Recits d'un pèlerin russe

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RCITS DUN PLERIN RUSSETraduits par JEAN GAUVAIN Lauteur anonyme de ces Rcits est probablement un moine du mont Athos, qui nota les confidences dun plerin vers le milieu du XIXe sicle. On y retrouvera tous les personnages des grands romanciers russes : nobles, paysans, soldats, forats, sdentaires et vagabonds, tout un monde, encore mdival, pntr de charit et profondment chrtien. Mais le plerin mendiant sexerce une mthode dascse spirituelle trs particulire. Lisant dune part des extraits des Pres de lglise, pratiquant dautre part la prire perptuelle, il progresse dans la voie contemplative. On suit avec intrt, au milieu dun monde de trs humaines aventures, les progrs de cette me qui sapplique rgler sa prire sur les battements du cur. Singulier exemple de participation du corps la vie de lesprit, ce livre est lun des documents les plus extraordinaires qui soient sur la vieille Russie. Jean GAUVAIN, qui a dcouvert, traduit et

comment les Rcits dun Plerin russe, est un jeune diplomate franais. Fils dun musicien connu et dune mre russe, musicien lui-mme et slavisant, il a rempli diverses missions importantes en Suisse, Moscou et en Allemagne. On a pu lire de lui, sous le mme pseudonyme, des tudes de politique trangre fort remarques dans la revue Esprit.

RCITS DUN PLERINA SON PRE SPIRITUEL

Traduits et prsents PAR JEAN GAUVAIN Deuxime dition

NEUCHTEL, DITIONS DE LA BACONNIRE PARIS, DITIONS DU SEUIL, 27, RUE JACOB

TABLE DES MATIRESContenu TABLE DES MATIRES INTRODUCTION PREMIER RCIT DEUXIME RCIT Le plerin est attaqu par des brigands. Histoire du capitaine. Solitude. Histoire dun forestier. Travaux spirituels. Le saut du loup. La jeune fille du village. Gurisons merveilleuses. Arrive Irkoutsk. TROISIME RCIT La vie du Plerin.

QUATRIME RCIT Une famille orthodoxe. Le pay san aveugle. La maison de poste. Un prtre de campagne. Sur la route de Kazan.

INTRODUCTIONA Pierre Pascal. Mis en veil par une courte note de Nicolas Berdiaev, je dcouvris un jour ce petit livre la Bibliothque des Langues orientales Paris. Malgr la hte dune priode dexamens, je ne lavais pas quitt la fin de laprs-midi. Mieux que beaucoup de romans, dtudes et dessais, il rvle, en effet, le mystre du peuple russe dans ce quil a de plus secret, ses croyances et sa foi. On ne stonnera pas de lobscurit o sont rests les Rcits dun plerin, si lon pense aux conditions de leur publication. Ils ont paru pour la premire fois Kazan vers 1865, sous une forme primitive, avec de nombreuses fautes. Cest en 1884 seulement que fut tablie une dition correcte et accessible. En plein mouvement socialiste et naturaliste, celle-ci ne pouvait trouver grand cho. Le besoin dune nouvelle dition ne se fera sentir quaprs 1920, lorsque certains curs migrs connatront la nostalgie de la patrie. Le livre fut rimprim en 1930 par les soins du professeur [1] Vycheslavtsev . La prsente traduction est faite sur ce texte.

Les Rcits ont t publis sans nom dauteur. Daprs la prface de ldition de 1884, le pre Pasius, abb du monastre de Saint-Michel-Archange des Tchrmisses Kazan, en aurait copi le texte chez un moine russe de lAthos, dont nous ignorons le nom. De nombreux indices portent croire que les rcits ont t rdigs par un religieux aprs ses entretiens avec le plerin. Cette hypothse nenlve nullement au livre son caractre authentique. Le plerin, simple paysan de trente-trois ans, nest familier quavec le style oral. La rdaction de ses aventures lui aurait cot de grands efforts, des expressions conventionnelles auraient remplac le langage archaque et simple qui fait le charme de ces rcits. Un confident intelligent, par contre, aura pu retrouver exactement le ton du plerin et transmettre ses paroles au lecteur. De nombreux mystiques nont communiqu leur exprience spirituelle quavec laide dun chroniqueur dont tout lart est de seffacer devant les mystres quil rvle. Ce personnage, cest peut-tre lermite de lAthos, peut-tre aussi le pre Ambroise, le grand solitaire dOptina, matre dIvan Kirevski, ami de Dostoevski, de Tolsto et de Lontiev, dans les manuscrits duquel trois autres rcits[2], de ton plus didactique, ont t retrouvs et publis en 1911. Les Rcits se rattacheraient ainsi au mouvement littraire russe du XIXe sicle, dans ce quil a de plus serein et de plus pur. Dans le tumulte des crits potiques, romanesques, rvolutionnaires, o se heurtent avec une telle violence les tendances extrmes du caractre russe, il manquait cette note innocente et

cristalline qui en est sans doute la tonique secrte. * ** Le plerin fait pntrer le lecteur au cur de la vie russe, peu aprs la guerre de Crime et avant labolition du servage, soit entre 1856 et 1861. On voit passer tous les personnages du roman russe, le prince qui cherche expier sa vie dissipe, le matre de poste ivrogne et querelleur, le greffier de province, incroyant et libral. Les forats sen vont par tapes vers la Sibrie, les courriers impriaux puisent leurs chevaux sur le trakt infini, les dserteurs rdent dans les forts lointaines ; nobles, paysans, fonctionnaires, membres des sectes, instituteurs et prtres de campagne, toute cette ancienne Russie terrienne ressuscite avec ses dfauts, dont le moindre nest pas livrognerie, et ses qualits, dont la plus belle est la charit, lamour spirituel du prochain, illumin par lamour de Dieu. Alentour, cest la terre russe, plaine immense o le regard se perd, forts dsertes, auberges au bord des routes, glises aux couleurs fraches, aux cloches scintillantes. Jamais pourtant le paysan ne sattarde dcrire le mode des apparences sensibles. Chrtien orthodoxe, il est la recherche de la perfection, labsolu est son souci. * **

Pour le guider dans cette qute, le plerin na que deux livres, la Bible et un recueil de textes patristiques, la Philocalie. Ce nom seul permet de dfinir lcole laquelle il se rattache. Russe du XIXe sicle, le plerin est un hsychaste (de calme silence contemplation). Lhsychasme remonte aux premiers sicles chrtiens. Il prend son origine au mont Sina et au dsert dgypte. Dans lglise orientale il apparat comme le courant mystique par opposition la tradition purement asctique issue de saint Basile, qui domina longtemps par suite de la condamnation de lorignisme aux Ve-VI e sicles. Inspire dOrigne et de Grgoire de Nysse[3], la mystique orientale donne pour fin lme humaine la dification. La nature humaine est bonne, mais dforme par le pch. La rendre sa vertu premire, rtablir dans lhomme, qui est limage de Dieu, la ressemblance divine, uvre de la grce, cest la voie du salut. Sous laction de la grce, lesprit, libr des passions par lascse, slve contempler les raisons des choses cres, et parvient parfois jusqu la nue lumineuse , la contemplation obscure de la Trinit sainte. Tel est le but auquel se consacrent les solitaires et les grands mystiques des dix premiers sicles chrtiens. Pour fixer leur esprit sur les ralits invisibles, certains dentre eux sont conduits adopter des procds techniques, comme la rptition frquente dune courte prire, le Kyrie Eleison. Les catholiques, familiers avec le chapelet, ne sauraient sen tonner. Lie au dogme de la rsurrection

future, lide dune participation du corps la vie spirituelle est en soi profondment orthodoxe. Ainsi se dveloppe peu peu ce qui, un jour, dans des controverses acharnes, sera qualifi dhsychasme. A partir du XI e sicle, cette doctrine tend se corrompre. Sous linfluence indirecte de saint Symon le Nouveau Thologien, on attribuera aux visions et rvlations sensibles une valeur exagre. Nul ne pourra tre considr chrtien sil na connu, expriment concrtement la grce. Thologie inquitante laquelle sopposent les paroles de Jeanne aux docteurs qui lui demandaient si elle tait en tat de grce : Si je ny suis, Dieu my mette et si jy suis, Dieu my garde ! Au del, le chrtien ne peut aller sans danger. Laction de Dieu dans lme est essentiellement mystrieuse, transpsychologique , pour reprendre lexpression de Stolz[4]. La recherche des illuminations conduit en effet mpriser la pratique asctique et chercher des moyens considrs comme plus efficaces pour parvenir aux visions. Cest le danger du moyen court et du quitisme o lme risque dtre foudroye. Par une volution parallle, une attention trop grande est donne aux procds corporels, la position du corps, au rle du cur dans loraison. Lhsychaste du XIVe sicle qui espre arriver au salut sans peine et sans douleur , oublie que, dans la vie spirituelle, tout est grce, et que nul ne peut dire : Jsus est le Seigneur, si ce nest par

lEsprit-Saint (1 Cor. 12, 3). Cest cette doctrine qui, malgr les controverses du e sicle, est transmise la Russie par le starets Nil XIV Sorski (1433-1508), une des plus pures figures du monachisme russe, celui qui voulait interdire aux couvents de possder des biens matriels. Tombe dans loubli, elle est restaure la fin du XVIII e sicle par un autre starets, Pasius Velitchkovski. Les textes hsychastes quil rassemble et publie en 1794 guideront les solitaires et les mystiques russes du XIXe sicle. * ** Engag dans la chane monotone des gnrations, le plerin rencontre la doctrine hsychaste telle que lont dforme de longs sicles dhistoire. Mais sa spiritualit est pure. Si, par instants, il semble croire que la seule pratique de la prire peut lamener connatre combien bon est le Seigneur , son amour de Dieu est trop grand pour ne pas tre dorigine surnaturelle. Lasctisme presque spontan de sa vie est aussi pour lui un gardien. Errant toujours de lieu en lieu, nayant pas mme une pierre o reposer sa tte, la prire perptuelle est avant tout pour lui le moyen de fixer lattention sur le mystre de la foi, et de ramener lme vers elle-mme. Son esprit demeure toujours actif et sa foi sillumine par une recherche ardente et sincre. La foi du plerin nest pas une motion respectueuse devant des mystres potiques, elle est nourrie

denseignements thologiques. A ceux qui sadressent lui, il offre des conseils techniques et des explications doctrinales, non des exhortations gnreuses et imprcises. Connaissant lhomme la lumire de Dieu, il sait aussi sa place et son rle dans lunivers. La morale du plerin nest pas un ensemble de rgles apprises ; elle nest pas non plus une hygine intrieure. Toutes ses actions sont guides par le dsir de la perfection spirituelle. Lasctisme est la condition de la contemplation. Il na pas de sens par lui-mme. La vie spirituelle est ainsi rendue lunit. De la foi viennent les uvres, mais sans uvres, il ny a pas de foi. Venu du monde de la chute, de lignorance et de la faiblesse, le plerin fait route vers la Jrusalem nouvelle, dans laquelle il entrera tout entier, corps et me, la consommation des temps. Rassemblant toutes les forces de son esprit pour contempler ltre absolu, il reoit parfois du Christ, le nouvel Adam, quelques-uns des privilges du premier Adam. Il parvient ignorer le froid, la faim, la douleur ; la nature elle-mme lui apparat transfigure : Arbres, herbes, oiseaux, terre, air, lumire, tous me disaient quils existent pour lhomme, quils tmoignent de lamour de Dieu pour lhomme, tout priait, tout chantait gloire Dieu . Cet optimisme librateur nest pas le privilge de lOrient chrtien. Il est la tendance profonde du

christianisme. Que la cration soit bonne et quaprs la chute elle doive tre entrane tout entire dans la voie du salut, saint Augustin et sa suite les grands docteurs mdivaux, nen doute pas plus que saint Grgoire de Nysse. Si le moyen ge occidental sattache avant tout au mystre du pch et de la Croix, cest que les implications merveilleuses de lIncarnation ont dj t rvles la conscience chrtienne par les Pres. Seules les crises et les ruptures du monde moderne ont fait sobscurcir ce sens cosmique de la thologie patristique, sans lequel la pense des grands docteurs occidentaux ne peut tre vraiment comprise. * ** Cest devant ces perspectives immenses que le plerin peut amener ceux qui lcoutent avec sincrit. Est-ce lui enlever son caractre russe ? Au contraire. Car il est un type accompli de la pit russe. Celle-ci na pas form une cole de pense, une doctrine propre. Telle une icne de Novgorod aux couleurs fraches et vigoureuses, renouvelant les modles reus de Byzance, elle a donn aux doctrines de lOrient chrtien un ton original et nouveau. Le sens inn du mystre de lhomme, la compassion, la piti devant la douleur et le pch, la simplicit de cur, qui purifie spontanment les doctrines exaltes du moyen ge byzantin, limitation directe et presque la mimique de la vie du Christ et des vrits

vangliques, tels sont les traits fondamentaux de la pit russe. En Russie se trouve ainsi un immense potentiel religieux, une puissante force populaire qui nest pas parvenue sexprimer dans une doctrine propre. Jusquau XIXe sicle, il ny a pas de thologie russe ; tout est traduit, dcalqu du grec, ou accessoirement du latin. A lexception peut-tre du moyen ge russe, la fusion, la synthse entre la pense religieuse et le courant de la pit populaire ne sest produite que dans des cas individuels, dont le plerin est un exemple. Dans la vie de lglise, cette absence dunit donne lide religieuse russe son caractre tragique, source de crises bouleversantes. Abandonne elle-mme, lglise russe a connu bientt lingrence de ltat. Prive dappui, elle a succomb, le schisme est venu la dchirer, elle sest effrite peu peu. Dans les forts o Nil Sorski avait lev sa mditation solitaire, on voit sallumer au XVII e sicle les bchers tragiques des Vieux-Croyants. La force spirituelle se rfugie dans les ermitages, chez les starets, elle irradie parfois le peuple, mais lunit organique est brise. Les efforts grandioses des laques pour crer au XIXe sicle une doctrine religieuse russe ne sappuient que sur une ralit diffuse, ils manquent de soutien et restent isols. Certes lme russe reste avant tout religieuse. Mais la foi succde la religiosit, sur celle-ci naissent les terribles excroissances du fanatisme obscur, du nihilisme total, de lathisme militant, puissance des tnbres ! Tourn vers labsolu, par une vocation mystrieuse, le peuple russe comme tous les peuples dEurope, a failli

sa mission historique, celle dune civilisation progressivement imprgne par la Vrit, dans un quilibre actif entre les abmes du pch et linfinitude de la lumire divine. La vision dune Russie rconciliatrice de lOrient et de lOccident, apparue un instant Soloviev, semble vanouie jamais. Mais dun mal radical peut natre un bien infini. Cest dans la crainte et le tremblement que se prpare la rsurrection. Pleure, pleure, peuple misrable, chante lInnocent de Moussorgski, ce frre du plerin, pleure, peuple affam, Dieu aura piti de toi.

Genve en la fte de la Rsurrection du Seigneur, 25 avril 1943.

PREMIER RCITPar la grce de Dieu je suis homme et chrtien, par actions grand pcheur, par tat plerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, jai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et cest tout. Le vingt-quatrime dimanche aprs la Trinit, jentrai lglise pour y prier pendant loffice ; on lisait lptre de lAptre aux Thessaloniciens, au passage[5] dans lequel il est dit : Priez sans cesse. Cette parole pntra profondment dans mon esprit et je me demandai comment il est possible de prier sans cesse alors que chacun doit soccuper de nombreux travaux pour subvenir sa propre vie. Je cherchai dans la Bible et jy lus de mes yeux exactement ce que javais entendu il faut prier sans cesse [6], prier par lesprit en toute occasion[7], lever en tout lieu des mains suppliantes[8]. Javais beau rflchir, je ne savais que dcider. Que faire pensai-je o trouver quelquun qui puisse mexpliquer ces paroles ? Jirai par les glises o prchent des hommes en renom, et, l peut-tre, je trouverai ce que je cherche. Et je me mis en route. Jai entendu beaucoup dexcellents sermons sur la prire. Mais ils taient tous des instructions sur la prire en

gnral : ce quest la prire, pourquoi il est ncessaire de prier, quels sont les fruits de la prire. Mais comment arriver prier vritablement l-dessus on ne disait rien. Jentendis un sermon sur la prire en esprit et sur la prire perptuelle ; mais on nindiquait pas comment parvenir cette prire. Ainsi la frquentation des sermons ne mavait pas donn ce que je dsirais. Je cessai donc daller aux prches et je dcidai de chercher avec laide de Dieu un homme savant et expriment qui mexpliquerait ce mystre puisque ctait l que mon esprit tait invinciblement attir. Longtemps je cheminai ; je lisais la Bible et je demandais sil ne se trouvait pas quelque part un matre spirituel ou un guide sage et plein dexprience. Une fois lon me dit que dans un village vivait depuis longtemps un monsieur [9] qui faisait son salut : il a chez lui une chapelle, il ne bouge jamais et sans cesse il prie Dieu ou lit des livres spirituels. A ces mots, je ne marchai plus, je me mis courir vers ce village ; jy arrivai et me rendis chez ce monsieur. Que dsires-tu de moi ? me demanda-t-il. Jai appris que vous tiez un homme pieux et sage ; cest pourquoi je vous demande au nom de Dieu de mexpliquer ce que veut dire cette parole de lAptre : Priez sans cesse et comment il est possible de prier ainsi. Voil ce que je dsire comprendre et je ne peux cependant y parvenir. Le monsieur resta silencieux, me regarda attentivement et dit : La prire intrieure perptuelle est leffort

incessant de lesprit humain pour atteindre Dieu. Pour russir en ce bienfaisant exercice, il convient de demander trs souvent au Seigneur de nous enseigner prier sans cesse. Prie plus et avec plus de zle, la prire te fera comprendre delle-mme comment elle peut devenir perptuelle ; pour cela il faut beaucoup de temps. Sur ces paroles, il me fit servir manger, me donna quelque chose pour la route et me laissa. Mais il navait rien expliqu. Je repris ma route ; je pensais, je lisais, je rflchissais comme je pouvais ce que mavait dit le monsieur et pourtant il mtait impossible de comprendre ; mais javais tant envie dy parvenir que mes nuits taient sans sommeil. Aprs avoir parcouru deux cents verstes[10], jarrivai un chef-lieu de gouvernement. Jy aperus un monastre. A lauberge, on me dit que dans ce monastre vivait un suprieur pieux, charitable et hospitalier. Jallai lui. Il me reut avec bont, me fit asseoir et moffrit manger. Pre trs saint ! dis-je, je nai pas besoin dun repas, mais je voudrais que vous me donniez un enseignement spirituel : comment faire son salut [11] ? Comment faire son salut ? Eh bien, vis selon les commandements, prie Dieu et tu seras sauv ! Jai appris quil faut prier sans cesse, mais je ne sais comment prier sans cesse et ne puis mme comprendre ce que signifie la prire perptuelle. Je vous prie, mon pre, de mexpliquer cela. Je ne sais, mon frre, comment texpliquer mieux. Mais attends ! Jai un petit livre o cela est expos ; et il

sortit lInstruction spirituelle de lhomme intrieur de saint Dimitri. Tiens, lis donc cette page. Je commenai lire ce qui suit : Ces paroles de lAptre : il faut prier sans cesse, sappliquent la prire faite par lintelligence ; lintelligence, en effet, peut tre toujours plonge en Dieu et Le prier sans cesse. Expliquez-moi comment lintelligence peut tre toujours plonge en Dieu sans distraction et le prier sans cesse. Cest l chose fort difficile, si Dieu nen fait pas don lui-mme, dit le suprieur. Mais il navait rien expliqu. Je passai la nuit chez lui et, layant remerci au matin pour son aimable accueil, je me remis en route sans trop savoir o aller. Jtais triste de mon incomprhension et pour consolation, je lisais la sainte Bible. Jallai ainsi cinq jours par la grandroute ; enfin, un soir, je rencontrai un petit vieillard qui avait quelque chose dun religieux. A ma question, il rpondit quil tait moine et que la solitude o il vivait avec quelques frres tait dix verstes de la route ; il minvita marrter chez eux. Chez nous, me dit-il, on reoit les plerins, on les soigne et les nourrit lhtellerie. Je navais gure envie dy aller et je lui dis : Mon repos ne dpend pas dun logement, mais dun enseignement spirituel ; je ne cherche pas de nourriture, jai beaucoup de pain sec dans mon sac. Mais quel genre denseignement cherches-tu et que dsires-tu mieux comprendre ? Viens, viens chez

[12]

nous, mon cher frre ; nous avons des starets[13] expriments qui peuvent te donner une direction spirituelle et te guider sur la voie vritable la lumire de la parole de Dieu et des enseignements des Pres. Voyez-vous, mon pre, il y a un an environ qutant loffice, jentendis ce commandement de lAptre : Priez sans cesse. Ne sachant comment comprendre cette parole, je me suis mis lire la Bible. Et l aussi, en beaucoup de passages, jai trouv le commandement de Dieu : il faut prier sans cesse, toujours, en toute occasion, en tout lieu, non seulement pendant les travaux journaliers, non seulement en tat de veille, mais aussi dans le sommeil : je dors, mais mon cur veille [14] [15]. Cela mtonna beaucoup et je ne pus comprendre comment on peut accomplir une telle chose et quels sont les moyens dy parvenir ; un violent dsir et la curiosit sveillrent en moi : ni jour ni nuit ces paroles ne sortirent plus de mon esprit. Aussi je me mis frquenter les glises jentendis des sermons sur la prire ; mais jai eu beau en couter, jamais je ny ai appris comment prier sans cesse ; on parlait toujours de la prparation la prire ou de ses fruits, sans enseigner comment prier sans cesse et ce que signifie une telle prire. Jai lu souvent la Bible et jy ai retrouv ce que javais entendu ; mais cependant je nai pas atteint la comprhension que je dsire. Et depuis ce temps, je demeure incertain et inquiet. Le starets se signa et prit la parole : Remercie Dieu, frre bien-aim, de ce quil ta rvl une attirance invincible en toi vers la prire intrieure perptuelle.

Reconnais l lappel de Dieu et calme-toi en pensant quainsi laccord de ta volont avec la parole divine a t dment prouv ; il ta t donn de comprendre que ce nest pas la sagesse de ce monde ni un vain dsir de connaissances qui conduisent la lumire cleste la prire intrieure perptuelle mais au contraire la pauvret desprit et lexprience active dans la simplicit du cur. Cest pourquoi il nest pas tonnant que tu naies rien entendu de profond sur lacte de prier et que tu naies pu apprendre comment parvenir cette activit perptuelle. En vrit, on prche beaucoup sur la prire et il existe ldessus de nombreux ouvrages rcents, mais tous les jugements de leurs auteurs sont fonds sur la spculation intellectuelle, sur les concepts de la raison naturelle et non sur lexprience nourrie par laction ; ils parlent plus des accessoires de la prire que de son essence mme. Lun explique fort bien pourquoi il est ncessaire de prier ; un autre parle de la puissance et des effets bienfaisants de la prire ; un troisime, des conditions ncessaires pour bien prier, cest--dire du zle, de lattention, de la chaleur de cur, de la puret desprit, de lhumilit, du repentir, quil faut avoir pour se mettre prier. Mais quest-ce que la prire et comment on apprend prier ces questions pourtant essentielles et fondamentales, on trouve bien rarement rponse chez les prdicateurs de ce temps ; car elles sont plus difficiles que toutes leurs explications et demandent non un savoir scolaire, mais une connaissance mystique. Et, chose beaucoup plus triste, cette sagesse lmentaire et vaine conduit mesurer Dieu avec une

mesure humaine. Beaucoup commettent une grande erreur, lorsquils pensent que les moyens prparatoires et les bonnes actions engendrent la prire, alors quen ralit cest la prire qui est la source des uvres et des vertus. Ils prennent tort les fruits ou les consquences de la prire pour les moyens dy parvenir, et diminuent ainsi sa force. Cest un point de vue entirement oppos lcriture : car laptre Paul parle ainsi de la prire : Je vous conjure avant tout de prier[16]. Ainsi lAptre place la prire au-dessus de tout : je vous conjure avant tout de prier. Beaucoup de bonnes uvres sont demandes au chrtien, mais luvre de prire est au-dessus de toutes les autres, car, sans elle, rien de bien ne peut saccomplir. Sans la prire frquente, on ne peut trouver la voie qui conduit au Seigneur, connatre la Vrit, crucifier la chair avec ses passions et ses dsirs, tre illumin dans le cur par la lumire du Christ et sunir Lui dans le salut. Je dis frquente, car la perfection et la correction de notre prire ne dpendent pas de nous, comme le dit encore laptre Paul : Nous ne savons pas ce quil faut demander[17]. Seule la frquence a t laisse en notre pouvoir comme moyen pour atteindre la puret de prire qui est la mre de tout bien spirituel. Acquiers la mre et tu auras une descendance, dit saint Isaac le Syrien[18], enseignant quil faut acqurir dabord la prire pour pouvoir mettre en pratique toutes les vertus. Mais ils connaissent mal ces questions et ils en

parlent peu, ceux qui ne sont pas familiers avec la pratique et les enseignements mystrieux des Pres. En conversant ainsi, nous tions insensiblement arrivs jusqu la solitude. Pour ne pas me sparer de ce sage vieillard et satisfaire plus tt mon dsir, je mempressai de lui dire : Je vous en prie, pre vnrable, expliquez-moi ce quest la prire intrieure perptuelle et comment on peut lapprendre : je vois que vous en avez une exprience profonde et sre. Le starets accueillit ma demande avec bont et minvita chez lui : Viens chez moi, je te donnerai un livre des Pres qui te permettra de comprendre clairement ce quest la prire et de lapprendre avec laide de Dieu. Nous entrmes dans sa cellule et le starets madressa les paroles suivantes : La prire de Jsus intrieure et constante est linvocation continuelle et ininterrompue du nom de Jsus par les lvres, le cur et lintelligence, dans le sentiment de sa prsence, en tout lieu, en tout temps, mme pendant le sommeil. Elle sexprime par ces mots : Seigneur Jsus-Christ, ayez piti de moi ! [19] Celui qui shabitue cette invocation ressent une grande consolation et le besoin de dire toujours cette prire ; au bout de quelque temps, il ne peut plus demeurer sans elle et cest delle-mme quelle coule en lui. Comprends-tu maintenant ce quest la prire perptuelle ? Je le comprends parfaitement, mon pre ! Au nom

de Dieu, enseignez-moi maintenant comment y parvenir, mcriai-je plein de joie. Comment on apprend la prire, nous le verrons dans ce livre. Il sappelle Philocalie [20]. Il contient la science complte et dtaille de la prire intrieure perptuelle expose par vingt-cinq Pres ; il est si utile et si parfait quil est considr comme le guide essentiel de la vie contemplative et, comme le dit le bienheureux Nicphore[21], il conduit au salut sans peine et sans douleur . Est-il donc plus haut que la sainte Bible ? demandai-je. Non, il nest ni plus haut, ni plus saint que la Bible, mais il contient les explications lumineuses de tout ce qui reste mystrieux dans la Bible en raison de la faiblesse de notre esprit, dont la vue ne parvient pas jusqu ces hauteurs. Voici une image : le soleil est un astre majestueux, tincelant et superbe ; mais on ne peut le regarder lil nu. Pour contempler ce roi des astres et supporter ses rayons enflamms, il faut employer un verre artificiel, infiniment plus petit et plus terne que le soleil. Eh bien, lcriture est ce soleil resplendissant et la Philocalie ce morceau de verre. coute, maintenant, je vais te lire comment sexercer la prire intrieure perptuelle. Le starets ouvrit la Philocalie, choisit un passage de saint Symon le Nouveau Thologien[22] et commena : Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline la tte, ferme les yeux ; respire plus doucement,

regarde par limagination, lintrieur de ton cur, rassemble ton intelligence, cest--dire ta pense, de ta tte dans ton cur. Dis sur la respiration : Seigneur Jsus-Christ, ayez piti de moi , voix basse, ou simplement en esprit. Efforce-toi de chasser toutes penses, sois patient et rpte souvent cet exercice. Puis le starets mexpliqua tout ceci avec des exemples et nous lmes encore dans la Philocalie les paroles de saint Grgoire le Sinate[23] et des bienheureux Calliste et Ignace[24]. Tout ce que nous lisions, le starets me lexpliquait en des termes lui. Jcoutais avec attention et ravissement et mefforais de fixer toutes ces paroles dans ma mmoire avec la plus grande exactitude. Nous passmes ainsi toute la nuit et allmes aux matines sans avoir dormi. Le starets, en me renvoyant, me bnit et me dit de venir chez lui, pendant mon tude de la prire, pour me confesser avec franchise et simplicit de cur, car il est vain de sattaquer sans guide luvre spirituelle. A lglise, je sentis en moi un zle ardent qui me poussait tudier avec soin la prire intrieure perptuelle, et je demandai Dieu de vouloir bien maider. Puis, je pensai quil me serait difficile daller voir le starets pour me confesser ou lui demander conseil ; lhtellerie, on ne me gardera pas plus de trois jours et prs de la solitude, il ny a pas de logis Heureusement, jappris quun village se trouvait quatre verstes. Jy allai pour chercher une place et pour mon bonheur, Dieu me favorisa. Je pus me louer comme gardien chez un paysan, condition de passer lt tout seul dans une hutte au

fond du potager. Dieu merci javais trouv un endroit tranquille. Cest ainsi que je me mis vivre et tudier par les moyens indiqus la prire intrieure, en allant souvent voir le starets. Pendant une semaine, je mexerai dans la solitude de mon jardin ltude de la prire intrieure, en suivant exactement les conseils du starets. Au dbut, tout semblait aller bien. Puis je ressentis une grande lourdeur, de la paresse, de lennui, un sommeil insurmontable et les penses sabattirent sur moi comme les nuages. Jallai chez le starets plein de chagrin et lui exposai mon tat. Il me reut avec bont et me dit : Frre bien-aim, cest la lutte que mne contre toi le monde obscur, car il nest rien quil redoute tant que la prire du cur. Il essaye de te gner et de te donner du dgot pour la prire. Mais lennemi nagit que selon la volont et la permission de Dieu, dans la mesure o cela nous est ncessaire. Il faut sans doute que ton humilit soit encore mise lpreuve : il est trop tt pour atteindre par un zle excessif au seuil mme du cur, car tu risquerais de tomber dans lavarice spirituelle. Je vais te lire ce que dit la Philocalie ce sujet. Le starets chercha dans les enseignements du moine Nicphore et lut : Si, malgr tes efforts, mon frre, tu ne peux entrer dans la rgion du cur, comme je te lai recommand, fais ce que je te dis et, Dieu aidant, tu trouveras ce que tu cherches. Tu sais que la raison de tout homme est dans sa poitrine A cette raison enlve donc toute pense (tu le

peux si tu veux) et donne-lui le Seigneur Jsus-Christ, ayez piti de moi . Efforce-toi de remplacer par cette invocation intrieure toute autre pense et, la longue, cela touvrira srement le seuil du cur, cest l un fait prouv par lexprience[25]. Tu vois ce quenseignent les Pres dans ce cas, me dit le starets. Cest pourquoi tu dois accepter ce commandement avec confiance et rciter autant que tu le peux la prire de Jsus. Voici un rosaire avec lequel tu pourras faire au dbut trois mille oraisons par jour. Debout, assis, couch ou en marchant dis sans cesse : Seigneur Jsus-Christ, ayez piti de moi ! doucement et sans hte. Et rcite exactement trois mille oraisons par jour sans en ajouter ou en retrancher aucune. Cest ainsi que tu parviendras lactivit perptuelle du cur. Je reus avec joie ces paroles du starets et men retournai chez moi. Je me mis faire exactement et fidlement ce quil mavait enseign. Pendant deux jours, jy eus quelque difficult, puis cela devint si facile que lorsque je ne disais pas la prire, je sentais comme un besoin de la reprendre et elle coulait avec facilit et lgret sans rien de la contrainte du dbut. Je racontai cela au starets, qui mordonna de rciter six mille oraisons par jour et me dit : Sois sans trouble et efforce-toi seulement de ten tenir fidlement au nombre doraisons qui test prescrit : Dieu te fera misricorde. Pendant toute une semaine, je demeurai dans ma cabane solitaire rciter chaque jour mes six mille oraisons sans me soucier de rien autre et sans avoir

lutter contre les penses ; jessayais seulement dobserver exactement le commandement du starets. Quarriva-t-il ? Je mhabituai si bien la prire que, si je marrtais un court instant, je sentais un vide comme si javais perdu quelque chose ds que je reprenais ma prire, jtais de nouveau lger et heureux. Si je rencontrais quelquun, je navais plus envie de parler, je dsirais seulement tre dans la solitude et rciter la prire ; tellement je my trouvais habitu au bout dune semaine. Le starets qui ne mavait pas vu depuis dix jours vint lui-mme prendre de mes nouvelles ; je lui expliquai ce qui marrivait. Aprs mavoir cout, il dit : Te voil habitu la prire. Vois-tu, il faut maintenant garder cette habitude et la fortifier : ne perds pas de temps et, avec laide de Dieu, prends la rsolution de rciter douze mille oraisons par jour ; demeure dans la solitude, lve-toi un peu plus tt, couche-toi un peu plus tard et viens me voir deux fois par mois. Je me conformai aux ordres du starets et, le premier jour, cest peine si je parvins rciter mes douze mille oraisons que jachevai tard dans la soire. Le lendemain je le fis plus facilement et avec plaisir. Je ressentis dabord de la fatigue, une sorte de durcissement de la langue et une raideur dans les mchoires, mais sans rien de dsagrable ; ensuite jeus lgrement mal au palais, puis au pouce de la main gauche qui grenait le rosaire, tandis que mon bras schauffait jusquau coude, ce qui produisait une sensation dlicieuse. Et cela ne faisait que minciter rciter encore mieux la prire. Ainsi, pendant cinq jours, jexcutai fidlement les douze mille oraisons

et, en mme temps que lhabitude, je reus lagrment et le got de la prire. Un matin de bonne heure, je fus comme rveill par la prire. Je commenais dire mes oraisons du matin, mais ma langue sy embarrassait et je navais dautre dsir que de rciter la prire de Jsus. Ds que je my fus mis, je devins tout heureux, mes lvres remuaient dellesmmes et sans effort. Je passai toute la journe dans la joie. Jtais comme retranch de tout et me sentais dans un autre monde : Je terminai sans difficult mes douze mille oraisons avant la fin du jour. Jaurais beaucoup voulu continuer, mais je nosais dpasser le chiffre indiqu par le starets. Les jours suivants, je continuai invoquer le nom de Jsus-Christ avec facilit et sans jamais me lasser. Jallai voir le starets et lui racontai tout cela en dtail. Lorsque jeus fini, il me dit : Dieu ta donn le dsir de prier et la possibilit de le faire sans peine. Cest l un effet naturel, produit par lexercice et lapplication constante, de mme quune machine dont on lance peu peu le volant continue ensuite tourner delle-mme ; mais, pour quelle reste en mouvement, il faut la graisser et lui donner parfois un nouvel lan. Tu vois maintenant de quelles facults merveilleuses le Dieu ami des hommes a dou notre nature sensible elle-mme ; et tu as connu les sensations extraordinaires qui peuvent natre mme dans lme pcheresse, dans la nature impure que nillumine pas encore la grce. Mais quel degr de perfection, de joie et de ravissement natteint pas lhomme lorsque le Seigneur

veut bien lui rvler la prire spirituelle spontane et purifier son me des passions ! Cest un tat inexprimable et la rvlation de ce mystre est un avant-got de la douceur cleste. Cest le don que reoivent ceux qui cherchent le Seigneur dans la simplicit dun cur dbordant damour ! Dsormais, je te permets de rciter autant doraisons que tu le veux, essaie de consacrer tout le temps de la veille la prire et invoque le nom de Jsus sans plus compter, ten remettant humblement la volont de Dieu, et esprant en Son secours ; Il ne tabandonnera pas et dirigera ta route. Obissant cette rgle, je passai tout lt rciter sans cesse la prire de Jsus et je fus tout fait tranquille. Durant mon sommeil, je rvais parfois que je rcitais la prire. Et pendant la journe, lorsquil marrivait de rencontrer des gens, ils me semblaient aussi aimables que sils avaient t de ma famille. Les penses staient apaises et je ne vivais quavec la prire ; je commenais incliner mon esprit lcouter et parfois mon cur ressentait de lui-mme comme une chaleur et une grande joie. Lorsquil marrivait dentrer lglise, le long service de la solitude me paraissait court et ne me lassait plus comme auparavant. Ma cabane solitaire me semblait un palais splendide et je ne savais comment remercier Dieu de mavoir envoy, moi pauvre pcheur, un starets lenseignement si bienfaisant. Mais je neus pas longtemps jouir de la direction de mon starets bien-aim et sage il mourut la fin de lt. Je lui dis adieu avec des larmes et, en le remerciant pour

son enseignement paternel, je lui demandai de me laisser comme bndiction le rosaire avec lequel il priait toujours. Ainsi je restai seul. Lt sacheva, on rcolta les fruits du jardin. Je navais plus o vivre. Le paysan me donna deux roubles dargent comme salaire, remplit mon sac de pain pour la route et je repris ma vie errante ; mais je ntais plus dans le besoin comme jadis : linvocation du nom de Jsus-Christ me rjouissait tout le long du chemin et tout le monde me traitait avec bont ; il semblait que tous staient mis maimer. Un jour je me demandai que faire avec les roubles que mavait donns le paysan. A quoi me servent-ils ? Oui ! Eh bien, je nai plus de starets, personne pour me guider ; je vais acheter une Philocalie et jy apprendrai la prire intrieure. Jarrivai dans un chef-lieu de gouvernement et me mis chercher par les boutiques une Philocalie ; jen trouvai bien une, mais le marchand en voulait trois roubles et je nen avais que deux ; jeus beau marchander, il ne voulut rien rabattre ; enfin, il me dit : Va donc voir dans cette glise, demande au sacristain ; il a un vieux livre comme a, quil te cdera peut-tre pour tes deux roubles. Jy allai et achetai en effet pour deux roubles une Philocalie fort vieille et abme ; jen fus tout heureux. Je la raccommodai comme je pus avec de ltoffe et la mis dans mon sac avec la Bible. Voil comment je vais maintenant, disant sans cesse la prire de Jsus, qui mest plus chre et plus douce que

tout au monde. Parfois, je fais plus de soixante-dix verstes en un jour et je ne sens pas que je vais ; je sens seulement que je dis la prire. Quand un froid violent me saisit, je rcite la prire avec plus dattention et bientt je suis tout rchauff. Si la faim devient trop forte, jinvoque plus souvent le nom de Jsus-Christ et je ne me rappelle plus avoir eu faim. Si je me sens malade et que mon dos ou mes jambes me fassent mal, je me concentre dans la prire et je ne sens plus la douleur. Lorsque quelquun moffense, je ne pense qu la bienfaisante prire de Jsus ; aussitt, colre ou peine disparaissent et joublie tout. Mon esprit est devenu tout simple. Je nai souci de rien, rien ne moccupe, rien de ce qui est extrieur ne me retient, je voudrais tre toujours dans la solitude ; par habitude, je nai quun seul besoin : rciter sans cesse la prire, et, quand je le fais, je deviens tout gai. Dieu sait ce qui se fait en moi. Naturellement, ce ne sont l que des impressions sensibles ou, comme disait le starets, leffet de la nature et dune habitude acquise ; mais je nose encore me mettre ltude de la prire spirituelle lintrieur du cur, je suis trop indigne et trop bte. Jattends lheure de Dieu, esprant en la prire de mon dfunt starets. Ainsi, je ne suis pas encore parvenu la prire spirituelle du cur, spontane[26] et perptuelle ; mais, grce Dieu, je comprends clairement maintenant ce que signifie la parole de lAptre que jentendis jadis : Priez sans cesse [27].

DEUXIME RCITLongtemps je voyageai par toutes sortes de lieux, accompagn de la prire de Jsus, qui me fortifiait et me consolait sur tous les chemins, en toute occasion et toute rencontre. A la fin, il me sembla que je ferais bien de marrter quelque part pour trouver une plus grande solitude et pour tudier la Philocalie, que je ne pouvais lire que le soir ltape ou pendant le repos de midi ; javais un grand dsir de my plonger longuement pour y puiser avec foi la doctrine vritable du salut de lme par la prire du cur. Malheureusement, pour satisfaire ce dsir, je ne pouvais memployer aucun travail manuel puisque javais perdu lusage de mon bras gauche ds ma petite enfance ; aussi, dans limpossibilit de me fixer quelque part, je me dirigeai vers les pays sibriens, vers Saint-Innocent dIrkoutsk [28], pensant que, par les plaines et les forts de Sibrie, je trouverais plus de silence et pourrais me livrer plus commodment la lecture et la prire. Je men allai ainsi, rcitant sans cesse la prire. Au bout de quelque temps, je sentis que la prire passait delle-mme dans mon cur, cest--dire que mon cur, en battant rgulirement, se mettait en quelque sorte rciter en lui-mme les paroles saintes sur chaque battement, par exemple 1-Seigneur, 2-Jsus, 3-Christ, et ainsi de suite.

Je cessai de remuer les lvres et jcoutai attentivement ce que disait mon cur, me rappelant combien ctait agrable, au dire de mon dfunt starets. Puis, je ressentis une lgre douleur au cur et dans mon esprit un tel amour pour Jsus-Christ quil me semblait que, si je Lavais vu, je me serais jet Ses pieds, je les aurais saisis, embrasss et baigns de mes larmes en Le remerciant pour la consolation quil nous donne avec Son nom, dans Sa bont et Son amour pour Sa crature indigne et coupable. Bientt apparut dans mon cur une bienfaisante chaleur qui gagna toute ma poitrine. Cela me conduisit en particulier une lecture attentive de la Philocalie pour y vrifier ces sensations et y tudier le dveloppement de la prire intrieure du cur ; sans ce contrle, jaurais craint de tomber dans lillusion, de prendre les actions de la nature pour celles de la grce et de menorgueillir de cette acquisition rapide de la prire, selon ce que mavait expliqu mon dfunt starets. Cest pourquoi je marchais surtout la nuit et je passais mes journes lire la Philocalie assis dans la fort sous les arbres. Ah ! combien de choses nouvelles, de choses profondes et ignores je dcouvris par cette lecture ! Dans cette occupation, je gotais une batitude plus parfaite que tout ce que javais pu imaginer jusque-l. Sans doute, certains passages restaient incomprhensibles mon esprit born, mais les effets de la prire du cur claircissaient ce que je ne comprenais pas ; de plus, je voyais parfois en songe mon dfunt starets qui mexpliquait beaucoup de difficults et inclinait toujours plus mon me incomprhensive

lhumilit. Je passai deux grands mois dt dans ce bonheur parfait. Je voyageais surtout par les bois et les chemins de campagne ; lorsque jarrivais dans un village, je demandais un sac de pain, une poigne de sel, je remplissais deau ma gourde et je repartais pour cent verstes.

Le plerin est attaqu par des brigands[29].Sans doute cause des pchs de mon me endurcie, ou pour le progrs de ma vie spirituelle, les tentations apparurent la fin de lt. Voici comment : un soir que javais dbouch sur la grandroute, je rencontrai deux hommes qui avaient des ttes de soldats ; ils me demandrent de largent. Quand je leur dis que je navais pas un sou, ils ne voulurent pas me croire et crirent brutalement : Tu mens ! Les plerins ramassent beaucoup dargent ! Lun des deux ajouta : Inutile de parler longtemps avec lui ! et il me frappa la tte avec son gourdin ; je tombai sans connaissance. Je ne sais si je restai longtemps ainsi, mais lorsque je revins moi, je vis que jtais dans la fort prs de la route ; jtais tout dchir et mon sac avait disparu ; il ny avait plus que les bouts des ficelles par lesquelles il tenait. Dieu merci, ils navaient pas emport mon passeport que je gardais dans ma vieille toque pour pouvoir le montrer rapidement quand ctait ncessaire. Mtant mis debout, je pleurai amrement non tant cause de la douleur que pour mes livres, ma Bible et ma Philocalie, qui taient

dans le sac vol. Toute la journe, toute la nuit, je maffligeai et je pleurai. O est ma Bible que je lisais depuis que jtais petit et que javais toujours avec moi ? O est ma Philocalie de laquelle je tirais enseignement et consolation ? Malheureux, jai perdu lunique trsor de ma vie, sans avoir pu men rassasier. Il aurait mieux valu mourir que de vivre ainsi sans nourriture spirituelle. Jamais je ne pourrai les racheter. Deux jours durant, je pus peine marcher tant jtais afflig ; le troisime jour, je tombai bout de forces prs dun buisson et mendormis. Voil quen songe, je me vois la solitude, dans la cellule de mon starets et je lui pleure mon chagrin. Le starets, aprs mavoir consol, me dit : Que ce te soit une leon de dtachement des choses terrestres pour aller plus librement vers le ciel. Cette preuve ta t envoye pour que tu ne tombes pas dans la volupt spirituelle. Dieu veut que le chrtien renonce sa volont propre et tout attachement pour elle, afin de se remettre entirement la volont divine. Tout ce quil fait est pour le bien et le salut de lhomme. Il veut que tous soient sauvs[30]. Aussi reprends courage et crois quavec la tentation, le Seigneur prpare aussi lheureuse [31] 7 issue . Bientt tu recevras une consolation plus grande que toute ta peine. A ces mots, je me rveillai, je sentis dans mon corps des forces fraches, et dans mon me comme une aurore et un calme nouveau. Que la volont du Seigneur soit faite ! dis-je. Je me levai, me signai et partis. La prire agissait de nouveau dans mon cur comme auparavant et pendant trois jours je cheminai tranquillement.

Soudain, je rencontre sur la route une troupe de forats, quon menait sous escorte. En arrivant leur niveau, japerus les deux hommes qui mavaient dpouill et, comme ils marchaient au bord de la colonne, je me jetai leurs pieds et les suppliai de me dire o taient mes livres. Ils firent dabord semblant de ne pas me reconnatre, puis lun deux me dit : Si tu nous donnes quelque chose, nous te dirons o sont tes livres. Il nous faut un rouble dargent. Je jurai que je le leur donnerais, absolument, duss-je mendier pour cela. Tenez, si vous voulez, prenez mon passeport en gage. Ils me dirent que mes livres se trouvaient dans les voitures avec dautres objets vols quon leur avait retirs. Comment puis-je les obtenir ? Demande au capitaine de lescorte. Je courus au capitaine et lui expliquai la chose en dtail. Dans la conversation, il me demanda si je savais lire la Bible. Non seulement je sais lire, dis-je, mais aussi crire ; vous verrez sur la Bible une inscription qui montre quelle mappartient ; et voici sur mon passeport mon nom et mon prnom. Le capitaine me dit : Ces brigands sont des dserteurs, ils vivaient dans une cabane et dtroussaient les passants. Un cocher adroit les a arrts hier, alors quils voulaient lui enlever sa troka. Je ne demande pas mieux que de te remettre

tes livres, sils sont l : mais il faut que tu viennes avec nous jusqu ltape ; cest quatre verstes seulement et je ne peux arrter tout le convoi cause de toi. Je marchais tout joyeux ct du cheval du capitaine et bavardais avec lui. Je vis que ctait un homme honnte et bon et qui ntait dj plus jeune. Il me demanda qui jtais, do je venais et o jallais. Je lui rpondis en toute vrit ; et ainsi nous atteignmes la maison dtape. Il alla chercher mes livres, et me les remit en disant : O veux-tu donc aller maintenant ? Il fait dj nuit. Tu nas qu rester avec moi. Je restai. Jtais si heureux davoir retrouv mes livres que je ne savais comment remercier Dieu ; je les serrais contre mon cur jusqu en avoir des crampes dans les bras. Des larmes de bonheur me coulaient des yeux, et mon cur battait dune joie dlicieuse. Le capitaine dit en me regardant : On voit que tu aimes lire la Bible. Dans ma joie, je ne pus rpondre un mot. Je ne faisais que pleurer. Il continua : Moi-mme, frre, je lis chaque jour avec soin lvangile. L-dessus, entrouvrant son uniforme, il en tira un petit vangile de Kiev [32] avec une couverture en argent. Assieds-toi et je te raconterai comment jai pris cette habitude. Hol ! quon nous serve souper !

Histoire du capitaine.Nous nous assmes table. Le capitaine commena son rcit : Depuis ma jeunesse, jai servi dans larme et jamais en garnison. Je connaissais bien le service et mes chefs me considraient comme un enseigne modle. Mais mes annes taient jeunes et mes amis aussi ; pour mon malheur, jappris boire et je me livrai tellement la boisson que jen devins malade ; quand je ne buvais pas, jtais un excellent officier, mais au moindre petit verre, ctait six semaines de lit. Longtemps, on me supporta, mais, la fin, pour avoir insult un chef aprs boire, je fus dgrad et condamn servir trois ans en garnison ; si je nabandonnais pas la boisson, jtais menac dun chtiment des plus svres. Dans cette position misrable, jeus beau essayer de me retenir, jeus beau me faire soigner, je ne pus me dbarrasser de ma passion et lon dcida de menvoyer aux bataillons de discipline. Lorsque je lappris, je ne sus plus que devenir. Un jour, jtais assis dans la chambre et je pensais tout cela. Voil que vient un moine qui qutait pour une glise. Chacun donnait ce quil pouvait. Arriv prs de moi, il me demande : Pourquoi es-tu si triste ?

Je parlai un peu avec lui et lui racontai mon malheur. Le moine, compatissant ma situation, me dit : La mme chose est arrive mon propre frre, et voil comme il sen est tir : Son pre spirituel lui donna un vangile et lui ordonna den lire un chapitre, chaque fois quil aurait envie de boire ; et si lenvie revenait, il devait lire le chapitre suivant. Mon frre mit ce conseil en pratique et, au bout de peu de temps, la passion de boire le quitta. Voil quinze ans quil na plus got une boisson forte. Fais donc de mme, et tu en verras bientt lavantage. Jai un vangile, si tu veux, je te lapporterai. A ces mots, je lui dis : Que veux-tu que je fasse de ton vangile, alors que ni mes efforts, ni les moyens mdicaux nont pu me retenir ? (Je parlais ainsi parce que je navais jamais lu lvangile). Ne dis pas cela, rpliqua le moine. Je tassure que tu y trouveras profit. Le lendemain, en effet, le moine mapporta cet vangile que voil. Je louvris, le regardai, je lus quelques phrases et lui dis : Je nen veux pas ; on ny comprend rien ; je nai pas lhabitude de lire les caractres dglise[33]. Le moine continua mexhorter, disant que dans les mots mmes de lvangile il y a une force bienfaisante ; car cest Dieu lui-mme qui a dit les paroles quon y trouve imprimes. a ne fait rien si tu ne comprends pas, lis seulement avec attention. Un saint a dit : Si tu ne comprends pas la Parole de Dieu, les diables comprennent ce que tu lis et ils tremblent [34] ; et certes

le dsir de boire est bien luvre des dmons. Et je te dirai encore ceci : Jean Chrysostome crit que mme la demeure o est conserv lvangile effraie les esprits des tnbres et forme un obstacle leurs intrigues. Je ne me souviens plus trs bien je crois que je donnai quelque chose ce moine je pris son vangile et le fourrai dans mon coffre avec mes affaires ; je loubliai compltement. Quelque temps aprs, arriva le moment de boire ; jen crevais denvie et jouvris mon coffre pour y prendre de largent et filer au cabaret. Lvangile me tomba sous les yeux et, me rappelant subitement tout ce que mavait dit le moine, je louvris et commenai lire le premier chapitre de Matthieu. Je le lus jusquau bout, sans rien y comprendre ; mais je me rappelais ce quavait expliqu le moine : a ne fait rien si tu ne comprends pas, lis seulement avec attention. Eh ! me dis-je, essayons encore un chapitre. La lecture men parut plus claire. Voyons aussi le troisime : je ne lavais pas commenc quune sonnerie retentit : ctait lappel du soir. Il ny avait plus moyen de quitter la caserne ; ainsi, je restai sans boire. Le lendemain matin, comme jallais sortir pour chercher de leau-de-vie, je me dis : Et si je lisais un chapitre de lvangile ? On verra bien. Je le lus, et je ne bougeai pas. Une autre fois encore, jeus envie dalcool, mais je me mis lire et me sentis soulag. Jen fus tout rconfort et, chaque sursaut de mon dsir, je mattaquais un chapitre de lvangile. Plus le temps passait, et mieux a allait. Lorsque jeus fini les quatre vangiles, ma passion pour le vin avait compltement

disparu ; jtais devenu de glace ce sujet. Et tiens, voil juste vingt ans maintenant que je nai plus touch une boisson forte. Tout le monde fut tonn de mon changement ; au bout de trois ans, je fus radmis dans le corps des officiers, je franchis les grades successifs et devins capitaine. Je me mariai, je tombai sur une excellente femme ; nous avons amass quelque bien, et maintenant, Dieu merci, a va peu prs ; nous aidons les pauvres comme nous le pouvons et recevons les plerins. Jai un fils qui est dj officier, cest un brave garon. Eh bien, vois-tu, depuis ma gurison, je me suis promis de lire chaque jour, ma vie durant, un des quatre vangiles en entier, sans admettre aucun empchement. Cest ainsi que je fais. Lorsque je suis accabl de travail et que je suis trs fatigu, je me couche et je demande ma femme ou mon fils de lire lvangile ct de moi, ainsi jobserve ma rgle. En tmoignage de reconnaissance et pour la gloire de Dieu, jai fait couvrir cet vangile en argent massif et je le porte toujours sur ma poitrine. Jcoutais avec plaisir ces propos du capitaine et lui dis : Jai connu un cas semblable : dans notre village, la fabrique, il y avait un excellent ouvrier, trs vers dans son mtier ; mais, pour son malheur, il buvait et souvent. Un homme pieux lui conseilla, chaque fois quil aurait envie deau-de-vie, de rciter trente-trois prires de Jsus en lhonneur de la Trs Sainte Trinit et daprs les annes de la vie terrestre de Jsus-Christ. Cest ce quil fit et il cessa bientt de boire. Et ce nest pas tout : trois ans

aprs, il entrait au monastre. Et quest-ce qui vaut plus demanda le capitaine la prire de Jsus ou lvangile ? Cest tout un, rpondis-je. Lvangile est comme la prire de Jsus : car le nom divin de Jsus-Christ enferme en lui toutes les vrits vangliques. Les Pres disent que la prire de Jsus est le rsum de tout lvangile. Puis, nous dmes les prires ; le capitaine commena lire depuis le dbut lvangile de Marc et je lcoutai en faisant oraison dans mon cur. Le capitaine termina sa lecture deux heures du matin et nous allmes nous coucher. Selon mon habitude, je me levai tt le matin ; tout le monde dormait ; le jour commenait peine que je me plongeai dans ma chre Philocalie. Avec quelle joie je louvris ! Il me semblait avoir retrouv mon pre aprs une longue absence ou un ami ressuscit des morts. Je lembrassai et remerciai Dieu de me lavoir rendue ; je commenai lire Tholepte de Philadelphie[35] dans la deuxime partie de la Philocalie. Je fus tonn de voir quil propose de se livrer au mme moment trois ordres dactivit : assis table, dit-il, donne ton corps la nourriture, ton esprit la lecture et ton cur la prire. Mais le souvenir de la bienfaisante soire de la veille mexpliquait pratiquement cette pense. Cest alors que je compris le mystre de la diffrence entre le cur et lesprit. Lorsque le capitaine se rveilla, jallai le remercier de sa bont et lui dire adieu. Il me versa du th, me donna un

rouble dargent et nous nous sparmes. Je repris ma route tout joyeux. Au bout de la premire verste, je me souvins que javais promis aux soldats un rouble, que je me trouvais possder maintenant. Fallait-il le leur remettre ou non ? Dun ct, me disais-je, ils tont frapp et vol, et ils nen peuvent rien faire, puisquils sont arrts. Mais dautre part rappelle-toi ce qucrit la Bible : Si ton ennemi a faim, donne-lui manger[36]. Et Jsus-Christ lui-mme dit : Aimez vos ennemis[37] et encore Si quelquun veut tarracher ta robe, donne-lui aussi ton manteau[38]. Ainsi persuad, je revins sur mes pas et jarrivai la maison dtape au moment o le convoi se formait pour repartir : je courus vers les deux malfaiteurs et leur glissai mon rouble dans la main en disant : Priez et faites pnitence ; Jsus-Christ est lami des hommes. Il ne vous abandonnera pas ! Je mloignai sur ces mots et repris ma route dans lautre sens.

Solitude.Aprs avoir fait cinquante verstes sur la grandroute, je mengageai dans les chemins de campagne plus solitaires et plus propres la lecture. Longtemps, jallai par les bois ; de temps autre, je rencontrais un petit village. Souvent, je minstallais pour toute la journe dans la fort lire la Philocalie ; jy puisais des connaissances tonnantes et profondes. Mon cur tait enflamm du dsir de sunir Dieu par la prire intrieure que je mefforais dtudier et de contrler dans la Philocalie ; en mme temps, jtais triste de navoir pas trouv un abri o je pourrais me livrer la lecture en paix et sans interruption. A cette poque, je lisais aussi ma Bible et je sentais que je commenais la mieux comprendre ; jy trouvais moins de passages obscurs. Les Pres ont raison de dire que la Philocalie est la cl qui dcouvre les mystres ensevelis dans lcriture. Sous sa direction, je commenais comprendre le sens cach de la Parole de Dieu ; je dcouvrais ce que signifient lhomme intrieur au fond du [39] [40] cur la prire vritable, ladoration en esprit , le [41] Royaume lintrieur de nous , lintercession de lEsprit-Saint [42] ; je comprenais le sens de ces paroles :

Vous tes en moi , donne-moi ton cur , tre [45] revtu du Christ , les fianailles de lEsprit dans nos [46] [47] curs , linvocation Abba Pre et bien dautres. Quand en mme temps je priais au fond du cur, tout ce qui mentourait mapparaissait sous un aspect ravissant : les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre, lair, la lumire, tous semblaient me dire quils existent pour lhomme, quils tmoignent de lamour de Dieu pour lhomme ; tout priait, tout chantait gloire Dieu ! Je comprenais ainsi ce que la Philocalie appelle la connaissance du langage de la cration , et je voyais comment il est possible de converser avec les cratures de Dieu.

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Histoire dun forestier.Je voyageai longtemps ainsi. Enfin, jatteignis un pays si perdu que je restai trois jours sans voir un village. Javais fini mon pain et me demandais avec inquitude comment ne pas mourir de faim. Ds que jeus commenc prier dans mon cur, mon ennui disparut, je men remis la volont de Dieu, je devins gai et tranquille. Javanais depuis peu sur la route travers une immense fort lorsque japerus devant moi un chien de garde qui sortait de la fort ; je lappelai et il vint, tout gentil, se faire caresser. Je me rjouis et me dis : Voil bien la bont de Dieu ! il y a srement un troupeau dans cette fort et cest le chien du berger, ou bien peut-tre un chasseur poursuit-il du gibier par ici ; de toutes faons, je pourrai demander du pain, puisque voil deux jours que je nai pas mang, ou minformer sil ny a pas un village dans le voisinage. Le chien, aprs avoir tourn autour de moi, voyant quil ny avait rien manger, senfuit dans la fort par le mme petit sentier do il avait saut sur la route. Je le suivis ; au bout de deux cents mtres, japerus travers les arbres le chien install dans un terrier do il sortait la tte en aboyant. Je vis approcher entre les arbres un paysan maigre et ple, dge moyen. Il me demanda comment jtais

parvenu jusque-l. Je lui demandai ce quil faisait en un lieu si perdu. Et nous changemes quelques paroles amicales. Le paysan me pria dentrer dans sa cabane et mexpliqua quil tait garde forestier et surveillait cette fort qui devait tre mise en coupe. Il moffrit le pain et le sel, et la conversation sengagea entre nous. Je tenvie cette vie solitaire que tu mnes, lui disje ; ce nest pas comme moi, toujours errant et en contact avec tout le monde. Si tu le dsires, me dit-il, tu peux trs bien vivre ici ; il y a par l une vieille cabane, celle qui a servi lancien garde ; elle est un peu dmolie, mais pour lt on peut sen arranger. Tu as un passeport. Il y a assez de pain pour nous deux, on men apporte chaque semaine de notre village ; et voil le ruisseau qui nest jamais sec. Pour moi, frre, voil dix ans que je ne mange que du pain et ne bois que de leau. Seulement, lautomne, quand les travaux des champs seront finis, il viendra deux cents hommes pour la coupe ; je naurai plus rien faire ici et on ne te permettra pas dy rester. A ces mots, je sentis une telle joie que je faillis me jeter ses pieds. Je ne savais comment remercier Dieu de Sa bont envers moi. Tout ce que je dsirais et pour quoi je me tracassais, voil que je le reois brusquement. Jusqu la miautomne, il y a encore quatre mois et je peux, pendant ce temps, profiter du silence et de la paix pour tudier avec laide de la Philocalie la prire perptuelle lintrieur du cur. Aussi je rsolus de minstaller dans la cabane indique. Nous continumes parler et ce simple frre me

raconta sa vie et ses ides. Dans mon village, dit-il, je ntais pas le dernier ; javais un mtier, je teignais les toffes en rouge et en bleu ; je vivais mon aise, mais non sans pch : je trompais beaucoup ma clientle et je jurais tout propos ; jtais grossier, buveur et querelleur. Dans ce village, il y avait un vieux chantre qui possdait un livre ancien, trs ancien, sur le Jugement [48] dernier . Souvent, il venait chez les fidles orthodoxes pour y lire ; on lui donnait pour cela un peu dargent ; il venait aussi chez moi. La plupart du temps, on lui donnait dix sous et il restait lire jusquau chant du coq. Une fois, je travaillais tout en lcoutant, il lisait un passage sur les tortures de lenfer et sur la rsurrection des morts, comment Dieu viendra juger, comment les Anges souffleront dans des trompettes, quel feu, quelle poix il y aura et comment les vers dvoreront les pcheurs. Soudain, jeus une peur effrayante et je me dis : Je nchapperai pas aux tourments ! Hol, je vais me mettre sauver mon me et jarriverai peut-tre racheter mes pchs. Je rflchis longuement et je dcidai dabandonner mon mtier ; je vendis ma maison et comme je vivais seul, je me fis garde forestier, ne demandant pour salaire que du pain, de quoi me couvrir et des cierges pour allumer pendant les prires. Voil plus de dix ans que je vis ici. Je ne mange quune fois par jour et ne prends que du pain et de leau. Chaque nuit, je me lve au premier chant du coq et jusquau jour je fais mes gnuflexions et mes salutations jusqu terre ; lorsque je prie, jallume sept cierges devant

les images. Le jour, quand je parcours la fort, je porte des chanes de soixante livres sur la peau. Je ne jure pas, je ne bois ni bire ni alcool, je ne me querelle avec personne ; femmes et filles, je nen ai jamais connu. Au dbut, jtais plutt content de vivre ainsi, mais, force, je suis assailli de rflexions que je ne peux chasser. Dieu sait si je rachterai mes pchs, mais cette vie est bien dure. Et puis, est-ce vrai ce que racontait le livre ? Comment lhomme peut-il ressusciter ? Ceux qui sont morts depuis cent ans et plus, leur poussire mme a disparu. Et, qui sait, y aura-t-il un enfer ou non ? En tout cas, personne nest jamais revenu de lautre monde ; quand lhomme meurt, il pourrit et il nen reste plus de traces. Ce livre, cest peut-tre les popes ou les fonctionnaires qui lont crit pour nous effrayer, nous, les imbciles, et pour que nous soyons plus soumis. Ainsi, on vit pniblement et sans consolation sur cette terre et dans lautre monde, il ny aura rien ! Alors, quoi bon ? Ne vaut-il pas mieux avoir au moins un peu de bon temps tout de suite ? Ces ides me poursuivent, ajouta-t-il, et jai peur de devoir reprendre mon ancien mtier. Jtais plein de piti pour lui et je me disais : On prtend que seuls les savants et les intellectuels deviennent libres penseurs et ne croient plus rien, mais nos frres, les simples paysans, quelle incroyance ils se fabriquent ! Srement le monde obscur a accs prs de tous et il sattaque peut-tre encore plus facilement aux simples. Il faut raisonner autant que possible et se fortifier contre lennemi par la Parole de Dieu. Aussi, pour soutenir un peu ce frre et raffermir sa

foi, je sortis de mon sac la Philocalie et louvris au chapitre 109 du bienheureux Hsychius[49]. Je le lus et lui expliquai quon ne se retient pas de pcher par la seule crainte du chtiment, car lme ne peut saffranchir des penses coupables que par la vigilance de lesprit et la puret du cur. Tout cela sacquiert par la prire intrieure. Si quelquun sengage sur la voie asctique non seulement par crainte des tortures de lenfer, mais mme par dsir du royaume cleste, ajoutai-je, les Pres comparent son action celle dun mercenaire. Ils disent que la peur des tourments est la voie de lesclave et le dsir dune rcompense est la voie du mercenaire. Mais Dieu veut que nous venions Lui comme des fils ; il veut que lamour et le zle nous poussent nous conduire dignement, et que nous jouissions de lunion parfaite avec [50] Lui dans lme et dans le cur . Tu auras beau tpuiser, timposer les preuves et les exploits physiques les plus durs ; si tu nas pas toujours Dieu dans lesprit et la prire de Jsus dans le cur, tu ne seras jamais labri des penses mauvaises ; tu seras toujours dispos pcher la moindre occasion. Mets-toi donc, frre, rciter sans cesse la prire de Jsus ; cela test facile dans cette solitude ; tu en verras bientt le profit. Les ides impies disparatront, la foi et lamour pour Jsus-Christ se rvleront toi ; tu comprendras comment les morts peuvent ressusciter et le Jugement dernier tapparatra pour ce quil est vritablement. Et dans ton cur il y aura tant de lgret et de joie que tu en seras tonn ; tu ne seras plus lass ou troubl cause de ta vie de pnitence !

Ensuite je lui expliquai de mon mieux comment rciter la prire de Jsus selon le commandement divin et les enseignements des Pres. Il semblait ne pas demander mieux et son trouble diminua. Alors, mtant spar de lui, jentrai dans la vieille cabane quil mavait indique.

Travaux spirituels.Mon Dieu ! quelle joie, quelle consolation, quel ravissement je ressentis en franchissant le seuil de ce rduit ou pour mieux dire de ce tombeau ; il mapparaissait comme un magnifique palais rempli de gat et je me dis : eh bien, maintenant, dans ce calme et dans cette paix, il faut travailler srieusement et prier le Seigneur de mclairer lesprit. Aussi je commenai lire la Philocalie du dbut la fin avec grande attention. En quelque temps, jeus achev ma lecture et me rendis compte de la sagesse, de la saintet et de la profondeur de ce livre. Mais comme il y est trait de nombreux sujets, je ne pouvais tout comprendre ni rassembler les forces de mon esprit sur le seul enseignement de la prire intrieure afin de parvenir la prire spontane et perptuelle lintrieur du cur. Jen avais pourtant grande envie, daprs le commandement divin transmis [51] par lAptre : cherchez les dons les plus parfaits et [52] aussi : nteignez pas lesprit . Javais beau rflchir, je ne savais que faire. Je nai pas assez dintelligence ni de comprhension, et personne pour maider. Je men vais ennuyer le Seigneur force de prires et peut-tre voudra-t-il clairer mon esprit. Je passai ainsi une

journe prier sans marrter un instant ; mes penses sapaisrent et je mendormis ; voil quen songe je me vois dans la cellule de mon starets et il mexplique la Philocalie en disant : ce saint livre est rempli dune grande sagesse. Cest un trsor mystrieux denseignements sur les desseins secrets de Dieu. Il nest pas accessible en tout endroit et quiconque ; mais il contient des maximes la mesure de chacun, profondes pour les esprits profonds, et simples pour les simples. Cest pourquoi, vous, les gens simples, ne devez pas lire les livres des Pres la suite comme ils sont placs ici. Cest une disposition conforme la thologie ; mais celui qui nest pas instruit et dsire apprendre la prire intrieure dans la Philocalie doit pratiquer lordre suivant : 1 dabord lire le livre du moine Nicphore (dans la deuxime partie) ; puis 2 le livre de Grgoire le Sinate en entier, sauf les chapitres brefs ; 3 les trois formes de la prire de Symon le Nouveau Thologien et son trait de la Foi ; et ensuite 4 le livre de Calliste et Ignace. Dans ces textes, on trouve lenseignement complet de la prire intrieure du cur, la porte de chacun. Si tu veux un texte encore plus comprhensible, prends dans la quatrime partie le modle abrg de prire de Calliste, patriarche de Constantinople. Et moi, tenant quasiment la Philocalie en mains, je cherchais le passage indiqu sans parvenir le trouver. Le starets tournant quelques pages, me dit : Le voil, je vais te le marquer ! Et ramassant un charbon par terre, il fit un trait sur le ct de la page face au passage indiqu.

Jcoutais attentivement toutes les paroles du starets et essayais de les fixer dans ma mmoire avec fermet et en dtail. Je me rveillai et, comme il ne faisait pas encore jour, je restai tendu, me rappelant tout ce que javais vu en songe et rptant ce que mavait dit le starets. Puis je me mis rflchir : Dieu sait si cest lme de mon dfunt starets qui mapparat ainsi ou mes propres ides qui prennent cette forme, car je pense souvent et longtemps la Philocalie et au starets ! Je me levai dans cette incertitude desprit ; il commenait faire clair. Et, soudain, je vois sur la pierre qui me tenait lieu de table la Philocalie ouverte la page indique par le starets et marque dun trait de charbon, exactement comme dans mon rve ; le charbon lui-mme tait encore ct du livre. Jen fus frapp, car je me rappelais que le livre ntait pas l, la veille ; je lavais plac, ferm, prs de moi avant de mendormir et je me rappelais aussi quil ny avait aucune marque cette page. Cet vnement me donna foi dans la vrit de lapparition et massura de la saintet de la mmoire de mon starets. Ainsi je recommenai lire la Philocalie selon lordre indiqu. Je lus une fois, puis encore une autre et cette lecture enflamma mon zle et mon dsir dprouver en actions tout ce que javais lu. Je dcouvris clairement le sens de la prire intrieure, les moyens dy parvenir et ses effets ; je compris comment elle rjouit lme et le cur et comment on peut distinguer si ce bonheur vient de Dieu, de la nature saine, ou de lillusion. Je cherchai avant tout dcouvrir le lieu du cur,

selon lenseignement de saint Symon le Nouveau Thologien. Ayant ferm les yeux, je dirigeais mon regard vers le cur, essayant de me le reprsenter tel quil est dans la partie gauche de la poitrine et coutant soigneusement son battement. Je pratiquai cet exercice dabord pendant une demi-heure, plusieurs fois par jour ; au dbut, je ne voyais rien que tnbres ; bientt mon cur apparut et je sentis son mouvement profond ; puis je parvins introduire dans mon cur la prire de Jsus et len faire sortir, au rythme de la respiration, selon lenseignement de saint Grgoire le Sinate, et de Calliste et Ignace : pour cela, en regardant par lesprit dans mon cur, jinspirais lair et le gardais dans ma poitrine en disant : Seigneur Jsus-Christ, et je lexpirais en disant : ayez piti de moi. Je mexerai dabord pendant une heure ou deux, puis je mappliquai de plus en plus frquemment cette occupation et, la fin, jy passais presque tout le jour. Lorsque je me sentais alourdi, fatigu ou inquiet, je lisais immdiatement dans la Philocalie les passages qui traitent de lactivit du cur, et le dsir et le zle pour la prire renaissaient en moi. Au bout de trois semaines, je ressentis une douleur au cur, puis une tideur agrable et un sentiment de consolation et de paix. Cela me donna plus de force pour mexercer la prire, laquelle sattachaient toutes mes penses et je commenai sentir une grande joie. A partir de ce moment, jprouvai de temps autre diverses sensations nouvelles dans le cur et dans lesprit. Parfois il y avait comme un bouillonnement dans mon cur et une lgret, une libert, une joie si grandes, que jen tais

transform et me sentais en extase. Parfois, je sentais un amour ardent pour Jsus-Christ et pour toute la cration divine. Parfois mes larmes[53] coulaient delles-mmes par reconnaissance pour le Seigneur qui avait eu piti de moi, pcheur endurci. Parfois mon esprit born silluminait tellement que je comprenais clairement ce que jadis je naurais pas mme pu concevoir. Parfois la douce chaleur de mon cur se rpandait dans tout mon tre et je sentais avec motion la prsence innombrable du Seigneur. Parfois je ressentais une joie puissante et profonde, linvocation du nom de Jsus-Christ et je comprenais ce que signifie sa parole : Le Royaume de Dieu est lintrieur de vous[54]. Au milieu de ces consolations bienfaisantes, je remarquai que les effets de la prire du cur apparaissent sous trois formes : dans lesprit, dans les sens et dans lintelligence. Dans lesprit, par exemple, la douceur de lamour de Dieu, le calme intrieur, le ravissement de lesprit, la puret des penses, la splendeur de lide de Dieu ; dans les sens, lagrable chaleur du cur, la plnitude de douceur dans les membres, le bouillonnement de la joie dans le cur, la lgret, la vigueur de la vie, linsensibilit aux maladies ou aux peines ; dans lintelligence, lillumination de la raison, la comprhension de lcriture sainte, la connaissance du langage de la cration, le dtachement des vains soucis, la conscience de la douceur de la vie intrieure, la certitude de la proximit de Dieu et de son amour pour nous[55]. Aprs cinq mois solitaires dans ces travaux et dans ce

bonheur, je mhabituai si bien la prire du cur que je la pratiquais sans cesse et qu la fin je sentis quelle se faisait delle-mme sans aucune activit de ma part ; elle jaillissait dans mon esprit et dans mon cur non seulement en tat de veille, mais mme pendant le sommeil, et ne sinterrompait plus une seconde. Mon me remerciait le Seigneur et mon cur exultait dune joie incessante. Le temps de la coupe arriva, les bcherons se rassemblrent et je dus quitter ma demeure silencieuse. Ayant remerci le garde forestier et rcit une prire, je baisai ce coin de terre o le Seigneur avait bien voulu me manifester sa bont, je mis mon sac sur mes paules et je partis. Je marchai trs longtemps et je parcourus bien des pays avant dentrer dans Irkoutsk. La prire spontane du cur a t ma consolation tout le long de la route, elle na jamais cess de me rjouir, bien qu des degrs divers ; nulle part et aucun moment elle ne ma gn, rien na jamais pu lamoindrir. Si je travaille, la prire agit delle-mme dans mon cur et mon travail va plus vite ; si jcoute ou lis quelque chose avec attention, la prire ne cesse pas, et je sens au mme moment lun et lautre comme si jtais ddoubl ou que dans mon corps se trouvaient deux mes. Mon Dieu ! Combien lhomme est mystrieux !

Le saut du loup.Que tes uvres sont grandes, Seigneur : tu as tout fait avec sagesse [56]. Jai rencontr sur ma route bien des cas extraordinaires. Sil fallait tous les raconter, je nen finirais pas avant plusieurs jours. Tenez, par exemple : un soir dhiver, je passais seul par une fort, je voulais coucher deux verstes de l, dans un village quon apercevait dj. Soudain un grand loup sauta sur moi. Je tenais la main le rosaire de laine[57] de mon starets (je lavais toujours avec moi). Je repoussai le loup avec ce rosaire. Et croyez-vous ? Le rosaire me sortit des mains et sentortilla autour du cou de la bte. Le loup se rejeta en arrire et, sautant travers les ronces, se prit les pattes de derrire dans les pines, tandis que le rosaire saccrochait la branche dun arbre mort ; le loup se dbattait de toutes ses forces, mais narrivait pas se dgager car le rosaire lui serrait la gorge. Je me signai avec foi et mavanai pour dgager le loup ; ctait surtout parce que je craignais quil narracht le rosaire et ne senfut en emportant cet objet si prcieux. A peine mtais-je approch et avais-je mis la main sur le rosaire que le loup le rompit en effet et se sauva sans plus de manires. Ainsi, remerciant le Seigneur et faisant mmoire de mon bienheureux starets, jarrivai sans

encombre au village ; jallai lauberge et demandai coucher. Jentrai dans la maison. Deux voyageurs taient assis une table dans le coin, lun dj g, lautre dge mr et corpulent. Ils buvaient du th. Je demandai qui ils taient au paysan qui gardait leurs chevaux. Il mexpliqua que le vieillard tait instituteur et lautre greffier du juge de paix : tous deux dorigine noble : Je les emmne la foire vingt verstes dici. Aprs mtre un peu repos, je demandai la patronne du fil et une aiguille. Je mapprochai de la bougie et commenai recoudre mon rosaire. Le greffier me lana un coup dil et dit : Tu en as fait des courbettes pour arriver dchirer ton rosaire ! Ce nest pas moi qui lai abm, mais un loup Tiens, les loups aussi font leur prire, rpondit en riant le greffier. Je leur racontai laffaire en dtail et expliquai combien ce rosaire tait prcieux pour moi. Le greffier se remit rire et dit : Pour vous, crdules, il y a toujours des miracles ! Quest-ce quil y a de mystrieux l dedans ? Tu lui as simplement lanc quelque chose, il a eu peur et sest sauv ; les chiens et les loups ont toujours peur de a, et saccrocher les pattes dans la fort, ce nest pas difficile ; il ne faut tout de mme pas croire que tout ce qui arrive dans le monde cest par miracle. Linstituteur commena alors discuter avec lui : Ne parlez pas ainsi, Monsieur ! Vous ntes pas vers dans ces questions Pour moi, je vois dans lhistoire

de ce paysan un double mystre, sensible et spirituel Comment cela ? demanda le greffier. Voici : sans avoir une instruction trs pousse, vous avez srement tudi lhistoire sainte par questions et rponses, dite pour les coles. Vous vous rappelez que lorsque le premier homme, Adam, tait dans ltat dinnocence, tous les animaux lui taient soumis ; ils sapprochaient de lui avec crainte et il leur donnait des noms. Le starets, qui a appartenu ce chapelet, tait saint ; et quest-ce que la saintet ? rien dautre que la rsurrection dans lhomme pcheur de ltat dinnocence du premier homme, grce aux efforts et aux vertus. Lme sanctifie le corps. Le rosaire tait toujours dans les mains dun saint ; donc, par le contact constant avec son corps, cet objet a t pntr dune force sainte, la force de ltat dinnocence du premier homme. Voil le mystre de la nature spirituelle ! Cette force est ressentie naturellement par tous les animaux et surtout par lodorat : car le nez est lorgane essentiel des sens chez lanimal. Voil le mystre de la nature sensible Pour vous autres savants, il ny a que des forces et des histoires de ce genre ; mais nous, nous voyons les choses plus simplement : se verser un petit verre et lavaler, voil qui donne des forces, dit le greffier, et il se dirigea vers larmoire. Cest votre affaire, rpondit linstituteur, mais, dans ce cas, laissez-nous les connaissances un peu savantes. Les paroles de linstituteur mavaient plu ; je mapprochai de lui et lui dis : Permettez-moi de vous

raconter encore quelque chose au sujet de mon starets. Je lui expliquai comment il mtait apparu en songe, et aprs mavoir enseign, avait fait une marque sur la Philocalie. Linstituteur couta ce rcit avec attention. Mais le greffier tendu sur un banc ronchonnait : Cest vrai quon devient fou avoir toujours le nez fourr dans la Bible. Il ny a qu voir celui-l ! Quel est le loup-garou qui ira noircir tes livres la nuit ? Tu as laiss tomber ton bouquin par terre en dormant et il a tran dans la cendre Et cest a ton miracle ! Oh ! tous ces vauriens : on les connat, mon vieux, ceux de ta confrrie ! Aprs avoir ainsi grommel, le greffier se tourna vers le mur et sendormit. A ces mots, je me penchai vers linstituteur et dis : Si vous voulez, je vous montrerai le livre qui porte cette marque et non une trace de cendre. Je sortis la Philocalie de mon sac et la lui montrai en disant : Je mtonne quil soit possible une me incorporelle de prendre un charbon et dcrire Linstituteur regarda le signe sur le livre et dit : Ceci est le mystre des esprits. Je vais te lexpliquer. Lorsque les esprits apparaissent un homme sous une forme corporelle, ils composent leur corps visible de lumire et dair, en utilisant pour cela les lments desquels avait t tir leur corps mortel. Et comme lair est dou dlasticit, lme qui en est revtue peut agir, crire, ou saisir des objets. Mais quel livre as-tu donc l ? Laisse-moi voir. Il louvrit et tomba sur le discours et le trait de Symon le Nouveau Thologien.

Ah ! cest sans doute un livre thologique. Je ne le connais pas Ce livre, mon pre, contient presque uniquement lenseignement de la prire intrieure du cur au nom de Jsus-Christ ; il est expos ici en dtail par vingt-cinq Pres. Ah ! la prire intrieure ! Je sais ce que cest, dit linstituteur Je minclinai trs bas devant lui et le priai de me dire quelque parole sur la prire intrieure. Eh bien, il est dit dans le Nouveau Testament que lhomme et toute la cration sont soumis malgr eux la vanit et que tout soupire et tend vers la libert des enfants de Dieu[58], ce mystrieux mouvement de la cration, ce dsir inn dans les mes, cest la prire intrieure. On ne peut lapprendre, car elle est dans tous et en tout ! Mais comment lacqurir, la dcouvrir et la ressentir dans le cur ? Comment en prendre conscience et laccueillir volontairement, parvenir ce quelle agisse activement, rjouissant, illuminant et sauvant lme ? demandai-je. Je ne sais si les traits thologiques en parlent, rpondit linstituteur. Mais ici, ici, tout cela est crit, mcriai-je Linstituteur prit un crayon, nota le titre de la Philocalie et dit : Je commanderai srement ce livre Tobolsk et je le regarderai. Nous nous sparmes ainsi. En men allant, je remerciai Dieu pour ma

conversation avec linstituteur et je priai le Seigneur pour quil permt au greffier de lire une fois la Philocalie et den comprendre le sens pour le bien de son me.

La jeune fille du village.Une autre fois, au printemps, jarrivai dans un bourg et marrtai chez le prtre. Ctait un homme excellent et qui vivait seul. Je passai trois jours chez lui. Aprs mavoir examin pendant ce temps, il me dit : Reste donc chez moi, je te donnerai un salaire ; jai besoin dun homme sr. Tu as remarqu quon construit une nouvelle glise en pierre prs de lancienne qui est en bois. Je ne peux trouver quelquun de consciencieux pour surveiller les ouvriers et pour se tenir dans la chapelle afin de recueillir les dons pour la construction ; je vois que tu en serais capable et que cette existence te conviendrait fort bien ; tu serais seul dans la chapelle prier Dieu, il y a l un rduit isol dans lequel on peut se tenir. Reste, je ten prie, au moins jusqu ce que lglise soit termine. Je me dfendis longtemps, mais enfin je dus cder la prire instante du prtre. Je restai donc pour lt jusqu lautomne, et je minstallai dans la chapelle. Au dbut, jeus assez de tranquillit et je pus mexercer la prire, mais, les jours de fte surtout, il venait beaucoup de monde, les uns pour prier, dautres pour biller, dautres encore pour chiper quelque chose dans lassiette aux sous. Et comme je lisais parfois la Bible ou la Philocalie, certains des visiteurs engageaient conversation avec moi, dautres

me demandaient de leur faire un peu la lecture. Au bout de quelque temps, je remarquai quune jeune fille du pays venait souvent la chapelle et y restait longtemps prier. En prtant loreille ce quelle marmottait, je dcouvris quelle disait dtranges prires, certaines taient toutes dfigures. Je lui demandai : Qui ta appris cela ? Elle me dit que ctait sa mre qui tait orthodoxe, tandis que son pre tait un schismatique[59] de la secte des sans-prtres. Cette situation me parut triste et je lui conseillai de rciter les prires correctement, daprs la tradition de la sainte glise : Je lui appris le Notre-Pre et le Je vous salue, Marie . A la fin, je lui dis : rcite surtout la prire de Jsus ; elle nous rapproche de Dieu plus que toutes les autres prires et tu en obtiendras le salut de ton me. La jeune fille mcouta avec attention et agit simplement daprs mes conseils. Et croyez-vous ? Quelque temps aprs, elle mannona quelle stait habitue la prire de Jsus et quelle sentait le dsir de la rpter sans cesse, si possible ; lorsquelle priait, elle sentait de lagrment et finalement de la joie, ainsi que le dsir de prier encore. Je me rjouis de cela et lui conseillai de continuer prier toujours plus, en invoquant le nom de Jsus-Christ. La fin de lt approchait ; beaucoup de visiteurs de la chapelle venaient me trouver, non plus seulement pour demander un conseil ou une lecture, mais pour raconter leurs chagrins domestiques et mme pour savoir comment retrouver les objets perdus ; visiblement, certains dentre eux me prenaient pour un sorcier. Un

jour enfin, cette jeune fille accourut toute malheureuse, pour demander ce quelle devait faire. Son pre voulait la marier malgr elle un schismatique comme lui et lofficiant serait un paysan. Est-ce l le mariage lgal ? scriait-elle ; ce nest rien dautre que la dbauche ! Je veux menfuir en suivant le regard de mes yeux. Je lui dis : Et o tenfuiras-tu ? On te retrouvera toujours. Par le temps qui court, tu ne pourras te cacher nulle part sans papiers, on arrivera facilement jusqu toi ; il vaut mieux prier Dieu avec zle pour quil brise par Ses voies la rsolution de ton pre et garde ton me du pch et de lhrsie. Cela sera meilleur que ton ide de fuite. Le temps scoulait, le bruit et les distractions me devenaient toujours plus pnibles. Enfin lt sacheva ; je dcidai dabandonner la chapelle et de reprendre ma route comme auparavant. Jallai chez le prtre et lui dis : Mon pre, vous connaissez mes dispositions. Jai besoin de calme pour moccuper la prire, et ici je ne trouve que trouble et distractions. Jai accompli ce que vous maviez demand, je suis rest tout lt : maintenant, laissez-moi aller et bnissez ma route solitaire. Le prtre ne voulait pas me lcher et me pressa par un discours : Quest-ce qui peut tempcher de prier ici ? Tu nas rien faire qu demeurer dans la chapelle, et tu trouves ton pain tout prt. Prie l-bas nuit et jour si tu veux ; vis avec Dieu ! Tu es capable et utile ici, tu ne dis pas de btises avec les visiteurs, tu es fidle et honnte et tu assures des revenus lglise de Dieu. Cest meilleur

aux yeux du Seigneur que ta prire solitaire. Pourquoi rester toujours seul ? Avec les gens on prie bien plus gament. Dieu na pas cr lhomme pour quil ne connaisse que soi-mme, mais pour que chacun aide son prochain, se conduisant lun lautre vers le salut, chacun selon ce quil peut. Regarde les saints et les docteurs cumniques, ils taient jour et nuit en mouvement et en souci pour lglise, ils prchaient partout et ne restaient pas dans la solitude, se cacher de leurs frres. Chacun reoit de Dieu le don qui convient, mon pre ; beaucoup ont prch aux foules, et beaucoup ont vcu dans la solitude. Chacun agissait selon son inclination et croyait que ctait la voie du salut, indique par Dieu lui-mme. Mais comment expliquerez-vous que tant de saints aient dlaiss toutes les dignits et les honneurs de lglise et se soient enfuis au dsert, pour ne pas tre tents dans le monde ? Saint Isaac le Syrien a abandonn ainsi ses fidles et le bienheureux Athanase lAthonite[60] a quitt son monastre ; ils considraient ces lieux comme trop sduisants et croyaient vritablement la parole de Jsus-Christ : Que sert lhomme de gagner le monde, sil vient perdre son me ? [61] Mais cest quils taient de grands saints, repartit le prtre. Si des saints se gardaient avec tant de soin du contact des hommes, rpondis-je, que ne doit pas faire un malheureux pcheur ! Enfin, je dis adieu ce bon prtre et nous nous sparmes affectueusement. Au bout de dix verstes, je marrtai pour la nuit dans

un village. Il y avait l un paysan malade mort. Je conseillai sa famille de le faire communier aux Saints Mystres du Christ, et, le matin, ils envoyrent chercher le prtre au bourg. Je restai pour mincliner devant les Saints Dons et prier pendant ce grand sacrement. Jtais assis sur un banc devant la maison pour guetter le prtre. Soudain, je vois accourir vers moi cette jeune fille que javais vue prier dans la chapelle. Comment es-tu venue jusquici ? lui dis-je. Tout tait prt chez nous pour me marier avec le schismatique, et je me suis enfuie. Puis, se jetant mes pieds, elle scria : Oh ! par piti, prends-moi avec toi et emmne-moi dans un couvent ; je ne veux pas me marier, je vivrai au couvent en rcitant la prire de Jsus. On tcoutera lbas et on me prendra. Eh, dis-je, o veux-tu que je temmne ? Je ne connais pas un seul couvent par ici et comment te prendre avec moi sans passeport ? Nulle part tu ne pourras tarrter. Tout de suite on te dcouvrira ; tu seras ramene chez toi et punie pour vagabondage. Rentre plutt la maison et prie Dieu ; et si tu ne veux pas te marier, feins quelque incapacit. Cela sappelle une feinte pieuse ; cest ainsi quont agi la sainte mre de Clment, la bienheureuse Marina[62] qui fit son salut dans un monastre dhommes, et bien dautres. Pendant que nous tions ainsi parler, nous vmes quatre paysans dans une carriole, et ils galopaient droit sur nous. Ils semparrent de la fille, la mirent dans la charrette et lexpdirent avec lun deux ; les trois autres

me lirent les mains et me ramenrent au bourg o javais pass lt. A toutes mes explications, ils rpondaient en criant : a va, petit saint, on tapprendra sduire les filles ! Vers le soir, ils me menrent la maison darrt, on me mit les fers aux pieds et on menferma pour tre jug le lendemain matin. Le prtre, ayant appris que jtais en prison, vint me rendre visite ; il mapporta souper, me consola et me dit quil prendrait ma dfense et dclarerait en tant que confesseur que je navais pas les tendances quon croyait. Il resta un peu avec moi et sen alla. A lapproche de la nuit, le prvt du canton vint passer par l ; on lui raconta laffaire. Il ordonna de convoquer lassemble communale et de mamener la maison