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LES « ALLEZ ET VENUES » DES REFUGIES FRANÇAIS ET ESPAGNOLS DE LA HISPANIOLA DANS LA GRANDE-CARAÏBE, 1790-1809. Alejandro E. Gómez Enseignant contractuel Université Charles de Gaulle-Lille 3 Résumé : La cruauté des conflits qui se déroulèrent pendant la Révolution haïtienne, produisirent des nombreux mouvements humains en dehors de l’île de La Hispaniola. Pour la plupart, il s'agissait de Français blancs qui ont choisi de fuir pour sauver leurs vies et, si possible, certaines de leurs propriétés. Une fois qu'ils quittaient ce territoire insulaire, beaucoup continuèrent à circuler dans les limites de l’espace grande- caribéenne, en racontant à chaque port où ils arrivaient les histoires de leur malheureuse colonie. De cette manière, ils contribuèrent de manière déterminante à la formation de l’imaginaire « catastrophique » de ce processus révolutionnaire. Cet article est consacré à exposer les mouvements qui suivirent ces réfugiés pendant leurs exiles, non seulement les français saint-dominguois, mais aussi les Espagnols dominicains. Mots clés : race, circulations, imaginaire, réfugiés, Caraïbes, Saint-Domingue Abstract: The Haitian Revolution generated an important amount of human movements outside the island of La Hispaniola. Most of them 1

Réfugiés La Hispaniola

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Page 1: Réfugiés La Hispaniola

LES « ALLEZ ET VENUES » DES REFUGIES FRANÇAIS ET ESPAGNOLS DE LA HISPANIOLA DANS LA GRANDE-CARAÏBE, 1790-1809.

Alejandro E. GómezEnseignant contractuel

Université Charles de Gaulle-Lille 3

Résumé : La cruauté des conflits qui se déroulèrent pendant la Révolution haïtienne,

produisirent des nombreux mouvements humains en dehors de l’île de La Hispaniola. Pour

la plupart, il s'agissait de Français blancs qui ont choisi de fuir pour sauver leurs vies et, si

possible, certaines de leurs propriétés. Une fois qu'ils quittaient ce territoire insulaire,

beaucoup continuèrent à circuler dans les limites de l’espace grande-caribéenne, en

racontant à chaque port où ils arrivaient les histoires de leur malheureuse colonie. De cette

manière, ils contribuèrent de manière déterminante à la formation de l’imaginaire «

catastrophique » de ce processus révolutionnaire. Cet article est consacré à exposer les

mouvements qui suivirent ces réfugiés pendant leurs exiles, non seulement les français

saint-dominguois, mais aussi les Espagnols dominicains.

Mots clés : race, circulations, imaginaire, réfugiés, Caraïbes, Saint-Domingue

Abstract: The Haitian Revolution generated an important amount of human movements

outside the island of La Hispaniola. Most of them were composed of white French, who fled

that insular territory aiming to save their lives and, if possible, some of their properties.

Once they had left, many of the refugees continued to circulate within the boundaries of the

Greater Caribbean, telling in each port they visited stories of their unfortunate colony. Thus

they became one of the most important agents in the formation of a “catastrophic”

imaginary regarding that revolutionary process. This article aims to expose the scope of this

phenomenon by tracing down the movements those refugees followed during their exile,

not only the French, but also the Spaniards from Santo Domingo.

Key Words: race, circulations, imaginary, refugees, Caribbean, Saint-Domingue

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Introduction

À partir de 1791, des nombreuses informations commencèrent à circuler dans l’ensemble

du Monde Atlantique concernant des violents événements qui survenait dans l’île de La Hispaniola,

notamment dans la colonie de plantation française de Saint-Domingue. Vers la fin du XVIIIème

siècle, cette dépendance coloniale était devenue la colonie la plus riche au monde. Ceci notamment

grâce au travail forcé de près d'un demi-million d’esclaves, pour seulement peu plus de trente mille

Blancs et vingt-quatre mille libres de couleur1. Ce fut précisément dans le nord de ce territoire

insulaire que se produisit en août 1791 la rébellion d’esclaves la plus importante de toutes celles

qui eurent lieu durant la période moderne. Elle compta jusqu'à quatre-vingt mille insurgés, des

esclaves et des Marrons, et se solda par près de deux cents plantations dévastées, des dizaines de

Blancs et de mulâtres, ainsi que des centaines de Noirs, morts ou blessés. Cet événement a été suivi

par des conflits civils et militaires qui, ultérieurement, ont conduit à l'indépendance d’Haïti décrété

par le général noir Jean-Jacques Dessalines en janvier 1804.

L’une des conséquences les plus importantes de ce processus révolutionnaire, c’est la

formation d’un imaginaire « apocalyptique » des événements survenus dans la colonie française

chez les Blancs qui habitaient dans d’autres sociétés esclavagistes. Ce phénomène a été largement

influencé par la façon dont les nouvelles furent présentées par les divers moyens de diffusion

imprimés et oraux. Ceux-ci soulignèrent souvent des situations dans lesquelles les Blancs ou leurs

propriétés furent victimes des mulâtres ou des Noirs. À cet égard, méritent d’être soulignés les

témoignages oraux des émigrés ou, plus exactement — comme le souligne Gabriel Debien2 —, des

réfugiés qui quittèrent soudainement La Hispaniola pour sauver leurs vies. Nous savons que

lorsqu’un individu ressent une émotion intense, il ressent ensuite la nécessité de raconter son

expérience en s’ouvrant à ses interlocuteurs, et plus précisément à ceux qu’il identifie comme

appartenant à sa même communauté sociale3.

En ce sens, les réfugiés saint-dominguois racontèrent des histoires de ruine économique,

des mésententes lors de la fuite, et de perte de membres de leurs familles4. Certains n’avaient même

pas besoin de parler : la tragédie étant inscrite sur leur visage, leurs vêtements, leur peau, tant la

1 David Watts, Las Indias Occidentales, modalidades de desarrollo, cultura y cambio medioambiental desde 1492, Madrid, Alianza, 1992, p. 370.

2 Gabriel Debien, « The Saint-Domingue Refugees in Cuba, 1793-1815 », in Carl Brasseaux, Glenn Conrad, (éds.), The Road to Louisiana: The Saint-Domingue Refugees, 1792-1809, Lafayette, University of Southwestern Louisiana, 1992, p. 59.

3 Bernard Rimé, Catrin Finkenauer, Olivier Luminet, [et al.], « Social Sharing of Emotion: New Evidence and New Questions », European Review of Social Psychology, 1998, vol. 9.

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fuite de l’île avait été parfois soudaine et riche en obstacles. Ce type de récit oral rapporté,

dramatisé du fait de la présence physique de ceux qui avaient vécu ces expériences dramatiques,

eut un impact très fort sur les populations d’accueil, pouvant déclencher — on l’a déjà vu ailleurs

dans l’Histoire5 — non seulement des manifestations de solidarité, mais également des réactions

collectives face à une menace commune.

Afin de comprendre comment ces réfugiés ont influé sur la gestation de l’imaginaire des

« horreurs » de La Hispaniola, il s’avère indispensable de nous intéresser à leurs mouvements dans

la Grande Caraïbe. Nous allons les étudier en nous servant principalement de sources primaires

portant sur les régions voisines vers lesquelles ces réfugiés se sont dirigés en plus grand nombre,

notamment la colonie britannique de la Jamaïque, l’État de la Virginie aux États-Unis, et les colonies

espagnoles de Cuba et du Venezuela.

1. Les réfugiés de La Hispaniola : qui et combien sont-ils ?

Les évacuations des Blancs de La Hispaniola pendant la Révolution haïtienne

commencèrent très tôt, juste avant l’insurrection de mulâtres menée par Vincent Ogé en juillet

1790. Elles se sont poursuivies de façon intermittente jusqu’en 1805. Les moments les plus intenses

coïncident avec les situations les plus dramatiques qu’a connues l’île : la rébellion d’esclaves en août

1791, l’incendie de Cap-Français en juin 1793, le retrait des troupes britanniques dans le dernier

tiers de 1798, l’occupation de la partie espagnole de l’île par Toussaint Louverture en janvier 1801,

le retrait des troupes napoléoniennes à la fin de 1803, et enfin, le siège de la ville de Santo Domingo

par des troupes haïtiennes en 1805.

À partir de l’insurrection de 1791, en raison notamment de la violence raciale qui

bouleversa alors la colonie, la chiffre des personnes blanches a rapidement chuté. Au mois

d’octobre 1793, le gouverneur de Cuba relatait que, selon les rapports qu’il avait reçus, il n’y avait

déjà plus de Blancs à Port-au-Prince, ni à Guarico (Cap-Français)6. Vers la mi-1804, la quasi-totalité

des personnes blanches de cette colonie française avait disparu, soit parce qu’elles étaient parties,

4 Au sujet des témoignages des réfugiés saint-dominguois, voir notamment : Jeremy Popkin, Facing Racial Revolution: Eyewitness Accounts of the Haitian Insurrection, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

5 Un bon exemple pour comprendre l’impact d'étrangers fuyant une situation difficile sur une société qui est sensible à leurs souffrances est le cas de près d’un quart de million de réfugiés belges arrivés au Royaume-Uni pendant la Première Guerre Mondiale, et qui fuyaient les atrocités commises par les « terribles Huns » allemands. Garth Jowett, Propaganda and Persuasion, Thousand Oaks, Sage, 2006, p. 207-208 ; Tony Kushner, Refugees in an Age of Genocide: Global, National, and Local Perspectives During the Twentieth Century, England, F. Cass, 1999, p. 47et ss.

6 « Le gouverneur de Cuba au Duque de Alcudia (Cuba, 31/10/1793) », in José Franco, Documentos para la historia de Haiti en el Archivo Nacional, La Habana, Archivo Nacional de Cuba, 1954, p. 96.

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soit parce qu’elles étaient décédées. La plupart de ceux qui sont partis se sont rendus dans des

territoires voisins, pour y attendre la fin des conflits, ou pour s’y installer de manière définitive :

À Cuba, selon les estimations faites notamment par A. Yacou, environ neuf mille réfugiés

arrivèrent de Saint-Domingue. Cependant, le total peut avoir été beaucoup plus élevé,

jusqu’à atteindre les trente mille personnes, si l’on prend en compte les esclaves, les libres

de couleur, les militaires français et les espagnols de Santo Domingo qui arrivèrent dans

cette île à différentes époques. Parmi les Français blancs qui s’y installèrent, plus des deux

tiers sont allés dans la partie orientale, principalement dans les villes de Santiago, Baracoa

et leurs alentours7.

Au Venezuela, mis à part des circulations de personnes qui s’y dirigèrent depuis la

Guadeloupe et la Martinique entre 1792 et 1793 — nous reviendrons sur ce sujet —, les

Français venus d’autres latitudes arrivèrent seulement de manière sporadique, comme des

familles en provenance de Santo Domingo en 1805. Depuis La Hispaniola, ce sont

principalement des espagnols de Santo Domingo. Ils sont venus en deux vagues : l’une en

1801 et l’autre en 1805, soit au total quelque trois mille personnes.

Sur la côte des États-Unis, on estime au total entre dix et vingt-cinq mille le nombre des

réfugiés en provenance de Saint-Domingue, mais les chiffres concernant ceux qui passèrent

en Virginie demeurent incertains8. Nous savons toutefois que nombre de ceux qui

rejoignirent les villes plus au nord étaient entrés par le port de Norfolk, notamment à

l’occasion des arrivées massives au milieu de l’année 1793. Le territoire nord-américain

accueillit également une quantité importante de Français métropolitains (jusqu’à vingt-

mille), qui fuyaient la révolution entre 1789 et 17939.

Pour le cas de la Jamaïque, compte tenu des listes d’aides officielles qui furent attribuées aux

réfugiés tout au long de la décennie de 1790, nous estimons que cette île accueillait une

population formelle de réfugiés français (surtout saint-dominguois) d’environ mille

personnes. Sans compter ceux qui n’avaient bénéficié d’aucune aide. À la fin de 1798, le

7 Alain Yacou, « La presencia francesa en la isla de Cuba a raíz de la revolución de Saint-Dominique (1790-1809) », Tebeto: Anuario del Archivo Histórico Insular de Fuerteventura, 2004, n° 5, p. 225.

8 Ashli White, “A flood of impure lava” : Saint Dominguan refugees in the United States, 1791-1820, Thèse (Ph.D.), Columbia University, 2003, p. 37 ; Winston Babb, French Refugees from Saint-Domingue to the Southern United States: 1791–1810, Thèse (Ph.D.), University of Virginia, 1954, p. 370-371.

9 Darrel Meadows, « Engineering Exile: Social Networks and the French Atlantic Community, 1789-1809 », French Historical Studies, 2000, vol.23, n° 1, p. 70 ; Alain Potofsky, « The “Non-Aligned Status” of French Emigrés and Refugees in Philadelphia, 1793-1798 », Transatlantica, 2006, n° 2.

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nombre officiel des réfugiés doubla presque lors de l’évacuation de la colonie française par

les forces britanniques.

Beaucoup des réfugiés de La Hispaniola ne restaient pas confinés à un seul endroit. Ils se

mobilisaient à la recherche de moyens de subsistance, ou cherchaient à refaire leurs vies dans

d’autres sociétés esclavagistes de la région grande-caribéenne. La circulation entre les territoires

d’accueil et l’île — ce que Gabriel Debien appelle les « allez et venues »10 — était aussi très élevée.

Nombre d’entre eux se rendirent de nouveau à Saint-Domingue après avoir rejoint les forces

militaires britanniques ou espagnoles, suite au début de la guerre en 1793. D’autres revinrent plus

tard, attirés par la tolérance du régime de Toussaint Louverture mis en place en 1799, ou plus tard

encore, en 1802, afin à de récupérer leurs propriétés après le succès initial de la force

expéditionnaire napoléonienne. En ce qui concerne les réfugiés espagnols originaires de Santo

Domingo, leur circulation se limita aux territoires coloniaux hispaniques de Cuba, de la Nouvelle

Grenade, de Puerto Rico, et surtout du Venezuela.

Il est important de souligner le fait que les individus qui quittèrent La Hispaniola au temps

de la Révolution haïtienne n’étaient pas tous des Français, parfois même pas des Blancs (acteurs

préférés de l’historiographie de l’« exode » saint-dominguois) ; parmi eux, comme on a pu constater,

il y avait des libres de couleur et même des esclaves amenés par leurs maîtres11. Il y a eu également

des Espagnols-dominicains qui ont quitté l’île principalement lors des vagues qui suivirent les

événements de 1801 et 1805. Il y avait aussi quelques étrangers, principalement des commerçants,

qui pour diverses raisons se trouvaient à Saint-Domingue de manière permanente ou temporaire.

2. Santo Domingo : récepteur et générateur de réfugiés

La première référence disponible à propos de mouvements humains en provenance de

Saint-Domingue remonte aux tensions croissantes entre Blancs et mulâtres sur la question de

représentation politique depuis le début de 179012. Dans un rapport envoyé à cette époque par le

commandant du village frontalier espagnol de San Miguel, il est fait mention de quelques familles

françaises, une trentaine de personnes blanches environ et quelques esclaves. Elles étaient à la

10 Gabriel Debien, « The Saint-Domingue Refugees in Cuba », op.cit., p. 59.11 Sur le sujet des émigrés esclaves et libres de couleur, voir : A. Yacou, « Esclaves et libres français à

Cuba au lendemain de la Révolution de Saint-Domingue », Jahrbuch für Geschichte von Staat, Wirtschaft un Gesellschaft Lateinamerikas, 1991, n° 28 ; R. J. Scott, J. M. Hébrard, « Les papiers de la liberté. Une mère africaine et ses enfants à l’époque de la révolution haïtienne », Genèses, 2007, I, n° 66 ; R. J. Scott, « Reinventar la esclavitud, garantizar la libertad. De Saint-Dominique a Santiago a Nueva Orleans, 1803-1809 », Caminos: revista cubana de pensamiento socioteológico, 2009, n° 52.

12 John Garrigus, Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue, New York, Palgrave Macmillan, p. 229 et ss.

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recherche d’un endroit où se réfugier, après avoir fui les tumultes provoqués par les mulâtres de la

région d’Artibonite13. La vague suivante est arrivée le lendemain de l’insurrection des Noirs, à la fin

du mois d’août 1791. Le 24, un important groupe d’hommes, de femmes et d’enfants venant

d’Ouanaminthe sont passés aux villages espagnols de Dajabón et San Miguel. Ils redoutaient

apparemment les feux qu’ils apercevaient d’assez loin, et les nouvelles qui circulaient à propos

d’une rébellion massive de Noirs14.

Ces premiers réfugiés qui passèrent à Santo Domingo durent affronter la législation

hispanique, qui portait une attention zélée aux étrangers — surtout aux Français — qui pénétraient

sur les territoires espagnols. Malgré cela, les autorités espagnoles, se rendant compte de la gravité

de la situation de l’autre côté de la frontière, laissèrent passer les réfugiés dans la majorité des cas.

À partir de ce moment, on n’a pas accès à d’autres informations concernant ceux qui demeurèrent

dans les villages espagnols situés près de la frontière, ou seulement qu’à l’occasion des violences

qui s’y produisirent. En fait, il apparaît que certains réfugiés ne sont pas restés sur place. Aussitôt

arrivés, ils repartaient vers la ville de Santo Domingo ou la région de Monte Christi, et de là

partaient parfois vers d’autres destinations plus lointaines.

Après la paix de Bâle de 1795, un délai d’une année fut accordé aux sujets espagnols

habitant à Santo Domingo pour aller s’installer dans d’autres colonies espagnoles de la région. Ils

furent surtout encouragés à se rendre à Cuba. Ils devaient être transportés dans les bateaux de la

marine espagnole et, à leur arrivée, indemnisés avec des terres dont la valeur équivalait à ce qu’ils

avaient laissé derrière eux15. Ces conditions avantageuses de transport et d’assignation de terres

furent également proposées pour d’autres destinations, comme le Venezuela et Porto Rico16. Ceux

qui acceptèrent redoutaient que les autorités françaises n’affranchissent leurs esclaves en prenant

possession du territoire. Ces craintes ne donnèrent cependant pas lieu à une sortie massive,

13 Cité par Carlos Deive, « Les réfugiés français dans la partie espagnole de l'île Saint-Domingue au temps de la fronde des Grands Blancs et de la révolte de Mulâtres », in Alain Yacou, (éd.), Saint-Domingue espagnol et la révolution nègre d'Haïti (1790-1822), Paris, Karthala, 2007, p. 129.

14 « Mensaje del inspector de frontera (Dexabon, 24/08/1791) », Archivo General de Indias [AGI], Santo Domingo, 1029, f. 2 ; « A. Reportes de los comandantes de San Miguel, San Rafael, y Neiba (Santo Domingo, 29/08/1791) », AGI, Santo Domingo, 1029, f. 3.

15 Carlos Deive, Las emigraciones dominicanas a Cuba, Santo Domingo, Fundación Cultural Dominicana, p. 12-13 ; Wendell Schaeffer, « The Delayed Cession of Spanish Santo Domingo to France, 1795-1801 », The Hispanic American Historical Review, 1949, vol.29, n° 1, p. 50-53.

16 María Gonzalez-Ripoll, El Caribe en la época de la independencia y las nacionalidades, Morelia, Universidad Michoacana, 1997, p. 70.

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probablement parce que le gouverneur resta avec la garnison espagnole. En fait, seulement une

poignée d’hacendados acceptèrent de s’en aller17.

Par la suite, durant les premières années du siècle suivant, des vagues de réfugiés les plus

importantes furent enregistrées, surtout vers le Venezuela, lorsque les forces de Louverture tout

d’abord, puis de Dessalines, traversèrent la frontière afin d’occuper le territoire hispano-

dominicain. Un agent anglais indique que près d’un tiers de la population blanche de la colonie

espagnole abandonna l’île à cette époque18.

3. Cuba : le « foyer » des réfugiés saint-dominguois

À Cuba, les premiers réfugiés de La Hispaniola, un groupe de Français, se présentèrent en

novembre 1791 dans le village de Baracoa19. Peu de temps après, ils en arrivèrent davantage, non

seulement dans l’est de l’île, mais aussi plus à l’ouest, dans les villes de La Havane et Puerto

Príncipe. Pendant les années qui suivirent, les réfugiés furent généralement des familles blanches ;

il s’agissait souvent de femmes seules avec leurs enfants et quelques esclaves domestiques, tandis

que les hommes restaient à La Hispaniola pour se battre aux côtés des Espagnols. À partir de 1795,

beaucoup de ces combattants français passent à Cuba après avoir pris connaissance de la paix de

Bâle20. En 1798, après que les troupes britanniques se soient retirées de Saint-Domingue, les

Français qui n’avaient pas collaboré avec elles ne furent pas autorisés à passer à la Jamaïque. Ils se

rendirent donc à Cuba21.

Toutefois, la vague de réfugiés la plus importante vers cette île eut lieu en 1803, après que

les forces françaises aient été contraintes d’abandonner Saint-Domingue. Cette vague fut si

conséquente qu’elle est devenue un véritable exode. Selon le gouverneur de la partie orientale de

Cuba, les deux derniers mois de cette même année plus de dix-huit mille personnes étaient passées

dans sa juridiction22. Une observatrice nord-américaine, elle aussi réfugiée, décrivit la manière dont

les nombreux Français s’installèrent à Baracoa dans des demeures considérées auparavant comme

17 Jordi Maluquer, Nación e inmigración: Los Espanoles en Cuba (ss. XIX y XX), Oviedo, Ediciones Jucar, 1992, p. 27 ; Carlos Deive, Las emigraciones dominicanas a Cuba, op.cit., p. 7.

18 William Walton, Present State of the Spanish Colonies; including a particular report of Hispanola, or the Spanish part of Santo Domingo..., vol.I, Londres, Longman, 1810, p. 189-190.

19 Cité par Alain Yacou, « La presencia francesa en la isla de Cuba a raíz de la revolución de Saint-Dominique (1790-1809) », op.cit., p. 220.

20 Alain Yacou, « La presencia francesa en la isla de Cuba a raíz de la revolución de Saint-Dominique (1790-1809) », op.cit., p. 221-222 ; Gabriel Debien, « The Road to Louisiana », op.cit., p. 34-35.

21 Gabriel Debien, « The Saint-Domingue Refugees in Cuba », op.cit., p. 34.22 Cité par Alain Yacou, « La presencia francesa en la isla de Cuba a raíz de la revolución de Saint-

Dominique (1790-1809) », op.cit., p. 224.

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inhabitables. Nombreux furent ceux qui choisirent de se rendre à Santiago, centre politique et

commercial plus important. Elle-même fit le voyage dans un bateau qui, comme elle l’indique, était

rempli de femmes françaises. Une fois dans la ville, on observait le même paysage humain : des

centaines de réfugiés français allaient et venaient un peu partout dans la ville23.

Beaucoup des réfugiés français arrivés à cette époque ne sont cependant pas restés à Cuba.

La situation ne leur était guère favorable, alors qu’elle avait pu l’être pour les précédents. Ils

n’étaient pas satisfaits des terres qu’on leur donnait, et les prix s’étaient envolés à cause de la

grande quantité de réfugiés qui avaient décidé de s’installer dans la région de Santiago. Selon un

témoignage du mois de février 1804, en moins de huit jours plus de quatre cents réfugiés français

qui venaient d’arriver à Cuba se seraient embarqués vers Philadelphie, Charleston, la Nouvelle-

Orléans et New York24. Un autre réfugié du nom de P. Villat, arrivé à la fin août 1803, « sans avoir

une chemise », décrit l’endroit comme « un pays misérable ». Il décide alors d’aller à la Jamaïque.

Pour ce faire, il écrit au frère d’un émigré qui s’y était installé et qui possédait une plantation, lui

faisant part de son intention de venir chercher du travail25. Un autre réfugié, après avoir séjourné

temporairement à Santiago de Cuba en novembre de 1804, passe à la Nouvelle-Orléans., Ses raisons

de ne pas rester à Cuba sont plutôt techniques : « cette île est très aride, il n’y a pas les plaines

alluviales qui expliquent l’impressionnante prospérité de Saint-Domingue »26.

En dépit des difficultés rencontrées par cette dernière vague de réfugiés, une immense

majorité décida de rester à Cuba, surtout dans la région orientale où s’était formée une importante

communauté francophone. Les offres de terres faites en permanence par le gouvernement

espagnol, et la proximité de la région avec Saint-Domingue, constituèrent également des attraits qui

les motivaient à s’y installer. Ils y demeurèrent jusqu’en 1809, lorsqu’environ neuf mille personnes

furent expulsées car suspectées d’infidélité après que les forces napoléoniennes eurent occupé la

Péninsule ibérique l’année précédente27.

23 Leonore Sansay, Secret History; or, The horrors of St. Domingo, Philadelphie, Bradford & Inskeep, 1808, p. 110-115, 125-128.

24 « J. R. Fitzgerald à Hugh Cathcart (St. Iago, 23/02/1804) », The National Archives, Kew Gardens [TNA], Colonial Office [CO], 137/111, f. 210A (recto).

25 « P. Villat à M Bernis (Saint Jagua de Cuba, 27/08/1803) », in R. Massio, « Lettres de Bigourdans de Saint-Domingue (suite) », Revue d'histoire de l'Amérique française, 1957, XI, n° 3, p. 408.

26 Cité par Gabriel Debien, René La Gardeur, « The Saint-Domingue Refugees in Louisiana, 1792-1804 », in C. A. Brasseaux, G. R. Conrad, (éds.), The Road to Louisiana: The Saint-Domingue Refugees, 1792-1809, Lafayette, University of Southwestern Louisiana, 1992, p. 235.

27 Manuel Barcia, « Les « Epines de la Truite » », Nuevo Mundo-Mundos Nuevos, 2008, n° 8O ; Olga Portuondo, « La inmigración negra de Saint-Domingue en la jurisdicción de Cuba, 1789-1809 », in El Caribe en la encrucijada de du Historia, 1780-1840, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1993, p. 66.

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Pour la plupart, cette nouvelle vague composée de saint-dominguois se dirigea vers les

États-Unis, essentiellement vers la Nouvelle-Orléans. Selon les calculs de G. Debien et R. Le Gardeur,

entre 1790 et 1797, on recense environ cent individus ; un nombre semblable entre 1797 et 1802 ;

environ mille entre 1803 et 1804 ; et plus de neuf mille, surtout en provenance de Cuba, entre 1809

et 181028.

4. Venezuela : le refuge des Espagnols dominicains

Dans la capitainerie générale du Venezuela, les réfugiés des colonies françaises sont en fait

arrivés de façon sporadique, tout au long de la période révolutionnaire. La première vague de

réfugiés s’est produite entre décembre 1792 et janvier 1793, lorsque près de mille personnes

gagnèrent Trinidad (qui, à cette époque, faisait toujours partie de cette capitainerie), en provenance

de la Guadeloupe et de la Martinique. De tendance royaliste, ces Français avaient quitté les îles peu

avant qu’elles ne tombent aux mains des Républicains. Plusieurs dizaines de ces individus sont

passés ensuite en Terre Ferme, en grande majorité des militaires qui s’unirent aux forces

espagnoles29.

Après cette première vague partie des petites Antilles, la majeure partie des personnes qui

se réfugièrent sur les côtes vénézuéliennes n’étaient pas des Français, mais plutôt des Espagnols de

la colonie de Santo Domingo. Comme nous l’avons signalé, ils avaient commencé à abandonner ce

territoire après qu’il ait été cédé à la France par le traité de Bâle. Néanmoins, la première vague

importante de réfugiés ne se situe que bien plus tard, pendant les premiers mois de l’année 1801, et

en raison de l’occupation du territoire par les forces de Louverture, ce dernier entendant faire

respecter le traité. Par la suite et sur une durée de plus de trois mois, un nombre considérable

d’Espagnols se sont dirigés vers des villes sur la Terre Ferme, comme Coro, Puerto Cabello, Pueblo

Nuevo de Paraguana et surtout, Maracaibo. Una autorité a indiqué que dans cette seule ville sont

arrivées plus de « deux mille âmes »30.

La vague suivante de réfugiés espagnols en provenance de Santo Domingo peut être datée

de mars 1805. Ceux qui en faisaient partie fuyaient l’état de siège imposé par les troupes de

Dessalines à la ville éponyme : il visait à expulser les « débris » des forces napoléoniennes que s’y

28 Gabriel Debien, René La Gardeur, « The Saint-Domingue Refugees in Louisiana », op.cit., p. 239.29 Nous avons eu l’occasion d’étudier cette vague de réfugiés dans un autre travail : Alejandro Gómez,

Fidelidad bajo el viento. Revolución y contrarrevolución en las Antillas Francesas en la experiencia de algunos oficiales emigrados a Tierra Firme (1790-1795), México, Siglo XXI, 2004.

30 « Miguel Marmión au gouverneur (Puerto Cabello, 24/01/1801) », Archivo General de la Nación à Caracas [AGN], Gobernación y Capitanía General [GCG], XCIV, f. 295 ; « La Municipalité de Maracaibo au gouverneur (Maracaibo, 04/07/1801) », AGN, GCG, XCV, f. 321.

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étaient retirées, et à unifier l’île en faveur d’un seul gouvernement autochtone31. Ce groupe de

réfugiés comprenait environ mille personnes, parmi lesquelles se trouvaient des Français, des

Espagnols, ainsi que des libres de couleur et des esclaves. Toutes ces personnes se trouvaient à

bord d’une flottille de quatorze navires qui — avec l’autorisation du gouverneur français

intérimaire de Santo Domingo, le général Jean-Louis Ferrand — prirent le large chargés de femmes

et d’enfants, tandis que les hommes restaient défendre la ville32. Tous ces vaisseaux faisaient route

vers Puerto Cabello, mais tous n‘arrivèrent pas à destination. Il y eut également un groupe de

quatre-vingts femmes françaises parvenues par accident au village de la Vela de Coro, après le

naufrage de leur bateau33.

Jusqu’en août 1806, des réfugiés continuèrent d’arriver en provenance de Santo Domingo,

mais de façon plus sporadique. Au total, ils atteignirent le nombre de cent cinquante individus, plus

quelques esclaves34. La plupart de ces immigrés espagnols sont restés sur le territoire vénézuélien,

soit de leur plein gré, soit à cause d’une interdiction qui leur était imposée par le gouvernement

colonial. Cette mesure visait en effet à profiter de leur arrivée, afin d’augmenter la population

blanche d’origine espagnole de la Terre Ferme35. Certains réussirent toutefois à quitter le territoire,

pour se rendre à la ville de Cartagena de Indias sur la côte nord de la Nouvelle Grenade et, de là,

rejoindre d’autres destinations, dont Cuba.

5. Jamaïque : une solidarité limitée

Les premiers réfugiés qui partirent à la Jamaïque arrivèrent à Kingston le 10 septembre

1791, quelques jours après le début de l’insurrection de la Plaine du Nord. Il s’agissait de quatre

« familles respectables » en provenance de Les Cayes, qui possédaient des terres dans le Sud. Bien

qu’il ne s’y soit encore rien passé, ils décidèrent de partir après que leurs esclaves les eurent avertis

qu’une insurrection était prévue pour le dix ou le onze du mois36. Dans les mois qui suivirent, les

31 Emilio Cordero, « Dessalines en Saint-Domingue espagnol », in Alain Yacou, (éd.), Saint-Domingue espagnol et la révolution nègre d'Haïti (1790-1822), Paris, Karthala, 2007, p. 413-415.

32 « No.167. Guevara y Vasconcelos au ministre d'État (Caracas, 09/04/1805) », AGI, Estado, 68, n°27, f. 1-3 v.

33 « No.169. Guevara y Vasconcelos au ministre d'État (Caracas, 02/05/1805) », AGI, Estado, 68, n°28, f. 1-1 v.

34 « Juan de Salas au gouverneur (Coro, 21/01/1806) », AGN, GCG, CLXIII, f. 106 ; « Pedro Suarez au gouverneur (Puerto Cabello, 29/08/1805) », AGN, GCG, CLIX, f. 9-10 ; « Pedro Suarez au gouverneur (Puerto Cabello, 22/08/1805) », AGN, GCG, CLVIII, f. 306-307 ; « Le commandant de Puerto Cabello au gouverneur (Puerto Cabello, 16/06/1805) », AGN, GCG, CLV, f. 93.

35 « Le commandant de Coro au gouverneur (Coro, 26/08/1806) », AGN, GCG, CLXIX, f. 80.36 Philip Wright, Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue passés a la Jamaïque: 1792-1835, Basse-

Terre, Archives départementales, 1975, p. 21 ; « Williamson à Dundas (Jamaica, 10/09/1791) », TNA, CO,

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Page 11: Réfugiés La Hispaniola

réfugiés continuèrent d’affluer constamment, la plupart du temps des familles entières venant

essentiellement de la Province du sud (pour presque un tiers d’entre elles). Les raisons de cette

vague massive furent rapportées par le gouverneur Williamson à Londres en février 1792 : il

s’agissait selon lui d’« éviter d’être massacrées »37.

Au mois d’avril de cette même année, l’informateur du gouverneur de Cuba à Kingston,

Manuel Hernandez, indiquait dans un rapport que les réfugiés français étaient aussi nombreux que

les habitants de la ville38 et, au mois de décembre suivant, qu’ils étaient « innombrables »39. Un an

plus tard, en 1793, bien que beaucoup fussent retournés à Saint-Domingue ou soient partis vers

d’autres lieux en dehors de la Jamaïque (principalement aux États-Unis), le gouverneur estimait que

l’île comptait plus de trois mille immigrés et que leur nombre allait augmentant40.

Une fois la guerre contre la France commencée, le flux d’immigrés se maintint. En juillet, le

gouvernement britannique ordonna non seulement de refuser toute aide aux hommes de cette

nationalité capables de porter des armes ou de remplir quelque tâche civile ou militaire, mais aussi

de les obliger à retourner à Saint-Domingue41. Par conséquent, un grand nombre d’entre eux décida

de partir ailleurs plutôt que de retourner dans un territoire où régnaient les conflits. Malgré cette

mesure, l’occupation de l’île par les forces britanniques facilitait l’arrivée de réfugiés français. La

fréquence de ce flux humain ne déclinera pas avant 1796. À cette époque, on dressa une liste de

toutes les personnes réfugiées auxquelles le gouvernement apportait de l’aide, laquelle comportait

deux cent vingt-neuf familles (environ mille personnes)42.

Vers le milieu de l’année 1797, on ordonna depuis Londres que ne soient plus octroyées

d’aides à de nouveaux réfugiés, sauf en cas d’impérieuse nécessité, c'est-à-dire, pour les personnes

âgées, malades ou handicapées43. Cet ordre fut mis à l’épreuve peu de temps après, lorsque des

femmes chargées d’enfants arrivèrent de Saint-Domingue, demandant à être incluses sur la liste, ce

137/89, f. 2.37 « Lettre de Williamson (Jamaica, 12/02/1792) », TNA, C.O., 137/90, f. 88.38 « Manuel Gonzalez au gouverneur de Cuba (Kingston de Jamaica, 15/04/1792) », AGI, Estado, 9, n°

9, f. 1-2 ; David Geggus, « Jamaica and the Saint Domingue Slave Revolt, 1791-1793 », Americas: A Quarterly Review of Inter-American Cultural History, 1981, vol.38, n° 2, p. 228.

39 « Al Sr. Alcudia (Cuba, 23/12/1793) », in José Franco, Documentos para la historia de Haiti en el Archivo Nacional, op.cit., p. 97.

40 « Williamson à Dundas (King's House, 13/04/1793) », TNA, CO, 137/91, f. 176.41 « Portland à Balcarres (Whitehall, 06/07/1795) », TNA, CO, 137/95, f. 46 v-47.42 P. Wright, Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue passés a la Jamaïque, op.cit., p. 57.43 « Portland à Balcarres (Whitehall, 12/06/1797) », TNA, CO, 137/98, f. 208.

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Page 12: Réfugiés La Hispaniola

qui leur fut refusé44. Cette mesure ne parvint toutefois pas à contenir une nouvelle vague de

réfugiés français qui prit la direction de la Jamaïque, après que les forces britanniques aient évacué

la colonie française à la fin de l’année 1798. Ces réfugiés, bénéficiant de la protection qui leur avait

été accordée au préalable par les autorités britanniques, et malgré les garanties offertes par

Louverture, préférèrent ne pas prendre le risque de rester45.

De cette nouvelle vague, environ neuf cents Français (sans compter les enfants mineurs de

dix ans) sont passés à la Jamaïque, laquelle comptait désormais deux mille réfugiés en incluant ceux

qui s’y trouvaient déjà46. Afin de ne pas les encourager à rester dans l’île, le gouvernement local

décida de leur verser une seule compensation, au lieu d’établir une nouvelle liste d’aides

périodiques47. Encore une fois, la présence massive de réfugiés fit augmenter les prix des denrées

alimentaires, ainsi que celui du logement. Pour cette raison, les économies personnelles de nombre

d’entre eux s’épuisèrent rapidement. Certains furent emmenés en Angleterre ; d’autres se virent

offrir la possibilité de passer aux États-Unis, ou d’obtenir des terres sur l’île de Trinidad (qui venait

de tomber aux mains des britanniques) ; mais il fut seulement permis à «ceux qui sont méritants »

de demeurer à la Jamaïque48.

En mars 1803, on continuait de verser entre quatre et cinq mille livres à individus qui

faisaient partie de la liste des premiers bénéficiaires des aides accordées. À cette époque, le

nouveau gouverneur, George Nugent, se plaignait de ne pas parvenir à diminuer la somme reversée

aux réfugiés49. Vers la fin de l’année 1803, il apprit que les forces françaises se préparaient à

évacuer Saint-Domingue. Redoutant une nouvelle vague, il fit une proclamation publique dans

laquelle il indiquait que l’on n’accepterait plus de nouveaux réfugiés, et encore moins leurs esclaves.

Les nombreux navires qui arriveraient à l’avenir sur les côtes jamaïcaines, en provenance de cette

colonie, pourraient recevoir des aides, mais il leur serait interdit de faire débarquer leurs passagers

français50.

44 « Balcarres à Portland (Jamaica, 20/08/1797) », TNA, CO, 137/98, f. 325.45 P. Wright, Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue passés a la Jamaïque, op.cit., p. 70-71.46 « Balcarres à Portland (Jamaica, 03/11/1798) », TNA, CO, 137/101, f. 23 v. ; « Balcarres à Portland

(Jamaïque, 29/10/1798) », TNA, CO, 137/100, f. 161 v.47 « Portland à Balcarres (Whitehall, 23/08/1798) », TNA, CO, 137/100, f. 44 v.48 « Balcarres à Hyde Parker (King's House, 06/11/1798) », TNA, CO, 137/101, f. 33 ; « Extract from

General Nesbitt's Instructions (S.d.) », TNA, CO, 137/101, f. 31.49 « Nugent à Hobart (Jamaica, 04/03/1803) », TNA, C.O., 137/110, f. 58 v.50 « Nugent à Hobart (Jamaica, 30/04/1803) », TNA, CO, 137/110, f. 92 v.

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Au même moment, tout était mis en œuvre pour que les réfugiés qui se trouvaient dans l’île

puissent passer à Cuba ou en Louisiane51. Dans les années qui suivirent, des centaines partirent

surtout vers cette dernière destination52. Pourtant, malgré les efforts des autorités britanniques

pour leur faire quitter la Jamaïque, on y trouve toujours des immigrés qui recevaient des aides du

gouvernement local au début de l’année 180653.

6. La Virginie et le départ massif de 1793

À partir de juillet 1793, suite à l’incendie de Cap-Français, on commence à noter dans

différentes parties de la côte est nord-américaine (depuis Charleston jusqu’à New York), l’arrivée

massive de réfugiés français en provenance de Saint-Domingue. L’une des principales destinations

fut l’importante ville portuaire de Norfolk, en Virginie. Le six de ce mois, un navire de guerre

français y arriva avec, à son bord, un groupe conséquent de réfugiés. Ils rapportèrent qu’une

douzaine de milliers de personnes avaient été massacrées au Cap-Français. Par ailleurs, leur

capitaine informa les autorités locales que cent cinquante autres navires s’étaient mis en route,

remplis également de personnes fuyant la catastrophe. Ceux-ci arrivèrent peu de temps après. On

rapporte que quatre cents blessés et malades figuraient parmi les nouveaux venus54.

Une semaine après, le maire de Norfolk écrit au gouverneur pour l’informer que les

débarquements se poursuivaient, et lui indiquer qu’il redoutait « …que leur nombre n’augmente

considérablement »55. Au début de 1794, les maires de deux autres villes les plus importantes de

l’État, Alexandria et Richmond, font part également de la présence dans leurs juridictions de ces

« malheureux Français »56. À la fin de l’année 1793, le Conseil exécutif de l’État remit aux réfugiés

une avance de deux mille dollars. Pour sa part, le gouvernement de la ville de Norfolk accorda un

prêt d’urgence afin de couvrir les besoins des nouveaux venus, et en appela à la bonne volonté des

habitants de la ville afin de leur apporter un « réconfort effectif »57. Même le gouvernement central

51 « Nugent à Sullivan (Jamaica, 25/12/1802) », TNA, CO, 137/110, f. 323 v.52 Gabriel Debien, R. La Gardeur, « The Road to Louisiana », op.cit., p. 197.53 « To William Lancaster Whitfield (Kingston,31/03/1806) », TNA, CO, 137/117, f. 5.54 « Cnl. Newton au gouverneur (Norfolk, 06/07/1793) », in William Palmer, Sherwin McRae, (éds.),

Calendar of Virginia State Papers and other Manuscripts, vol.VI (1792-1793), Richmond, Kraus Reprint Corporation, 1968, p. 437.

55 « Robert Taylor à l’Exécutive (Norfolk, 13/07/1793) », in Ibid., p. 447.56 « Robert Taylor au gouverneur (Norfolk, 17/01/1794) » ; « John Barret au gouverneur (Richmond,

17/01/1794) » ; Dennis Ramsay au gouverneur (Alexandria, 01/021794), in Ibid., p. 12, 14, 23.57 John Baur, « International Repercussions of the Haitian Revolution », The Americas, 1970, vol.26,

n° 4, p. 395 ; James Sidbury, « Saint Domingue in Virginia: Ideology, Local Meanings, and Resistance to Slavery, 1790-1800 », The Journal of Southern History, 1997, vol.63, n° 3, p. 538.

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Page 14: Réfugiés La Hispaniola

des États-Unis fit approuver par le Congrès des aides pour les immigrés, dont la distribution fut

annoncée dans la presse de Virginie en mai 179458.

Au-delà de cette attitude caritative il existait aussi une solidarité idéologique envers les

Français. Beaucoup pensaient que ceux-ci venaient de vivre une révolution similaire à celle qui

avait conduit leur propre pays à l’indépendance, lors de laquelle ils avaient pu compter sur l’appui

militaire de la France. Il fallait donc les aider à titre de remerciement pour l’aide fournie, mais

surtout parce que nombre d’États-uniens soutenaient la cause du républicanisme. Ultérieurement,

des réfugiés continuèrent d’arriver de manière irrégulière dans les ports de Virginie, mais ces

sorties forcées n’eurent jamais l’ampleur de celle du milieu de l’année 1793. La plupart des

émigrants tardifs n’étaient que des visiteurs ou des individus provenant des autres territoires

d’accueil, où ils s’étaient rendus initialement en tant que réfugiés. Il faut attendre 1809 pour qu’une

nouvelle vague de réfugiés originaires de Saint-Domingue arrive en Virginie. Cette année-là, deux

groupes de réfugiés de trente-cinq et vingt-cinq personnes arrivèrent à Norfolk et Alexandria

respectivement. Ils venaient de Cuba, d’où ils avaient été expulsés suite à la décision du

gouvernement espagnol de chasser tous les réfugiés français, après l’occupation napoléonienne de

l’Espagne l’année précédente59.

Conclusion

Les Français qui quittent La Hispaniola pendant la période considérée circulèrent en effet

dans presque toute l’aire grande caribéenne, s’installant définitivement dans certaines régions, ne

restant que quelque temps dans d’autres en attendant le retour à la “normalité” afin de rentrer à

Saint-Domingue. Beaucoup passèrent aux États-Unis, surtout dans des villes portuaires

importantes, où ils rejoignirent les immigrants français qui avaient fui la Terreur de métropole. La

Jamaïque reçut également un nombre élevé de réfugiés, qui s’y sont installés pendant tout le

processus révolutionnaire haïtien. La plupart finissaient par s’installer dans la région orientale de

Cuba (en particulier à la ville de Santiago), en raison des offres de terres que leur fit le

gouvernement espagnol et de la proximité avec Saint-Domingue, d’où la formation à cet endroit

d’une communauté francophone permanente.

Gabriel Debien indique ainsi que la Jamaïque devint pour les réfugiés saint-dominguois une

sorte de « relais », où l’on attendait que la situation changeât. Nous pourrions peut-être en dire de

58 « S.t. (06/04/1794) », Virginia Chronicle, 29 mai 1794, I, n° 14, America's Historical Newspapers, p. 4.

59 Cité par Ashli White, “A flood of impure lava”, op.cit., p. 263.

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même pour la Virginie, et d’autres endroits de la côte Est nord-américaine, où ces individus se sont

rendus temporairement, bien que quelques-uns se soient installés définitivement dans des villes

comme Norfolk60. En revanche, Cuba (surtout la partie orientale) finit par devenir un nouveau

« foyer » — toujours selon Debien —, un endroit où s’établir de manière définitive61. Dans cette île,

les réfugiés devinrent de vrais émigrés, jusqu’à leur expulsion après l’invasion napoléonienne de la

Péninsule ibérique en 1808. Le Venezuela reste pour sa part une énigme. Bien que le territoire reçût

un nombre considérable de réfugiés, surtout espagnols, en provenance de Santo Domingo entre

1801 et 1805, nous ignorons combien restèrent et combien passèrent ensuite à Cartagena de Indias

et vers l’île de Cuba. Néanmoins, étant donnée la grande quantité de personnes arrivées, et

l’intention des autorités de les faire rester afin de « peupler » et coloniser le territoire, il semble

plausible que beaucoup se soient établis sur le sol vénézuélien.

Dans ces territoires de réception, les réfugiés amenèrent avec eux leurs histoires sur les

« horreurs » survenues à La Hispaniola aux temps de la Révolution haïtienne, ainsi que les récits des

calamités dont ils avaient souffert lors de leur fuite ou de leur exil. Leur tragédie collective, tout

comme leurs drames individuels, émurent les habitants blancs des sociétés d’accueil qui, comme

eux, étaient des propriétaires d’esclaves et vivaient entourés de personnes de couleur. Par

conséquent, leurs valeurs raciales et leur sensibilité vis-à-vis des masses de couleur étaient

semblables à celles qu'avaient ceux qui les accueillaient. Les Saint-Dominguois furent cependant

accueillis de manière différente selon les endroits : alors qu'ils furent d'abord très bien reçus dans

les territoires anglophones de la Jamaïque et de la Virginie, ils furent perçus avec méfiance et

parfois même mépris dans les territoires hispaniques. D'où l'importance des centaines d’Espagnols-

dominicains qui arrivèrent au Venezuela entre 1801 et 1805, et dans d'autres territoires espagnols

de la Caraïbe, dont Cuba. Tout comme les Saint-Dominguois, ils racontaient de manière personnelle

leurs expériences, mais bénéficiaient cette fois d'une meilleure réceptivité de la part de leurs

interlocuteurs, et dans une langue qui leur était compréhensible.

60 Thomas Parramore, Peter Stewart, Tommy Bogger, Norfolk. The First Four Centuries, op.cit., p. 118.61 Gabriel Debien, « The Saint-Domingue Refugees in Cuba », op.cit., p. 59.

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