'effet d'échange n'est pas représentable, il est un fait fondamental (2) tout comme 1~ fait d'exclusion de Pauli (deux électrons occupant le même mveau doivent être de Spin opposé). Le Spin est un état en réalité indé­finissable de l'électron, un degré de liberté intrinsèque, et il ne peut être assimilé purement et simplement à la rotation propre ni à aucune autre structure, ou fonctionnement, de l'électron.

On voit donc que les forces . de liaison, dans une molécule,. sont indissociables d'une certaine structure d'ensemble, ou plutôt,, pmsque le mot structure est impropre, d'une certaine organisation d'en· semble. Une molécule est un tout dans lequel l'état d'une partie commande, par une action que l'on ne peut assimiler à une influence causale de proche en proche, l'état d'une autre partie et mi .les liaisons ne sont pas strictement localisables. Car le mot << partie » ne doit pas être pris dans un sens strictement géométrique. L' exc_lu· · sion, énoncée par le principe de Pauli, n'est pas une exclusiOn cc locale», mais une sorte d'incompatibilité indéfinissable. La force, pour la physique de l'individu, est donc fort différente d'une pure quantité. Elle n'a pas un sens seulement comme un vecteur a

(1) HEITLER, Éléments de mécanique ondulatoire, p. 91-92. (2) Ibid., p. 103.

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 221

un sens, elle est gardienne d'une structure, ou plutôt d'un_e orga­nisation unitaire d'activités. Alors que la force macroscopique ne peut que « garder >> une cc forme- Gestalt », la force microscopique est indissociable · d'une forme vraie, d'un véritable domaine de survol. Rien - sinon des habitudes d'esprit formées par la phy­siqùe statistique ~ ne nous empêche donc de co~cevoir un dyna­misme de même type et, pour reprendre l'expressiOn de P. Jordan, micro-macroscopique, comme indissociable d'une forme beaucoup plus complèxe, d'un organisme au sens ordinaire du mot.

Merleau-Ponty dépense beaucoup de subtilité - digne ?'un meilleur emploi - pour repousser le cadeau royal que la physique

/"C/ contemporaine fait à la philosophie : cc Que les ,systèmes physiques ne soient imaginables aujourd'hui qu'à l'aide de modèles biolo· giques ou psychologiques ... ne doit pas accréditer la chimère d'une physique spiritualiste ou d'une psychologie matérialiste (1) .. » << Physique spiritualiste >> ou « psychologie matérialiste », les mots sont certainement trop forts, en effet. Il y a toùjours quelque chose de purement relationnel dans les exposés, appuyés d' équa­tions, des physiciens « spiritualistes >>, encore plus évidemment que dans les descriptions psychologiques d'un Mac Dougall, revu et corrigé 'par Tolman. Mais il est bien intéressant tout de ~ême de pouvoir saisir aujourd'hui, avec précision, grâce à la physique, la manière dont les cc forces vitales >> ou « psychiques », efficaces et régulatives, sont en continuité avec les forces moléculaires et peuvent diriger effectivement celles-ci, justement parce qu'elles sont de -même nature.

Il doit être bien entendu que, dans un organisme complexe, les forces spécifiques, gardiennes de l'unité d'organisation et de com~ortement, les instincts .formatifs et les instincts tout court, ll' agissent pas directement sur les processus physiques molaires des appareils subordonnés. II. y aurait une dispropor­tion écrasante entre les énergies mises en œuvre des deux côtés. Les forces physiques ordinaires résultent de l'addition d'un nombre énorme de composantes élémentaires; la force orga­nique, au contraire, est restée quantitativement du même ordre de grandeur que les forces de liaison moléculaire. Si les orga­nismes ont mis des millions de siècles à se perfectionner, c'est précisément yarce qu'ils ont dû accumuler .les complications techniques pour dominer indirectement, par des relais hiérar­chisés, les forces molaires et ·additionnées. Il serait certainement puéril de s'imaginer que c'est la «force organique>> qui, directe­ment, empêche l'estomac de se digérer, ou les cellules vivantes de fixer les colorants aussi facilement que les cellules mortes.

(1) La structure du 'comportement, p. 154. (note).

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222 NÉO'-FINALISME.

II serait puéril de s'imaginer que la « force de l'enthousiasme »· multiplie direclemeni le rendement d'un homme. Il y a les plus grandes chances pour que le biologiste et le psychologue, en étudiant ce genre de phénomènes, tombent toujours sur un relais; physico-chimique, sur un <<servo-mécanisme», interposé entre· la commande et l'affection. Mais il ne faut pas conclure qu~, de relais en relais, on va à l'infini, sans jamais pouvoir trouver­le point où s'arrêtent les « enchaînements substitu,és >> en lais­sant transparaître la commande directe. Ce point est probable­ment situé en deçà de l'ordre de grandeur de la cellule, au niveau des molécules utilisées par la chimie cellulaire, comme l'ont bien vu les néo-matérialistes. Mais qu'il soit là ou ailleurs, , le moment vient nécessairement où la commande est directe~ Des expressions comme : « César fit un pont », ou « Cheops construisit une pyramide » ne sont pas à proprement parler des figures de langage. Ce sont des expressions pondensées, mais littéralement exactes, et il serait enoore plus artificiel de. dire que la volonté de César ou de Cheops n'a joué aucun rôle dans les mouvements des travailleurs qui ont seuls, aux yeux d'un observateur superficiel, édifié le pont ou les pyramides~ de même qu'aux yeux des mécanistes ou des organicistes témoins ce sont les forces physièo-chimiques seules· qui édifient l'organisme.

Pour rendre la chose plus claire, nous aurons recours à un mythe (1 ). Deux habitants de Sirius, armés de télescopes d'Une puissance très grande, mais limitée, observent la planète Terre et discutent sur la nature des êtres que l'on peut y trouver. Le premier, P, fait une découverte décisive, il remarque que des feux s'allument sur la terre, beaucoup plus nombreux dans les régions froides et pluvieuses que dans les. 1·égions chaudes et sèches. Comme le phénomène est contraire aux lois ou aux pro­babilités de la physique, il en conclut qu'il existe sur terre des êtres doués de force vitale qui peuvent lutter contre ces lois. Mais le second habitant de Sirius, S, grâce à un perfectionne-:­ment du télescope, découvre alors que les Terriens, pour allu­mer ces feux l'hiver, se servent d'allumettes phosphorées t~nues bien au sec dans leur poche et enflammées par frottement. Il en conclut que son confrère se trompe, et que, malgré les pre­mières apparences, tout se passe sur la terre conformément aux lois de ]a physique classique. P et S ont tort l'un et l'autre, P parce qu'il méconnaît l'existence de relais physico-chimiques dans l'all~mage des feux, S parce que, découvrant ces relais,

(1) L'idée de ce mythe nous a été suggérée par un ouvrage philosophique qu'il nous a été impossible de retrouver.

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 223

n· extrapole imprudemment et ne voit pas qu'ils sont suspendus à une intention intelligente et sensée qu'il faut bien concevoir dynamique par elle-même, si l'on ne veut pas tout confondre dans· la chaîne sans fin d'un détermini&me universel.

L'invention des allumettes, ou l'intention de se servir à tel moment d'une allumette, ne peut s'expliquer de la même façon que la combustion d'une allumette. La formule : Naiura non nisi parendo vincitur, ne peut être vraie absolument, car, si ·tous les êtres « obêissaient » toujours- au sens déterministe et non axiologique du mot << obéir '' - on ne voit pas comment _la natme pourrait être vaincue. Il faut qu'une intention soit dynamique, et, à partir d'un micro-aiguillage opéré par une liaison primaire, oriente efficacement la mise en œuvre des forces macroscopiques. -

Le spiritisme, ou le vitalisme du xvnie siècle, est faux, non pas parce qu'il attribue à l'esprit ou à la direction vitale le caractère d'une force, mais parce qu'il lui donne le caractère d'une force macroscopique, qui pourrait agir directement même sur: les phénomènes à notre échelle, et réaliser directement une

· intention. L'efficacité de la conscience n'est pas niable : l'épiphé­noménisme n'est qu'une théorie d'école. Mais la conscience n'est efficace que par l'intermédiaire de la technique, organique et extra-organique : le spiritisme est puéril, parce qu'il croit que la conscience est efficace en dehors de toute technique, non parce qu'il voit dans la conscience une vraie force. Maho­met croyait que l'intensité de sa foi .pouvait commander direc­tement à la montagne de venir à lui. Devant l'échec, il eut le hon sens d'aller lui-même à la montagne. Il démontrait ainsi ·que la foi peut quelque chose quand elle s'y prend de la bonne manière. Un ingénieur moderne, qui peut ajouter à la technique organique toute la technique extra-organique d'une longue civi­lisation, s'il a de plus le talent de persuader les États ou les capitalistes de lui fournir de l'argent, peut même transporter la montagne ou réunir deux océans par un canal. G' est bien la conscience ou, si l'on préfère, l' «esprit"' la «foi», qui est le premier moteur : un: micro-spiritisme est donc vraL « Un homme, écrit S. Butler (1 ), peut avoir de la foi gros comme une montagner il ne pourra pas dire à un grain de sénevé : « Lève-toi, et te jette dans la· mer''- ou du moins il le dira sans produire aucun effet sur le grain de sénevé .. Il faut, pour réussir, qu'il mette le grain dans sa poche, et prenne le train pour Brighton. J>

(I) Les Carnets.

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224 NÉO-FINALISME

La conception « magique ,, comme la conception << spirite >> de la conscience comme force, consiste à croire que cette force n'est pas soumise à la restriction d'un certain ordre de grandeur, ou qu'elle n'est pas soumise à l'emploi de moyens. techniques, dès qu'elle veut dépasser, dans son efficacité, un certain ordre de grandeur. Mais, dans la limite de cet ordre de grandeur, quelque chose redevient vrai de la conception « magique >>. Dans un domaine de survol absolu, on peut dire qu'il y a participation magique des parties entre elles, action à distance, toute-.puis­sance de la pensée, évocation mnémique analogue à l'évocation des «esprits», incarnation immédiate des significations. Puisque, nous sommes des individus vrais et, au sens où la physique. contemporaine emploie le mot, microscopiques, notre expérience. immédiate est naturellement celle du mode magique de l' effi­cacité et de la force. Seule, l'expérience objective et scientifique nous instruit sur les relais uti,Hsés par notre ·action. Mais nous éprouvons directement que c'est bien notre volonté qui meut notre bras, que c'est bien notre intention qui évoque nos mou- . vements comme nos idées. L'abus, dans la croyance à l'action magique, n'a consisté qu'à étendre :;tu monde extérieur ce qui est parfaitement vrai de notre domaine de survol et de surveiJ.,. lance directe. L'extension de la technique extra-organique. a rendu vraie l'erre'll;r de la magie, elle nous a donné puissance sur le monde extérieur, parce qu'elle consistait précisém~nt à se plier aux conditions mêmes qui ·avaient déjà permis de pas­ser des organismes rudimentaires, comme les molécules et les virus, aux organismes complexes. Le « tapis volant >> des Mille el une nuits est magique, un avion ne l'est pas, bien qu'il, réalise le même rêve et la mê1ne idée, et hien qu'il soit indirectement l'effet lointain de cette idée, sans laquelle l'acier, l'aluminium, le bois et Ja toile, ne se seraient certes pas agencés d'eux-mêmes en forme d'avion. ' ,

Si l'on se refuse à croire à la vérité de ~< l'acti_on magique >>

pour les domaines primaires, on sera tôt ou tard amené à ·le payer, en cédant à la tentation d'y croire, à faux, pour résoudre des questions où elle ne devrait pas intervenir. Il est caracté~ ristique que plusieurs organicistes payent leur purisme de · cette manière : «Que !'.esprit s'accorde aux lois de la matière, et que la matière sache traduire les volontés de l'esprit ... com­ment n'y pas voir à l'œuvre la technique de toute opération mystérieuse et, disons le mot, une magie? Il y a 'un pouvoir magique de la vie (1 ). >) Le refus de croire au caractère dyna-

(1) L. BouNoURE, L'autonomie de l'~lre vivant, p. 216.

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME

mique de la conscience primaire, entraîne obligatoirement la croyance au parallélisme, à l'harmonie pré-établie; et celle-ci entratne à son tour la croyance à une causalité par participa­tion magique, même dans l'ordre macroscopique. Il en est exactement de même pour Jes théories de la p'erception qui refusent, par purisme, de voir' tout le côté d'inter-action éner.:. gétique qu'elle comporte. Lovejoy a pu montrer (1) que la théorie néo-réaliste de la perception, qui refuse d'admettre la duàlité :q.umérique de la perception et de l'être perçu, entraî­nait une perturbation profonde dans la causalité ordinaire. Nous avons nous-même montré (2) que la théorie de Bergson, et, par conséquent, celle des organieistes criticistes et phéno­ménologues qui confondent le point de vue de Husserl et ·celui de Bergson, entraînait une conception magique de la causalité (3). Ce n'est pas la peine de se refuser à accepter le caractère dyna­mique de l'acte spirituel élémentaire pour aboutir à une théorie n1agique mise hors de sa place.

Comme le macroscopique n'est qu'une accumulation de. «microscopiques», le mécanique qu'une accumulation d'<( orga­nismes», il y a hétérogénéité de mode, mais non de nature, entre les forces physiques et les forces organiques ou conscientes. La difficulté principale, à laquelle se heurtaient les vitalistes, et qui arrêtait les organicistes : «Comment admettre qu'une force vitale ou psychique, sans support matériel, puisse intervenir sur des forces physiques dont elle diffère par nature, sur des forces physiques inséparables des masses matérielles qui les portent?))' cette difficulté n'existe plus, puisque la matière s'est résolue en ·domaines d'action dont les caractères essentiels· sont· identiques à ceux des. domaines de survol absolu. On peut dire que toute force est d'origine spirituelle. Leibniz a raison contre W. Kahler. L'analogie frappante entre les modes d'action d'une force et ·ceux d'une valeur ne prouve pas, comme le croit Kôhler (4), que la

(1) The Revolt against dualisrn, chap. li. Cf. aussi le livre collectif : Crilical Realism (par Durand DRAKE, LOVEJOY, J. B. PRATT, etc.).

(2) La conscience et le corps, p. 24. (3) Cf. MERLEAu-PoNTY, La structure du comportement, p. 236. Lossky a

fait une confusion analogue à propos de la théorie bergsonienne de la per­ception (cf. RuYER, Le monde des valeurs (Aubier), p. l62 sqq.).

(4) Cf. W. KoHLE.R, The place of values in a world of facts, chap. IX. Pré­cisons bien qu'il n'y a pas lieu de reprocher à Kôhler de comparer l'activité visant une valeur avec la force physique. Nous avions fait nous-même cette comparaison avant de connaître son ouvrage (cf. Éléments de pSfJCho­biologie, p. 266). Ce qu'il faut lui reprocher, c'est de comparer l'activité axiologique avec l'action d'une force de la physique macroscopique. Dès lors, quoiqu'il s'en défende, il réduit l'action axiologique et finaliste à une

n. RUYBR 15

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226 NÉO-FINALISME

valeur soit réductible à la force, puisque la force n'est qu'une résultante macroscopique, du moins telle qu'il la conçoit. Elle prouve à 1 'inverse que toute tension dynamique est finalement réductible à l'action d'un« idéal». Pour être plus précis, la force, comme liaison du domaine, manifeste la<< transversale métaphy­sique >> qui fait que la forme vraie d'un tel domaine est indisso­ciable d'une idée ou d'un thème trans-spatial. Cette idée, à son tour, peut viser soit une essence encore universelle, soit une essence déjà transformée en thème mnémique spécifique (ins­tinct) ou individuel (tendance acquise). L'acte et l'actualisation qui obéiraient exactement à l'idée ou au thème qu'ils visent en manifesteraient le dynamisme sans que racte-je de r ((agent)) l'éprouve comme cc impression de force». Mais il suffit, ce qui est pratiquement toujours le cas, à cause· de· la structure interne hiérarchisée des êtres, qu'une gêne soit apportée à l'actualisation pour que la force soit éprouvée aussi bien que manifestée. Que la manifestation d'une idée, d'un instinct, d'un souvenir obsé­dant soit empêchée par un obstacle externe ou interne, et l'im­pression de force apparaît aussitôt, à la fois dans l'être empêché et dans l'être empêchant. Alors, il y a lutte, effort des deux êtres ou des sous-individualités en conflit, pour résoudre le conflit. par constitution d'un système plus unitaire. C'est pourquoi, ·si la force dans son essence résulte· de la nature physico-métaphy­sique du domaine unitaire, fimpression de force résulte de l'al­térité relative, soit des deux domaines interagissants, soit des deux sous-individualités dans un domaine complexe. La force sentie, c'est toujours l' ((idéal >>, ou la ((vertu)) d'un (( autre », éprouvée du dehors. Quand l'altérité est absolue, l' << autre » poursuit mon élimination. Quand elle est relative, il agit par «persuasion», effort de <<conversion>> (1), et j'agis de même sur lui. On croit faire une métaphore quand on applique ces descrip­tions psychologiques à la force en général. On croit faire une méta­phore, quand on parle de la« force» d'une autorité qui nous per­suade, et vous convertit à son propre idéal. Mais c'est là, au contraire, retrouver le caractère vraiment primaire de la force. C'est, à l'inverse, la force de la physique statistique qui est, sinon métaphorique, du moins « dégénérée ». La pression d'un gaz, d'un liquide, d'une forme-Geslalt écartée de son profil d'équi- _

influence causale s'établissant de proche en proche et aboutissant à un équilibre (( molaire ».

(1) S. Butler considérait la digestion et rassimilation de la nourriture comme des actes de « prosélytisme ». Cette conception, comme la plupart des trouvailles humoristiques de Butler, est littéralement vraie.

L'ORGANICISME· ET LE DYNAMISME

libre, n'est que le résultat de milliards d'actions élémentaires . dont chacune manifeste la force primaire que donne l'obéissance à une, norme idéale. De même que l'éléphant est, malgré les appa­rences, plus « microscopique » qu'une bulle de savon, la force de l'instinct, quand on prétend le gêner dans son développement, ou la force d'un idéal que l'on défie, est plus primaite et plus << élé­mentaire >> que la force d'un ballon trop gonflé et qui éclate.

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CHAPITRE XIX

LE PSYCHO-LAMARCKISME

Comme nous n'étudions pas les théories de révolution, mais les théories de la finalité, nous considérerons seulement laforme « psycho- » du Lamarckisme. On peut se demander, à vrai dire si, par définition, tout Lamarckisme n'est pas psychologique (1/ Nou~ ent~ndons par psyc~o-L~marckisme la conception qui explique 1 agencement finaliste Interne et l'adaptation de fait des organismes à leur milieu ou à leur condition de vie, comme le .résultat d'une accumulation d'efforts individuels directs, efforts de caractère psychologique, et analogues à l'effort conscient.

La notion d'adaptation en général ne caractérise aucune doc­trine. Comme le remarque G. G. Simpson (2) : « C'est,un truisme que tous les organismes peuvent vivre dans les conditions 'où ils vivent, et qu'ils ne pourraient pas vivre dans d'autres conditions e,xistante~. A ce deg.ré, au moins, et sans implication téléologique, 1 adaptatiOn est umverselle. >> La notion de pré-adaptation peut de même être interprétée dans un sens mécaniste ou dans un sens finaliste. Pour le psycho~Lamarckisme, l'adaptation est téléolo­gique. Plus précisément : 1° elle est d'abord réalisation ,d'une fin par l'individu, 2° elle implique une intégration des efforts · individuels par la mémoire et l'habitude, qui peuvent devenir ·, , sur-individuelles, et passer d'un individu à un autre. C'est, en gros, la th~se de E .. Hering, Samuel Butler, Cope, Pauly, Mac Doug~ll, VIgnon, Pierre Jean, etc. Bergson ne peut être rangé parmi les psycho-Lamarckiens, car, s'il adopte en somme une conception psychologique de la vie, en pa:Hant du c< courant de

(1} P. WINTREBERT (Comptes rendus de l'Académie àes Sciences, mars 1949) ~ parlé. d'un «Lamarckisme chimique». Une race de microbe peut acquénr sensiblement les caractères d'une race voisine par l'action d'un acide nucléique {induction chimique, mutation dirigée). Mais iJ vaudrait mieux ne pas parler de Lamarckisme dans de tels cas.

(2) Rythmes et modalités de l'éuolution, p. 280.

LE PSYCHO-LAMARCKISME 229

conscience ·lance à travers la matière », et s'il approuve les néo­Lamarckiens de recourir à une cause d'ordre psychologique pour expliquer l'évolution (1), il critique, à juste titre nous le verrons, l'idée d'une accumulation d'efforts individuels C.Qmme cause der­nière. «La vérité est qu'il faut creuser sous l'effart lui.:.même, et chercher une cause plus profonde (2). >> La thèse qu'il adopte est, au fond, une combinaison de la théorie d'Eimer, invoquant l'orthogénèse, et du psycho-Lamarckisme. II garde, de la théorie d'Eimer, l'idée d'un principe interne de direction de la vie (sur­individuel, et même sur-spécifique), en rejetant l'interprétation physico-chimiste qu'Eimer semble adopter de l'orthogénèse; il garde, du Lamarckisme, la notion du principe psychologique de développement, en rejetant l'idée que ce principe psychologique, est la mise en œuvre d'efforts individuels.

On peut encore moins ranger parmi les psycho-Lamarckiens, comme on le fait parfois, des auteurs comme Richard Semon, Rignano, et Bleuler (3). Ils ont ceci de commun avec les psycho­Lamarckiens, qu'ils r~pprochent les problèmes psychologiques des problèmes biologiques, et qu'ils voient notamment dans la mémoire la clé de l'hérédité et du développement comme de la psychologie individuelle. Mais on s'aperçoit avec surprise que, tout en parlant de «psyché» et de « psychoïde ll, ils réduisent mémoire et activité psychologiques à de purs phénomènes éner­gétiques et physico-chimiques, ce qui les fait retomber dans toutes les contradictions de l'organicisme.

Au contraire, des néo-vitalistes, comme Driesch, évoluent sou­vent d'une faÇon telle qu'ils. se rapprochent beaucoup du point de vue psycho-Lamarckien. En principe, le vitalisme en insistant

· sur la spécificité du facteur vital - force ou entéléchie - refuse de Fidentifier avec le psychisme : « La vie est une réalité originale et irréductible (4). >> L'entéléchie; dit Driesch, est quelque chose qui n'est pas de nature mécanique ou physico-chimique, mais, remarque-:-t-il, « le contraire de <1 mécanique », est simplement «non-mécanique ll, ce n'est pas <c psychique>>. D'autre part, Driesch, comme Bergson, montre que l'accumulation de petits efforts individuels, outre qu'elle postule l'hérédité douteuse des caractères acquis, ·pourrait expliquer tout au plus des détails adaptatifs dans un type donné, mais non le type lui-même èt sa

(1) L'évolution créalrice, p. 87. (2) Ibid., p. 79. , " {3) Bleuler est le plus intéressant des trois. Voir surtout Mecanismus,

. Vitalismus, Mnemismus. (4) H. Damsca, Philosophie de l'organisme, p. 127.

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230 NÉO-FINALISME

forma_tion. L'Ann.elé, re~arque-t-il après C. E. Baer, peut être, a? P?mt d? :vue histologique, aussi hautement adapté qu'un Ver­te?re supen~ur; ce n'en est pas moins un type inférieur (1 ). Neanmoms, Il reconnat~ que le Lamarckisme, surtout sous la f~~me. qu~ A. Pauly lm a donnée, est essentiellement vitaliste d Insp~ratwn, ~t, d'a?tre part, dans ses derniers exposés, il a postul_e, dans. 1 o;ga~Is,me. supérieur, plutôt qu'une entéléchie, une hie;archie d entelechies couronnées par le c< je» conscient ou <c. obJectal psychoïde », «qui se sert du cerveau comme d'u~ clavier».

Le vi~alisme, ~e stricte ob~ervance, qui est ob~igé. d'ajouter un f~cteur 1mmatenel du psychisme au facteur immatériel de la vie pech~, tellement contre la loi d'économie des hypothèses·· le~ f~onhe~es entre ~es régulations finalistes de l'organisme, et les regulatwns finalistes du comportement conscient sont si évi­d~mment flottantes qu'il sera toujours tenté de glis'ser vers l'ani­misme ou le psycho-Lamarckisme.

, ~e, psrcho-Lamarckisme contient d'importants éléments de verite : Il reco~na~t le_ caractère finaliste de l'organisation, du c,omp~rtement 1nstmcbf, du comportement conscient, ainsi que 1 U~Ite _fondamentale des trois étages; il reconnaît que la finalité est u~separable ?u mode d'ê~re ~ela conscience, ou du psychisme en g~neral. En ~nv?q.uant 1 habitude et la mémoire comme phé­no~en~s sup~r-mdividu~ls, il est logiquement amené, - bien qu_Il n a:perçOive p~s to_uJours la conséquence logique- à conce­voir ~ab1tude e~ memOire comme trans-spatiales, et comme irré­ductibles ? de s!mpl~s traces matérielles, donc, comme une sorte de potenti~l them,~tJq?e capable de diriger dynamiquement une struct~ratwn. Qu Il ait tort ou raison d'admettre l'hérédité d~ l~acqms, et l'intégration des habitudes individuelles dans le poten­ti.el, d~ l'espèce, il est nécessairement amené à comprendre l'acti­~Ite VItale autrement que par des modèles spatiaux, évidemment l~c?ncev~bles. en la circonstance. C'est tellement vrai, que le c~Iebre bwlogi~te. russe Lyssenko, tout en se proclamant le cham­pwn du mat~riahsme, n~. peut s'empêcher, par la logique interne du ~a~~rclnsme -, qu Il ad.opte dans la mesure où il critique la genetique et le neo-Darwinisme - de faire des déclarations nettement finalistes (2).

Cel!endant, le psyc~o-La~a~ckis.me n'est pas, tel quel, une do_ctrine accepta?le auJ?Urd hm, so~t pour la science biologique, sOit pour une philosophie de la finabté. Nous renvoyons, pour sa

(1) Ibid., p. 222, note. (2) Cf. J. HuxLEY, La génétique soviélique, p. 119.

LE PSYCHO-LAMARCKISME 231

critique scientifique, aux objection~, valables en gén~ral,_ des néo-Darwiniens (1). Les plus convaincantes de ces obJections, - en dehors des objections classiques tirées de l'inexistence scientifique des expériences sur l'h~ré?ité dè_ l'a?quis; de !:im­possibilité d'une .transmission héréditaire des mstmcts laborwl!x par les ouvrières stériles chez lei Hyménoptères; de la contradiC­tion interne d'une théorie postulant qu'une espèce est assez plas­tique pour subir une action, et assez stab~e pour la garder.~en­dant une immense durée - sont : 1° le fait que les Mamm1feres à régulation interne parfaite, dont les cellules germinales sont protégées contre toutes les variations du milieu, auraient dû évoluer plus lentement que les autres êtres vivants, ce qui n'est pas vérifié; 2° le fait qu'une foule de caractères ne peuvent être dus à l'usage. individuel (les dents sont amorcées dès la phase embryonnaire, quand elles ne servent pas, et l'usage indivi~uel ne peut ·que les user mécaniquement; le camouflage orgamque ne dérive évidemment d'a-q.curi usage ou effort individuel); 3° les orthogénèses non adaptatives, qui sont encore plus difficiles à expliquer pour le Lamarckisme que pour le néo-Darwinisme, qui peut au moins invoquer une liais()n génétique d'un facteur défavorable avec un facteur favorable. ·

Les faiblesses philosophiques, de la doctrine nous intéressent davantage. Il y a au moins une tendance, surtout ch~z les La~arc­kiens teintés de littérature, à glisser à des conceptions magiques et spirites de l'action finaliste. La philosophie et la psychologie romantiques allemandes, inspirées de Lamarck à travers Gœthe et de Schelling, sont très caractéristiques. Pour Carus, par exemple (2), le sentirnent, comme« force psychique», est capable de commander directement les fonctions organiques, et de mode­ler directement la physionomie. De même, Bernard Shaw, à vrai dire dans une fantaisie utopique (3), croit être disciple de Samuel Butler - et Lamarckien - en attribuant à la « foi >> et à la·« volonté» identifiées avec la Li fe force, l'action directe la plus extravagante sur l'organisme : prolongation de la durée de la vie, suppression des organes inutiles à la pensée.

D'autre part, surtout, le psycho-Lamarckisme tombe dans une erreur grave au sujet des rapports de la finalité en circuit interne et de la finalité en circuit externe, de la finalité orga­nique, et de la finalité psychologique au sens ordinaire du mot.

- . (1} Cf. J .. HuxLEY, Évolution, p. 458 sqq., et G. G. SIMPSON; Rythmes

et modalités de l'évolution, passim. (2) Psyche. (3) Back lo Melhuselah, Préface.

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232 NÉO-FINALISME

Nous l'avons vu, le comportement finaliste en circuit externe, qui suppose ordinairement la mise en œuvre du système ner-: veux et souvent l'emploi d'outils, est un prolongement de l'acti­vité finaliste organo-formative :l'acte de chercher du sucre dans. le buffet quand on a faim prolonge en milieu extérieur l'acte des organes de stockage et de déblocage du sucre en milieu interne. n est parfaitement légitime, devant l'évidente ressemblance des deux actes, de partir de l'acte en circuit externe, et de son carac­tère certainement finaliste, pour remonter par la pensée à l'acte organique, et pour conclure à son caractère également finaliste. Mais il ne faut pas confondre le sens de marche du raisonnement philosophique avec le sens de marche de la formation réelle. L'ha­bitude prolonge l'instinct en l'adaptant aux mille circonstances du milieu, et suppose l'instinct; l'invention psychologique pro­longe l'invention ·organique, et suppose cette invention orga­nique. On peut tirer des conclusions sur la nature de l'instinct ou de l'invention organique primaire, à partir de la nature. de son prolongement, on peut conclure que l'instinct primaire doit être essentiellement finaliste et auto-subjectif, comme l'habitude. ou l'invention psychologique. Mais on ne peut tirer dès conclu­sions sur l'origine de l'instinct primaire. Il est même contradic­toire de faire sortir, historiquement, ce qui est prolongé de ce qui prolonge. C'est pourtant la faute que commettent les néo­Lamarckiens. Samuel Butler (1) part de l'art du pianiste, devenu inconscient à force d'exercice. Or, <c y a-t-il, dans la digestion, ou dans l'oxygénation du sang quelque chose qui soit différent en nature (souligné par l'auteur), de l'action rapide et inconsciente de l'homme qui joue un morceau difficile au piano?» Donc, conclut-il- passant du problème de nature au problème d'ori.: gine - il est impossible de penser que ces opérations « aient été inventées du premier coup sans persévérance, sans experience, sans pratique>' {p. 69). <c Qui>> s'y est donc exercé? L'individu continu que forme la succession de millions d'ind.ividus, superfi­ciellement distingués par l'incident minime de la fécondation· ou de la naissance.

Il faut d'abord reconnaître la vérité profonde de la thèse de Butler. Elle garde toute sa valeur, tant qu'il ne s'agit que du problème de nature. Elle s'achoppe sur le problème d'origine, et sur le problème du cc qui>>. Le sujet, l'agent, le pratiquant du circuit externe est la conscience« je ».Peut-il créer par ses efforts son propre support, c'est-à-dire l'x de l'individualité organique et

(1) La vie et l'habitude, chap. I.

LE PSYCHO-LAMARCKISME 233

même l'x de l'espèce qui domine l'individualité organique? L'ha­bitude de téter peut-elle créer l'instinct de téter, l'instinct d'ava­ler, de digérer, et de se faire un estomac. et un tube digestif? L'habitude de faire des provisions peut-elle créer l'instinct d'amasser, puis l'instinct formatif des réserves organiques de sucre ou de graisse? Les habitudes sexuelles d'un indkvidu mâle peuvent-elles créer les instincts, puis les organes sexuels du mâle? Et de « qui » donc est l'habitude qui harmonise les instincts et les organes du mâle et dela femelle? Il est bien évident que le psycho­Lamarckisme inverse l'ordre réel. Si nos outils sont semblables à des organes externes, et inversement; si nos. organes sont sem­blables à des outils- car pour les problème~ de nature, l'ordre de la comparaison importe peu - les outils supposent l' exislence des organes, et non pas l'inverse- car, pour les problèmes d'ori­gine, l'ordre importe au contraire beaucoup.

Les néo-Lamarckiens ont été trompés par le phénomène de passage du conscient à l'inconscient, qui semble rapprocher l'habitude de l'instinct. Mais des habitudes actives, au moins. dans les limites de notre expérience, ne deviennent jamais cc inconscientes>> qu'à la manière d'un cc autre-je>> psychologique. Elles restent dans le domaine du psychologique au sens ordinaire

·du mot. Une habitude ne prend jamais le caractère d'un instinct, ni surtout d'un instinct formatif d'organes; elle ne passe jamais dans la région de l'auto-subjectivité biologique. La conscience seconde ne se transforme jamais en conscience primaire. . Cette erreur les a conduits à une autre erreur que nous avons déjà critiquée, celle du (( pan-psychisme honteux », qui se repré­.sente la conscience primaire des organismes sans système ner­veux et des végétaux comme une consciencé psychologique dimi­nuée,. évanescente, vague. Les termes soulignant la ressemblance entre la conscience organique et la conscience psychologique? comme le terme « psychoïde », prennent invinciblement, dans l'esprit de ceux qui les emploient, une valeur de.« diminutif >>o

L'habitude, le learning, ne peut être l'élément primaire de la • finalité organique, ni d'ailleurs de la finalité en ·général. L'habitude est un auxiliaire de la finalité, une canalisation acces­soire, une accommodation des détails subordonnés. Isolée d'un principe de finalité supérieur, l'habitude risque toujours de perdre de vue l'ensemble pour se borner à un petit domaine d'accommodation, en créant souvent des «adhérences)) de proche en proche, et très' fâcheuses. Si nos cellules vivantes s' « habituaient >> trop bien à leur entourage immédiat, la fina­lité organique en souffrirait rapidement : les adhérences post-

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234 ·NÉO-FINALISME

opératoires en sont un exemple. Adme~tons 9ue, dans .un n~mbre Iinüté de cas, l'organisme total (ou I x qm es~ dernère !_orga­nisme) .laisse le soin des ajustements de détail aux habitudes cellulaires {par exemple l'orientation des trabécules osseux, le détail des anastomoses veineuses ou capillaires, les innom­brables petites adaptations qui font qu'un végétal a une form.e spécifique beaucoup moins stéréotypée que celle d'un am­mal, etc.), il ne le peut en général sans mettre en danger tout· l'ensemble. Un <C dirigisme» organique empêche par exe:nple des muscles de l'utérus de s'atrophier 'bien qu'ils ne travaillent pas, ou les muscles du cœur de grossir, b~en qu'ils tra;va~llent sans cesse. « Les cellules qui ont constrmt le genou, ecrit un psycho-Lamarckien (~), ne l'ont pas i~venté d'u:r~ seul. ~oup, logiquement, méthodiquement... Elles l ont trouve empirique­ment, par d'innombrables tâtonnements, à petits, pr~grès suc­cessifs comme les hommes ont trouvé la forge et l agriculture. » C'est peut-être vrai pour certains détail~ de l.'articu~ati~~ du genou, mais le schéma général d'une articulatiOn. dOit VISible­ment précéder les petites mises au point. Les. cellules du genou n'ont certainement pu inventer tout l'ensemble du. syst~me osseux et du système musculaire. Une somme de petites. mises au point ne fait pas une invention. Le psych<:-Lamarc~1srne a souvent tendance à devenir une sorte de théone monad1que ou · ((communautaire>> des organismes. L'habitude et l'adaptation, pour les psycho-Lamarckiens, règnent dans les ~apports entre les cellules, comme dans les rapports entre orgamsmes et·<:rga­nismes, ou organismes et milieu : « ~t~nt données les _multiples possibilités des cellules, leurs com~é~Ibon~, leurs relations sym­biotiques, et leur tendance à se differencier selon les demandes fonctionnelles, nous pouvons concevoir comment développement et régénération peuvent résulter de ces divers facteur~ (2]. l> Mais ces facteurs produiraient sans doute. une orgamsat10n quelconque (3), de même que. des. hommes asse~blés finiss?nt toujours par produire des institutiOns plus ou mOins ordo~nees, mais .non pas une organisation conforn:e à un type ~péc~fique . bien défini. L'organisme ressemble aussi pe.u qu~ poss1ble a '?:ne . société démocratique et libérale. Une plamficat~on de pre~ePe mise y est évidente. De pures inter-adaptatiOns cellula1r~s, même aidées d'associations mnémiques intégrant «les petits

(1) Pierre JEAN, Dieu ou la physique, p. 60. · (2) J. HoLMÊS, The problem of organic forms, cité par. Mac DouGALL,

The riddle of life, chap. IX, p. 226. ( 3) Remarque :fort justement Mac Dougall.

LE PSYCHO-LAMARCKJSME 235

progrès successifs >), ne peuvent pas. plus expliquer la finalité 'organique que des associations d'idées ou .des associations de réflexes ·ne peuvent expliquer la finalité du comportement.

Il est vrai que les psycho-Lamarckiens font intervenir aussi le «besoin>>, ·.sans toujours délimiter avec préc~-Bion les rôles respectifs du<< besoin l> et du learning. C'est à cause du cc besoin>> que les muscles du cœur et ceux de l'utérus garderaient leur forme malgré la différence d'exercice (1 ). Mais qu'est-ce que ce -<<besoin»., ainsi invoqué comme principe d'explication, et qui .agit,, non pas, comme dans le Lamarckisme primitif, par l'in­termédiaire de l'exercice ou du non-exercice qu'il détermine, mais malgré cet exercice? Il ne peut représenter qu'une sorte d'efficacité magique, ou la présence d'un plan, tout à fait trans­cendant aux efforts individuels. -

Le mot « besoin » est un mot à, double sens. Il peut signifier a) les exigences idéales (need) d'un être ou d'un système. C'est ainsi qu'un moteur à explosion, pour fonctionner, a cc besoin» d'essence et d'un carburateur; b) l'état psychologique de ten­sion ou de pulsion (drive) d'un être vivant qui manque de quelque chose, par exemple d'eau ou de sucre. Si le psycho­Lamarckisme invoque le besoin au sens a il n'est plus vraiment Lamarckisme, son finalisme est transcendant, et non plus psy­chologique. Le besoin est la raison et non la cause de la struc­ture organique, et il est efficace malgré les causes (par exemple, malgré ses battements incessants, le cœur ne grossit pas comme un biceps d'athlète). Le Lamarckisme ne peut légitimement invoquer le besoin qu'au sens b. Or, en ce sens, le besoin est visiblement un phénomène secondaire relativement au type orga­nique,· ~econdaire comme les petites adaptations du lear.ning. C'est, nous l'avons déjà noté, un phénomène correspondant au passage d'activité d'une sous-individualité à une autre, ou d'une aire sémi-indépendante à une autre dans un organisme. Le bes'oin

·est destiné à garder l'unité générale· de l'activité. Le besoin de boire est un « message » transmis des tissus au système ner­veux central par l'intermédiaire de mécanismes physiologiques compliqués (ils ont été étudiés par Cannon, Mongomery, Bel­lows et Richter.), où interviennent· des actions hypophysaires .. Le besoin psycho-physiologique est donc un montage acces­soire et utile, réalisé par l'org_anisme, il suppose un plan fina­liste, il ne peut passer pour principe d'explication de ce plan. Les.'moteurs perfectionnés règlent. eux-mêmes leur propre ali-

(1) Pierre JEAN, Dieu ou la physique, p. 51.·

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236 LVÉO-FINALISME

mentati~n; le~ mécanismes auxiliaires qui assurent ce réglage automatique JOuent en somme le même rôle que les besoins psycho-organiques. C'est un perfectionnement qui ne saurait passer pour le principe d'explication de l'invention des moteurs en g~~éral. Les,.nombreuses théories qui croient expliquer la finalite (1) en I mterprétant comme «la causalité du besoin n

commettent donc un cercle vicieux évident. Le besoin-driv; suppose toujours un besoin-need. Le besoin-drive agit en partie comme une cause, dans la chaîne auxiliaire montée par l'or­ganisme et qui ressemble en effet à la chaîne des servo~moteurs da:r:s I'automat~sme mécanique. La ressemblance entre la régu­latiOn automatique et la régulation par le besoin est d'aillelll's fort imparfaite. Le besoin-drive a beau être un simple auxiliaire dans l' o:gan~sme, comme les mécanismes de régulation dans · la machme, Il repose sur une propriété plus fondamentale des orga~ismes, qui est précisément de pouvoir inventer selon le besom-nee~. Le besoi~-drive n'est pas ~ne pure cause a tergo. Il y a tOUJOUrs en Im un élément de cc recherche>> analogue à, la recherche selon une norme. Mais cela confirme hien nos · précédentes conclusions : une « planification >> première est indis­pensable pour comprendre l'existence et l'action du besoin psycho-organique.

Nous s?mmes de toute manière en dehors des thèses psycho­Lamarckiennes. Le cas du besoin est parallèle à celui de' la mémoire et de l'habitude. La mémoire en général est un phé­nomène tout à fait fondamental, mais Ia mémoire. learning en est un mode dérivé. De même le besoin-need est une raison tout à !ait fondamentale des structures organiques. Mais le besoin­drwe est un mode psychique dérivé. Le psycho-Lamarckisme ne peut se soutenir qu'au titre de complément modeste à un P!atonisme biologique. Les besoins dépendent du type orga­nique : ~n Insecte n'a pas les mêmes besoins qu'un Mollusque,· un Herbivore qu'un Carnivore. Et il est impossible de .soutenir que les besoins spéCifiques, et les types e~x-mêmes, ne sont dus qu'à une accumulation d'habitudes individuelles. La fina­lité de l'espèce, et surtout du type, n'est pas une somme de final~tés individuelles. C'est, évidemment le cas. pour la repro.:. duction : elle est en elle-même onéreuse pour l'individu. De quel indi':idu l'avantage de la reproduction pourrait-il être une expérience? Des progéniteurs? Les végétaux et la plupart des ammaux ne tirent aucune joie de la --vie de famille. De la

(1) La théorie de Goblot est la plus connue.

LE PSYCHO-LAMARCKISME 237

progéniture? Pour elle, la reproduction a été avantageuse, elle l'a fait naître. Mais la naissance n'est justement pas une expé~ rience, et en tout cas, pas une expérience de reproduction .. Le besoin et le plaisir de la reproduction ne peut être qu'un« moyen» surajouté au service de la finalité primaire de l'espèce. Et il est naïf de transporter à l'espèce elle-même, et surtout à la Vie en général, Je besoin sous forme de Volonté inconsciente de se reproduire, alors que le besoin 'Til' a de sens que dans le «pas­sage>> d'un individu à l'autre, à l'intérieur de l'espèce.

La biologie pré-Darwinienne du x1xe siècle distinguait entre << l'idée aristotélicienne de l'harmonie des fonctions et de la coordination de toutes les parties de l'organisme en vue des fonctions à remplir» et cc l'idée platonicienne du type d'orga­nisation (1) » •. Il y a quelque chose qui· reste juste dans cette distinction. Ce sont précisément tous les éléments du cc type»

, qui sont incompréhensibles pour les principes lamarckiens. Les biologistes modernes sont, hien entendu, à cent lieues de pen­ser à des types platoniciens, quand ils abandonnent presque unanimement le Lamarckisme. Pourtant, il est remarquable que, depuis cinquante ans, la biologie sous le couvert, le plus sou­vent, d'interprétations physico-chimiques, se soit en fait rap­prochée d'un finalisme· de type platonicien plutôt que d'un finalisme de type aristotélicien ou lamarckien. La génétique et le mutationnisme impliquent la permanence de « types » qui né sont pas essentiellement adaptatifs. Ils admettent le pas­sage d'un type à un autre,, indépendamment de to.ut effort . adaptatif. La théorie des pré-adaptations va tout à fait dans le même sens, car, par les pré-ad.aptations relativement à un ·certain milieu, le besoin-need est satisfait indépendamment de tout besoin-drive et de tout effort individuel. La relation pos­sible avec un milieu précède les relations réelles, les cc fonctions éventuelles» précèdent les «fonctions réalisées (2) ». L'organe précède la fonction, contrairement à l'axiome· lamarckien, que << la fonction crée l'organe >>.

Comme l'a montré très ingénieusement Simpson, l'évolution phylogénétique peut· se représenter comme la rencontre d'un certain nombre de (( types )) avec une (( grille )) des adaptations possibles dans l'espace et le temps. Simpson, en néo-Darwi­nien, soutient la « rectilinéarité » en évolution, la soi-disant «orthogénèse», ou l'évolution phylétique en général (par exemple celle du stock des Équidés), par opposition_ à la différenciation

(1) COURNOT, Traité, § 227. (2) G. G. SI.ldPSON, Rythmes el modalités de l'évolution, p. 28'\{ sqq.

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238 NÉO-FIN ALISME

spécifique, peut s'expliquer en réalité par le fait qu'un dessin évolutif, plus ou moins linéaire (ou path-like), est imposé par la structure linéaire de la cc grille» des adaptations. L'évolution phylétique est déjà plus fondamentale que les différenciations spécifiques, toujours d'un degré mineu:r, et elle n'en peut être la somme (1). Mais, plus fondamentale encore que l'évolution phylétique est l'évolution que Simpson propose, significative­ment, d'appeler ((quantique>>, ((glissement relativement rapide d'une population vivante en déséquilibre, vers un équilibre dis­tinctement différent (2) ». « Ce mode constitue le processus dominant et essentiel dans l'origine des unités taxinomiques de rang élevé. » Il apporte des changements prononcés ou radiaux da~s le s~stèm~ physiol?gique, il. implique une phase inadap­latwe, pms pre-adaplatwe- habituellement par fixation de mutations dans une population petite - avant la nouvelle adaptation à la nouvelle zone <l'équilibre.

Cette synthèse de Simpson montre que, de toute· manière, indépendamment des interprétations, et même si l'on n'adopte· ~as les vues néo-Darwiniennes de l'auteur, la part de l'adapta­tion, et la finalité de type psycho-Lamarckien, par besoin, effort et learning, joue un rôle extrêmement réduit dans l'évo­lution. Dans l'esprit de Simpson, cette synthèse élimine· la finalité ~ en général, car le type pour lui est produit par des mutations fortuites, d'une part, et par l'effet sélectif de la grille des adap­tations d'autre part. Simpson, nous l'avons vu, ne croit pas à l'orthogénèse comme facteur distinct et intrinsèquement direc;,. t~ur. Mais nous ne trouvons, dans les faits qu'il apporte· ou discute, aucune raison de le suivre sur ce point, bien au contraire. On peut dire, sans paradoxe, que ce néo-Darwinien, comme beaucoup des adeptes de cette théorie, croit beaucoup trop ·à l'adaptation utilitaire, sous le couvert de la sélection. Les organes ornementaux très compliqués, et souvent d'un· raffinement extraordinaire, ne peuvent s'expliquer ni par une adaptation de type psycho-Lamarckien, ni par une'- ortho-sélection le long d'un chemin déterminé par une grille d'adaptation entre deux zones impossibles pour l'espèce. En quoi les ailes brillantes et compliquées des Paradisiers, du Morpho ou de l'Uranie, sont­elles adaptatives? Il est aussi inconcevable qu'elles aient été produites par sélection que par<< efforts individuels accumulés i>. Elles ne sont concevables dans aucun des trois modes évolutifs que distingue Simpson. La faible. importance physiologique de

(1) SIMPSON, ibid., p. 310. {2) lbid., p. 317.

LE PSYCHO-LAMARCKISME 239

leurs différences conduirait à les mettre dans la rubrique · << ~if­férenciation spécifique ». Mais la complication de ~eurs ~essms interdit de penser à une origine, soit par adaptatl~n m1neur~, soit par mutations et ségrégat~ohs dues a~ h~~ard : Il y faudrait un nombre énorme de mutations orthogenetlques, demandant une immense durée. Elles sont typiques, et c'est vraim-ent tout ce qu'on en peut dire, sur le plan de ~~ connaiss?nqe J?ùsitiv~. Entre· deux papillons d'espèce très vms1n~; et d'ecologie pra~I­quement identique, mais portant des dessins ornementau:c tres différents, il ne peut y avoir d~vant~ge :un.<~ saut quanbq~e :'• au sens de Simpson,. et analogue a celui qui ~ait passer les Éqmdes de la zone d'adaptation «mangeur de femlles » à la zone <<~er· bivore ». Entre deux motifs décoratifs, il n'y a pas de lm de « tout ou rien ». : .

Les orthogénèses hypertéliques son~ de mêrr;e une O~JeCti?n à la fois contre l'adaptation larmarck1enne et 1 adaptatiOn neo­Darwinienne ·(valves des Grypha.ea, q~i finis~ent p~r ne plus pouvoir s'ouvrir; cornes des derniers Titanothe;es; defe~ses des derniers Mammouths; épines dorsales de certains Reptile~ _rer­miens· bois démesurés du Mégacéros) (1). Cet hypertehsme n'est pas un a..;.télisme : Les organes hypertéliques sont, théma­tiquement, toujours des organes et no~ des a:n:~s ~uelco~q~e~. Il ne fait objection que contre un finahs_me utiht~I~e et Ind1v1~ dualiste. Il est compatible avec un finalisme esthetique et cos­mique visant la réalisation des types les plus variés. Il ~emble manifester une cc évolution-programme», selon l'expressiOn de Bulman, qui passe par-dessus l' av~ntage des indi;i?us. , ·

La critique du psycho-Lamarck1sme, surtout s1 lon n accepte pas par ailleurs l'échappatoire de l~ sélection ~aturclle, nous conduit ainsi tout'près de la métaphysique, tout pres de la compo­sante métaphysique de la réalité. Le type ne pe~t s'expliqu,er p~r l'adaptation psycho-Lamarckienne; et comme Il ne peut s ex,rh­quer non plus par la formule : mutations + s~lection.adaptabve, il ne reste plus qu'à l'accepter comme un fait pre~mer: L~ _fina­lisme psycho-Lamarckie~ de l'effort ~t du l~armng. ~ndividuel

·avait l'avantage, si c'en est un, de tem~ la ;netap~ysu~ue trans­cendante à distance. Samuel Butler vmt bien qu Il lm fau~, en fin de compte, rattacher l'individu, et l'espèce même, à.la VI~ en général, considérée comme un seu~ grand ~t~?' eL, da~s un hvre curieux (2), il rattache même la VIe tout entiere, le D1eu connu,

- (1) Cf. CUÉNOT, L'adaptation, 1925. . (2) God lhe known and God the unknown (Jonathan Cape). ~e très remar-

quable livre de BuRLoun, De la psychologie à -la philosophze, dont nous

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240 NÉO-FINALISME

à un Dieu inconnu, origine à l~ fois·de la vie et du monde m.in~,ral. Mais ce Dieu inconnu est loin, et il ne figure pas dans la _Vte el l'habitude. Pierre Jean, entre «Dieu et la physique», croit que. ses thèses psycho-Lamarckiennes lui permette~t de ne pas ch?isi~. Au contraire, la finalité du «type» nous obhge tout de smte a admettre une sorte de première mise métaphysique et théolo­gique, un plan primaire. Le c.aractère .historique de_I'é':ol?tion des tvpes- et des espèces ne dOit pas voiler son caractere Ideal et systé;ruque. Les types et_ les esJ?èces s'inv~~t~nt eu~-mê~e~ dans le temps, mais cette Invention est dirigee, predestm?e .. La mémoire organique est, en un certain sens, une pseudo-m~mo~re, toute donnée. L'instinct, qui a tous les c?ractères ,~el~ ~emo!re, est lui certainement une pseudo-mémoire pour l mdzvzdu. L al­lur~ d~ l'évolution n~us contraint à aller encore plus loin, et à admettre que c'est une pseudo-mémoire même pour l'espèce. C'est une mémoire «réminiscence», par vision d'un «type»., une mémoire à programme imposé, une mém?ire insépar~ble d'une invention elle-même prédestinée. Les petites adaptations des espèces sont, à la formation des types, ce que la mise au point individuelle du mimétisme; par le système nerveux ou hormonal agissant sur les chromatophores, est au ~imétisme struct~r~l. .

Enfin l'évolution récente de la physique et de la chimie de l'individu, permet, à la fois d'ajouter un argument décisif contr~ le psycho-Lamarckisme, et d'interpréter l'é~hec d~ ps,~ch?­Lamarckisme dans le sens que nous avons esqmssé. Pmsqu Il n Y a pas de barrières qbsolues entre les gr~sse~ J?Olécu~es ~t lesorga.., nismes les plus élémentaires, entre les IndiVIdus chimiques~ et les individus vivants, il faut qu'au moins en gros les. t~éon~s de l'évolution organique, et les conceptions de la finalite, pmssent s'appliquer aussi aux <c organismes-molécules_», situés aux confins de la chimie et de la biologie, et même ne soient pas sans~ exten­sion possible a~x i~dividus de la, micro-p_h~sique. U Il ~.es· avan­tages du mutabonmsme, ou du neo-Darwmisine, est q~ Il semb~e se raccorder sans peine- comme le montre 1? thèse dE. Sc~ro~ dinger- aux acquisitions récentes de la physique contempor~1ne. ·. On voit très mal, au contraire, comment le psycho-Lamarck~sme pourrait interpréter .le· comportement et l'évolution des VIr?s ... protéines, car ses notions-clés sont toutes emprun~ées au domai_n~ de la psychologie ordinaire des homm~s et des ann~aux .: besou?, effort, learning, etc. Les virus cristalhsables,. et ~em? les m?l~:­cules et atomes, peuvent fort bien, au contraire, etre Interpretes

n'avons pu tenir compte dans cette discus.sion,_ opère un mouvement du psychologisme au théisme qui est très sigmficatlf. ,

LE PSYCHO-LAMARCKISME 241

com~e des domaines d'activité <c typifiés >J par des normes t~ans­. spa_ti?les et par des cc possibles imposés », qui surordonnent à leur , }activité un cadre et un plan systématiques. L'idée d'une finalité

. « typiq?e » et platonicienne, est donc très appropriée à tous les cc orgamsmes », au sens large où Whitehead emploie le mot, alors que _la ~nalité Iama_rckienne n'est appropriée qu'à une catégorie p~r~ICuhère d'orgamsmes supérieurs. Et de plus, cetfe idée retient l'element de vérité contenu da:ns le néo-matérialisme et le néo­~arwini~me : !es mutations _ont un aspect cc quantique » -le mot et~nt pns, sOit au sens strict de la physique avec Schrodinger, sOit au sens large où Simpson l'emploie- non parce qu'elles sont de purs .accidents matériels, selon une causalité aveugle mais pl~tôt parce qu'elles se produisent selon un cadre systém~tique q?I comporte une· série discontinue d'états stables. Les espèces

1 v?vantes ne .forment pas un tableau aussi strictement systéma­tique que les· espèces chimiques dans le tableau de Mendéleïefl\ ~arc_e que, dans ~es organismes supérieurs, l'activité est moins e~rOitement soumis~ aux normes que l'activité des individus phy­Siques, et se complique de tous les procédés secondaires qui leur ~erme~tent .de s'adapter aux divers milieux géographiques et ecologiques, alors que les micro-organismes, atomes et molécules. .n'en ont pas besoin, puisqu'ils font le milieu physique et n'ont p~s à s~y ad~I?ter. Mais le système général des types demeure

·_neanmOins VIsible malgré les innombrables · variations sur les grands thèmes d'organisation.

1'1. RUYEll 16

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CHAPI'fRE xx

~OLOGIE DE LA FINALITI!

«Le monde n'est pas sans Dieu, mais Dieu n'est pas sans le monde. l>

(H. L. MIÉVILLE) (1).

On est contraint, par la .situation même des sciences. contem­poraines, de passer du problème de la finalité dans le monde, au. problème de la finalité du monde. Les théories comme le psycho­Lamarckisme, qui n'admettent qu'une finalité individuelle, sont aussi insuffisantes que les théories qui nient toute finalité. Les activités finalistes sont systématisées. Tout domaine unitaire d'ac­tion implique une « transversale métaphysique », mais les <<trans­versales)) multiples des divers domaines ne peuvent être consi­dérées isolément; elles posent le même problème général. Comparons quelques structures types de domaines unitaires. Nous obtenons un tableau de ce genre :

[Je J travaille à établir des propositions conformes à [la vérité]. [Je] travaille à rappeler un [thème mnémique]. [x] (un embryon), s'organise activement selon son [type spé-

cifique]. . [x] (une espèce vivante), évolue activement vers un [type har-·

monieux]. [x] (une molécule), garde activement sa [forme typique].

L'isomorphisme entre ces différents cas est peu contestable. Il y a toujours [un agent] qui travaille à réaliser [un idéal]. Nous avons pu constater que, d'après la science contemporaine, tous les êtres dans l'univers sont des domaines d'activité- d'activité finaliste- de cette forme générale. Seuls les<< amas», les« foules», font exception, et dégradent l'activité finaliste en pure évolu­tion vers un équilibre extrémal.

(1) Vers une philosophie de l'esprit (Lausanne), 1937. Cet ouvra,ge est plein de réflexions profondes sur la philosophie théologique.

/

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 243

[Un amas d'x] évolue passivement vers une [Gestalt, ou entro-pie maxima]. · · .

La science, par sa nature même, ne comprend. complètement que ce dernier cas, dégradé. Pour tous les autres, elle étudie,

. autant que· possible exclusivement, les divers modes de travail et d'activité dans l'espace et le temps, et néglige, ou s'efforce de négliger systématiquement, tout ce que nous avons mis entre crochets : les Agents comme tels et les Idéaux comme tels. Elle essaie de négliger les liaisons internes et le sens des activités qu'elle observe. Néanmoins, elle nous instruit directement sur l'universalité de l'action finaliste, sur la variété-de ses modes et leur implication réciproque. Elle nous instruit ainsi indirecte­ment sur les Agents et les Idéaux, car elle ne peut, en fait,.séparer· vraiment. la physique de la « transversale » métaphysique, car les dommnes d'activité ne sont liés et unifiés, que par leur compo­sante métaphysique. Sans comprendre les liaisons, la science ne peut pas .ne pas en tenir compte.

La tâche de la métaphysique est double: a) elle transforme les observations scientifiques en une connaissance des liaisons et des sens (mais cette métaphysique est en partie faite instincti­vement, et le· plus souvent implicitement, par les savants eux­mêmes, qui ne peuvent s'empêcher d'être<( réalistes,,); b) comme métaphysique proprement dite, elle étudie le statut ·général de ce que nous avons mis entre crochets, et le rapport des Agents et des Idéaux- ou de l'Agent et de l'Idéal- puisque rien ne permet d'affirmer a priori la pluralité fondamentale des uns et des autres.

Cette double tâche ne doit pas être accomplie trop tôt, avant ~'informa_tion scientifique, et avec la prétention de diriger cette InformatiOn. Beaucoup d'erreurs scientifiques se produisent parce que les savants font trop vite de la métaphysique implicite (selon la tâche a), et tombent dans un mauvais réalisme. Beaucoup d'erreurs de 'la métaphysique se produisent parce que la philo­sophie fait trop vite la deuxième partie de la tâche, en prôlon­·geant les erreurs de la métaphysique implicite· de la science. Il

. fa~~' et l'on peut, établir par l'examen des résultats scientifiques, qu Il y a partout sens et finalité, avant de passer aux problèmes métaphysiques du <<Je>> ou de «Dieu», c'est-à-dire du Sens ou du Logos. Le système cartésien consiste, comme on sait à inter­vertir l'ordre. Il commence par une métaphysique, c~nsidérée comme préliminaire d'une physique. Il méconnaît le caractère axiologique du « Cogito >>. Il fait une ontologie de la Substance

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244 NEO-FINALISME

pensante d'une part, et du Parfait. ou de Dieu d'autre part, c'est-à-dire des deux expressions qu'il aurait dû mettre entre crochets, puisqu'elles ne représentent pas des données immé­diates, au même titre que le « travail de pensée ». Certes, le « travail de pensée » est, d'une façon immédiate non seulement ici-maintenant, mais ici-maintenant-je. Mais le «je» 'de cette expression triple n'est pas le <<je » ontologique et substantiel que Descartes croit y trouver immédiatement, il désigne l'Agent, ou l'Agissant.

En meilleure connaissance de cause, et après trois siècles d'immenses progrès scientifiques, nous pouvons passer au. pro­blème métaphysique (tâche b), sans nous faire d'ailleurs beau­coup d'illusions. Toute métaphysique au sens b, comme toute théologie, est mythique. Elle est toujours nécessairement elle­même un «travail de pensée», qui prend place dans l'actuel, . dans ce qui n'est pas entre crochets, tout en prétendant se placer elle-même en dehors du système total qu'elle voudrait définir. Faire de la métaphysique - qu'elle soit dogmatique ou cri­tique- cela consiste toujours 'à feindre d'être Dieu, ou d'être le Témoin de Dieu c'est-à-dire d'être la Totalité absolue délibé-' . rant avec soi-même et nous mettant dans sa confidence. Dans le Livre des secrets d'Hénoch, apocalypse juive datant de l'ère chr_é­tienne, le patriarche, enlevé par des anges, voit au septième. ciel Dieu lui-même, qui lui révèle le mystère de la création et daigne lui faire connaître en détail comment il a opéré à chacun des six jours (1). Tout métaphysicien emploie, au fond, sans l'avouer, le procédé simple du vieil auteur juif. . .

Cette fiction a si peu de vraisemblance que le métaphysicien, pensera-t-on devrait en rester là et passer à d'autres exercices. Néanmoins, ~omme la mystique de tous les temps a cru à l'iden­tité du« je» et de l'absolu, que le panthéisme soutient une thèse analogue, que le criticisme kantien contient cette thèse.e~ germe, comme l'ont prouvé amplement ses successeurs et hérit:Iers, que l'idéalisme le rationalisme, bref, les métaphysiques les. plus variées la ~ostulent; comme d'autre part, d'après les faits scienti­fiques eux-mêmes, nous ne savons pas au juste ~e qu'il y ~ dans· les crochets de gauche, ni par conséquent ce qu 1l y a derrière ~e cc je» pronominal qui parle et délibère, nous ne po~vons temr pour exclu a priori que la fiction contienne un? certai?e par~ de . vérité et que dans cette mesure, la métaphysique sOit possible. Il est assez c~rieux qu'un physicien comme Schrodinger ait été

(1) Lons, Hisloire de la littérature hébraïque el juive, p. 935 •.

THÉOLOGIE DE .LA FINALITE 245

amené à. considérer son« je». comme « Atman ». Ille fait d'une façon plus que contestable, et pour écarter une contradiction où. il s'èst enfermé lui-même, mais son exemple justifie au moins les fictions.analogues. C'est déjà quelque chose de n'être pas «naïf>\ et de reconnaître clairement, au départ, que ces deux propositions : cc Je crois à la possibilité d'une métaphysique transcendante>> et cc Je crois que je suis identique au fond à Dieu lui-même», sont indissociables et ne peuvent être justifiées qu'ensemble et éxactement dans 1a même mesure. ~

Adoptons donc la fiction franchement, en avoüant au point de départ le postulat caché de toute métaphysique qu'elle fait semblant de trouver comme conclusion. Nous sommes. l'Absolu, nous sommes en dehors et au delà du Tout d~ la réalité, nous voyons .les secrets de la nature et de la formation d'un monde

. d'êtres réels. Nous voyons cotnme tout conv.erge .vers la réus­site de. la création. Voici alors ce que Nous pensons, ou voyons clairement dans la Pensée divine qui ne fait qu'un avec la nôtre. Nous voulons créer des êtres réels. « 1ttres réels >) implique cc êtres libres», autrement,· il n'y aurait qü'un bloc unique et compact où rien ne pourrait être distingué. << :Btre libre » implique cc activité libre n et cc activité.' libre >> implique les deux termes : agent et idéal. L'idéal est fourni par l'entendement divin qui laissera « voir» à l'agent l'idée qu'il doit réaliser. Tout cela, que l'analyse a dégagé péniblement, nous le concevons, comme Dieu, en un éclair. La tâche divine ne fait que commencer,

. mais tout, dès l'origine, hi destine au succès. Une pure société d'êtres-activités libres où tous feraient la même chose en visant le même idéal manquerait de charme et de variété. Un univers

. constitué d'électrons, ou un univers constitué d'esprits purs, angéliques, en donnerait à peu près l'image. Cet univers ne serait pas vraiment un Cosmos; la liberté des êtres .:he s'exerce­rait que dans la contemplation de la Norme, non dans l'effort sur une réalité naturelle à aménager. L'espace-temps commun ·n'existerait pas, il n'y ,aurait qu'une coexistence de cc temps propres» inhérents à chaque activité. Mais, p~r leur nature même d' cc activités », les êtres peuvent se colomser les uns les autres puisqu'ils- ne sont pas des substances impénétrables. Atomes et molécules se forment et réalisent un système varié de formes qui a sa beauté minérale. En outre, une bifurcation capitale est produite du même coup : il y a deux sortes de lois, les lois qui fixent, selon les possibles « contemplés >> par les individus moléculaires, la forme des di verses molécules; et les lois, qui , régissent les interactions superficielles des molécules

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246 NÉO-FINALISME

entre elles. Par suite, il se forme non seulement une nature, un système d'êtres, mais un Cosmos, un Monde, au sens géogra­phique du mot, avec du fortuit et de l'accidentel, qui peut servir de support et d'habitation à des êtres-activités plus perfectionnés. La Vie n'a pas à être créée distinctement,· car. tous les êtres sont déjà vivants et conscients, au sens fondamen­tal de ces mots : tous les êtres sont des formes se maintenant activement. Pour que les organismes proprement dits appa­raissent, il suffit que la colonisation progresse, et que se mani­feste une autre bifurcation, d'ailleurs analogue à la première, et déjà virtuellement contenue en celle-ci : celle qui sépare .la nature propre de chaque organisme et son actualisation cosmo­logique ou, en d'autres termes, sa mémoire typiq~e, et sa. ré~­lisation « ici maintenant». Par suite, la reproduction des mdi­vidus, et les espèces héréditaires, apparaissent. Les méinoires s'interposent dès lors entre les Idéaux visés et les Agents; elles accentuent leur caractère spécifique et, bientôt, leur caractère individuel. Un organe, le système nerveux, qui, d'abord, servait aux adaptations mineures des organismes au milieu~cosmique, toujours changeant par l'effet des lois secondaires, devient bien­tôt l'occasion- calculée d'avance par Dieu- d'une sorte de réflexion totale de toute la création, par la perception qu'il permet, puis par la constitut~on d'un univers de symboles. La conscience perceptive n'est d'ailleurs pas une nouveauté, c'est un simple aménagement de la subjectivité primaire des êtres pour une fonction particulière. La vie sociale, et la mise en commun des activités individuelles conscientes, permettent la constitution d'une mémoire surindividuelle qui n'est pas la mémoire spécifique, et qui augmente encore l'autonomie des êtres, en même temps que leur puissance de réalisation. Cepen­dant cette puissance de réalisation ne peut devenir dangereuse , pour' les êtres qui la possèdent, car ils restent soumis à l'espèce . par l'intermédiaire de l'instinct, qui limite le champ des valeurs et des essences qu'ils peuvent apercevoir. Et ils sont .limités d'autre part par le Cosmos physique qui les ·porte et qu'ils aménagent. Bref, la création d'êtres réels est si bien réussie, que les êtres sont à la fois libres et cependant induits à œuvrer dans un sens où la création ne rencontre aucune impasse. Ils trouvent, à condition de travailler et d'utiliser leurs facultés, tout ce qui est indispensable à leur existence : énergie, maté­riaux, champs d'action de toutes sortes. Au point qu'ils se croient parfois de vrais dieux, enfants du seul chaos, seuls êtres conscients, seuls êtres capables de jugements, de choix, de

THÉOLOGIE DE LA FINALITE:· 247

projets. La création est si bien faite qu'elle reste. invisible aux créatures. Dieu guide les êtres sans les contramdre, comme un pasteur caché. E~ quand les. ~tres, tout en profitant des ressources de la création et en utilisant leur langue et leur cer­veaù pour parler, décl~rent qu'ils ont co~pr;is que D~eu·. n'est qu'un mythe, c'est à ce moment que Dieu est· satisfait, et peut déclarer que sa création est bonne ..

Cette fiction métaphysique retient quelques-unes des conc~u­sions solides de la science contemporaine. Elle a au moms l'avantage, comme lesaccélérés au cinéma, de révéler les lignes et les mouvements les plus fondamentaux. '\

A. __..: II y a non seulement règne universel de la finalité, mais règne universel dans un sens dot~ble .. D'une :rart, .tou~ les êtres dans l'univers sont des- centres d action finaliste; Ils n ont pas une ·nature toute faite, mais ils font l~ur nature sel~n _un

. idéal lui-même modifiable. D'autre part, l agencement general de l'univers est calculé de telle sorte que les centres individuels de finalité agissent harmonieusement sans le savoir ni le vou­loir. En d'autres termes, les finalités actives, dynamiques, capables de régulation, et individuelles,, sont sur. fond d'un système qui leur permet, en gros, malgre des conflits .r;n.omen­tanés, de converger et de s'ajuster. Une fi~a~ité ,<< syst~miq~e >> de type kantien, est sous-jacente aux finaht~s regu~ahve~ ~ndi­viduelles. Elle n'a pas à s'accorder en bloc a un determ1m~me également en bloc. Elle doit s'accorder à la myriade des fina~1tés individuelles. Elle est une Ruse fondamentale de la Raison divine, une ruse qui doit être encore ~lus p:o~onde que laJin~lité, transcendantalement accordée au deternnmsme, de Leibmz ou de Kant, ou que la Ruse de la :aiso~ ~égélienne, puisqu_'~lle doit prévoir, non seulement un deter~Im~me tout d ·?ne p1e~e, ou une dialectique linéaire, mais une h1stmre et une geographie, .où les accidents sont réels et où pourtant des êtres libres peuvent vivre et prospérer. Elle est comme le plan d'une pièce écrite par un scénariste qui doit laisser une marge de liberté à ses ,acteurs, tout en gardant à son drame unité et beauté.

On peut en gros, malgré la ressemblance fondamentale .de toutes les activités finalistes, en distinguer trois grands modes (1) : l'activité <c minérale », celle des individus de la physique et de la chimie; l'activité organique, avec mémoire hé:édi~air~ ~tins­tinct; l'activité «consciente»- avec aperceptiOn Individuelle ùes essences et des valeurs. Pour chacun de ces modes, on aper-

. (1) Cf. R. RuYER, Le mondé des valeurs (Aubier), chap. VIII.

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248 NÉO-FINALISME·

çoit nettement le plan systématique qui lui sert de fond : les êtres chimiques se placent sur des tableaux d'ensemble aux cases toutes préparées; les organismes proprement dits, avec beaucoup plus de souplesse, se ·répartissent aussi selon un sys­tème général de types; enfin, les activités conscientes, elles aussi, remplissent des possibles et obéissent à des systèmes de valeurs. Elles ne sont pas libres absolument, elles se meuvent dans un <c espace axiologique » structuré. Les civilisations et les cultures, toutes variées qu'elles soient, se répartissent selon leur parenté sur des tableaux systématiques. L'histoire ne cesse d'agrandir ce tableau, mais aussi de le remplir en se conformant aux cases déjà rendues visibles.

Mais ces trois modes ne sont pas réellement isolables. Lois physiques et lois morales ne paraissent s'opposer absolument que dans la perspective trompeuse d'une science mécaniste et. déterministe, qui prétend absorber la biologie, et ne· sait plus que faire des idéaux et des valeurs. Si l'on rétablit la continuité dans l'univers des <c organismes», au sens large, on s'aperçoit que l'opposition kantienne entre la loi subie et la loi que l'on se représente, se réduit à une opposition de « mode » : il y a, non pas deux types opposés, mais trois modes de lois, correspondant aux trois modes d'activité : lois de la physique micros­copique, lois des organismes soumis à l'instinct, lois des cons­ciences visant des valeurs. Et ces trois modes ne sont pas essen­tiellement différents : il s'agit toujours d'obéissance finaliste à une norme, non pas d'obéissance passive et déterministe à · une pure impulsion. La norme est seulement plus ou moins impérieuse. Une molécule de fer n'a guère de choix. Une abeille obéissant à l'instinct en a déjà davantage. Un hom!lle aperce­vant une valeur esthétique ou morale en a beaucoup.

A ces trois modes de lois primaires, s'opposent toutes les lois secondaires et statistiques, les lois « secondaires >> aboutissent aussi à un ordre, mais par pur équilibre. Ce sont elles, concurrem­.ment avec les lois micro-physiques, qui assurent l'ordre <{ du ciel étoilé sur nos têtes ». Les lois de foules se combinent aussi bien avec les lois biologiques ou psychologiques qu'avec les lois physiques primaires pour régir le comportement général des êtres et restreindre leur liberté.

Les trois modes primaires d'activité finaliste n'empêchent pas l'unité parce que ces activités visent, sinon les mêmes régions du domaine des essences et valeurs, du moins des régions qui se recouvrent partiellement, comme si, derrière les idéaux par­ticuliers, il y avait le même Logos. L'instinct et la conscience

. TiiÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 249

iiitellig(mte se doublent souvent; ils peuvent être vicariants ou se compléter : l'amour maternel prolonge l'instinct parental; l'intelligence invente les mêmes outils que l'instinct. Des· modes mixtes ou transitionnels sont possibles : les virus cristallisables agissent à la fois comme des molécules et comme des orga-

. nismes; les activités intelligentes sont souvent à demi instinc­tives. Les. trois modes s'enveloppent l'un l'autre dans le même . être : un homme obéit à la fois aux lois de la physique micros­copique, aux lois statistiques, aux lois organiqu~s, aux lois psycho-organiques, aux lois spirituelles. Le développement d'un homme est à la fois organique, psychologique et spirituel. Il est assez vain, d'autre part, de distinguer avec von Uxküll, pour l'organisme : un. plan de formation (emhryogénie), un phm de fonctionnement (physiologie), et un plan de réparation (régénération} (1 ). Tout est imbriqué : une plante continu.e à croître tout en fonctionnant, et c'est vrai aussi de la plupart . des animaux, et de l'homme.

B. ~ On voit que l'apparition de nouveauté se produit par­tout dans l'univers, puisq~e chaque domaine d'activité se forme lui-même sélon son idéal propre et que toute· association ·de domaines s'abouche à de nouveaux idéaux. Mais il n'y a'· pas d' «émergence >> ~u sens particulier où les théories de l' cc évolu­tion émergente » prennent ce mot. Le « nouveau >> se forme à chaque instant et partout, mais il n'y a pas de couches su perpo­sées, au sens de N. Hartmann, apportant chacune un « novum » caractéristique.

Dieu, comme lieu de tous les idéaux, ou comme idéal uni­versel, ne cesse de créer, par le médium de tous les êtres; mais il n'y a pas; dans l'univers, d' étag~s bien distincts dont chacun équivaudrait à une deuxième, troisième, quatrième <{création» ou « émergence générale >> superposée aux précédentes.. Nous avons déjà noté combien la conception de couches était contraire à ce qu'il y a de plus solide dans les conquêtes de la science contemporaine qui a découvert la « structure fibreuse » de l'uni­vers; c'est-à-dire les lignes d'individualité traversant le temps. Mais il importe d'insister, car la philosophie semble avoir beau­coup de peine à se débarrasser de cette notion de couche de réalité spécifique, superposée chronologiquement et logique­ment.

Les niveaux d'émergence le plus souvent cités par les auteurs sont : la vie, la conscience, la valeur. Aucun ne peut être main-

(1) Von UxKOLL, Theorelical biology, p. 138.

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tenu. La vie et la conscience primaire, la vie et l' « auto..;.subjec­tivité J) de chaque forme organique ne font qu'un : elles ·sont inséparables de la valeur,. ou du moins de l' «idéal normatif» au sens large. Certes, la vie, la conscience, le monde des valeurs de l'homme sont démesurément plus complexes que la vie, la conscience, les valeurs d'un atome, mais métaphysiquement, elles sont de même sorte. Les vraies couches sont constituées par les différentes régions du trans-spatial. Elles n'ont rien à voir avec des niveaux ou couches de réalité hétérogène dans notre univers spatio-temporel. Nous avons vu que l'accumula­tion en foules des individualités élémentaires constitue un Cos­mos qui sert de Terrain aux êtres plus perfectionnés; mais. ce n'est là qu'un phénomène secondaire, astucieusement combiné avec le grand fait, plus fondamental, des lignes d'individualité. La vie n'est pas posée sur la réalité physique; la conscience n'est pas posée sur la vie, comme de l'.huile sur de l'eau. Les êtres vivants et conscients supérieurs {( percent J> plutôt la· foule des individus restés élémentaires, dans le sens où l'on dit qu'un homme de talent « perce », « réussit >> et <c arrive ,,. Sur ce point, la cosmologie métaphysique de Leibniz, qui explique l'apparence des étages par la hiérarchie des monades parvenues à un état plus ou moins élevé, est en meilleur accord avec la science contemporaine que la plupart des métaphysiques plus récentes.

Pour exprimer cela dans le langage de notre fiction métaphy­sique : Dieu prépare et calcule tout d'avance : la possibilité. des êtres supérieurs existait déjà dans la nature même des êtres élé­mentaires. L'intelligence humaine, ou les valeurs qu'elle « aper­çoit,,, n'est certes pas virtuellement contenue comme predica­tum, dans l'atome primitif, mais elle est possible, puisque l'atome primitif est déjà un domaine de survol absolu. Les individus microscopiques ne sont pas des monades - substances, qui contiennent d'avance tous leurs prédicats, tout ce qu'ilsdevien­dront - sur ce point, évidemment, les conceptions de l'émer­gence ont raison contre la philosophie de Leibniz - mais ·ce sont déjà des centres d'activité capable$ de devenir tout ce· qu'ils vou­dront, s'ils ont, comme dit S. Butler, la« foi)), et s'ils savent s'y prendre de la bonne manière.

La théorie des « couches » et de l'émergence fausse toutes les perspectives. On devine le préjugé << émergentiste » - combiné avec l'influence de Hegel pour qui, on le sait, la vie émerge dia­lectiquement de la matière, et l'esprit de la vie- jusque dans des philosophies qui ne s'en réclament pas; et il explique quelques-

'THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 251

unes de leurs thèses les plus contestables. Le mot « émergence » qui, à vrai dire, ne signifie rien ou signifie étymologiquement le contraire de ce qu'on lui fait dire, donne une bonne conscience scientifique, comme le mot cc organicisme », à ceux qui entrevoient hien le fait de la finalité cosmique, mais refusent de la reconnaître, ·~ans vouloir toutefois revenir au vieux matérialisme mécanique. La thèse dé l'émergence est une sorte de créationnisme laïcisé, dilué ou interverti. Alexander considère Dieu comme ·une dernière émer­gence, Dieu, ou plutôt la qualité de « déité (1) l>. << Que l'univers soit gros de cette qualité, nous en sommes spéculativement assu­rés», mais la déité est destinée à rester idéale et elle ne peut jamais devenir actuelle (2). Dieu n'est pas le créateur du monde. C'est l'Espace-temps qui est créateur, et non pas Dieu; «à parler stric­tement, Dieu n'est pas. créateur, mais créature (3) l>. Nous ne pou­vons voir là, malgré toute la subtilité métaphysique d'Alexander, qu'une transposition métaphysique de la science du XIXe siècle, et du règne despotique de l'évolutionnisme de type spencerien.

C. - On voit donc qu'il n'y a pas d'incompatibilité logique entre la finalité· humaine dans l'univers, et l'agencement fina­liste de l'univers dans son ensemble.

N. Hartmann (qui. exprime là une thèse très répandue dans la philosophie d'aujourd'hui) considère qu'il faut choisir: ou croire à la téléologie humaine, ou croire à la téléologie de la nature. Il se réclame de Kant, qui, d'après lui, a définitivement réfuté la thèse d'une activité finaliste individuelle (Zweckliiligkeil), pour ne laisser subsister qùe l'idée d'une finalité en bloc du monde, seule conciliable avec le déterminisme ( Zweckmassigkeîl). Or, la croyance. à une finalité de la nature résulte d'une illusion anthropomorphique, « qui subordonne le point de vue ontolo­gique au point de vue axiologique, et considère le monde comme

· la réalisation d'un valable en soi ( 4) ». Pour Hartmann comme pour Alexander, les catégories axiologiques sont c< émergentes », relativement aux catégories ontologiques qui les présupposent; elles sont plus «hautes)> mais plus « faibles >>. La finalité de la

(1) ALEXANDER, Space, Time andDeity, II, p. 343. Pour Alexander, comme pour les organicistes, un être d'un niveau donné peut être entièrement décrit, sans résidu, dans les termes du niveau inférieur; le novum est seu­iement la qualité propre qui est l'âme de la configuration réalisée par les unités du niveau inférieur, ou sa «couleur" nouvelle. La déité est la« cou-. leur » que prendra l'Unive:r:s. , . .

(2) Space, Time and Detty, II, p. 394. La theorie d'Alexander sera1t valable s'il se bornait à dire que la « déité » doit être conçue par nous comme fondée sur la vie personnelle, sans pouvoir être définie selon la catégorie de personnalité.

(3) Ibid., p. 397. ( 4) N. HARTMANN, Ethik, cha p. 21, p. 180 sqq.

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252 NÉO-FINALISME

nature n'est qu'un mythe : Dieu, cc Sujet>} co~scient. de c.ette finalité de la nature, n'est qu'un homme agrandi; on lm attnbue cc prédestination» et« providence» sur le mode de l'activité fina­liste humaine. Il n'y a aucune différence essentielle à ce point de vue, entre théisme et panthéisme: la téléologie est la même, sauf que, dans le cas du panthéisme, l'appareil ~éléologique reste« en l'air ». Dans une nature finaliste - finaliste << en bloc >) - un être fini comme l'homme ne pourrait rien : Dieu ou l' cc esprit du monde » atteindrait son but par-dessus sa tête. Entre le déisme et la morale - Hartmann retourne la thèse kantienne - il y a incompatibilité : << L'hominisation métaphysique du tou~ , est un anéantissement moral de l'homme. >> Comme la mo~rahte et l'activité finaliste humaines sont des faits d'expérience, c'est la téléologie de la nature, pure théorie, qui doit être abandonnée. C'est l'athéisme, et non le déisme, qui est le cc postulat>> de la moralité et -de la liberté humaines.

Il y a, nous l'avons accordé d'avance, quelque chose .de juste dans l'argumentation de N. Hartmann : toute conceptiOn fina­Este du monde, tout déisme, suppose anthropomorphisme et mythologie. Mais ne considérons pour le moment que cette autre thèse bien distincte de la première : l'incompatibilité d'une fina­lité d'u monde dans son ensemble et d'une activité finaliste de l'homme. Elle n'est pas soutenable. Hartmann pense sans doute à des systèmes comme celui de Leibniz, dans lequel la créat~o!l selon le principe du meilleur ne laisse pas, en effe~, de pla?e v~ri­table à la liberté humaine, ou comme le panthéisme spinoziste où l'homme n'est qu'un« mode,,, et n'est libre que par identifi­cation mystique avec Dieu. Peut-être pense-t-il encore au Pre­mier Moteur immobile d'Aristote. Mais, précisément, ces sys­tèmes n'attribuent pas vraiment à Dieu l'activité finaliste. Dieu ne crée pas en réalité, il laisse fonctionner sa nature : c'est sa nécessité, et non sa liberté finaliste, qui entraîne la nécessité pour l'homme. On ne voit pas en quoi un cc plan divin » finalis

1te est

incompatible avec des «missions>> laissées à la liberté des agents multiples. La liberté-spontanéité pure "serait incompatible . avec · la finalité de la Na ture ou de Dieu, mais non pas la liberté-tra­vail. Le travail vise un idéal. Le plan divin peut donc' être le système des Idéaux. Le <<système>> impose des limites à tou~e~ les libertés mais il les constitue d'abord. La plus haute .autonte dans une hiérarchie donne des missions et des ordres, mais elle laisse une marge de liberté à ses subordonnés. L'auteur d'un scénario peut donner simplement un canevas à ses iil.terprète~; il ne les transforme pas obligatoirement en .marionnettes. L'm-

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 253

seleur ou le charmeur d'oiseaux qui les attire, compte· sur leur instin~t, mais il sait bien que cét~instinct ne. fbnctionne p~s comme une mécanique. Son plan général réussit en gros, mais chaque. oiseau agit avec la liberté inhér~~te a~ thém~ti~me .de l'instinct. Ce n'est que dans une fantaisie philosophique bien contestable que l'on pourrait assimiler une action finaliste sur mission donnée à un fatalisme déguisé. Une activité visant un but ne peut jamais être absolument Inécanisée. Un but n'est pas un aimant. Seule, l'imagination enfantine peut croire que le cheval tirera indéfiniment la voiture pourvu que l'on fasse pendre devant lui, hors de sa portée, un sac d'avoine j une inhibition interne, par manque de « confirmation », ar~ê~erait b.ien vite cette contradictoire « mécanique à base de finahté >>. Dieu n'est pas, relativement à nous, pareil au Dr Grey Walter relativement à Elsie et Elmer, tortues artificielles électroniques. Les auto­mates n'exercent qu'une pseudo-finalité, à base d'auto-régula-

. tion mécanique et de feed-back réductible à la pure causalité. Leu: finalité apparente est tout empruntée à leur constructeur, qm décide qu'ils se dirigeront vers la lumière, ou la chaleur. Nos fins au contraire, nous sont vraiment personnelles, bien qu'elles soie~t rattachées, par le jeu d'instincts thématiques, à la finalité universelle. Dans la limite de nos instincts, nous entrevoyons les valeurs et c'est la conscience des valeurs et des sens - c'est-à­dire la conscience tout court - qui fait de nous tous des demi­Dieux.

D. ___:.Non seulement il n'y a pas incompatibilité entre la finalité consciente et l'agencement finaliste de l'univers, mais l'une suppose impérieusement l'autre. La finalité dynan:ïque active et « travaillante >> des individus vivants et consCients suppose un ordre téléologique fondamental qui rend cette finalité individuelle possible. Bosanquet et L. J. Henderson surtout ont insisté avec juste raiso:q. sur la conve11ance ( filness) de la nature physique et des propriétés primitives de quelques corp~ fond~­mentaux, pour rendre cc stables, durables et complexes, a la fms l'être vivant lui-mê1ne et le monde qui l'entoure (1) ».

L'acide carbonique et l'eau ont des propriétés spécifiques « id.éales » (l' ~au surtout avec sa tension superficielle, sa . chaleur spécifique, sa densité plus forte que celle de la glace, etc.) pour per~et~re la constance du milieu et la mobilisation des éléments chimiques. Les trois élément~, hydrogène, oxygène, carbone, conviennent de

(I} HENDEltSON, L:ordre de la na!~re, p. 3. Henderson .comme Bosanquet adopte· la thèse kantienne de la Crzlzque du jugement, mms la valeur de ses arguments n'est pas liée à cette thèse.

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même parfaitement pour l'édification de co?Ip~sés m~léc~laire,s <:omplexes, stables et pourtant capables de reactiOns tres ener~e- · tiques et de phases ou de cycles également comple~es et balances. Leurs' propriétés cc constituent un ensemble exceptiOnnel de pro~ priétés dont chacune est elle-même exceptionnelle (1) ».

La physique et la chimie contemporaines permett~aient d'ajo~­ter beaucoup aux exposés de Henderson .. La comp!e:nté des condi­tions d'existence physiques d'un o~gamsme su_Peneur a, ql!elqu~ chose de vertigineux. La complexité a~a~o~q~e de l cm!, , qui donnait la fièvre à Darwin, est tout à fait Insigmfiant_e, à cote de_ celle de l'ensemble général des structures micro-phys1q~es~ phy­siques, chimiques et physiologiques qui permettent l'érmss10n de lumière et la vision en général. L 1étude récente, ·par Bernai et Fowler de la seule structure de l'e~u liquide a révélé le monde de cordplications que supposent les propriétés qui font de l'eau un liquide anormal et exceptionnel. La molécule d'eau, à c~use de la présence des deux noyaux d 1hydrogène, présente des po}es, positif et négatif, disposés d'une manière c~lculable p~r la meca­nique ondulatoire, et qui permettent trois modes d a~proches différentes des molécules. L'eau est un mélange de tr?Is types (type << tridymite »; type cc quartz», et type cc cristob.ahte ))}. La structure de type I, où la molécule est la plus volu:r~uneuse, res­semble à celle de la glace, comme si elle en gardait un~ sorte de << mémoire )) et se transforme en type II quand la temperatur.e s'élève (2). Po~r comprendre qu'un animal puisse boire quand Il a envie de boire, il faut remonter jusqu'à la nature fondamentale des molécules, atomes, constituants atomiques, de l'e~pac~ et du temps, du quantum d'action, du couplage des spins electro­niques, etc. Il ne sert à rien de ~ire q~~ les orga:~usmes se. s~nt adaptés au milieu, quel qu'il smt, qu Ils trouvaient, ca: ~est l'adaptabilité et non pas l'adaptation des organismes ~~pene urs , qu'il faut encore expliquer par la nature mê~e du ~ruheu dont . ils sont inséparables : « L'inorganique, tel qu'Il est, Impo.se cer­taines conditions à l'organique. Par suite, nous pouv?ns dire que les caractères spéciaux de l'inorganique sont les rmeux. ap~ro­priés aux caractères généraux de l'organique que les caracteres généraux de l'inorganique imposent à l'organi9ue (3). )) ~ ~anse de l'enracinement de l'organique (des orgamsmes superi.eurs) dans le monde physique, l'adaptation ne peut être à sens umque, et il doit y avoir conformité réciproque. Plus les progrès de la

(1) Ibid., p. 165. (2) Cf. Ph. ÜLMER, La structure des choses, p. 202-203. (3) HENDERSON, L'ordre de la nature, p. 166-167.

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TJLÉOL6GIE DE LA FINALITÉ 255

physique permettent de << suivre l> la formation structurale des caractères,. exceptionnellement appropriés, du milieu, plus il devient évident que l'ordre même du système physique, qui enve­loppe l'exceptionnel en le rattachant à sa règle, correspond à ce qu'il devait être pour que la vie des organismes supérieurs soit possible. « N ons sommes obligés de regarder cette combinaison de propriétés comme· étant, en un certain sens intelligible un préparatif du processus de l'évolution planétaire (1) .. » '

D'après la thèse tout opposée deN. Hartmann et des existen­tialistes contemporains, un homme qui a soif et qui cherche de l'eau, qui a faim et qui cherché des fruits à manger, accomplit bien une action finaliste, mais cette téléologie humaine n'est pos­sible que s'il n'existe aucune ·~éléologie de la nature; l'homme ne peut exercer une activité libre et finaliste que dans un monde téléologiquemen~ neutre, ou, au sens technique du mot,<< absurde». On devra reconnaître que la vraisemblance n'est pas du côté de la thèse de N. Hartmann ou des existentialistes. ·

E. -Des trois modes principaux de l'activité finaliste que nous avons distingués, notre fiction métaphysique revient en somme à considérer le troisième, celui de l'activité consciente et rationnelle, comme plus fondamental que les deux autres, puisque c'est sur le modèle de l'activité consciente humaine que nous avons, comme Témoin de Dieu, vu la formation de l'univers. On sait que le grand reproche fait de tout temps au finalisme est le reproche d'anthropomorphisme. Sans aborder encore la question au fond, que vaut au juste ce reproche?

Il a été énoncé ~vyc béaucoup de force par Hume dans ses Dia-. logues sur la religion naturelle. La pensée, dit Philon, n'est après tout qu'un des pouvoirs ou énergies de la nature dont les .effets sont connus, mais dont l'essence est incompréhensible. cc Dans notre petit coin du monde seul, il y a quatre principes : Raison, Instinct, Génér~tion, Végétation. » Le monde ressemble à une créature vivante, à. un animal ou à un végétal, peut-être plus qu'il ne ressemble à une machine (Hume entend ici «à une machine supposant l'Almighty waichmaker l> de Paley), «et si Cléanthe demande la ca-qse de notre Faculté végétative ou générative, nous sommes également en droit de lui demander la cause de son

( 1) HEND~RSON; loc. cit., p. 171. L'ouvrage récent du bio-chimiste Ha,rold F; BLUM, .T~me's arrow_ and .Evoluti.on (Princeton; 1951), tout en restant n~o-ma,térmhste et a,nti-finahste, f::ut une curieuse synthèse d'E. Schrô~ dmger et. de Henderson. _Harold F. Blum regarde, lui aussi, l'adaptation des organismes comme presupposant la fitness du monde physico-chimique qui canalise ainsi l'évolution. Il ajoute une foule de précisions à la thèse d~ Henderson, notamment sur la fliness de l'hydrogène.

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256 NÉO-FINALISME

grand Principe raisonnable .... car, après tout, l~ r~ison et, sa fabrique intime nous sont aussi peu connues que linstinct et l ac-tivité végétative. » .

On peut facilement transposer l'objection d'e Hume en l'appli­quant à nos trois modes de finalité : pourquoi donc considérer comme plus fondamentale l'activité consciente rationnelle ph1- . tôt que l'activité organique, ou plutôt que l'activi~é «minérale»?. Dieu est censé envelopper à la fois le monde physique, le monde , organique et le monde rationnel. Pourqu?i conce:roir Dieu1 ou le Fondement de tout, plutôt comme Conscience-Raison supreme: que comme Instinct suprême ou Minéral suprême? PourquOI même, puisque le déterminisme statistique représen~e une sorte· de quatrième mode, qui n'a plus aucun aspect 'finaliste, ne .~as concevoir Dieu, à la façon des atomistes antiques, ou des materia­listes d'avant la physique quantique, comme ((Foule suprême»?

L'argument de Hume perd beaucoup de sa force une fois qu'il. est ainsi transposé. Il est évidemment impossible d'admettre; après les progrès de la biologie et de la psych?logie contemp~­raines, que la conscience ne soit qu'un« pouv:mr >> de la ~at~re à côlé d'autres pouvoirs, d'essence différente et mconnue : mstmct, génération ou végétation. Ces trois derniers (( pouvoirs >). ne fon~ qu'un, et de plus, ils ne sont pas séparabl~s ?e la consCie;nce. SI intéressés que soient les psychologues à distinguer finement les étapes multiples de la naissance de l'intelligence, ~u le pass~ge de l'instinct parental à l'amour maternel, ou les d~verses. pr.Ises de conscience successives, ils hésiteraient à parler de prinCipes métaphysiques distincts pour chacune de ces étapes sur le détail desquelles ils ne s'accordent même pas. Nous avons en tout. cas essayé de montrer que les caractères généraux des doma1nes unitaires de survol étaient sous-jacents aux divers modes de conscience intellectuelle et d'instinct, ou même d'activité micro-. organiq~e ou micro-physique. Il ne s'agit donc plus d'opposer le Végétant suprême et la Raison suprême : Dieu est toujours, quel que soit le mode choisi comme plus fonda~~nta~ q~e les autres, conçu sur le modèle d'un Agent de dommne unitaire.

Mais acceptons même, telle quelle, l'argumentation da Hume, simplement complétée par l'hypothèse adjointe d'un « Dieu Minéral,, et d'un Dieu<< Foule d'atomes>>. 'Elle est à double tran­chant. Car si le Dieu-Conscience n~est pas plus justifié ou plus explicatif que le Dieu-Végétant ou le Dieu-Minéral, l'~nverse est vrai aussi et le (( Végétomorphisme », ou le « Cristallomor­phisme » _:_ si l'on peut forger ces expressions - n'est e~ rien plus justifié que l'Anthropomorphisme, ou le Logomorph1sme.

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 257

A l'époque de Hume, la croyance en un Dieu-Conscience était encore très répandue. Parmi les philosophes contemporains, et peut-être parmi les contemporains tout court, la plupart pré­fèrent, assez vaguement, en se disant et en se croyant athées, un Dieu- «Foule d'atomes·» ou un Dieu-Instinct aveugle. L'argu­ment de Hume vaut contre eux, tout autant qu'elle valait contre les théistes de son temps. Pourquoi un cc ••• morphisme >> plutôt qu'un autre? ·

Bien plus, si, logiqueme~t, il y a indifférence, il n'y a pas indiffé­rence si l'on examine de plus près chacune des hypothèses. Le Dieu-Instinct aveugle est fort sujet à caution. C'est aujourd'hui

. un héritage du Romantisme, qui, par Schelling et Schopenhauer,

. a profondément influencé toute la pensée philosophique- ulté­rieure. Or, tout indique que l'instinct, comme Nisus aveugle, nè peut être Fait primitif. L'instinct, comme le besoin-drive, est un ((moyen» de la vie organique. L'instinct de reproduction, par exemple, est évidemment relatif au sens total ((vie de l'espèce», il est relatif à un Logos segmenté entre plusieurs porteurs indi­viduels; il est cc gardien dynamique» de l'unité du cycle segmenté. L'instinct végétant ou générateur est aveugle, en tant que dyna­miquement subordonné au but à. atteindre. Comme tout moyen subordonné, il fonctionne parfois par lui-.même et stupidement. Mais il est absurde de faire de cette stupidité accidentelle le fond même de la réalité. Vénus ou Shiva peuvent être des dieux, mais non pas Dieu.

Il faut bien prendre garde que la not:~on d'un Dieu-Organisme suprême peut être prise en deux sens très différents. Si l'on consi­dère l' (( organisme >> dans son sens le plus général de « domaine d'activité et d'agencement unitaire», le Dieu-Organisme revient alors au Dieu-Raison ou au Dieu..:Conscience, et l'expression peut même être avantageuse car elle permet d'échapper à la fâcheuse confusion de la conscience primaire, inhérente· à tout (( orga­nisme»; et de la conscience percevante ou fabricante en circuit externe avec l'auxiliaire nerveux et cérébral. Un« Dieu-Cerveau>> n'est certes pas un concept meilleur qu'un <( Dieu-Organisme>> Ce qui est à critiquer, c'est donc le Dieu-Nisus aveugle. Le Dieu­Organisme dans l'autre sens n'est pas réellement différent du Dieu-Raison.

Tout autant sujet à caution est le Dieu-Minéral. On peut l'en­tendre aussi en deux sens différents. Si l' o~ conçoit Dieu sur le modèle, soit des réalités physiques comme organismes élémen­taires, soit d'un Plan général du monde physique, la conception n'est pas, au fond, différente de la conception du Dieu-Raison

R. RUYE:R 17

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258 NÉO-FINALISME

ou il est aisé de l'y ramener. Mais si l'on entend, par Dieu-: .. Minéral, une sorte de transposition, dans l'Absolu, de la physique classique, on tombe dans une absurdité encore bien plus palpable que celle du Dieu-Instinct aveugle. La réalité ne peut_être conçue sur le modèle des phénomènes de foule, qui se produisent dans la réalité. L'équilibre, ou les oscillations périodiques autour d'un équilibre, ou la marche à l'entropie maxima, ou la -mar·che à l'ordre statistique, ou un phénomène quelconque de la physique macroscopique : condensation, raréfaction, décantation, fluctua­tion, etc., peuvent difficilement être érigés en «Dieu» au sens ordinaire du mot, et l'on classe généralement comme athées les doctrines qui considèrent de tels phénomènes comme philosophi­quement fondamentaux. Mais les mots ne font rien à l'affaire. Considérer un phénomène statistique, un phénomène de foule, comme fondamental, comme l'Absolu, c'est .b!en le. considérer comme Dieu. Le vrai Dieu des atomistes antiques, c'est évidem­ment la foule des atomes et leurs combinaisons fortuites, et non pas les corps subtils que les Épicuriens logent bizarrement dans un canton de l'univers. Le concept<< Dieu)) n'a de sens que comme fonction propositionnelle, ce n'est pas un nom propre, ni l'équi­valent, condensé en quatre lettres, d'une description pittoresque. On peut donc dire que cette forme d'athéisme, qui pose comme Absolu le monde de la physique classique, n'est qu'un mauvais déisme. Elle se fait de Dieu une idée aussi naïve et contradic- ' toire que l'anthropomorphisme le plus simpliste. Elle est d'ail­leurs un anthropomorphisme déguisé, car elle pose comme seul concevable l'état de l'univers à l'échelle, sinon de l'homme, du moins d'une physique tout humaine.

Comme l'ont montré Dilthey (Théorie des conceptions du monde} et Leisegang (Denkformen), cette conception positiviste et .natu• raliste croit échapper aux questions d'origine en prolongeant à l'infini la ligne des processus physiques ordinaires.· D'une faç-ôn · très caractéristique P. Laberenne (1) considère comme un grand danger, pour la conception scientifique du monde, 1a thèse d'une origine temporelle de J'univers, mise à la mode par la découverte de l'univers en expansion : en effet, cette origine supposée- c'est­à-dire l'époque où le rayon de l'univers est à un minimum- ne remonterait qu'à une dizaine de millia.rds d'années. Au-delà de ce moment, on pourrait donc être tenté de croire, soit à une création comme G. Lemaître, soit à un état du réel complètement différent de l'état de l'univers de la science. Mais, heureusement, continue· Laberenne, le physicien R. C. Tolman a montré que les étoiles et

(1) Cf. M. BoLL, Les deux infinis, p. 216.

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 259

les ga~a_xie~ ét::'-nt ~eaucoup plus â~ées, on devait plutôt admettre une ser~e d osCillatiOns, du plus petit au plus grand rayon. « La vie de l'umvers serait ainsi composée d'une succession de festons dont chac~n .dure~~it, par. exempl~, cent milliards d'années; l'âge moyen des etoiles s. etendrait sur vmgt festons; l'âge moyen des galaxies sur deux mille festons; l'époque actuelle (dix milliards d'années), ~orrespon~rait à l'écoulement d'un dixième de feston. » L'origine des galaxies est alors tellement lointaine qu'elle ne semble plus poser; pour Laberenne et Marcel Boil, de problème métaphysique. Plus probablement, _l~s «naturalistes positivistes>) espèrent queJes astronomes et physiciens ne seront pas embarrassés pour imaginer de. nouveaux cycles encore plus vastes, et qui prolongeront indé­fimment le règne des phénomènes physiques que nous connaissons.

Il est pourtant bien évident que les phénomènes de foule le déterminisme statistique et les oscillations et fluctuations 'ne peuvent être phénomènes fondamentaux. Autant dire que l'o,céa-­nographie donne la clé pour comprendre la nature d'une molé­c?le d'eau. _Des fluctuations fortuites ou statistiques ne peuvent rien prodmre. Il faut, pour qu'elles paraissent productives qu'elles soient « captées », soit par une conscience en attente ; démon de Maxwell, ou inventeur tendu vers une solution soit

·plus généralement par un ordre de possibilités sous-jacent aux phénomène fluctuents.

. ~o,ntrairemen~ à c~ que l'on croit parfois, le calcul des proba­bilites ne porte Jamais sur le hasard, mais sur la structure sous-· jac~nte aux combinaisons fortuites. La chance pour avoir le six en Jetant le dé est de « gn sixième», non parce que les «lois du hasard >) le veulent ainsi: mais parce que le cube, géométrique-. ment, ·possède six faces égales. Comme le dit G. Matisse (1) «les soi-disant lois du hasard se rapportent à tout autre chos~ qu'à lui; ce sont des lois statistiques applicables aux ensembles

. collectifs de constitution déterminée et connue)). Le hasard et la statistique -ne peuvent être que révélateurs d'un ordre pré­établi, ils ne peuvent créer d'ordre. Dès qu'on la presse quelque peu, la conception du Dieu-Hasard ou du Dieu- "phénomène de

. foule » se ramène dolic à celle du Dieu-Ordre indiscernable d'un Dieu-Mathématicien ou d'un Dieu-Raison. 'L'hypothèse de la sélection naturelle, notamment, si on la prend sous la forme abstraite d'un pur triage machinal, n'est pas du tout un moyen d'échapper au finalisme cosmique. Elle revient, au contraire à faire porter tout le poids de cette finalité sur une sorte d'Orclre mathématique sous-jacent aux jeux du hasard. Les organismes

(1) Le hasard et les phénomènes orientés (Revue de MéldP.hys., 1914).

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260 NÉO-FINALISME

se produisent conformément à des possibles préétablis, qui fixent d'avance, éternellement, leurs conditions d'existence, selon les lois d'une sorte de topolOgie combinatoire.

* 1f 1f

Il est temps maintenant d'aborder enfin le fond du problème, et de nous expliquer sur le caractère fictif avoué de notre méta­physique. L'agencement interne de l'univers est tel que l'activité finaliste y règne partout :tous les êtres sont des domaines d'acti­vité, tous les «agents» visent un idéal, ou s'y conforment d'une manière ou d'une autre. Aussi, il importe assez peu de concevoir Dieu sur le modèle de l'agent humain, de l'agent organique, ou de l'agent minér_al. Car, de toute manière, on tombe dans une contradiction beaucoup plus graye que tous les anthropomor­phismes. Cette contradiction, la voici. L'agencement externe, par un Dieu transcendan_t, d'un univers tel qu'y puisse régner l'activité finaliste sous ses différents modes, cet agencement est-il encore lui-même une activité finaliste? Si l'on répond« n·on», cela signifie alors que la finalité n'est pas fondamentale, après tout, qu'elle est un simple fait dans le monde, et qu'il n'y a pas de Logos ou de Sens du monde. Si l'on répond « oui », on est condamné à une régression à l'infini, irrémédiable. Dieu est au monde dans son ensemble ce que n'importe quel agent dap.s le monde est à son domaine unitaire et à son idéal. Majs quel est l' «idéal» de Dieu? L'unité fondamentale de tous les modes de finalité ne fait que rendre la difficulté plus palpable. Si toute fina­lité suppose : agent, domaine unitaire de travail, iP.éal, la finalité du monde, c'est-à-dire le fait qu'il est agencé de manière à rendre possibles les activités finalistes particulières, demande-t-elle donc à son tour : agent, domaine unitaire, idéal? Dieu comme Sens des sens, ou Fin des fins, n'est donc pas plus intelligible que Dieu comme Cause des causes, ou 1hre des êtres. Dans un cas comme . dans l'autre, on est pris entre la régression à l'infini, ou la néga.:.' ti on du concept que l'on voulait porter au carré, - ce qui semble faire du concept lui-même un imaginaire. Ou bien le Sens des sens n'a pas de sens, ou bien il faut chercher un sens du sens des sens, et ainsi de suite. Autant N. Hartmann et les existentialistes ont tort de prétendre que la finalité humaine suppose la non­finalité de la nature, sa neutralité téléologique, autant il paraît incontestable que l'ensemble des finalités qui font la totalité du monde ne peut avoir de fin - comme s'il y avait, après tout, du vrai dans la philosophie de l'absurde.

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 261

La solution de Whitehead - avec lequel nous avons été sou­vent en accord - est ici inacceptable. Whitehead dédouble Dieu en un « Ultime » qu'il appelle .<c Créativité » et un cc Dieu » qui est its primordial, .. not. tempora~ accident (1) . . Ou ~ien il s'agit d:une régression à l'mfim amorcee et mal dissimulee sous ce duahsme non manichéen ou bien, si le Dieu non ultime de Whitehead est

: l'équivalent de 'r cc Idéal» du monde agissant comme lure, il s'agit d'une solution incomplète, nous allons le voir à l'instant.

Il n'y a qu'une manière et une seule, d'échapper à la contra­diction, c'est d'identifier Dieu, non avec un être ou un sens ou une activité transcendante au monde, mais avec les deux pôles de toutès les activités finalistes dont !~ensemble fait le monde. Dieu est ainsi Agent suprême aussi bien qu'Idéal suprême et la «Créativité » ne peut être distincte d'un Dieu qui est à la .fois et indissolublement Agent et Idéal. Comme le monde n'est fait que de lignes d'activité, Dieu est à la fois le mond~ et cependant distinCt du monde, car la multiplicité des activités joue, nous l'avons vu, le rôle d'une sorte d'opposition, le rôle d'une matière, pour chaque activité en particulier. Elle joue le rôle d'une résis­tance à l'effort d'information signifiante, de même qu'une foule n'est faite que d'individus, et pourtant s'oppose à chaque indi.:.. vi du.

Reconsidérons notre tableau (p. 242). Il représente en principe le monde tout entier, car il suffirait d'énumérer toutes les acti­vités cosmiques une par une pour avoir ia totalité du réel.

Le contenu des crochets, soit à gauche, soit à droite, désigne

,{Je J ,travaille p, atteindre à la

x <-'~-[Je J travaille· à actualiser un Agent ',

{x J travaille à actualiser un

c [Vérité]---------\ r.. . . ,l\ x Ltheme mnem1que_r-7 •

/Ideal [type spécifique]/

quelque chose qui n'est jamais complètement fini, déterminé. Les Idéaux en eux-n1êmes ont quelque chose d'insaisissable; les saisir, c'est automàtiqueme'nt travailler selon eux et par consé­quent les incarner dans notre ligne particulière d'existence et d'activité. Les agents de même. « Je »ne me saisis que dans mon acte ou, comme cet acte enrichit le <<je>>, je ne me saisis que

(1) Process and realily, p. 9 (cf. aussi p. 42 sqq., et le dernier chapitre de l'ouvrage).

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262 NÉO-FINALISME-

c~mme «moi>> enrichi, ayant des habitudes, des talents, dont cc Je >> parle comme d'une .personne étrangère. Le cc je >> du « Je pense » est insaisissable. Dès que le penseur parle de lui il se transforme en objet pour un cc penseur>> plus lointain, et ainsi de suite. Mais c'est non moins vrai pour toutes les activités et tous les travaux. Le paradoxe dè Lequier: «Faire, et, en faisant, se faire >>, l'exprime très bien. Se faire, c'est travailler avan.t d'être. Un être qui n'est qu'agent, qui n'est que dans la mesure où il agit, ne peut, par dé finition, jamais se saisir lui-même car on ne peut saisir qu'un être, et non une activité, qui est elle-~ême une activité de saisissement. Notre «je>> conscient n'a pas commencé son existence par un premier coup d'œil sur lui-même il ~ a~ en con~inua_nt un acte, l' ac~e formatif embryonnaire, qui lm-meme continuait. un acte. gerrmnal. Il y a une loi analogue pour les idéaux et les valeurs : un but concret est relatif à une fin, une fin à un idéal et un idéal particulier à un idéal universel insaisissable. Le travail qui' le vise aboutit à une œuvre qui, même réussie, et surtout quand elle est réussie, s'interpose comme un écran entre l'idéal_ et l'agent ..

L'activité, le travàil; qui est toute la cc substance» du monde d'après la science contemporaine, ne peut être dissocié de ses deu~ pôles qui lui sont à la fois intimes et transcendants. Mais, peut-on parler d'un seul pôle Agent et d'un seül pôle Idéal, malgré les myriades de centres d'activité? En d'autres termes, l'Insaisîs­sable, dans tout ce qui est entre crochets, est-il; lui, homogène, et peut-on en parler comme d'un x? Il le semble bien car en suivant n'importe quelle ligne d'activité suivant la cc structure fibreuse>> de l'univers, on trouve des embranchements pour n'importe quelle autre ligne. L'x insaisissable qui est .derrière mon «je», l'Activité d'où l'activité de mon «je>> est sortie est' aussi l'x insaisissable de n'importe quel autre «je» ou de ~'im­porte quel agent vivant aujourd'hui. La reproduction par auto­copiag~ ne peut être, nous l'avons vu, analogue à un calquage mécamque, elle suppose une unité interne des deux lignes bifur­quantes, au moment de la bifurcation, de même que la fusion de deux lignes dans la fécondation produit un seul être qui dit« je,, malgré ses deux parents. L'hypothèse de G. Lemaître sur l'atome primordial peut être vraie ou fausse sous la forme qu'il lui donne; elle prouve au moins que des bifurcations dans la vie de l'atome ~e .s~nt pa~ inconce:ables. S_i :nême cette multiplication des Individus miCr~-phys1q?-es étmt Impossible dans l'espace-temps, cela ne voudrait pas dire qu'une unité insaisissable de tous les individus, de tous les « agents de la matière », selon l'expression

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 263

de H. Weyl- et de Riezler, soit impossible dans le trans-spatial. De même, et symétriquement, bien que là démonstration soit plus difficile e~ ne puisse s'appuyer sur des vraisemblances scien­tifiques, la mise au singulier du mot « Idéal>) semble justifiée par l'unité fond.amentale de tous les Idéaux. Les thèmes rnné--

. miques se coordonnent en des systèmes plus vastes, dans la mesure où 'mémoire et invention sont indiscernables. Les idées semblables sont numériquement les mêmes idées. Des millions d'individus peuvent avoir le même idéal. Malgré les conflits des valeurs, la notion d'un Idéal suprême est tout de rnême moins mythique que l'imagè d'une lutte de Dieu et de Satan ou d'Or­muzd et d'Ahriman.

La continuité cosmologique des existences, comme l'harmonie, toute relative, des idéaux, peut donc passer pour l'expression de quelque chose de plus profond. Si l'x ne commence jamais à exis­ter, et s'il ne peut se saisir lui-même comme objet, c'est qu'il est Dieu. C'est Dieu qui existe en chacun de nous, comme il subsiste en chacun des Idéaux. Il n'y a, disions-nous, pas d'être libre, il n'y a que des activités libres. Il faut corriger cette formule par celle-ci :il n 1y a qu'un être libre, Dieu en nous, et nous n'existons­qu'en créant, c'est-à-dire en travaillant selon l'ordre de l'idéal, qui est aussi Dieu dans les Idéaux. Dieu ne crée donc pas vrai­ment des êtres libres ou des activités libres qui se détacheraient de lui : c'était là l'élément mythique, et producteur d'antino­mies, dans notre fiction, comme dans tout créationnisme. Un être libre ne peut être créé, il est cç création continuée », c'est-à­dire <c Dieu continué ». La paradoxale dépendance existentielle de l'agent relativement à son activité ne s'applique pas à Dieu en nous. Notre âme se fait en faisant notre corps, et ces prolon­gements de notre corps que sont nos outils. Mais l'âme de notre âme, selon l'expression des mystiques, n'a jamais à se faire, parce qu'elle est éternelle, et qu'elle fait le temps, comme tout le reste. De même que nous survivons a'!-l:X changements des objets sur lesquèls nous travaillons, de même que nous pouvons passer d'une activité à une autre, bien que notre activité nous fasse être, Dieu survit aux changements mêmes des corps et des âmes. Notre âme meurt avec notre corps, mais l'âme de notre âme change d'âme et de corps, comme nous pouvons changer l'objet de notre activité. Les métamorphoses du Zeus antique sont le symbole de cette vérité : Dieu nous prend et nous laisse comme nous pou­vons prendre et laisser un travail en cours, bien que nous ne puissions pas cesser réellement d'agir.

Nous pouvons perfectionner notre tableau (p. 261) et en faire

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264 NÉO-FINALISME

un schéma pour symboliser les rapports de Dieu et du monde. De gauche à droite (comme précédemment) la polarité agent -+ idéal de l'activité. De haut en bas, son caractère de plus en plus incarné (par la multiplicité des êtres et leurs colonisations). Les lignes en chaînettes représentent les lignes d'activité individua­lisées. Au-dessus de la ligne horizontale I, Dieu comme Agent et Idéal dernier, à quoi toutes les activités sont suspendues~ Au-dessous de cette ligne, le monde, comprenant à la fois le trans­spatial déjà<< naturé, (entre les lignes I et II), et la nature spatio­temporelle (au-dessous de la ligne II). Entre les deux lignes hori­zontales, les « je », ou les principes d'individualité d'une part, les Idéaux figurés d'autre part, ne sont pas des existants spatio-

1 ..... l .., 1 g 1 ., 1 -gl + = 1 0 1

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DIEU· L'INSAISISSABLE

X Dieu comme Agent x Dieu comme Idéal

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--------~-~-~---- .

~ temporels au sens strict du terme. Notr.e «je», par exemple, est comme éternel relativement à un domaine limité de temps, et il a une sorte d'ubiquité relativement à un domaine limité d'es· pace; << je >> suis Dieu relativement à ma vie, si du moins je l'unifie par un Idéal.

Au-dessous de la ligne II seulement commencent les scènes de travail observables, dans lesquelles d'une part, l'agent apparaît

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 265

comme incarné,. comme un ensemble d'organes et d'outils agis­sants, dans lesquelles d'autre part le travail s'applique à des domaines de survol concrets au travers desquels l'agent aper­çoit un Idéal. guidant la transformation et l'amélioration du domaine.

Le paradoxe de Lequier s'applique à ce qui est entre les deux lignes horizontales : le « Je » se fait en faisant. Ici, acteur et œuvre sont inséparables. C'est vrai aussi bien de l'embryon qui se forme et s'individualise selon le potentiel mnémique de son espèce, que de l'artiste qui se modifie et enrichit son âme par ses propres œuvres. Que le forgeron puisse prendre ou laisser son travail matériel, ce n'est là qu'un phénomène secondaire, possible seule­ment au-dessous de la. ligne II. Ce phénomène ne doit pas dissi­muler le caractère fondamentalement inséparable de l'acteur et de l'œuvre·, et il doit encore moins être confondu - selon la gros­sière ·confusion du créationnisme vulgaire - avec la transce:n­dance de Dieu le.lativement à tous les individus dont il est l'être. et l'activité là ;plus intime .

Aucune des oppositions figurées dans le schéma n'est absolue; L'unité divine ne laisse aucune frontière imperméable. La région des formes-idées est Nature relativement à Dieu, mais elle est Dieu relativement à l'espace.,.temps. L'espace-temps lui-même n'est constitué que d'actions, et, en ce sens, il ne s'oppose pas au trans-spatial comme une sorte de matière opaque et rebelle. Il ne s'oppose au trans-spatial que comme moyenne purement sta­tistique des myriades d'activités qui le constituent.

Au «niveau» de Dieu même, non seulement Agent et Idéal sont inséparables, mais, probablement, la dualité des deux pôles n'est telle qu'à nos yeux. Dieu comme Agent ne diffère pas de Dieu comme Idéal. Dieu n'a pas de facultés, ni d'attributs, ni de distance à lui-même, ni de nature, puisqu'il est tout ce qui fait ~a. nature. Même pour les créatures, il n'existe jamais de séparation abrupte, de gauche à droite, entre le pôle Agent et le pôle Idéal. Il n'y a jamais agent pur, ni objet pur de visée. Tout être est à la fois créateur et créature. Réciproquement, une idée visée est toujours individualisée.: elle s'identifie au sujet qui la construit, et elle devient active comme lui. Les premières incarnations ·de l'x. actif·de l'organisme sont à la fois ses œuvres et ses substituts; elles sont elles-mêmes actives. Un thème d'invention est inventé, mais il invente à son tour. L'âme est formée, mais elle est aussi formante. Le corps est à la fois une œuvre d'art et un outil vivant, . capable de former ces corps, plus purement << corps >>, que sont les machines. Un souvenir est à la fois norme idéale quand. il

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266 NÉO-FIN ALISME

dirige nos tâtonnements vers lui, et auxiliaire intime du cc je))' quand il est habitude active et « autre je ». . .

Plan divin sous-jacent et activités finalistes ne se dissocient pas. Dieu mythiquement isolé, évoque l'image d'un artisan, pareil à ceux' que nous observons dans la nature, et dont l'activité fina­liste s'ajoute à toutes les autres sans rièn expliquer. Mais Die!-~ ne peut être isolé du Monde. Sa finalité ne s'ajoute pas aux fin~h­tés, elle en est le Seris total.

On pourrait résumer les tendances de la phil<?sophie c~ntem­poraine par deux phrases : << Le monde est absurde >>; << Dieu est mort; mais Dieu vient de naître, c'est moi. »Tout n'est pas faux dans ces deux phrases, mais le petit élément de vérité qu'elles contiennent est étrangement perverti. Le monde n'est pas absurde : il n'est fait que d'activités finalistes .et sensée_s. ~e ne suis pas Dieu-· non parce que Dieu est« autre que je» mais parce qu'il est aussi tous les autres <<je», et leur sens général. Je suis sur fond de toute la nature ordonnante qui me porte. J'avoue la référence au Logos et au Sens en parlant d'absurdité: Mais il est vrai aussi que, comme Agent divin et libre, je suis Nalura nalurans, et j'ai le droit de considérer comn1e neutre toute ~a Nalura nalurala jusqu'à l'avènement de ma liberté. Je sms capable d'inventer, même de nouvelles valeurs, qp.e je découvre en Dieu, mais qui sont aussi en moi, dans la mesure ?ù Dieu et rt je >> ne font qu'un. La nature, comme règne du multiple, et p~r l'effet des lois purement statistiques, est ce qui doit être soumis aux normes des diverses valeurs, ce qui donne du travail à mon effort finaliste vers le Sens. ((Toute logique suppose l'erreur, et· toute morale l'immoralité (1 ). >>

Seulement, cela ne veut pas dire qu'erreur, immoralité, absur­dité représentent une sorte de fond primordial, plus primordial que Dieu même. Dire : « Dieu est absurde >>, est entièrem~n~ dépourvu de sens. Dieu n'est pas, lui, sur fond d'un<< autre» qm serait l'absurde ou le non-sens. Et il n'est pas, comme chacun de nous pris en particulier, en lutte avec un règne du multjple,_ puis­qu'il est tout. Nous pouvons retourner contre ceux qm croient à un Grund le reproche de mythologie. Ce Grund ne peut être qu'une vaine imagination humaine, résidu del~ visi~n mytholo­gique du Chaos et de l'Abîme, ou vague sou:vemr soCia~ de terres marécageuses avant la culture. . . ,

Dieu n'est pas l'Agent des agents, leur fabricant, Il est l Agent qui est dans tous les agents. Sa liberté ou sa science ne co.ntredit.

(1) A. LALANDE, La raison et les normes, p. 12.

THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 267

pas la mienne,. car il est ma liberté et ma science. Son éternité · ne contredit pas mon temps, car le temps n'est le temps ---. c'est­

à-dire quelque chose de plus qu'une multiplicité pure d'instants qui ne se connaîtraient pas les uns les autres- que par l'éternité qui l'anime.

Enfin, l'idée de Dieu comme· Idéal et comme Agent a' est pas en contradiction avec nos médiocrités, nos fautes, nos maux, nos souffrances, qui sont aussi les siennes. On a toujours fait objec­tion à la fois contre le panthéisme ou la mystique positive, et contre le finalisme, de l'existence des valeurs négatives : laideur, .fausseté, injustice, faiblesse., haine, méchanceté. Mais, de même qu'il ne faut pas confondre vision noire et vision nulle, il ne faut pas confondre valeur négative et absence d~ toute axiologie. La philosophie qui ·établit l.a réalité du finalis:dre ·n'a pas la préten­tion d'être une théodicée.

Les hommes sont d'ailleurs trop prompts à parler de valeurs négatives èt à décréter, comme tel écrivain contemporain, que «l'Inde sent le diable, comme une vespasienne sent l'urine», l'Inde, ou le monde des insectes, ou le monde des reptiles, ou la forêt équatoriale, ou Béhémoth et Léviathan. Mais, bien entendu, l'Europe sent aussi le diable pour les Hindous à l'odorat délicat, et Béhémoth doit trouver l'homme monstrueux. Les dieux des autres deviennent facilement des diables. Ne tombons pas dans le provincialisme métaphysique et religieux. Nous sommes trop facilement pareils à ces dévots étroits qui s'imaginent que Dieu habite leur temple ou leur petite confrérie pieuse, pendant que le « Monde » est le royaume de Satan. Dieu n'est pas synonyme de Perfection, ou alors sa perfection est au moins autant dans la bigarrure, et la luxuriance, que ·dans la pureté et l'harmonie. Elle est dans la variété des accords dissonants, autant que dans l'accord parfait. L'improvidence, l'accident, la chance ou la mal­chance, peuvent faire partie de l'essence providentielle d'un monde où la liberté divine choisit de se multiplier en myriades de libertés et de finalités.

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RÉSUMÉ

Notre méthode a consisté à chercher des isomorphismes entre les faits, sans nous inquiéter des classifications traditionnelles.

Après avoir souligné le caractère contradictoire de la négation de ioule finalité et l'impossibilité, d'autre part, de ctmcevoir l'activité finaliste de l'homme conscient sans la rattacher à un monde organique lui-même finaliste, nous avons essayé de montrer que pour décrire les faits, il faut faire une distinction fondamentale entre les domaines unitaires d'action et les sys­tèmes liés seulement par des actions de proche en proche. La causalité sans finalité ne règne que dans ces systèmes. L'activité unitaire, c'est-à-dire l'activité authentique, est finaliste. Et comme l'univers n'est que l'ensemble de telles activités, la fina­lité est universelle. La causalité proprement dite n'est qu'un mode dérivé, dérivé de la multiplicité des << agissants ».

Les embryons et les cerveaux sont des exemples caractéris­tiques de domaines unitaires. Il est impossible de comprendre leur mode d'activité, si l'on n'admet pas en eux uil «survol absolu», impliquant une <t dimension)) métaphysique, toute diffé­rente des dimensions géométriques d'espace-temps. Ce survol absolu se traduit, pour l'observation objective, par l'équipoten­tialité.

Mais. tous les domaines unitaires sont du même type gé~éral; ils sont à la fois spatio-temporels et trans-spatio-temporels. Ils sont « forme vraie >> par l'activité informante, dynamiquement efficace, d'un Agent visant un Idéal. . · · ·La prévention anti-finaliste encore régnante dans l'esprit des .

savants contemporains n'est qu'une survivance du long règne de la· physique macroscopique. Elle résulte d'une transposition en dogme métaphysique de ce qui n'est vrai que pour l'ordre tout secondaire des lois d'interaction dans une multitude d'individus vrais. Elle est analogue à l'erreur commise autrefois par les phy­siciens, quand ils imaginaient l'atome sur le modèle d'un système planétaire, avec des trajectoires réglées par un jeu d'équilibres établis de proche en proche.

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270 NÉO-FINALISME

. Probablement, l'univers dans son ensemble, malgré le rôle Important qu'y jouent les lois secondaires, est du même type, fondamentalement, qu'un domaine unitaire. Il est en tout cas inadmissible qu'il soit une pure multiplicité, une sorte de Foule a~solue. De nombreux indices suggèrent que les finalités indi­VIduelles sont subordonnées à une Finalité ou à un Sens total. Les. activités finalistes individuelles sont toutes isomorphes. Elles. comportent toutes : « Agent -+ Travail -+ Idéal ». La finalité totale n'est pas à proprement parler isomorphe aux finalités individu~lles. Mais ce n'est pas qu'elle en diffère; c'est qu'elle les constitue.

TABLE DES MATIBRES

Pages

CHAPITRE PREMIER.- Le Cogito axiologique. . . . . 1 II. - Description de l'activité finaliste . . 8

a) La. liberté. . . . - 8 b) L' existenbe . . . 9 c) L'activité-travail. 10 d) La finalité. . 11 e) L'invention . 12 f) La valeur . . 13

CHAPITRE III.- L'activité finaliste et la vie orga-nique ..... .

IV.- Les contradictions .de l'anti-Îma-lisme biologique.

a) Les jeux de hasard organique~ . . . . . . . . . b) La régulation du métabolisme en circuit externe . c) Le camouflage animal et l'application des lois de la

.Gestalttheorie. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAPITRE V. - L'activité finaliste et le système nerveux ........ .

·VI. -Le cerveau et l'embryon . a) Explications quantitatives. . . . . . . . . . . b) Explications psychologiques ou physiologiques glo-

bales·. . . . . . . . . , . . . . . c} Explications gestaltistes pures . . . . . . d) Explications connexionistes pures . . . e) Exp1ications par Bestalt et connexions. . .

CHAPITRE VII. - Signification de l'équipotentialité. VIII.- L'illusion :t-éciproque d'incarnation

et 1 'existence << matérielle » . . . . IX. - <( Surfaces absolues » et domaines

absolus de survol· .... X. - Domaines absolus et liaisons . . . .

16

23 23 25

26

35 47 64

65 65 67· 67

72

80

95 110

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272 NÉO-FINALISME

Pages

CHAPITRE XI. - Domaines absolus et finalité 118 a) Formes thématiques . . . 118 b) Le possible et le nécessaire. 119 c) Survol temporel et finalité . 120 d) Choix et travail . . . . . 123 e) Auto-conduction et finalité 127

CHAPITRE XII.- La région du trans-spatial et du trans-individuel . . 132

a) L'évocation mnémique et l'invention . 132 b) La subsistance mnémique . . . . . . 134 c) L'action de la ressemblance . . . . . 136 d) L'imitation . . . . ·. . . . . . . . 137

CrrAPITRE XIII. -Les niveaux du trans-spatial et l'ac­tivité finaliste . . . . . . . . . . 143

RÉSUMÉ.

XIV.- Les êtres du monde physique et la structure fibreuse de 1' Univers. . 149

XV. - Les théories néo-matérialistes . . . 164 XVI. - Le néo-Darwinisme et la sélection

naturelle. . . . . . . . . . . . . 17 4 XVII. - Le néo-Darwinisme et la génétique. 192

XVIII.- L'organicisme et le dynamisme de la finalité. . . . . . . . 205

Les théories organicistes. . . . . . .

XIX. - Le psycho-Lamarckisme XX. - Théologie de la finalité.

IMPRIMERIE FLOCH, MAYENNE. -10-1-1952

ÉDIT. 22.900 IM-P. 2.229

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