REED John - Mexique_insurge

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  • John REED [1887-1920] Journaliste et militant communiste amricain

    (1914) [1975]

    Le Mexique

    insurg

    Traduit de langlais par Louis Constant.

    Un document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole,

    Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 2

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  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko,

    bnvole, journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Pri-

    gueux.

    Courriel: [email protected]

    partir du livre de :

    John REED Journaliste et militant communiste amricain

    LE MEXIQUE INSURG.

    Traduit de lAnglais par Louis Constant.

    Paris : Petite bibliothque Maspero, no 220, 1975, 326 pp.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word

    2004 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 31 juillet 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay,

    province de Qubec, Canada.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 4

    John REED Journaliste et militant communiste amricain

    LE MEXIQUE INSURG.

    Traduit de lAnglais par Louis Constant. Paris : Petite bibliothque Maspero, no 220, 1975, 326 pp.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 5

    Table des matires

    Prface

    la frontire

    I. La guerre dans le dsert

    1. Le pays dUrbina 2. Le lion de Durango chez lui

    3. Le gnral part pour la guerre

    4. La troupe en marche

    5. Nuits blanches La Zarca

    6. Qui vive !

    7. Un avant-poste de la rvolution

    8. Les cinq mousquetaires

    9. La dernire nuit

    10. Les colorados arrivent 11. La fuite de Mister

    12. Isabel

    II. Avec Francisco Villa

    1. Villa accepte une mdaille

    2. Lascension du bandit 3. Un peon dans la politique

    4. Villa et la prsidence de la Rpublique

    5. Les lois de la guerre

    6. Le rve de Pancho Villa

    III. Vers louest

    1. Lhtel de Doa Luisa 2. Duel dans la nuit

    3. Une montre providentielle

    4. Symboles du Mexique

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 6

    IV. Un peuple en armes

    1. Torreon !

    2. Larme Yermo 3. Le premier sang

    4. Le wagon du canon El Nio

    5. Devant Gomez Palacio

    6. Rapparition des camarades

    7. Laube sanglante 8. Lartillerie intervient 9. La bataille

    10. Entre deux attaques

    11. Nouvelle offensive

    12. Lassaut des hommes de Contreras 13. Une attaque de nuit

    14. La chute de Gomez Palacio

    V. Carranza

    Carranza : une impression

    Annexe. Intervention de John Reed (premier Congrs des peuples de lOrient, Bakou, 1920)

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 7

    Le Mexique insurg (1914) [1975]

    PRFACE

    _______

    par Renato LEDUC

    Retour la table des matires

    Je pourrais donner cette prface le titre suivant : Quand et comment jai fini

    par savoir que le sympathique journaliste gringo, Johnny dit Juanito, que javais

    connu Chihuahua en 1914, ntait ni plus ni moins que John Reed, lauteur de la

    grande fresque Dix jours qui branlrent le monde

    Aussi vais-je essayer de retracer lhistoire de cette dcouverte.

    Aprs une campagne lectorale agite et un soulvement arm de courte du-

    re du 20 novembre 1910 au 25 mais 1911 qui staient drouls en suivant

    le mot dordre politique Suffrage rel, Pas de rlection , Francisco J. Madero

    avait battu sans trop de difficults la dictature du vieux gnral Porfirio Diaz, que

    trente ans dexercice du pouvoir avaient compltement dconsidr. Le nouveau

    prsident issu dune grande famille de riches propritaires, tait dune grande

    bont, mais il manquait totalement dune vision claire des graves problmes poli-

    tiques et sociaux dus lternisation de la dictature. Port au pouvoir par les

    suffrages unanimes et enthousiastes des masses populaires, la premire chose

    quil fit fut de les dcevoir : il ne tint absolument pas compte de lurgence de la

    rforme agraire, renvoyant dans leurs foyers les chefs gurilleros qui exigeaient

    celle-ci, et se prparant gouverner avec la mme quipe bureaucratique que la

    dictature porfiriste. Du coup, le mcontentement commena parcourir les rangs

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 8

    des rvolutionnaires qui lavaient port au pouvoir, tandis que les groupes rac-

    tionnaires couvaient lespoir de le rcuprer.

    Cest le 27 novembre 1911, au sud du pays, dans la ville dAyala, tat de Mo-

    relos, que le leader paysan Emiliano Zapata lana le Plan dAyala , qui exi-

    geait la rforme agraire, et quil se rebella contre le gouvernement du prsident

    Madero au cri de terre et libert ! Quelques mois plus tard, un des chefs les

    plus prestigieux de la rvolution dans le Nord. Pascual Orozco, guid et financ

    par les propritaires ractionnaires de ltat de Chihuahua, formait une arme et

    savanait vers le sud dans lintention datteindre Mexico et dy rinstaller le

    gouvernement de la raction. Il fut arrt et battu par un ex-porfiriste, le gnral

    Huerta. Cest certainement cette poque que John Reed vint pour la premire

    fois au Mexique. Lun de ses biographes, Alfredo Valera, crit que cest en 1911

    que son journal lenvoya dans la tourmente mexicaine.

    *

    * *

    Quatre ans avant la Russie, le Mexique a connu lui aussi ses dix jours ;

    sils nbranlrent pas le monde, ils nen changrent pas moins radicalement les

    structures sociales, conomiques et politiques du pays et ils restrent inscrits dans

    les pages de son histoire sous le nom de la dcade tragique . Le matin du 9

    fvrier 1913, une mutinerie clata dans plusieurs casernes de Mexico un cuar-

    telazo, un coup de caserne , comme on dit au Mexique , linstigation de

    deux vieux gnraux dchus appartenant larme, qui avaient survcu

    lextinction de la dictature, Felix Diaz et Manuel Mondragon.

    Pour combattre la sdition, qui avait occup toute la rgion militaire de la Ci-

    tadelle, le gnral Madero envoya le gnral Huerta, en qui il avait une confiance

    totale depuis sa victoire sur Orozco et sa dure campagne contre Emiliano Zapata.

    Pendant dix jours, celui-ci fit semblant de se battre contre les troupes rebelles de

    Diaz et de Mondragon, mais en fait, il ngociait secrtement avec eux et, le 19

    fvrier, il dclara ne plus reconnatre le gouvernement du prsident Madero,

    obligea ce dernier dmissionner, le fit prisonnier au cours dune scne drama-

    tique qui eut lieu au Palais national et enfin le fit assassiner en compagnie de

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 9

    Pino Suarez, vice-prsident de la Rpublique. Et tout ceci, avec les conseils, la

    complicit et laide de son Excellence Henry Lane Wilson, ambassadeur des

    tats-Unis au Mexique

    *

    * *

    Le prsident Madero fut la rvolution mexicaine ce que Kerinsky fut la r-

    volution russe, mais son sort fut plus tragique. Mort, il devint laptre, le martyr,

    le symbole de la rvolution vritable, dclenche par le leader paysan Emiliano

    Zapata sous le signe du plan dAyala, le 27 novembre 1911. Cette rvolution, don

    Venustiano Carranza, gouverneur de ltat frontalier de Coahuola, lui apporta

    son soutien et sa confirmation : le 26 mars 1913, il refusa le gouvernement flon

    du gnral Victoriano Huerta et appela au soulvement gnral populaire contre

    la dictature militaire pour rtablir lordre constitutionnel, do le non de cons-

    titutionnaliste que prit cette rvolution : ce fut le plan de Guadalupe , du

    nom de lhacienda o il fut sign.

    Un mois aprs lassassinat du prsident Madero, de tous les points de la R-

    publique, des groupes puissants de gurilleros se lanaient de nouveau dans la

    bataille, les mmes gurilleros que Madero avait si maladroitement sous-estims

    et renvoys : le colonel Francisco Villa qui devait passer dans la lgende sous le

    nom de Pancho Villa avait, lui, non seulement t renvoy, mais emprisonn

    grce aux intrigues de Huerta qui avait bien failli russir le faire fusiller pen-

    dant la campagne contre Pascual Orozco. Mais Villa, avec laide dun jeune gref-

    fier du tribunal militaire, Carlos Jauregui, avait pu senfuir le 26 novembre 1912

    de la prison militaire de Santiago Tlaltelolco et se rfugier aux tats-Unis. Car-

    los Jauregui qui est aujourdhui, soixante-dix-huit ans, colonel en retraite, ra-

    conte ainsi la suite : Cest El Paso au Texas, que nous apprmes la nouvelle

    de lassassinat de Madero, et nous dcidmes de rentrer au Mexique. Nous le

    fmes le 6 mars 1913, un peu avant dix heures du soir. La nuit tait trs obscure et

    cest pourquoi nous avions choisi cette date. Nous traversmes le fleuve cheval

    et nous navions pas fait quelques pas que nous entendmes pour la premire fois

    la chanson des balles. Nous tions huit hommes suivre Villa

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 10

    Les huit hommes qui suivaient Villa constiturent lembryon de la fameuse di-

    vision du nord. Pour tout quipement, ils possdaient neuf fusils, du nouveau ca-

    libre 30-30, 500 cartouches, deux livres de caf moulu, deux livres de sucre, une

    livre de sel, et quelques serpes pour tailler dans les broussailles. Cest avec ce

    petit groupe que Villa gagna la sauvage Sierra de Chihuahua dont il connaissait

    chaque mtre et o il tait trs aim et admir ; il y leva des hommes, attaqua des

    garnisons fdrales, les dsarma et finit par en nettoyer compltement tout ltat

    de Chihuahua. Un an ne stait pas coul, en janvier 1914, quil tablissait soli-

    dement son quartier gnral Chihuahua mme, la capitale de ltat.

    Cest cette poque que je vis arriver plusieurs reprises tantt Ciudad

    Juarez, tantt Chihuahua au bureau de tlgraphe o je travaillais, un jeune

    journaliste yankee, grand maigre et blond, avec un petit nez Il venait accompa-

    gn de Dario Silva, lun des huit hommes qui, huit mois plus tt avaient pass la

    frontire avec Pancho Villa. Dario Silva lui prenait ses tlgrammes, nous les

    remettait en nous recommandant : Muchachos, faites passer en priorit les

    tlgrammes de Juanito. Muchachos, donnez la prfrence aux cbles de

    Johnny Puis il se retournait vers lui et lui disait : Allons-y, petite tte. Les

    cbles taient adresss un journal dont je ne me rappelle plus le nom et ils

    taient signs John Reed. Mais cette poque John Reed tait inconnu et je

    loubliai rapidement

    Vingt ans plus tard, en 1934, le ralisateur dHollywood, Jack Conway, tour-

    na pour la Metro Goldwin Mayer un film intitul Viva Villa !, qui passa au

    Mexique. Le rle de Villa tait tenu par Wallace Beery et celui du journaliste

    amricain ne sagissait-il pas de John Reed ? par un acteur replet et petit

    qui sappelait, si mes souvenirs sont exacts, Suart Erwin. Quand je vis le film, je

    ne pus mempcher de penser que ce journaliste tait ce Johnny ou Juanito de

    Chihuahua : naturellement, comme il sagissait dun film dHollywood, le corres-

    pondant de guerre ne se limitait pas envoyer des informations son journal,

    mais l donnait des conseils Pancho Villa et lui indiquait comme il devait mener

    sa campagne

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 11

    *

    * *

    La rvolution mexicaine sacheva, ou plutt, comme ont lhabitude de le dire

    certains anciens gurilleros, elle dgnra en gouvernement ; jentrai

    luniversit et je lus Dix jours qui branlrent le monde. Jen fus dautant plus

    mu quayant abandonn mon ancien emploi de tlgraphiste, je dbutais dans la

    carrire hasardeuse de journaliste et je recherchais des modles de bons repor-

    tages. Jeus loccasion de visiter lUnion Sovitique et je fus trs mu en voyant

    la petite plaque qui est scelle dans le mur du Kremlin et qui perptue la mmoire

    de lauteur de ce reportage capital sur la prise de pouvoir par les Soviets et les

    premiers pas de la grande rvolution socialiste.

    Vingt annes passrent encore. Un jour que je fouillais dans les rayons dune

    petite librairie de Mexico, je tombai sur un livre assez pauvrement dit, qui por-

    tait sur sa couverture : John Reed. Mxico insurgente. Jachetai le livre. Je le

    dvorai, et jappris par la prface de ce reportage ; crit par John Reed en 1914,

    avait t publi pour la premire fois en espagnol en 1954 : pendant quarante

    ans, il tait rest compltement inconnu, non seulement des Mexicains, mais de

    tout le public de langue espagnole.

    Cest ainsi que je compris de Johnny, Juanito, le joyeux gringo, la petite

    tte de Chihuahua, ntait autre que le fameux John Reed, lhroque chroni-

    queur de la rvolution dOctobre.

    *

    * *

    Alfredo Varela crit au dbut de sa prface Mxico insurgente : Le sort de

    certains livres est trange. Quelles sont les causes de ce manque dintrt du pu-

    blic qui les relguent au fond des archives, les cartent de la circulation et les

    condamnent un injuste oubli ? Et pourtant leur valeur fondamentale leur vaut

    un jour dtre remis flot, de connatre la popularit et la diffusion quils mri-

    tent. Tel est le cas de Mxico insurgente. Les tentatives de le rduire au silence se

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 12

    sont finalement avres vaines. Et loubli volontaire, le silence intress ont t

    briss par la voix vigoureuse de John Reed.

    Si Alfredo Barela avait t mexicain et sil avait connu la susceptibilit,

    lorgueil ou la vanit des hommes politiques de ce pays, il aurait facilement

    compris tout le sens de cet oubli volontaire , dont ont t galement victimes

    des films comme Que viva Mxico ! dEiseinstein, qui est pass dans tous les

    cinmas du monde sauf ceux du Mexique, ou comme Lombre du caudillo, ce ma-

    gnifique film mexicain qui est rest plus de dix ans au fonde de sa bote

    Il tait difficile que, dans leur dlicate susceptibilit, les caudillos de la rvo-

    lution mexicaine puissent accepter les descriptions quun tranger, John Reed,

    stait permis de faire de la misre des peones qui composaient leurs troupes,

    comme limpitoyable cruaut et de la totale amoralit de certains chefs. Ce nest

    qu la mort de ces derniers que le passionnant livre de John Reed put rompre,

    enfin, cet oubli volontaire et ce silence intress auxquels Alfredo Varela

    fait allusion et donner, par ses rcits vivants, une image de la rvolution mexi-

    caine, bien diffrente de celle, sombre, catastrophique, sordide, que, longtemps

    aprs, les magnats du monde capitaliste avaient pu faire diffuser par tous les

    moyens dinformation leur solde

    *

    * *

    On peut affirmer que les rcits du Mexique insurg constituent le premier tra-

    vail de John Reed, sinon comme journaliste, du moins, plus prcisment, comme

    correspondant de guerre. Il fit ses premires armes sur les champs de bataille des

    gurillos mexicains, dans les dserts de Chihuahua ; Ojinaga, Jimenez, LA Nieves

    (le pays dUrbina), la Zarca, Yermo, Gomez Palacio Vingt-cinq ans plus tard,

    voici la description quen fait Waldo Frank, cit par le journaliste mexicain Jos

    Mancisidor dans un article sur John Reed : Je me souviens de lui Cest un

    garon de grande taille, imberbe, dont les yeux ont une candeur presque fminine

    contredite par une bouche nergique aux lvres minces Et plus loin, Waldo

    Frank, toujours : Je vois le troubadour Jack Reed en qute de sa princesse loin-

    taine travers le monde le Mexique, la Serbie, la Russie de la dame de ses

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 13

    penses : la rvolution. En 1917, cest tout juste si je ne mprisais pas Jack. Nous

    discutions et ses arguments ne me paraissaient pas convaincants. Il envoyait des

    chroniques la revue que je dirigeais, et elles ne le plaisaient pas beaucoup. Son

    mrite, son talent me semblaient irrels

    Le troubadour Jack Reed ! Dans les rcits du Mexique insurg, quil sagisse

    de ftes ou de batailles, cest chaque instant quclate sa pntrante sensibilit

    littraire, sa profonde motion potique, une grce joyeuse indfinissable, une

    humeur vagabonde. On ne les retrouve gure dans ce monument svre et monoli-

    thique que sont les Dix jours qui branlrent le monde. Paul Nizan a dfini le

    journaliste chroniqueur des affaires trangres comme lhistorien de

    limmdiat . La dfinition vaut aussi pour le correspondant de guerre. Les Dix

    jours qui branlrent le monde et Le Mexique insurg sont tous deux de lhistoire,

    lais si lon me permet la comparaison, le premier relve de Tacite, le second de

    Sutone.

    Le premier, Dix jours qui branlrent le monde, est un document objectif,

    exact, minutieux, incontestable. Certes, la pntrante sensibilit de lauteur est

    touche par limmense importance des vnements de ces dix jours dont il est le

    tmoin dans les rues de la ville du tsar. Mais cependant il avait renonc tre

    le troubadour Jack Reed en qute de la dame de ses penses quavait connu

    Waldo Frank, pour se transformer en chroniqueur honnte, exemplaire ; il avait

    contenu son motion tel point quil sen excuse presque d ans sa prface :

    Dans la lutte, je ntais pas neutre. Mais quand il sest agi de relater lhistoire

    de ces grandes journes, je me suis efforc de voir le spectacle avec les yeux dun

    reporter consciencieux, soucieux de dire la vrit.

    Tout autres sont les rcits du Mexique insurg. Alfredo Varela donne une d-

    finition de Reed assez exacte lorsquil crit : Finalement, cest un peintre de

    fresques. Sa spcialit est la vaste fresque o, travers mille et un dtails,

    lhistoire se laisse apprhender. En 1914, la guerre, et plus particulirement la

    guerre rvolutionnaire, telle quelle se droulait alors au Mexique, gardait en-

    core quelque chose de romantique qui allait fort bien au temprament de trouba-

    dour que Waldo Frank attribue Reed. Cest son aventure journalistique et mili-

    taire du Mexique qui permet Reed de prendre pour la premire fois contact avec

    des masses vritablement misrables populaires, et des armes mal organises,

    mal armes, vtues de haillons, mais dcides mourir pour un idal totalement

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 14

    matriel que lon me pardonne ce paradoxe : un coin de terre do tirer de

    quoi vivre.

    Tout au long des mois quil a vcus parmi les gurilleros mexicains, John ne

    fut pas seulement un tmoin et un chroniqueur, mais aussi un acteur de beaucoup

    de faits quil relate : et du coup, si les pages du Mexique insurg, fardent

    lempreinte de son motion, de son horreur, de sa dlicatesse, toutes les qualits

    parfaitement littraires, il y a, en change, compltement omis la chronologie,

    lment pourtant indispensable de linformation journalistique.

    Cest peut-tre pour des motifs trs personnels que je prfre Le Mexique in-

    surg aux Dix jours. Tous les personnages cits par John Reed, je les ai connus ?

    Tous les endroits o il est pass, jy suis pass aussi, durant les annes passion-

    nantes de Pancho Villa et la lgendaire division du Nord. Cest en hommage au

    sympathique gringo Juanito, au joyeux reporter Johnny, bien plus quau gnial

    chroniqueur de la rvolution dOctobre que je vais tenter de reconstituer

    litinraire et le calendrier de son passage sur les terres du Mexique rvolution-

    naire, en esprant que ces brves prcisions pourront tre utiles ses biographes.

    *

    * *

    Dans sa prface ldition argentine, Alfredo Varela nous explique que son

    journal lenvoie en 1911 au Mexique en pleines convulsions ; do il commence

    envoyer ses articles qui conquirent lesprit du public , mais quen 1913 il est de

    retour et quil est Paterson dans le New Jersey pour suivre une grve des tra-

    vailleurs de lindustrie textile. Cest la fin de cette anne 1913 que nous le trou-

    vons dans lingrate bourgade de Presidio, dans le Texas, do il essaye de pn-

    trer au Mexique par la bourgade non moins dsole dOjinaga, dans la province

    de Chihuahua : les troupes de la dictature avaient t dfaites Ciudad Juarez et

    Tierra Blanca, tous les chemins vers le sud taient bloqus par les rvolution-

    naires, et le gnral pro-gouvernemental Mercado avait d se rsoudre aban-

    donner la ville et ltat de Chihuahua par le seul chemin qui lui restait ouvert,

    celui de la ville-frontire dOjinaga.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 15

    Mercado avait donc d se jeter dans la traverse de trois cents kilomtres de

    dsert hostile, avec environ dix mille soldats et plusieurs centaines de civils terro-

    riss : els journaux ont appel cette marche la caravane de la mort . Mercado

    quitta Chihuahua le 27 novembre 1913 et arriva quinze jours plus tard Ojinaga

    avec la moiti de ses effectifs ; le 31 dcembre, il devait dj affronter les troupes

    des chefs villistes Panfilio Natera et Toribio Ortega et, la fin de janvier 1914,

    ceux-ci lobligrent la pointe du fusil passer le Rio Grande, de lautre ct de

    la frontire, pour demander asile aux autorits militaires des tats-Unis, dont le

    commandant, dans cette rgion, tait tout simplement le colonel John J.

    Pershing *. John Reed raconte comment les Mexicains furent rassembls par les

    soldats amricains dans un immense corral, puis emmens Fort Bliss dans le

    Texas. Le gnral Miguel Sanchez Lamego raconte de son ct, dans son Histoire

    militaire de la rvolution constitutionnaliste, que, ce travail achev, le colonel

    Pershing demanda et obtint du gnral Francisco Villa lautorisation de se

    rendre Ojinaga pour lui prsenter ses flicitations.

    On peut donc affirmer que le premier contact entre le futur chroniqueur de la

    rvolution dOctobre et les gurilleros mexicains a d se produire deux ou trois

    semaines avant le premier contact entre Pancho Villa et son futur adversaire

    qui devait devenir le hros de la premire guerre mondiale , Pershing : cest--

    dire dans la dernire semaine de 1913 ou la premire semaine de 1914, dans

    cette Ojinaga, sordide, en ruine, affame, corrompue et dsespre, dont Reed

    dcrit magistralement lambiance dans le premier rcit de ce livre.

    Au milieu de tant de misres, de tant dhorreur et de terreur, le nouveau re-

    porter gurillero se sentit immdiatement concern : ctait la grande aventure

    dont il avait rv. Il sacclimata aussitt et son esprit joyeux et lger sur parfai-

    tement comprendre cet humour noir et parfois mme macabre qui est lapanage

    du mtis mexicain, particulirement quand il porte un pistolet la ceinture.

    *

    * *

    * Futur commandant en chef du corps expditionnaire amricain en France en 1917.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 16

    Le gnral Mercado, chass devant lui par les soldats de Villa passa donc le

    fleuve et se rendit aux Amricains et John Reed se retrouva galopant dans le

    dsert vers le front aux cts dune centaine de soldats constitutionnalistes en

    haillons . Le front vers lequel il galopait se trouvait mille kilomtres de la

    frontire et mille kilomtres de Mexico : plus prcisment mi-chemin sur la

    voie ferre qui relie Mexico Ciudad Juarez : limportant nud ferroviaire, le

    centre agricole et commercial, le point stratgique primordial que constitue la

    ville de Torreon.

    La chute dOjinaga le 10 janvier 1914 avait permis Francisco Villa et sa

    division du Nord de liquider les derniers vestiges de larme de la dictature dans

    ltat de Chihuahua et de prendre totalement le contrle de ce dernier. Villa se

    mit donc prparer la reprise de Torreon quil avait d abandonner plusieurs

    mois auparavant devant la puissante force fdrale du gnral Jos Refugio Ve-

    lasco. Villa devait marcher avec le gros de ses troupes en suivant la voie du che-

    min de fer central, longue de trois cent cinquante kilomtres et dtruite en plu-

    sieurs points par les soldats fdraux dans leur retraite ; dans le mme temps, le

    gnral Tomas Urbina, le lion de Durango comme lappelle Reed, devait faire

    mouvement sur le flanc droit en partant de sa base de Las Nieves, dans ltat de

    Durango, environ deux cents kilomtres au nord-ouest de Torreon. Urbina dis-

    posait dj, au col de La Puerta un passage troit dans une chane escarpe

    dun avant-poste compos dune centaine dhommes mal arms A lest de ce

    col et trente kilomtres peine de La Cadena, dans limportante cit minire de

    Mapimi, se trouvaient cantonns plus dun millier dhommes, anciens gurilleros

    passs au service de la dictature, sous le commandement du redoutable gnral

    Benjamin Argumedo. Cest dans ces parages que nous retrouvons Johnny, Juani-

    to cest--dire John Reed.

    *

    * *

    Chroniqueur objectif et attentif, impatient dintervenir le plus concrtement

    possible dans laventure passionnante quil vivait, le jeune reporter amricain

    prfra partager les risques et les vicissitudes des hommes de lavant-garde, plu-

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 17

    tt que de demeurer dans la scurit relative du Quartier Gnral. Le major juan

    M. Vallejo qui fut laide de camp du lion de Durango raconte ces journes :

    En fvrier 1914, nous vmes arriver un Amricain qui nous dit, en mauvais es-

    pagnol, quil voulait parler au gnral Urbina. va donc voir ce que veut cet

    oiseau-l, me dit Urbina. LAmricain me remit un sauf-conduit sign du gnral

    Villa et sa carte : John Reed, Metropolitan Magazine, New York. Il expliqua quil

    dsirait passer quelques jours avec nous pour crire des articles et me demanda

    de le prsenter au gnral Urbina. Celui-ci accepta de bonne grce et Reed resta

    quatre jours parmi nous griffonner des notes et prendre des photos.

    Pour montrer combien la vie valait alors peu de chose au Mexique, le major

    Vallejo raconte cette anecdote : Un dnomm Pablo Seaez demanda Urbina

    de lui prter une auto pour lui permettre de mener une femme voir le mdecin

    dans un bourg voisin. Nous montmes dans lauto, Pablo, la femme, Reed et moi-

    mme. Au passage dune rivire, la voiture tomba en panne. Pablo, qui aimait

    jouer au matamore, sortit son pistolet et se mit crier que la voiture tait sur-

    charge, quil fallait lallger et quil ny avait qu tuer Reed. Je russis le

    convaincre de rentrer son pistolet, pendant que Reed, descendant de lauto, se

    mettait la pousser. Le moteur se remit en marche et Seaez clata de rire en

    disant : Eh bien nous voil avec un cheval de plus

    Il sagissait certainement pour Seaez que dune grossire plaisanterie. Je

    lai bien connu : jai t tlgraphiste sous ses ordres. Ctait, de toute vidence,

    un assassin joyeux et insouciant. Il tuait sans haine ni rancune, tout simplement

    comme disent les machos mexicains para darle gusto al dedo pour donner du

    got au doigt . Il tait trs jeune, peu prs le mme ge que Reed et cest

    pour cette raison quil se prit ds le dbut dune vive amiti pour lui.

    *

    * *

    Dans lnumration, digne dHomre et de Cervants ; quil consacre aux pa-

    ladins quil trouva l, dans lattente du dpart pour Torreon, cest Pablo Seaez

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 18

    que Reed consacre le passage le plus long et le plus logieux *. la premire

    prise de Torreon, Seaez nexcuta pas, comme le relate John Reed, en compa-

    gnie du major Fierro et du capitaine Borunda, quatre-vingts prisonniers, mais

    bien trois cents. Cest tout de mme bien peu, en comparaison des trois cent mille

    victimes dHiroshima et de Nagasaki ; certes ces tueries gantes et ces gnocides

    atomiques ont lavantage de ne fatiguer le doigt de personne force dappuyer

    suer la gchette

    Seaez tait, je le rpte, un assassin joyeux et insouciant. Quand il venait de

    tuer quelquun, il prenait une figure denfant innocent et sexclamait dun air

    pntr : Dieu sait que je ne le voulais pas ! Mais comme tous ces hommes,

    il avait un vritable culte de lamiti, et il semble bien que celle quil prouvait

    pour Reed tait trs sincre. Sa jeunesse, sa simplicit, sa franchise conquirent

    Reed pendant les quelques jours quil vcut parmi ces hommes froces et ingnus.

    Lors de la dure marche qui les mena vers les postes avancs dUrbina, Pablo

    Seaez dit : Je me sens malade ; Juan Reed montera mon cheval. Or ces

    hommes faisaient moins de difficult pour confier un autre leur femme que leur

    cheval. En lui disant au revoir, le terrible gurillero Urbina lui avait dit :

    Faites bon voyage. Je vous ai confi Pablito Et auparavant, pour le retenir

    au cantonnement, il lui avait tout propos, y compris une femme pour lui rchauf-

    fer son lit. Le jeune capitaine Longino Guereca, celui dont il dcrit lincroyable

    bravoure, le prsente ses parents en ces termes : Voici mon ami le plus

    cher, Juan Reed, mon frre Et lorsque quelques officiers et soldats, chez qui

    la boisson a rveill la vieille animosit contre les Yankees, commencent

    laccuser dtre un espion et un lche et rclamer quon le fusille, un dfenseur

    surgit aussitt et tient tte aux agresseurs : le gigantesque capitaine Fernando les

    met en garde : LAmricain est mon ami ! retournez vos bancs et occupez-

    vous de vos affaires Et son frre le jeune Longino Gueraca calme la co-

    lre de Julian Reyes en ces termes : a suffit ! Ce camarade a travers des mil-

    liers de kilomtres par terre et par mer pour raconter aux gens de son pays la

    vrit sur la lutte pour la libert. Il va au combat sans arme. Il est plus courageux

    que toi, puisque tu as un fusil. Alors carte-toi et fiche-lui la paix !

    * Voir p. 35.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 19

    Deux choses fascinrent Reed : la grandeur du dsert et la noblesse dsint-

    resse de ces paysans affams et en loques qui taient toujours prts donner

    leur vie pour leur idal damiti et de libert Avec eux, donc, il rejoint ce poste

    avanc de La Cadena. Quelques jours plus tard, il y reoit le baptme du sang : le

    choc de cent gurilleros du colonel Petronilo Hernandez et des mille deux cents

    colorados sans piti du tratre ex-madriste Benjamin Argumedo provoque la

    fuite du mister Il prend le chemin de Chihuahua.

    *

    * *

    John Reed raconte : Jtais Chihuahua. Mon journal mavait demand

    daller Hermosillo, dans ltat de Sonora, pour obtenir une interview de Car-

    ranza, au moment de laffaire Benton. Benton tait un aventurier anglais, un

    esclavagiste cynique qui, le revolver la main, avait injuri et menac Villa, con-

    fiant dans la puissance de lescadre anglaise. Mais celle-ci ne vint pas son aide

    et il fut fusill Samalayuca le 16 janvier 1914. On raconte que lorsquil vit quez

    les soldats creusaient sa tombe, il leur dit avec un flegme tout britannique :

    Creusez donc plus profond, les coyotes vont me dterrer ! Une fois accomplies

    les instructions de son journal, Reed revint Chihuahua o il put se joindre au

    gros des forces de Villa qui, le 16 mars, se mirent en marche pour Torreon ? Villa

    lui-mme leur tte.

    Le dernier rcit de ce livre, et le plus long, est la relation de cette marche et

    des combats qui prcdent la prise de Torreon par les troupes constitutionna-

    listes. La forme en est aussi minutieuse et aussi prcise que dans les Dix jours qui

    branlrent le monde, mais avec beaucoup plus de couleur, dmotion, et, disons

    le mot, de lyrisme. Le rcit sarrte avec la chute de Gomez Palacio, petite ville

    jumelle de Torreon, sur la rive du Rio Nazas. La bataille sanglante de Gomez

    Palacio, qui ne fut quun simple pisode de la lutte pour la position-clef de Tor-

    reon, impressionna profondment le jeune journaliste.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 20

    *

    * *

    Que la grandeur sauvage et impitoyable du dsert ait impressionn

    luniversitaire cultiv, le New Yorkais habitu la civilisation urbaine, cela

    sexplique parfaitement. Son biographe Alfredo Varela le qualifie de peintre

    mural : sa spcialit est la vaste fresque, o, travers mille et un dtails,

    lhistoire se fait comprhensible . Un prcurseur, en quelque sorte de Diego

    Rivera dont la thse tait prcisment dcrire sur les grandes murailles pu-

    bliques lhistoire que nos peuples moiti analphabtes ntaient pas capables

    dapprendre dans les livres. dans ses descriptions de ces grandes plaines dso-

    les, bordes de chanes abruptes, du nord du Mexique, John Reed transmet au

    lecteur sa propre fascination.

    Mais qui taient ces chanteurs de ballades qui lont eux aussi, tant fascins ?

    Ctait lautre grand amour mexicain de John Reed : les vieux peones des ha-

    ciendas fodales lgues par le porfirisme, et les fils de ces peones qui staient

    fait provisoirement soldats pour en finir justement avec les soldats de larme

    fodale et de la dictature qui les opprimait.

    *

    * *

    Quand la rvolution aura triomph, cest vous qui serez larme, dis-je

    au capitaine Fernando. il me fit cette rponse surprenante : Quand la rvolu-

    tion aura triomph ; il ny aura plus darme. Nous sommes fatigus des ar-

    mes Ainsi, cinquante ans avant Ho Chi Minh et Fidel Castro, ces paysans

    incultes, froces, dsintresss et joyeux, ces chanteurs de ballades, savaient dj

    que linstrument le plus efficace contre lesclavage et la tyrannie, ce ne sont pas

    les armes, mais les peuples en armes.

    Le jeune journaliste a donc ressenti au Mexique un grand amour pour les

    peones. Il nest pas trop audacieux dimaginer que cette rencontre avec ce peuple

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 21

    dont il a partag pendant plusieurs mois les misres et les joies simples lui rvla

    son destin dcrivain et de militant rvolutionnaire.

    Mais si Reed est, dans ce livre, un grand peintre de fresques , il est aussi

    un portraitiste sobre et magnifique. Ses descriptions du gnral Urbina et de Car-

    ranza sont l pour le prouver.

    Ce fut un matin de juin 914 que je vis pour la dernire fois Johnny, le sympa-

    thique gringo. Il tait venu dposer un tlgramme au guichet de la poste de Ciu-

    dad Juarez. Il laissa trois ou quatre dollars lemploy. Le 3 juillet, il tait

    New York, do il crivait son professeur Charles Towsend Copeland, de

    luniversit de Harvard, la ddicace que lon lira au dbut de ce livre.

    Entretemps, au Mexique, ses amis, les peones en haillons de la division du

    Nord quil avait tant aims, avec Villa leur tte, aprs deux semaines de com-

    bats sanglants avaient taill en pices le brillante arms fdrale, successivement

    Torreon, o ils entrrent le 3 avril, puis Zacatecas qui fut mise feu et sang

    le 3 juin ; la chute de cette dernire position clef marque la chute de la dictature

    ignominieuse du gnral Victoriano huerta qui dmissionna en prononant, en

    guise dadieu au peuple quil avait tant opprim et ensanglant, ces paroles sar-

    castique : Que Dieu vous bnisse, et moi de mme !

    Aujourdhui, ce peuple peut senorgueillir de ce quil a t dans le feu de sa

    lutte pour la libert ; John Reed y a forg son esprit rvolutionnaire et est devenu

    le matre-journaliste, de la ligne de tous ceux qui sont morts en risquant leur vie

    pour recueillir pour la postrit les tmoignages de la barbarie guerrire de notre

    poque.

    RENATO LEDUC

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 22

    Au Professeur C. Towsend Copeland

    de lUniversit de Harvard

    Mon cher Copey,

    Je me souviens que tu tes tonn de ce que je navais pas voulu crire sur ce que javais vu lors de mon premier voyage ltranger.

    Depuis jai visit un pays qui ma incit le faire. Mais en crivant ces im-pressions du Mexique, force mest bien de penser que je naurais jamais vu ce que jy ai vu, si je ntais pas pass par ton enseignement.

    Je ne puis quajouter ce que tant dautres qui crivent tont dj exprim : tcouter, cest apprendre voir la beaut cache du monde visible ; tre ton ami, cest tenter dtre intellectuellement honnte.

    Cest pourquoi je te ddie ce livre, dans la certitude que tu feras tiennes les parties qui te plairont et que tu me pardonneras le reste.

    As ever

    JACK

    New York, 3 juillet 1914.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 23

    Le Mexique insurg (1914) [1975]

    LA FRONTIRE _______

    Retour la table des matires

    Aprs lvacuation de Chihuahua et la terrible et tragique retraite travers six

    cents kilomtres de dsert, larme fdrale sous les ordres de Mercado demeura

    trois mois Ojinaga, sur la rive mexicaine du Rio Grande

    Du haut de la grossire terrasse en terre battue de la poste de Presidio, sur la

    rive nord-amricaine, au-del du demi-kilomtre de broussailles ensables qui

    descendaient vers les eaux du fleuve maigres et troubles, on pouvait voir la ville

    se dtacher clairement sur la bas du plateau, au milieu dun dsert embras entou-

    r de montagnes abruptes et peles.

    On voyait ses maisons rectangulaires de briques brunes, et, et l, la coupole

    orientale de quelque vieille glise espagnole. Ctait une zone dsole, sans

    arbres : on sattendait voir y surgir des minarets. Le jour, les soldats fdraux en

    uniformes blancs et dguenills u-y pullulaient, creusant paresseusement des tran-

    ches. Des rumeurs couraient que Villa sapprochait avec des forces constitution-

    nalistes victorieuses ? De brusques scintillements clataient que le soleil tombait

    sur les canons de campagne. De lourds et tranges nuages ross slevaient dans

    la quitude de lair.

    Le soir, lorsque le soleil senfonait, clatant comme la fonte en fusion, des

    patrouilles de carabiniers passaient rapidement, dcoupant leur silhouette sur

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 24

    lhorizon, pour gagner les avant-postes nocturnes. Et la nuit tombe, brillaient

    dans la ville des feux mystrieux.

    Trois mille cinq cents hommes cantonnaient Ojinaga. Ctait l tout ce quil

    restait des dix mille homme de Mercado et des cinq mille qui taient venus les

    renforcer de Mexico, en marchant vers le nord sous les ordres dOrozco. Sur les

    trois mille cinq cents hommes, il y avait quarante-cinq majors, vingt et un colo-

    nels et onze gnraux.

    Je voulais rencontrer le gnral Mercado ; mais un journal avait publi des

    choses dsagrables sur le gnral Salazar, et celui-ci avait interdit la prsence des

    journalistes dans la ville. Jenvoyai une requte fort polie au gnral Mercado ;

    elle fut intercepte par le gnral Orozco qui la renvoya avec cette rponse :

    Honorable et estim seor : si vous mettez le pied Ojinaga, je vous

    collerai au poteau et jaurai le grand plaisir de vous faire, de ma propre main, quelques boutonnires dans le dos.

    Cependant, tout bien pes, je franchis un jour le fleuve au gu et je pntrai

    dans la ville.

    Par bonheur, je ne rencontrai pas le gnral Orozco. Rien ne semblait

    sopposer mon entre. Toutes les sentinelles que je vis taient occupes faire

    la sieste lombre des murs dadobe *. Mais presque immdiatement, je me heur-

    tais un officier fort courtois, du nom dHernandez, qui jexpliquai mon dsir

    de voir le gnral Mercado.

    Il ne me posa aucune question sur mon identit, mais frona les sourcils, croi-

    sa les bras et clata :

    Je suis le chef dtat-major du gnral Orozco, et je ne vous mnerai pas

    voir le gnral Mercado !

    Je ne rpondis pas. Au bout de quelques instants, il ajouta :

    Le gnral Orozco hait le gnral Mercado ! il trouve indigne de lui de se

    rendre sa caserne, et le gnral Mercado ne se risque pas venir la caserne du

    * Argile et terre battue.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 25

    gnra Orozco ! Cest un lche ! Il sest sauv Tierra Blanca et il sest enfui

    Chihuahua !

    Et les autres gnraux, ils le dtestent aussi ?

    Il se concentra, me regarda de travers dun air irrit, et me rpondit, un sourire

    ironique aux lvres :

    Quien sabe ?

    Je pus voir finalement le gnral Mercado. Ctait un homme petit, gros, sen-

    timental, proccup, hsitant, qui pleurnichait en gonflant une longue histoire

    comme quoi larme nord-amricaine aurait travers le fleuve et aid Villa ga-

    gner la bataille de Tierra Blanca.

    Les rues blanches et poussireuses du bourg dbordaient de salet et de four-

    rage ; la vieille glise sans fentres avait trois normes cloches espagnoles qui

    pendaient lextrieur, accroches un pieu ; un nuage dencens bleu schappait

    de la porte noircie, o les soldaderas * priaient pour la victoire nuit et jour, cour-

    bes sous les rayons dun soleil incendiaire. Ojinaga avait t perdue et rcupre

    cinq fois. Peu de maisons avaient encore un toit et tous les murs avaient t rava-

    gs par les obus. Dans les troits logements abandonns vivaient les soldats, leurs

    femmes, leurs chevaux, les poules et les cochons vols dans la campagne avoisi-

    nante. Les fusils taient entasss dans les coins ; les harnachements, empils dans

    la poussire ; les soldats en loques ; rares taient ceux qui possdaient un uni-

    forme complet. Accroupis sous les porches autour de maigres foyers, ils faisaient

    bouillir des pis de mas vert et de la viande sche. Ils mouraient quasiment de

    faim.

    Tout au long de la rue principale dfilait une procession ininterrompue de

    gens affams, malades, puiss, que la peur des rebelles qui sapprochaient avait

    chasss de lintrieur du pays. Huit jours durant, ils avaient march pour traverser

    le plus terrible dsert du monde. Les soldats fdraux les arrtaient dans les rues

    par centaines et les dpouillaient de tout ce dont ils avaient envie. Puis ils sen

    allaient franchir le fleuve et l, en territoire nord-amricain, il leur fallait encore

    * Femmes des soldats mexicains.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 26

    affronter les griffes des douaniers, du fonctionnaire de limmigration et des pa-

    trouilles de larme qui les enregistraient pour les dsarmer.

    Des centaines de rfugis traversaient le fleuve ; certains cheval, poussant

    leur troupeau ; dautres dans de petites voitures, dautres pied. Les inspecteurs

    ne se distinguaient gure par leur courtoisie.

    Descends de cette charrette ! cria lun deux une femme qui tenait un pa-

    quet dans ses bras. Elle essaya de balbutier :

    Mais pourquoi seor ?

    Descends tout de suite, ou cest moi qui te fais descendre ! Ctait

    linspecteur. Il dressait un registre minutieux, brutal, inutile, pour les femmes

    comme pour les hommes. Je vis une femme passer la rivire gu ; elle relevait

    ses jupes sur ses mollets avec indiffrence. Elle tait enveloppe dun grand chle

    qui se gonflait un peu par-devant, comme si elle y dissimulait quelque chose.

    Eh l ! cria le douanier. Quest-ce que tu portes sous ton chle ?

    Elle ouvrit lentement son chle et lui rpondit doucement :

    Je ne sais pas encore, seor, si cest une fille ou un garon.

    Ce furent des journes glorieuses pour Presidio : un petit village isol, dune

    indescriptible dsolation, quelques quinze baraques dadobe parpilles sans

    ordre le long du fleuve, au milieu des sables et des pierrailles. Le vieux Klein-

    mann, le commerant allemand, se fit une fortune en vendant aux rfugis et en

    approvisionnant larme fdrale, de lautre ct du fleuve. Il avait trois superbes

    filles, quil gardait enfermes dans une mansarde de sa boutique, car toute une

    bande de Mexicains, vaqueros ardents et amoureux, attirs des kilomtres la

    ronde par la renomme des demoiselles, rdaient alentour comme des chiens. Il

    passait la moiti de son temps sa boutique travailler dans langoisse, nu jus-

    qu la ceinture ; lautre moiti, il lemployait courir dans tous les sens, un pis-

    tolet la ceinture, pour loigner les amoureux.

    A toute heure du jour ou de la nuit, des essaims de soldats fdraux dsarms

    traversaient le fleuve et venaient se presser dans la boutique et dans la salle de

    billard. Parmi eux circulaient des personnages sinistres, nigmatiques, qui se don-

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 27

    naient des airs importants ; ctaient des agents secrets, tant des rebelles que des

    fdraux. Tout autour, dans la pierraille, campaient des centaines de rfugis mi-

    srables. La nuit, on ne pouvait pas faire un pas sans tomber sur un complot ou

    sur un contre-complot. Des gardes texans et des soldats des tats-Unis rdaient

    l-dedans, mais aussi des agents dentreprises nord-amricaines, qui essayaient de

    faire passer des consignes secrtes leurs reprsentants lintrieur du Mexique.

    la poste, un certain Mackenzie, trs en colre, trpignait. Il avait des lettres

    importantes envoyer aux mines de lASARCO (American Smelting and Refining

    Co de Santa Eulalia). Indign, il hurlait :

    Le vieux Mercado prtend ouvrir et lire toutes les lettres qui passent tra-

    vers ses lignes !

    Mais, lui fis-je remarquer : comme cela elles passeront ; nest-ce pas le

    principal ?

    Ah oui ? Est-ce que vous croyez que lASARCO peut admettre que ses

    lettres soient ouvertes et lues par un sale pouilleux ? Empcher une compagnie

    amricaine denvoyer une lettre confidentielle ses employs, cest un outrage

    inqualifiable !

    Et il conclut avec simplicit :

    Sil ce nest pas un motif dintervention, alors quest-ce quil faut ?

    Il y avait l toutes sortes dagents dentreprises darmes et de munitions, de

    revendeurs et de contrebandiers ; parmi eux, un petit bonhomme, photographe de

    son mtier, qui faisait des agrandissements de portraits cinq pesos pice. Il cir-

    culait, fbrile, parmi les Mexicains, et rcoltait des milliers de commandes, sans

    demander aucun engagement, le rglement devant seffectuer la rception des

    agrandissements qui de toute vidence narriveraient jamais. Ctait sa pre-

    mire exprience avec les Mexicains et il tait absolument enchant de la quantit

    des commandes quil prenait. Un Mexicain peut de la mme manire commander

    un portrait, un piano ou une auto, du moment quil na pas payer ; cela lui donne

    des ides de prosprit.

    Le petit vendeur dagrandissements me donna son avis sur la rvolution mexi-

    caine. Pour lui, le gnral Huerta devait tre un homme du meilleur monde, car il

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 28

    savait de source sre quil tait un parent lointain par sa mre de la distingue

    famille Carey, de Virginie

    Deux fois par jour, sur la rive nord-amricaine, patrouillaient des groupes

    cheval, fort attentifs marcher la mme hauteur que les troupes de cavalerie qui,

    de lautre ct, gardaient la berge mexicaine. Les deux parties se surveillaient

    troitement par-dessus la frontire. De temps en temps, un Mexicain, incapable de

    matriser ses nerfs, lchait une balle dans la direction des Nord-Amricains ; aus-

    sitt les deux groupes tiraillaient, labri des broussailles. Un peu au-del de Pre-

    sidio taient cantonns deux escadrons du 9e rgiment de cavalerie noire. Un

    Mexicain, accroupi de lautre ct du fleuve, sadressait ironiquement en anglais

    lun de ces soldats noirs qui faisaient boire son cheval sur la berge.

    Dis donc le ngre, quand est-ce que vous allez la passer la ligne, maudits

    gringos ?

    Mes c ! rpondit le noir. Nous navons pas du tout lintention de la fran-

    chir. Nous allons seulement la repousser jusqu la grande mare.

    Parfois un riche rfugi, avec une bonne quantit dor cousue sous la couver-

    ture de son cheval, parvenait franchir la rivire sans que les fdraux le dcou-

    vrent. Presidio, six grandes automobiles trs rapides attendaient spcialement

    ce genre de victimes. On lui demandait cent dollars en or pour le conduire jus-

    quau chemin de fer ; on pouvait tenir pour certain quen chemin, dans quelque

    coin solitaire et dsertique au sud de Marfa, il serait dpouill de tout ce quil

    avait sur lui par une bande dindividus masqus.

    De telles occasions amenrent au bourg, comme un ouragan, le shrif du com-

    t mont sur un cheval gris, tout droit sorti dun western de la meilleure tradition.

    Il avait lu tous els romans sur la question et savait comment doit se tenir un au-

    thentique shrif de lOuest : deux pistolets sur les hanches, le sabre mexicain sous

    le bras, lnorme couteau enfonc dans la botte gauche, et un fusil en travers de la

    selle. Sa conversation tait maille des plus horribles blasphmes, mais il navait

    jamais arrt un seul criminel. Une fois achev son travail diurne, qui consistait

    essentiellement faire respecter la loi sur le port des armes et le jeu de poker dans

    le comt de Presidio, on pouvait tre certain de le rencontrer dans larrire-

    boutique de Kleinmann, occup bien tranquillement taper la carte.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 29

    La guerre et les rumeurs de guerre maintenaient dans Presidio une tension fi-

    vreuse. Nous savions tous que, tt ou tard, larme constitutionnaliste arriverait de

    Chihuahua et attaquerait Ojinaga. Dailleurs, dans cette ventualit, les gnraux

    sraient runis pour fixer les conditions de la retraite de larme fdrale

    dOjinaga avec le major commandant les troupes frontalires nord-amricaines,

    manifestant leur dsir de rsister lattaque rebelle un temps raisonnable par

    exemple deux heures et de solliciter ensuite lautorisation de traverser la ri-

    vire

    Nous savions qu quinze kilomtres au sud, au Paso de la Mula, cinq cents

    volontaires rebelles gardaient le seul chemin qui mne dOjinaga au-del des

    montagnes. Un jour, un courrier russit tromper les lignes fdrales et passer

    la rivire porteur dimportantes nouvelles : la musique des fdraux tait alle

    parcourir les environs en donnant des concerts, les constitutionnalistes lavaient

    capture et lavaient oblige jouer deux heures durant sur une place publique

    sous la menace de leurs fusils. Le narrateur ajouta que lon avait russi de cette

    manire attnuer un peu la duret de la vie dans le dsert. Nous ne pmes jamais

    claircir les raisons pour lesquelles lorphon avait t envoy donner des con-

    certs, tout seul, en plein dsert, quinze kilomtres dOjinaga.

    Les fdraux restrent encore un mois Ojinaga, et Presidio prospra en con-

    squence. Puis un beau matin, Villa surgit brusquement du dsert la tte de ses

    troupes. Les fdraux rsistrent un temps raisonnable exactement deux

    heures ou, pour tre plus prcis, jusqu ce que Villa, au galop lanc au mme

    train quune batterie de canons, poursuive ses ennemis jusqu'au fleuve et le leur

    fasse traverser dans une fuite perdue. Les soldats nord-amricains les rassembl-

    rent dans un immense corral, pour les envoyer dans un camp de prisonniers enclos

    de fil de fer, Fort Bliss, dans le Texas.

    Cette fois, pour le coup, jtais bien entr au Mexique : je galopais dans le d-

    sert, aux cts dune centaine de soldats constitutionnalistes en haillons qui ga-

    gnaient le front.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 30

    Le Mexique insurg (1914) [1975]

    I

    LA GUERRE

    DANS LE DSERT

    1. Le pays dUrbina

    Retour la table des matires

    Un contrebandier venant de Parral est arriv au village, menant une mule

    charge de macuche le macuche se fume quand on ne peut pas trouver de tabac

    , et jai profit de son sillage pour me mler la population et aller aux nou-

    velles.

    Cela se passait Magistral, un village de montagne de la rgion de Durango,

    trois jours de marche du chemin de fer. Un homme a achet un peu de macuche ;

    jai achet le reste et nous avons envoy un garon chercher des feuilles de mas.

    Nous avons allum tous les trois les cigarettes ainsi confectionnes, et nous nous

    sommes accroupis autour du contrebandier ; le village ntait au courant de la

    rvolution que depuis quelques semaines. Les nouvelles les plus alarmantes circu-

    laient : les fdraux avaient rompu lencerclement de Torreon et ils venaient dans

    notre direction, brlant les fermes et assassinant les habitants pacifiques ; les

    troupes nord-amricaines avaient pass le rio Grande ; Huerta avait dmissionn ;

    Huerta tait all en personne dans le Nord se rendre compte de ltat des troupes

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 31

    fdrales ; Pascual Orozco tait port Ojinaga ; et Pascual Orozco arrivait du sud

    avec dix mille colorados. Le narrateur maillait abondamment ses nouvelles de

    gestes dramatiques, marchant, gesticulant, faisant danser sur sa tte son vaste

    sombrero galonn ; se drapant dans sa grande couverture bleue dteinte, il tirait

    des coups de fusil imaginaires, donnait des coups de sabre, tandis que son audi-

    toire murmurait ; plus intressante tait que le gnral Urbina tait parti pour le

    front deux jours auparavant.

    Un arabe renfrogn du nom dAntonio Swayfeta, qui se rendait Parral dans

    un cabriolet deux roues, ma permis daller avec lui jusqu Las Nieves, rsi-

    dence du gnral. Vers le milieu du jour, nous avons atteint le sommet de la mon-

    tagne et nous nous sommes dirigs vers les hautes terres de la grande plaine du

    nord du Durango ; nous descendions, doucement bercs au milieu des vagues de

    la savane jaune qui stendait perte de vue, si loin que les troupeaux dans les

    pturages se changeaient en points minuscules, jusqu disparatre finalement sur

    le fond pourpre des falaises de la montagne qui semblait si proche quon croyait

    pouvoir latteindre dun jet de pierre.

    La rserve de larabe sest vanouie et il ma dvers lhistoire de sa vie ; je

    nai pas compris grand-chose son discours, mais jen ai suivi le fil gnral, qui

    se situait surtout sur le plan commercial. Il avait t une fois El Paso et la consi-

    drait comme la ville la plus belle du monde. Mais le Mexique tait meilleur pour

    le commerce : les juifs y sont peu nombreux parce quils ne peuvent se mesurer

    aux arabes.

    De toute la journe, le seul tre humain que nous avons rencontr fut un vieil

    homme couvert de haillons, mont sur un ne, envelopp dans un sarape * car-

    reaux noirs et rouges, sans pantalon, mais treignant quelque chose qui avait d

    tre un fusil. Il cracha devant lui, et nous expliqua quil avait t soldat, quaprs

    trois ans de rflexion il avait dcid de rejoindre la rvolution et de combattre

    pour la libert, mais qu sa premire bataille, il avait entendu le bruit du canon

    le premier de sa vie et quil stait mis immdiatement en devoir de rentrer

    chez lui, El Oro, o il se proposait de se terrer dans une mine dor et dy rester

    jusqu ce que la guerre soit bien termine

    * Couverture mexicaine servant de manteau.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 32

    Antonio et moi nous sommes rests silencieux. De temps autre, il sadressait

    sa mule dans un impeccable castillan. Il me laissait entendre ainsi que sa mule

    avait un puro corazn, un cur pur . Le soleil sest accroch un instant la

    crte rouge des montagnes de porphyre, masquant limmensit turquoise du ciel

    couvert de nuages en lambeaux. Puis toutes les ondulations du dsert se sont

    mises resplendir.

    Tout dun coup sont apparues devant nous les solides fortifications dune

    grande proprit lune des rares que lon rencontre dans cette vaste rgion :

    une importante enceinte de murs blancs flanqus de tourelles, avec une porte de

    fer couverte de clous dcors. Elle se dressait sur une petite colline, majestueuse

    et menaante, comme un chteau-fort ; elle tait entoure de cltures circulaires

    dadobe, et au-dessous, dans le lit du ruisseau dessch que nous avions suivi, la

    rivire souterraine revenait la surface, formant une mare qui allait nouveau se

    perdre dans le sable. De minces lignes de fume montaient de lintrieur, toutes

    droites, pour svanouir dans les derniers rayons du soleil. Entre la rivire et la

    porte allaient et venaient des silhouettes fminines, petites et noires, tandis que

    deux cavaliers rentraient des troupeaux dans les corrals. Ctait lheure o les

    montagnes de louest se teintaient dun bleu de velours ; le ciel ple se couvrait

    dun dais rose et moir. Lorsque nous sommes arrivs la grande porte de la

    ferme, le ciel semplissait dune vritable pluie dtoiles.

    Antonio a demand don Jesus. Senqurir de don Jesus dans une ferme est

    toujours le meilleur moyen darriver ses fins, car cest invariablement le nom de

    ladministrateur. Celui-ci a fini par apparatre ; ctait un homme dune stature

    magnifique, qui portait un pantalon collant, une chemise de soie rouge, un som-

    brero gris garni dornements dargent ; il nous a invits entrer. Le long des

    murs, aux portes, pendaient des tranches de viande sche, des chapelets de pi-

    ments et des vtements sortant de la lessive. Trois jeunes filles traversaient la pe-

    tite place la file, balanant des pots deau sur leur tte, criant entre elles de la

    voix pre des femmes mexicaines. Dans une maison, une femme accroupie don-

    nait le sein son fils ; dans la suivante, une autre tait agenouille pour

    linterminable besogne qui consiste moudre le mas dans un mortier de pierre.

    Envelopps dans leurs sarapes dcolors, les hommes taient accroupis autour

    de petits feux, et ils fumaient des cigarettes de mas en regardant travailler les

    femmes. Tous se sont levs et nous ont entours pendant que nous dessellions, en

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 33

    nous disant buenas noches dune voix aimable ; curieux, sans timidit, ils nous

    posaient des questions : do venions-nous ? o allions-nous ? Quelles nouvelles

    apportions-nous ? Les madristes avaient-ils dj attaqu Ojinaga ? Etait-ce vrai

    quOrozco allait venir tuer les pacifiques ? Est-ce que nous connaissions Panfilo

    Silveyra ? Ctait un sergent, un des hommes dUrbina. Il tait de cette maison, le

    cousin de cet homme. Ah, cette guerre tait trop dure !

    Antonio est all marchander un peu de mas pour la mule en suppliant : Un

    tout petit peu, rien quun peu de mas Certainement don Jesus ne le lui ferait

    pas payer, une mule mange si peu !

    Je suis entr dans la maison ngocier un repas. La femme a tendu les mains :

    Nous sommes tellement pauvres maintenant. Un peu deau, quelques

    haricots, quelques tortillas. Cest tout ce que nous mangeons dans cette maison

    Du lait ? Nous nen avons pas. Des ufs ? Nous nen avons pas. De la viande ?

    Nous nen avons pas. Du caf ? Si peu, Dieu me protge !

    Jai hasard : On pourrait peut-tre en acheter dans une autre maison avec

    cet argent ?

    Quien sabe ? ma-t-elle rpondu, de mauvaise grce.

    ce moment est arriv son mari et il lui a reproch son manque dhospitalit.

    Ma maison est vos ordres ! ma-t-il dit avec emphase, et l-il ma demand

    une cigarette.

    Il sest install son aise tandis quelle apportait les siges familiaux et nous

    invitait nous asseoir. Le logement avait de bonnes proportions, le sol tait en

    terre battue et le toit tait fait de fortes poutres ; sur tous les cts, de ladobe. Le

    mur et le toit taient blanchis, et, premire vue, dune extrme propret. Dans un

    coin, un grand lit mtallique ; dans un autre, une machine coudre Singer, comme

    jen ai vu dans toutes les maisons mexicaines o je suis entr. Il y avait aussi une

    petite table, sur laquelle se trouvait une carte postale reprsentant la Vierge de

    Guadalupe, et une bougie brlait devant. En haut du mur pendait une illustration

    fort indcente, dcoupe dans les pages du Rire, colle dans un cadre aux bords

    argents : de toute vidence, elle tait lobjet dune extrme vnration !

    L-dessus sont arrivs divers oncles, cousins et compadres, qui

    smerveillaient chaque fois que nous sortions une cigarette. Sur un ordre de son

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 34

    mari, la femme a pris un tison entre ses doigts ; nous avons fum. Il se faisait tard.

    Une petite dispute a clat pour savoir qui irait acheter les vivres pour notre dner.

    Ce fut finalement la femme. Trs vite, nous sommes alls nous asseoir, Antonio et

    moi, dans la cuisine, tandis quelle se multipliait sur la plateforme dadobe instal-

    le dans un coin comme un autel, o elle cuisinait directement sur le feu. La fu-

    me lenveloppait tout entire et schappait par la porte. De temps en temps en-

    traient les poules ou un cochon, ou bien une brebis attire par la pte des tortillas,

    jusqu ce que lon entende la voix furieuse du matre de maison le reprocher sa

    femme qui ne pouvait faire cinq ou six choses la fois. Elle se levait pniblement

    et loignait lanimal avec une braise ardente.

    Pendant le repas, compos de viande, de salade avec du piment fort, dufs

    frits, de tortillas, de haricots et de caf noir trs fort, toute la population masculine

    du village vint nous tenir compagnie lintrieur et au-dehors de la pice. Cer-

    tains semblaient pleins de rancune envers lEglise.

    Ces curs sans vergogne, qui viennent encore toucher leur dme (un

    dixime de la rcolte) quand tout le monde est si pauvre !

    Et nous qui payons une peseta au gouvernement pour cette guerre mau-

    dite !

    Fermez-la ! cria la femme ; cest pour Dieu. Il faut que Dieu mange, tout

    comme nous

    Son mari sourit dun air suprieur. Il avait t une fois Jimenez et se consi-

    drait comme un homme au courant. Il remarqua finalement :

    Dieu ne mange pas ! Les curs sengraissent sur notre dos !

    Je demandai pourquoi on leur donnait.

    Cest la loi ! me rpondit-on de divers cts.

    Et aucun dentre eux naurait voulu croire que cette loi avait t raye du code

    mexicain en 1857 !

    Je les ai interrogs sur le gnral Urbina :

    Cest un homme bon, un vrai homme de cur ! et un autre a ajout :

    Il est trs courageux. Les balles rebondissent sur lui comme la pluie sur un

    sombrero !

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 35

    Il est bueno para los negocios del campo. (Ce qui revenait peu prs dire

    quil tait un bandit des grands chemins avis)

    Cest le cousin du premier mari de la sur de ma femme. Quelquun a

    conclu avec orgueil :

    Il ny a pas beaucoup dannes, ctait encore un peon semblable nous ;

    aujourdhui, cest un gnral, et un homme riche.

    Mais je noublierai pas de sitt le corps famlique de ce vieillard aux pieds

    nus, au visage de saint qui parlait si posment :

    La rvolution est bonne : lorsquelle finira nous naurons plus jamais faim,

    plus jamais. Dieu soit lou ! Mais elle est bien longue, et nous navons rien

    manger, rien nous mettre sur le dos. Le matre a abandonn le domaine ; nous

    navons pas doutils, pas danimaux pour travailler et les soldats prennent tout

    notre mas et toutes nos btes

    Pourquoi les paysans restent-ils des pacifiques ?

    Il a hauss les paules :

    Les autres nont pas besoin de nous. Ils nont pas de fusils, ni de chevaux

    pour nous, ils sont vainqueurs. Et si nous ne sommes plus l pour semer, qui les

    travaillera ? Non seor ! Mais si la rvolution se met perdre, alors l, il ny aura

    plus de pacifiques. Nous nous y mettrons avec nos couteaux et nos fouets. La r-

    volution ne peut pas perdre.

    Tandis quAntonio et moi nous nous enveloppions dans nos couvertures

    mme le sol du grenier, ils se sont mis chanter. Lun des jeunes gens, tout

    joyeux, tait all emprunter une guitare, et ils ont chant deux voix, se renfor-

    ant mutuellement, avec cette harmonie particulire, haute et plaintive : quelque

    chose qui parlait dune triste histoire damour.

    Le ranch tait lune des nombreuses dpendances du domaine de Canotillo ; il

    nous a fallu toute la journe suivante pour en traverser les terres. Le propritaire

    de ce domaine, un riche Espagnol, avait fui le pays voici deux ans.

    Qui est le matre maintenant ?

    Le gnral Urbina ! ma dit Antonio.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 36

    Ctait la stricte vrit, et jai pu la vrifier rapidement. Les grands domaines

    du nord de Durango, dune superficie suprieure celle de ltat de New-Jersey,

    avaient t confisqus au profit du gouvernement constitutionnaliste par le gn-

    ral, qui les administrait par lintermdiaire de ses agents personnels.

    Nous avons roul toute la journe dans notre cabriolet, nous arrtant seule-

    ment le temps de manger quelques tortillas. La nuit tombait lorsque nous avons

    aperu au loin, bien des kilomtres encore du pied des montagnes, les murs

    dadobe bruns qui entourant Canotillo, quelques maisons groupes, avec la vieille

    tour rose de lglise au milieu des peupliers. Devant nous stendait le village de

    Las Nieves, dont les toits pars sont de lexacte couleur de la terre dont ils sont

    faits, comme un trange prolongement du dsert. Une rivire aux eaux rapides,

    sans trace de verdure sur ses rives, tranchait sur la plaine calcine par le soleil, et

    lentourait dun demi-cercle. Au moment o nous la traversions, barbotant au mi-

    lieu des femmes agenouilles qui lavaient leur linge, le soleil a disparu sans tran-

    sition derrire les montagnes de louest. Immdiatement la nuit fut inonde dune

    pluie e lumire jaune, paisse comme de leau, tandis quun brouillard rose et or

    montait du sol entourant les troupeaux paisibles.

    Je savais que le prix dun voyage tel que celui que je venais daccomplir dans

    le cabriolet dAntonio valait au moins dix pesos et cela sans tenir compte quil

    sagissait dun arabe, toujours pre au gain. Mais lorsque jai offert de le payer, il

    ma pris dans ses bras et a commenc pleurer Dieu te bnisse, excellent

    arabe ! tu avais bien raison : le commerce est bien meilleur au Mexique !

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 37

    Le Mexique insurg (1914) [1975]

    I

    LA GUERRE

    DANS LE DSERT

    2. Le lion de Durango chez lui

    Retour la table des matires

    la porte de la maison du gnral Urbina, un vieux peon, quatre ranges de

    cartouchires enroules autour de lui, se livrait la gniale besogne de remplir de

    poudre des douilles rouilles. Du pouce, il mindiqua ngligemment la cour. La

    maison du gnral, les tables, les granges se trouvaient rparties sur les quatre

    cts dun espace grand comme tout un quartier de ville. Cela grouillait de porcs,

    de poules et denfants demi nus. Deux cabris et trois magnifiques paons royaux,

    juchs sur le toit, contemplaient tristement le sol. Une procession de poules entrait

    et sortait de la salle principale, qui retentissait des accords phonographiques de La

    Princesse du dollar. Une vieille sortit de la porte voisine et vida un baquet

    dordures sur le sol. Les cochons se prcipitrent. Assise dans un renfoncement du

    mur la petite fille du gnral mchouillait une cartouche. Un certain nombre

    dhommes taient debout ou couchs autour du puits situ au centre de la cour.

    Au milieu de ceux-ci, assis dans un fauteuil dosier aux bras casss, se tenait le

    gnral lui-mme, en train de donner des tortillas un cerf apprivois et une

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 38

    brebis noire. Accroupi devant lui, un peon dversait dun sac de toile des cen-

    taines de cartouches de Mauser.

    Le gnral ne rpondit rien mes explications. Il me tendit faiblement la main

    et la retira aussitt, mais il ne se leva pas. Ctait un homme robuste, de taille

    moyenne, la peau sombre de la couleur de lacajou, la barbe noire en bataille

    montant jusquaux pommettes sans recouvrir compltement la bouche mince et

    fendue, inexpressive, les larges narines, les yeux rtrcis, brillants dune joie ani-

    male. Durant cinq minutes, il les laissa fixs sur les miens. Je lui prsentai mes

    papiers pour quil midentifie.

    Je ne sais pas lire, me dit-il rapidement. Il fit signe son secrtaire.

    Alors comme a, vous voulez aller avec moi sur le champ de bataille ? Son

    espagnol tait des plus rudes. Muchas balas ! a tire beaucoup ! Je ne rpondis

    pas.

    Muy bien ! Mais je ne sais pas quand jirai. Peut-tre dans cinq jours. Pour

    linstant, mangez !

    Merci, mon gnral, jai dj mang.

    Mais calmement il rpta : Allez manger ! Andale ! Allez !

    Un petit homme sale que tout le monde appelait Docteur me conduisit au r-

    fectoire. Ayant t pharmacien Parral, il tait maintenant major. Il me dit que

    nous dormirions cette nuit ensemble. Mais nous ntions pas arrivs au rfectoire

    que lon entendit crier : Docteur ! Ctait un bless qui arrivait, un paysan te-

    nant son sombrero la main, la tte ceinte dun mouchoir couvert de sang. Le

    petit docteur voulut prouver son savoir-faire. Il envoya un enfant chercher des

    ciseaux de couture, et un autre prendre un seau deau au puits. Il ramassa un clat

    de bois quil effila avec un couteau. Il assit le bless sur une caisse, et lui enleva

    son bandeau qui laissa apparatre une blessure de deux pouces de long, couverte

    dune crote sche et sale. Il coupa dabord les cheveux tout autour de la plaie, y

    promenant les pointes de ses ciseaux sans la moindre attention. Le patient respi-

    rait fortement, mais sans faire un geste. Brusquement, le docteur arracha la crote

    de sang coagul, tout en sifflotant : Eh oui, cest une vie intressante, la vie de

    docteur ! Il pongea consciencieusement le sang qui coulait de la blessure rou-

    verte ; le paysan restait aussi immobile quune statue de perr. Et cest une vie

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 39

    pleine de noblesse, que de soulager les souffrances dautrui. Il prit brusquement

    lclat de bois effil et lenfona au plus profond en le promenant lentement dun

    bout lautre de la plaie ! Bah ! lanimal sest vanoui. Soutenez-le, pendant

    que je lave la blessure ! Et tout en parlant, il souleva le seau deau et en versa le

    contenu sur la tte du patient ; leau et le sang mlangs se rpandirent sur ses

    vtements.

    Ces peones ignorants nont aucun courage, dit le docteur en recouvrant la

    plaie avec le bandage dorigine. Cest lintelligence qui forge lme, nest-ce pas ?

    Lorsque le peon revint lui, il lui demanda :

    Tu es soldat ? Lhomme eut un sourire doux et implorant.

    Nos monsieur, je suis seulement un pacifique, je vis Canotillo, o ma

    maison est vos ordres

    Un peu plus tard suffisamment plus tard nous nous retrouvmes tous

    table. Il y avait l le lieutenant-colonel Pablo Seaez, un jeune homme sympa-

    thique et franc de vingt-six ans, qui avait reu cinq balles dans le corps en trois

    ans de combat. Il maillait la conversation des jurons militaires de rigueur, et sa

    prononciation un peu confuse se ressentait dune balle au maxillaire et dun coup

    dpe qui lui avait pratiquement coup la langue en deux. On disait de lui quil

    tait une bte froce pendant le combat et un assassin aprs. A la premire ren-

    contre de Torreon, Pablo et deux autres officiers, le major Fierro et le capitaine

    Borrega, avaient excut personnellement quatre-vingts prisonniers. Ils navaient

    arrt la tuerie qu bout de fatigue, lorsquils navaient plus eu la force dappuyer

    sur la dtente de leurs armes.

    Dis-donc ! me demanda Pablo : o est le meilleur institut pour tudier

    lhypnotisme aux tats-Unis ? Ds que cette maudite guerre sera termine, je

    veux suivre des tudes dhypnotisme !

    Du coup, il commena des passes sur le lieutenant Borrego, surnomm dans la

    division le lion des Sierras pour ses invraisemblables rodomontades. Celui-ci

    sortit violemment son revolver en hurlant au milieu des clats de rire : Je ne

    veux rien avoir faire avec le diable !

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 40

    Il y avait galement l le capitaine Fernando, un gant cheveux blancs, en

    pantalons collants, qui avait combattu dans vingt et une batailles et que mon espa-

    gnol fragmentaire enchantait : chaque phrase que je prononai le faisait rire avec

    une telle violence que les tuiles du toit en tremblaient. Il ntait jamais sorti de

    Durango et il jurait quune mer immense sparait le Mexique des tats-Unis, le

    reste du monde tant dailleurs entirement recouvert deau. A ct de lui tait

    assis Longino Guereca; : la range de dents pointues que dcouvrait son sourire

    contrastait avec son visage trs calme ; sa rputation de bravoure tait unique dans

    toute larme. Il avait peine vingt ans et il tait dj premier capitaine. Il me dit

    que la nuit prcdente ses soldats avaient tent de le tuer Plus loin se tenait Pa-

    tricio, le meilleur dresseur de chevaux sauvages du pays ; Fidencio, prs de lui,

    tait un indien de pure race, haut de plus de deux mtres, qui se battait toujours

    pied. Et enfin, Raphael Zalarzo, un petit bossu quUrbina entretenait dans sa suite

    pour sen divertir, comme let fait un duc italien du moyen ge.

    Quand nous emes liquid nos beignets, la dernire galette de mas enflam-

    me de piment, et nettoy nos derniers haricots avec une tortilla fourchettes et

    cuillers tant inconnues , chaque assistant prit une large gorge deau, se garga-

    risa et la recracha par terre.

    Au portail du patio, nous vmes se dessiner la silhouette du gnral qui sortait

    de sa chambre lgrement chancelant, son revolver la main. Il se tint un instant

    dans la lumire, puis rentra rapidement en claquant la porte derrire lui.

    Jtais dj couch, quand le docteur entra dans la pice. Sur lautre lit, repo-

    sait le lion des Sierras , auprs de sa dernire conqute amoureuse, ronflant

    puissamment.

    Jai eu, mexpliqua le docteur, une petite difficult. Depuis deux mois, les

    rhumatismes empchent le gnral de marcher. Ses douleurs sont quelquefois si

    fortes quil ne les attnue quen buvant de laguardiente Cette nuit, il a essay

    de tuer sa mre Il aime passionnment sa mre

    Le docteur se contempla dans le miroir et lissa sa moustache.

    Cette rvolution, cest la lutte du pauvre contre le riche, rappelez-vous bien

    a.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 41

    Il resta un moment songeur et commena se dshabiller. Il contempla sa

    chemise qui tait fort sale et, souriant orgueilleusement, il me fit lhonneur de me

    sortir la seule phrase quil connaissait en anglais : I have much lices, jai beau-

    coup de poux

    Au petit jour, je sortis et gagnai Las Nieves. Tout le village appartenait au g-

    nral Urbina, les habitants, les maisons, les btes et les mes immortelles A Las

    Nieves lui, et lui seul, dtenait le droit de haute et basse justice.

    Lunique boutique du village se trouvait dans sa maison ; jachetai quelques

    cigarettes au lion des Sierras , qui justement y tait de garde et faisait office de

    buraliste. Le gnral tait dans la cour, en conversation avec sa bien-aime, une

    femme fort belle aux apparences aristocratiques dont la voix rappelait le bruit

    dune scie. Lorsque il maperut il vint vers moi, me serra la main et me dit quil

    souhaitait que je prenne de lui quelques photographies. Je lui rpondis que ctait

    l lunique ambition de ma vie et en profitai pour lui demander sil pensait bientt

    partir pour le front.

    Je pense dans une dizaine de jours. Je commence men occuper.

    Mon gnral, lui rpondis-je, japprcie votre hospitalit. Mais mon travail

    exige que je puisse assister loffensive sur Torreon. Si vous le permettez,

    jaimerais aller Chihuahua et rejoindre le gnral Villa qui va bientt partir pour

    le Sud.

    Le visage dUrbina ne bougea pas ; puis il se mit vocifrer :

    Quest-ce qui ne vous plat pas ici ? Vous tes comme chez vous ! Vous

    voulez des cigares ? Vous voulez de laguardiente, du sotol, du cognac ? Vous

    voulez une femme pour vous tenir chaud la nuit ? Je peux vous donner tout ce

    dont vous avez envie ! Vous voulez un pistolet ? un cheval ? de largent ?

    Il sortit une poigne de pesos dargent de sa poche et la lana mes pieds.

    Je rpondis quen aucun autre endroit du Mexique je ne mtais trouv aussi

    heureux que dans cette maison. Mais javais pens que je pourrais continuer

    plus avant

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 42

    Lheure qui suivit fut consacre prendre des photos : le gnral Urbina

    pied, cheval, avec son pe et sans elle, le gnral Urbina avec sa famille et sans

    elle ; les trois enfants du gnral Urbina cheval, pied ; la nice du gnral Ur-

    bina et sa concubine ; toute la famille, arme dpes et de pistolets ; et aussi le

    photographe sorti pour cette occasion et lun des enfants portant une pan-

    carte sur laquelle tait crit, lencre : Gnral Tomas Urbina R.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 43

    Le Mexique insurg (1914) [1975]

    I

    LA GUERRE

    DANS LE DSERT

    3. Le gnral part pour la guerre

    Retour la table des matires

    Nous avions fini de djeuner et jallais me rsigner rester dix jours de plus

    Las Nieves, lorsque le gnral changea brusquement davis et sortit de chez lui en

    rugissant des ordres. En cinq minutes, tout tait en bullition dans la maison bou-

    leverse ; les officiers se htaient de rouler leur sarapes, valets et soldats sellaient

    les chevaux, des peones couraient de tous cts portant des brasses de fusils.

    Patricio amena cinq mules devant la grande voiture, fidle copie de la diligence de

    Deadwood. Un courrier a cheval partir au galop runir la troupe, cantonne Ca-

    notillo. Rafaelito porta dans la voiture les bagages du gnral lesquels consis-

    taient en une machine crire, quatre pes (dont lune portait lemblme des

    Chevaliers de La Pithie *, trois uniformes, un fer marquer les btes et une dame-

    jeanne de plus de cinquante litres de sotol.

    * Un ordre maonnique.

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 44

    La troupe arriva immdiatement : chelonne sur plusieurs kilomtres, elle

    soulevait une paisse colonne de poussire. En tte marchait une petite silhouette

    trapue qui brandissait le drapeau mexicain, en le laissant flotter au-dessus de sa

    tte coiffe dun vieux sombrero ramolli, charg dau moins deux kilomtres et

    demi de galons qui avaient t dors et qui avaient probablement fait lorgueil, en

    dautres temps, de quelque riche propritaire. Le suivaient de trs prs Manuel

    Paredes, dont les bottes montaient jusqu la ceinture orne de boucles dargent

    larges comme une pice dun peso, et qui aiguillonnait son cheval du plat de son

    sabre ; Isidro Amayo, son sombrero rabattu sur les yeux, qui faisait admirer son

    cheval en lexcitant en tous sens ; Jos Valiente, qui faisait tinter ses perons

    dargent incrusts de turquoises ; Jesus Mancilla, une chane de laiton scintillante

    autour du cou ; Julian Reyes, qui avait plant sur son sombrero les effigies en

    couleur du Christ et de la Vierge ; un groupe confus de six montures prcdant

    Antonio Guzman qui tentait de les attraper en agitant les spirales de son lasso au

    milieu de la poussire qui montait du sol. Ctait une course folle ; ils criaient

    tous, brandissaient leurs pistolets, sloignaient de quelques centaines de mtres,

    puis aussitt freinaient cruellement leurs chevaux dont la bouche saignait sous

    larrt brutal.

    Telle tait la troupe lorsque je la vis pour la premire fois : une centaine de

    soldats environ, couverts de haillons pittoresques ; certains portaient des vte-

    ments douvriers en cotonnade, dautres les gilets surchargs des peones ; un ou

    deux exhibaient des pantalons collants de vaqueros ; quelques-uns seulement

    avaient des chaussures, la plupart dentre eux avaient des sandales et le reste allait

    pieds nus. Sabas Gutierrez arborait une vielle redingote quil avait fendue par-

    derrire pour monter aisment. Les fusils pendaient des montures, ils portaient

    cinq ou six bandes de cartouches entrecroises sur la poitrine, de hauts sombreros

    aux ailes flottantes, dimmenses perons qui cliquetaient au rythme de leurs che-

    vaux, des sarapes aux couleurs vivantes attachs derrire leur selle : ctait l tout

    leur bagage.

    Le gnral tait rest lintrieur avec sa mre. Devant la porte sa concubine

    sanglotait, entoure de ses trois enfants. Nous attendmes ainsi une heure ; puis

    Urbina sortit brusquement, jeta peine un regard sur sa famille, sauta sur un

    grand cheval de combat pommel et se prcipita dans la rue en lperonnant avec

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 45

    fureur. Juan Sanchez sonna le dpart sur son clairon fl et, gnral en tte, la

    troupe prit le chemin de Canotillo.

    Pendant ce temps, Patricio et moi nous avions charg sur la voiture trois

    caisses de dynamite et une caisse dobus. Je montai et massis ct de Patricio ;

    les peones lchrent les mules et le long fouet leur caressa les ctes. Nous sor-

    tmes au galop du village pour prendre la rive escarpe du fleuve trente kilo-

    mtres lheure. La troupe gagna lautre rive pour suivre un chemin plus direct.

    Nous passmes Canotillo sans nous arrter.

    Arre ! Hue les mules ! Putes ! fille de la ! hurlait Patricio en faisant sif-

    fler son fouet. Le chemin royal , El Camino Real, tait un simple sentier tra-

    vers un terrain cahoteux ; chaque fois que nous passions un ruisseau, la dynamite

    brinquebalait avec un fracas rendre fou Tout coup, une corde se rompit et

    lune des caisses tomba et rebondit dans les rochers. Mais il ne se passa rien : la

    matine tait frache ; nous la ramassmes et nous larrimmes nouveau. Tous

    les cinquante mtres, le bord du chemin tait sem de petits monticules de pierres

    surmonts dune croix : une croix, un assassinat.

    De temps en temps, aux carrefours, apparaissait une croix peinte en blanc :

    elle avait t plante l pour protger un petit ranch de la visite du diable. Les

    buissons noirs et clairsems arrivaient mi-hauteur de nos mules et griffaient au

    passage les cts de la voiture ; sentinelles du dsert, les yuccas et les grands cac-

    tus verticaux nous surveillaient, tandis que les grands oiseaux de proie mexicains

    volaient en cercle au-dessus de nous, comme sils avaient devin que nous allions

    la guerre.

    La nuit tombait dj quand nous dcouvrmes notre gauche, filant comme la

    grande muraille de Chine sur vingt kilomtres de dsert et de montagne, les murs

    qui dlimitaient les quatre cent mille hectares du domaine de Torreon de Caas, et

    peu aprs nous pmes voir la proprit elle-mme. La troupe stait installe tout

    autour de la maison des matres. On nous informa que le gnral Urbina tait

    tomb brusquement malade et quil ne se lverait probablement pas de son lit

    avant une semaine.

    La maison des matres tait un magnifique palais avec un portique, expos de

    tous cts au soleil du dsert. Ses portes ouvraient sur dix kilomtres de plaine

  • John Reed, Le Mexique insurg (1914) [1975] 46

    dont les jaunes ondulations couraient jusquaux interminables chaines de mon-

    tagnes arides et chaotiques. Derrire la maison, les feux nocturnes sallumaient

    dj dans es grandes tables et dans les curies, faisant monter dpaisses co-

    lonnes de fume jaune.

    En contrebas, les maisons des peones, plus dune centaine, formaient une

    vaste place ouverte o jouaient, mls, chiens et enfants, tandis que les femmes

    accroupies se livraient leur ternelle besogne de moudre le mas. Au loin, dans

    le dsert, une petite troupe de vaqueros cheval rentrait lentement, et, moins

    dun kilomtre, du ct de la rivire, on pouvait voir une chaine interminable de

    femmes aux foulards noirs qui portaient de leau sur leur