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Recherche L’économie selon Emmanuel Mounier Ou la rencontre du spirituel et du temporel Carime AYATI, professeur d’économie à l’INPG de Grenoble Emmanuel Mounier est principalement connu comme philosophe, un philosophe d’inspiration chrétienne dont le nom évoque immédiatement le courant qu’il fonda en même temps que la revue Esprit (octobre 1932) : le personnalisme. Cependant Mounier était un intellectuel, au sens strict de ce terme, c’est-à-dire un penseur engagé. Sa pensée s’élaborant au coeur d’une période de crise générale, politique et économique à la fois, il ne pouvait ni méconnaître ni se désintéresser de la réalité économique et sociale de son temps, de même qu’il ne pouvait ignorer les interprétations dominantes dont elle était l’objet. Il y a donc une pensée explicitement économique au sein de la philosophie personnaliste de Mounier. Certes il ne s’agit pas d’une théorie économique au sens moderne (qui est déjà celui de l’époque) de l’expression. Il n’empêche que Mounier a des idées précises sur les causes de la crise économique (qui, pour lui, est tout autant politique, morale et spirituelle) et sur les remèdes qu’appelle son diagnostic : il s’agit de rien moins qu’une critique virulente de la civilisation capitaliste doublée d’une volonté de réforme radicale. Ce radicalisme découle d’une certaine idée de l’homme, défini par Mounier comme « personne », et dont la nature est profondément spirituelle. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner du caractère également spirituel de la révolution que Mounier appelle de ses voeux, quand bien même des mesures politiques, structurelles, d’ordre temporel donc, s’imposeront pour en permettre l’avènement. LE PERSONNALISME Le personnalisme se définit d’abord contre les doctrines qui s’affrontent en ce premier tiers du XX e siècle. L’objectif de Mounier est la défini- tion d’une quatrième voie se démar- quant du libéralisme, du marxisme et des fascismes de toute obédience. La critique du libéralisme va de pair avec celle du capitalisme. Cette dernière, davantage inspirée par mun entre libéralisme, marxisme et totalitarisme, il réside dans l’écrase- DEES 116/ JUIN 1999 . 59 Péguy que par Marx, est spirituelle et morale avant d’être économique et politique. C’est pourquoi elle se veut plus radicale que la critique marxiste car elle s’attaque à l’infrastructure morale du capitalisme, le matéria- lisme. Par là, Mounier considère que nombre des critiques adressées au capitalisme libéral dénoncent égale- ment le collectivisme d’inspiration marxiste, lui aussi fondamentalement matérialiste 1 . Quant au point com- 1. Philosophe, Mounier s’attache à de multiples reprises à préciser sa position au regard du matérialisme (« Situation du personnalisme », Esprit n°105, décembre 1944, p. 8) et de l’idéalisme (« Les équivoques du personnalisme », Esprit n°130, février 1947, p. 258-259), du spiritualisme (Le Personnalisme, PUF, 1949, « Que sais-je ? », n°395, p. 22) et du réalisme (« Les équivoques du personnalisme, op. cit., p. 279).

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L’économie selon Emmanuel MounierOu la rencontre du spirituel et du temporel

Carime AYATI, professeur d’économie à l’INPG de Grenoble

Emmanuel Mounier est principalement connu comme philosophe, un philosophed’inspiration chrétienne dont le nom évoque immédiatement le courant qu’il fonda

en même temps que la revue Esprit (octobre 1932) : le personnalisme. Cependant Mounier était un intellectuel, au sens strict de ce terme, c’est-à-dire

un penseur engagé. Sa pensée s’élaborant au cœur d’une période de crise générale,politique et économique à la fois, il ne pouvait ni méconnaître ni se désintéresser

de la réalité économique et sociale de son temps, de même qu’il ne pouvait ignorerles interprétations dominantes dont elle était l’objet. Il y a donc une pensée

explicitement économique au sein de la philosophie personnaliste de Mounier.Certes il ne s’agit pas d’une théorie économique au sens moderne

(qui est déjà celui de l’époque) de l’expression. Il n’empêche que Mounier a des idées précises sur les causes de la crise économique

(qui, pour lui, est tout autant politique, morale et spirituelle) et sur les remèdesqu’appelle son diagnostic : il s’agit de rien moins qu’une critique virulente

de la civilisation capitaliste doublée d’une volonté de réforme radicale. Ce radicalisme découle d’une certaine idée de l’homme, défini par Mounier comme«personne», et dont la nature est profondément spirituelle. Aussi ne faudra-t-il pas

s’étonner du caractère également spirituel de la révolution que Mounier appelle de ses vœux, quand bien même des mesures politiques, structurelles, d’ordre temporel donc, s’imposeront pour en permettre l’avènement.

LE PERSONNALISME

Le personnalisme se définit d’abordcontre les doctrines qui s’affrontenten ce premier tiers du XXe siècle.L’objectif de Mounier est la défini-tion d’une quatrième voie se démar-quant du libéralisme, du marxisme etdes fascismes de toute obédience.

La critique du libéralisme va depair avec celle du capitalisme. Cette dernière, davantage inspirée par

mun entre libéralisme, marxisme ettotalitarisme, il réside dans l’écrase-

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Péguy que par Marx, est spirituelleet morale avant d’être économique etpolitique. C’est pourquoi elle se veutplus radicale que la critique marxistecar elle s’attaque à l’infrastructuremorale du capitalisme, le matéria-lisme. Par là, Mounier considère quenombre des critiques adressées aucapitalisme libéral dénoncent égale-ment le collectivisme d’inspirationmarxiste, lui aussi fondamentalementmatérialiste1. Quant au point com-

1. Philosophe, Mounier s’attache à de multiplesreprises à préciser sa position au regard du matérialisme (« Situation du personnalisme»,Esprit n°105, décembre 1944, p. 8) et de l’idéalisme (« Les équivoques dupersonnalisme», Esprit n°130, février 1947, p. 258-259), du spiritualisme (Le Personnalisme,PUF, 1949, «Que sais-je ? », n°395, p. 22) et du réalisme (« Les équivoques du personnalisme,op. cit., p. 279).

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ment de la personne, soit par l’indi-vidu, soit par le système. C’est leconcept de personne, catégorie inter-médiaire entre l’individu et la tota-lité, qui permettra à Mounier de proposer une voie originale: le per-sonnalisme.

Le point de départ de la pensée deMounier est un constat: la quasi-tota-lité des doctrines en présence aucours des années trente se rejoignentdans une position anticapitaliste. Ils’agit donc de procéder à une critiqueoriginale du capitalisme libéral2. Lacritique personnaliste du capitalisme,qui se veut définitive, est achevée dèsmars 19333. Pour Mounier, le capita-lisme est la synthèse d’une techniqueindustrielle, d’un ordre juridique – lerégime de la propriété privée – etd’une éthique–le profit comme fin etmoyen. Sa critique sera donc toutautant technique (critique de loisinhérentes à un tel système) quemorale et politique.

Débarrassé de Dieu et des restric-tions morales de la religion chré-tienne, le capitalisme naissant a envisagé le monde comme un noman’s landdont la conquête désor-mais possible exigeait l’établissementd’un principe de liberté absolue. Leschoses et les hommes ont dès lors étéassimilés en tant qu’objets d’un droitde propriété individuel et illimité4.C’est cette réduction de l’être àl’avoir qui a conduit à l’anéantisse-ment de tout ce qu’il y a d’humaindans la personne. Par ailleurs, dèslors que les institutions sociales ces-sent de condamner le principe defécondité de l’argent, le primat duprofit devient le mobile unique del’action humaine et, en conséquence,la société fait de la séparation ducapital et du travail le principe centralde son organisation. À partir de là, Mounier conteste un mode de répar-tition des richesses dominé par lasphère financière, où le paiement desintérêts est toujours garanti et qui faitdu chômage sa principale variabled’ajustement5. Il dénonce de mêmeun régime, le fordisme, qui fait croirequ’il prend en compte en premier lieules besoins des hommes alors qu’il

ne s’agit que d’une stratégie com-merciale où l’homme est réduit àl’état de client potentiel. Quant à lafameuse liberté de l’industrie censéejustifier la concurrence, elle conduitinexorablement à la concentration etau monopole.

Pour le fondateur d’Esprit, la causeprincipale de cette transformation estl’émergence de l’individu, saluée parles défenseurs du capitalisme commele moment enfin réalisé de la libéra-tion de l’homme, mais qui, selonMounier, marque en réalité le débutde sa déchéance. C’est pourquoi lacritique de capitalisme est indisso-ciable d’une critique de l’individua-lisme libéral. L’enjeu est clair: ils’agit de montrer que le personna-lisme n’est pas «un avatar de l’indi-vidualisme»6, qu’il ne saurait doncêtre «rattrapé» par tout renouveaudu discours libéral. La tare essentiellede l’individualisme est qu’il est unepensée de la séparation. Les indivi-dus y sont pensés d’abord isolés,étrangers voire opposés aux autres7:l’intérêt égoïste est le seul lien social.Le règne de l’individuel est en faitcelui d’un anonymat généralisé etfragmenté8, où l’homme, devenuinterchangeable par définition9, aperdu toute substance. L’individu del’économie apparaît finalementcomme un être abstrait, en tous pointsopposé à la personne, être concret10,le premier ignorant tout de l’amouret de la gratuité dont la seconde estcapable11. L’individu économiqueannonce rien moins que la mort del’homme12. Mounier trouve chez lespenseurs utilitaristes les fondements

de cette pensée individualiste13 qui,permettant de penser les relationsentre les hommes comme des relations entre choses, ouvre en outrela voie à un rationalisme débridé.

Fusion de l’individualisme et ducapitalisme, le libéralisme apparaîtdès lors comme un mensonge14: ilest tout sauf un humanisme. Il estcertes un moindre mal que lesrégimes dits totalitaires, notammentparce qu’il laisse «le jeu ouvert à des forces dont quelqu’une pouvaitemporter l’espérance des hommes»15.Il fut même une étape nécessaire del’Histoire. Mais en un monde qui est désormais «fini », ce qu’il pou-vait avoir de bon à l’origine s’esttransformé en autant d’obstacles16

qu’il convient de surmonter17. Sonhorreur18 culmine désormais dans lafigure du bourgeois, incarnationmoderne de l’Antéchrist, et derrièreles figures acrobatiques de l’utopiede l’ordre spontané, l’individualismelibéral apparaît pour ce qu’il est vraiment: le masque de l’instinct depuissance et de la loi du plus fort19.

La critique du marxisme est plusnuancée car le marxisme partage avecle personnalisme des prémisses communes, de même qu’il y a uneconvergence certaine entre les aspi-rations des hommes qui adhèrent auParti communiste et les perspectivestracées par le personnalisme. Mou-nier va donc s’efforcer de se démar-quer du marxisme et surtout du com-munisme tel qu’il s’installe en URSSsans se couper de la base commu-niste, c’est-à-dire sans risquer de sevoir «rattraper» par l’idéologie anti-

2. «Manifeste au service du personnalisme», Esprit n°49, octobre 1936, p. 129.3. «Confession pour nous autres chrétiens », Esprit n°6, mars 1933, p. 888.4. «De la propriété capitaliste à la propriétéhumaine», Esprit n°19, avril 1934.5. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 140.6. «Les équivoques du personnalisme», op. cit., p. 266.7. Le Personnalisme, op. cit., p. 32.8. «Pour une technique des moyens spirituels, II »,Esprit n°27, décembre 1934, note 2 p. 415.9. Le Personnalisme, op. cit., p. 54 ; «Révolutioncommunautaire», Esprit n°28, janvier 1935, p. 568.10. «Refaire la Renaissance», Esprit n°1, octobre 1932, p. 37.

11. Ici, la critique de Mounier s’étend à l’ensemble de la pensée économique. «Court traité de la mythiquede gauche», Esprit n°66, mars 1938, p. 918.12. «Refaire la Renaissance», op. cit., p. 40.13. «Court traité de la mythique de gauche», op. cit., p. 909-912.14. «Qu’est-ce que le personnalisme?», Esprit n°27, décembre 1934, p. 359.15. «Dernières cartouches», Esprit n°67, avril 1938, p. 2.16. «Situation du personnalisme (suite et fin)», Esprit n°120, mars 1946, p. 432.17. «Les équivoques du personnalisme», op. cit., p. 277.18. «Confession pour nous autres chrétiens », op. cit., p. 875.19. «Refaire la Renaissance», op. cit., p. 34.

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communiste20, notamment dans unepériode où de nombreux jeunes gensadhèrent au PC ou ont envie d’adhé-rer à une doctrine ou un parti qui nesoit ni le libéralisme ni le fascisme. Ils’agit donc de montrer d’abord enquoi le personnalisme et le marxismese rejoignent tout en s’opposant, laquestion des rapports entre marxismethéorique et communisme réel étantjugé seconde d’un point de vue logiquemême si les débats sur la ressemblanceentre communisme et fascisme sontd’une actualité évidente21.

Parce qu’il a contribué à dégagerles «mystifications idéalistes»22 dela pensée contemporaine, parce qu’ila forcé à prendre en compte l’histoireet le poids de la vie matérielle dansla condition commune des hommes23,parce que faisant «de l’aliénation del’homme dans ses produits, succé-dant à son aliénation dans la naturebrute, le désordre central de la sociétémoderne, il a donné, s’il ne l’a pastenu ensuite, un accent nettement personnaliste au départ de sa critiquesociale», le marxisme, salué parMounier comme la deuxième branchede la «révolution socratique duXIX e» est la grande doctrine écono-mique et politique qui plus que touteautre a révélé en profondeur les struc-tures du capitalisme occidental.Cependant, il ne saurait être la solu-tion. D’abord parce que son rapport àla nature reste un rapport cartésiende possession-soumission, ensuiteparce qu’il prétend aboutir à unevision totale de l’homme quand savision de l’homme est réduite à sadimension politico-économique, enfinparce que sa conception d’une histoirediscontinue24 l’empêche de voir quepar-delà ses formes historiques etsociologiques, il existe une forme«transhistorique» de la personne25.Aussi, ne parvenant pas à comprendrecet universalisme historique, parceque sa philosophie de la nature leconduit à ne voir dans la religion«qu’une activité mythique s’exerçantsur ce secteur (la nature) “nondominé”26, le marxisme est passiblede la même critique que celle qu’iladresse aux doctrines qu’il dénonce:

il est historiquement daté. Il faut doncle dépasser lui aussi car il «… n’estrien pour nous s’il n’est la physiquede la faute»27. Son matérialismepoussé à l’extrême, fruit de sa lutte,heureuse certes, contre les idéalismes,l’a conduit à dénuer de tout sens unedimension essentielle de l’homme:sa spiritualité.

À côté de ces doctrines fondamen-talement économiques, Mounier cherchera également à positionner lepersonnalisme par rapport à des courants plus spécifiquement philo-sophiques ou politiques.

Il y a d’abord l’existentialisme,l’autre branche de la révolution socra-tique du XXe siècle. Les éléments quirapprochent le personnalisme del’existentialisme sont nombreux28:l’accent mis sur la liberté intérieure29,une certaine vision dramatique del’existence («le son pascalien del’existentialisme»30) qui appelle unedéfinition de celle-ci comme «sur-gissement spirituel permanent» etdonc la nécessaire prise en comptepar chacun de l’existence de l’autre,autrement dit la mise au premier plande la communication comme défini-tion essentielle des rapports auxautres et à soi-même. Mais les diver-gences sont également nombreuses.Mounier reproche à Sartre de posercomme point de départ «une discon-tinuité absolue» entre les libertésindividuelles, c’est-à-dire de nier cetteidée qu’il reprend aux pères de l’Église de l’existence «d’un genrehumain ayant une histoire et un destin collectif»31. À avoir poussétrop loin la valorisation de la subjec-

tivité individuelle, l’existentialiste esttout proche de magnifier le solipsismeet le pessimisme32, et risque à toutmoment de sombrer dans la torpeur33

voire le néant34. Avec le refus érigéen règle comportementale absolue(négativité du savoir, de l’action,etc.), l’existentialisme en vient àoublier toute forme d’objectivité,qu’il s’agisse du monde, des struc-tures sociales35 ou de l’Histoire. Dèslors, l’existentialisme sartrien peut sevoir adresser des critiques dévasta-trices: «Mais si rien en l’homme nedépasse l’histoire, cette histoire fut-elle celle de sa liberté, il est livré sansjugement à l’histoire. Le sens de l’his-toire,en 1940, pour l’Europe, c’étaitla servitude. Sa liberté, pour le S.S.,c’était de créer Dachau.»36. La sub-jectivité a donc besoin d’une nourri-ture autre qu’elle-même, sinon elles’évanouit37.

Dans le cadre de sa stratégie quiconsiste à ne pas se couper du mou-vement ouvrier, Mounier devra situerle personnalisme par rapport au cou-rant anarchiste38. Il considère en effetqu’il y a, au sein du mouvementouvrier, une tradition profonde quirenvoie davantage à l’anarchismequ’au marxisme ou au socialisme. Ilcherchera alors à montrer que bienqu’étranger et opposé à l’anarchismethéorique tel qu’il a été systématisédans les textes, le personnalismetrouve dans les intuitions profondesdes grands penseurs anarchistes,Bakounine, Kropotkine et surtoutProudhon, des points communs qu’ilne partage à ce point avec aucune desautres doctrines athées existantes. Le

20. « Les équivoques du personnalisme», op. cit.,p. 275.21. «Débat à haute voix», Esprit n°119, janvier 1946.22. Le Personnalisme, op. cit., p. 14.23. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », Esprit n°150, novembre 1948.24. Le Personnalisme, op. cit., p. 43.25. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p. 689.26. Note de lecture de l’ouvrage de H. Lefebre, Le Matérialisme dialectique, Esprit n°89, février 1940, p. 317.27. « Refaire la Renaissance », op. cit., p. 15.28. « Introduction aux existentialismes, I », Esprit n°121, avril 1946.29. Le Personnalisme, op. cit., p. 14.

30. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p. 692.31. Le Personnalisme, op. cit., p. 43.32. «Les équivoques du personnalisme», op. cit., p. 273.33. « Introduction aux existentialismes, II », Esprit n°122, mai 1946, p. 767.34. « Introduction aux existentialismes, III », Esprit n°123, juin 1946, p. 944.35. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p. 697.36. « Introduction aux existentialismes, IV », Esprit n°124, juillet 1946, p. 102.37. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p. 694.38. « Le destin spirituel du mouvement ouvrier :anarchie et personnalisme», Esprit n°55, avril 1937.

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grand reproche qu’il adresse toute-fois aux anarchistes est d’avoirconfondu autorité et pouvoir si bienque leur critique de toute forme depouvoir les a conduit à rejeter touteautorité légitime. Mounier va leuropposer une distinction entre l’auto-rité, définie comme le fondement dupouvoir, le pouvoir, instrument decette autorité, et la puissance, quimatérialise le pouvoir. Par suite, iln’y a pas nécessairement antinomieentre liberté et pouvoir. On peut êtrelibre quand bien même il existe unpouvoir, à condition que ce pouvoirs’appuie sur une autorité réelle qui,pour Mounier, est d’ordre fonda-mentalement moral en ce qu’il repré-sente un système de valeurs.

La critique des fascismes, de tousles fascismes, est une constante de la pensée personnaliste39. Il y a audépart la dénonciation de toute formede totalitarisme, qui, comme le libéralisme quoique sur un mode différent, nie la dimension intérieurede la personne: «on ne totalise pasun monde de personnes»40. Et si lesfascismes, à l’instar du personna-lisme, mettent en avant l’idée decommunauté, ce n’est que pourmieux écraser les individus qui lacomposent. La communauté fascisteest en effet une pure illusion car elledemeure totalement extérieure auxindividus. En outre, la mystique duchef qui le plus souvent l’accom-pagne n’est autre que le déguisementà peine masqué d’une soif maladivede pouvoir personnel41.

Toutes ces critiques ont en communde s’appuyer sur une perspective chré-tienne du monde et de l’existence.C’est cette même perspective qui inspire, évidemment, le personna-lisme de Mounier, quand bien mêmeelle n’implique pas l’exclusion desagnostiques, marxistes et socialistes,communistes et ouvriers notamment.Cela explique l’écho extrêmementfavorable que rencontrera un auteurcomme H. de Man, penseur socialistemais dont la critique du matérialismedéterministe témoigne d’un com-mencement de reconnaissance del’origine chrétienne de son inspira-

tion socialiste, l’acception d’unevérité éternelle à l’œuvre dans l’Histoire, et qui permet enfin de sortir du marxisme non plus «sur la pente qui descend, mais sur lapente qui monte»42.

Qu’est-ce alors que le personna-lisme? Ca n’est d’abord pas un système,c’est-à-dire une pensée prétendantenglober tous les phénomènes pos-sibles et définitivement arrêtée,figeant à jamais l’activité créatrice del’esprit tout autant que les possibilitésd’action43. Mounier n’aurait de cessed’insister sur ce point.

Le personnalisme n’est ni un spiri-tualisme ni un matérialisme, car ilrefuse la coupure cartésienne com-mune à ces deux traditions: celle quiisole le corps de l’esprit (l’âme), etqui aboutit à dissocier pensée etaction44. L’homme personnaliste està la fois instinct, raison et amour45.Aussi Mounier refuse-t-il tout réduc-tionnisme, économique, spirituel oumoral. Aux causalités linéaires etmécaniques reliant l’esprit à lamatière qui caractérisent à la foisl’idéalisme et le matérialisme, le personnalisme opposera une causa-lité circulaire: «Le problème n’estpas de savoir qui des deux com-mence, mais qui commande leur jeulié, l’autorité de l’homme créateur oul’inertie de la matière. Et la décisiondépend de l’homme»46. Aussi pourMounier, l’économique et le spirituelseront-ils toujours indissociables.

Rompant avec les pensées domi-nantes, le personnalisme ne se prétend cependant pas une créationneuve, pour ainsi dire ex nihilo. Lepersonnalisme a une histoire. Cettehistoire, c’est d’abord le contexte desannées trente avec la crise écono-

mique et les désastres politiques quiamenèrent la Seconde Guerre mon-diale. Pour la France, et l’Occidenten général, c’est la fin d’un monde,d’où l’urgence qu’il y a de saisirautrement les problèmes de civilisa-tion. Mais l’histoire du personnalismeest aussi sa généalogie compliquéeoù se côtoient Kierkegaard, Marx et Proudhon, Nietzsche et Péguy,Scheler et Jaspers, Dostoïevski, Berdiaeff, Maritain, Proudhon et deMan47. Et si l’on remontait plus loin,on rencontrerait Pascal et les pèresde l’Église48.

Le personnalisme n’est pas nonplus une pure pensée: il est action:«Ce qui n’agit pas n’est pas. […]Une théorie de l’action n’est donc pasun appendice au personnalisme, elley occupe une place centrale»49.Autrement dit, l’engagement est aucœur du personnalisme.

Qu’est-ce donc que le personna-lisme? «Nous appelons personnalistetoute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personnehumaine sur les nécessités matérielleset sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement»50.Le concept de base du personnalisme,c’est la personne.

La personne «… est la seule réalitéque nous connaissions et que nousfassions en même temps du dedans.Présente partout elle n’est donnéenulle part»51. Intermédiaire entre l’individu du libéralisme et la tota-lité des systèmes collectivistes touten leur étant radicalement étranger,le concept de personne permet àMounier d’échapper au débats extré-mistes52 qui opposent les tenants d’unindividualisme méthodologique et les partisans de l’approche holiste.

39. « Contre tous les fascismes », Esprit n°58, juillet 1937, p. 650.40. Le Personnalisme, op. cit., p. 44.41. « Révolution communautaire », Esprit n°28,janvier 1935, p. 567.42. Note de lecture de l’ouvrage de H. de Man,L’Idée socialiste, Esprit n°31, avril 1935, p. 91.43. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p.703.44. « Situation du personnalisme», op. cit., p. 7.45. Mounier développe sa conception de l’hommedans son Traité du caractère, Seuil, Paris, 1946.

46. «Situation du personnalisme (suite et fin) », op. cit., p. 446-447.47. « Tâches actuelles d’une pensée d’inspirationpersonnaliste », op. cit., p. 681.48. «De la propriété capitaliste à la propriétéhumaine », op. cit.49. Le Personnalisme, op. cit., p. 96.50. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 6.51. Le Personnalisme, op. cit., p. 6.52. «Semaines sociales et personnalisme», Esprit n°68, mai 1938, p. 206.

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L’absence d’antinomie entre le toutet les parties s’expliquent par unesubstance commune de nature spiri-tuelle. La personne est alors et avanttout un être spirituel53. «Ma personnen’est pas mon individu. Mon individu,c’est la diffusion de ma personne àla surface de ma vie, la complaisanceavec laquelle je puis jouir de cettedispersion, la rigueur de sécurité,d’égoïsme et de revendications dontje la protège: d’un mot, la dissolu-tion de la personne dans la matière.La personne est maîtrise, choix, formation et générosité. […] Ma personne n’est pas la conscience quej’ai d’elle. La personne n’est pas mapersonnalité. Les trois dimensions dela Personne: vocation, incarnation,communion»54. Incarnée, la personnene peut échapper totalement aux servitudes matérielles. Engagée, lapersonne se situe aux antipodes del’individu introverti, égotiste55. Lapersonne n’existe que parce qu’elles’expose56 c’est-à-dire parce qu’ellese donne: «C’est une liberté d’ini-tiative, c’est-à-dire un foyer de commencements, une première pentevers le monde, une promesse d’ami-tiés multiples, une offre de soi. Onne se trouve qu’en se perdant; on nepossède que ce qu’on aime»57. C’estpourquoi la personne est essentielle-ment amour et gratuité58. Cependantun tel don n’est pensable qu’au regardd’une communauté que la personnecontribue à créer et animer tout en lui appartenant. La personne est ainsiinséparable de la communauté. Lepersonnalisme est communautaire par définition59.

Le concept mouniériste de per-sonne ne prend pleinement son sensqu’au regard du sens de l’Histoire.Le personnalisme est un existentia-lisme historique. D’ailleurs, la plupartdes concepts forgés par Mounier nese comprennent qu’en mouvement.Et s’il y a mouvement c’est parcequ’il y a éternité. Mounier renverseainsi les contradictions qu’il dénon-çait chez les libéraux et les marxistes.La dialectique de l’Histoire est certesen partie déterminée par l’écono-mique, mais la connaissance de

l’histoire passée permet d’agir surl’histoire à venir. Ainsi le capitalismeest-il un accident qui se comprend à l’aune de vérités éternelles60 ;L’Histoire est alors ce mouvementgénéralisé, le déploiement continud’une permanence. Cette permanencec’est la personne: «L’histoire de lapersonne sera donc parallèle à l’his-toire du personnalisme. Elle ne sedéroulera pas seulement sur le plande la conscience, mais, dans toute salargeur, sur celui de l’effort humainpour humaniser l’humanité»61. AinsiMounier peut-il mêler un absolu del’histoire et la variabilité de l’histoiretelle qu’elle se déroule: «… s’il estde l’essence de la personne d’êtresituée, un personnalisme ne peut s’affirmer qu’au sein d’un jugementhistorique concret…»62.

Politique et spirituel sont alors irréductiblement liés: le politique estl’organe du spirituel63, conformémentà la dialectique de l’autorité et dupouvoir que Mounier opposait auxanarchistes. La quatrième voie àl’avènement de laquelle Mounieremploie toutes ses forces doit doncse situer au-delà du matérialisme individualiste, du matérialisme collectiviste et des spiritualismes fascistes64, n’être ni à droite ni àgauche65. Elle doit affirmer claire-ment ses positions en ce qui concerneles points essentiels que sont: la méta-physique de l’homme, le problèmenational et la question économique66.Les positions de Mounier sur les deuxpremiers points sont: «un humanismepersonnaliste, assez souple pour quedes chrétiens et des non-chrétiens

puissent l’accepter» et «une volontéconcrète de rechercher dans les lignesde tradition françaises un redresse-ment proprement français». Le passage à la quatrième voie impliquedonc une révolution personnaliste.Les réformes économiques y joue-ront un rôle capital.

L’ÉCONOMIEPERSONNALISTE

La place de l’économie dans unesociété personnaliste est importantemais non omnipotente. Il faut rompreavec une logique née avec la révolu-tion industrielle et qui aboutit à uneaberration: «L’importance exorbi-tante prise aujourd’hui par le pro-blème économique dans les préoc-cupations de tous est le signe d’unemaladie sociale. L’organisme écono-mique a brusquement proliféré à lafin du XVIII e siècle, et comme uncancer il a bouleversé ou étouffé lereste de l’organisme humain»67.Contre Saint-Simon qui croyait possiblela substitution du gouverne-ment des hommes par l’administra-tion des choses68, l’économique doit être subordonnée à la politique,elle-même tributaire d’une éthique69

et ordonnée par un principe de typespirituel70: «Le spirituel est aussi uneinfrastructure»71. Les propositionsde réforme économique inspirées parle programme personnaliste décou-leront ainsi d’une vision totale de lacrise des années trente: «… la criseest à la fois une crise économique etspirituelle, une crise des structures etune crise de l’homme»72.

53. « Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 57.54. « Révolution personnaliste », Esprit °28, janvier 1935, p. 3.55. « Semaines sociales et personnalisme», op. cit., p. 206.56. Le Personnalisme, op. cit., p. 32.57. « Refaire la Renaissance», op. cit., p. 36.58. « Court traité de la mythique de gauche», op. cit., p. 918.59. « Situation du personnalisme (suite et fin) », op. cit., p. 453.60. «Refaire la Renaissance », op. cit., p. 15.61. Le Personnalisme, op. cit., p. 7.62. «Situation du personnalisme (suite et fin) », op. cit., p. 434.

63. «Refaire la Renaissance », op. cit., p. 10.64. Esprit n°18, mars 1934, Avant-propos ;« Révolution communautaire », op. cit., p. 566-567.65. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 170 ; «Court traité de la mythique degauche», op. cit., p. 886.66. «Chronique permanente pour une troisièmeforce », Esprit n°38, novembre 1935, p. 278.67. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 126.68. «Refaire la Renaissance », op. cit., p. 11.69. Le Personnalisme, op. cit., p. 100.70. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 127.71. Le Personnalisme, op. cit., p. 24.72. «Situation du personnalisme», op. cit., p. 7.

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La révolution personnaliste s’ins-crit cependant dans une dialectiquesubtile où la volonté de rupture n’im-plique pas une discontinuité radicale.Conformément à sa philosophie del’Histoire, le projet personnaliste jugeabsurde une rupture totale et immé-diate avec tout ce qui fait le présentdu capitalisme. Certes: «Jamais tyranne disposa d’un aussi universel pouvoir de broyer les hommes, parla misère où par la guerre, d’un boutà l’autre de la terre aucun tyran n’accumula dans le silence de la nor-malité autant de ruines et d’injus-tices»73. Il n’empêche qu’il faut com-mencer par faire avec et mêmeconserver ce qu’il a pu avoir de bon,au moins en principe. Ainsi en est-ilde la technique dont on ne peut dire a priori si elle est monstrueuse ouporteuse d’espoirs libérateurs étantdonné qu’elle est potentiellement lesdeux74. C’est le système politique,économique et spirituel dans lequelelle s’inscrit qui dictera la vérité de la technique. Mounier ne lacondamne donc pas en soi (il consi-dère comme aberrante la position de ceux qui souhaitent sortir du capi-talisme par un retour à une civilisa-tion rurale et artisanale). Il affirmesimplement qu’elle est mal employée,le capitalisme libéral la poussant àaller au contraire de ce à quoi elledevrait conduire: l’humanisation del’homme75. Ainsi également du prin-cipe de liberté pour certains métiers,ou des monopoles, à condition derendre leur pouvoir à la Nation, dumarché des changes à condition qu’ilsoit organisé, et même de l’intérêtmonétaire s’il est compris commeprincipe d’assurance collective et noncomme une rente individuelle76.Mounier appelle ainsi à un socialismerénové, démocratique, qui doit êtredans la continuité du capitalisme:«On ne substituera pas au capitalismeun régime construit de toutes pièces.L’économie a plus de continuité. C’esten plein corps capitaliste qu’appa-raissent les premières ébauches d’unmonde socialiste»77.

Il n’empêche que la rupture avecle capitalisme libéral doit être signi-

ficative, afin d’éviter d’être accusé, derrière le vocable de personne, derestaurer «le vieil individualismemourant»78. La révolution person-naliste doit également se situer au-delà du réformisme, «qui n’atteintpas la source du désordre»79 et de latable rase anarchiste «qui le prolonge».Mounier rejette aussi le corporatisme,trop éloigné d’une réalité où les diver-gences d’intérêt sont telles qu’ellesinterdisent d’assimiler la totalitésociale à un organisme humain, toutautant que l’utopie proudhonienned’un retour à une multitude commu-nautaire80. Quant aux «pseudo-solu-tions» autoritaires, le personnalismes’en démarque avec force, car qu’ils’agisse de l’Allemagne, de l’Italieou de l’URSS, l’État s’est arrogé l’autorité suprême et ne s’en sertqu’en vue de ses intérêts propres, sibien qu’une opposition entre travail etÉtat a remplacé l’opposition entre tra-vail et capital, sous couvert de mythestels que le racisme, le nationalisme oul’industrialisation81.

La révolution personnaliste se définit alors comme révolution com-munautaire et personnelle. Elle n’estpensable que si chacun entreprendune série de ruptures dans ses atti-tudes propres: s’abstenir de prêteravec intérêt, s’interdire tout compor-tement spéculatif, sur les biens ou descapitaux, refus de tout gain non fondésur un travail effectivement fourni ouun service rendu à la communauté(loteries, jetons de présence, rému-nération d’intermédiaires fictifs, parexemple), réviser ses besoins afin dene s’attacher qu’à l’essentiel, lesuperflu revenant à la communauté:«Notre croyance fondamentale, c’est

qu’une révolution est affaired’hommes, que sa principale effica-cité est la flamme intérieure qui secommunique d’homme à homme,quand les hommes s’offrent gratui-tement aux hommes»82. Cette modi-fication des comportements nécessitecependant des réformes de structure:«Nous ne reprenions pas seulement laparole de Péguy: “La Révolution sera morale ou ne sera pas.” Nousprécisions: “La Révolution moralesera économique ou ne sera pas. Larévolution économique sera moraleou ne sera rien”»83. Ce volontarismeéconomique s’inscrit dans une théo-rie générale de l’action personnaliste,passage obligé d’une pensée qui seveut pensée de l’engagement. L’ac-tion individuelle personnaliste estmultidimensionnelle, elle concerne:la modification de la réalité exté-rieure, la formation, le rapprochemententre les hommes et le développe-ment de la valeur communautaire.L’économie apparaît indirectementdans cette dernière dimension avecle travail présenté comme vecteurd’un lien communautaire. Mais c’est la première dimension qui metpleinement en évidence le rôle del’action économique: c’est l’acte quivise à dominer et organiser unematière extérieure que Mouniernomme action économique: «C’estle domaine de la science appliquéeaux affaires humaines, de l’industrieau sens large du mot. Elle a sa fin etsa mesure propre dans l’efficacité.»84

Si l’action en général n’est donc pasréduite à sa seule composante éco-nomique, il reste que cette dernièreoccupe une place déterminante dansl’acte révolutionnaire car «… le primat

73. « Confession pour nous autres chrétiens », op. cit., p. 888.74. Pour des développements sur cette dialectiquede la technique, voir de façon générale La Petite Peur du XXe siècle, Seuil, Paris, 1948. La thèse de Mounier est résumée dans Le Personnalisme, op. cit., p. 27-28.75. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 133.76. «Nouveau régime économique», Esprit n°11-12, septembre 1933, p. 735. Ce texte n’est pas de Mounier. Il n’est pas signémais Mounier en fait un éloge tel qu’il est nécessaire

de le considérer comme une référence à partentière, «Confrontation», Esprit n°11-12, septembre 1933, p. 718.77. Le Personnalisme, op. cit., p. 114.78. «Révolution personnaliste », op. cit.79. « Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 165.80. Le Personnalisme, op. cit., p. 115.81. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 168-169.82. «Débat à haute voix », op. cit., p. 183.83. «Situation du personnalisme», op. cit., p. 7.84. Le Personnalisme, op. cit., p. 99.

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de l’économique est un désordre historique dont il faut sortir. Pour ensortir, il ne suffit pas d’entraîner leshommes, il faut contraindre leschoses: on ne guérira l’économiquequ’avec l’économique, sinon seule-ment par l’économique». La révolu-tion économique (et politique) estainsi présentée comme le premier pasde la «révolution spirituelle».85

Les réformes proposées par Mou-nier découlent directement de sondiagnostic concernant la crise de civilisation qui touche la France, etavec elle tous les pays occidentaux. Ily a chez cet auteur l’idée que le capi-talisme est entré nécessairement encrise car la crise qui l’affecte est unecrise inhérente à ses structures. Elles’explique fondamentalement par lefait que le profit individuel est le seulmobile de l’action capitaliste et parle régime de la propriété privée desmoyens de production.

Avec le profit légitimé comme finultime, s’installe une tyrannie de l’argent d’autant plus scandaleuse quel’argent devient à son tour une fin en soi dans un système qui, en tolé-rant le prêt à intérêt, instaure commeprincipe la fécondité de la monnaie. Ilfaut selon Mounier renverser lalogique du circuit capitaliste, où larecherche du profit spéculatif dictesa loi à la sphère de la production,laquelle détermine à son tour lecontenu de la consommation. La personne n’y apparaît qu’en dernierlieu, c’est pourquoi le capitalisme estun régime de soumission. «Une éco-nomie personnaliste règle au contrairele profit sur le service rendu dans laproduction, la production sur laconsommation, et la consommationsur une éthique des besoins humainsreplacés dans la perspective totale dela personne.»86 En insistant sur lefait que c’est à la fois dans laconsommation et dans la productionque l’économie doit se mettre au ser-vice de la personne «intégrale»,Mounier se démarque en outre ducoopératisme (réduction de la per-sonne comme consommateur) et dusyndicalisme, avec les dérives pro-ductiviste et industrialiste inhérentes

à la réduction de la personne commesimple producteur opérée par ce dernier.

Le circuit personnaliste repose surun concept central: la circulation.Dans une économie saine, il n’y aque des échanges de biens et de services contre des biens et des ser-vices. C’est pourquoi «la circulationest une nécessité et l’accumulation,une catastrophe.»87 Il convient doncde supprimer tout ce qui peut entraverla circulation des richesses. Celapasse par une nécessité absolue:l’anéantissement de l’esprit du gain.

Le régime de propriété capitaliste88,dont le corollaire est bien sûr le salariat, explique les blocages dansla circulation de même qu’il permet lasoumission de la personne aux intérêts financiers. En institutionna-lisant la séparation du capital et dutravail, le régime de la propriété privée des moyens de production afinalement abouti à la transformationd’un système où initialement lesdétenteurs de capitaux étaient aussiles décideurs en un système où règneen maître la société anonyme, où lesconflits entre les intérêts respectifsdes cadres et des exécutants (le travail) et des propriétaires (le capital)sont devenus la règle.

Les grands axes de la révolutionéconomique personnaliste visent àétablir «…un régime qui prend auto-rité sur les salaires, interdit toute spéculation, règle le régime desprix»89. Ils concerneront donc l’orga-nisation de la production et le régimede propriété-socialisation ni totale niétatique de la production, le travail-abolition du salariat et primat du tra-vail sur le capital, et le système definancement-nationalisation du crédit. La jonction avec la nécessaire

révolution intérieure à la personne sefera dans la transformation del’éthique des besoins permise et ins-pirée par ces réformes de structure.L’ambition de Mounier est d’établirune véritable synthèse du libéralismeet du collectivisme: «Le personna-lisme garde la collectivisation etsauve la liberté en l’appuyant à uneéconomie autonome et souple au lieude l’adosser à l’étatisme»90.

Le système de production doit êtreorganisé différemment selon que l’ona affaire à la production de biensrépondant à la satisfaction du mini-mum vital et que la société person-naliste érige en droit absolu de la personne, ou à des biens d’un autreordre, répondant à la satisfaction debesoins que Mounier juge superflus.Dans le premier cas, la nationalisa-tion et la planification seront obliga-toires91. Pour le reste, l’activité seraorganisée dans le cadre de coopéra-tions, voire d’un «corporatisme post-capitaliste», ou pourra même êtretotalement individualisée et libérali-sée92. Une économie pluraliste donc,à trois secteurs: nationalisé, coopéra-tif et libre93. Les auteurs de «Nouveaurégime économique» préciseront: le secteur nationalisé sera très étenduet concernera toutes les industriesquelque peu développées; le secteurcoopératif pourra englober l’agricul-ture, le commerce et les petites indus-tries; quant au régime totalementlibre, il continuera de s’appliquer auxprofessions libérales, ainsi qu’auxentreprises individuelles où il y aidentité de personne entre les appor-teurs de capitaux et les décideurs,c’est-à-dire où la séparation du capi-tal et du travail n’engendre pas le diktat des actionnaires sur l’activitéde l’entreprise, de l’anonyme sur le

❚85. « Situation du personnalisme», op. cit., p. 8.86. « Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 144.87. «Nouveau régime économique», op. cit., p. 724.88. « De la propriété capitaliste à la propriétéhumaine », op. cit.89. « Pour une technique des moyens spirituels, II »,op. cit., p. 404.90. « Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 162.

91. Pour les modalités pratiques d’une planificationpersonnaliste, voir R. Mossé, « La défense de la liberté de la personne et l’économieplanifiée », Esprit, juillet 1936.92. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 162.93. «Chronique permanente pour une troisièmeforce », op. cit., p. 278.94. «De la propriété capitaliste à la propriétéhumaine », op. cit., p. 64.

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personnel94. Mounier pense alorsqu’il est tout à fait possible de plani-fier le volume de la production ens’appuyant sur une estimation desbesoins réels de consommation four-nie par les statistiques relatives auxbesoins vitaux et sur les besoins quechacun peut exprimer librement entant que consommateur. Il prévoitaussi les moyens de gérer l’incerti-tude inhérente à une volonté de souplesse: «… il ne sera fait usagede la manipulation monétaire des prixque comme dernier recours de l’équi-libre économique entre l’offre et lademande: une assurance-solidaritédes entreprises de la même produc-tion peut neutraliser dans leurs consé-quences fâcheuses les brusques mouvements du caprice public.»95

Il va de soi que ces réformes, ins-pirées par la volonté de voir la notionde service se substituer progressive-ment à celle de profit impliquent lanationalisation du crédit96. Car il enest du crédit (clairement définicomme l’acte de création monétaire)comme de la technique: il est poten-tiellement bon et mauvais à la fois,selon l‘usage qu’en permettent lesinstitutions sociales.

La règle est simple: il ne doit exister de monnaie qu’en rapportavec le trafic commercial, sinon c’estla spéculation et l’inflation97. Legrand modèle de l’économie person-naliste est ici la Banque du Peuple de Proudhon, que l’on considère d’autantplus réalisable que la monnaie s’estdématérialisée à un point tel que ladéconnexion de toute base matérielle(l’or) est rendue possible. Pour assu-rer une circulation sans entrave, ilsuffit de rendre le chèque obligatoire:«… il suffirait d’instituer le chèqueobligatoire dans un pays pour enmodifier, du jour au lendemain, et enpacifier tout l‘aspect économique etsocial.» Une telle mesure éliminanttoute possibilité de retrait matériellaisserait intact le volume des dépôtset permettrait la stabilité monétairenécessaire à la réalisation de tout projet d’entreprise, entendons par làl’assurance que le projet ne pourraêtre remis en cause par une demande

rendue insuffisante par des retraitsmassifs. On pense ainsi pouvoir éli-miner une composante cruciale del’incertitude économique. Par làmême, la création de monnaie estautorisée, mais uniquement pour l’escompte des effets de commerce:«… parce que leur circulation, seule,est fermée sur elle-même.» Cepen-dant, l’incertitude ne pouvant êtretotalement éliminée de l’économiepersonnaliste, la réalisation de cetteréforme passera par la création d’uneCompagnie nationale d’assurancesprivées réservées aux entreprises individuelles, à laquelle elles devrontobligatoirement adhérer de sorte que: «La prime remplacera le tauxd’intérêt actuellement usité dans lerégime capitaliste.»

La réforme monétaire se doubled’une réforme fiscale: suppression del’impôt indirect et création d’un impôtdirect prélevé à la source, directementsur les comptes des particuliers et desentreprises. Par ailleurs,en ce quiconcerne les paiements internatio-naux, est prévue la création d’uneChambre de compensation univer-selle.

La conception et la place du travailnécessitent une révolution de mêmeampleur. Dans la conception person-naliste, le travail est multidimen-sionnel, à la fois politique, écono-mique, juridique, social, moral etspirituel98.

Le travail est une valeur par excel-lence en ce qu’il participe de la personne et de la communauté99.Mais il n’est pas seul à composer cetidéal supérieur qui selon Mounierpermet de réconcilier la personne et lacommunauté par-delà les primats del’individu et des totalités écrasantes.Autant dire que le travail n’est pasune fin en soi dans la société person-

naliste car ce à quoi il sert, savoir laproduction de richesses, n’est pas non plus une fin en soi100. Mounierappuie ses conceptions sur une distinction entre travail, activité etloisir101. «Le travail n’est pas en droittoute la vie, ni l’essentiel de la vie del’homme. Il y a au-dessus de lui lavie de l’âme, la vie de l’intelligence,et la vie de l’amour. Le régime capi-taliste d’abrutissement à la peine, lerégime fordiste et stalinien quidétourne dans une mystique du travail tous les enthousiasmes del’homme sont deux formes d’unehérésie: l’hérésie travailliste.» Cepen-dant le travail est nécessaire et le seratoujours car: il faut assurer la subsis-tance de tous, il est un instrument dediscipline personnelle, et parce qu’ilest source de camaraderie, il prépare«des communautés plus profondes».Le travail est ainsi une obligation:«Qui ne travaille pas, et le peut, nemange pas.»102 Cette obligationgarantit le primat du travail sur lecapital, et renverse ainsi un des piliersmajeurs de l’organisation capitaliste.Complémentaire du travail, il y a l’activité : «Le contraire de l’activitéest l’oisiveté (ou temps vide), lecontraire du travail est le repos. L’oisiveté est contre nature […] Levrai repos est une activité pleine, plus essentielle à l’homme que le travail…»103

Le problème est alors d’envisagerles réformes concrètes qu’appellentces convictions fondamentales, c’est-à-dire de proposer un mode nouveaude répartition et de rémunération du travail qui soit irréductible à unrapport salarial et qui parte du prin-cipe que le travail est le seul facteurde production qui crée véritablementdes richesses104. Mounier renvoie icidos-à-dos la conception d’un travail-

95. «Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 148.96. Esprit consacre son numéro 13, octobre 1933,à la question de l’argent.97. «Nouveau régime économique», op. cit., p. 726.98. Le numéro 10 de Esprit est tout entier consacréau travail, juillet 1933.99. « Manifeste au service du personnalisme», op. cit., p. 60.

100. Le Personnalisme, op. cit., p. 25.101. Esprit, n°10, op. cit., conclusion.102. «Manifeste au service du personnalisme»,op. cit., p. 151.103. Esprit n°10 op. cit., p. 639-630.104. «Manifeste au service du personnalisme»,op. cit., p. 150.

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marchandise (celle des économistesclassiques et néo-classiques) et l’ap-proche marxiste d’une marchandise-travail. La rémunération du travail nesera pas un salaire, c’est-à-dire ni unprix ni une quantité de travail: «Ilfaut donc tenir pour règle que lesalaire ne peut pas se mesurer essen-tiellement que par la quantité de travail, le travail n’étant pas mesu-rable, mais qualitatif et person-nel…»105. Ce sera la communautéqui déterminera la juste rémunéra-tion du travail en tenant compte dela nécessité d’assurer le minimum desubsistance («le degré d’aisance etde formation qui lui (le travailleur)permettra de mener une vie pleine-ment humaine») tout en répondantaux exigences de l’entreprise et del’économie en général. En ce quiconcerne enfin la question du volumede l’emploi, elle est traitée collecti-vement (pas nécessairement auniveau de la nation) dans le cadred’une Constitution nationale qui proclame le droit au travail pour tous.Telle est la philosophie qui inspireMounier quand il décide de rédigeret de proposer aux lecteurs d’Espritune «Déclaration des Droits des personnes et des collectivités». L’idéede base que «Le travail n’est pas unemarchandise» (art. 27 de la premièreversion106) est reprise ainsi que ladouble affirmation selon laquelle letravail est à la fois une obligation (art.26 première version) et un droit:«Tout homme a droit au travail, c’est-à-dire, a droit de recevoir un emploigaranti, avec une juste rémunérationde son travail, en quantité et en qualité. L’État est garant de ce droit.»(art. 17 de la dernière version107).

La dernière version de la Déclara-tion témoigne en outre d’une montéeen puissance du souci de protectiondes personnes, avec l’apparition d’articles relatifs à la création d’unsystème de sécurité sociale (protec-tion contre la maladie, justice sociale,etc.).

La Déclaration affirme égalementdans sa dernière version le droit auloisir pour tous (art. 20). Il n’y a là aucune espèce de paradoxe car

Mounier est convaincu que l’éthiquepersonnaliste appliquée à une écono-mie où le développement des tech-niques n’a aucune raison de s’arrêterdoit inexorablement conduire à uneréduction de la durée du travail. Mounier partage totalement ce queles auteurs de «Nouveau régime éco-nomique» écrivent à ce propos:«Dans les circonstances actuelles,

nous sommes évidemment partisansde la semaine de 40 heures sansréduction des salaires globaux. Mais

Emmanuel Mounier

Indications biographiques

Emmanuel Mounier est né à Grenoble (Isère) le 1er avril 1905. Une scolarité sans heurts le conduit au lycée Champollion où il prépare lebaccalauréat spécialité philosophie, qu’il obtient en 1923. Il s’inscrit à lafaculté des sciences de Grenoble pour préparer le PCN et semble s’engager, comme son père (son père est pharmacien), vers une profession médicale. Mais telle n’est pas sa vocation car il change radicalement d’orientation (1924) et se lance dans l’étude de la philosophie sous la houlette de J. Chevalier. Il vise alors l’apostolat. Mounier quitte Grenoble pour Paris et la Sorbonne en 1927 afin de préparer l’agrégation de philosophie qu’il réussit brillamment en 1928(deuxième, juste derrière R. Aron). De 1928 à 1931 il obtient une bourse de doctorat, qui ne débouchera pas sur la rédaction d’une thèse.Aussi le retrouve-t-on professeur en lycée, à Neuilly puis à Saint-Omer(1931-1932).L’année 1932 est une date charnière dans la vie de Mounier : il quitte l’enseignement et fonde la revue Esprit dont le premier numéro paraîten octobre 1932. Dès lors, son engagement sera permanent, qui l’amènera à voyager souvent. Il se marie en juillet 1935 et s’installe àBruxelles jusqu’en juin 1937, renouant en partie avec l’activité d’ensei-gnant au Lycée français. En 1938, Mounier cherche à revenir à Paris. Ilacquiert avec quelques amis « Les Murs blancs », belle et grande bâtissesituée près de Paris, à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Mais la guerreet l’occupation allemande feront que la communauté ne s’y installeraqu’après la Libération.De septembre 1939 à mai 1940, Mounier est soldat à Grenoble (faitprisonnier, il est relâché en mai 1940). Il s’installe alors à Lyon et tente de reprendre Esprit. On le trouve aussi comme l’un des intervenantsmajeurs à l’École nationale des cadres d’Uriage (Isère), jusque la fin del’année 1941 où le gouvernement de Vichy exige son départ. Le conflitavec Vichy, latent jusque-là, atteint alors son paroxysme : accusé dans un procès attenté par Vichy à Combat (le procès vise cinquante « communistes »), il est emprisonné de janvier à octobre 1942. Une foislibéré, il s’installe dans la clandestinité et trouve refuge à Dieulefit (Drôme),C’est pour Mounier l’occasion d’un retour à la philosophie. Il restera àDieulefit jusqu’à la Libération.À la fin de la guerre, Mounier reprend la publication de Esprit(décembre 1944) et s’installe définitivement dans la communauté des«Murs blancs ». Il voyage de nouveau, souvent, à l’étranger notamment.Il meurt à Châtenay-Malabry, le 22 mars 1950.

105. Esprit n°10 op. cit., p. 636.106. « Projet d’une Déclaration des Droits des personnes et des collectivités », Esprit n°105,décembre 1944, p. 124.107. « Faut-il réviser la Déclaration des Droits ? »,Esprit n°110, mai 1945, p. 854.

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la semaine de 40 heures n’est pournous qu’une première conquête. Enréalité nous nous demandons si cetteformule n’est pas déjà dépassée. Carnous estimons que tout progrès technique doit entraîner une dimi-nution corrélative de l’efforthumain.»108

Est-ce à dire que tout est pour lemieux dans le plus facile desmondes? Certainement pas, car il faut rappeler sans cesse que ces transformations radicales des struc-tures économiques, si elles sont envisageables comme autant dedécrets et de lois fondatrices, ne sauront être efficaces que si chaquepersonne opère sa propre révolutionintérieure. Parler du minimum vital,du travail pour tous, de l’activité créa-trice comme complément du travaillaborieux, cela suppose l’intériorisa-tion par tous d’une éthique person-naliste des besoins valorisant l’es-sentiel au détriment du superflu: «Surle plan de l’éthique individuelle, nouspensons qu’une certaine pauvreté

est le statut économique idéal de lapersonne: par pauvreté nous n’enten-dons pas un ascétisme indiscret, ou quelque avarice honteuse, maisune défiance de la lourdeur desattaches,…»109, en bref, un «goût dela simplicité». Cette éthique reposeà son tour sur une conception du bonheur: «Une certaine idée du bon-heur n’est pas exclue d’une moralepersonnaliste. On en chercherait lesens du côté de quelques états vécusplus ou moins brièvement au coursdu travail de la personne: une cer-taine situation d’accomplissement etde plénitude, en même temps dedétente et de gratuité, une sorte delégèreté intérieure qui se commu-nique aux choses et aux êtresproches»110.

Pour Mounier, l’ensemble de cesréformes économiques, politiques etmorales sont nécessairement justes.Elles vont en effet dans le sens d’unephilosophie de l’Histoire qui affirmesa finalité comme étant la seule possible111: l’avènement de la civili-

sation personnaliste, «… une civili-sation dont les structures et l’espritsont orientés à l’accomplissementcomme personne de chacun des individus qui la composent. Les collectivités naturelles y sont recon-nues dans leur réalité et dans leurfinalité propre, différente de la simplesomme des intérêts individuels etsupérieure aux intérêts de l’individumatériellement pris. Elles ont néan-moins pour fin dernière de mettrechaque personne en état de pouvoirvivre comme personne, c’est-à-direde pouvoir accéder au maximumd’initiative, de responsabilité, de viespirituelle»112. ■

108. «Nouveau régime économique», op. cit., p. 751.109. «Manifeste au service du personnalisme»,op. cit., p. 146.110. «Court traité de la mythique de gauche», op. cit., p. 911-912.111. «Y a-t-il une justice politique ? », Esprit n°136, août 1947, p. 231.112. «Manifeste au service du personnalisme»,op. cit., p. 59-60.