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Philippe Aubert de Gaspé Récits amérindiens Femme de la tribu des Renards Le Loup-Jaune, ancien chef maléchite Le Village indien de la Jeune-Lorette Édition présentée, établie et annotée par Julien Goyette & Claude La Charité Les Public’ de l’APFUCC, n° 3

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Philippe Aubert de Gaspé

Récits amérindiensFemme de la tribu des Renards

Le Loup-Jaune, ancien chef maléchiteLe Village indien de la Jeune-Lorette

Édition présentée, établie et annotée par

Julien Goyette & Claude La Charité

Les Public’ de l’APFUCC, n° 3

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Les Public’ de l’APFUCC sont des tirages limités et sont la propriété de l’APFUCC, soit l’Association des Professeur.e.s de Français des Universités et Collèges Canadiens.

De cette plaquette, troisième de la collection, il a été tiré 550 exemplaires composés en Garamond Premier Pro sur papier Enviro Édition naturel, dont 50 exemplaires dotés d’une couverture Via Felt à rabats, numérotés à la main (1 à 50), hors commerce et réservés aux souscripteur.e.s.

EX n°

Édition, annotation et présentation : Julien Goyette & Claude La Charité.Production : Sébastien Côté & Francis Côté.Révision : Marie-Ange Croft & Caroline Lebrec.

ISBN : 978-2-9811847-2-6 

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Tabula Gratulatoria

Les Récits amérindiens de Philippe Aubert de Gaspé, troisième Public’ de l’APFUCC, sont imprimés grâce à la générosité des bienfaiteurs de l’Association. Que soient ici remercié.e.s :

Adina Balint-Babos, Marc André Bernier, Janice Best, Claire Carlin, Hélène Cazes, Denis Combet, Francis Côté, Sébastien Côté, Marie-Ange Croft, Charles Doutrelepont, Robert Fournier, Isabelle Girard, Julien Goyette, Claude La Charité, Caroline Lebrec, Élise Lepage, Pascal Michelucci, François Ouellet, Denis Papillon & Swann Paradis.

• Département de français (Études supérieures), Université Carleton• Department of Languages & Literatures, Acadia University• MacOdrum Library, Université Carleton• Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire, Université du Québec à Rimouski• Regroupement des chercheurs en patrimoine ARCHIPEL, Université du Québec à Rimouski

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• Pr ésen tation •

Philippe Aubert de Gaspé, « le dernier aristocrate indigène » et les Aborigènes du

Nouveau Monde

Julien Goyette et Claude La CharitéUniversité du Québec à Rimouski

Publiés de façon posthume sous le titre de Divers, les trois Récits amérindiens de Philippe Aubert

de Gaspé, « Femme de la tribu des Renards », « Le Loup-Jaune » et « Le Village indien de la Jeune-Lorette », n’ont jamais été réédités ensemble depuis 1924. C’est le fils de l’auteur, Alfred, qui, à titre d’exécuteur littéraire, prit l’initiative de faire paraître le recueil en 1893 chez Beauchemin, où il sera réédité à trois reprises, en 1913, 1922 et 19241. Le titre de Divers, 1 Divers, Montréal, C. O. Beauchemin et fils, 1893, 145 p. ; Montréal, Librairie Beauchemin limitée, coll. « Bibliothèque canadienne. Montcalm », n° 408b, 1913, 139 p. ; 1922, 139 p. ; 1924, 122 p. « Le Village indien de la Jeune-Lorette » avait d’abord été publié dans Le Foyer canadien (1866, vol. IV, p. 533-551).

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qui insiste sur l’hétérogénéité, a le défaut de masquer le véritable centre d’intérêt du recueil. Il vient de ce que le fils a ajouté aux trois Récits amérindiens une réplique du défunt auteur à une critique parue sur ses Mémoires2. À ce jour, seules existaient des éditions indépendantes des deuxième et troisième récits, ainsi qu’une traduction anglaise intégrale de Divers publiée sous le titre plus évocateur de Yellow-Wolf and Other Tales of the Saint Lawrence3. La présente édition vise à remédier à ce défaut, en remettant en circulation le triptyque autochtone d’Aubert de Gaspé. Un tel ensemble textuel soulève de nombreuses questions non seulement sur la genèse de cette entreprise littéraire, sur la représentation des Amérindiens dans la littérature québécoise du XIXe siècle, sur l’histoire des communautés autochtones mises en scène, mais également sur certaines facettes plus sombres de notre histoire, comme l’esclavage et le racisme.

Moins connu que Les Anciens Canadiens (1863) et les Mémoires (1866), le recueil posthume Divers reçut

2 Il s’agit de « La Statue du Général Wolfe », publié du vivant de l’auteur dans Le Foyer canadien (1866, vol. IV, p. 513-523) et repris dans l’édition originale de Divers (p. 89-109).3 « Le Loup-Jaune. Ancien chef maléchite », dans Victor-Lévy Beaulieu, Contes, légendes et récits du Bas-du-Fleuve, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2003, t. 1 (Les Temps sauvages), p. 51-68 ; « Le Village indien de la Jeune-Lorette », dans Aurélien Boivin, Contes, légendes et récits de la région de Québec, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2008, p. 219-235 ; Yellow-Wolf and Other Tales of the Saint Lawrence, traduction et annotations de Jane Brierley, Montréal, Véhicule Press, coll.

« Dossier Québec », no 19, 1990, 159 p.

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en son temps un accueil enthousiaste, dont témoigne un compte rendu publié dans le Monde de Montréal en avril 1893 : « Ces derniers écrits d’un octogénaire, nous les avons lus d’une seule haleine et tels qu’ils sont, plus d’un jeune à plume fin-de-siècle se seraient trouvés heureux de pouvoir les signer4. » Les trois Récits amérindiens constituent, avec le manuscrit exhumé par Jacques Castonguay en 1991, les seuls témoins de la troisième œuvre que l’écrivain avait sur le métier lorsqu’il mourut en 1871. Désireux de poursuivre sur la lancée de la publication en 1866 du « Village indien de la Jeune-Lorette » dans la revue Foyer canadien, Aubert de Gaspé avait le projet de donner comme fil conducteur à cette œuvre inachevée ses souvenirs personnels et familiaux mettant en scène les anciens aborigènes du Canada, homologues et contemporains des anciens Canadiens grâce auxquels il s’était acquis une enviable réputation littéraire. Certes, l’auteur, né en 1786, était venu au monde après l’époque de la Nouvelle-France, mais, héritier d’une culture qui privilégie encore à certains égards l’observation sur l’écrit, il se targuait d’avoir connu de nombreux acteurs de cette période idéalisée : « Ceux qui écrivent maintenant l’histoire des anciens aborigènes du Canada ne peuvent le faire qu’en compulsant les anciennes chroniques de l’Amérique du Nord, mais moi, octogénaire, je vais les peindre tels qu’ils étaient

4 Pierre-Georges Roy, La famille Aubert de Gaspé, Lévis, s.n., 1907, p. 174.

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il y a cent cinquante ans5. » L’impression générale qui se dégage de ce chapitre inédit intitulé « Les aborigènes » est un rapport de grande proximité avec les Amérindiens qui, loin de vivre retranchés sur des réserves qui n’existent pas encore, sont omniprésents dans l’entourage immédiat de l’écrivain, y compris sur la grève du manoir familial de Saint-Jean-Port-Joli où il a grandi :

[ J]’ai beaucoup pratiqué les sauvages pendant mon enfance et pendant ma jeunesse. Les rives du fleuve Saint-Laurent étaient couvertes pendant l’été des pirogues d’écorce de bouleau de ces aborigènes qui se rendaient à Québec pour y recevoir leurs présents [du grand Ononthio, le gouverneur de la colonie] ou qui retournaient ensuite dans leurs villages, ou dans leurs forêts pour y passer l’hiver6.

Ce voisinage est tel que les Français vivent au contact des Autochtones jusque dans leur propre maison, comme l’illustre un souvenir éloquent de la tante de l’auteur :

Ma tante Charles de Lanaudière me contait que son père Le Chevalier de Saint-Luc étant surintendant des sauvages à Montréal, non seulement leurs écuries, étables, hangars et cours étaient encombrés d’Indiens pendant l’été, mais aussi la cuisine, le vestibule et autres chambres du premier étage de leur maison. Les portes des maisons, ajoutait-elle, restaient toujours ouvertes à cette époque

5 Jacques Castonguay, Philippe Aubert de Gaspé seigneur et homme de lettres, Québec, Septentrion, 1991, p. 180. Le manuscrit édité est conservé à Bibliothèque et Archives Canada, dans le Fonds famille Aubert de Gaspé, sous la cote MG 18 H 44.6 Ibid., p. 181.

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même pendant la nuit, je rentrais souvent très tard avec ma sœur en sortant d’un bal, ou d’autres parties de plaisir, et il nous fallait passer sur le corps des sauvages endormis pour monter dans nos chambres7.

Cette proximité physique confine parfois à la familiarité, comme pour ces Malécites qui font irruption dans le manoir de Saint-Jean-Port-Joli et qui effraient malgré eux la mère d’Aubert de Gaspé, fraîchement débarquée de Québec et encore étrangère à une telle promiscuité. Elle aussi finira cependant par céder à cette familiarité en appelant « vieux croquignoles » les anciens autochtones

« auxquels il ne restait que quelques lambeaux d’oreilles taillées en branches comme nos beignets canadiens8 ».

Pareille fréquentation assidue crée forcément une forme d’intimité. Pensons au jeune Aubert de Gaspé qui n’hésite pas à dérober des pommes de terre du caveau à légumes familial pour les offrir à Loup-Jaune dont l’enseignement, relaté dans le récit éponyme, forgera la personnalité de l’écrivain au moment d’entrer dans l’âge adulte, comme si le chef malécite représentait pour lui un père spirituel. C’est le cas également de la

« Grosse », la jeune esclave de la tribu des Renards qui fait l’objet du premier récit et qu’Aubert de Gaspé dit avoir connue depuis sa tendre enfance jusqu’à la mort de celle-ci. Adoptée par les Couillard pour jouer le rôle de nourrice auprès de leur jeune garçon, elle finira par considérer ce dernier comme son propre fils, au point que, bien des années plus tard, elle pressentira sa mort en dépit de la distance qui les sépare.

7 Ibid., p. 183.8 Ibid.

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Est-ce assez pour faire du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli «  l’ami et le défenseur  » des Amérindiens comme le prétend Aurélien Boivin9 ? Peu d’actions concrètes, en dehors de ses relations de voi-sinage avec les Amérindiens, soutiennent une pareille affirmation dans sa biographie. Avant la publication de Divers, les personnages amérindiens d’Aubert de Gaspé sont discrets et souvent confinés à des rôles de soutien. On peut penser aux guerriers abénaquis, al-liés des Français, qui capturent Archibald de Locheill après que celui-ci eut incendié le manoir familial de son ami d’enfance dans Les Anciens Canadiens. On peut également évoquer les rameurs à moitié ivres et le rassemblement haut en couleur dans les rues de Québec des « Notes et éclaircissements » du même ouvrage. Il y a également ce jeune Abénaquis condamné à mort pour un double meurtre qui se rend aux autorités à condition d’être fusillé plutôt que pendu. Il y a encore le

« grand Vincent », le meilleur coureur du séminaire de Québec qui est sans doute le Vincent-Ferrier Sasennio du « Village indien de la Jeune-Lorette ». Il y a enfin cet « animal des forêts » d’une tribu non identifiée qui, coup sur coup, défait le jeune Louis-Joseph Pa-pineau et le directeur du séminaire de Québec au jeu de dames dans les Mémoires10. Une telle parcimonie 9 Aurélien Boivin, « Divers, récits de Philippe Aubert de Gaspé », dans Maurice Lemire (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Montréal, Fides, 1978, t. I (Des origines à 1900), p. 196.10 Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens, édition critique par Aurélien Boivin, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 2007,

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s’explique-t-elle par le fait qu’Aubert de Gaspé réservait ses anecdotes et ses souvenirs à propos des Amérindiens pour l’ouvrage entrepris à la fin de sa vie ? Ou est-ce au contraire la conscience d’avoir jusqu’alors éludé la question qui l’aura finalement décidé à entreprendre l’écriture des Récits amérindiens ?

Chose certaine, Aubert de Gaspé utilise de nom-breux synonymes pour désigner ceux qu’il appelle, comme ses contemporains, tantôt sauvages tantôt Indiens. Le terme d’Aborigène qui lui a inspiré le titre de son chapitre inédit et qui revient dans les récits de Divers est beaucoup plus rare, sans lui être propre. Il est clairement employé pour magnifier les Amérindiens. En les appelant Aborigènes, Aubert de Gaspé fait ce qu’avait déjà fait Joseph-Charles Taché en nommant forestiers et voyageurs ceux que la langue commune désignait comme bûcherons et coureurs des bois. Mais le terme d’Aborigène n’est pas que mélioratif. Il porte aussi des connotations héritées de l’Antiquité romaine. C’est l’érudit Jean-Baptiste Couillard qui, dans le pre-mier récit amérindien, souligne cette origine antique du mot, en réponse à la question de Joncas qui demande quel étrange animal est l’aborigène, n’ayant jamais entendu le mot : « [T]u sais aussi que le mot français aborigène est dérivé du substantif latin aborigenes, c’est-à-dire, naturels d’origine ou premiers habitants d’un

p. 272-293 et p. 399-405, note a ; Mémoires, édition établie, présentée et annotée par Marc André Bernier et Claude La Charité, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2007, p. 198-200, 212, 243-245. Une note relative au ch. XIII des Anciens Canadiens évoquait déjà le jeune Amérindien condamné à mort (ouvr. cité, p. 453, note a).

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pays ; ce qui fait que mon ami Katoué, appartenant à cette race d’hommes, est un aborigène ou naturel du Canada11. » C’est là une référence au début de l’Histoire de Rome depuis sa fondation de Tite-Live évoquant les Aborigènes qui auraient habité la pénin-sule italienne avant l’arrivée légendaire d’Énée et de ses compagnons. Étymologiquement, l’ethnonyme vient de l’expression ab origine (depuis les origines). Les Abo-rigènes ne sont donc pas simplement des gens nés dans le pays, ce que signifient Autochtones ou Indigènes, ils sont ceux qui l’habitent depuis les débuts. Utiliser une telle appellation revient à reconnaître une antériorité historique que seule l’expression récente de Premières Nations exprimera aussi. Mais il y a plus : comparer les Amérindiens aux Aborigènes de la péninsule italienne, c’est leur prêter l’hospitalité du roi Évandre connu pour avoir accueilli spontanément Énée et ainsi permis la fondation d’une nouvelle civilisation promise à un très grand avenir, la civilisation romaine, rôle qu’à son tour Aubert de Gaspé reconnaît implicitement aux Amérindiens dans le contexte de la Nouvelle-France et de ses prolongements historiques dans le Québec du XIXe siècle.

L’écriture des trois Récits amérindiens présente une proche parenté avec les Mémoires d’une part et les « Notes et éclaircissements » des Anciens Canadiens d’autre part. Certains commentateurs ne

11 Voir, dans la présente édition, p. 51. Les références aux trois Récits amérindiens renverront toujours à la présente édition et seront données désormais dans le corps du texte entre parenthèses.

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se sont d’ailleurs pas privés d’y voir un tableau de mœurs analogue – si ce n’est que cette fois-ci, ce sont des mœurs amérindiennes dont il est principalement question – à celui que l’on retrouve dans les deux premiers ouvrages du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli12. Les récits se présentent comme des souvenirs personnels de l’auteur qui, par le fait même, se porte garant de leur véracité. Le principe de classement retenu dans Divers correspond à l’ordre chronologique de ce qui est relaté dans les Récits amérindiens. Par ailleurs, les trois textes manifestent un même souci de précision pour ce qui est de l’inscription dans l’espace. La « Femme de la tribu des Renards » se déroule pour l’essentiel à la Pointe de Saint-Vallier vers 1746, soit environ quarante ans avant la naissance de l’auteur, même si la Renarde a le pressentiment de la mort prochaine de son fils d’élection en 1808 à Montmagny. Bien que l’auteur précise dès l’introduction avoir bien connu l’esclave amérindienne, c’est le seul des trois récits où l’auteur-narrateur n’entre en scène qu’à la toute fin comme témoin de la prescience de l’esclave, alors qu’Aubert de Gaspé a 22 ans et qu’il est étudiant en droit à Québec. « Le Loup-Jaune », quant à lui, relate une conversation avec le chef malécite éponyme, vers 1804 ou 1805, à Saint-Jean-Port-Joli, alors que l’auteur a 18 ans et étudie l’anglais chez le révérend Jackson de

12 Aurélien Boivin, « Divers, récits de Philippe Aubert de Gaspé », art. cité. p. 196 ; Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littéraire au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996, t. III (Un peuple sans histoire ni littérature. 1840-1869), p. 428.

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Québec. Enfin, dans « Le Village indien de la Jeune-Lorette », l’action se situe en 1816, dans l’actuelle réserve de Wendaké, à une époque où Aubert de Gaspé est à l’apogée de sa carrière, alors qu’il vient d’être nommé shérif du district de Québec à l’âge de 29 ans.

La composition de chaque texte fait par ailleurs intervenir un récit enchâssé narré par un personnage conteur qui n’est pas le narrateur-auteur. Chacun de ces récits a son propre cadre spatio-temporel. Ainsi, dans la « Femme de la tribu des Renards », Jean-Baptiste Couillard relate la légende du bûcheron hospitalier qui se déroule en Normandie, sans doute à l’époque médiévale. Dans « Le Loup-Jaune », le conteur éponyme narre la naissance légendaire de son grand-père homonyme, né des amours du dieu de la guerre Areskoué et d’une Malécite avant l’arrivée des Européens. Finalement, dans « Le Village indien de la Jeune-Lorette », Grand Louis raconte le pacte conclu entre Otsitsot et le Grand Serpent à la fin du XVIIe siècle, lorsque les Hurons quittèrent Sillery pour Lorette. Ainsi, chaque récit combine librement souvenirs, faits historiques et légendes, sans que la démarcation entre ces éléments soit toujours nette. Loin d’être cantonnée au récit enchâssé, il arrive que la légende contamine jusqu’au récit premier. C’est le cas, en particulier, du troisième récit, où, comme le fait remarquer malicieusement l’auteur dans une note de bas de page située à la toute fin, la légende du Grand Serpent est racontée par un personnage, Grand Louis, dont le nom en langue huronne est tellement apparenté à ce qu’il raconte qu’il est difficile de ne pas

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prendre l’interlocuteur amérindien pour un personnage légendaire : « Ohiarek8en signifie serpent en langue huronne ; et par une coïncidence, due au hasard, le Serpent me contait cette légende » (p. 101, note 20). De la même façon, le premier récit condense librement les événements historiques de trois générations successives de Couillard, celle du grand-père Louis Couillard de l’Épinay, qui est probablement celui qui a adopté l’esclave amérindienne, celle de Jean-Baptiste père, sur qui l’esclave a veillé, et celle de Jean-Baptiste fils, que l’auteur a personnellement connu et dont il fait le fils adoptif de la Renarde pour mieux se mettre lui-même en scène comme témoin de ce qu’il rapporte.

Au-delà de leur écriture complexe, les trois Récits amérindiens d’Aubert de Gaspé se caractérisent par la diversité et la complémentarité des communautés amérindiennes qu’ils mettent en scène. Loin de présenter les Amérindiens comme une masse indifférenciée de simples « sauvages » ou d’« Indiens à plumes », Aubert de Gaspé s’attache à distinguer l’histoire, le mode de vie, la langue et les aires géographiques propres aux Renards – qu’il confond toutefois avec les Iroquois – et aux Abénaquis dans le premier récit, aux Malécites dans le second et aux Hurons dans le troisième et dernier. Comme de nombreux lettrés de l’époque, écrivains, historiens, scientifiques, Aubert de Gaspé est fasciné par la culture de ces « philosophes naturels13  ». Influencé peut-être par l’exotisme américain de Fenimore Cooper, ou encore par les

13 C’est ainsi qu’il qualifie les Amérindiens dans Les Anciens Canadiens, ouvr. cité, p. 400, note a.

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contes et légendes de son compatriote Joseph-Charles Taché14, il n’hésite pas à émailler ses textes de termes amérindiens. Certains sont déjà courants en français et leur origine linguistique précise semble échapper à l’auteur. C’est le cas de sagamité (bouillie de maïs), squaw (épouse), wiggam (tente) ou tomahawk (hache de guerre). D’autres mots en revanche sont plus rares, voire sans autre attestation connue. On sent alors Aubert de Gaspé soucieux de distinguer les langues amérindiennes entre elles. Ainsi, baboujine (enfant) est un terme abénaquis qui semble cependant aussi compris des Iroquois. D’autres termes sont présentés comme iroquois, par exemple matchiotes (jupes), ou encore hurons, que l’on pense aux termes écrits avec 8 pour noter le phonème « ou » : ohiarek8en (serpent) et oria8enrak (rivière à truite) ; ou encore à otsitsot (carcajou). Dans un seul cas, Aubert de Gaspé transcrit une phrase complète en malécite qu’il place dans la bouche de Loup-Jaune : Qué ci ! Céna ! (viens ici, chien). Il est difficile, à partir de ces quelques échantillons,

14 Les Trois légendes de mon pays de Joseph-Charles Taché paraissent pour la première fois en 1861 dans Les Soirées canadiennes, soit avant l’époque présumée de la rédaction des Récits amérindiens. Par ailleurs, on sait que sans nécessairement s’être fréquentés assidûment, les deux écrivains se connaissaient. Dans ses Mémoires, Aubert de Gaspé raconte leur première rencontre, vraisemblablement dans les années 1830, alors que Taché exhibait son patriotisme en ne portant que des étoffes du pays (Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires, ouvr. cité, p. 243 ; 543 et 544, note 3). Les deux, au surplus, ont contribué aux Soirées canadiennes. Il est donc légitime de penser qu’ils ont pu se lire mutuellement.

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d’évaluer la connaissance réelle que l’auteur avait de ces langues amérindiennes. Il est évident que, ce faisant, il sacrifie à la couleur locale, chère à la littérature romantique. Ainsi, le terme chichicouè (maraca) qu’il place dans la bouche du serpent de Lorette ressemble plus à une réminiscence de Chateaubriand15, qui l’emploie, entre autres, dans Atala (1801), qu’à un véritable mot huron.

Parfois désignés ensemble sous le nom d’Etchemins, les Abénaquis et les Malécites appartiennent à la grande famille des peuples de langues algonquiennes. Tirant d’abord leur subsistance des produits de la chasse, de la pêche et de la cueillette, ces tribus pratiquaient néanmoins l’agriculture. Les Hurons, de leur côté, partageant la même souche culturelle et linguistique que  les Iroquois, vivaient dans des bourgades et possédaient une économie fondée sur la culture du maïs, des courges et des haricots. Les trois nations (Abénaquis, Malécites et Hurons) avaient en commun de participer à l’alliance franco-amérindienne d’avant la Conquête de 1760. Mais les Amérindiens qu’Aubert de Gaspé met en scène, ce sont d’abord ceux qu’il rencontre près de Saint-Jean-Port-Joli et de Québec, c’est-à-dire des membres de communautés qui, pour la plupart, sont alors en déclin ou déplacées. Les Abénaquis, dont Aubert de Gaspé ne manque pas de 15 Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, t. I, p. 49. Pour Alexandre Vinet, Chateaubriand est le véritable inventeur de la couleur locale romantique, grâce entre autres à ce terme de chichicoué (Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, Paris, chez les éditeurs, 1857, t. I, p. 207).

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saluer la « touchante » hospitalité dans la « Femme de la tribu des Renards », occupaient autrefois un vaste territoire sur la côte Atlantique, au nord de la Nouvelle-Angleterre, avant de fuir les colons anglais et de se replier sur la rive sud du Saint-Laurent dans le dernier quart du XVIIe siècle. Le pays des Malécites, quant à lui, s’étendait de l’embouchure de la rivière Saint-Jean jusque vers Rivière-du-Loup. Évalués à environ mille individus par le jésuite Pierre Biard au début du XVIIe siècle, les Malécites seront toutefois victimes des épidémies et devront composer par la suite avec le changement de souveraineté politique et la colonisation européenne. En 1828, une trentaine de familles malécites s’établissent à l’arrière de la seigneurie de L’Isle-Verte, dans ce qui deviendra la réserve du canton de Viger. Centenaire, Loup-Jaune assiste impuissant à la destruction du mode de vie des siens, qu’il impute aux Blancs :

Le wiggam du Maléchite a toujours été ouvert à l’étranger dans l’ancien temps, comme il l’est encore aujourd’hui. Les anciens disaient : « Viens, mon frère, te reposer de tes fatigues dans ma cabane, ma squaw va faire bonne chaudière pour apaiser ta faim. » Mais aujourd’hui le pauvre Maléchite n’a souvent à offrir aux voyageurs que l’abri de son wiggam. Les Visages-Pâles se sont emparés de nos forêts et détruit pour vendre leurs peaux, le gibier que le Grand-Esprit y a mis pour nourrir ses enfants. (p. 72)

Lieu du premier contact entre Européens et Hurons, symbole de la grandeur passée des Amérindiens, la Huronie occupe une place singulière dans l’imaginaire nord-américain. Située dans la région des Grands Lacs,

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sur la baie Géorgienne, elle sera qualifiée de « terre des martyrs16 » par Lionel Groulx en hommage aux sacrifices consentis par les missionnaires récollets et jésuites dans la conversion des Hurons. Décimés par les guerres iroquoiennes et les maladies contagieuses, notamment cette variole que redoutent tant les Amérindiens dans « Le Loup-Jaune », les Hurons se dispersèrent après 1649-1650. Avec l’aide des missionnaires jésuites, des rescapés parvinrent à se réfugier d’abord sur l’île d’Orléans, puis à Sillery17, avant de s’établir de manière permanente à la Jeune-Lorette où, progressivement, ils se christianisèrent, se francisèrent et se métissèrent18. Enfin, autour de ces trois tribus dont Aubert de Gaspé s’efforce de décrire avec précision les us et coutumes, caché derrière chaque arbre oserait-on dire, se trouve un ennemi à un seul visage. L’Iroquois des Récits amérindiens, en effet, est parfaitement conforme à la représentation caricaturale que l’on en donne au XIXe siècle : cruel, rusé et traître.

Les guerres amérindiennes, entre les colonisateurs et leurs alliés ou encore entre les tribus amérindiennes elles-mêmes, firent maints prisonniers, dont plusieurs devinrent esclaves. Présent à petite échelle en Nouvelle-France et lors des premières décennies du Régime

16 Lionel Groulx, Notre maître le passé, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1924, p. 265.17 Voir, à ce propos, Michel Lavoie, C’est ma seigneurie que je réclame. La lutte des Hurons de Lorette pour la seigneurie de Sillery, 1650-1900, Montréal, Boréal, 2010, 562 p.18 Denis Vaugeois, « Présentation générale », dans Denis Vaugeois, (dir.), Les Hurons de Lorette, Québec, Septentrion, 1996, p. 14.

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anglais, l’esclavage fut autorisé légalement en 1709 par l’intendant Jacques Raudot (1638-1728). Utilisés le plus souvent comme domestiques, ce sont des Noirs

– alors appelés « Nègres » – et surtout des Amérindiens qui sont tenus en servitude. Dans son Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français, l’historien Marcel Trudel répertorie 4 092 esclaves au Canada français, dont 2 692 Amérindiens, entre 1632 et le début du XIXe siècle, époque où, avant d’avoir été formellement aboli, l’esclavage disparut progressivement au Bas-Canada19. Morte en 1808, l’héroïne de la « Femme de la tribu des Renards », Marie-Geneviève, dite la « Grosse », serait donc l’une des dernières esclaves du Canada français20. Peut-être en raison de son aspect embarrassant, le phénomène de l’esclavage fut largement occulté par la littérature québécoise du XIXe siècle. En effet, on ne recense à ce sujet que quelques lignes peu mémorables : une gouaillerie d’Adolphe-Basile Routhier à l’égard de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ; un portrait que ce dernier dresse de la mulâtresse Thérèse, esclave

19 Marcel Trudel, Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français, nouvelle édition revue et corrigée, Montréal, Hurtubise HMH, 1994, p. xv. Par le Slavery Abolition Act, l’esclavage fut progressivement aboli dans tout l’Empire britannique à partir de 1834.20 En fait, selon les données rassemblées par Marcel Trudel et en excluant les individus qui, comme Lisette (voir infra), renoncent à leur affranchissement, elle serait l’avant-dernière (Marcel Trudel, avec la collaboration de Micheline D’Allaire, Deux siècles d’esclavage au Québec, Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Les Cahiers du Québec », 2004, p. 317).

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des Duperron-Baby ; et enfin une brève allusion de Philippe-Baby Casgrain à deux autres esclaves, eux aussi propriété des Duperron-Baby21. Dans Les Anciens Canadiens, Aubert de Gaspé présente Lisette, dont le personnage, précise-t-il en note, est inspiré d’une mulâtresse que son grand-père avait achetée alors qu’elle avait quatre ans. Indocile, l’enfant fut rapidement émancipée par sa maîtresse, mais refusa de quitter ce qu’elle considérait comme sa maison et sa famille : « Si son maître exaspéré la mettait dehors par la porte du nord, elle rentrait aussitôt par la porte du sud, et vice versa22. » C’est toutefois dans la « Femme de la tribu des Renards » que, le premier, Aubert de Gaspé aborde franchement le thème de l’esclavage. Le récit, véridique sous plusieurs aspects, même si l’écrivain prend des libertés évidentes avec la chronologie, raconte comment Jean-Baptiste Couillard, seigneur de Saint-Thomas et de Saint-Pierre, capitaine et érudit, troqua avec la Panthère, le fils de Katoué, chef abénaquis, un fusil de chasse contre une jeune esclave victime des jeux cruels des enfants de l’Amérindien. Après de longues palabres, et en jouant sur l’orgueil de la Panthère, Couillard parvient à conclure le marché et emmène l’esclave dans son domaine où elle sera baptisée, fera sa première communion, apprendra à baragouiner quelques mots de français et s’occupera de son fils de trois ans. Cette histoire, aussi vraisemblable soit-elle, présente une vision pour le moins ambivalente de l’esclavagisme.

21 Ibid., p. 338-339.22 Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens, ouvr. cité, p. 343 ; Mémoires, ouvr. cité, p. 93 et 511, note 29.

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Décrivant un Couillard horrifié par les mauvais traitements que les enfants de la Panthère infligent à la jeune Renarde, sachant quel sort les Amérindiens réservent aux esclaves et répétant sans cesse qu’elle n’a qu’à peine douze ans, le narrateur se garde bien de juger l’état de servitude de la « sauvagesse » une fois que celle-ci est devenue la propriété du seigneur. Bel exemple de la logique actancielle à laquelle obéit souvent la représentation littéraire des Amérindiens au XIXe siècle : un même comportement, une même pratique sociale qui est jugée inadmissible de la part du colonisé en raison de sa nature profonde se révèle parfaitement acceptable dès lors qu’elle s’inscrit dans la culture du colonisateur.

Malgré un souci ethnographique évident, Aubert de Gaspé reste donc un homme de son temps, et sa représentation des Amérindiens n’est pas exempte de lieux communs, de topoï narratifs et de stéréotypes que l’on trouve dans les romans, nouvelles et contes québécois du XIXe siècle23. Déjà, dans Les Anciens Canadiens, il n’avait pas hésité à accréditer le préjugé

23 Sur cette question de la représentation des Amérindiens en général, voir Gilles Therrien (dir.), Figures de l’Indien [1988], Montréal, Typo, 1995, 394 p. Sur leur représentation dans la littérature du XIXe siècle, voir Hélène Destrempes, « Mise en discours et parcours de l’effacement : une étude de la figure de l’Indien dans la littérature canadienne-française au XIXe siècle », Tangence, no 85, 2007, p. 29-46 ; et Vincent Masse,

« L’Amérindien “d’un autre âge” dans la littérature québécoise du XIXe siècle », Tangence, no 90, 2009, p. 107-133.

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selon lequel les Amérindiens seraient des menteurs24. À l’instar des écrivains de son époque, il tend également à considérer ces derniers comme des êtres du passé, puisqu’il s’agirait d’« une race maintenant éteinte25 ». Les principaux protagonistes amérindiens des deuxième et troisième récits appartiennent effectivement à la figure du « Dernier Sauvage26 ». Loup-Jaune descend d’une longue lignée de chefs redoutables et est le « dernier de sa race » (p. 76). Ohiarek8en noie dans l’alcool la douleur de voir son peuple, qui formait autrefois une

« grande et puissante nation » (p. 85), être réduit à une poignée d’hommes privés de leurs terres. Pour Aubert de Gaspé, l’Amérindien demeure indissociablement lié à la Nouvelle-France, voire à l’époque mythique d’avant la rencontre avec les Européens, autre lieu commun de la littérature de l’époque. Et on pourrait énumérer d’autres convergences de ce type avec les représentations littéraires de la même période.

Ce ne serait cependant pas rendre justice aux Récits amérindiens d’Aubert de Gaspé, qui se signalent par leur contraste et leur rupture avec ces clichés et stéréotypes, comme le soulignait en son temps Maurice Lemire27. Même lorsque le narrateur reprend à son compte

24 Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens, ouvr. cité, p. 279, note de bas de page de l’auteur.25 Jacques Castonguay, Philippe Aubert de Gaspé, ouvr. cité, p. 180.26 Vincent Masse, « L’Amérindien “d’un autre âge” dans la littérature québécoise au XIXe siècle », art. cité, p. 127.27 Voir, à ce propos, Maurice Lemire, Formation de l’imaginaire littéraire québécois (1764-1867), Montréal, l’Hexagone, coll.

« Essais littéraires », 1993, p. 171-177.