Regimes d'Action (Corcuff)

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  • 7/28/2019 Regimes d'Action (Corcuff)

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    Corcuff (Philippe), Justification, stratgie et compassion : Apport de la sociologie

    des rgimes d'action , Correspondances (Bulletin d'information scientifique de

    l'Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain), Tunis, n51, juin 1998.

    Je souhaiterais donner un premier aperu dune problmatique encore peu connue : lasociologie des rgimes daction, qui est en train de se dvelopper partir des travaux de LucBoltanski et Laurent Thvenot sur la justification. On peut tout dabord donner une bibliographieminimale de ces travaux : Luc Boltanski et Laurent Thvenot : De la justification - Lesconomies de la grandeur(Paris : Gallimard, 1991; 1 d. : 1987), Luc Boltanski : LAmour et laJustice comme comptences (Paris : Mtaili, 1990), Laurent Thvenot : Laction qui convient(dans P. Pharo et L. Qur Les formes de laction Paris : EHESS, coll. Raisons pratiques,1990) et Nicolas Dodier : Les appuis conventionnels de laction - lments de pragmatique

    sociologique (revue Rseaux, n62, nov.-dc. 1993). Jajouterais le passage que jai consacr cette sociologie dans mon petit livre surLes nouvelles sociologies (Paris : Nathan, coll. 128,1995), ainsi quun de mes articles dans la revue Actuel Marx : Thorie de la pratique etsociologies de laction - Anciens problmes et nouveaux horizons partir de Bourdieu (n20, 2semestre 1996).

    Je procderai en trois temps. Je marrterai tout dabord sur les diffrences entre lesdmarches classiques en sciences sociales et la sociologie des rgimes daction. Ensuite, jerappellerai les grands traits du modle de la justification publique et llargissement

    problmatique qui la suivi. Enfin, je marrterai sur deux rgimes daction que jaipersonnellement travaills et qui nous permettent de mieux saisir la pluralisation delanthropologie de rfrence de la sociologie qui est en jeu, cest--dire des caractristiques et

    des capacits attribues aux humains : il sagit du rgime dinterpellation thique dans le face--face ou de compassion (modlis partir de lthique du visage dEmmanuel Lvinas) et durgime machiavlien ou tactique-stratgique (modlis partir du Prince de Machiavel).

    DES SOCIOLOGIES BULLDOZERSAU DEFI PULP FICTION

    Pour mieux comprendre ce type dapproche, on doit introduire une distinction entre deux

    ples au sein de la sociologie : premirement la sociologie comme construction du second degr,et deuximement la sociologie des interdpendances larges (Norbert Elias) et/ou desconsquences non intentionnelles de laction (Anthony Giddens). Je parle bien de deux ples, carsouvent les diffrents auteurs associent les deux (cest le cas dailleurs dElias et de Giddens). Le

    premier ple a t dfini par Alfred Schtz : la sociologie part des interactions de face--face dela vie quotidienne et des savoirs (pratiques et/ou formaliss) quy dploient les acteurs. Cest uneconstruction savante partir des constructions ordinaires des acteurs, une construction deconstructions, donc une construction du second degr, selon lexpression mme de Schutz. Cetteorientation a beaucoup voir avec lorientation comprhensive de Max Weber, passant par la

    prise en compte du sens subjectif vis par lagent. Le deuxime ple a voir avec uneorientation durkheimienne, selon laquelle la socit dpasse largement lindividu dans le temps

    comme dans lespace. La notion dinterdpendance chez N. Elias sinscrit, pour une part, danscette voie. Certes, la notion dinterdpendance peut ainsi tre mobilise pour analyser des

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    chanes dinterdpendance longues et complexes. Si, dailleurs, on veut penser ces relations demanire moins forte, on peut parler avec Antony Giddens de consquences non intentionnellesde laction (cela vient dune vieille tradition en sociologie, avec, par exemple, Merton aux tats-Unis).

    Si je reviens la sociologie des rgimes daction, je dirais de cette sociologie quelle sedfinit nettement comme une construction du second degr, un dcoupage savant des dcoupagesordinaires des acteurs. On peut ainsi donner une premire dfinition de cette posture : dans lasociologie des rgimesdaction, laction - et plus particulirement une action situe, cest--direen situation, caractrise parla succession de squences dactions -, cette action est apprhende travers lquipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique dajustement des

    personnes entre elles et avec des choses. Les objets, les institutions, les contraintes extrieuresaux personnes sont donc pris en compte, mais tels quils sont identifis et/ou engags danslaction, dans la faon dont les acteurs reprent, ont recours, sapproprient, prennent appui sur,ou se heurtent eux. Par exemple, on ne va pas, dans cette perspective, parler a priori depouvoir pour rendre compte de lactivit des gens, mais de la faon dont les acteurs en

    situation identifient, nomment, utilisent, se heurtent du pouvoir. Ce nest pas ce quest lemonde objectivement qui est vis, ni non plus seulement la vision subjective de chaque acteur,mais le monde travers les sens ordinaires de ce quest le monde mobilis par les acteurs ensituation (par exemple, travers les sens ordinaires de la justice, de lamour, mais aussi du

    pouvoir, de lingalit, etc.) et le travail ralis par les personnes pour sajuster en situation cemonde.

    Une fois mieux prcises les coordonnes pistmologiques et mthodologiques de cetteposture, il faut galement expliciter un peu plus son point de vue sur laction. Les sociologiesaujourdhui disponibles ont souvent chacune un vocabulaire propre de description-interprtation-explication qui vaut pour toute situation. Par exemple, pour la sociologie des organisations deMichel Crozier et Erhard Friedberg les concepts dintrt, stratgie et pouvoir ont une

    porte explicative en toute situation. Pour la sociologie de Pierre Bourdieu, les concepts dechamps, capital et habitus tendent tre valables et explicatifs dans la plupart dessituations. Si on veut mettre laccent sur les limites de ces clairages classiques sur laction (maiscest oublier alors tout ce qui fait leur porte heuristique et leurs acquis thoriques et empiriquesindniables), on peut parler de sociologies bulldozers, cest--dire quune fois quelles sont

    passes, le terrain a t aplani, ses asprits ont disparu. Tout a t rabattu sur le mme plan,souvent en rabattant lensemble des situations sur un type de situations. La sociologie desrgimes daction vise, linverse, retrouver les asprits du terrain. En dehors dun cadredescriptif-interprtatif minimal (avec les des notions communes comme rgime daction,

    acteur et situation justement), elle cherche formaliser des concepts diffrents en fonctiondes types de situations. Dans cette sociologie, les acteurs ont des identits plurielles, et il nestpas absurde quils fassent appel un sentiment de justice dans une situation, quils soientamoureux dans une autre, quils soient violents dans une troisime et stratgiques dans unequatrime. Mais est-ce si bizarre que cela par rapport notre exprience ordinaire du mondesocial? Cest ce que jappelle le dfi Pulp Fiction pour les sciences sociales, en rfrence au filmde Quentin Tarentino, qui met justement en scne des passages rapides entre une diversit delogiques daction.

    Toutefois, une des spcificits dun mode de pense scientifique, cest quil ne met passeulement en vidence de la diversit, mais quil tente dtablirdes rgularits. Dans le cas des

    sciences sociales, cela vise rendre compte dune certaine stabilit du monde social. Cettestabilisation relative est aussi une proccupation de la sociologie des rgimes daction. Il

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    existerait donc des types de situations, des situations pr-agences, obissant certaines logiqueset contraintes. a, cest la stabilisation du ct des situations. Mais du ct des personnes, il yaurait aussi des faons typiques de se comporter dans certaines situations. On retrouve l uneinterrelation et une interactivation de dispositions mentales et corporelles et de situations pr-agences, qui constitue un schma classique dans les sociologies constructivistes. Chaque rgime

    daction constituerait alors un mode darticulation de dimensions macro-sociales (des situationset des comportements pr-agencs, ayant une validit plus grande que telle ou telle situationparticulire) et de dimensions micro-sociales (des situations localises et des acteursindividualiss).

    La sociologie des rgimes daction donne des ressources pour penser diffremment unautre dbat traditionnel dans les thories de laction; un dbat qui tend opposer deux ples :dabord celui qui insiste sur le lien entre lapprhension de laction et les notions dintention, deconscience, de projet et de rflexivit de lacteur (le fait que lacteur thmatise explicitement sa

    propre action, en se retournant sur elle), et ensuite celui qui met laccent sur la pratique au sensdaction non ncessairement et explicitement rflchie, sur la non-conscience, la non-rflexivit

    et le rapport corporel au monde. Schmatiquement, cest le dbat qui pourrait opposer, dans latradition de la philosophiephnomnologique, Alfred Schtz et Maurice Merleau-Ponty, et, ensociologie, lethnomthodologie dHarold Garfinkel et la sociologie de Pierre Bourdieu. Pourtanton doit pouvoir mieux prendre en compte la rflexivit des acteurs (comme chez Schtz etGarfinkel) tout en cherchant viter les piges intellectualistes (mis en vidence par Merleau-Ponty et Bourdieu). Cest la place dune rflexivit pragmatique des acteurs qui est alors pose;

    pragmatique dans le sens o les contraintes de plus ou moins grande urgence de laction sontsusceptibles de laisser une plus ou moins grande place cette rflexivit. Partir des acquis de lacritique de lintellectualisme, que nous hritons notamment de Merleau-Ponty et de Bourdieu,tout en prenant en charge des questions poses par Schtz et Garfinkel supposerait alors de

    penserune conomie pratique de la conscience et de la rflexivit, variable selon les situations.La sociologie des rgimes daction va dans ce sens. Sur le plan des rapports entre action,conscience et rflexivit, la sociologie des rgimes daction dessine des configurations diversesen fonction des situations concernes. La part de conscience et de rflexivit ne serait pas alors lamme selon les situations, et donc selon les rgimes daction activs.

    Enfin dernier lment signaler, cest galement une reconfiguration des rapports entresciences sociales et philosophie qui est porte par cette nouvelle problmatique. Car on na pas,dans ce cadre, choisir entre des anthropologies philosophiques (des conceptions philosophiquesde la nature humaine) prtentions universalistes concurrentes, comme par exemple celle deHobbes qui part de la guerre de chacun contre chacun ou celle de Lvinas qui, linverse, part

    de la responsabilit pour autrui. On dira alors que cest laspect guerre de chacun contrechacun qui est activ dans certaines situations, et que cest laspect responsabilit pour autruiqui est activ dans dautres situations, et ce pour les mmes personnes. Se dessine alors uneanthropologie plurielle, historiquement et situationnellement contextualise, qui permet de re-localiser des apports philosophiques.

    LE REGIME DE JUSTIFICATION PUBLIQUE ET SON ELARGISSEMENT

    Cest le travail de Luc Boltanski et Laurent Thvenot qui commence un peu tre discut

    aujourdhui. Quel est lobjet du modle ? Il sagit du travail effectu par les acteurs pour critiquerdautres acteurs ou pour se justifier face leurs critiques, et cela dans des situations de dbat

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    public, caractrises par une publicit, cest--dire potentiellement visibles par lensemble desmembres dune collectivit. Dans ces situations, les auteurs font lhypothse que les acteurs ne

    peuvent pas se contenter darguments particuliers (du type jai le droit de prendre la parole,parce que cest dans ma nature de prendre la parole), mais doivent mobiliser des argumentationsgnrales qui dpassent leur personne et la situation singulire o ils se trouvent (du type de cette

    argumentation civique : jai le droit de parler, parce quon est en Rpublique). Pour Boltanskiet Thvenot, il existe diffrents modles dargumentations gnrales appuyes sur desconceptions diffrentes de la justice dans une cit.Il y aurait donc un lien entre justification publique et justice. Du fait de ce lien, ils vont recourir

    des auteurs classiques de philosophie politique qui ont dvelopp des conceptions diffrentesde la cit juste. Ces auteurs classiques vont tre apprhends comme des grammairiens du lien

    politique, cest--dire qu la manire des grammairiens qui codifient les rgles du langage, on vales envisager comme des codificateurs de conceptions de la justice dont on fait lhypothsequelles sont aujourdhui en usage dans des situations de la vie quotidienne. Mais bien sr, ungrammairien systmatise et explicite ce qui apparat plus implicite dans la vie ordinaire. Ils se

    prtent donc plus facilement une modlisation. Dans un deuxime temps, Boltanski et Thvenot

    ont propos une premire validation empirique de ces modles en retrouvant des schmassimilaires dans des guides contemporains lusage de lentreprise (guides de productivit, pourfaire des affaires, syndical, de savoir-vivre destination des cadres, etc.).

    Six modes de justifications publiques ou conceptions de la cit juste ont t reprs parBoltanski et Thvenot; chaque cit tablissant une faon diffrente de mesurer la grandeur des

    personnes (ce qui est appel aussi principe dquivalence), do la notion dconomies de lagrandeur. Il sagit des justifications civique, industrielle, domestique, par lopinion, marchandeet inspire. Ces outils confectionns par Boltanski et Thvenot visent alors mener desinvestigations empiriques sur les sensordinaires de la justice mobiliss dans notre socit et lesformes dajustement au monde quils soutiennent.

    Dans Lamour et la justice comme comptences et dans Laction qui convient,Boltanski et Thvenot vont faire, chacun dans des directions propres, du modle de la

    justification un modle simplement rgional et largir la rflexion vers dautres rgimes daction.

    Tableau Boltanski sur justesse/justice/agap/violence autour du double axe quivalence/horsquivalence et paix/dispute :

    Paix

    justesse agap amourquivalence (mesure) Hors quivalence (d-mesure)

    justice-justification violence

    Dispute

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    *Justice- justification (cf. point prcdent)

    *Justesse : quivalence tacite entre les personnes et les choses, dans des routines o la critique nest pasactive.

    *Agap (une forme damour) : don gratuit sans attente dun contre-don; cest un tat modlis partir dela tradition thologique chrtienne et qui constitue un tat-limite pour les sciences sociales, qui ont surtoutpens la mesure et lquivalence sous les formes, par exemple, de la symtrie ou de la dissymtrie (avecles notions dingalits, de domination ou de pouvoir ou les techniques declassification); il faut bien entendu envisager ce mode daction comme un tat activ dans des moments etnon pas comme une proprit permanente des personnes.

    * Violence : dans son concept-limite de dchanement des forces en prsence (cf. Clausewitz dansDe laguerre et la notion de monte aux extrmes).

    COMPASSION ET STRATEGIE

    Jenvisagerai, dans ce troisime temps, deux rgimes daction, dans la modlisationdesquels jai t impliqu directement : le rgime dinterpellation thique dans le face--face (oude compassion) et le modle machiavlien (ou tactique-stratgique). Ces deux rgimes

    permettent bien de souligner le pluralisme anthropologique de la dmarche. Et ils ne posent pasalors les mmes questions aux sciences sociales : le premier sintresse des comportements quisont peu visibles dans les sciences sociales, et pour lesquels il faut donc ouvrir une place; alorsqu linverse le deuxime vise des comportements trop visibles dans les sciences sociales, etdont il faut localiser davantage le domaine de validit.

    Le rgime dinterpellation thiquedans le face--face (ou de compassion)

    Le rgime de compassion a t abord partir dune srie denqutes sur les relationsinfirmires/malades, agents de lANPE/chmeurs et agents des caisses dallocationfamiliales/usagers (cf. mon article Ordre institutionnel, fluidit situationnelle et compassion -Les interactions au guichet de deux CAF, Recherches et Prvisions, n45, septembre 1996),

    base principalement dentretiens semi-directifs, complts par des observations directes. Jaitravaill sa modlisation avec une philosophe, Nathalie Depraz, en prenant appui sur la

    phnomnologie du visage et de la responsabilit pour autrui dEmmanuel Lvinas. On

    considre alors Lvinas comme une sorte de grammairien philosophique de ce mode derapport ordinaire laction. On peut le dfinir de faon approximative ainsi : le fait dtrepris, en pratique et de manire non ncessairement rflchie, par un sentiment deresponsabilit vis--vis de la dtresse dautrui, dans le face--face et la proximit des corps. Ilsagit dun mode dengagement dans laction tendu entre mesure et d-mesure (cf. tableauBoltanski). Il prsuppose dabord une mesure minimale, dans la reconnaissance de la dtressedautrui, en entranant au-del de la mesure vers le don total lautre (lamour d-mesur ouagap modlis par Luc Boltanski), tout en frlant une violence elle aussi d-mesure - puisquela prsence de lautre souffrant menace ma tranquillit et peut susciter mon agressivit -, alorsque les mesures communes de la justice sont l pour temprer la d-mesure de la relationsingulire (pourquoi privilgier lautrui singulier au dtriment de tous les autres ?). On a pu alors

    observer, sur les terrains de lhpital et de lANPE, que la compassion ainsi envisage tait loindtre absente des relations entre agents des services publics et usagers, et quelle participait

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    donc la mise en oeuvre de laction publique au quotidien. Cette ligne de recherche nous permetgalement de rinterprter une part de ce qui est identifi, dans un registre psycho-pathologique,comme le stress des agents des services publics confronts des situations sociales difficiles.Avec le rgime de compassion, on entre dans une modalit dengagement dans laction, o lesvocabulaires de lintrt, du calcul et du choix rationnel, si prsents en conomie comme

    en sociologie, rencontrent donc de fortes limites, puisquune pente de ce comportement est la d-mesure : La dette saccrot dans la mesure o elle sacquitte crit Lvinas; d-mesure temprepar le recours des normes communes de justice. On serait l dans la tension mme entre ducalcul (en fonction de critres communs) et du hors-calcul (propre une relation singulire).

    A lhpital, comme dans dautres lieux publics dexposition de la dtresse, lesdifficults dautrui sont souvent ressenties dans leur singularit. Et cette sensibilit au singulierest souvent corporelle : Quelquun qui souffre ou qui a une douleur quelconque, y compris

    psychique, et qui te prend la main, qui est triste, tu sens un petit peu le poids de sa douleur dansla manire quil a de te serrer la main (Christine, entretien). Intervient alors le caractre

    potentiellement infini de la demande du malade : Plus on en faisait et plus il en demandait (...)

    Dans labsolu, il en avait le droit (Nicole). Cest pourquoi, la question de la compassionapparat au coeur des antinomies de la gestion du temps infirmier, dans la tension entrelattention exclusive la singularit et des exigences communes de justice : Parce que si tuveux, mme en tant dans une relation singulire avec une personne, tu as pas que cette

    personne toccuper. Oui, il faut aller voir tous les autres. Mme si jessaie de faire uneapproche singulire, particulire de chacun, malgr tout, tu sais que les autres attendent et que

    jai des trucs faire, des injections; les journes sont quand mme rythmes par des gestestechniques (Christine). Lexposition continue la souffrance des autres conduit alors lasdimentation de ce qui est appel par les infirmires rencontres un blindage, afin de

    prserver une intgrit personnelle et pouvoir alors continuer son activit. Dans le contextehospitalier, ce blindage, permettant dchapper linterpellation thique dans le face--face,

    peut tre apprhend par diffrents canaux : les routines, lhabitude, la fatigue, les mdiationstechniques avec les malades et leur souffrance (gants et appareillages), des tactiques vitant lesdemandes et les regards (jai observ des infirmires faisant un tour rapide de la chambre, englissant le regard sur la feuille de temprature au pied du lit et sur les appareils, sans jamaiscroiser le regard du malade; des infirmires mont confirm quil y avait l quelque chose devolontaire, pour ne pas se faire happer par la dtresse du malade), etc. Ce qui nous intressedonc, ce nest pas que la compassion au sens strict, ce sont aussi les crans la compassion. AlANPE galement, un minimum de distance est souvent souhait par les agents, pour desraisons dutilit de son travail : une fois, par exemple, jai eu les larmes aux yeux avec undemandeur demploi, cest pas non plus une attitude avoir. Puisquon est l pour aider, il faut

    avoir une attitude daide, il faut tre suffisamment distance pour cela (Rachel). Mais labonne distance nest jamais compltement acquise, parce quil y a proximit des corps, quifait que cest pas possible dtre blind compltement (Christine).

    On a retrouv un certain nombre de problmes analogues dans les deux caissesdallocations familiales tudies. On peut sarrter tout particulirement sur le cas-limite deClaudine, qui, moins de six mois aprs son arrive laccueil, avait obtenu laccord de ladirection pour retourner dans les bureaux :

    Cest vrai que cest trs prouvant. Physiquement et puis moralement. Jpense quil faut trearm, pour tre laccueil. Il faut avoir une armure. (...) Jy supportais pas, parce que cest vrai

    que cest difficile de prendre les gens ils nous balancent leurs problmes comme a, et puis ilfaut faire face, et puis il faut essayer de leur rendre service et de trouver une solution, et puis

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    Cest pas vident, quoi. (...) Jarrive pas y faire couler, moi. Moi, jpleurerais avec les gens,je Non, cest horrible, hein. Jen dors plus la nuit alors L je change, hein. Jai demand marintgration au service prestations. L, a fait un mois que jsuis sous tranquillisants pour

    pouvoir tenir le coup. Et puis, partir du moment o vous avez quelque chose qui va plus, cestun engrenage. Les gens viennent, cest pas parce quils sont pas gentils, mais les gens

    problmes, les gens agressifs, jai plus de rpondant, jsais plus leur rpondre, jsuiscompltement dsempare.

    Dans son caractre justement limite, ce cas pointe bien le problme. Car, pour la plupartde ses collgues, Claudine reprsente une sorte danti-modle, dans limpossibilit de rsister lappel infini de la dtresse des allocataires. Faire la part des choses, mettre des barrires,marquer des limites, avoir un garde-fou, prendre sur soi, ne pas tout mlanger...autant dexpressions alors utilises par les agents daccueil pour indiquer la ncessit de la

    protection dune intgrit personnelle, notamment pour des raisons fonctionnelles de continuitdu service et/ou pour maintenir des frontires entre ses diffrentes vies (professionnelle,familiale, etc.). Lexposition la misre des autres fait alors jouer une tension quotidienne entre

    un sens ordinaire de la compassion et un sens non moins ordinaire de la prservation de sonintgrit personnelle. Et les protections ne sont jamais compltement tanches : Jpense quequelquun de normalement constitu ne peut pas saccoutumer la misre humaine. Ca nest

    pas possible (Agns). On sintresse donc l une thique pratique, qui ne passe pas parlexplicitation de principes, mais qui est au contraire corporifie, faiblement rflexive et quinimplique pas ncessairement une verbalisation.

    Le rgime machiavlien (ou tactique-stratgique)

    Cest un rgime labor par un groupe de chercheurs et dtudiants (le Groupe dtudesMachiavliennes) que jai anim lIEP de Lyon. Ce travail prend appui, pour ce qui meconcerne, sur une enqute mene avec Max Sanier sur des processus de dcision concernantlaroport de Lyon-Satolas. Il sagit dun modle travaill partir du Prince de Machiavel, et quivise mieux saisir le domaine de validit des comportements stratgiques (procdant un calculfins/moyens), qui ont pris justement dans les sciences sociales une validit infinie et doncindfinie. Nous ne nous intressons toutefois pas tous les comportements stratgiquesenvisageables, mais ceux associant justification publique et vises stratgiques. Si lamour oula justice sont des comportements plutt marginaliss dans les sciences sociales en gnral et lascience politique en particulier, et quil faut donc dune certaine faon r-valuer, la stratgie,elle, est surinvestie, et doit plutt tre re-localise. Dans une premire approximation, on peutdire que le rgime machiavlien ou tactique-stratgique rend compte dactions au cours

    desquelles est activ un espace de calcul liant des fins lointaines publiquement justifiables(associes un bien commun), des scnes publiques - sur lesquelles psent des contraintes delgitimit et de gnralit de largumentation selon le modle de la justification - et des scnes

    plus officieuses - o les moyens utiliss et les activits tactiques dployes nobissent pas de telles contraintes, sont plus flexibles dun point de vue moral (sans que, comme souvent ensciences sociales, les scnes publiques soient ncessairement considres comme des paraventsdes scnes officieuses).

    On a plusieurs exemples dans la vie administrative, o des runions prparatoires internes ladministration prcdent des runions publiques avec des lus locaux ou dautres partenaires.Ce rgimedaction peut se dployer aussi dans la tension entre le juste et le lgal : au nom de la

    cration demplois on peut fermer les yeux sur un permis de construire illgal, ou un journalistepeut voler des documents au nom du droit linformation. Si lon parle de machiavlien, cest

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    qu la diffrence du qualificatif machiavlique associ couramment cynisme, un lien estmaintenu avec des fins publiquement justifiables, justes. Et lon parle de tactique-stratgique,

    pour indiquer un accrochage entre des activits tactiques court terme, dans des situationslocalises, et des repres (ou un horizon) stratgiques plus long terme. La notion de represstratgiques donne un sens plus faible qu laccoutume stratgie, qui nest alors pas prise

    comme un dterminant univoque de laction, dans le sens o tout ce qui se jouerait dans lesdiffrentes situations ne serait que lexpression de vises stratgiques, car les circonstancesrencontres et les activits tactiques dployes gnrent leur propre dynamique. Pour nous, desrepres stratgiques ne sont donc que des bornes par rapport auxquelles un acteur pris dans deslogiques de situation peut sorienter dans une temporalit plus longue, et dans le cadre de cergime daction cette temporalit plus longue voir avec des vises justes. Pour une premire

    publication prsentant un usage de ce modle, on peut se reporter larticle de Claudette Lafaye: Amnager un site littoral - Entre politique et pragmatisme (tudes rurales, janvier-juin1994).

    Je marrterai sur le cas de la plate-forme multimodale de laroport de Lyon-Satolas,

    analys avec Max Sanier. Il faut tout dabord donner quelques repres chronologiques : avril1975 = ouverture de laroport de Satolas ; juillet 1986 = la SNCF annonce son projet de rseauTGV vers le Sud contournant Lyon par lEst et passant prs de Satolas (sans vouloir sy arrter) ;mi-anne 1988 = accord du directeur gnral de laviation civile pour louverture dune gareTGV Satolas; fvrier 1992 : JO dAlbertville; 28 juin 1994 : inauguration de la gare TGV Satolas. Nous sommes alors arrivs aprs la bataille, et nous avons frquemment recueilli desrcits de la dcision assez homognes, peu prcis et faisant peu tat des contradictions et destensions. Nous avons alors trait dabord les entretiens comme des mises en rcit rtrospectivesdes processus (en nous appuyant sur Paul Ricoeur), dont la relation avec leffectivit des

    processus tait justement problmatiser. Il nous a dailleurs sembl que nombre dtudesstandard de dcisions (type CSO) rencontraient des problmes proches, mais cela ne lesempchait pas de dployer un rcit vridique de la dcision autour de schmas stratgiques sansse poser trop de questions sur cette vridicit suppose.

    Les rcits machiavliens structurent la majorit des propos institutionnels recueillis : ledveloppement rgional comme vise stratgique, la saisie de loccasion du projet SNCF decontournement de lagglomration lyonnaise par le TGV, puis des Jeux OlympiquesdAlbertville, la superposition dune temporalit publique et dune temporalit officieusenotamment. La dissimulation est alors admise, pour la bonne cause : Les JO ont servi de

    prtexte pour acclrer les choses. Cest une poque o on rflchissait lide que dbut 1992il y aurait des TGV Satolas. On ny croyait pas beaucoup, on a tous fait semblant dy croire, et

    a a permis dacclrer certains dossiers, certaines procdures administratives (entretienn11).

    Mais on a aussi recueilli deux rcits plus atypiques, diffrents de la masse des rcitsappels institutionnels et que lon a donc appel rcits officieux, et qui eux passent souventdu machiavlien au machiavlique, o les activits tactiques ne sont pas connectes des fins

    publiquement justifiables. Apparaissent dans ces rcits officieux de nouveaux personnages etde nouvelles intrigues : la personnalit de tel ou tel, la politique (dans un sens polysmique),le pouvoir notamment, et lon trouve un flottement entre la qualification institutionnalisanteou, linverse, individualisante de ce qui est appel enjeux de pouvoir : Mais dans la plupartdes grandes villes ds quil y a un aroport important, tout le monde veut se lapproprier, cest

    certain. Deuximement, cest sr quil y a des dissensions entre une mairie qui veut plus depouvoirs et des collectivits locales qui veulent avoir du pouvoir (entretien n9). Et le mme

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    interlocuteur dit un peu aprs : Finalement, quest-ce quun aroport ? Cest un enjeu dintrtset cest pas...dintrts personnels. Cest pas un enjeu dintrts damnagement pour unterritoire, pour une rgion donne, finalement, cest une runion dintrts personnels. On doitnoter galement la proximit entre les rcits machiavliques et les vocabulaires,tendanciellement dominants en sciences sociales, de lintrt et du dvoilement, jusque dans le

    sentiment davoir dcouvert le pot aux roses. Cette impression davoir atteint les fondementscachs de laction, par-del les prnotions des acteurs et leurs illusions, est bien aussiprsente chez des acteurs, etcontribue, comme chez les chercheurs, donner une grande forcepsychologique et sociale leurs noncs.

    On nen est toutefois pas rests une analyse de mises en rcit suspendues en lair vis--vis de leur rapport la ralit du processus tudi, sous peine de sombrer dans un scepticismerelativiste o tout se vaudrait, et cest pourquoi on a ensuite pos le problme de lancrage dansla ralit (pour reprendre une expression de Goffman dans Les cadres de lexprience) de cesmises en rcit. Jen terminerais justement l, pour indiquer que la sociologie des rgimes dactionne se veut pas un nouvel idalisme, pour lequel nexisterait que les discours et les reprsentations

    des acteurs, mais tente dexprimenterune nouvelle forme de ralisme, qui ne prtend pas saisirle monde indpendamment des diverses formes dengagement dans le monde auxquelles lesacteurs ont recours.

    Philippe Corcuff

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