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1 « regards croisés france-israël » séminaire du vendredi 14 mars 2008 Résumés des interventions L’objectif de cette rencontre était de questionner, contre toute attente, des problèmes qui sont communs aux deux pays et les solutions que ces deux Etats ont su, ou non, leur apporter. C’était donc, côté français, découvrir un visage méconnu de la société israélienne (qui ne se réduit pas au seul conflit israélo-palestinien) et ses capacités d’innovation pour relever les défis industriels et, plus récemment, environnementaux ; côté israélien, c’était là aussi l’occasion de sortir d’une vision caricaturale de la France, de conduire des discussions et d’échanger des expériences sur des questions clés de l’avenir des deux pays. Cette rencontre a abordé les thèmes suivants : « Immigration, intégration et multiculturalisme » ou comment les transformations de la société israélienne (la société la plus hétérogène au monde) mettent à mal le modèle social mis en place par les « fondateurs », modèle qui rencontre bien des difficultés à faire face aux diversités ethnoculturelles, anciennes ou nouvelles (rabattu ces dernières années sur une interrogation sur le sionisme, cf. le courant post-sionisme). Or, il est bien question aussi de mondialisation, de flux migratoires et d’un creusement des inégalités, et tous les Etats, français en particulier, mais aussi anglo-saxon (pour ne reprendre que les deux modèles de « référence » européens) n’échappent pas à ce dilemme et cherchent à pallier aux insuffisances de leurs modèles d’intégration. Quelles sont les voies possibles entre le principe d’assimilation (définition sioniste de l’« Etat juif et démocratique » ; celle proclamée par l’idéal républicain français, toutes deux soutenues par la conception universaliste du « welfare state ») et les éventuelles dérives d’une « fiction » communautariste ou, plus réelles, d’un séparatisme social ? Avec : Eliezer Ben-Rafaël , professeur émérite de sociologie politique, Université de Tel Aviv Patrick Weil , directeur de recherches au CNRS, Centre d’histoire sociale du XX e siècle, Université de Paris-I Alain Dieckhoff , directeur de recherches au CNRS, CERI-Sciences-Po.

« regards croisés france-israël » - Fondapol | Un Think … La deuxième raison me semble relever du succès économique d’Israël qui range désormais ce pays dans la catégorie

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« regards croisés france-israël »

séminaire du vendredi 14 mars 2008

Résumés des interventions

L’objectif de cette rencontre était de questionner, contre toute attente, des problèmes qui sont communs aux deux pays et les solutions que ces deux Etats ont su, ou non, leur apporter. C’était donc, côté français, découvrir un visage méconnu de la société israélienne (qui ne se réduit pas au seul conflit israélo-palestinien) et ses capacités d’innovation pour relever les défis industriels et, plus récemment, environnementaux ; côté israélien, c’était là aussi l’occasion de sortir d’une vision caricaturale de la France, de conduire des discussions et d’échanger des expériences sur des questions clés de l’avenir des deux pays.

Cette rencontre a abordé les thèmes suivants :

« Immigration, intégration et multiculturalisme » ou comment les transformations de la société israélienne (la société la plus hétérogène au monde) mettent à mal le modèle social mis en place par les « fondateurs », modèle qui rencontre bien des difficultés à faire face aux diversités ethnoculturelles, anciennes ou nouvelles (rabattu ces dernières années sur une interrogation sur le sionisme, cf. le courant post-sionisme). Or, il est bien question aussi de mondialisation, de flux migratoires et d’un creusement des inégalités, et tous les Etats, français en particulier, mais aussi anglo-saxon (pour ne reprendre que les deux modèles de « référence » européens) n’échappent pas à ce dilemme et cherchent à pallier aux insuffisances de leurs modèles d’intégration. Quelles sont les voies possibles entre le principe d’assimilation (définition sioniste de l’« Etat juif et démocratique » ; celle proclamée par l’idéal républicain français, toutes deux soutenues par la conception universaliste du « welfare state ») et les éventuelles dérives d’une « fiction » communautariste ou, plus réelles, d’un séparatisme social ?

Avec : Eliezer Ben-Rafaël, professeur émérite de sociologie politique, Université de Tel Aviv Patrick Weil, directeur de recherches au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, Université de Paris-I Alain Dieckhoff, directeur de recherches au CNRS, CERI-Sciences-Po.

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« Géopolitique : regards respectifs de l’Europe et d’Israël sur le Moyen-Orient » Depuis le 11 septembre, l’Islam --- le monde arabo-musulman en particulier --- est au cœur de toutes les réflexions géopolitiques et géostratégiques de l’Occident. Israël a une antériorité certaine sur ce sujet, comme le montrent les activités et recherches de référence menées par le Moshe Dayan Center depuis plus de trente ans (le Moyen-Orient, mais aussi la Turquie et les pays du Maghreb). D’où l’importance d’une confrontation entre experts israéliens et français dont le but n’est pas de discuter seulement du conflit israélo-palestinien (qui a trop souvent « biaisé » les débats entre les deux pays), mais plus largement sur la complexité du Moyen-Orient. Avec : Bruce Maddy-Weitzman, Moshe Dayan Center, Université́ de Tel Aviv Hubert Védrine, ancien Ministre des Affaires étrangères Laurent Cohen-Tanugi, avocat international et essayiste, spécialiste des affaires européennes et transatlantiques. « Politique d’innovation : le modèle israélien ? » Comme l’a montré la dernière visite du ministre français chargé des entreprises et du commerce extérieur (1er novembre 2007), Israël a valeur d’exemple en matière d’innovation, qu’il soit question de politique industrielle ou environnementale. Le miracle « High Tech » a eu lieu, mariant pour le meilleur les initiatives conjointes de l’Etat (l’OCS et ses fameux « incubateurs d’entreprises »), de chercheurs de haut niveau et une partie de la société civile. Sur les questions environnementales et de développement durable, la même alliance (Etat/chercheurs/société civile) semble déjà donner ses fruits. Mais ce modèle dont pourrait s’inspirer la France n’a-t-il pas un coût avec l’émergence de nouvelles inégalités territoriales et, partant, sociales ? Avec : Leonardo Leiderman, économiste, Université de Tel Aviv Gilles Leblanc, économiste, Ecole nationale supérieure des mines de Paris Franck Debié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.

Introductions Élie Barnavi Ancien Ambassadeur d’Israël en France, Président du Comité scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles

Les relations entre la France et Israël sont depuis de longues années pour moi une question prioritaire, qui relèverait parfois d’une espèce d’obsession. Il y a trois ans, en organisant à l’Université de Tel-Aviv un colloque intitulé "Regards croisés", où intellectuels français et israéliens étaient invités à poser les uns sur les autres un regard aussi neutre que possible, j’ai senti que le moment était opportun, que nous étions enfin en train de tourner la page sur plusieurs décennies d’incompréhension totale, voire d’hostilité réciproque. Les relations entre nos deux pays étaient devenues telles que, frisant souvent l’irrationnel, les Israéliens en étaient venus à considérer l’Arabie Saoudite comme un pays plus amical que la France.

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Sans refaire l’histoire de ces relations, je voudrais souligner quelques faits marquants qui permettent d’en comprendre la nature et l’évolution. Comme Shimon Pérès l’a répété à maintes occasions, les relations entre la France et Israël ont été d’emblée exceptionnelles à l’aulne des liens qui peuvent unir deux Etats nations. Dans la gamme qui va de l’hostilité ouverte à l’amitié, voire à l’alliance, peu d’Etats ont connu cette intimité qui unissait la France et Israël dans les années qui ont suivi la naissance de l’Etat hébreu. Une intimité qui n’allait pas de soi, Ben Gourion s’étant d’abord tourné, dans sa recherche d’un puissant allié, vers les Etats-Unis et dont il a essuyé une fin de non recevoir, ce que l’on oublie trop souvent en Europe. C’est bien la France qui a joué ce rôle essentiel pendant les vingt premières années d’existence de l’Etat d’Israël, une période où se sont tissés des liens aussi bien politiques qu’affectifs. Je me suis toujours inscrit en faux contre cette fameuse expression du Général De Gaulle sur ces monstres froids que sont les Etats. Si les Etats ont, bien sûr, des intérêts à défendre, ils sont dirigés par des hommes au sang chaud qui influencent très largement les relations entre les peuples. Le basculement a été d’autant plus brutal que les liens entre la France et Israël étaient étroits. La déception, le désamour ont été à la mesure de la chaleur qui imprégnait auparavant les relations entre les deux pays. Et ce qui aurait pu être vécu comme un retour à une sorte de normalité a été considéré par les Israéliens comme une attitude hostile. Avec, pour conséquence capitale de ce refroidissement, l’alliance exclusive et étroite entre Israël et les Etats-Unis. Le Général de Gaulle a obtenu, comme c’est souvent le cas en politique étrangère, l’inverse de ce qu’il souhaitait. Comme le soulignait Raymond Aron, « à force d’anti-américanisme, il pousse ses alliés européens dans les bras des Américains plus sûrement qu’il ne l’aurait fait s’il avait été plus modéré ». Ce même scénario s’est répété au Proche-Orient où les Etats-Unis ont investi le lieu laissé vide par la France. A l’ancienne intimité se sont substituées une incompréhension et une méconnaissance croissante entre les deux classes politiques et, plus important encore, entre les deux sociétés. Ce fossé, les années passant, s’est creusé, régulièrement alimenté par une presse française très critique sur la nature de l’Etat d’Israël, plus que sur les politiques adoptées par ce pays. Le changement remonte au passage d’Alain Juppé au Quai d’Orsay et, plus significativement, à celui d’Hubert Védrine qui a formulé la nouvelle doctrine des affaires étrangères françaises à l'égard d’Israël : dissocier autant que faire se peut le processus de paix et les relations bilatérales. Ce changement de cap n’est pas le fait d’un brusque accès d’amour pour l’État juif ou pour le sionisme, mais d’une prise de conscience, jamais avouée de vive voix, de la faillite de la politique gaullienne au Proche-Orient. La posture de De Gaulle a eu pour conséquence de chasser la France non seulement d’Israël, mais du Proche-Orient tout entier. S’aliéner une des parties en conflit en lui tournant le dos, en la laissant seule avec son unique allié qui se trouvait être la plus grande puissance au monde, revenait à s’interdire tout rôle significatif au Proche-Orient.

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Reprendre pied dans cette région pour la France, ce qui était dans son intérêt, passait par une reprise du dialogue avec Israël et par une normalisation de ses relations avec cet Etat. J’ai été le témoin de cet infléchissement en pleine Intifada, ce dont la presse, toujours en retard, ne s’est guère fait l’écho. Ce tournant est désormais une évidence, une sorte de nouvelle lune de miel qui me paraît presque trop belle pour être vraie. Pour perdurer, il est nécessaire qu’en deçà de la diplomatie et de la politique des gouvernements, les initiatives se multiplient pour venir à bout des clichés qui ont cours des deux côtés de la Méditerranée. Tout en sachant qu’Israël et la France appartiennent à de grands ensembles dans lesquels ils ont, je pense, un rôle significatif à jouer. Laurent Cohen-Tanugi Avocat international et essayiste, spécialiste des affaires européennes et transatlantiques

En introduction, je voudrais souligner que s’il est une chose que la France et Israël ont en commun, c’est bien la relation franco-israélienne elle-même. D’où la question de savoir si nous sommes, effectivement, entrés dans une nouvelle ère, ce que peut laisser supposer le très réel réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays. Les récents discours de Nicolas Sarkozy et de Shimon Pérès sont révélateurs de ce revirement, évoquant le retour aux sources, l’amitié franco-israélienne des débuts, une époque complètement oubliée de part et d’autre. Si nouveau regard politique de la société française sur Israël il y a, peut-il être considéré comme le signe d’une normalisation de l’Etat hébreu aux yeux des Français ? Il faut l’espérer car cette normalisation signifierait le dépassement du conflit israélo-palestinien comme prisme dominant, sinon exclusif, du regard français sur Israël. Si cette hypothèse se vérifie, quelles pourraient en être les raisons ? La première que j’identifie, toujours à titre d’hypothèse, serait d’ordre géopolitique, c’est-à-dire ce que l’on pourrait appeler la dilution du problème israélo-palestinien dans un Moyen-Orient de plus en plus complexe, où les foyers de tension se multiplient, qui n’ont qu’un rapport extrêmement lointain avec le conflit israélo-palestinien, même si celui-ci est comme toujours instrumentalisé. Question iranienne, question syro-libanaise, conflit irakien, pour ne citer que ces trois là, sont des problèmes majeurs, et sans doute plus préoccupants globalement que le conflit israélo-palestinien avec lequel ils n’ont pas de lien direct. Une autre explication, toujours d’ordre géopolitique, repose sur le conflit, ou le risque d’un conflit islam-occident, très ouvertement islamisme-occident, qui se focalise sur le terrorisme islamiste. Mais la figure terroriste ne peut cacher tous les conflits politico-religieux, illustrés par exemple par les caricatures danoises ou le discours du pape de Ratisbonne, signes d’une tension islamo-occidentale. Les changements intervenus au tournant des années 2000 ont produit à la fois une dilution du conflit israélo-palestinien et une solidarité plus grande des sociétés occidentales, en particulier de la société française avec les problèmes de sécurité d’Israël.

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La deuxième raison me semble relever du succès économique d’Israël qui range désormais ce pays dans la catégorie des pays émergents, au même titre que l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, etc. Un pays qui réussit dans la mondialisation et qui est particulièrement impressionnant en termes d’innovation, de recherche et développement. A telle enseigne que dans le cadre de ma mission pour le gouvernement français sur l’Europe dans la mondialisation et sur l’avenir de ce qu’on appelle « la stratégie de Lisbonne », stratégie de compétitivité en Europe, j’ai décidé de conclure mes travaux par une visite en Israël. Un pays qui n’est certes pas dans l’Union Européenne, mais qui n’est pas loin et qui peut apporter beaucoup à l’Europe, notamment sur ces questions d’innovations, de recherche/développement. C’est là encore un nouveau regard, sur le terrain économique cette fois. Enfin, sur le plan social ou sociétal, Israël apparaît aujourd’hui comme un laboratoire complexe, riche, que les Français découvrent à travers la littérature, le cinéma. Cet intérêt porte sur Israël en tant que tel et non plus seulement dans son rapport à l’autre, les Palestiniens. Pour finir, j’aimerais soulever cette question : si ce nouveau regard français sur Israël n’est pas un phénomène d’illusion, je ne suis pas sûr que la réciproque soit vraie, à savoir l’existence d’un nouveau regard israélien sur la France.

Immigration, intégration et multiculturalisme Eliezer Ben-Rafaël Professeur émérite de sociologie politique, Université de Tel-Aviv

Israël fait l'expérience de nombreux clivages, très différents les uns des autres, qui appellent, dans une réflexion sur le pluralisme ou le multiculturalisme à l’israélienne, plusieurs réponses. La question posée est bien celle de la métamorphose du projet sioniste, le rassemblement des dispersés, métamorphose que l’on peut imputer à quatre facteurs principaux : la culture dominante, les velléités des groupes en présence, le jeu démocratique, et la mondialisation. On entend par culture dominante l’ensemble des notions et valeurs représentées par le centre politique et qui décrivent la personnalité culturelle et historique de la société. En Israël, la culture dominante est au départ jacobine, par l’insistance qu’elle a mis à promouvoir un nationalisme juif dont l’aboutissement est la création d’un Etat nation à l'européenne. Au nom d’un projet, d’une nouvelle judéité, nationale, unie par une culture et une langue, elle a entretenu un rapport de négation avec la condition historique, la vie des juifs en dehors de ce qu’on appelle la terre promise. A la question essentiellement religieuse sur l’état de dispersion, pensé comme un exil, donc comme une situation anormale, les sionistes ont apporté réponse séculière, presque laïque.

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Or, pour les orthodoxes, un retour qui ne soit pas messianique représentait une trahison du judaïsme et la négation des valeurs juives essentielles. En réponse à ces attaques, les sionistes mirent l’accent sur les valeurs juives et universelles, qui devaient s’exprimer dans leur projet, et son caractère utopique, tel qu’il apparaissait, par exemple, dans des expériences sociales comme le Kibboutz. La société exemplaire, et non pas seulement normalisée, soutenue par le sionisme s’est heurtée à la belligérance permanente, la modernité et l’expérience d’une société d’immigrants, faits qui ont altéré dans son essence le projet initial. Et cette altération n’est pas sans rapport avec les velléités des groupes en présence. Parler des groupes en Israël, c’est d’abord évoquer la classe moyenne qui représente plus ou moins 35% de la population et qui porte la culture dominante, le projet sioniste, un sécularisme qui n’est pas une laïcité pure et dure. L’hébreu en est l’illustration, langue sacrée devenue symbole national et réalité quotidienne, se transformant au gré des apports des autres langues. Dans le même sens, les faits bibliques sont devenus des événements nationaux, la semaine se terminant par le Shabbat, les cérémonies officielles comportant des références aux narrations juives traditionnelles. Personne ou presque ne critique l’institution du mariage religieux en lieu et place du mariage civil, ou encore le principe de la circoncision, la bar mitzvah, les funérailles religieuses, largement consensuels même chez les non religieux, terme plus utilisé en Israël que non croyant ou athée. Cette classe moyenne israélienne, en majorité d’origine européenne, ashkenaze, se considère plutôt comme représentative d’une culture israélienne non ethnique. De fait, plus d’un tiers de ses membres ne sont pas ashkenazes et une partie de plus en plus large est issue de mariages mixtes. Elle est portée par une sorte de libéralisme philosophique, qui lui permet de cultiver une approche sioniste actualisée, c’est-à-dire, sans plus nier d’une façon brutale et têtue l’existence de la diaspora. Les groupes révisionnistes, qui émergent en son sein, restent marginaux dans la vie publique même si leur position dans les cercles universitaires est souvent très solide. Plus importantes sont les communautés qui entourent cette classe moyenne, et qui lui opposent des exigences qu’elle n’accepte pas facilement. Si les révisionnistes n’ont pas réussi à faire élire aucun député depuis Uri Avnery dans les années 1970, ces communautés comptent près de 60 parlementaires sur 120, dont 48 sur des listes autonomes, qui se réclament d’une communauté, les autres étant élus comme représentatifs de ces communautés dans les partis dits traditionnels. Le clivage le plus important concerne la minorité arabe, soit 18% de la population israélienne. Depuis 1948, cette population forme une entité distincte, une minorité nationale, exclue par définition d’Israël comme Etat juif, mais incluse dans le jeu démocratique. L’arabe est d’ailleurs une langue officielle et celle d’un système scolaire et de médias autonomes. Cette population est représentée par des partis qui expriment des positions souvent très radicales, par des municipalités organisées sous un leadership commun. Elle compte un

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fort contingent dans les classes inférieures de la société israélienne, mais aussi de nombreux notables et hommes d’affaires qui en forment l’élite. Mais la participation arabe au jeu démocratique est problématique dans la mesure où les arabes israéliens ont une forte tendance à s’identifier à la cause palestinienne. Cette divergence identitaire va de pair, paradoxalement, avec une forte convergence culturelle à l’endroit de la majorité juive. Signe de ce rapprochement, le gouvernement actuel compte un ministre arabe et des postes importants, politiques, diplomatiques, et autres fonctions officielles sont occupés par des représentants de cette minorité. Un autre clivage, fort visible, concerne les juifs ultra-orthodoxes ashkenazes, soit 7% de la population. Le modèle qu’ils ont adopté pour lutter contre la sécularisation du judaïsme comporte, ce que nous appelons bigoterie, un surplus de marqueurs vestimentaires et autres qui signalent leur présence dans l’espace public, et une forte mobilisation face aux juifs séculiers. Ces ultra-orthodoxes ne rejettent pas la modernité. Encadrés par des partis politiques, ils utilisent des techniques d’organisation modernes et acceptent que les femmes suivent des études supérieures. Leurs aspirations pourraient se résumer ainsi : ils veulent être maîtres de leur accès à la modernité, et non pas la subir, et se sentent porteurs d’une mission, à savoir adapter l’ordre social israélien aux exigences de la loi talmudique. Ces aspirations les obligent à s’ouvrir sur la société séculière, ce qui se traduit par une hébraïsation, au détriment du Yiddish, une présence dans les médias et une participation à la vie politique bien au-delà des sujets qui les concernent directement. Cette israélisation progressive, cet ancrage social se fait au grand dam de certains représentants de la classe moyenne qui considèrent cette évolution comme une menace pour leur mode de vie libéral. C’est là un aspect que l’on ne souligne pas souvent. Ces ultra-orthodoxes, qui furent longtemps les ennemis du sionisme, ont fait d’Israël, par l’ampleur de leurs actions et sans le vouloir, le centre de lutte de l’orthodoxie mondiale. Les colons de Judée Samarie, dont on entend beaucoup parler, mais qui ne représentent que 2 à 3% de la population israélienne, est une minorité issue de la mouvance religieuse sioniste, vivant dans des colonies créées soit avec l’accord du gouvernement, soit, très souvent, sur le mode du fait accompli. La terre promise est un commandement qui ne peut être négocié, d’où les crises à répétition avec le pouvoir politique dès qu’il aborde la question palestinienne, ainsi que la tentation de verser dans le terrorisme, tentation que nourrissent les plus extrémistes d’entre eux. Autre clivage ethno-religieux : les Mizrahim, juifs d’origine d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et plus particulièrement les Mizrahim appartenant aux classes inférieures, une communauté sous-privilégiée de la société, représentant à peu près 20% de la population israélienne. Originaires du monde musulman, cette population a interprété la création d’Israël comme le début de la rédemption messianique. Pour ces juifs marocains, yéménites ou turcs, le respect de certaines valeurs et formes de culte

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pratiquées dans la diaspora relevait de l’évidence. Pourquoi abandonner au pays des juifs, les marqueurs de judéité conservés pendant des siècles face aux non juifs. Les éléments socialement les plus mobiles parmi les Mizrahim ont rejoint la classe moyenne et se sont sécularisés au contact de la culture dominante. Ils ont ainsi laissé le champ libre à la formation d’une nouvelle élite religieuse, réunissant des jeunes Mizrahim attachés aux traditions religieuses et formés dans les Yeshivot à la carrière rabbinique. Cette élite a formé le Shas dans les années 1980, mouvance qui veut être le porte-parole des populations Misrahim sous privilégiées, de leur singularité culturelle et religieuse. Ce parti participe aux coalitions de droite comme de gauche, et justifie son activisme politique par la volonté de réhabiliter, dans le cérémonial officiel de l’Etat ou dans les synagogues, le judaïsme séfarade, héritier de l’âge d’or espagnol qui inspira les académies religieuses du pays, jusqu’à l’expulsion des juifs d’Espagne à la fin du quinzième siècle. Un autre clivage d’importance, à l’opposé des Mizrahim, est formé par les juifs russophones, ceux qu’on appelle « les Russes », d’arrivée récente et qui représentent 18% de la société juive israélienne. Dans la terminologie soviétique, ils étaient définis comme une ethnie, un peuple distinct, mais qui n’avait aucun droit à une culture propre. Ce judaïsme, à la fin du dix-neuvième siècle, à la veille de la révolution soviétique, était peut être le plus judaïsme le plus dynamique du monde juif, berceau du sionisme comme du nouveau judaïsme américain. Mais quatre générations de marxisme et de léninisme inamical ont eu raison de lui, qui s’est perpétué plus par identification au fait juif que par l’existence d’une identité juive. Les nouveaux nationalismes en ex U.R.S.S, menaçant les juifs plus que les autres, sont un facteur qui explique cet exode spectaculaire dès que la possibilité d’immigrer s’est présentée. Sur les trois millions de juifs qui se déclaraient comme tels dans le monde soviétique, il n’en reste que 700 ou 800 000. Le capital humain de ce groupe est exceptionnel. En se dispersant de par le monde, ces russophones créèrent une nouvelle diaspora transnationale, avec des antennes à Jérusalem, Berlin, New York, etc. C’est en Israël que le plus grand nombre, 1 100 000 de personnes, s’est installé, en créant, ici plus qu’ailleurs, un espace public où le russe prédomine. Un groupe ethnique par excellence. Ce groupe accepte la nouvelle identité nationale qui lui est offerte, mais n’en exige pas moins un droit à la différence, fondé sur sa fidélité à la langue russe. Certains vont jusqu’à dire qu’en quittant l’ancienne URSS et en faisant du russe le marqueur d’une nouvelle diaspora, les juifs russophones ont judaïsé le russe, en ont fait une langue juive. On ne peut pas clore cette énumération des clivages, sans évoquer ce nouveau groupe que constituent aujourd’hui les juifs français. Au nombre de quelques dizaines de milliers pour le moment, appartenant pour la plupart d’entre eux à la classe moyenne, ils ont souvent d’anciennes origines d’Afrique du Nord, sont plutôt religieux ou, tout au moins, traditionalistes. C’est une diaspora, fondamentalement transnationale elle aussi,

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par l’ampleur des contacts qu’elle garde avec la patrie d’origine, la fréquence des voyages en France et la vitalité, en son sein, de la langue et de la culture française. Ainsi, si la culture dominante tendait plutôt à exiger, à la française, une uniformisation culturelle de la société, autour d’un ennemi commun, les velléités des groupes en présence vont dans le sens inverse, celui du multiculturalisme. C’est dans cette tension contradictoire que s’articule le jeu démocratique, le troisième facteur que j’évoquais au début de mon exposé. Dans le cas israélien, la culture jacobine originelle a bien des difficultés à s’imposer face à la multiplicité des revendications identitaires. La force des exigences ethnoculturelles et religieuses est d’autant plus efficace qu’elles s’articulent à partir de principes ouvertement défendus par la culture dominante. Les arabes, par exemple, dénoncent les prétentions de l’Etat hébreu à se définir comme Etat juif, en s’appuyant sur cette autre définition qui est la sienne, le fait de constituer un Etat démocratique. Les ultra-orthodoxes s’adossent sur la définition de l’Etat comme Etat juif pour mettre en évidence ce qui, à leur yeux, signifie réellement se définir comme juif. Les colons refusent tout compromis territorial en Judée et Samarie en rappelant la dimension territoriale déclarée du sionisme, comme retour au pays ancestral. Le Shas, quant à lui, s’en prend au rôle octroyé dans le cérémonial officiel à des symboles judaïques dépendant de certaines traditions plutôt que d’autres. Enfin, les russophones justifient leurs exigences de reconnaissance sur le droit sioniste à l’immigration des juifs de la diaspora et au respect dû à leur bagage intellectuel et culturel. Ces pressions très diverses en vue d’une reformulation de la culture dominante tendent, dans une certaine mesure, à se neutraliser les unes les autres, mais prises ensemble, elles font que le multiculturalisme est devenu une réalité pour les politiques. Dans leur compétition pour le pouvoir, ceux-ci ont trop besoin du concours de ces groupes pour s’autoriser une discussion de fond sur le bien fondé de leurs revendications. Enfin, la mondialisation est un nouveau facteur qui détermine cette évolution. Chaque groupe est soutenu, en effet, par des réseaux internationaux ou transnationaux. À commencer par l’Etat d’Israël pour lequel les diasporas juives sont de véritables partenaires, et réciproquement. Les arabes israéliens se pensent ainsi comme partie intégrante d’un monde plus vaste, qui va du peuple palestinien jusqu’à l’ensemble du Moyen-Orient, avec des réseaux transnationaux riches en ressources les plus diverses. Les ultra-orthodoxes sont, eux aussi, en contact permanent avec les leurs de par le monde, qui les soutiennent toujours quand le besoin se fait sentir. Si les colons s’appuient sur la droite sioniste de la diaspora, les Mizrahim, moins organisés, bénéficient de l’appui des diasporas non ashkenazes de France, du Canada ou de l’Amérique latine, via des institutions parallèles. Les russophones ont des contacts étroits avec une diaspora très bien

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structurée comme le montre le Congrès Mondial Juif Russophone, calqué sur le Congrès Juif Mondial. Tous ces soutiens relativisent le sens des frontières nationales. Moins que jamais on ne peut considérer une société, la société israélienne en particulier, comme un système fermé où tout ce qui s’y joue est fonction essentiellement d’une dynamique autonome. Le multiculturalisme à l’israélienne est une réalité qui s’impose sans qu’aucun grand débat n’ait accompagné cette évolution qui se cristallise autour du projet sioniste, sans s’en détacher vraiment. Il reste que le fait israélien est aussi l’objet de marqueurs très forts. Au-delà de l’appartenance à telle ou telle mouvance, à tel ou tel camp, le fait israélien existe bel et bien de par le conflit quotidien israélo-palestinien. Un conflit qui, par sa prégnance, interdit pour l’instant à la société israélienne de repenser le projet sioniste, un projet national dont on peut saluer la réussite, mais qui est incapable, comme idéologie, de répondre aux enjeux posés par des évolutions majeures et de permettre à cette même société de se vivre à la fois comme une et plurielle. Patrick Weil Directeur de recherches au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, Université de Paris-I

La différence entre la situation française et la situation israélienne repose sur le fait que la France possède un droit qui est celui d’un pays d’immigration principalement. Avec un territoire aux frontières stables historiquement, la France est devenue, dès la fin du 19e siècle, le premier pays d’immigration en Europe, en raison de son déficit démographique, Elle a ainsi modifié son droit à la nationalité et développé ce qu'on appelle un droit du sol autorisant les enfants d’immigrés à devenir Français à part entière dès la seconde et, plus généralement, la troisième génération. Ces migrations, mais elles ne sont pas seules en cause, ont fait que la France est aujourd’hui le pays de la plus grande diversité religieuse. Nous avons la plus forte communauté musulmane, juive, bouddhiste, ainsi que de nombreux athées et agnostiques. La France a été l’un des premiers pays occidentaux qui a élu un premier ministre juif, Léon Blum, au moment même où les Américains empêchaient les juifs d’entrer dans les clubs, les universités, etc. Le premier aussi qui a eu un président du sénat noir. On peut aussi évoquer le Premier ministre Pierre Mendès France pour illustrer cette tradition égalitaire, cette intégration pleine de la diversité dans la vie sociale et politique française. Or aujourd'hui, nous sommes dans une situation qui peut paraître presque à l’opposé de celle que je viens de décrire. Les affrontements ou émeutes dans les communes de la banlieue parisienne à la fin de l’année 2005, les tensions communautaires, mais aussi les débats très virulents sur le texte de loi limitant le droit de porter des signes religieux dans les écoles publiques, ont donné le sentiment que la France faisait face à une crise de son modèle d’intégration.

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Or, la situation est bien plus complexe que cela. En réalité, toutes les études comparatives les plus récentes réalisées par des instituts britanniques ou américains montrent que l’intégration culturelle fonctionne mieux en France que dans d’autres pays européens. Ces dernières études ont été publiées soit par le (Pure) Research Center à Washington ou, plus récemment, par le Financial Times. Par exemple, sur l’identification à son pays, la question posée par le Pure Research Center en 2005 était : « est ce que vous vous considérez d’abord et avant tout comme un citoyen de votre pays, ou comme un musulman ou un chrétien ? ». En Grande Bretagne où la quasi-totalité des musulmans sont de nationalité britannique, seuls 7% d’entre eux se sentent d’abord britanniques contre 81% d’abord musulmans. En France, où à peu près la moitié des musulmans ne sont pas Français, 42% se sentent d’abord Français et 46% d’abord musulmans. Nous avons un taux d’identification beaucoup plus élevé que l’Allemagne (13) ou l’Espagne (3). A cette autre question : « Est-ce que vous avez une opinion favorable à l’égard des musulmans ? », ce sont les Français qui ont le taux de réponses positives le plus élevé. C’est encore en France que l’opinion vis-à-vis des juifs est généralement la plus favorable, plus qu’aux Etats-Unis. Idem en ce qui concerne les musulmans de France où une très large majorité, soit 71%, ont une opinion favorable vis-à-vis des juifs, contre 32% des musulmans britanniques et 28% des musulmans espagnols. Les résultats de ces sondages qui ont été confirmés par d’autres études soulèvent la question de savoir pourquoi le système français fonctionne. La première raison, selon moi, repose sur la force du principe d’égalité des individus devant la loi. Il y a plus d’un siècle et demi, Francis Lieber, un des fondateurs de la science politique américaine, d’origine allemande, avait pour meilleur ami Charles Sumner, sénateur anti-esclavagiste. L’un à New York, l’autre à Washington, ils s’écrivaient toutes les semaines. En 1872, après la défaite de la France face à la Prusse, ce professeur d’origine allemande, très fier de la victoire de son pays d’origine contre la France, écrivait ces mots à Sumner, plutôt francophile : « J’ai reçu aujourd’hui de Berlin, un appel à collecter des fonds parmi les Allemands d’Amérique afin de participer à l’édification d’une fondation Bismarck à l’université de Strasbourg. Je vais envoyer un peu d’argent et je suppose que je serai quitte. Le gouvernement allemand est à l’évidence très attaché à faire de Strasbourg une université de premier rang, ce qui n’est pas sans signifier quelque chose. Les Français l’ont négligé honteusement. Mais ils ont négligé et négligent toujours tout sauf Paris. Et ici encore j’en reviens à ma vieille question : Qu’est ce qui fait que les Français sont le seul peuple capable de convertir des peuples conquis ? Ceux-ci ne reçoivent aucun bénéfice de la France. Et pourtant, ils parlent pour la France. Ni les Allemands, ni les Anglais, ni les Américains n’y arrivent. Qu’est ce que c’est ? ».

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Mon hypothèse est que Lieber répondait ainsi à Charles Sumner car celui-ci voulait introduire dans la Constitution américaine un article de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, l’article sur l’égalité devant la loi. L’égalité entre les citoyens était pour lui le premier des droits de l’homme. Ce principe d’égalité, que relevait John Stuart Mill, avait aussi été la force du royaume de France, avant même la révolution, puisque l’inégalité entre les territoires prévalait sur les inégalités entre citoyens. Pourquoi les Strasbourgeois se sentaient Français alors que l’Allemagne leur avait versé beaucoup d’argent ? La France leur avait donné l’égalité des droits, alors que la Prusse, malgré ses largesses, donnait à leur ville un statut de colonie. C’est là, la raison de l’attachement du Strasbourgeois à la France. Le deuxième principe qui fonctionne, comme le sondage le montre, d’une façon encore très efficace, n’est autre que le principe de la laïcité. La laïcité, en France, ouvre le droit à la liberté individuelle, en créant une séparation stricte entre les églises et l’Etat et l’égalité entre toutes les croyances. Conquise contre l’intrusion de l’Église catholique dans les affaires publiques, elle garantit la neutralité totale de l’État par rapport au fait religieux. L’individu, dans sa solitude, dans sa liberté individuelle, dans son droit d’être libre individuellement est protégé par l’Etat contre toute intrusion ou domination potentielle d’un groupe religieux sur lui. Un collègue Américain et moi-même avions pointé cette différence qui a une dimension historique : aux États-Unis, dans le triangle individu-État-groupe religieux, ce dernier apparaît comme le protecteur de l’individu par rapport à l’État, alors qu’en France, c’est l’État qui protège l’individu contre l’intrusion du groupe religieux. Ce système, toutes les études le montrent, a été adopté, apprécié, intégré par les personnes immigrées en France comme immigrées. Ce qui ne fonctionne pas, c’est le décalage entre la réalité du vécu et les principes affichés, notamment celui de l’égalité devant la loi. Ce sont les discriminations subies sur le marché de l’emploi, le marché du logement, dans la vie quotidienne de par les pratiques de certaines de nos des institutions, notamment la police, et qui ne sont pas combattues avec efficacité, qui conduisent à l’exclusion. C’est ce que nous avons vécu au cours des émeutes de l’année 2005. Je dirais que, depuis le temps béni où nous avions un ministre juif ou un président du sénat noir, on a vu arriver sur le territoire métropolitain des compatriotes d’Outre-mer, d’immigrés venus d’anciennes colonies. Et si le droit a continué de fonctionner à leur égard de façon formellement égalitaire, dans la réalité ils sont confrontés, un fait qui les révolte, à une citoyenneté qui n’est pas vécue, de façon plénière. C’est la première cause, à mon avis, de la crise, que nous vivons. Mais au delà de cette cause, qui a été analysée par beaucoup de mes collègues et d’analystes de la situation française, il en existe une seconde qui est plus complexe à interpréter et qui est liée à ce qu’on pourrait appeler des traumatismes historiques. La force du principe d’égalité est si importante dans la constitution de l’identité française

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que, lorsque ce principe a été violé, les traces de ces violations ont pu parfois se perpétrer de génération en génération. J’ai travaillé sur les groupes de Français qui, historiquement, ont été discriminés du point de vue de la nationalité française. Le premier : les femmes françaises qui épousaient des étrangers et qui, pendant plus d’un siècle, perdaient leur nationalité. Le second : les musulmans d’Algérie, pays qui faisait pleinement partie de la France de 1830 à 1962, qui n’ont jamais eu la pleine citoyenneté française, sauf une petite minorité de naturalisés entre 1848 et 1954, soumis à une période d’essai avant d’obtenir le plein droit. Enfin, les juifs qui, sous le régime de Vichy, ont été pour une grande partie déchus de leurs droits. Seuls deux de ces groupes, les musulmans d'Algérie et les juifs ont conservé les traces de cette inégalité qui a été ensuite réparée puisque l’égalité des droits devant la loi a été rétablie. Pour quelle raison ? L’historien Henry Rousso a parlé de l’obsession juive de Vichy, de l’obsession de certains juifs par rapport à la période de Vichy. J’ai repris cette catégorie de névrose obsessionnelle, mais en essayant de l’interpréter différemment. Au lieu de m’arrêter comme beaucoup à la conclusion : « arrêtez de penser à Vichy, les faits ont été établis comme ont été faites les réparations et la reconnaissance de la persécution par l’Etat », j’ai tenté de trouver, derrière l’exposé des causes de l’obsession, les causes réelles. Mon hypothèse est que derrière le discours officiel se cache quelque chose qui n’est pas exprimé, que le discours de ces juifs ne porte pas sur Vichy, mais sur un événement traumatique qui a marqué toute la communauté juive française, à savoir les propos tenus à son égard par De Gaulle lors de sa conférence de presse de novembre 1967 : « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Les réactions à cette phrase relèvent d’un véritable choc qui a touché l’ensemble de la communauté juive de France, de Raymond Aaron au Rabbin Kaplan. De Gaulle, le protecteur de la nation, figure du grand résistant qui s’était entouré de nombreux juifs dès juillet 1940 à Londres, exprimait des propos qui signaient un abandon. Ces réactions soulevèrent aussi un débat sur la double allégeance des juifs, à la fois français et attachés à Israël. De Gaulle étant inattaquable, intouchable, les juifs français se réfugièrent dans la critique de Vichy qui, elle, était autorisée. Cette mise en cause de l’appartenance à la nation, sans qu’il y ait de discrimination officielle, fut vécue comme un rappel du passé traumatique. C’est ce qui est arrivé plus tard, avec les musulmans, lorsqu’on a réformé le droit de la nationalité. Entre 1993 et 1998, cette réforme imposait aux enfants, nés en France de parents étrangers, de faire une déclaration pour pouvoir devenir Français. Depuis 1889, tous les enfants dans ce cas étaient automatiquement Français quand ils atteignaient la majorité. Il y avait donc cette idée, ce soupçon que ces enfants venus du Maghreb ou d’Afrique n’étaient peut-être potentiellement pas aussi Français que les autres. Toutes les études sociologiques montrent le traumatisme provoqué par cette réforme sur les enfants, notamment les enfants d’Algériens qui, juridiquement, n’étaient pas soumis paradoxalement à cette réforme puisqu’ils étaient, eux, nés en France de parents algériens, colonie française, donc à priori Français à la naissance.

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Pourquoi ce traumatisme ? C’est oublier que les musulmans d’Algérie, sous le régime colonial, devaient aussi faire une démarche s’ils voulaient devenir Français. Formellement, ils l’étaient, en droit international. En pratique, ils ne l’étaient pas du point de vue du droit réel, et devaient, pour le devenir pleinement, faire une démarche auprès du juge ou auprès du préfet. Cette sorte de message de l’État français, que personne n’a compris parce qu’on connaît mal l’histoire coloniale, a été comme une sorte de rappel de traumatismes passés, de l’inégalité vécue par les grands parents et transmis dans la mémoire familiale. Ce qui revient à dire que la France, outre la question des discriminations, a un problème avec l’existence des affiliations multiples. Le multiculturalisme, non pas au sens de cultures vivant les unes à côté des autres, mais au où l’on puisse être Français et avoir une affection particulière pour le pays de ses parents, que ça soit l’Afrique ou le pays de ses ancêtres, Israël, représente un problème pour la République française. Le paradoxe est qu’accepter cette diversité ne pose, en droit, aucun problème. La France a toujours accepté la double nationalité, comme la Grande Bretagne, et à la différence de pays comme l’Allemagne et les Etats-Unis. Mais, dès lors que cet attachement s’exprime dans la sphère publique, les difficultés commencent. Je dirais que cette diversité, comme l’histoire coloniale ou l’histoire d’Outre-mer, pose un problème à une histoire métropolitaine très centrée. Mieux que quiconque, c’est Emmanuel Levinas qui, au cours des tables rondes de la revue Esprit en 1968, exprimait cette difficulté : « Vérité et destin ne tiennent pas dans les catégories de politique nationale. Ils ne menacent pas plus l’allégeance à la France, que de la menace d’autres aventures spirituelles. Etre juif pleinement conscient, chrétien pleinement conscient, c’est toujours se trouver en porte à faux dans l’être. Vous aussi, les musulmans, mon ennemi sans haine de la guerre des six jours. Mais c’est à de telles aventures courues par ses citoyens qu’un grand Etat moderne, c’est-à-dire serviteur de l’humanité, doit sa grandeur, son attention au présent et sa présence au monde ». Alain Dieckhoff Directeur de recherches au CNRS, CERI-Sciences-Po

Pour faire le pont entre ces deux interventions, j’aimerais mettre en avant quelques éléments de réflexion. Le premier est que si ces deux pays, Israël et la France, peuvent rencontrer des problèmes communs, il faut néanmoins les inscrire dans le temps long et dire qu’Israël est un pays très différent de la France en ce sens qu’il est, par définition, un pays d’immigrants. Constitutivement, la société israélienne est une société d’immigration, qui s’est construite, au niveau de sa population juive (20 000 juifs à la fin du 19e siècle) quasiment, à partir de zéro. En cela, elle se rapproche beaucoup plus, à bien des égards, des États-Unis que de la France. La France est une vieille nation, même si elle a été une des premières à s’ouvrir à l’immigration. Il faut garder cela en mémoire, à savoir que les points de départ sont très

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différents pour mieux comprendre la question du jacobinisme qui ne renvoie pas à la même chose dans le cas français et dans le cas israélien. Le jacobinisme à l’israélienne a pour vocation d’intégrer les juifs. Un jacobinisme un peu contradictoire, ethnoculturel, comme habité par une faute, qui est de proposer une sorte de melting-pot à tous les immigrants juifs. De ce point de vue, le jacobinisme, que je préfère appeler le républicanisme français, est d’une nature très différente, territoriale, qui doit faciliter l’intégration des immigrants à la fin du 19e siècle puisque, avec le droit du sol, leurs enfants peuvent facilement bénéficier de la nationalité française. C’est ce qui explique la différence vis-à-vis du religieux, un religieux entendu moins comme dispositif que comme culture. Le républicanisme français fonctionne, par nature, dans l’écart qui le sépare de la catholicité, se constitue en réaction contre elle. Le jacobinisme israélien est dans une relation plus compliqué par rapport à la judaïté : il s’est constitué historiquement dans le rejet du judaïsme comme dispositif normatif, mais dans un même temps, il ne rejette pas la judaïté. D’où une nature des clivages très différente. Il y a eu ce qu’on appelle la guerre des deux France, entre ceux qui défendaient les catholiques ou les laïques, mais aujourd'hui ce clivage n’existe plus. S’il peut y avoir des similitudes entre les deux pays, comme en Israël l’alliance des Juifs orthodoxes et des nationalistes religieux, il n’y a pas d’équivalent avec le clivage entre Séfarades et Ashkénazes. De façon plus détournée, il est possible de rapprocher le clivage des Arabes/juifs en Israël de ce qui se passe en France. Dans un contexte historique radicalement différent, il y a, si on y réfléchit bien en Israël, la rencontre entre une population occidentalisée, dont le modèle est importé d’Europe, bien sûr reformulé, et une population autochtone arabe qui vit avec le traumatisme évident de la création de l’État Hébreu en 1948. Dans ce sens, il y a une équivalence avec la France, la rencontre entre une population métropolitaine et une population qui vient du Sud et, pour partie, d’anciennes colonies. Il me semble que ce soit là le seul clivage vraiment pertinent pour les deux pays. En revanche, sur la question du multiculturalisme, je crois qu’il y a une grande proximité car la France comme Israël sont, de fait, des pays multiculturels qui ne l’assument sans doute pas. Le multiculturalisme, dans sa réalité, est en tension avec l’idéologie fondatrice de la République française qui est un modèle intégrateur. Je crois que le multiculturalisme en Israël, même s’il est accepté dans la réalité, est lui aussi en tension avec l’idéologie fondatrice qu’est le sionisme et qui reste une idéologie intégratrice. Dans les deux cas, il y a tension ou, pour le dire autrement, une réalité multiculturelle sans multiculturalisme, sans multiculturalisme assumé comme c’est le cas au Canada où il est devenu une sorte d’idéologie. Enfin, un phénomène récent en Israël va poser à ce pays de façon très nette la question du multiculturalisme : l’arrivée de travailleurs étrangers qui ne sont pas juifs, qui viennent des Philippines par exemple, et qui représentent au bas mot plus de 150 000, selon les chiffres officiels, beaucoup plus en réalité. C’est l’indice le plus fort, au niveau démographique, de l’intégration d’Israël

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dans le monde globalisé. Et, comme c’est le cas pour bien d’autres pays occidentaux, ce processus soulève la question de l’identité nationale. Comment articuler une identité nationale avec des travailleurs étrangers qui, en partie, vont s’hébraïser, avoir des enfants, rester en Israël ? Cette question ne pourra être résolue sans une reformulation du modèle idéologique initial.

Géopolitique : regards respectifs de l’Europe et d’Israël sur le Moyen-Orient

Bruce Maddy-Weitzman Moshe Dayan Center, Université de Tel Aviv

J’aimerais faire une remarque préliminaire. Ces dernières années, mes recherches ont porté plus particulièrement sur le Maghreb, sur l’histoire, les systèmes politiques et les sociétés des pays d’Afrique du Nord. Ce travail m’a conduit à ouvrir dans un département de l’Université de Tel Aviv un programme d’enseignement sur ces pays. Dans notre centre sur le Moyen Orient, l’Ouest commençait et s’arrêtait en même temps à Al Alamein. Il n’était question que du Mashrek. Ce qui est en train de changer, dans notre Université en particulier. Si j’évoque ce point, c’est qu’en parlant de l’histoire politique du Maghreb à mes étudiants, je me suis aperçu qu’ils ne connaissaient presque rien de la France et de ses liens avec l’Afrique du Nord. Je pense qu’il est important que vous sachiez, même si cela est en train de changer, à quel point l’expérience française est méconnue dans notre pays. Pour aborder la question du Moyen-Orient, j’aimerais revenir sur deux événements de l’année 1979 qui me paraissent toujours aussi pertinents pour comprendre la géopolitique actuelle du Moyen-Orient. Deux événements qui ont eu des conséquences inverses, positives et négatives, sur le long terme. Le premier est, bien sûr, le traité de paix signé par l’Egypte et Israël, traité qui a permis à Israël d’occuper une position stratégique dans la région. Le deuxième, dont l’impact est à l’exact opposé, est la révolution islamique en Iran, juste un mois avant la signature du traité de paix. Si l’on se replace dans un contexte historique, l’administration Carter s’est d’autant plus engagée à mener à terme les négociations de paix entre Israël et l’Egypte qu’avec la Révolution islamique en Iran, elle perdait un important allié. Le traité de paix entre Israël et l’Egypte a été finalement accepté par une majorité de pays arabes, aucune coalition ne s’étant formée pour le contester, et si l’on ajoute à cela l’effondrement de l’Union soviétique, on peut penser que dans les années 1990 la paix avec l’Egypte représentait un intérêt stratégique comme de durables espoirs pour l’avenir.. Après la première Guerre du Golfe, la conférence de Madrid a permis à Israël de réintégrer la communauté internationale, de rompre son isolement et de nouer de nouvelles relations avec de nombreux pays. C’est le cas, comme nous le voyons toujours aujourd’hui, de l’Inde, de la Chine, du Japon et, bien sûr, de la Turquie qui est plus

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directement concernée par le Moyen-Orient. Une façon pour Israël de normaliser ses relations internationales, même s’il reste du chemin à faire. Quant à la normalisation de ses relations avec le monde arabe, Israël entretient une forme de lien avec 8 ou 9 pays arabes sur 21. Bien sûr, elle passe par la promesse d’une paix durable et l’espoir de mettre un terme au conflit israélo-palestinien, mais la paix a aussi un intérêt stratégique dans la mesure où c’est l’Iran qui représente une menace comme un défi pour la sécurité d’Israël. C’est un élément central pour comprendre la poursuite du processus de paix par les différents gouvernements israéliens depuis 1990. De tous les facteurs qui expliquent l’échec de ce processus, je crois central celui de n’avoir pas su, côté palestinien, élaborer un projet d’Etat viable. Je suis de ceux qui pensent qu’Arafat et le Fatah sont les premiers coupables de cette situation. D’un autre côté, aucune coalition arabe d’importance ne s’est formée dans les années 90 en faveur de la paix et ce qui semblait si porteur de promesse à cette date se montre d’une grande faiblesse aujourd’hui, le monde arabe n’ayant jamais été aussi morcelé. Pour en revenir à l’Egypte, ce pays avait autrefois une influence très grande sur les autres pays arabes et ce, dans des domaines très différents, aussi bien sociaux que de politique étrangère. C’était un pays sans lequel on ne pouvait mener une guerre et dont on avait aussi besoin pour faire la paix. Mais il n’a pas réussi à transformer les relations entre Israël et le monde arabe. En réalité, l’écart entre l’image que ce pays aurait dû donner régionalement et ce qu’il est réellement est immense. Je pense que le système politique égyptien dans son ensemble n’a pas su se réformer. Il semble comme figé, rigidifié, allergique à la nouveauté, exposé au mécontentement de la société égyptienne, qu’il soit le fait des libéraux, des Frères musulmans ou d’une jeunesse sans perspectives. L’Egypte a révélé encore sa faiblesse en se montrant incapable de gérer les événements récents à ses frontières avec Gaza. Une réflexion qui me ramène à l’Iran, encore une fois, dont la volonté de puissance a emprunté des chemins auxquels nous ne nous attendions pas, son soutien au mouvement palestinien et, bien sûr, son programme nucléaire. La crise a atteint un point critique lors de la guerre du Liban en 2006, que beaucoup d’analystes israéliens ont interprété comme un conflit par procuration entre Israël et l’Iran, un conflit stratégique du plus grand danger. Si l’on regarde le Moyen-Orient aujourd’hui, en 2008, c’est, en termes stratégiques, une des régions les plus dangereuses. La question palestinienne semble insoluble, réfractaire à toute solution, malgré la rencontre d’Annapolis, malgré les pourparlers qui continuent en vue d’un accord final. L’Autorité palestinienne est affaiblie, ne contrôle qu’une partie de son territoire, et le pouvoir est à nouveau divisé entre la Cisjordanie et Gaza, source de conflits et d’instabilité. Au-delà, la menace du terrorisme islamique, d’acteurs non étatiques comme Ben Laden, est aussi un facteur qui a joué ces dernières années. Je crois que l’on peut parler d’une sorte de victoire historique des Etats arabes sur le panarabisme. Des Etats qui se sont constitués d’eux-mêmes mais qui se sont montrés incapables de répondre aux exigences minimales de leur population, comme l’établissement d’un Etat de droit, et dont les

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sociétés sont aussi corrompues qu’improductives. Ce sont les classes éduquées, les classes moyennes, les premières touchées, avec des diplômes qui n’ont aucun débouché, ce qui entraîne un sentiment de profonde frustration. Tout ceci contribue à la faiblesse collective des Etats arabes au regard d’acteurs régionaux non arabes comme la Turquie, l’Iran, Israël. Si l’on évoque la position des Etats-Unis dans le milieu des années 90, on peut dire qu’elle a été analysée comme le triomphe de l’Amérique, de la Pax Americana dans la région. Mais celle-ci ne s’est pas réalisée. Le projet américain en Irak n’est pas un succès, et la question reste de savoir quelle sera la future orientation des Etats Unis dans la région, de ce qu’ils feront en Irak ou comment ils vont gérer la question irakienne. En ce qui concerne l’Irak, dont nous soulignons toujours l’état d’anarchie, je pense qu’un certain équilibre, voire une certaine stabilité, peut être trouvé avec un Kurdistan semi- indépendant, un noyau qui ne soit pas une marionnette de l’Iran, mais qui peut subir son influence. C’est une région où la compétition ira grandissant. Je vois dans l’islam politique une figure durable au Moyen-Orient, même si elle n’est pas nécessairement dominante. Je pense que plus les Etats arabes auront des difficultés à formuler un agenda des réformes, plus les mouvements islamiques auront leur mot à dire dans la compétition pour le pouvoir. Si nous sommes inquiets pour l’Afrique du Nord, je pense que l’expérience marocaine montre avec succès qu’une formule peut-être trouvée en gérant une sorte d’ouverture contrôlée vers la libéralisation de la vie politique sans en exclure les mouvements islamistes. Je ne parle pas ici de démocratie, de pluralisme politique, mais de comment il est possible de maintenir une certaine stabilité dans une période de changement supplémentaire qui est l’intégration dans un système économique globalisé. Et, de fait, dans tout le Moyen-Orient, on parle désormais de la culture jeune, de la globalisation, des blocages, ce qui fait de cette région un monde très intéressant. Enfin, aussi loin que notre propre conflit puisse être concerné, je pense que nous devons le penser plus en termes de « management » que de résolution. En l’absence de perspective au stade où nous sommes avec les pays arabes, Israël devra intégrer ces questions dans son propre agenda, de très difficiles questions. Hubert Védrine Ancien Ministre des Affaires étrangères

Je vais essayer, pour aborder le sujet, de prendre la posture d’un Européen, bien que ce soit délicat dans la mesure où tous les Etats membres ne partagent pas le même avis et qu’ils en restent le plus souvent à des généralités, toujours un peu terrorisés par les questions du Proche-Orient, d’Israël, des Etats-Unis ou des pays arabes. Les intérêts fondamentaux de l’Europe au Moyen-Orient peuvent se résumer ainsi : l’accès à une énergie sûre, pas trop chère et durable ; que cette région ne soit pas à la source d’actions terroristes ou de nouvelles menaces militaires contre les Européens ;

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enfin, que les Israéliens puissent vivre en sécurité. Ces trois points font consensus en Europe.. La question du Liban est plus française, déclinée sur un registre presque sentimental, à savoir, d’un côté, un rôle historique de protecteur des chrétiens du Liban et, de l’autre, une mission réactualisée de médiateur entre les différentes communautés. Si nous n’avons de fait pas de moyens sérieux pour influencer la Syrie, cette idée perdure dans l’opinion française. Pour atteindre les trois objectifs que je citais, les Européens souhaitent la résolution du conflit israélo-palestinien par la création de deux Etats. Discours un peu automatique qui fait l’impasse sur le comment. Or, c’est bien le « comment » qui soulève de très nombreuses questions : faut-il faire pression sur qui, comment, à quel moment ? Faut-il accompagner le processus de paix en faisant semblant de croire qu’il existe ? Les Européens, forts de connaître la solution, gèrent en fait au jour le jour une sorte de posture teintée d’hypocrisie. En réalité, personne ne demande à l’Europe sa contribution. Bien sûr, les Palestiniens, dans leur recherche d’appuis extérieurs, exigent d’elle une condamnation d’Israël. Ils l’exigent aussi de la communauté internationale, se montrant ainsi peut-être les seuls à croire que celle-ci existe. La seule question concrète, à mon avis, est de savoir si l’Europe pourrait apporter une contribution utile à une initiative telle que celle lancée par Clinton au sommet de Taba. Les Israéliens, quant à eux, ne demandent rien à l’Europe dans la résolution du conflit. Je pense que si les Européens ont un rôle à jouer, c’est une fois un accord signé. Les Européens souhaitent aussi, pour atteindre ces objectifs, une modernisation des pays arabes, perspective vague s’il en est. Il y a chez eux une sorte d’angélisme, mêlé de bonne volonté et d’humanisme, qui les conduit à déplorer l’incapacité de ces pays à se développer et se moderniser. Mais la question du « comment » reste problématique, comme le montre la critique des Européens vis-à-vis des néoconservateurs américains sur une démocratisation imposée de l’extérieur, exercice presque impossible. Si se résigner au statu quo est pitoyable, la diplomatie européenne n’est pas très claire entre les deux options, tiraillée entre sa bonne volonté et l’incapacité à trouver des moyens concrets et adéquats pour trouver une solution. Troisième point : les Européens souhaitent que le régime iranien actuel disparaisse, que Mahmoud Ahmadinejad soit neutralisé. Le débat est, là, assez clair sur la politique à mener. Les options défendues par les Etats-Unis ces dernières années, et par le monde occidental, ont pour moi personnellement, je crois, plutôt renforcé la position de Ahmadinejad. On a, sans doute, laissé passer une opportunité avec Khatami, mais le processus lui permettant de gagner en pouvoir n’était pas mûr. Peut-être aurions nous dû faire quelque chose. Du point de vue européen, les réponses sont donc loin d’être claires. Il y s’agit plus, dans les sociétés médiatisées où nous vivons, de postures, de prises de position instantanées pour être en phase avec l’opinion publique d’un pays donné. Kissinger déclarait, il y a fort longtemps : « le drame d’Israël, c’est qu’Israël n’a pas de politique étrangère. Israël n’a qu’une politique intérieure ». Ce qui est vrai pour tous les pays.

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D’où cette notion de « conflict management » qui me semble est assez juste car aucun des problèmes évoqués n’a de chance d’être totalement réglé. Si l’on prend l’exemple des terroristes, qui est un problème très sérieux, ils n’ont pas le pouvoir, par définition, de renverser des sociétés démocratiques. Parler sans cesse d’eux revient à leur faire un cadeau. C’est sur la durée qu’on peut espérer leur épuisement, leur disparition. Comme pour beaucoup d’autres questions, seule une gestion longue permet de les résoudre. A titre plus personnel, je dirais que c’est l’implosion politique du monde arabe qui reste le problème majeur. Un monde arabe, au sens classique du terme, déstructuré, impuissant, avec des pays repliés sur eux-mêmes comme l’Egypte du président Moubarak. Le monde arabe n’existe pas, ce qui pourrait paraître une bonne chose, mais qui est éminemment destructeur et dangereux, y compris pour nos intérêts de sécurité. D’autre part, je pense que le problème palestinien reste beaucoup plus important qu’on ne le dit. Il a un potentiel symbolique énorme dans les masses arabes, un pouvoir de retentissement ; c’est un facteur d’aggravation déterminant du fameux clash des civilisations, risque qui reste grand et terrifiant. Loin de se banaliser, ce conflit reste majeur et sa résolution représente une carte à jouer sur laquelle nous n’avons pas assez réfléchi en termes de projections au Moyen-Orient. Il y a bien des problèmes à résoudre, je les connais, bien des crises à surmonter pour arriver à un tel accord dont tout le monde connaît la teneur et qui peut servir les intérêts et d’Israël et des Européens. La fin de ce conflit apporterait à Israël une autorité politique et morale que ce pays n’a jamais eue en termes d’intégration dans la région. Il permettrait aussi de mener une contre offensive intellectuelle vis-à-vis du terrorisme islamique qui utilise, de façon cynique, la question palestinienne dans l’opinion arabe contre des gouvernements affaiblis, incapables d’assumer leur intérêt à être solidaires avec l’Occident. Comme le soulignait Elie Barnavi, il est aussi le moyen de rassurer le monde arabe sunnite face à l’expansion et la menace irano-chiite, comme l’a montré l’initiative saoudienne qui a reçu une fin de non recevoir côté israélien et occidental. Si l’on veut enrayer le processus du clash, l’instrument existe, à savoir la résolution du problème palestinien, ce qui est moins difficile que de démocratiser les pays arabes ou de faire disparaître la menace iranienne. La paix aurait aussi un effet de levier remarquable qui, au-delà d’Israël, de la Palestine, de la Jordanie, pourrait réunir la Syrie et le Liban, le régime syrien ne pouvant survivre à l’absence d’affrontement. De quoi a-t-on besoin pour atteindre ce but, et je veux rappeler que je suis le contraire d’un naïf ? D’un premier ministre israélien assez courageux pour décider de mettre en œuvre l’accord et d’un dirigeant palestinien, peut-être un peu suicidaire, qui n’a rien à offrir dans la négociation, pas même des garanties de sécurité. La France peut-elle soutenir cette initiative ? Pourquoi pas. Sous cet angle, je trouve la position de Sarkozy potentiellement intéressante. Là où je suis plus sceptique, c’est dans nos relations avec les Etats-Unis. L’histoire montre que ses alliés n’ont jamais eu

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d’influence sur eux, pas plus que leurs opposants, de De Gaulle à Chirac et Schröder qui n’ont pu empêcher l’intervention américaine en Irak. Quant à l’Europe, si elle a une carte à jouer, encore faudrait-il qu’elle ait confiance en elle. Lui faut-il une administration américaine qui lui dise qu’elle a besoin d’elle ? Peut-être. Je vois mal l’Europe seule, avec ses 27 pays très différents, faire quoi que ce soit, les Israéliens ne lui demandant d’ailleurs pas d’intervenir d’une façon ou d’une autre. Si ouverture il y a, elle se fera en conjonction avec les Etats-Unis. Enfin, je dis à nouveau que, concernant l’Iran, nous avons besoin d’une vraie realpolitik, cynique, manipulatrice, menteuse s’il le faut, pour déstabiliser le pouvoir en place. Jouer les uns contre les autres, utiliser les forces internes, proposer un dialogue et des négociations plus à même de contrarier le pouvoir politique qu’il ne l’est par les sanctions, bien que la combinaison des deux ne soit pas mauvaise. Il y a là, je crois, entre Israël et l’Europe des intérêts communs. Laurent Cohen-Tanugi Avocat international et essayiste, Spécialiste des affaires européennes et transatlantiques

Quelques mots pour conclure. Je crois qu’il y a, malgré tout, une plus grande convergence aujourd’hui sur la manière dont Israël et l’Europe envisagent le Moyen-Orient, dans mesure où, comme je le disais en préambule, la complexification croissante de la stratégie au Moyen-Orient nous rapproche, à savoir la multiplication des foyers de tension qui n’ont pas de rapport direct avec le conflit israélo-palestinien. L’Iran, l’Irak, le conflit islamo-occidental sont des problèmes qui aujourd’hui sont communs à Israël et à l’Europe, ce qui ne peut se réduire au conflit israélo-palestinien. Même si je ne partage pas toutes ces analyses qui ont été développées, je crois qu’il y a objectivement une grande convergence due à l’échec américain, son retrait, sa perte d’influence qui est un changement majeur par rapport à la période antérieure. Le monde arabe est aujourd’hui un monde éclaté dont les anciens leaders sont aujourd’hui totalement marginalisés, je pense à l’Égypte ou la Syrie par exemple. Or, il existe un autre Moyen-Orient qui, lui, est dans la mondialisation grâce au pétrole, comme les États du Golfe ou l’Arabie Saoudite, même si leur régime politique reste très rétrograde. Je crois que l’Europe n’a peut-être pas officiellement suffisamment pris acte du changement et qu’elle en reste, dans la réalité, aux discours que dénonçait Hubert Védrine. Pour finir, je crois que le changement de position de la France, même s’il reste encore assez brouillon, aura des conséquences importantes. En se rapprochant de la plupart de ses partenaires, elle serait plus à même de conduire une politique étrangère européenne plus cohérente dans ce nouvel environnement.

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Politique d’innovation : le modèle israélien ? Leonardo Leiderman Économiste, Université de Tel Aviv

Je voudrais vous faire part des dilemmes auxquels sont confrontés les économistes israéliens, qui sont assez proches de ceux que vit la France et, je suppose, l’Europe. Israël est un Etat relativement jeune, 60 ans cette année, avec de graves problèmes géopolitiques et de sécurité, qui a connu plusieurs vagues d’immigration au cours de son histoire, dont la dernière, venue de Russie au début des années 1990, compte plus d’un million de personnes. Un pays, très pauvre autrefois, qui aujourd’hui atteint un niveau de revenu par habitant de l’ordre de 23 000 dollars par an, ce qui le situe à un niveau assez proche de l’Espagne, ou de la République tchèque. Ainsi, pour simplifier, on peut comparer Israël à un pays européen, ou, comme on le disait ce matin, à un pays émergeant. Il est impossible aujourd’hui de penser à l’économie israélienne sans évoquer la place centrale prise par les technologies de pointe. Dans les années 1950 ou 1960, Israël était assimilée aux Kibboutz, à l’agriculture, aux oranges de Jaffa, qui dessinaient une sorte d’identité israélienne. Aujourd’hui, les choses ont bien changé, comme le montre une liste d’entreprises où figurent Check Point, Haven Imaging, Mercury, Aladdin, Amdocs, M-Systems, etc. Il n’y a pas si longtemps, on me racontait ainsi que le programme informatique destiné à la compensation de toutes les banques à la Réserve fédérale américaine avait été réalisé par une compagnie israélienne. Un exemple parlant puisque les technologies de pointe représentent aujourd’hui 20% du produit du secteur des affaires d’Israël, soit à peu près 50% des exportations industrielles et 50% des exportations de services du pays. Cette réussite n’est pas le fruit d’une formule magique qui permettrait de l’exporter, telle quelle, vers d’autres pays. Le premier atout de ce succès relève du capital humain très important dont dispose Israël. Le second atout repose sur le rôle joué par l’armée autour de laquelle de nombreuses entreprises de pointe se sont développées, comme pour les systèmes optiques par exemple. L’armée est, en grande partie, à l’origine des programmes de recherche et développement, devant toujours détenir une avance technologique sur les pays voisins. Troisième et dernier élément, la politique gouvernementale qui a très largement soutenu ces programmes, ce qu’elle n’aurait pu faire sans le capital humain et l’impulsion de l’armée dont je parlais précédemment. Des délégations d’investisseurs étrangers, américaines, européennes ou d’ailleurs, viennent aujourd’hui en Israël, à Tel Aviv, pour trouver à financer des entreprises de haute technologie. Or, ces entreprises regroupent souvent trois ingénieurs, installés dans la ville de Rehovot, qui répondent eux-mêmes au téléphone, travaillent sur leur ordinateur avec cette idée folle que si leur initiative trouve son marché, elle peut leur rapporter des millions voire des milliards de dollars. Ces start-ups et autres entreprises de ce type, en plein développement en Israël, restent

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marginales si on observe la structure du marché du travail. L’ensemble de l’industrie des technologies de pointe ne représente ainsi que 6% de la main d’œuvre, qui assure à elle seule 50% des exportations industrielles et 20% du produit du secteur des affaires. Cette disproportion entre le poids économique et le nombre de personnes employées par ce secteur est liée à la nature même des technologies de pointe. D’où ce paradoxe entre l’image que renvoie, à travers les journaux par exemple, l’économie de notre pays et celle que vit quotidiennement le citoyen lambda israélien dont le niveau de vie n’a pas augmenté. Ce que l’on a appelé souvent le « miracle high tech » est, au contraire, à l’origine d’un accroissement des inégalités de revenu en Israël. Au risque de vous surprendre, je dirais que, si l’on compare aujourd’hui Israël à tous les autres pays de l’OCDE en termes d’indices d’inégalité des revenus, notre pays détient la première place. Dans cette société qui était très égalitaire, où l’on gagnait à peu près le même salaire que son voisin, on se retrouve soudain avec des écarts de revenus très importants, les uns comparables à ceux de la Silicone Valley, les autres semblables à ceux de n’importe quel employé de banque ou d’hôtel. Cet accroissement des inégalités est aussi, et surtout, le résultat de l’entrée en force dans la mondialisation du monde des affaires israélien. Si aucune recherche n’existe à ce jour sur le sujet, j’ai le sentiment qu’Israël est l’un des cinq premier pays a en avoir tiré aujourd’hui les bénéfices. Les avions sont pleins d’anciens étudiants, les miens comme ceux d’Eliezer, dont l’un part faire du conseil en agriculture en Chine, l’autre s’occuper de sa propre compagnie des eaux au Brésil. Ce qui reste impressionnant, c’est la capacité qu’ont eu Israéliens à s’adapter très rapidement à la mondialisation, à prendre des initiatives et pénétrer de nouveaux marchés. Si l’on prend, par exemple, le secteur du BTP en plein essor en Roumanie, en Pologne, en Croatie, la majorité des centres commerciaux et des complexes résidentiels sont construits par des compagnies israéliennes. Certains ont donc eu l’initiative et les qualités entrepreneuriales pour se lancer dans les eaux de la mondialisation, dans l’arène internationale dont ils ont très rapidement tiré un avantage. Et il y a les autres, restés dans le cadre national. Le salaire moyen dans le secteur des technologies de pointe équivaut à peu près à 220% du salaire moyen en Israël. Un phénomène nouveau, sur lequel on ne peut avoir un jugement moral, mais que le pouvoir politique va devoir gérer, ce qu’il vient juste de commencer à faire. Une nouvelle question, dont on ne parlait pas en Israël dans les années 1980 ou au début des années 1990, mais qui est souvent évoquée dans les media aujourd’hui, est celle de la pauvreté. La pauvreté en Israël est calculée en termes relatifs, et non absolus. La Banque mondiale et d’autres institutions discutent aujourd’hui sur la manière de mesurer la pauvreté dans le monde. Si, en Afrique, on la mesure en termes de nutrition, à savoir si les populations ont accès à un panier minimal de glucides, de protéines, etc., dans un pays comme Israël, on l’évalue en s’intéressant à la frange la plus basse en termes de distribution des revenus. L’un des chiffres les plus intéressants, et mis en avant cette année par le dernier rapport annuel sur la pauvreté, indique que 35% des

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enfants en Israël sont pauvres. Or, le problème de la pauvreté en Israël est complexe. Une première population est, disons le, pauvre par choix. Il s’agit des religieux orthodoxes dont les enfants, qui ne peuvent être considérés comme chômeurs, restent à la Yeshiva ou à la Synagogue pour étudier la bible du matin au soir. Une seconde population est constituée par la minorité arabe, sujette aux discriminations, au manque de liberté de mouvement, mais dont on sait aussi que les femmes ont un très faible taux de participation au marché du travail. Il faut donc rester prudent et ne pas exploiter ce chiffre de 35% de manière démagogique. La société israélienne est néanmoins clairement confrontée à ce problème dont la reconnaissance publique est devenue un défi à relever ces prochaines années par le pouvoir politique, conscient qu’il s’agit là d’une « bombe à retardement ». Le mécontentement exprimé par une population qui se sent très marginalisée, rejetée à la périphérie, peut avoir des débordements incontrôlables. Ainsi, contrairement aux autres campagnes électorales qui en restaient à la politique extérieure, celle de mars 2006 a très largement abordé ce problème qui, il faut le dire, a pris de court, par sa soudaineté, les politiciens comme la société israélienne elle-même. Le marché du travail de ces dernières années a en effet connu une transformation majeure. Il s’agit désormais d’un marché mondial, globalisé, avec un très important afflux de travailleurs venus de Chine, d’Inde, etc. Si l’on observe, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Israël, les salaires des travailleurs des industries traditionnelles, on constate qu’ils sont restés globalement stables, malgré la croissance des économies. Ce dilemme est d’autant plus difficile à gérer que les contraintes géopolitiques en Israël pèsent très lourd, avec quatre fronts où la sécurité est menacée, et qu’il faut trouver les ressources nécessaires pour répondre aux questions sociales tout en faisant en sorte que les entreprises de technologies de pointe continuent à exporter et à développer leurs activités. Or, il est clair que pour les universitaires, comme pour ceux qui s’interdisent d’être démagogues en demandant à l’Etat d’augmenter son aide, la vraie solution passe par l’éducation. Autrement dit, pour une famille qui souffre de pauvreté, où le père et la mère travaillent dans des industries traditionnelles, il faut s’assurer que leurs enfants vont bénéficier d’un enseignement de qualité, vont apprendre l’anglais, utiliser un ordinateur, toutes choses qui peuvent leur permettre de saisir les nouvelles opportunités offertes par la mondialisation. Or, le système éducatif en Israël est en crise. En dix ans, dans les tests internationaux passés par des lycéens de différents pays en mathématiques ou en sciences, Israël a rétrogradé de la 5e à la 35e ou 40e place. Ce qui renforce encore l’idée que les dépenses allouées à la défense par la société et l’économie ne permettent pas d’entreprendre les réformes nécessaires. Il en va de même pour les régions « défavorisées » d’Israël, régions de la périphérie, si nous ne voulons pas que perdure et s’amplifie l’écart entre ce que certains appellent les deux Israël, Israël A et Israël B. Israël A, c’est Tel Aviv, qui par bien des aspects ressemble à New-York avec des restaurants, des théâtres, des concerts qui affichent toujours complets. En revanche, un

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peu au Sud ou un peu plus au Nord, c’est Israël B, un pays en voie de développement avec tous les problèmes que recouvre ce terme. Il n’y a aucun doute que, si tant est que les problèmes de sécurité soient résolus, ces questions ne pourront rester sans réponses car leurs effets sur le tissu social sont destructeurs. Comment faire accepter ainsi aux Israéliens qu’ils ont tous le devoir de défendre le pays, d’aller à l’armée ou être en réserve, mais qu’ils ne partagent le même niveau de vie. Il y a là une articulation à faire entre la géopolitique et le social. Les solutions ne sont ni faciles, ni rapides. L’éducation est, pour moi, le moyen le plus important pour relever ce défi. La mondialisation est une bonne chose. Reste à réformer les politiques intérieures des nations de manière à améliorer les ajustements à ces changements très rapides. Gilles Leblanc Économiste, Ecole nationale supérieure des mines de Paris

Léonardo Leiderman a abordé deux questions différentes, l’une sur le système d’innovation, sa dynamique et la façon de le soutenir ; l’autre, plus macroéconomique, sur le rôle de l’innovation dans le bien-être d’un Etat et d’un territoire. Pertinentes toutes deux dans le débat français, je ne peux néanmoins les traiter sans prendre en compte le fait que la politique française ne peut être envisagée dans une seule perspective nationale, mais doit être replacée dans un contexte européen. Pour revenir sur le système de l’innovation israélien, tous les observateurs et les économistes s’accordent à dire qu’il s’agit là d’un cas d’étude, un cas dont nous avons exploré et examiné très attentivement les différents aspects durant les 20 dernières années. Ce système a très certainement influencé la création d’instruments politiques récents comme, en 2004, de ce que nous appelons en France les pôles de compétitivité. Cette initiative était l’aboutissement de différents rapports, réalisés à partir d’exemples américains bien sûr, mais aussi scandinaves et israéliens. Cette initiative a été couronnée de succès en France dans la mesure où il y a aujourd’hui 71 pôles de compétitivité mobilisés par le ministère français de l’économie, ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes. C’est un changement très important dans la politique de l’innovation menée par la France, qui n’est pas toujours très bien compris et dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les dimensions. La raison est sans doute à chercher dans le fait que notre système d’innovation répondait à une notion de rattrapage économique et insistait, ipso facto, sur un nombre limité de secteurs, définis comme stratégiques pour l’indépendance du pays, du point de vue des politiques comme des grandes entreprises. Nous avons eu de grands succès comme des échecs cuisants à travers ce système fondé sur des programmes. Deux conditions étaient nécessaires pour que ce système soit efficace : la première, celle de savoir ce que vous vouliez vraiment produire et de miser sur un produit concret dont les acteurs et l’Etat étaient capables de définir les objectifs ; la seconde, à savoir qu’une demande publique existe pour déclencher la production et

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atteindre des économies d’échelle permettant d’exporter et de vendre les produits sur une base commerciale. Or, et c’est le cas de la France et de la plupart des autres pays européens, nous sommes sortis d’une période de rattrapage économique pour nous rapprocher de ce que l’on appelle la « frontière technologique ». Parler de véritable innovation, ce que nous ne connaissons pas encore, exige de définir des objets et des services totalement nouveaux à développer sur des demandes qui ne peuvent plus être publiques. C’est un changement radical qui a, au cours des années 1990, montré les limites de notre ancien système. Il ne s’agit pas là de mondialisation, mais de la fin du modèle de rattrapage économique, du fait que nous avions atteint la frontière technologique. Les pôles israéliens ou américains, les clusters, nous ont aidés à changer de perspective, à appuyer l’innovation sur une hypothèse différente, à savoir que les idées, les produits et services vraiment innovants se développent dans des environnements interactifs. Ainsi, ce sont plus les interactions entre les chercheurs, les commerciaux, les grosses comme les petites et moyennes entreprises, les laboratoires de recherche et les universités qui peuvent susciter ce type d’innovations. Ce concept de pôle de compétitivité repose donc sur l’hypothèse qui est de favoriser des synergies entre les acteurs afin d’améliorer la fréquence et l’intensité de l’innovation. Ce qui était très nouveau dans le contexte français. Deuxième idée, qui constitue également un profond changement dans notre politique publique, est inspirée, elle aussi, des expériences étrangères : décentraliser l’encadrement de la recherche publique, c’est-à-dire décentraliser au niveau des pôles la définition des objectifs, du contenu, de la sélection des projets et du suivi de l’évolution des résultats. Cette décentralisation permet aussi d’abaisser les barrières d’entrée pour les petites et moyennes entreprises qui ne participent pas aux grands programmes publics. Je pense néanmoins que si nous avons pris la bonne direction, il reste des éléments manquants que le cas israélien peut nous permettre d’identifier. Le premier est d’ordre financier. Les fonds publics existent pour soutenir les projets de recherche et développement collectifs, mais l’idée serait, si nous croyons vraiment dans un possible changement structurel, que ces projets soient soutenus par des entreprises, partie prenante de leur croissance. Pour le dire autrement, il devrait y avoir un relais du financement public par un financement privé comme les fonds d’investissement ou l’actionnariat privé. En Israël, le secteur de technologie de pointe est soutenu par un secteur d’investissement très dynamique. Je suis toujours étonné de voire de gros fonds d’investissement spécialisés dans la technologie de pointe qui n’ont souvent que deux bureaux en dehors des Etats-Unis, l’un en Chine et l’autre en Israël. Cette interaction, ce rôle du versant financier dans la mise en avant de l’innovation, mais aussi dans la transformation de l’innovation en un bien ayant une véritable valeur pour les entreprises, comme pour le pays, la population et l’économie, est un point très

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important que nous avons ignoré. Nous avons mis sur pied des structures de gouvernance, parfois très complexes, qui incluent l’ensemble des parties prenantes, les entreprises, les universités, les laboratoires de recherche, mais dans un seul guide financier. C’est là où nous n’avons pas su imiter d’autres expériences, en particulier l’expérience israélienne. Un autre point très important soulevé est le rôle que jouent la défense et l’armée dans le système d’innovation. Concentrer les efforts sur l’indépendance, sur les secteurs stratégiques, est très fortement lié avec les objectifs de défense, ce qui a conduit en France à un système très monolithique, avec des préférences pour un petit nombre de compagnies, du fait, sans doute, de notre héritage historique. Israël est un pays beaucoup plus jeune que le nôtre, comme le sont aussi les relations entre l’industrie et l’armée. Si l’on prend l’exemple des drones, l’une des innovations les plus importantes dans le domaine de l’aéronautique militaire apparues en Israël, seule une compagnie comme Dassault en France peut suggérer une telle innovation, détenant de fait un monopole sur l’aéronautique. Je pense qu’en Israël, malgré l’existence de forts facteurs de concentration et de très lourdes industries, les opportunités existent pour une petite entreprise de convaincre l’armée de l’efficacité et du potentiel d’innovation apportés par un nouveau système, Si l’on observe les chiffres, les 6% de main d’œuvre travaillant dans les technologies de pointe en Israël représente deux fois plus de personnes que dans le cas français, la France étant la sixième ou septième puissance industrielle du monde et reconnu pour ses produits de technologies de pointe comme ses succès dans ce domaine. Si la part de produits liés à ces technologies est à peu près la même, le niveau d’exportation, en revanche, est beaucoup plus bas en France qu’en Israël, à peu près 30% contre 50%. Pour conclure sur ce point, je crois nécessaire de souligner la légitimité d’une politique de l’innovation, de la défendre en montrant ses bienfaits pour l’économie dans son ensemble, d’en expliquer les mécanismes qui lui permettent d’être véritablement pertinente, efficace et utile. En France et en Europe aujourd’hui, l’innovation est perçue comme la solution, la réponse, le moyen pour trouver une place nouvelle dans un monde globalisé. C’est devenu un tel lieu commun que nous avons perdu toute prise réelle sur ce mécanisme. C’est là où nous devons retourner au niveau européen : l’Europe a mis en avant un objectif tout à fait quantifié d’accroître les dépenses de recherche et développement dans les pays européens pour atteindre 3% du PIB. En France, le taux est beaucoup plus bas, seulement 2,15%. Mais de ne parler que d’objectifs quantitatifs est faire fausse route. Dans les pôles d’innovation tels qu’on peut les trouver en Israël, c’est la capacité d’apporter de nouvelles idées pour stimuler des interactions qui prend le pas sur le fait d’accumuler des ressources. Or, en France, nous avons tendance à faire l’inverse, même au sein d’un certain nombre de ces pôles de compétition, à n’analyser les capacités d’innovation qu’au travers du niveau de ressources que l’on peut espérer. Je terminerai par un dernier exemple. Dans le secteur des nanotechnologies, dans lequel des pôles français ont des liens avec certaines entreprises israéliennes, on pourrait se

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dire que si nous voulons être performants, nous devons obtenir la plus grande salle stérile possible, le plus grand nombre de doctorants et de techniciens dans ce domaine. Mais le problème reste que les nanotechnologies sont un champ de recherches dont nous ne savons pas encore vraiment aujourd’hui quelles en seront les principales applications. Et nous ne savons même pas quels seront les principaux secteurs concernés : les télécommunications, la santé, l’énergie, l’industrie automobile… Si nous ne travaillons que sur des solutions technologiques sans impliquer ces différents secteurs, ou sans discuter avec des chercheurs en science fondamentale, il est alors impossible d’avoir une recherche efficace. Se concentrer sur une technologie, une trajectoire, par exemple les nanotechnologies dans l’industrie automobile, c’est oublier qu’Israël, les Etats-Unis ou Singapour peuvent développer la première application des nanotechnologies dans le secteur des télécommunications. D’où l’émergence d’un standard ou d’une norme mondiale à adopter qui annulera tous les investissements faits ailleurs. La capacité à faire travailler ensemble différents secteurs ne relève pas du quantitatif : c’est l’une des leçons que nous devons intégrer et analyser pour faire que nos pôles ressemblent plus à ceux qui existent en Israël.