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April 2014 09:15 VG – Ruslan Y. - Droit d’asile - - Le Procès – 1 Interprète

Refugees' Library Vol. 8 - Ruslan, Daghestan (français)

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Ruslan Y et son frère ne sont pas encore majeurs. Ils ont fui leur Daghestan natal pour trouver refuge en Allemagne – seuls.

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April 201409:15 VG – Ruslan Y.

- Droit d’asile -- Le Procès –1 Interprète

C’est le mémorial des

victimes de l’attentat du 4 septembre 1999 à Buinaksk. L’épicerie

se trouvait ici.

Le juge, l’avocate et l’interprète russe ont pris place dans la salle d’audience. Mais les accusés ne viendront pas.

Le juge présente deux documents au plaignant: une photographie

aérienne d’abord, puis une image produite par Google Earth.

«Pourquoi me montrez-vous ceci» demande le plaignant. Après

quelques secondes de réflexion, il finit par reconnaître le stade dans lequel il jouait autrefois. Il

indique également l’emplacement de la maison familiale, ainsi que

l’usine dans laquelle travaillait son père.

Quand avez-vous échangé avec votre

mère pour la dernière fois?

Quand nous nous sommes quittés en

2011.

Difficile à croire. J’ai récemment reçu une vieille dame ici même, qui correspond toujours avec son voisin par Skype, et celui-ci vit encore au Dagestan. Que je sache,

St Petersburg est une ville moderne, on peut facilement trouver une connexion Internet, ou bien emprunter un téléphone à

quelqu’un pour communiquer. Répondez à ma question, quand avez-vous parlé à votre mère

pour la dernière fois?

Plaignant: En 2011, je vous dis. J’étais petit.

Juge: Vous n’étiez pas petit, vous aviez déjà 16 ans. Bref. C’est donc à ce moment-là que vous avez perdu tout contact avec elle?

Plaignant: Oui.

Juge: Vous dites pourtant avoir une grande famille. Avez-vous contacté vos grands-parents, vos oncles, vos tantes?

Plaignant: J’ai essayé. Je les ai cherchés sur les réseaux sociaux, mais je n’ai trouvé personne.

Rien. On voulait tous les 3 aller en

Allemagne et faire le voyage ensemble. Mais le responsable du fer-ry nous a dit qu’il n’avait plus que 2 places disponibles, qu’il ferait passer

notre mère juste après. Il nous a très peu adressé la parole.

Pas d’adresse,

pas de téléphone,

rien?

Juge:Vraiment, j’ai du mal à comprendre. Que je sache, le Ferry fait toujours le même trajet. Que vous soyez ensemble ou non ne change rien. Vous êtes-vous sentis abandonnés par votre mère?

Non.

Qu’est-il arrivé à votre

père ?

On pense qu’il

a disparu.

Juge

Plaignant

Vous pensez, mais vous n’en êtes pas sûrs. Comprenez-moi bien, il me faut plus d’informations. Vous êtes mineurs, et vous

prétendez n’avoir aucun lien avec

votre famille. J’ai surtout l’impression que vous me cachez quelque

chose. Si vous ne faites pas d’effort, je le noterai dans le compte-rendu. Chez qui avez-vous séjourné à Saint-Petersburg?

Chez Turpal. Il est né au Dagestan, comme nous. Il avait

un gros 4x4.

Juge:Combien de temps êtes-vous restés chez lui?

Plaignant: Un mois environ.

Juge: Et vous n’avez pas préparé la suite avec lui?

Dicté: à la question «saviez-vous ce que vous feriez ensuite», le plaignant

a répondu «personne ne nous a dit ce que nous devions faire ensuite».

Pourquoi craignez-vous de retourner au Dagestan? Que

pourrait-il bien vous arriver?

Quelle question, j’ai peur de mourir! Tout le

monde sait que le Dagestan est un pays

instable et dangereux.

Plaignant: Ma mère a payé une caution pour faire libérer mon père.

Juge: Vous n’avez aucun contact avec votre famille, mais vous savez ce que fait votre mère?

Plaignant: C’était la seule manière de le libérer!

Juge: C’est ce que vous croyez, mais vous n’en avez pas la preuve.

Je vous ai dit que mes parents ont été

enlevés, pourquoi personne ne

me croit?

Parce que c’est faux, sinon vous auriez plus de

choses à raconter. Votre incapacité à

donner plus de détails vous a

trahi. Arrêtez de mentir, cela nous

facilitera le travail.

Juge: Vous avez pourtant été témoin de l’enlèvement de votre père, vous l’aviez dit la dernière fois.

Plaignant: La première fois, oui. Mon père a été enlevé une dizaine de fois, je n’étais pas tout le temps là.

Essayez de vous remémo-rer la scène, comment cela

s’est-il exactement déroulé?

Et donnez-moi le plus de dé-tails possible, il faut que je

puisse me faire une idée de

l’incident.

Je ne l’ai vu qu’une fois se faire enlever.

Il est revenu 5 heures

après, et on voyait

qu’il avait été battu.

Plaignant: Quelqu’un a frappé à la porte, j’ai entendu «Police, ouvrez la porte s’il vous plaît. Vous êtes accusés de terrorisme». Ils cherchaient un ami à mon père.

Juge: Ils vous ont dit ça sur le seuil de la porte?

Plaignant: Non, ils sont rentrés dans la maison.

Juge: Dans quelle pièce?

Plaignant: Dans la cuisine. La porte est toujours ouverte.

Juge: Et ils ont fait ça en votre présence? Désolé, mais on n’a pas vraiment l’impression que vous y étiez…

(dicté): La première fois, la police est venue…

Je n’ai pas dit ça!

Ecoutez, je note simplement

vos déclarations.

Mais je n’ai pas dit ça!

Si vous avez une remarque à faire,

attendez que nous ayons terminé d’écrire.

Donc si je résume, le chef de service est

arrivé le premier, et les policiers casqués ensui-

te? C’est un peu illogique. Combien de fois avez-vous vu votre père se faire enlever? De quoi vous

souvenez-vous en particulier, quel était le moment

le plus marquant?

Plaignant: J’ai vu mon père plaqué au sol et menotté. C’était en 2011, je m’en rappelle comme si c’était hier.

Juge: Pourquoi?

Plaignant: Parce qu’il faisait chaud, on était souvent en short, on allait souvent à la plage.

Juge: Votre père a donc été arrêté à la plage?

Plaignant: Mais non, je voulais dire que c’est arrivé en été.

Juge: Qu’est devenue l’usine de votre père?

Plaignant: Elle a fermé. Ce n’était pas vraiment une usine, le local faisait à peine la moitié de la salle d’audience.

Juge: Qui l’a fermé? Vous?

Plaignant: Tout le monde savait ce qu’il se passait. Mon père n’était jamais là, il n’amenait plus les matériaux à l’usine, et les deux autres ouvriers étaient partis.

J’aimerais ajouter quelque chose. Ils sont revenus après la

disparition de mon père et ont demandé à voir ma mère. Je revenais juste d’un

entraînement, et tout avait été saccagé dans la maison. Mon frère était assis par terre, il tenait

un chiffon ensanglanté contre lui. Ma mère, hystérique, criait

«regarde, regarde ce qu’ils ont fait à ton frère!». Ils avaient

poignardé mon frère à la poitrine. Ils nous avaient interdit d’aller

à l’hôpital, et nous avaient menacé de revenir si l’ont

décidait quand même d’y aller. Ma mère a donc fait venir un médecin à la maison pour suturer la plaie. Et elle l’a payé pour

qu’il garde le silence.

Juge: votre famille est-elle particulièrement religieuse?

Plaignant: Nous, non, mais mon père a changé ces dernières années. Depuis qu’il a rencontré Ahmad, en fait. Il nous force à prier et à jeûner.

Juge: Vous en concluez que votre père est un terroriste islamiste?

Plaignant: Oui. Mon frère et ma mère sont du même avis que moi.

Pardonnez-moi, mais… déjà, quand j’ai lu le compte-

rendu d’interrogatoire, j’ai eu du mal à y croire. Je vous ai donc convoqué pour que nous en parlions en face à face, mais votre récit me paraît encore

plus trouble qu’au début. Vous me dites vaguement que

votre père est terroriste, et il n’apparaît même pas sur la liste des suspects surveil-lés par les services secrets.

Qu’est-ce que vous nous cachez?

Monsieur le juge, son futur est pourtant compromis. Sa description des évènements est certes malad-roite, mais c’est justement ce qui la rend crédible à mes yeux. Il ne dramatise rien, ses explications sont spontanées. Certains imitent le récit des autres, lui raconte humblement son histoire, sans

fioritures. Il fait face à un choix cornélien : il ne peut pas dire

que sa mère l’a abandonné, puisque ce n’est pas le cas.

Il ne peut pas non plus vous prouver que sa mère est décédée ou disparue.

C’est douloureux pour lui.

Je ne suis pas d’accord. Il n’est pas maladroit, il

affabule, voilà le problème. Il a dit

plusieurs fois «supposer» ou «penser» ceci ou cela. Son récit est plein de zones d’ombres, il semb-le n’être sûr de rien. Et ne me sortez pas l’excuse du traumatisme: cet enfant

n’a pas été battu.

Ces enfants ne remplissent pas les conditions nécessaires à une demande d’asile, je suis

désolé.

Je me permets de vous rappeler qu’en 2011, le Dagestan était au bord de la guerre

civile. Les attentats étaient fréquents. Pour les adultes, ce n’est pas nouveau.

Mais les enfants nés dans les années 2000 n’ont pas connu la guerre. La

violence reste donc un traumatisme, même pour eux. Et je doute que mes plaignants

puissent trouver une solution de relogement à l’intérieur de leur propre pays.

Ils ne sont pas en sécurité au Dagestan: les services

secrets peuvent les arrêter afin de faire pression sur le père

terroriste.

Je ne peux pas déposer de demande de preuve. Le père

est introuvable.

Juge:Le père n’a aucune importance. Si ça se trouve, il est simplement parti refaire sa vie avec une autre femme… cette histoire de tient pas debout. Que feriez-vous à ma place?

Il me dit tout le temps que ma mère vit à Saint Petersburg. Mais je sais pas si c’est vrai. Peut-être qu’elle a déménagé, peut-être qu’elle est en Allemagne et qu’elle

nous cherche.

Pas de certitude, pas de demande d’asile, point.

http://refugeeslibrary.wordpress.com