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235 RÉCEPTION, TRADUCTION ET INFLUENCE DES SONNETS DE MARGUERITE YOURCENAR EN ARGENTINE par Jean-Pierre CASTELLANI (Université François Rabelais, Tours, France) C’est le propre des écrivains cosmopolites et classiques comme Marguerite Yourcenar que d’avoir la capacité de toucher la sensibilité et l’intelligence des hommes, à des époques tout à fait différentes, dans des circonstances dissemblables, au-delà des modes superficielles. Dans sa retraite solitaire, l’écrivain crée, et la rencontre avec ses lecteurs se fait un jour selon des critères qui échappent à tout le monde et que l’on ne peut analyser qu’a posteriori. De plus, les rapports de Yourcenar avec ses lecteurs ont toujours été singuliers : la durée de sa création – depuis 1921 jusqu’à 1987, année de sa disparition – la variété des traductions de ses livres diffusés dans le monde entier, le caractère universel de sa culture et de son inspiration, qui va de la civilisation gréco-romaine à l’univers anglo-saxon en passant par l’Orient, expliquent que des relations secrètes, ambiguës et incontrôlables se sont établies entre les textes de Yourcenar et son public, ou plutôt ses publics, à des époques très différentes, dans des circonstances variées et dans des pays très éloignés. Cette œuvre de solitaire a souvent eu un succès lent à se dessiner, même en France, bien que la langue française ait toujours été celle de son écriture première. Entre le succès commercial des Mémoires d’Hadrien en 1951 et le Prix Fémina obtenu par L’Œuvre au Noir en 1968, un grand vide s’instaure ainsi entre Yourcenar et ses lecteurs français. L’exemple de l’Argentine peut paraître encore plus significatif de ce décalage constant dans la mesure où il s’agit d’un cas atypique : en effet, la présence de la culture hispano-américaine est assez rare dans les écrits de Yourcenar, si l’on excepte les textes consacrés à Borges. Pourtant, la

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RÉCEPTION, TRADUCTION ET INFLUENCE DES SONNETS DE MARGUERITE YOURCENAR

EN ARGENTINE

par Jean-Pierre CASTELLANI (Université François Rabelais, Tours, France)

C’est le propre des écrivains cosmopolites et classiques comme Marguerite Yourcenar que d’avoir la capacité de toucher la sensibilité et l’intelligence des hommes, à des époques tout à fait différentes, dans des circonstances dissemblables, au-delà des modes superficielles. Dans sa retraite solitaire, l’écrivain crée, et la rencontre avec ses lecteurs se fait un jour selon des critères qui échappent à tout le monde et que l’on ne peut analyser qu’a posteriori. De plus, les rapports de Yourcenar avec ses lecteurs ont toujours été singuliers : la durée de sa création – depuis 1921 jusqu’à 1987, année de sa disparition – la variété des traductions de ses livres diffusés dans le monde entier, le caractère universel de sa culture et de son inspiration, qui va de la civilisation gréco-romaine à l’univers anglo-saxon en passant par l’Orient, expliquent que des relations secrètes, ambiguës et incontrôlables se sont établies entre les textes de Yourcenar et son public, ou plutôt ses publics, à des époques très différentes, dans des circonstances variées et dans des pays très éloignés. Cette œuvre de solitaire a souvent eu un succès lent à se dessiner, même en France, bien que la langue française ait toujours été celle de son écriture première. Entre le succès commercial des Mémoires d’Hadrien en 1951 et le Prix Fémina obtenu par L’Œuvre au Noir en 1968, un grand vide s’instaure ainsi entre Yourcenar et ses lecteurs français.

L’exemple de l’Argentine peut paraître encore plus significatif de ce décalage constant dans la mesure où il s’agit d’un cas atypique : en effet, la présence de la culture hispano-américaine est assez rare dans les écrits de Yourcenar, si l’on excepte les textes consacrés à Borges. Pourtant, la

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disparition de Yourcenar, en 1987, a reçu un écho aussi intense en Argentine qu’en France : la presse du 19 décembre 1987 consacre à cet événement une place de premier choix, caractérisé par une ferveur, une émotion et une connaissance tout à fait remarquables. L’hommage est unanime, il sanctionne une histoire d’amour commencée en 1955 avec la magnifique traduction de Mémoires d’Hadrien par Julio Cortázar et celle des « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » par Marcelo Zapata (aux Éditions sud-américaines, bien avant l’édition espagnole de Edhasa, en 1982 et juste après la traduction italienne en 1953 et anglaise en 1954). Déjà en 1960 Le Coup de grâce avait été traduit en Argentine sous le titre El tiro de gracia (traduction de Herman Mario Lueva, Buenos Aires, Companía General Fabril Editora, Col. Anaquel).

On sait la relation intellectuelle et humaine qui s’établit entre Yourcenar et Jorge Luis Borges, qui se reflète dans l’essai : « Borges ou le voyant », dans le recueil En pèlerin et en étranger, publié, en 1989, après sa mort1. Ce texte, rédigé alors que Yourcenar est en pleine gloire, correspond à une admiration plutôt proche de celle d’un jeune écrivain débutant et admiratif devant un Maître. Borges s’impose à Yourcenar, c’est pourquoi elle lui consacre une conférence qui n’est pas à classer dans les causeries alimentaires qu’elle a pu donner pour survivre dans les années de l’après-guerre ou pour mieux vivre, plus tard. Il s’agit d’un discours qui peut être intégré dans le groupe de ces textes circulaires où l’hommage ou l’analyse servent autant la connaissance de celui qui en bénéficie que celui qui les profère. Il s’inscrit dans un groupe que l’on pourrait appeler "lecture critique d’autres écrivains" : outre Borges, on y trouve Oscar Wilde, Henry James, Goethe, Huysmans, Virginia Woolf, Enrique Larreta, Roger Caillois. Il s’agit, en réalité, de la conférence qu’avait présentée Yourcenar à l’Université Harvard et c’est vraisemblablement celle qu’elle préparait pour Copenhague en décembre 1987 mais qu’elle ne devait jamais prononcer car elle meurt le 17 décembre à l’hôpital de Bar Harbor, ayant dû annuler ce dernier voyage qu’elle projetait de faire en Europe. Le choix du grand écrivain argentin n’est sûrement pas fortuit et à travers lui, et ce qu’elle dit de lui, il y a un message sur Yourcenar elle-même. Quand cet autre, vu et présenté par l’auteur, est écrivain lui-même, la démarche devient encore plus subtile, 1 Marguerite YOURCENAR, En pèlerin et en étranger, Paris, Gallimard, 1989.

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plus complexe et plus porteuse de sens car tout portrait d’autrui peut devenir et devient, forcément, une sorte d’autoportrait par procuration. Dans la réflexion sur l’autre apparaît ainsi une réflexion sur sa propre vie ou conception de la littérature. Grâce à ce genre de texte, nous pénétrons nous-mêmes dans un cercle d’amitié, de complicité, d’identification dont nous étions exclus jusqu’au moment de son aveu public.

Le destin devait les faire se rencontrer par l’intermédiaire d’un réseau commun d’amitiés : celle de Victoria Ocampo, fondatrice de la revue argentine Sur, et grande amie de Borges, proche de Silvina Ocampo qui devait épouser Adolfo Bioy Casares, le plus grand ami de Borges, rencontrée en 1951 grâce à un dîner avec Max-Pol Fouchet. Celle aussi de Roger Caillois dont un des projets était de faire entrer à l’Académie française des écrivains comme Borges ou Yourcenar.

Yourcenar devait rencontrer Borges à Genève au cours de son dernier voyage en Europe, après la mort de Jerry Wilson. En 1986 elle se rend à Bruxelles pour y voir André Delvaux à propos de l’adaptation cinématographique de L’Œuvre au Noir, et à Genève pour y rendre visite à Borges qui se trouvait alors à l’hôtel, peu avant sa mort. Yourcenar a raconté à La Voix du Nord cette extraordinaire entrevue entre l’auteur des Yeux ouverts et le poète aveugle :

Je l’aimais beaucoup, je sens le monde plus pauvre de la mort de Borges. Il avait gardé toute sa lucidité, sa fermeté. Comme c’est étrange qu’il soit mort de façon très borgésienne, venant de louer un appartement qui n’avait pas de numéro, dans une rue qui n’avait pas de nom... Je lui ai demandé : Borges, quand est-ce que vous sortirez du labyrinthe ? Il m’a fait cette réponse : quand tout le monde en sera sorti2.

C’est précisément par le biais de ces deux femmes extraordinaires que

furent Silvina et Victoria Ocampo que se fonda l’influence peu connue de Yourcenar sur une génération de jeunes poètes argentins, dont l’une des manifestations est la traduction de sonnets des Charités d’Alcippe par l’un des représentants de ce courant : Juan José Hernández que nous allons commenter dans la deuxième partie de notre exposé.

2 La Voix du Nord, 16/08/1986.

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Ces deux femmes ne pouvaient qu’être fascinées par Yourcenar et réciproquement comme celle-ci l’était par Borges, et de façon curieuse c’est par la poésie que va s’établir ce lien. En effet, elles représentent ce que l’on pourrait appeler l’establishment intellectuel argentin des années 30 et, plus particulièrement, celui de la capitale fédérale Buenos-Aires. Silvina, née en 1903 (comme Yourcenar) est élevée dans une famille aisée, et dans la maison familiale on trouve de nombreux ouvrages en langue anglaise et française, de poésie surtout. Cette bibliothèque des Ocampo est d’ailleurs devenue un lieu culte et sa partielle destruction en 2002 a provoqué un traumatisme national qui a conduit à une restauration récente et à une réouverture, signe du regain culturel en 2004. Dans cette Argentine des années 20 et 30 l’influence européenne est prépondérante, l’Argentine est une des plus grandes puissances mondiales sur le plan économique et, dans le domaine culturel, elle est à l’affût de tous les mouvements novateurs, venus d’Europe de façon privilégiée. C’est le pays de toutes les avant-gardes, en peinture, architecture, littérature, éditions de livres et de revues, rejoignant en cela les idéaux européens et laïcs de Sarmiento. Les deux sœurs Ocampo, deux femmes justement, ce qui donne plus de valeur à leur démarche et explique sans doute le rapprochement avec Yourcenar, participent activement à cette effervescence. C’est ainsi que Silvina prend des cours de dessin auprès de Giorgio de Chirico à Paris, et que Victoria (née en 1890) invite l’architecte Le Corbusier pour mener à bien un projet de transplantation d’un arrondissement parisien dans le quartier de Buenos-Aires appelé la Recoleta. C’est elle aussi qui fonde, en 1931, la revue Sur (qui va être publiée jusqu’en 1970) dans laquelle vont être présentés de nombreux textes novateurs et qui va exercer une grande influence dans les milieux littéraires argentins. Dans ce travail de divulgation de la culture européenne Sur introduira en Amérique latine des auteurs comme Virginia Woolf, Albert Camus, Jean-Paul Sartre ou Marguerite Yourcenar. Sa mère fut scandalisée par les audaces de sa fille et elle s’opposait par exemple à ce que celle-ci peignît, en particulier des nus surréalistes. Elle illustra, dans cette perspective, les premiers poèmes de Borges dans des revues d’avant-garde, cherchant à tisser très tôt des liens entre la littérature et l’art. Elle dut renoncer à cette carrière dans le domaine plastique à cause de l’opposition de sa mère et se consacra alors à sa vocation littéraire. Une très belle exposition présentée à la galerie

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madrilène du Centre d’Art Moderne, en janvier 2004, atteste pourtant de la qualité de ces ébauches, aquarelles, dessins réalisés au cours de différents voyages à Paris.

Victoria Ocampo, de son côté, sera l’auteur d’essais sur Virginia Woolf, Tagore ou Gandhi. Elle se lance surtout dans une des pratiques qui illustrent le mieux cette ouverture à l’étranger : la traduction de grands auteurs européens. Pour elle, traduire n’est pas seulement un acte technique en vue du meilleur passage d’une langue à l’autre, mais c’est aussi la manifestation d’une forme d’esprit d’ouverture par une adhésion aux valeurs reflétées par l’auteur du texte source, c’est un acte créateur. On sait qu’à la Bibliothèque de Petite Plaisance est répertorié un ouvrage intitulé Testimonios sobre Victoria Ocampo, 1962 (Témoignages sur Victoria Ocampo) dont on peut imaginer qu’il fut lu et relu par Yourcenar.

Ce sont donc deux femmes libres, sinon révolutionnaires, du moins rebelles, provocatrices, nomades, favorables à toutes sortes de transgressions : on reconnaît là des traits de caractère propres à Yourcenar. Face à une société d’ordre et de tradition elles représentent le goût de la nouveauté, de la remise en cause et de la liberté.

Nous avons choisi de nous intéresser à Juan José Hernández, l’un des poètes de cette jeune génération d’Argentins formés à cette époque parce qu’il a traduit des poèmes des Charités d’Alcippe et qu’après de nombreuses recherches nous avons pu retrouver des traces d’une de ces traductions et d’une entrevue avec Silvina Ocampo à propos de la poésie de Yourcenar, publiée en 1983. Nous avons pu aussi, au cours des derniers mois, établir un contact direct avec le poète qui a bien voulu répondre à nos questions à propos de ses rapports avec l’œuvre poétique de Yourcenar3.

Juan José Hernández appartient précisément à ce groupe d’écrivains de l’intérieur puisqu’il est originaire de Tucumán, capitale d’une des 3 Dans ce travail, long et délicat, nous avons été aidés par un jeune chercheur de l’Université de Tucumán, Jorge Perea et par Mercedes Borkosky, professeur dans cette même Université que je remercie infiniment de leur aide et de m’avoir procuré les documents nécessaires à cette étude. Signalons que Juan José Fernández est mort le 21 mars 2007. Le poète Luis Antonio de Villena l’a salué en ces termes dans El Mundo : “Ambicioso, muy ambicioso en la literatura, pero perezoso y lánguido en un vivir que le gustaba sensual, Juan José Fernández fue un tipo encantador y un escritor magnífico”.

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provinces les plus isolées et les plus pauvres du nord-ouest de l’Argentine4. À l’occasion d’un séminaire que j’ai eu l’honneur de donner, en 2000, à l’Université de Tucumán, j’avais déjà découvert l’existence de cette génération d’intellectuels qui étouffaient dans une région sans maison d’édition susceptible de publier leurs textes, et qui rêvaient tous du voyage à Buenos-Aires, la capitale. Ils étaient sûrs d’y trouver des bibliothèques riches de tous les livres du monde entier, les cafés littéraires sur le modèle parisien ou européen, la vie de bohème, phase incontournable dans l’itinéraire d’un jeune poète de ces années-là, une liberté intellectuelle, sociale, sexuelle. Comme d’autres provinciaux, tels Tomás Eloy Martínez ou Manuel Puig, entre autres, Hernández a très vite envie de laisser sa province et de gagner la capitale pour y connaître d’autres créateurs, loin de l’univers fermé et sclérosé de Tucumán. Hernández commence très jeune son activité littéraire avec, en 1952, un premier recueil de poèmes : Negada permanencia y La siesta y la naranja, à forte contenance sensuelle, assez éloignée de la poésie pure ou d’une inspiration métaphysique à la mode à cette époque, dans la mouvance de Rilke ou de Claudel. Il s’agit d’une poésie dénuée de tout engagement social ou idéologique. Ses modèles sont Pablo Neruda, Saint-John Perse, César Vallejo, Rilke. Il lit beaucoup Octavio Paz (en particulier ses textes érotiques), les modernistes comme Ruben Dario ou les français Paul Valéry, Charles Baudelaire, Paul Verlaine et Marguerite Yourcenar qu’il traduit. Plus tard il traduira aussi Jean Cassou, René Guy Cadou, Tennessee Williams5. Les poèmes du second recueil La siesta y la naranja sont plutôt narratifs et ont pour thème central l’enfance.

4 Il convient de faire remarquer que cette province ne connut pas toujours un pareil isolement : par exemple elle fut, au temps de la colonisation, le passage obligé pour le commerce avec le Vice-royaume du Pérou. À la fin du XIXe siècle, par ailleurs, elle fut le centre de la production florissante du sucre qui permit à la bourgeoisie de cette province de connaître une certaine prospérité. La création de l’Université de Tucumán fut une des manifestations de ce développement. C’est actuellement une des zones d’Argentine où l’on trouve le plus de différences entre une classe aisée très riche et un prolétariat à la limite du seuil de misère. 5 Juan José Hernández a ainsi été invité à la maison des Écrivains de Saint-Nazaire pour traduire in situ les poèmes de Verlaine inspirés de l’argot de la campagne, par exemple ceux tirés du recueil intitulé, à l’origine, et curieusement en castillan, « Hombres ».

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La rencontre avec la poésie de Yourcenar est donc la conséquence d’un goût pour la poésie moderniste et pour la traduction comme exercice littéraire sans autre but que le simple plaisir de rendre ces textes.

Les réponses que le poète nous a faites récemment confirment, en 2004, ces choix antérieurs, dans la partie de formation de sa vie. À la question de savoir comment lui était venue l’idée de traduire les poèmes des Charités d’Alcippe dont on sait que la première édition, limitée à 430 exemplaires hors commerce est de 1956, à Liège6 et qu’elle fut retirée de la vente par Yourcenar suite à un différend avec l’éditeur Alexis Curvers (il faudra attendre 1984 pour une autre publication autorisée chez Gallimard7) Hernández nous répond : « Je ne suis pas un traducteur professionnel mais plutôt hédoniste. J’ai traduit quelques-uns des sonnets de Marguerite Yourcenar pour le seul plaisir de rendre en castillan leur maîtrise formelle, la musicalité et l’émotion qu’ils possèdent dans leur langue d’origine. Je pense que l’intérêt pour l’œuvre de Yourcenar commence en Argentine avec la publication de la traduction de Mémoires d’Hadrien, par Julio Cortázar, en 1955 ». Et il ajoute ce détail très significatif des conditions de son travail : « La traduction que j’ai faite des sonnets de Yourcenar fut diffusée au moyen de photocopies, dans les nombreux ateliers de poésie qui existaient à l’époque à Buenos-Aires. Ensuite, en 1983, ils furent proposés en Espagne dans la version de Silvia Baron Supervielle8. Comme poète Yourcenar est presque inconnue dans mon pays, à la différence de son œuvre romanesque, comme en témoignent les incessantes rééditions de ses romans et récits. Il en est de même pour une autre écrivaine française : Colette ». Enfin Juan José Hernández nous précise qu’il n’a jamais rencontré personnellement

6 Marguerite YOURCENAR, Les Charités d’Alcippe, Liège, La Flûte enchantée, 1956. 7 Marguerite YOURCENAR, Les Charités d’Alcippe, Paris, Gallimard, 1984. 8 Silvia Baron Supervielle, cousine éloignée du poète Jules Supervielle, née à Buenos-Aires et installée à Paris dans les années 60, a été une grande traductrice en langue française d’auteurs argentins. Citons entre autres : Jorge Luis Borges, Les Conjurés, Genève, Jacques Quentin, 1989, Macedonio Fernández, Papiers de Nouveau venu et continuation de rien, Paris, José Corti, 1992, Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Paris, José Corti, 1993, Silvina Ocampo Poèmes d’amour désespéré, Paris, José Corti, 1997, et La pluie de feu, Paris, Théâtre, Christian Bourgeois éditeur, 1997, Arnaldo Calveyra, Le Livre du miroir, Paris, Actes Sud, 2000.

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Yourcenar : « La connaître m’aurait enchanté mais hélas quand je me rendis à Paris elle s’était déjà installée dans l’Ile du Mont Désert ».

À ces explications et confidences du poète il convient d’ajouter un texte essentiel pour bien mesurer l’influence de Yourcenar en Argentine. Il s’agit d’un entretien entre Juan José Hernández et Silvina Ocampo, publié le 11 septembre 1983 dans le supplément littéraire de La Gaceta, de Tucumán. Nous sommes dans les années de grande effervescence artistique à Buenos-Aires, et telles les dames des salons littéraires du XVIIIe siècle en France, Esmeralda Almonacid et Silvina Ocampo reçoivent des artistes, dans leur maison, entourées de leurs livres. Il est indiscutable que l’élection de Yourcenar première femme à être reçue à l’Académie française, le 6 mars 1980, et sa réception le 22 janvier 1981, ont eu un extraordinaire écho médiatique dans les années 80 et que cela n’a fait que renforcer la réputation de Yourcenar .

Silvina Ocampo et Hernández conversent à propos des sonnets de Yourcenar traduits par ce dernier alors que Ocampo est sous l’effet de ce qu’elle appelle « la fragile domination » de Emily Dickinson dont elle traduit les poèmes : « Quand je traduis un poète, dit-elle, je me transforme en ce poète ».

Voici l’essentiel de cette conversation :

JJH : Marguerite Yourcenar, dans une interview récente, se définit comme une personne essentiellement mystique. Ses sonnets te semblent-ils mystiques? SO : Ils ne sont en rien mystiques. Quelle différence avec Emily Dickinson : elle oui était une mystique, une infortunée ! Dans les sonnets de Marguerite Yourcenar il faudrait parler plutôt d’un érotisme mystique. JJH : Outre l’érotisme, il y a dans ses sonnets un amour généreux pour les animaux et les plantes, un certain panthéisme non chrétien qui illumine sa sensibilité et son intelligence. SO : Saint François lui aussi aimait les animaux, les plantes, les oiseaux... JJH : C’est vrai, mais son amour sans faille de toutes les créatures était étranger à la tradition judéo-chrétienne. Chez Saint François il y avait quelque chose d’un mystique hindou. Revenons à Marguerite Yourcenar : ses sonnets, bien qu’érotiques et panthéistes, semblent plutôt régis par la raison qui leur impose un ordre d’éloquence déclamatoire. En ce sens, son langage rappelle celui de Racine, Baudelaire, ou de Mallarmé.

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SO : Ses sonnets, comme ceux de Mallarmé, sont à la fois décoratifs et profonds. Il y manque, certes, cette atmosphère décadente, un tant soit peu malsaine, de certains sonnets de Mallarmé. Lire Marguerite Yourcenar revient à entrer dans une maison lumineuse, ordonnée, bien nettoyée. JJH : La rhétorique décadente, qui a détruit la poésie amoureuse de Delmira Agustini serait inconcevable chez Marguerite Yourcenar ; pour elle, la passion n’exclut ni la raison ni le bonheur. Un érotisme mystique, comme tu disais tout à l’heure, mais par-dessus tout, lucide. SO : Je crois savoir que c’est une femme heureuse. Comment ne le serait-elle pas en vivant comme elle vit, dans un île déserte, tout occupée à lire, à écrire? Elle y possède une demeure, un four pour faire son pain, un chien qu’elle adore, un jardin, des plages pour se promener. Quelle privilégiée ! JJH : Je me permets une dernière question en qualité de traducteur peu expérimenté, comme tu as dû le remarquer en lisant le sonnet que tu as illustré pour La Gaceta. À ton avis quelle est la façon la plus appropriée de traduire un poème? SO : L’idéal est de garder, en le traduisant, l’harmonie des sons et du sens qu’il avait dans sa langue d’origine. Ne pas trahir la signification du poème peut être important mais il ne l’est pas moins de reproduire, dans la mesure du possible, ses valeurs acoustiques, sa musicalité. Il arrive qu’une traduction améliore le vers original. C’est le cas de la traduction par Alfonso Reyes de « Apparition » de Mallarmé. « La luna se afligía. Dolientes serafines/vagando-ocioso el arco-en la paz de las flores/vaporosas, vertían de exánimes violines/por los azules cálices blanco loro en temblores... » Personnellement je préfère la version castillane à la française9.

Au détour de cette conversation de salon, au cours de laquelle Silvina Ocampo paraît, d’ailleurs, à la fois admirative et jalouse de Yourcenar, on met en valeur cependant quelques-unes des caractéristiques principales de la partie savante de la poésie de Yourcenar : l’érotisme mystique, un certain panthéisme, la musicalité, à côté d’une lucidité sereine qui n’empêche pas l’expression d’une douleur mélancolique.

Et de façon significative elle choisit de publier, comme complément à cet entretien, sa version d’un des plus beaux poèmes des Charités d’Alcippe, le sonnet intitulé « L’homme épars », daté de 1930/1933 (voir Document n°1) sous le titre « El hombre disperso » (voir Document

9 La Gaceta, suplemento literario,Tucumán, 11/09/1983.

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n°210). Il est accompagné d’une très suggestive illustration de Silvina Ocampo qui atteste son identification aux sentiments exprimés dans ce sonnet. Le dessin, proposé par Silvina Ocampo, plutôt naïf, moins tendu, à nos yeux, que le poème, confirme cette interprétation : on y voit un homme et une femme tendrement enlacés tels Adam et Eve, dans un décor naturel, entourés de feuilles et de branches qui recouvrent en partie leurs corps nus (voir Document n°311). Cet homme épars trouve sa sérénité, dans une union harmonieuse avec la nature, dépassant ainsi sa peine, son orgueil, son égarement, son désir. Quand on lit ce magnifique vers : « J’aime dans nos deux corps nos cœurs répercutés » on comprend mieux ce curieux aveu de Yourcenar dans Portrait d’une voix, au moment où elle reconnaît qu’elle a détruit des premières formes poétiques des Mémoires d’Hadrien : « Le premier Hadrien allait dans le sens de la Grèce mystique, initiatique. Il reste dans mon mince recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe, ainsi que dans mes traductions des poètes grecs, des fragments de vers que j’avais insérés dans ces pages, comme des moments de silence rythmé » (YO, p. 53). C’est ainsi qu’un lien étrange se tisse entre ces poèmes, peu connus, et le texte des Mémoires d’Hadrien, dans une sorte de va et vient entre poésie et prose.

De façon curieuse, par une rencontre absolument pas préparée ni par

les uns, ni par les autres, les deux itinéraires se retrouvent en coïncidence : celui de Yourcenar qui avait écrit ces poèmes adolescente dans le cours de son évolution personnelle, plutôt dans le cadre européen des années 30 et celui de jeunes poètes argentins qui se forment à la même époque, les yeux tournés vers cette Europe qui les fascine à l’instar de Hernández qui les traduisait et les faisait circuler sous forme de photocopies dans les ateliers de poésie de Buenos-Aires.

C’est l’Argentine qui est allée vers Yourcenar, à partir d’un mouvement qui lui est propre, et non le contraire. La singularité de Yourcenar est précisément d’offrir des œuvres et des thèmes dans ses

10 On peut remarquer que Juan José Hernández a travaillé sur l’édition remaniée puisqu’il adopte la version corrigée qui rétablit, au vers 2, plaine (traduit par praderas) et non celle de 1956 qui proposait à tort plaintes. 11 L’illustration est un dessin original de Silvina Ocampo, signé à Buenos-Aires, ville où elle résidait alors, mais qui sera publié dans La Gaceta de Tucumán.

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livres qui, forcément, répondent un jour aux besoins d’un public, n’importe où dans le monde. Dans les années 80, cette rencontre magique, unique, féconde, a eu lieu entre elle et les Argentins, par le biais de quelques poèmes oubliés et parfois reniés par Yourcenar mais qui, comme elle le dira beaucoup plus tard : « constituent quelquefois, presque prophétiquement, une prévision de ce que j’allais écrire dans mes œuvres en prose » (PV, p. 315).

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Document n° 1 : Poème de Marguerite Yourcenar, Les Charités d’Alcippe L'HOMME ÉPARS Je végète dans l'arbre, ondule avec les plantes, Coule, bonheur liquide, avec l'eau sans contours. Ma peine s'est couchée au bord des plaines lentes ; L'élan de mon orgueil a dépassé les tours. J'ai perdu le sang tiède où mes mains s'ensanglantent ; Mes terreurs de ramiers font mes plaisirs d'autours ; Veillé, comme un fuyard, par les forêts tremblantes, Je m'égare et m'atteins en de souples détours. Désir, tu n'es que l'or ; mon amour est l'orfèvre. Dans tes bras je m'étreins, je m'entends sur ta lèvre ; J'aime dans nos deux corps nos cœurs répercutés. Et, par les soirs de gel, neiges intérieures, Où le vent et la nuit expugnent les cités, Je me prends en pitié dans les pauvres qui pleurent. 1930 (1933)

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Document n° 2 : Traduction de Juan José Hernández

EL HOMBRE DISPERSO

Me adormezco en el árbol, ondulo con las plantas. Corre, fluyente dicha, por cauces sin desvíos. Mi pena junto a lentas praderas se ha tendido ; Mi fervor ha humillado a las torres más altas. Perdí la sangre tibia, mis manos que sangraban ; Ayer pichón con miedo, hoy gavilán gozoso Que cautivo e insomne por frondas agitadas, Se extravía y refugia en vuelos caprichosos. Mi amor es quien el oro del deseo modela. En tus brazos me anudo y hablo por tu boca ; Tu corazón al mío su latido encadena. Y por las tardes frías, con nieves interiores, Cuando el viento y las sombras las ciudades despojan,

En los pobres que lloran mi piedad se desvela.

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Document n° 3 : Illustration de Silvina Ocampo,

La Gaceta de Tucumán, 11/09/1983

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III- MARGUERITE YOURCENAR ET HORTENSE FLEXNER

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