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De la marche considérée comme un des beaux-arts « On pourrait dire d’un homme qui marcherait jour et nuit qu’il serait parallèle à sa durée » Henri Bergson. « Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. L’intelligence divine voit cette figure, comme nous voyons un triangle. Cette figure a (peut-être) sa fonction bien déterminée dans l’économie de l’univers » Jorge Luis Borges, le miroir des énigmes.

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De la marche considérée comme un des beaux-arts

« On pourrait dire d’un homme qui marcherait jour et nuit qu’il serait parallèle à sa durée » Henri Bergson.

« Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. L’intelligence divine voit cette figure, comme nous voyons un triangle. Cette figure a (peut-être) sa fonction bien déterminée dans l’économie de l’univers »Jorge Luis Borges, le miroir des énigmes.

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Si aujourd’hui encore, les causes de la bipédie restent discutées par les paléontologues, anthropologues et autres anatomistes, tous s’accordent sur ses bienheureuses conséquences : la bipédie a libéré pour d’autres fonctions la paire de membres supérieurs, les bras. Ceux-ci, toujours en quête de quelque chose à saisir, faire ou détruire, eurent alors tout loisir de se transformer en insatiables manipulateurs du monde matériel (porter, fabriquer des outils, procéder aux manipulations les plus compliquées). La bipédie a provoqué un processus d’extériorisation qui a conduit à la spéculation de l’outil. C’est le commencement de la technique.

De nombreuses théories s’opposent ou se complètent pour déterminer les raisons qui ont poussé notre aïeul australopithèque à se relever sur ses deux jambes : une des plus théories les plus acceptées veut qu’au Miocène (5 millions d’années avt J.C, et plus), des bouleversement climatiques auraient transformés les forêts primitives en savanes, obligeant les premiers hominidés à porter avec eux sur de plus longues distances leurs cueillettes, cette charge nécessitant la libération des bras. Le scientifique Peter Wheeler, dans son ouvrage « de l’influence de la bipédie sur l‘énergie et la consommation d’eau des premiers hominidés », fournit une explication intéressante des effets de la bipédie sur le développement du cerveau humain : la marche en station debout eut pour effet de nettement diminuer la quantité de rayonnement solaire à laquelle s’exposaient les premiers hominidés lorsqu’ils se déplaçaient, courbés et à découvert, entre deux étendues boisées. Elle leur permit par conséquent de quitter l’ombre des forêts. « Ce rafraîchissement de tout l’organisme finit par réguler la température du sang circulant (entre autres) dans le cerveau, ce qui diminua les risques de coup de chaleur et supprima par voie de conséquence la contrainte physiologique jusqu’alors exercée sur la taille du cerveau ». Plus au frais, le cerveau se mit à grossir, et l’homme n’hésita plus désormais à conquérir le vaste monde.

« l’homme a débuté par les pieds »Leroi-Gourhan.

Germaine Richier. L’homme qui marche, 1945

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Nus, déchus, désespérés, précipités par leur faute hors du paradis, Adam et Eve vont devoir marcher, maintenant. Ils chutent de leur état de grâce, et quittent l’éternité pour le temps : nous les voyons faire ici les premiers pas de la marche de l’histoire (peut-être l’idée de cette sortie du jardin d’Eden peut-elle se comprendre comme une très lointaine réminiscence de la sortie des forêts vers les savanes ?).

Masaccio marque, dans la ligne de Brunelleschi et Donatello, l’irruption de la Renaissance dans la peinture florentine. La puissance novatrice de cette fresque tient à ce que ses figures sont représentées en marche, pieds solidement posés au sol, avec tout leur poids d’humanité, engagés (même douloureusement) dans le monde, et non plus flottants et raides comme les figures hiératiques de la tradition picturale issue de l’icône byzantine.

Masaccio entame ici une des recherches majeures de la peinture renaissante ; la représentation du mouvement. Alberti, dans son De pictura (1435), qui théorise le nouvel art de peindre florentin dans les années 1420, insiste à propos du mouvement des corps sur la relation entre la position des pieds et celle de la tête : « J’ai observé que, dans toute position, le corps entier de l’homme est subordonné à la tête qui est le membre le plus pesant de tous. Si l’on fait alors reposer tout le corps sur un seul pied – ce qui caractérise la position transitoire de la marche – ce pied, comme la base d’une colonne, sera toujours placé perpendiculairement sous la tête, et le visage de celui qui est dans cette position sera presque toujours tourné dans la même direction que son pied. »

La puissance novatrice de cette fresque ne tient pas seulement à ses effets de réalité dans les corps mais surtout à la nouvelle image morale de l’humanité déchue qu’elle impose par ce moyen.

La bipédie à station verticale, apanage exclusif de l’homme, et tremplin de son évolution, présente cependant une précarité sans équivalent. Rien dans le règne animal ne ressemble à cette colonne de chair et d’os constamment menacée de chute. Les quelques rares espèces à se tenir sur deux pattes (oiseaux, kangourous) gardent l’équilibre grâce à leurs appendices caudaux. Qui plus est, ces mammifères-là marchent moins qu’ils ne sautent ou sautillent. Un quadrupède est en équilibre sur 4 pattes, l‘homme doit réussir à l’être sur deux avant même de commencer à se mouvoir. Les bébés et les ivrognes savent à quel point tenir debout est déjà une prouesse en soi.

John Napier, dans son livre « the antiquity of human walking » (1967) remarque que « la façon humaine de marcher est une activité à nulle autre pareille, au cours de laquelle, le corps, à chaque pas, frôle la catastrophe. La déambulation du bipède humain a des allures de catastrophe potentielle, car seul le mouvement rythmé qui pousse une jambe puis l’autre vers l’avant lui évite la chute »

Alberto Giacometti, Homme qui chavire, 1950

Masaccio, Adam et Eve chassés du Paradis, vers 1425, chapelle Brancacci, église du Cramine de Florence

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L’Homo Viator, fréquemment représenté dans l’imagerie populaire, comme sur cette gravure de Jérôme Bosch, est l’homme en marche comme symbole de l’humanité livrée après la chute à l’errance dans le monde. La vie humaine est conçue ici comme une lente pérégrination dans l’attente de la fin des temps. Saint-Jean Climaque, au début du 7° siècle, écrit dans son « échelle du paradis », livre de dévotion fort apprécié des Jésuites : « La vraie et sainte pérégrination consiste à être sans discontinuer étrangers dans ce monde, en aimant et en désirant la patrie céleste ».

Les pélerinages (ou peregrinatio ascetica : un long chemin douloureux pour gagner l’éternité) sont les premières formes de voyages pédestres qui ne soient pas liées à des impératifs climatiques ou économiques.

A la source du pèlerinage, il y a l’idée que le sacré n’est pas absolument immatériel et qu’il existe une géographie du pouvoir spirituel (certains lieux, fréquentés par les saints ou frappés par la grâce, sont magiques; leurs eaux, leur terre ou quelque extrait de leur matière ont pouvir de guérison).

Un autre motif important est que la marche, de préférence pénible et longue, agrémentée éventuellement de petits supplices tels que marcher pied nus ou avec des cailloux dans les chaussures (ces petits cailloux sont appelés des scrupules), vêtu de bures de pénitents ou encore à genoux, la marche, donc, permet un dépassement de soi dans la douleur, et fait mériter la rédemption. Certaines autorités religieuses ont cependant toujours vu d’un mauvais oeil les pèlerinages, craignant que le voyage puisse être vécu comme une source de tentations et d’excès en tous genres, et même d’excès de spiritualité : en effet le pèlerin échappait, le temps de son pèlerinage, au contrôle de la structure ecclésiastique et était susceptible d’établir une relation individuelle, éventuellement mystique, à son Dieu. La réforme protestante a contesté le pélerinage en tant que superstition et trafic d’indulgences (Le pape Boniface VIII, en l’an 1300, instaura « l’indulgence du Jubilé », qui accordait « le pardon plein et entier de tous leurs pêchés » à ceux qui « sincèrement repentis et confessés » feraient le pèlerinage de Rome). Les protestants, comme certains juifs et bouddhistes désapprouvent également cette quête éperdue du pouvoir divin sur terre : ils soutiennent au contraire que chacun doit trouver en soi le spirituel au lieu de la traquer dans le monde, car sa manifestation est purement immatérielle. Le pèlerin, avec les marchands, les clercs et autres voyageurs professionnels, participe à cette très grande mobilité humaine qui caractérise l’Europe de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, au point d’y constituer une « société itinérante » spécifique.

Jérôme Bosch, le chemin de la vie, 1502

Détail du tympan de la cathédrale d’Autun, XIIeme siècle.

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A l’exception notable de Pétrarque, qui, selon l’historien d’art Kenneth Klark, fut en 1335 sur le Mont Ventoux, « le premier homme à avoir entrepris l’ascension d’une montagne pour la beauté du geste et pour admirer la vue du sommet » personne, avant le 18° siècle, ne s’aventurait trop avant dans la nature, pas même les peintres, et la marche à pied était encore perçue comme la basse condition du berger, du paysan, du chasseur ou du montagnard. Il faut attendre Jean-Jacques Rousseau en France et William Wordsworth en Angleterre pour que la marche à pied commence à entrer dans les bonnes mœurs occidentales. Auparavant, la marche comme loisir était un rituel social ou de santé que seul les aristocrates goûtaient dans le secret de leurs jardins.

Le goût de la nature relève d’une histoire particulière qui a « culturalisé » l’espace naturel en paysage. La dilection nouvelle du 18° siècle pour la nature hérite des Lumières. La vision de l’espace naturel change à mesure que les démons en sont chassés par les conquêtes de l’esprit. Eclairé, informé par les sciences botaniques et la philosophie, l’ordre naturel perd de son obscurantisme et le divin s’y incarne plus volontiers, sur la base d’une foi rousseauiste en un état de nature originel et beau.

Rousseau inverse la direction de la thèse théologique chrétienne de la Chute du Paradis : selon lui, privé de la grâce, l’homme chute, non pas dans l’état de nature, mais dans la civilisation. Il s’oppose à l’idéologie progressiste de son temps en estimant que le progrès de la civilisation corrompt les mœurs et la morale d’un individu réputé bon à l’état naturel. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau dépeint l’homme à l’état naturel comme un vagabond « errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire ». La marche à pied a chez le philosophe une résonance étroite avec sa pensée. Rousseau marche, sans doute parce que la marche lui semble la seule activité qui n’ait pas été fondamentalement perfectionnée depuis l’aube des temps, et elle le ramène certainement à la sensation lyrique de l’état de nature.

La marche est également pour Rousseau le moyen de l’introspection, et sans doute une façon de fuir au devant des relations sociales qui étaient d’une complexité toute névrosée chez lui. Rousseau est le père d’une lignée de poètes et de penseurs romantiques puis existentialistes qui soigneront leur vague à l’âme ou cajoleront leur solitude dans les délices de la marche.

Claude Lorrain. Paysage pastoral, 1647

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

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A mesure que le monde Renaissant devient plus sûr, les murs d’enceinte du jardin moyennageux tombent et laissent place à des domaines plus larges, plus ouverts, où la culture de la plante médicinale et du fruit cèdent le pas à la culture de la vision.

Les jardins baroques à la française, prônant le triomphe d’un ordre platonicien sur le matériau brut du réel, imposent au monde organique les principes de la géométrie et la symétrie de l’architecture. Savamment composé de haies taillées au cordeau, d’arbres alignées en rangées strictes, de bassins géométriques, de rond points ouvrant à l’infini sur de nouvelles perspectives, le jardin classique se fonde sur la certitude que l’homme seul peut ordonner le chaos de la nature.

Les anglais se détournent de ce classicisme au cours du 18° siècle pour fonder l’art du jardin anglais ou « paysager », qui tend au contraire à s’intégrer à la nature sans hiatus. Il ne s’agit plus de domestiquer la Nature ou de la plier à l’ordre victorieux de la raison, mais au contraire, considérant comme Rousseau, qu’elle est le lieu et l’expression de la pureté originelle, de l’améliorer en imitant les idéaux de représentation que la peinture en donne. C’est ainsi que le jardin anglais subit fortement l’influence des paysages italiens du 17°, d’un Claude Lorrain ou d’un Nicolas Poussin. « Le jardinage est toujours peinture de paysage » affirmait Alexander Pope, en avance sur la très sérieuse boutade de Victor Hugo qui voulait que la nature soit une pâle imitation de l’art.

Il y a un substrat politique derrière ces conceptions antagonistes de la nature, et derrière les arts jardiniers qu’élaborent pour leurs loisirs champêtres les aristocraties françaises et anglaises. Si Louis XIV fait réaliser par Le Notre à Versailles la démonstration ostentatoire du triomphe de la raison d’état sur le chaos du monde, l’aristocratie anglaise fonde quant à elle son libéralisme politique sur un corollaire harmonieux avec un ordre naturel fondamentalement beau et bon ; elle légitime ainsi son propre ordre social comme « naturel », en opposition à l’artifice français. Les jardins de Stowe à Buckingham réalisent la transmutation de la politique en architecture d’extérieur : le paysage ainsi produit est « en harmonie avec l’humanisme du temps, sa foi en la liberté disciplinée, son respect pour les qualités naturelles, sa croyance en l’individu, homme ou arbre, sa haine, enfin, de la tyrannie, aussi bien en politique qu’en matière de plantations » (Christopher Hussey, « English gardens and landscapes 1700-1750 », 1976)

Plan des jardins de Versailles, André le Nôtre.

Thomas Gainsborough , Mr. and Mrs. Andrews , c.1750

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A la différence des jardins classiques, crées tels des tableaux à partir d’une perspective unique et depuis le point de contemplation idéal qu’est la terrase de la demeure, le jardin paysager anglais, plus scénique que pictural, composé selon des suites de visions de biais « invitait aux détours, demandait à être exploré, ses surprises et ses recoins insoupçonnées devaient se découvrir à pied » (John Dixon Hunt). Il apporte une donnée nouvelle à l’esthétique de son époque : Le plaisir de voir commence à se nouer au plaisir de marcher. Les architectes paysagers Lancelot « Capability » Brown et William Kent, responsables des jardins de Stowe, poussèrent la logique de cet art paysager dans ses retranchements, jusqu’à rendre quasi imperceptible la trace de leurs aménagements, et fondre la jardin dans la nature dont il devait être la réalisation la plus achevée. Ils sautent la clôture et comprennent que la nature toute entière est un jardin. Leur art se fait disparaître lui-même en se réalisant pleinement. Mouvement moderniste avant l’heure. Le président de la Royal Academy, Sir Joshua Reynolds, exprime son scepticisme dans des termes qui ressemblent fort aux griefs portés aux artistes d’avant-garde du XX°siècle, à qui on a souvent reproché d’exténuer leur propre art : « le jardinage, pour autant qu’il soit un art ou mérite d’être nommé de la sorte, est une déviation de la nature ; car si le vrai bon goût consiste, comme beaucoup en sont d’avis, à supprimer jusqu’à l‘apparence de l’art, ou jusqu’aux moindres traces des pas de l’homme, alors il n’y aura plus lieu de parler de jardin ». A glorifier la nature « naturelle », l’art du jardin prenait effectivement le risque de pousser l’esthète à sortir du jardin pour entrer dans la nature. Bientôt le voyage à pied, imposant sa lenteur en vertu, permettrait au monde d’être parcouru comme un jardin, et regardé comme un tableau.

Jardins deVaux-le-Vicomte, André Le Nôtre

Jardins de Stowe, Buckingham,

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A la fin du 18°sièce, la simple contemplation du paysage, indépendamment de la manière dont elle s’exprime en peinture, ou en littérature, en vient à être considérée comme une occupation importante pour les gens cultivés, quasiment une pratique artistique à elle seule. Le bon goût en matière de paysage devient un talent de société, et les héroïnes de nombreux romans de la fin du 18° siècle manifestent cette sensibilité au «pittoresque»* en rivalisant de préciosité. * William Gilpin répand dans la bonne société anglaise l’usage du terme « pittoresque » pour parler de paysages comparables à des peintures, ou pouvant être perçus comme tels : il apprend à ses lecteurs à cadrer en imagination le tableau, à en ressentir et en analyser les composantes en termes d’iconographie comparative : dans son ouvrage intitulé « Observations de quelques régions d’Angleterre, particulièrement les hautes terres d’Ecosse, surtout relativement à la beauté pittoresque, faites en l’année 1776 », il n’hésite pas à évaluer les paysages d’Ecosse à l’aulne des paysages de la peinture italienne : « n’était ce manque général d’objets, de bois en particulier, dans les panoramas écossais, je ne doute pas qu’ils pourraient rivaliser avec ceux d’Italie. Les grands contours sont tous tracés, il n’y manque que quelques retouches ».

Bien des poètes romantiques se lancèrent dans de longues randonnées, mais personne ni avant ni après William Wordsworth (1770-1850) n’a fait de la marche son art poétique : il a marché sans doute tous les jours de sa vie, et écrivait à l’issue de ses promenades les poèmes composés à voix haute en marchant, et infailliblement mémorisés. A l’âge de 21 ans, il se lance avec le poète Robert Jones dans un périple français et suisse de trois mille kilomètres. A l’époque, il était de bon ton d’envoyer les fils de la noblesse anglaise faire un tour d’Europe, en guise de voyage initiatique. Mais ceux-ci partaient avec armes et bagages, en diligence, faire le tour des cours, des monuments et des œuvres d’art de France et d’Italie. Wordsworth et Jones choisirent de partir à pied, pour la Suisse plutôt que pour l’Italie, goûtèrent en 1790 à Paris l’atmosphère grisante de la révolution française, privilégièrent les rencontres plébéiennes et excentriques à celles du beau monde, se passionnèrent pour le gouvernement républicain de Genève et franchirent les Alpes suisses. Adeptes de l’équation rousseauiste qui établit l’équivalence de la vertu avec la simplicité, l’enfance et la nature, nos deux poètes anglais firent de leur marche à pied un acte de radicalisme politique manifestant leur refus des conventions sociales et leur volonté de s’identifier au petit peuple. A la fin du 18° siècle, Rousseau et les romantiques projetèrent dans la Nature la source de la sensibilité et de la démocratie, et leur dénonciation du caractère hautement artificiel de l’organisation sociale rendit toute « naturelle » la révolte contre les privilèges de classe. A partir du moment où la société fut perçue comme une déformation ou une corruption de la nature, dans un renversement radical les enfants et les pauvres gens sans instruction furent tenus pour les plus pures des créatures. Wordsworth s’imbibe de ces valeurs évangéliques dans ses poèmes. Le paysage lui paraît plus radieux d’être peuplé de vagabonds plutôt que de nymphes, et les poèmes du jeune Wordsworth narrent toutes les rencontres picaresques, et pittoresques, qu’il fait sur son chemin ; « la vagabonde », « l’attrapeur de sangsues », « le vieux mendiant du Cumberland », et tant d’autres, juifs errants et nomades de condition.

Henry Le Jeune, Jeune femme dessinant, Paysage, non daté.

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Mythe esthétique au début du 18°, la Nature entre dans la spiritualité révolutionnaire à la fin du 18° et devient romantique au début du 19°, comme le lieu de la déléctation du sublime. à partir du milieu du 19° siècle, la nature fait hélas l’objet d’une religion bourgeoise, c’est à dire dévote, puritaine et moralisante. Le premier essai sur la marche, rédigé en 1821 par Thomas Hazlitt, aligne les lieux communs et les conseils lénifiants. Il sera immédiatement suivi par une floppée de guides pédestres, de la même trempe. Succèderont aux poètes romantiques des cohortes toujours plus nombreuses d’excursionnistes qui se transmettront de génération en génération le culte du corps sain et du bon air pur : clubs montagnards ou de randonnés, amis de la nature, scoutisme, la croyance laïque ou religieuse dans les vertus bienfaitrices et pacificatrices de la marche se prolonge jusqu’à nos jours, où elle s’exprime dans les brochures touristiques et les récits lénifiants d’excursions lointaines. Les best-sellers mondiaux de type « mon tour du monde à pied » ou « route de la soie, route de soi » fleurissent tout au long du 20° siècle, et offrent à peu de choses près le même menu : quelques bouchées d’épiphanies, une petite louche de leçon de morale, des ampoules, des rencontres pittoresques, des anecdotes à bailler, des détails pratiques pour calmer la faim ou retarder l’usure des semelles.

Wordsworth fit des émules parmi ses contemporains, et bientôt le voyage à pied devint aussi nécessaire au poète anglais que la tasse de thé à 5 heures. Thomas De Quincey fut sans doute le premier campeur à dormir sous une tente lors d’un voyage au pas de Galles, Coleridge fut un insatiable piéton, qui chemina dix ans durant aux cotés de Wordsworth dans tout le sud de l’Angleterre. Le jeune John Keats, en 1819, mû par l’amour de la poésie prépare son voyage à pied comme un rite de passage : « d’ici un mois je me propose de prendre mon sac à dos et de partir pour un voyage pédestre dans le nord de l’Angleterre et une partie de l’Ecosse en manière de prologue à la vie que j’ai l’intention de mener, à savoir écrire, étudier et voir toute l’Europe à moindres frais. J’escaladerai vaille que vaille tous les nuages, j’existerai. »

Il faut quand même rendre ici un hommage aux mouvements ouvriers ou de jeunesse socialistes, qui, dès la fin du 19° ont, en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre mené de véritables campagnes contre la privatisation de l’espace naturel et pour garantir la tradition séculaire du droit de passage. Mouvements qui, un peu partout en Europe ont également été à l’initiative de la création des parcs naturels protégés. Tout au long du 19°siècle, l’Angleterre voit fleurir des « associations pour la protection des anciens chemins » (comté de York, 1824), et autres « société pour la sauvegarde des communaux, des espaces naturels et des sentiers » (epping, 1865), qui organisent de grandes marches collectives en violation délibérée du droit privé sur les vastes domaines naturels séquestrés par les propriétaires terriens. Certaines de ces marches menèrent à des affrontements violents avec les gardes-chasse, mais elles parvinrent, grâce à des victoires législatives durement arrachées, à changer le visage de la campagne anglaise. L’ironie de l’histoire anglaise aura voulu que le goût de la nature encouragé par la création des jardins aristocratiques se popularise au point d’encourager la dénonciation de la propriété entendue comme privilège absolu.

Caspar David Friedrich, Le promeneur au dessus de la mer de nuages, 1818.

August Sander Jeunes paysans allant danser, Westerwald, 1914

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Car marcher, c’est aussi «voter avec ses pieds». Pour servir des causes très différentes, Mao Tsé Toung, Gandhi ou Martin Luther King, ont mené des foules de simples piétons à accomplir des renversements politiques majeurs. Les démonstrations de force et de détermination que les marches collectives adressent aux pouvoirs en place sont, de toutes les formes de contestation politiques, les plus anciennes et restent certainement les plus efficaces. Mais faire l’historiographie des longues marches, processions et autres manifestations qui ont changé la face du monde serait un projet à part entière que je n’aurais pas le temps de faire ici.

Giuseppe Pellizza da Volpedo. Il quarto Stato, 1902.

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La marche est, de façon aussi évidente que lointaine, associée à l’éxercice de la pensée. Elles fournit au langage toutes les métaphores intellectuelles du cheminement, de la progression, de la démarche, et jusqu’au 18° s, le terme d’excursion signifie d’abord la digression dans le discours. L’histoire, ou le mythe, veut qu’Aristote, dans son lycée athénien, enseignait en déambulant sur une promenade ponctuée de colonnades nommées péripatos, et qu’ainsi le terme de péripatéticien finit par désigner les philosophes eux-mêmes.

Les philosophes marchent, Jeremy Bentham, John Stuart Mill parcourent des kilomètres à pied. Thomas Hobbes s’était procuré une canne dont le pommeau servait d’encrier pour noter ses pensées en chemin. Kant avait sa promenade quotidienne dont il n’a raccourci l’itinéraire qu’une seule fois dans sa vie, le jour où il apprit la nouvelle de la révolution française. Nietszche exalte les vertus stimulantes sur son esprit des promenades solitaires. Wittgenstein marchait des heures entières dans les jardins de Cambridge, où son sentier favori porte aujourd’hui son nom…

Kierkegaard, grand arpenteur solitaire des rues de Copenhague, cite Diogène en exemple : « Quand les Eléates affirmèrent que le mouvement n’existait pas, Diogène, comme chacun sait, s’avança pour les contrer. Il s’avança , littéralement, car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large, présumant que cette attitude suffisait à les réfuter ». Argument apodictique. Diogène, comme ce sera une habitude chez les stoïciens, ne démontre pas, il montre. La marche est une démonstration en soi du mouvement.

René Magritte. Le modèle rouge, 1937.

Marcher, penser

«La marche favorise le libre jeu des forces de l’âme» Karl Gottlob Schelle. L’Art de se promener, 1802.

« Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds. » J.J.Rousseau. Les Confessions, 1764.

« La pensée est kinesthésique » Christophe Tarkos. Pan, 2000.

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Je vous propose d’examiner, sur le plan de la rêverie poétique (je ne suis pas assez compétent pour vous en faire un commentaire philosophique) l’analyse de la marche que produit Aristote dans le chapitre « la marche des animaux » de sa Physique : « Il faut considérer les dimensions de l’espace, voir combien il y en a, quelles sont-elles et à quels êtres elles appartiennent. Il existe 6 dimensions réparties en 3 séries : la première comprend le haut et le bas, la seconde le devant et le derrière, la troisième la droite et la gauche. » La marche, en tant que mouvement non fortuit suppose donc une série de choix qui articulent les qualités d’être de toutes ces dimensions : Le haut est le principe de la croissance dans le règne végétal ou animal ; La droite est le principe du mouvement local, parce que la marcheur part toujours du pied droit : « la preuve, dit Aristote, c’est que tout le monde porte les fardeaux du côté gauche, de façon à laisser libre la partie droite, qui est motrice. C’est aussi la raison pour laquelle il est plus facile de sauter à cloche-pied sur le pied gauche. » L’avant est le principe des mouvements des sens puisque les organes sensoriels sont disposé vers l’avant : l’avant est par conséquent le principe du désir puisqu’il est « la région vers laquelle le mouvement se dirige ». Le mouvement animal ou humain est tout entier pris dans l’articulation des mouvements célestes, dans les faisceaux d’une cosmologie générale. Pour Aristote, Marcher, c’est déjà mettre le monde en mouvement.

Les corps ne se meuvent pas d’eux-mêmes, car s’ils le pouvaient, ils auraient aussi le pouvoir de s’arrêter. Ils n’ont pas ce pouvoir. Les corps sont sans cesse animés, jusqu’à la mort. Or si les corps pouvaient s’arrêter de se mouvoir d’eux-mêmes, l’univers n’aurait pas besoin d’être éternel ni toujours en mouvement. Or l’univers est éternel et toujours en mouvement. Il faut donc aux corps un « moteur immobile » pour se mouvoir, un principe essentiel et incorporel, toujours actif. Ce moteur immobile, c’est le désir, exprimé par la phantasia, par la force duquel tous les corps animés sont mus. « Le fantasme est donc l’équivalent structurel du plan fixe où la marche prend son appui, de l’articulation qui maintient l’écart du sujet à soi-même » en conclut Patricia Falguières dans son texte « Mécaniques de la marche, pour une pathétiques des images animées ». Pour que la machine animale se mette en branle, il faut que le désir, c’est à dire l’image, ait rempli son office, qu’elle ait, comme le détaille Aristote, « préparé, dilaté ou contracté, fait frissoner de froid ou de plaisir, affecté les parties organiques du corps ». L’image, précise le traité sur « le mouvement des animaux », a la puissance qu’ont les choses, elle est, littéralement « altération et pathos ».

Ferra Garcia Sevilla. Loro 1, 1991.

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A la fin du XIX° siècle, l’avant-garde du corps médical, férue de descriptions physiologiques et avide de se donner des modalités analytiques à la compréhension des pathologies, s’intéresse de près à la marche. Gilles de la Tourette, élève de Charcot, analyse en détail la marche pathologique dans ses « Etudes cliniques et physiologiques sur la marche» (1886).

Les militaires s’intéressent aux façons de rationaliser et d’optimiser la marche de leurs fantassins : Mr Felix Regnault et M. Raoult, respectivement médecin militaire et chef d’escadron publient en 1898 « Comment on marche. Des divers modes de progression. De la supériorité du mode en flexion. », un ouvrage qui fait de la marche un objet stratégique à rationaliser, à optimiser.

Jules Etienne Marey (1830-1904) est un physiologiste qui prend le parti d’interposer à son objet d’étude, la mécanique du mouvement, des processus d’observation analytiques : rétif à l’introduction de la subjectivité dans les sciences, suspicieux à l’égard du caractère faillible des sens de l’observateur, opposé à la vivisection, il préféra aux expérimentations en laboratoire des procédures « extérieures » d’observation, des méthodes graphiques d’enregistrements, et innova considérablement dans ce domaine. Après avoir inventé toutes sortes d’appareils de mesures graphiques des mouvements ou des rythmes des corps animaux, il emprunte le principe de la chronophotographie à Eadweard Muybridge, et développe des systèmes automatiques de photographie séquentielle de plus en plus rapides et perfectionnés, qui aboutiront à l’invention de la première caméra de cinématographe. www.expo-marey.com En habillant son modèle humain d’un costume noir sur lequel sont tracés en lignes blanches les axes schématiqes des membres, Jules Etienne Marey obtient avec la chronophotographie de la marche ou de la course une modélisation séquentielle des phases de la locomotion humaine.

Les résultats des études de Marey, que celui-ci a diversifié et étendu à toutes les formes imaginables de mouvement, ont eu des retentissements dans de très nombreux domaines : l’anatomie, la biomécanique, l’aviation, la médecine des pathologies, la physiologie, le sport, les techniques militaires et du travail industriel, le cinématographe dont il est certainement le véritable inventeur, et enfin, et dans une mesure importante le débat philosophique et esthétique de son époque.

Comme technique et comme paradigme intellectuel, la chronophotographie de Marey invente le cinéma : cet art absolu du mouvement y trouva donc son origine dans le paradigme de la marche. L’homme chronophotographié ouvre également la voie à la déconstruction analytique de la vision qui occupera toute la modernité esthétique du siècle suivant.

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Outre les nombreuses protestations scientifiques qui se sont élevées contre les travaux de Marey, il faut noter la vigueur des contestations esthétiques, dont la sculpture « L’homme qui marche » 1900 de Rodin, est un exemple. Lorsqu’on lui opposait que son homme qui marche, les deux pieds au sol, n’avait pas l’air d’avancer, au contraire de ce que montraient les chronophotographies de Marey, Rodin répondait que c’était la photographie qui « mentait ». La photographie n’est pas réaliste ni véridique car dans la réalité le temps ne s’arrête pas, il ne se cristallise pas et n’est pas non plus superposable en séquences successives. « Rodin fait porter l’accent sur la mobilité du corps », mouvement que l’artiste voudrait délivrer de la précarité qui le constitue quand il n’est que simple transition d’un état à un autre, pour le promouvoir « révélateur de l’intériorité ».

D’un point de vue esthétique, la chronophotographie de Jules Etienne Marey est un marqueur de la modernité en ceci qu’elle opère un déplacement structurel : la figure de « l’homme qui marche » n’est plus seulement un motif allégorique de la peinture, elle devient une figure processuelle, dont l’nanalyse des mouvements fonde une nouvelle phénoménologie de la forme et de la perception.

Les futuristes tels que Giacomo Balla, Umberto Boccioni ou Luigi Russolo se montrèrent extrêmement sensibles aux travaux de Marey et de Muybridge, et adoptèrent les principes du déroulement chronophotographique de l’image pour faire l’apologie de l’ère moderne, toute entière tournée vers le mouvement et la vitesse. Etrangement, c’est sans remettre fondamentalement en cause les techniques de peinture dont ils héritaient qu’ils exprimèrent leurs visions analytiques de la modernité, plus proche d’une adaptation picturale des photographies de Marey que d’une réelle accélération du regard.

Giacomo Balla, dynamisme d’un chien en laisse,

Auguste Rodin, L’homme qui marche, 1900.

Umberto Boccioni. Forme unique de continuité dans l’espace, 1930.

Luigi Russolo. Synthèse plastique des mouvements d’une femme, 1912.

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Le « nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp (1912), s’il adopte le vocabulaire formel du futurisme, rompt en fait avec son esthétique : la thématique choisie offense les précepts du futurisme car le nu féminin paraît conservateur à cette idéologie moderniste et la descente s’oppose aux mouvements ascendants et à la glorification du progrès. L’objet de la critique que Duchamp adresse aux futuristes italiens est que la figure du marcheur ne se restreint pas à une question de représentation. Attirés comme lui par l’extraordinaire corpus photographique de Marey, les futuristes demeuraient, au regard de Duchamp, rivés à leur fascination et incapables d’en tirer davantage qu’un renouvellement iconographique. En somme ils ne reconnaissaient dans le marcheur qu’un nouvel objet à peindre. Or il y a entre l’art et la marche, comme entre l’art et toute forme de mouvement, une relation qui ne relève pas seulement de la représentation, mais surtout de l’homologie, et qui touche à la question de la technique ou du mode humain de produire. Duchamp, dans son projet de redétermination de la figure de l’artiste comme producteur ne pouvait pas manquer de s’aviser de cette relation. Duchamp compulse les ouvrages scientifiques et médicaux de l’époque, qui dévoilent l’invisible et apportent une imagerie renouvelée du corps humain : modèles mécanistes, squelettes schématiques, rayons X … Or, il ne s’agit pas pour lui d’une nouvelle source iconographique. Duchamp ironise suffisamment sur l’ardeur des futuristes à s’emparer des photogrammes de Marey pour rajeunir ce qui demeurait une iconographie « d’impressionnistes urbains », et déployer un fétichisme de la vitesse. Ce que Duchamp avoue chercher dans la production photographique de Marey, c’est une procédure de « réduction »: Comme le décrit Patrcia Falguières « l’élimination des effets picturaux et notamment de la touche, l’usage des pointillés et des flèches, puis des tirets indiquant par une sorte d’et cetera graphique le jeu des articulations (de la hanche, du coude), et tous les procédés d’abréviation et de diagrammatisation du mouvement, enfin l’enchainement virtuel des volumes d’un corps traversé par son propre mouvement » visent moins à créer une sensation rétinienne de mouvement qu’à en exprimer analytiquement, à l’instar d’une méthode de géométrie descriptive, les composantes cinétiques ».

Peut-être Duchamp aurait-il aimé dessiner cette ligne observée par Marey, qui représente l’évolution dans un espace tridimensionnel d’un point de référence associé au centre de gravité d’un marcheur. Réduction de la marche à une sculpture spéculative qui matérialise la loi du mouvement ambulatoire : une ligne continue, sinueuse, aux méandres réguliers, produite par les oscillations ascendantes et descendantes du corps éprouvées à chaque foulée – une pure rythmique, qui mobilise toutes les dimensions de l’espace et donne raison à la Physique d’Aristote : marcher est déjà l’entièreté du mouvement.

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Merleau Ponty a noté, dans sa « Phénoménologie de la perception », combien « la vision est suspendue au mouvement » parce que les yeux qui regardent ne cessent de s’orienter dans le champ de vision, qu’ils bougent le plus souvent en cherchant leurs objets, mais aussi parce que, pour le phénoménologue, le corps en général, partie prenante du monde, est justement « un entrelacs de vision et de mouvement » qui ne fait pas face au spectacle des choses mais qui, en tant que corps actif « visible et mobile », « pris dans le tissu du monde », « tient les choses en cercle autour de soi », se déplace pour voir, bouge en discernant.

Jackson Pollock est connu par l’historiographie moderne pour avoir révolutionné les tenants et aboutissants esthétiques de la peinture de chevalet, soit toute l’histoire de la peinture, en couchant au sol sa toile et en laissant sa couleur se répandre en filet au gré de ses mouvements déambulatoires autour d’elle. Le passage du plan vertical du tableau à une situation de peinture horizontale, l’irruption du corps agissant, dansant presque, là où auparavant la vision en perspective tenait son domaine en coupe réglée, le traitement acentré de la surface peinte, sont autant de ruptures formelles et conceptuelles liées à la prise en compte de la translation du corps. Les drippings de Pollock articulent ce moment de l’histoire des signes où l’on passe de la représentation de la figure ambulante (l’homme qui marche) aux potentialisations plastiques illimitées que ce mouvement lui-même peut produire, en acte.

Carl André déclarait à propos de son travail qu’il n’avait fait que coucher sur le sol la colonne sans fin de Brancusi : d’une pure verticalité à une horizontalité radicale.Faites souvent de carrés de métaux ou d’autres matières planes assemblés en aires sur ou autour desquelles on peut déambuler,

les sculptures planes de Carl André sont en elles-mêmes l’espace déambulatoire que nécessite la sculpture traditionnelle. Les œuvres de Carl André couchées sur le sol sont parfois presqu’invisibles ou supposent pour être vues un expérience du toucher qui implique le déplacement du corps du spectateur, dont le regard ne produira au mieux qu’un synthèse totalisante. Marcher, est dans ce cas, une intensification de la perception. « Je crois qu’en marchant sur mes œuvres, on acquiert certaines de leurs propriétés : disons, par exemple, leur timbre et leur toucher quand on les effleure. Je crois même que l’on peut être sensible à la masse du matériau ».

Le fait de marcher sur les œuvres permettrait d’exercer ou d’éprouver un « sens subtil » que, d’après André, nous méconnaïtrions, une sensation de la masse comme un retour perceptif du sol à la pression de notre pas.

En 1969, Robert Smithson déplace et dispose à pied, dans 9 endroits différents du désert du Yucatan, des miroirs, pour une performance intitulée Nine mirror displacements, Yucatan, Mexico. A cette occasion, il insite sur le fait que « marcher conditionne la vue et la vue conditionne la marche, jusqu’à ce qu’il semble que les pieds puissent voir ».

Jackson Pollock

Carl André. Sixteen Steel Cardinal, 1974.

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A la suite des artistes sculpteurs minimalistes ou de Land Art, qui indexent la sculpture au lieu, au site ou au paysage, Richard Long et Hamish Fulton indexent la sculpture au déplacement, et plus spécifiquement, à la marche à pied. Dès 1969, les deux amis partent ensemble faire de longues randonnées dans le Dakota du Sud. Leurs pratiques vont être un temps associées au Land Art, mais très vite, ils refuseront d’être confondus avec les artistes américains de cette mouvance qui, selon eux, outragent la nature en intervenant trop lourdement sur elle, en la transformant (aucun artiste de Land Art n’a moins de respect qu’eux pour l’environnement, mais ils considèrent que l’homme est un agent de transformation comme un autre, érosion, tremblements de terre, etc…. la différence se tient sans doute pour Long dans la nuance entre une intervention qui reste, dans son cas, à la mesure de l’homme – cairns, lignes ou disque de pierres, lignes marquées dans le paysage par la seule trace de ses pas - et des transformations profondes, durables, effectuées la plupart du temps avec une machinerie lourde, chez Heizer, de Maria, Smithson… ) Ce respect quasi-religieux de la nature s’exprime dans la réduction de leur geste artistique à de simples témoignages photographiques ou cartographiques de leur passage dans le paysage. Richard Long s’autorise cependant des interventions sculpturales, dont les formes reconduisent des modèles archaïques et universels (cercles, labyrinthes, chemins, caïrns), et dont la réussite est qu’elles font du paysage tout entier la sculpture elle-même. Quand il créé à la force de son pas un chemin rectiligne, ou quand il se contente de balayer un chemin existant, dont il révèle la beauté sinueuse, Long situe son geste dans une antériorité de l’art, relativement à un effet premier de l’usage du territoire : les chemins se font et se défont sous les pas des hommes, sans décision d’ordre esthétique. Si les sculptures réalisées par Long sont abandonnées au paysage, où en tant qu’apparitions insolites, elles pourraient d’ailleurs passer pour des survivances rituelles, l’œuvre artistique en tant qu’objet se résume à la photographie ou à la carte. Long expose aussi en galerie des sculptures équivalentes à celles qu’il conçoit dans la nature, mais celles-ci ne sont pas réalisés avec des pierres ramassées lors de randonnées, elles le sont avec des blocs qu’il fait tailler dans des carrières. Le déplacement qu’il opère ainsi sur l’œuvre, d’une forme inscrite dans un paysage à une sculpture dans un cube blanc construit ce que Gilles A.Tiberghien appelle une « synthèse appropriative », c’est à dire que le cercle de pierre installé dans la galerie nous engage à en faire physiquement le tour et à « récapituler » quelque chose de la situation et des gestes qui lui ont donné lieu et forme dans la nature.

Ricghard Long. Sahara LIne, 1988

Ricghard Long. Walking a line in Peru,1972 Ricghard Long. Small alpine circle, 1998Ricghard Long. A circle in Alaska, 1977.

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Hamish Fulton, s’il revendique toujours le titre d’artiste, en a radicalement dépouillé la geste. Il n’intervient pratiquement jamais sur le paysage, ou presque imperceptible. Pourtant, dans son cas, on aurait tort d’identifier son travail aux seules photographies et titrages qu’il produit à la suite de ses marches : chez Fulton, les photographies des paysages parcourus, les descriptions d’itinéraires et de temps de parcours, la signature de l’artiste-marcheur concourent à une identification globale de l’acte en tant que réalisation d’un sujet. La subjectivation du paysage produite par Fulton dans ses photographies se lie à une intériorisation du temps et de l’espace du déplacement, émises depuis un corps absent, « une centralisation et une vaporisation du moi », comme le dit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. Ici, et d’une façon qu’on ne peut concevoir plus irréductible, c’est une attitude qui devient forme. La marche est l’œuvre. L’énoncé en est l’attestation.« Par une nuit de pleine lune, Hamish Fulton s’efforça de suivre la bordure d’un nuage lors d’une promenade sur la lande anglaise. » L’œuvre est la marche en tant que la marche est un acte de prise sur le monde, dans lequel, comme le dit Novalis : « les corps sont des pensées précipitées et jetées dans l’espace ». Sans ambition de faire de la littérature, Fulton réduit souvent le témoignage de ses marches à des énoncés descriptifs simples qui accèdent par le jeu de la typographie et de la couleur au statut de paysage mental. « horizon to horizon » est un petit livre accordéon qui déroule une ligne d’horizon sur ses pages et se veut le relevé d’une expérience mentale – atteindre cet horizon qui recule sans cesse – expérience prélevée sur une marche dans les collines de Donegall, en Ecosse.

Hamish Fulton. Boulder Shadows, 1995

Hamish Fulton. Winter nights + A ten day circular walk from Furkapass, 1986.

Hamish Fulton. Horizon to horizon, 1983

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Parmi les nombreux regains d’intérêt qu’a connu le corps dans les années 60, il faut mentionner les travaux du Judson Dance Theater de New York, lieu d’échange et de création pluridisciplinaire crée par d’anciens élèves du chorégraphe Merce Cunningham tels que Simone Forti, Lucinda Childs, Steve Paxton, Yvonne Rainer… Si le ballet moderne d’une Mary Wigman, d’un Kurt Joss ou d’un Martha Graham avait dans la première moitié du 20° siècle révolutionné le langage formel de la danse, si Cunningham avait en outre amené la danse à l’abstraction et au libre jeu de ses propres potentialités, cette génération des années 60, fortement imprégnée du croisement des arts et de la performance pratiqués par Fluxus, voulut pousser le corps et la danse dans ses retranchements critiques : « non à la virtuosité, non à l’émotion, non au spectacle », clame un de leurs manifestes, rédigé par Yvonne Rainer. Les travaux du Judson Dance Theater s’intéressent aux gestes quotidiens, « mouvements trouvés » ou « ordinaires », qui ne témoignent d’aucune intériorité, ces « mouvements mineurs » que leur caractère automatique ou répétitif a exclu du champ artistique, et dont sont susceptibles aussi bien des danseurs professionnels que des « gens sans entraînement ». La marche, comme mouvement primitif et anté-chorégraphique, s’imposait naturellement comme motif de recherche et de développement. Elle apparaît fréquemment déclinée dans les tasks performances de Simone Forti ou Yvonne Rainer, performances à processus ouvert et démocratiques qui reposaient sur la programmation et l’effectuation collective d’ensemble de tâches à accomplir. En 1965, Robert Morris, associé au Judson Dance Theater crée, en hommage à un texte de Becket, Watt, Waterman Switch où il évolue, nu avec Yvonne Rainer sur deux poutres, tandis que Lucinda Childs, habillée en homme à ses côtés, semble mouvoir les deux danseurs, elle-même tirée par une corde qui sort des coulisses. En dépit de leur nudité, les corps sont désexualisés, et n’ont d’autre épaisseur que d’être des masses en mouvement sur un axe, des modéliations apodictiques de la marche.

Kierkegaard cite Diogène en exemple : « Quand les Eléates affirmèrent que le mouvement n’existait pas, Diogène, comme chacun sait, s’avança pour les contrer. Il s’avança , littéralement, car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large, présumant que cette attitude suffisait à les réfuter ». argument apodictique. Diogène, comme ce sera une habitude chez les stoïciens, ne démontre pas, il montre. La marche est une démonstration en soi du mouvement.

Robert Morris, Waterman switch, 1965

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Au départ d’une prolixité joycienne pour finir en actes sans paroles, l’oeuvre littéraire de Samuel Beckett est à elle-même un inexorable processus de réduction, dont témoigne l’amincissement chronologique des tranches de ses livres. Ses personnages, tous marcheurs, errants, vagabonds, sont engagés à divers stades dans un rétrécissement de leur espace vital, une réduction de leurs mouvements, un épuisement du possible qui immobilise leurs corps et porte leur langage à l’extinction. Molloy, par exemple, ne cesse d’analyser la réduction de sa mobilité, qui au cours de son errance le fera dégringoler lentement du cyclisme à la reptation, en passant par toutes les phases de la claudiquation : car ses jambes raidissent et se raccourcissent, mais jamais ensemble, et Molloy est pris dans un complexe combinatoire incessant, pour tenter de mesurer ses potentiels de mouvement à mesure qu’ils s’amoindrissent.

Dans Slow Angle walk (Beckett walk) – 1968, Bruce Nauman se filme en train de réaliser pendant près d’une heure, mains derrière le dos, une série de pas grotesques sur une aire de déplacement délimité par une ligne au sol. Ses jambes sont raides à l’instar de celles de Molloy, et chaque pas que Nauman invente à partir de cette contrainte, emporte tout son corps dans une renégociation de l’équilibre. La caméra qui filme l’atelier est renversée sur la gauche, créant une sensation artificielle de flottement qui accentue les déséquilibres de la marche, et en insistant ainsi sur son caractère formel, la vide de toute narration. Le corps de Nauman donne la sensation d’être un automate dont les rouages et la stature auraient du jeu. Et ce corps compense le jeu déréglé de sa démarche par la multiplication des combinaisons auxquelles ses jambes et son corps obéissent. Il arrive que Nauman sorte du champ de la caméra, et ce sont alors les bruits de ses pas qui prolongent l’épuisement combinatoire de sa marche dans la mémoire du spectacteur. Nauman, dans nombre des performances ou installations qui impliquent physiquement le spectateur cherche à déjouer les attendus de la représentation du corps, en trompant par exemple l’expectative de son apparition sur un moniteur ou de son reflet dans un miroir, en jouant sur la mémoire d’un corps absent, etc… Nauman évoque la figure du faux-pas pour donner une sensation perceptive de son travail : « La sensation que j’avais en pratiquant ce type de pièce était celle que l’on a quand on arrive en haut d’un escalier dans l’obscurité et que l’on pense qu’il y a encore une marche ou que l’on se heurte au contraire à une marche supplémentaire à laquelle on ne s’attendait pas. Ce type de faux-pas vous surprend à chaque fois. »

Je vous propose de regarder un extrait de Quad I, pièce pour télévision réalisée par Samuel Beckett en 1981, qui, d’une certaine manière, marque l’achèvement de cette longue réduction au silence dont l’oeuvre de Beckett aura manifesté le penchant. La marche, qui a toujours été le motif et le moyen des personnages de Beckett, devient ici une ultime façon d’épuiser l’espace, au sens d’un épuisement combinatoire lié à un épuisement des corps et de la forme. L’atelier que je vous propose demain se voudra une réactivation et un déplacement de cette figure du Quad, comme forme ouverte d’épuisement de l’espace ou de possibilité d’événement.

Bruce Nauman. Slow Angle Walk (Beckett Walk), 1968.

www.mediaartnet.org/works/quadrat/video/1/

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« L’homme des foules », d’Edgar Allan Poe traîne sa silhouette désincarnée dans le sillage des foules londoniennes, dont suit les trajets quotidiens, dont il hante les rassemblements, dont habite la chaleur anonyme: son existence est toute entière fondée sur sa faculté de se fondre dans la foule, d’en être toujours une partie indistincte, au point que seul le narrateur qui le suit 24 heures durant dans les rue de Londres peut lui découvrir une singularité : « Ce vieil homme, me dis-je à la longue, est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. » Ce texte est sans doute une des premières dérives véritables de la littérature : on y erre dans les rues de Londres, à la poursuite d’un mystère qui n’a d’autre intérêt dramatique que la saisie de l’errance elle-même.

Un rapport de la police parisienne du début du 19°, cité par Walter Benjamin, pourrait servir d’art poétique à Edgar.A.Poe, comme à son traducteur Charles Baudelaire : « Il sera toujours presque impossible de rappeler et de maintenir les bonnes mœurs dans une population amoncelée où chaque individu, pour ainsi dire, inconnu de tous les autres, se cache dans la foule et n’a à rougir aux yeux de personne. » « La foule apparaît ici comme l’asile qui protège l’asocial de ses poursuivants, poursuit Benjamin dans son texte « Le Paris du second empire chez Charles Baudelaire ». C’est cet aspect qui, de tous les aspects menaçants de la grande ville, est devenu le plus tôt manifeste. Il est à l’origine du roman policier, du detective novel. »

Le flâneur, détective privé de la vie quotidienne, dont l’oisiveté se justifie socialement de ce rôle de « peintre de la vie moderne », apparaît sur la scène littéraire parisienne avec Balzac, Dumas, et surtout Baudelaire : « L’observateur, dit Baudelaire est un prince qui jouit partout de son incognito » . Il « herborise le bitume » dit Benjamin. « Il va oisif comme un homme qui a une personnalité ; il proteste ainsi contre la division du travail qui fait des gens des spécialistes. Il proteste également contre leur activité industrieuse ».

Virginia Woolf, dans un texte intitulé « Au hasard des rues, une aventure londonienne », décrit remarquablement cette «ouverture du sujet» qu’apporte la promenade urbaine.« Quittant la maison entre 4 et 6 par une belle soirée d’hiver, nous dépouillons le moi que nos amis connaissent et nous nous assimilons à cette vaste armée républicaine de trimards anonymes dont la compagnie est si plaisante après la solitude de notre chambre » « Dans chacune de ces vies on pouvait cheminer un peu, assez loin pour se donner l’illusion de n’être pas prisonnier d’une seule forme de pensée, mais de pouvoir pour un court instant revêtir le corps et la pensée des autres, devenir laveuse, cabaretière, chanteuse des rues. »

Kurt Buchwald. Un jour à Berlin-Est

Herboriser le bitume

Gustave Caillebotte. Le pont de l’Europe, 1877.

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Cette investigation du flâneur détective, dont chacun peut faire l’expérience en contexte urbain, se pérpétue dans nombres d’actes artistiques contemporains fondés sur la déambulation : Dans les Following pieces , Vito Acconci suit simplement une personne dans la rue jusqu’à ce qu’elle entre quelque part. La performance dépend donc des déplacements de l’autre, de son temps et de son espace propre, jouant ici des limites entre hasard et nécessité, espace public et espace privé. On pense évidemment aux filatures de Sophie Calle, qui suit jusque dans les rues de Venise un homme rencontré à Paris, ou fait engager par sa mère un détective censée la suivre dans ses déplacements quotidiens pour établir, via le rapport policier qu’il en aura tiré, une « objectivation de son existence privée ».

The Döppelganger est une proposition de déambulation de Francis Alys dans trois villes, Mexico, Istanbul et Londres. Il s’agit, pour le touriste Alys arrivant dans l’une de ces trois villes, de chercher parmi les passants anonymes son sosie, ou quelqu’un lui ressemblant par un trait particulier. Une fois trouvé, il suffit de suivre ce double jusqu’à apparier ses propres pas à ceux du piéton suivi, c’est à dire à en intégrer la démarche, le rythme, les qualités qui lui sont propres, autrement dit à imiter son sosie. Si aucun sosie n’apparaît au bout d’un certain temps, le touriste peut poursuivre sa quête dans une des deux autres mégalopoles choisies.

Dans son texte « au hasard des rues » Virginia Woolf exprimait son désir de dissoudre sa propre identité pour se rendre perméable à celle des autres. Alys, en cherchant un sosie dont il puisse absorber la démarche, prolonge ce désir jusqu’à le boucler littéralement sur lui-même, suivant la règle qui veut que l’on voyage d’abord pour se trouver soi-même au loin. « Voir ailleurs si on y est. »

Vito Acconci, following piece, 1969

Francis Alys, the döppelgänger, Mexico 1998 the döppelgänger, Istanbul, 1999

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La modernité s’accompagne d’une obsession ambulatoire : Rimbaud s’exclame « La crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. en avant, route ! » ou « départ dans l’affection et le bruit neuf » « Si tu aimes, il faut partir », préconise Cendrars. Bref, la vie est nécessairement ailleurs. « L’homme qui apprend à être abat chaque jour des kilomètres de ville mentale » écrit Georges Henein dans ses Notes sur un pays inutile. Un titre d’André Breton lui vaut manifeste: les pas perdus. La distraction est le mode d’être de cet artiste ambulant. A l’époque où l’écoute analytique débusque dans le discours les refoulements de l’âme, c’est en pratiquant une sorte « d’attention flottante » que les artistes surréalistes reconstituent « l’œuvre esthétique » de l’inconscient des villes : il se manifeste à travers des formations culturelles stratifiées, dans les vitrines, sur les murs ou les enseignes des magasins : dépôts de mémoire auxquels l’œil s’aimante selon les caprices du désir.

« La valeur des villes se mesure au nombre de lieux qu’elles réservent à l’improvisation » observe Siegfried Kracauer en 1930 dans les Rues de Berlin et d’ailleurs.

Les surréalistes prenaient volontiers possession de la ville la nuit, comme ils prendraient possession de son corps ou des ses rêves, car marcher la nuit offre de s’abandonner aux apparitions, de se mêler à elles pour en être, à leur tour et de quelque obscure manière, possédés.

Brassaï,

Paul Delvaux. L’écho, 1943.

Hannah Höch. Dada-Ernst, 1920.

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Mais la post-modernité guette, et déjà l’ennui d’une médiation spectaculaire menace de transformer la vie privée en privation vécue. « Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie », déclare Gilles Ivain en 1953, dans le formulaire pour un urbanisme nouveau. Dans les projets de villes-nomades qu’entrevoient les membres de l’Internationale Situationiste « l’activité principale des habitants sera la DÉRIVE CONTINUE. Le changement de, paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. »

En 1954, emmené par Guy-Ernest Debord, un schisme du groupe lettriste d’Isidore Isou fonde l’internationale lettriste et exprime aussi confidentiellement que radicalement ses vues dans le bulletin gratuit Potlatch. Ce mouvement se voulait « une réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire » et entendait opérer le dépassement de l’art, considéré comme achevé,

dorénavant versé dans la marchandise culturelle, pour entreprendre une révolution de la vie quotidienne : il s’agissait de quitter la passivité du spectacle pour construire des situations réellement vécues, insurrectionnelles et joyeuses. En 1957, l’internationale lettriste allait se dissoudre dans l’internationale situationniste dont les thèses critiques sur la société du spectacle, à défaut d’être jamais réalisées dans l’action, fourniraient les slogans et les névroses les plus violentes au mouvement étudiant de 68.

« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherché dans les livres, mais en errant » dit Debord dans un de ses films. « Si la poésie est morte dans les livres, elle est maintenant dans la forme des villes », « elle se lit sur les visages », et il ne suffit plus de chercher la beauté dans les replis cachés de la réalité, des rêves ou de l’inconscient, il faut au contraire la produire, construire la beauté des villes et des visages. « La beauté nouvelle sera de SITUATION ». La psychogéographie est une de leurs études favorites : elle observe la manifestation de « l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité ». Le moyen de la psychogéographie est la dérive, ou « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. » La dérive situationniste « s’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade ». C’est une marche réalisée en petit nombre, sans plan, d’une durée d’une journée, au cours de laquelle on se « se laisse aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » Le hasard et l’accident que suscite la dérive situationniste ont des attendus opposés à ceux des surréalistes, contre lesquels le groupe de Debord mène une campagne parricide ; il s’agit, plutôt que de glaner dans la ville les apparitions de l’insolite sorcier, de heurter entre elles les situations d’une ville, de construire un montage d’ambiances singulières, de moments d’accélération et de ruptures. A cet égard, les psychogéographes s’autorisent l’usage intermittent du taxi comme « aide au dépaysement automatique » pour rendre plus nerveux et plus vif le montage des ambiances, lequel produit dès lors un regard cinématique directement vécu, et non plus consommé en salles obscures. La dérive psychogéographique donne lieu à l’invention de cartes, de compte rendus ou de livres, qui ne sont pas considérés comme œuvres artistiques, les membres de l’I.S se refusant le statut d’artiste, mais comme archives situationnistes, attestant du mouvement historique révolutionnaire dans lequel sont impliquées ces situations construites. Le territoire qu’explorèrent les situationnistes, outre Venise et Amsterdam, fut essentiellement Paris, son cœur historique, et s’ils tentèrent quelques incursions touristiques dans les banlieues ouvrières du Nord, Ralph Rumney rapporte que leurs circumnavigations de bistrot en bistrot, les ramenaient immanquablement au quartier latin. A l’exception de Constant, qui consacra la majeure partie de son existence aux maquettes de la cité utopique de New Babylon, cité nomade, organique et changeante, et qui fut exclu de l’IS pour cause de «maintien d’activité d’artiste », aucun situationniste ne se risqua jamais à une tentative d’application des théories de l’urbanisme unitaire : devant le risque de la marchandise culturelle qu’eux-mêmes avaient étendu à toutes les sphères de la production, ils inhibèrent chez eux la puissance même d’agir. Seules subsistent de cette réduction totalitaire les œuvres complètes de Guy Debord chez Gallimard, en livre de poche et quelques tracts édités en posters.

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Frederic Winslow Taylor, pionnier du libéralisme, avait en son temps déclaré la guerre à la flânerie pour mettre les ouvriers au travail sur ses chaînes de montage. Henri Ford, son comparse, fondait son argumentaire de vente pour ses automobiles sur le fait que « la marche à pied n’est pas rémunératrice ». Les flâneries du 19°, les errances surréalistes, les dérives situationnistes et les déambulations des artistes de la fin du 20° sont des moments de vacance dans lesquels les logiques utilitaires ou quantitatives sont suspendues ou mises en péril. Elles ouvrent dans le grouillement de la ville un espace et un temps labiles à une attention flottante, à l’invention et aux devenirs. Dès le milieu du XX°s un certain nombre de pratiques artistiques disqualifient les relations stables de production qui lient l’atelier à la galerie ou au musée, et l’artiste producteur au spectateur consommateur, sous l’autorité d’une institution marchande ou de légitimation. Il s’agit au contraire pour ces artistes de mettre en mouvement des attitudes et des actes dans des contextes incertains, de créer des situations expérimentales et d’échanges, dont la mobilité est une dimension importante. Jean-Pierre Criqui parle à propos de ces attitudes contemporaines de cinématique.

Le 25 juin 1974, André Cadere invite le public parisien à une présentation de son travail, visible à vingt endroits très précis de la ville, auxquels il donne des rendez-vous échelonnés entre 16 h et 17 h 28. Là se trouve Cadere lui-même, présentant une barre de bois rond formée de plusieurs anneaux de différentes couleurs empilés les uns sur les autres d’après un système de permutations mathématiques, avec lequel il déambule ; une sorte de bâton de pèlerin chargé de mystères chiffrés. Ce type de vernissage ou d’ « exposition » aura toujours excédé – dans tous les sens du terme- le monde de l’art, car il était insaisissable par ses catégories, ses systèmes de production et de marché. En 1975, à Gênes, la Saman Gallery annonce, pendant les six jours de l’exposition, la présence d’une barre de bois rond dans un endroit prédéterminé de la ville, chaque jour à la même heure, sans pour autant que cela empêche l’artiste de se manifester à sa guise le reste de la journée là où bon lui semble. 2 ans plus tard, pour une exposition avec la même galerie, Cadere ne fixe aucun endroit précis : il part chaque jour à la dérive dans les rues, si bien que « l’art advient au gré des différents mouvements qu’une ville peut susciter : rencontres, curiosités fatigue, ennui… ». La promenade de l’artiste doit croiser celle du visiteur pour que l’art naisse d’une occurrence fortuite, d’un hasard ou d’une enquête dont l’un et l’autre sont les détectives-flâneurs.

Moins demi-mondain, plus délibérément politique, le bâton d’étranger – alien staff (1992) ou bâton d’immigré de Krystof Wodiczko est un outil de mise en relation sociale à l’usage des immigrés qui marchent sans fin dans les rues des grandes métropoles occidentales, à la recherche d’un travail, d’un logement ou simplement d’un contact. Equipé d’un écran vidéo et d’un magnétoscope embarqué, le bâton diffuse, à hauteur du regard des passants ou des personnes croisées, un témoignage de l’histoire de la personne qui le porte. Le bâton interpose donc entre le marcheur et ses éventuels interlocuteurs, un récit supposé capable de briser l’isolement et l’incompréhension pour créer les conditions d’une possible relation publique, d’une reconnaissance sociale, en tout cas d’un échange. 2 ans plus tard, Wodiczko propose avec le « porte-parole », de baîllonner l’étranger avec un système de moniteur et de haut-parleurs portés à hauteur de la bouche, qui diffuse le récit que cette personne aura préenregistré, afin que sa parole s’expose et soit reçue en place publique.

André Cadere. Bâton, 1977.

Kristof Wodiczko. Alien Staff, 1992

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Gabriel Orozco est une figure emblématique de ces piétons planétaires, nomades de l’art, ou « immigrés» comme lui-même aime aussi à se définir. Sans programme, sa vie d’artiste le mène à déambuler à travers le monde, dont il fait la scène de ses actions motivées par le hasard, la rencontre, les contextes. Orozco, en marcheur invétéré, crée le plus souvent là où ses pas le mènent, en fonction des circonstances et des occasions, des sculptures dont la seule trace demeure photographique. Turista maluco réalisé au brésil en 1991 est une très légère perturbation d’une situation touristique banale (qui lui valu les quolibets des personnes présentes : Turista maluco ! il est fou ce touriste) : Orozco dispose des oranges sur des tables et des éléments en bois d’un marché désert, dans une sorte de bidonville. Cette intervention colorée et rythmique opérée sur un espace sans qualité, littéralement abandonné, le requalifie comme scène, milieu de production de rapports actifs de rythmes et de couleurs.

Orozco refuse toute indication désignant sur place ce type d’installation comme de l’art. Ces insertions dans le réel, qui ne sont pas des impositions, et qui s’opposent à toute forme de monumentalité ou de sacralisation, reçoivent toute leur forces de leur discrétion même, de leur légèreté. Orozco multiplie les dispositifs sculpturaux de ce type, laissant parfois planer une ambiguïté sur leur caractère « ready-made » ou élaboré par l’artiste.

Gabriel Orozco. Turista maluco, 1991

Gabriel Orozco. Island within an island, 1993.

Gabriel Orozco. At the door of tne volcano,1993

Gabriel Orozco. Sand on table, 1992.

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Piedra que cede (1992), une boule de pâte à modeler grise d’un diamètre de 50 cm et d’un poids équivalent à celui de l’artiste, est, selon Criqui « l’autoportrait parfait de l’artiste en nomade », un double de son corps, de par son poids et sa capacité d’absorption. Orozco la roule devant lui dans les rues des villes qu’il parcourt, et la surface tendre de cette boule recueille et absorbe les poussières, menus fragments et autres minuscules débris qui jonchent les sols des villes. A l’instar d’Orozco, cet objet épouse le contexte dans lequel il évolue, il en est une empreinte souple.

Le héros du livre d’Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, « décide de partir à l’aventure en suivant un morceau de papier qu’il a livré au jeu des vents », investigation hasardeuse pour détective désoeuvré, qui se révélera en fait le départ d’une longue enquête dans Paris. Orozco dans une vidéo de 40 min, intitulé From dog shit to Irma Vep, réalisée dans les rues d’Amsterdam, commence par filmer une crotte de chien et se laisse dériver par les mouvements que capte sa caméra, les plus dérisoires, anodins ou imperceptibles (sacs plastiques ballottés par le vent, traces d’oiseaux dans le ciel), ou encore par des associations formelles ou d’idées, rafales de détails, impacts, défilé de puncta (un punctum, des puncta). Il suit une ritournelle visuelle de détails dont les cheminements hasardeux évoquent immanquablement l’errance du discours dans la cure psychanalytique, et ses trouvailles langagières jaillies subitement de la résurgence de détails ou de fragments mnésiques. « La psychanalyse est habituée à deviner des choses secrètes et cachées à partir des traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut – du refuse- de l’observation. » dit Freud. Orozco précise qu’il recherche « la liquidité des choses, comment une chose vous conduit à la prochaine » et que ses œuvres portent sur « la concentration, l’intention, les trajectoires de la pensée : le flot de la totalité dans notre perception, la fragmentation de la rivière des phénomènes qui arrive tout le temps ». Il se laisse ainsi guider par de tels jeux en menant son enquête comme un flâneur, c’est à dire comme un détective occupé à scruter, à évaluer les débris de la ville, le laissé pour compté, le refusé, son refoulé ou ce qui s’y dérobe, ses lapsus .

Gabriel Orozco. Piedra que cede, 1992

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Francis Alÿs est un artiste qui a fait de la marche une véritable heuristique, c’est à dire qu’il pratique la flânerie partout et sous toutes ses formes et qu’il la met en œuvre autant comme représentation que comme acte, afin d’en découvrir le pouvoir de « déplacement ».

S’interrogeant sur les déterminations du travail et de l’oisiveté, du productif et de l’improductif, Alys a réalisé en 1998 une sorte de manifeste de l’utilité en art. Paradox of Praxis se compose de deux actions filmées, réalisées à Mexico : dans la première, une journée durant, Alys pousse devant lui dans les rues de la ville un gros bloc de glace jusqu’à ce qu’il ait fini de fondre. Cette première action porte le sous-titre

Sometimes makings something leads to nothing (parfois faire quelque chose ne mène à rien),

leçon consternante qu’Alys tire de la vanité de son geste. La seconde action est un gag urbain vieux comme la ville, qui consiste à se poster au centre d’une place très passante, le nez en l’air. L’attitude d’Alys intrigue plusieurs passants qui s’attroupent autour de lui et cherchent en l’air ce qui peut capter ainsi son attention. Au bout de quelques minutes, Alys s’éclipse et laisse la contagion de la curiosité agir, les badauds s’agglutiner encore longtemps pour essayer de voir quelque chose qui n’existe pas. Cette seconde action s’intitule

Sometimes Making nothing leads to something (quelque fois ne rien faire mène à quelque chose).

Installé à Mexico, Francis Alys est d’origine belge, et si son travail à Mexico s’inscrit dans une tradition déambulatoire du théâtre et des arts urbains propres à cette ville, il est surtout un artiste nomade, pour lequel Mexico est une sorte de laboratoire urbain : « Le Mexique c’est le présent à l’état pur, dit Alys. Marcher dans la rue signifie être dans un constant réajustement du rapport de forces, accepter un code de conduite. Oui, Mexico comme paradigme du milieu urbain peut être un immense laboratoire. Il y a toute une série de paramètres concentrés : le théâtre social de la rue, une capacité de résistance au concept européen de modernisme et à son idéal de progrès.. On peut également y éprouver une grande sensation de liberté, même avec un appareil politique extrêmement contrôlé. »

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Francis Alys arpente, selon des protocoles précis, les limites ou les lisières de ce que permet physiquement, psychiquement, politiquement et socialement la déambulation. Dans une des ses vidéos récentes, Francis Alys, sort d’une armurerie de Mexico avec un pistolet Beretta de 9 mm et se met à marcher d’un pas vif dans les rues de la ville. Son parcours, filmé par un comparse, dure douze minutes avant qu’il ne se fasse violemment interpeller par la police. Par la suite, Francis Alys a reconstitué dans un deuxième film le trajet et la scène d’arrestation avec les policiers qui l’avaient interpellé, pour interroger la différence entre l’action première et son remake documentaire. La vidéo s’appelle Reenactement (reconstitution). Cette marche provocatrice et violente révèle les failles possibles que l’espace urbain recèle entre ses potentiels d’ordre et de désordre, de réalité et de fiction. Une telle action, dans son insaisissable violence, a au moins la vertu statistique de mesurer l’efficacité ou, c’est selon, l’impéritie des forces de l’ordre : il aura fallu 12 minutes à la police pour localiser et maîtriser un individu potentiellement dangereux dans le cœur de Mexico… Francis Alys démontre avec quelle facilité le désordre le plus inquiétant peut surgir d’un simple geste, d’un simple déplacement : dans une ville comme Mexico, mais cela est vrai pour toute métropole occidentale, le statu quo de l’ordre urbain peut être bouleversé en un instant. Comme le dit Alys : « la ville est un espace favorable à toutes sortes de rencontres possibles, elle est propice à l’accident. Celui qui se promène dans la rue est quelqu’un hors de tout contrôle, quelqu’un qui peut, à n’importe quel moment, exploser ». Ensuite, cette action laisse planer un doute sur la réalité de la violence mise en œuvre : si les passants croisés sur le moment pouvaient avoir de sérieuses raisons de s’inquiéter, les spectateurs de la vidéo savent déjà qu’Alys ne fera pas usage de son arme. Ce qui est bien réel, en réponse cette « fable », c’est la violence, légitime ou non, de l’interpellation policière. En prenant le risque de faire jouer entre eux le symbolique et le réel sur le plan de friction de la violence, Alys fait un travail politique sur le mythe urbain (le mythe de la violence à Mexico participant déjà des actes de violence quotidienne). Les statuts différents de l’action filmée et de sa reconstitution policière exacerbent encore plus ces tensions entre fable et danger réel, témoignage documentaire et fictionnalisation cinématographique.

Francis Alys questionne le mythe urbain en élaborant des fables, c’est à dire qu’il crée des événements capables d’imprégner la mémoire des passants, d’être éventuellement colportées comme rumeurs, de troubler en tout cas l’ordonnancement des choses, de fracturer le réel.

Francis Alys. Reenactment, 2000.

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Dans la vidéo Cuentos Patrioticos (conte patriotiques) Alys questionne la mémoire du mythe urbain, et plus particulièrement de ce fait péripatéticien qui se trouve à l’opposé de la flânerie, la manifestation politique. Sur la place Zocalo de Mexico, théâtre des grands épisodes historiques de la ville, Alys a fait marcher en cercle autour du gigantesque mât sur lequel est hissé chaque jour le drapeau mexicain, un homme suivi d’un mouton. A chaque tour effectué, un nouveau mouton rejoint la marche circulaire jusqu’à ce que le cortège boucle un très drolatique cercle de Panurge qui poursuit son mouvement giratoire autour du mât. Cette action filmée constitue pour n’importe quel mexicain une allusion féroce à un épisode politique fameux : En 68 , au moment des jeux olympiques de Mexico, et alors que le pays était agité de révoltes sociales, le pouvoir en place avait organisée, en direction des médias internationaux, une grande manifestation de soutien populaire au gouvernement, à laquelle les participants étaient amenés sous la contrainte policière. Lorsque la foule se trouva rassemblée sur la place Zocalo, elle se tourna comme un seul homme vers le palais gouvernemental, et se mit à bêler en signe de protestation contre cet embrigadement. Le motif de la conduite grégaire des foules est ici ironiquement dénoncé par une ribambelle de moutons de Panurge qui suivent connement leur guide.

Réactivant habilement le geste de Pollock qui avait ouvert, quelques 60 ans plus tôt, la voie à la médiation du corps et du mouvement dans l’acte de peindre, Francis Alys réalise à Sao Paulo en 1995, avec l’action The Leak un dripping labyrinthique à l’échelle de la ville. Quittant la salle d’exposition pour y revenir à la fin de sa promenade, Alys a parcouru la ville en tenant renversé un pot de peinture bleue percé d’un trou. La flânerie d’Alys inscrit en bleu le dessin de ses méandres au sol, permettant à d’autres flâneurs de se détacher à leur tour du flux des circulations urbaines pour suivre sa trace dans la ville (laquelle les mènera in fine à une exposition d’art contemporain). On ne peut rêver plus bel hommage à Pollock. A Stockhom en 98, Alys tire encore sur le fil de cette action : The Loser/the Winner est un trajet réalisé entre deux musées de la ville : Quittant le premier musée, Alys accroche un fil de laine de son pull bleu et le dévide le long de son itinéraire jusqu’au second. A l’arrivé, le pull a été entièrement détricoté, il a disparu, ainsi que le corps mystérieux qui le portait pour devenir un fil d’Arianne que l’on peut suivre dans la ville. Ce fil mène les pas du curieux jusqu’à un musée, sans qu’il ne sache qui l’a tiré jusque là, ni pourquoi.

Que les passants d’une ville soient témoins des actions d’Alys ou qu’ils en suivent les traces, celles-ci peuvent devenir pour eux des fables qu’ils transmettront à leur tour : insérer une fable dans le récit de la mégapole, produire une apparition, même fugace, même inexplicable, laisser la trace d’un geste qui trouble l‘ordre des choses, lancer des rumeurs ou des mouvements immatériels de circulation, voilà quels peuvent être les agissements politiques du flâneur. Fictionner le réel pour arrêter le regard du passant et susciter une interrogation quant à ses propres déplacements dans la ville, ses usages ou ses représentations de l’espace public.

Francis Alys. Cuentos patrioticos, 1997

Francis Alys. The Leak, 1995

Francis Alys. The Loser / The Winner, 1998

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Le groupe Stalker, association ou laboratoire romain à géométrie variable, qui accueille selon les projets des architectes, artistes, anthropologues, sociologues ou citoyens, fait de la marche collective le principal acte d’une réflexion urbanistique sur la ville résiduelle et plus généralement sur ce que Francesco Carreri appelle des amnésies urbaines : « des territoires de rebut, oubliés et rayés des cartes mentales des habitants parce que refoulés de la conscience : une sorte de cité inconsciente qui vit à côté du quotidien. Ces territoires forment des espaces vides qui se ramifient dans les pleins. » (Francesco Carreri. New Babylon. Le nomadisme et le dépassement de l’architecture). Terrains vagues, zones intermédiaires et indécidables entre ville et campagne, espaces délaissés ou interstitiels, dont l’identité est suspendue. Stalker, en référence à une expression de Michel Foucault, appelle ces espaces les « territoires actuels », l’adjectif actuel désignant pour Foucault le devenir et non l’état : devenir-autre, lieux autres ou hétérotopies.

Ces appellations ne se limitent pas à des adjectifs poétiques ou vainement conceptuels ; quand elle se rapportent à un lieu tel que le Campo Baorio, terrain vague occupé dont Stalker a fait un lieu de d’expérience sociale, elle manifestent l’implication concrète de ce groupe citoyen dans la construction sur ses lisières d’une « autre » ville. Le campo boario est un immense terrain vague -anciens abattoirs, actuels parcs à chevaux-, qu’occupent plusieurs communautés d’immigrés africains, de réfugiés kurdes, de Gitans et de militants de gauche. Sans se l’approprier ni vouloir imposer au camp la moindre influence dans son fonctionnement auto-géré, Stalker en a fait un lieu d’observation et d’expérimentation d’une urbanité en marge. Ils y ont créé un centre culturel multiethnique appelé Ararat, et réalisent souvent, en collaboration étroite avec les acteurs de ce territoire, des actions d’échange social de type repas collectif ou des réalisations artistiques nomades : Ainsi, le Tapette volante, tapis volant, est une reconstitution collective des volumes du plafond de la chapelle palatine de Palerme, en bouts de corde et de cuivre, qui a voyagé tout le long du pourtour méditerranéen pour revenir à Palerme, (façon de démontrer que les flux migratoires du bassin méditerranéen ont historiquement, toujours été porteurs de culture et de civilisation).

Leurs déambulations à travers les territoires résiduels de la ville implique non seulement une vision critique de l’urbanisme fonctionnaliste, du zonage, et des effets de contrôle social qu’ils pérennisent, mais surtout une expérience physique et collective de la saisie d’un territoire, bien différente de l’examen des cartes ou de l’étude des plans d’aménagement du territoire : ici, marcher invente le territoire et permet, dans la foulée, d’expérimenter le réel. L’accès à ces « territoires actuels » suppose bien souvent des franchissements (de murets, de clôtures), gestes que Stalker emblématise dans des séries photographiques en une sorte d’acte de passage, d’incitation au dépassement des limites et à la découverte.

« Accéder aux territoires. Percevoir l’écart en accomplissant le passage entre ce qui est sûr, quotidien, et ce qui est incertain, à découvrir, génère une sensation de dépaysement, un état d’appréhension qui conduit à une intensification des capacités perceptives. Soudain l’espace assume un sens ; partout la possibilité d’une découverte, la peur d’une rencontre non désirée ; le regard se fait pénétrant ; l’oreille se met à l’écoute. » extrait du Manifeste Stalker.

Stalker. Franchissements, 1998

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Le laboratoire Stalker a inauguré une série de dérives urbaines en Europe et aux Etats-Unis par une première marche de 4 jours dans Rome en 1995. Une quinzaine de personnes ont parcouru à cette occasion 70 kilomètres à travers des terrains abandonnés, délaissés, sur lesquels ils ont campé le temps du périple. Ils ont découvert que la somme des « territoires actuels » de Rome représentait une superficie plus étendue que la ville construite.

Ils ont tiré de l’expérience un planisphère de Rome, Planisphéro roma, étendant métaphoriquement le plan de la ville aux dimensions d’un globe terrestre : La ville formatée, connue, le « fait urbain persistant » y est colorié en jaune, en bleu sont les « territoires actuels », qualifiés ici de mers par les dériveurs de Stalker, en blanc le tracé de la dérive. La carte ainsi produite s’apparente à une constellation d’archipels émergeant d’un milieu fluide et indécidable qu’est la mer de l’amnésie urbaine.

Ces cartes de Rome ou de Milan désorientent les lectures apprises des cartes touristiques, routières ou statistiques de ces villes. Ce type de cartographie n’apporte pas tant une nouvelle représentation de l’urbain, même singulière, même décalée, qu’elle expose le diagramme d’une expérience de la ville.

Gilles Deleuze et Félix Guattari ont magnifiquement exprimé cette distinction en opposant les modalités du calque et de la carte : « si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou une médiation… une carte est affaire de performance, tandis que le calque revoie toujours à une compétence prétendue. »

(Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p20.)

Stalker. Planisfero Roma, 1995

Stalker. Routes d’Abandon à travers l’archipel milanais, 1996.

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À partir des années soixante, et principalement dans le sillage de l’art conceptuel, nombre de plasticiens se sont intéressés à la cartographie. La carte s’est imposée comme la documentation primordiale des œuvres de Land Art, que leurs auteurs, loin des ateliers, galeries ou musées, produisaient dans le paysage. Mais elle a aussi et surtout été considérée, pour ses propriétés cognitives et plastiques, comme un territoire artistique à part entière. Emmanuel Hocquard, dans le texte Il rien, donne une définition intéressante de la carte : « Nous savons bien ce qu’est une carte. C’est la transposition d’une réalité abstraite (le terrain) à une fiction concrète (sa représentation). Autrement dit, c’est une métaphore. Mais cette métaphore a ceci de particulier qu’elle offre des garanties concernant la vérité qu’elle est censée charrier : c’est une métaphore chiffrée. » La carte varie toujours entre l’allusion pure et l’adéquation simple, de sorte, comme le pense Robert Smithson, qu’il n’y a rien qui existe comme une carte complètement adéquate car l’inadéquation est intrinsèque à la cartographie. Qu’elle que soit sa prétendue précision, la carte génère un écart entre l’espace et sa représentation, par où peut s’engouffrer la fiction. Le fantasme de l’adéquation définitive de la carte a été brillamment conté par José Luis Borgès dans un texte célèbre intitulé « Musée. De la rigueur scientifique ». Les cartographes d’un empire imaginaire poussent l’art de la cartographie jusqu’à réaliser une carte à l’échelle 1/1 du territoire, qui le recouvre donc intégralement et du même coup le détruit. Quelques années plus tôt, Lewis Caroll, dans son roman Sylvie et Bruno, imaginait un personnage, Mein Herr, qui venait d’un pays , où racontait-il, les géographes avaient réalisé une carte à l’échelle d’un kilomètre pour un kilomètre. Mais celle-ci n’avait jamais été déroulée, car les paysans avaient protesté qu’en couvrant le territoire elle ferait obstacle au soleil et empêcherait toute culture de pousser. « Aussi, dit Mein herr, nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche très bien. »

La carte n’est pas le territoire, et c’est cet écart qui fascine.

Tom Sawyer et Huckleberry Finn, dans Tom Sawyer à travers le monde, de Mark Twain, sont embarqués malgré eux dans un ballon dirigeable. Après s’être émerveillé des paysages verdoyants de l’Illinois, le pilote qui les conduit prétend qu’ils survolent à présent l’Indiana. Huck ne veut pas le croire, car il sait que l’Indiana est peint en rose. « L’indiana rose ! quel bêtise » s’écrie Tom Sawyer. . « Ce n’est pas une bêtise, je l’ai vu sur la carte, et il est rose. » répond Huckleberry, qui se défend avec véhémence de passer pour un nigaud, car selon lui les cartes servent à nous apprendre des faits réels, elles ne peuvent mentir, et il ne peut donc y avoir deux états de la même couleur.Dennis Oppenheim, Gallery Transplant, 1969.

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Si l’on considère la carte comme un schème intermédiaire entre le sensible et le conceptuel, elle est susceptible d’accepter aussi des déterminations temporelles. Avec A walk of Four hours and four circles (1972), Richard Long trace des cercles concentriques au centre d’une carte, dont les circonférences désignent des mesures temporelles. Chacun des cercles porte la mention « one hour ». On voit que ce qui est représenté ici ne correspond à aucun trajet réel, la carte détermine ou enregistre plutôt une aire exploratoire relative à une durée et une vitesse de déplacement. Pour atteindre depuis le centre l’extrémité du dernier cercle en un heure, le pas du marcheur doit être quatre fois plus rapide que pour atteindre le premier cercle. La carte ici représente une portée temporelle, un pur potentiel de mouvement.

Robert Smithson a crée en 1968 le concept dialectique de site / non-site pour articuler dans son travail les deux espaces de production et de significations que sont l’espace non-artistique – la nature, les déserts, les paysages – et l’espace artistique de la galerie ou du musée. Ce concept a non seulement été utile à de nombreux autres artistes de Land-Art mais aussi à une réflexion esthétique globale de tout l’art conceptuel. Pour le dire très brièvement, site et non-site, termes qui jouent volontairement sur l’homophonie sight / non sight (vison, non-vision) distinguent deux espaces à la fois concrets et spéculatifs : l’espace artistique – le non-site - où les matériaux prélevés, photos, cartes ou films renvoient de façon indiciaire au site, l’espace non artistique où se trouve la sculpture, l’action ou l’opération réalisée sur le territoire. L’expérience artistique n’a lieu que dans le va-et-vient intellectuel entre ces deux espaces, dont la dialectique procède littéralement de la lecture cartographique : un ensemble d’indices me permet de construire une représentation – nécessairement spéculative ou fictive – d’un espace. Cet espace, lorsque j’ai les deux pieds dedans reste « informe », c’est à dire non-informé, si je ne dispose pas pour m’y repérer d’une représentation extrapolée : la carte.

On peut distinguer dans l’œuvre de Richard Long deux types de cartes-tracés : les cartes - mnémoniques qui rendent compte après-coup d’un trajet effectué, et les cartes diagrammatiques sur lesquelles l’artiste projette à l’avance le dessin ou le programme d’une marche. Si le premier type de tracé peut se rapporter encore à la compétence du calque, le deuxième est déjà une production d’écart, le non-site de la projection spéculative, un espace intermédiaire de fiction entre la carte et le territoire. Certaines œuvres de Long consistent en une carte sur laquelle il dessine un parcours à effectuer, lequel n’a de sens que dans la friction qu’il oppose, en tant qu’acte de représentation, aux usages de la carte et du territoire. « Two walks » est une carte accompagnée d’une photographie. On y voit deux lignes de même longueur se croiser en X, à leur exacte moitié. Chaque ligne est légendée d’une indication de temps à son point d’arrivée : 2 h 37 minutes pour l’une, 2 heures 52 minutes pour l’autre. La photo montre l’endroit où les deux trajectoires rectilignes se sont croisées, aux abords d’une croix sculptée dans une pierre levée, signal qui indique un croisement de chemins et qui symbolise traditionnellement l’intersection des royaumes terrestres et célestes. Les deux marches rectilignes et équidistantes de Long constituent une double performance: La ligne droite est un tracé peu compatible avec les données complexes de la carte, et c’est une ligne de trajet quasi-impraticable sur le terrain. Pourtant Long réalise, sur le territoire et sur la carte, ces deux lignes, et c’est à ce double titre qu’il s’agit d’une performance, dans le sens où l’entendent Deleuze et Guattari , une invention, «une expérimentation en prise sur le réel ».

Richard Long. A walk of four hours and four circles, 1972

Richard Long. Two walks, Dartmoor, 1972

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D’autres artistes ont tenté de décoller ou de manifester les lignes abstraites, spatiales ou temporelles qui structurent la cartographie. Piero Manzoni a conçu en 1959 le projet utopique de tracer une ligne blanche tout au long du méridien de Greenwich. Cette inscription littérale et à l’échelle 1/1 de la carte sur le territoire, dont le dessin n’aurait été perceptible que depuis un satellite, ne pouvait se pratiquer comme expérience que par la marche à pied sur son long. En 1994, Jan Dibbets a réalisé, plus modestement, un monument immatériel à Arago, le savant qui avait résolu les calculs astronomiques d’une méridienne de France, devant servir de longitude de référence pour les marins et les géographes, avant d’être détrônée en 1884 par le méridien de Greenwich. Cette méridienne de France traversait Paris et passait sur le site de l’observatoire où travaillait Arago. Jan Dibbets a inséré dans le sol parisien le long de cette ligne une série de 135 médaillons en bronze, portant le nom d’Arago et les repères cardinaux du Nord et du Sud. Quasi-invisible, à reconstituer mentalement au gré des découvertes de médaillons, cette ligne constitue, selon les termes de Dibbets, « un monument imaginaire réalisé sur le tracé d’une ligne imaginaire ».

En août 1997, Dennis Adams et Laurent Malone dessinent un transect à travers la ville de New York. Un Transect est un terme technique de géographie qui désigne « un relevé d’information à travers un espace en suivant une ligne droite ». Ils décident de rallier à pied le sud de Manhattan à l’aéroport JFK en suivant un axe aussi rectiligne que possible – tout l’inverse de la flânerie. Entre eux, un protocole très simple : Ils emportent un appareil photo, et lorsque l’un deux décide de prendre une photo, choisissant son sujet, réglant, cadrant son image, l’autre, posté dans son dos, lui prend l’appareil et fait aussi une image, sans cadrer ni régler. L’arbitraire rectiligne de ce trajet ignore la division sectorielle et toutes les distributions pré-établies de l’espace public (ses rues pittoresques, ses quartiers à éviter, ses secteurs défendus ou impraticables, ses accès réservés, etc..). Il opère une véritable coupe d’observation de la ville. La dialectique des images prises dos à dos par les marcheurs confronte d’un côté l’imposition d’une iconologie urbaine précédant le regard (ce sont bien souvent les affiches, les tags, les « scènes de rue » qui attirent le cliché photographique) à, des visions arbitraires qui, de l’autre côté, témoignent plus efficacement de l’inaperçu de la ville. La marche aura duré 11h et 35 min et aura donné lieu à 486 clichés. L’action JFK se présente ensuite sous la forme d’un livre rassemblant en vis à vis les couples de photos prises par les artistes. Aucun texte ne les accompagne si ce n’est la description lapidaire du protocole de la marche imprimée sur la tranche du livre.

Jan Dibbets. Monument à Arago, 1994.

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On pourrait, comme le fait Thierry Davila, supposer deux types de marche : d’un côté, il y a la marche cézannienne qui consiste à se déplacer vers le motif, à aller vers les sujet de la peinture pour, s’arrêter devant celui-ci, sortir son matériel de son sac à dos, et commencer à faire de l’art. De l’autre côté, il y a la déambulation cinématographique, ou travelling, qui transforme le trajet parcouru en la matière même de la création plastique : il y a une identité entre franchir une distance et faire œuvre : un déplacement dans l’espace et dans le temps en tant qu’œuvre.

On peut en ajouter une troisième au moins : le walkabout, la marche rituelle des aborigènes australiens, qui repose sur une combinaison de trois lignes. Une ligne de paysage dans lequel a lieu cette grande marche. Une ligne de pas, ceux du ou des marcheurs partis réaliser le walkabout. Et puis, la ligne la plus importante, qui rassemble les deux autres et les fait exister, la ligne mélodique, la ligne de chant. Car le « walkabout » est un « itinéraire chanté » ou encore « une piste des rêves ». L’aborigène qui fait ce parcours, qui le chante, au moment même où il met ses pas dans ceux de ses ancêtres, reprend dans le chant des strophes immémoriales, qui font exister chaque partie du paysage. Ces chants sont davantage que des cartes du territoire, transmises de génération en génération, ce sont surtout, magiquement, des formules d’émergence, des procédés de création de la terre : « celui qui partait en walkabout accomplissait un voyage rituel. Il marchait dans les pas de son ancêtre. Il chantait les strophes de l’ancêtre sans changer un mot ni une note – et ainsi recréait la création » écrit Bruce Chatwin, qui a consacré un livre au walkabout, Le chant des pistes. Le chant est donc une sorte de topo-guide incantatoire qui fait accéder le monde à l’existence, et « en théorie du moins, la totalité de l ‘Australie pouvait être lue comme une partition musicale. Il n’y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne pouvait être ou n’avait pas été chanté ». Chanter (ligne sonore ou songline), marcher (ligne des pas, ligne du corps), créer (ligne du paysage), voilà la trilogie inédite du walkabout, une marche dans laquelle les phrases musicales sont des coordonnées cartographiques et pour laquelle le chant et les noms gisent à même le sol, sous chacun des pas du marcheur. » Le chant était censé reposer sur le sol en une chaîne ininterrompue de couplets, un pour chaque paire de pas, chacun formé à partir des noms qu’il éjectait en marchant» dit encore Bruce Chatwin.

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A l’exemple des aborigènes australiens, les artistes flâneurs ou piétons planétaires, comme les appelle Thierry Davila, engagent le corps dans un processus d’invention du monde inchoatif à son exploration. Si l’on en croit François Jullien, philosophe et sinologue qui a réfléchi sur les modalités singulières de la pensée chinoise, ces artistes sont également chinois : « si j’avais à résumer d’un mot la pensée chinoise, je dirais : le réel est du processus. » Marcher, c’est faire un geste. Ce geste est vierge, même répété. Selon Brecht, il ne commence à exister, ce gestus, qu’ à partir du moment où il est une adresse aux autres.

« Geste est le nom de cette croisée où se rencontrent la vie et l’art, l’acte et la puissance, le général et le particulier, le texte et l’exécution. Fragment de vie soustrait au contexte de la biographie individuelle et fragment d’art soustrait au contexte de la neutralité esthétique : pure praxis. Ni valeur d’usage, ni valeur d’échange, ni expérience biographique, ni événement impersonnel, le geste est l’envers de la marchandise. » Giorgio Agamben. Moyens sans fin. Notes sur la politique.

Marcher est la façon la plus immédiate de relever la côte de l’expérience, dont Benjamin, dans les années 30, s’inquiétait déjà qu’elle ne tombe à zéro, dans les sociétés capitalistes.

Marcher, flâner, dériver met en jeu et simultanément, plusieurs processus de déplacement vécus comme expériences, spéculations, et devenirs : étranger le territoire, dépayser le lieu, injecter de la fiction dans le réel, insinuer du trouble dans l’ordinaire, insérer une fable dans le récit, faire des lignes entrelacées ou droites, faire des gestes, fabriquer de l’expérience, croire au monde.

«Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou font naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits.»

Gilles Deleuze, Contrôle et devenir, in Pourparlers.

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