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Reinventer le metier d'apprendre

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  • HLNE TROCM-FABRE Illustrations de Thierry Huort

    LE Le seul mtier durable aujourdhui

    ditions c!! - .~~ ~ dorganisation

  • ditions d'organisation 1 , rue Thnard

    75240 Paris Cedex 05 ww w.edi tions-organisation .coni

    c

    Le code de la proprit intellectuelle du Icr juillet 1992 interdit en effet cxpressniciit la photocopie h wage collectif sans autorisation dec ayants droit. Or, cette pratique s'est gnralise notamment dans I'enscignement, provoquant une baisse brutale des achats de livre\, au point que la possibi- lit mme pour les auteurs de crer des nouvelles et de les faire di- ter correctement est aujourd'hui menace. En application de la loi du 1 1 mars 1957 il cst interdit de reproduire iiit- gralement ou partiellement le pr\ent ouvrage, sur quelque suppor~ que ce

    soit, sans autorisation de l'diteur ou du Centre Franais d'Exploitation du Droit de Copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris.

    O ditions d'Organisation. I999 ISBN : 2-708 1-2244-4

  • Rinventer le mtier dapprendre

    FRACTUALITS.. .

  • Au f i l des pages

    C e livret es t c o m p o s d ' images fractales re l ies c h a q u e par t ie d u l ivre . L e s o b j e t s f r a c t a l s 1 s o n t d e s s t r u c t u r e s m a t h m a t i q u e s t r s f i n e s e t arborescentes, qui permettent la modlisation de phnomnes naturels, tels que la cristallisation o u la croissance des vgtaux. Elles sont obtenues en rp tan t sys tmat iquement (i tration) un motif gomtr ique . C e motif d e base peut t re s imple et engendrer une f igure complexe . L e u r invar iance lors d ' u n c h a n g e m e n t d ' c h e l l e e s t u n e d e l eu r s ca rac t r i s t i ques . C e t t e proprit es t connue sous le nom d'autosimilarit. I1 est alors difficile d e dis t inguer le tout d e la par t ie pu isque le tout est identique a une de ses parties. Les images rythment notre dve loppement dans une danse incessante q u e n o u s e s s a y o n s d e d c r i r e , d e c o m p r e n d r e e t d ' i n t e r p r t e r a u f i l d e s expriences q u e nous vivons. E t pourtant, qu'il est difficile d e reprsenter, d ' i l lust rer sans une cer ta ine l inar i t , la r ichesse des processus et au t r e s bifurcations qui rgissent la vie, l 'amplifient et lui donnent c e caractre si prcieux ! N e p e r o i t - o n pas u n e f o r m e d e moti f universe l qu i n o u s c o n d u i t a p p l i q u e r d e s m o d l e s i s s u s d e l a n e u r o l o g i e a l ' o r g a n i s a t i o n d e s e n t r e p r i s e s , t a b l i r d e s a n a l o g i e s e n t r e a l a s m t o r o l o g i q u e s e t c o m p o r t e m e n t s c h a o t i q u e s d e s m a r c h s f i n a n c i e r s , t r o u v e r d e s s imi l i t udes en t r e p rocessus d e c r i s ta l l i sa t ion min ra l e , e t p rocessus d e croissance de l 'embryon ? Cet te qu te m 'a e m p o r t vers c e m o n d e t range des f ractales . C e s ob je t s nous parlent et rsonnent en nous certainement d e manire diffrente. Mais sans doute, nous partagerons une remarque : avec des motifs d'origine, qui ne p r s e n t e n t a p r i o r i q u ' u n e i n f i m e d i f f r e n c e , u n e s i m p l e a c t i o n s u r que lques paramt res suffit pour nous offr i r tout u n m o n d e d e divers i t . Ce qu i i m p o r t e , c ' e s t m o i n s la p r c i s i o n d e la d o n n e i n i t i a l e q u e sa biographie. A u t r e m e n t d i t , c h a q u e exp r i ence ( i t ra t ion) e t c h a q u e c h a n g e m e n t d e poin t d e v u e (focale) su r ce t t e exp r i ence , nous condu i sen t g a g n e r un degr d e complexi t suprieur, modifier notre structure, enrichir notre mot i f pe r sonne l , ac tua l i s e r no t r e po ten t i e l , e t e x e r c e r no t r e m t i e r naturel : le mtier d'apprendre.

    Thierry HUORT

  • AL^ lecteur - I I

  • J 'existe, donc j 'apprends - I I I

  • Fondements, archologie des ressources - IV

  • Architecture et niatriaux - V

  • Habiter en Apprenaiie - VI

  • Mise eii pevspective - VI1

  • N pour Apprendre (Annexe I )

  • Paroles en partage (Annexe I I )

  • Bibliographie

  • je ddie ce livre au oui sacr de lenfance dhier, daujourdhui et de demain

    et, tout particulirement,

    Emma, David, Justine, Nomie, Quentin et Rachel.

  • Rinventer le mtier d'apprendre

    une Universit Apprenante

    Habiter en apprenance

    5. Organiser les temps d'apprendre 6. Un mtier, un rfrenciel 7. Ingnierie. dmarche

  • I

  • La page ci-contre nest pas manquante.

    Elle reprsente la rserve de blanc, qui permet le processus dintriorisation et de transformation par lequel toute chose devient sens.

    En musique, le silence cre lespace grce auquel le son se dpasse, et accde une rsonance vers et par-del dautres rsonances.

    Le lecteur a. lui aussi, besoin dun espace de rsonance pour que sinstaure le temps dune lecture rciproque, entre le vouloir dire et le pouvoir dire des mots.

  • Au lecteur II

    Mlsr en perspecnve

  • Au lecteur

    Apprendre est a rinventer Ce livre sinscrit dans la continuit de trois ouvrages prcdents, et

    comme eux, il a lambition ni de convaincre ni de dmontrer quoi que ce soit, mais de donner voir. Le lecteur est invit devenir explorateur de son questionnement, archologue de ses propres ressources et architecte de son projet dapprenance ou daccompagnement.

    japprends donc j e suis 1 a pos les bases dune passerelle qui relie les dcouvertes en neurosciences et sciences cognitives aux situations ducatives. Apprendre aujourdhui 2 a invit lduquant au questionne- ment et lexploration de la situation cognitive. Les sept films vidos de la srie Npour apprendre 3 ont recueilli les tmoignages de personnalits scientifiques sur les avances de la recherche, dans diffrents domaines impliqus dans notre vie cognitive. Ces films constituent un matriau de travail, une mthodologie et des propositions de dveloppement individuel et collectif.

    Le moment est venu de partager une rflexion et une pratique dac- compagnement de plus de dix annes, autour du concept dapprenance. Ce nologisme a t choisi de prfrence apprentissage, encore frquem- ment utilis pour dsigner le statut de lapprenti. Lapprenance est un concept plus vaste, nomade et mtiss. Le mot apprenance, grce son suffixe (-ance ) indique quil sagit dun processus sinscrivant dans la dure. il rappelle au monde ducatif que laridit pdagogique na pas lieu dtre, et quil existe une alternative aux logiques dexclusion et de com- ptition que lcole encourage, tant quelle ne reconnat pas que la capa- cit dapprendre est la caractristique du vivant. Lcole ira mieux lors- quelle aura une vision anthropologique forte de son propre rle et quelle reconnatra Iapprenance le statut de patrimoine de lhumanit.

    Un autre objectif de ce livre est de souligner limpact des avances technologiques sur notre vie cognitive. Certains domaines de connaissance sont devenus incontournabZes pour un ducateur aujourdhui. Les rcentes recherches en neurobiologie confirment que nous sommes capables dapprendre tout au long de la vie. Apprendre est donc une aven- ture qui dpasse infiniment le cadre de lcole, qui est rinventer, et qui est, sans doute, le seul mtier durable aujourdhui.

    1. Les ditions dorganisation (1987, Poche 1994). 2. Cheminement ditions (1994). 3. Coproduction, cole Normale Suprieure de St-Cloud, Universit de La Rochelle (1996).

  • AU lecteur

    Les diffrentes parties du livre sont troitement relies entre elles et se structurent les unes les autres, comme le suggrent les images fractales qui illustrent louvrage. Ces images plaident, mieux quun discours, pour nous convaincre que notre cadre conceptuel est recadrer. Le monde du- catif doit accueillir de nouveaux concepts, et accepter lide que notre vie cognitive est faite de ce qui caractrise le monde des objets fractals : chan- gements dchelle, irrgularits du rel, mouvements vers linfini, ordre impliqu, cach, imprvisible bien que rptitif.. . Cette fascinante gom- trie fractale suggre, surtout, lextraordinaire pouvoir organisateur de la turbulence chaotique et la puissance de cration de formes qui serait prcisment, selon des travaux rcents, la caractristique de nos vne- ments mentaux 4.

    La rserve de blanc (I) et le texte Au lecteur (II) jouent le rle din- troduction. La Partie II1,jexiste doncJapprendr, dveloppe lide que lap- prenante est la caractristique du vivant. Pour rinventer Iapprenance, cest--dire lui donner une valeur nouvelle, il en va comme pour le bti- ment. Avant de structurer et de construire, un important travail doit tre effectu pour permettre le dblaiement du terrain, le creusement des fon- dations, et lcoute de lenvironnement dans lequel ont lieu les actes dap- prendre et les actes denseigner. Avant de chercher connatre les res- sources cognitives dont nous disposons et se mettre lcoute des rcentes recherches sur le cerveau, il nous faut dabord ouvrir un espace de ques- tionnement et de rsonance, reprer nos reprsentations, faire le point sur nos ignorances, comme sur les ressources dont nous avons besoin et celles dont nous disposons. Cest ce que propose la Partie IV, Fondements, archologie de nos ressources.

    Pour construire, il faut des matriaux. La Partie V, Architecture et matriaux propose de reconfigurer la problmatique ducative, et se penche dabord sur le temps dapprendre et les moyens de rendre lap- prenante son caractre durable. Lide quapprendre est un mtier a dj t voque. Comme tous les mtiers, le mtier dapprendre a besoin dun rfrentiel qui clarifie les capacits cognitives mettre en jeu chaque tape du dveloppement. Ce rfrentiel cognitif est prsent sous la forme dun arbre, lrirbre du savoir-apprendre, dont les tapes suivent la logique du vivant, celle de lvolution phylogntique et du dveloppement ontogntique. Ce rfrentiel permet de relier les activits demandes lapprenant aux comptences ncessaires pour raliser ces tches. il sert de repre pour situer autrement la problmatique dapprenance.

    Comme dans tout mtier, une ingnierie est ncessaire, garantissant les conditions et les techniques indispensables pour que celui qui exerce ce mtier fasse le meilleur usage de ses capacits et de ses comptences,

    4. Cf B. Mandelbrot (1995). CF aussi C. Hardy (1998).

  • U Au lecteur

    cest--dire quil puisse les relier ses actions, ses paroles et ses penses. Cette ingnierie, spcifique lacte dapprendre, vient complter les ing- nieries de la formation et de la didactique dj existantes.

    De cette rflexion merge la ncessit dlaborer un cahier des charges, inventaire de ce qui revient chacun des partenaires de la situa- tion dapprenance. Slabore ainsi la trame de chartes spcifiques chaque situation, clarifiant les responsabilits et les statuts des partenaires du- catifs, dterminant les limites des zones et dures investir, ainsi que les interactions tablir.

    Parce que celui qui apprend et le matre qui a dj appris se placent dans une relation dialogique, un accompagnement et une transaction sont construire. Divers outils, destins faciliter lentre en apprenance et laccompagnement de celui qui enseigne apprendre, sont proposs dans Habiter en apprenance (Partie VI). Ils ont t utiliss, en France et ltranger, tout au long de ces dix dernires annes, par des formateurs, enseignants, apprenants et divers publics en entreprise. Ensemble, nous avons pu viter den faire des recettes, du prt--penser et du prt--faire pdagogiques. Ce sont des ounYs transversaux, grilles ou matrices, desti- ns tre adapts des situations et des publics varis, dans le respect des contextes et des priorits locales.

    Pour habiter, il faut savoir entrer ... Le seuil est franchir au niveau de nos reprsentations : savoir les recueillir sans condition, les regarder sans jugement, et leur permettre dtre un tremplin et non plus un obs- tacle. Les pas suivants sont ceux de la longue marche de lvaluation, qui, plus quaucun autre concept demande tre revisite, questionne, refonde. Viennent ensuite des moyens daccompagner lmergence de Iapprenance : trois temps (avant, pendant et aprs) et trois outils prpa- rant la voie lautonomie (auto-positionnement, -questionnement, -va- luation). Lavant-dernier chapitre, Relier, est consacr diffrents aspects de la reliance, cet acte fondamental de tout organisme vivant. En Post Scriptum aux chapitres de Ia Partie VI, un matriau de travail sous forme de sondages, grilles de dcodage, matrices, questionnaires.. .est des- tin faciliter llaboration dune dmarche individuelle ou collective.

    Il serait absurde de vouloir conclure un ouvrage conu pour mettre en mouvement le regard du lecteur. Celui-ci, quil en soit conscient ou non, reste totalement aux commandes de sa lecture et de son interprtation des documents offerts ou cits. La conclusion, classiquement attendue, est ici une Mise en perspecnave (Partie VII). Elle propose au monde ducatif de remettre en chantier sa propre vision et de sinspirer de recherches menes dans le domaine socio-conomique, pour explorer les concepts de transac- tion ducative, dintelligence collective, dapprentissage solidaire et rci- proque, dorganisation apprenante, ou de communaut ducative.

    En rponse de nombreuses demandes, lAnnexe I regroupe une synthse des objectifs, spcificits et ides-forces des sept vidogrammes

  • I II I Au lecteur

    de la srie Npour apprendre. LAnnexe II propose deux exemples de recadrage de lacte dapprendre, lun sur lacte de lire, lautre sur luniversit apprenante. Ces deux textes sont prcds dun choix de Paroles en partage, recueillies autour des concepts-cls de cet ouvrage. De trs nombreuses notes et des Rfrences bibliographiques faciliteront un prolongement dexploration personnelle ou en groupe.

    En construisant cet ouvrage, jai t particulirement lcoute de linquitude exprime par les diffrents acteurs de la situation ducative (apprenants, enseignants, parents, responsables ducatifs), confronts des sollicitations et des difficults de tous ordres et de plus en plus nom- breuses. Consciente de la force de rsistance des routines, des certitudes et des repres sculaires, jai privilgi les dmarches daccompagnement qui sollicitent ce qui merge de linattendu, de la rencontre, du questionne- ment, de la joie de connatre et du risque partag des possibles.

    Consciente, galement, quon ne peut emprisonner la vie dans un modle ni transmettre autre chose que le mouvement, jai choisi de porter mon regard vers ces potentialits qui, en chacun de nous, restent dcou- vrir, actualiser et nourrir sans cesse.

    Dans limmense continent de notre vie cognitive, jai explor ce qui tend vers linfini, comme les images que nous offre ce livre.

  • 1 III 1 lexiste, cioncj apprends

    Lapprenance, caractristique du vivant

  • /existe, donc j?apprends Plus on sapproche, plus on voit.

    Giacometti

    1. Lapprenance, caractristique du vivant

    Llan dapprenance Exeunt la logique unique, le niveau unique, la relation unique, la dimension unique ! Do limportance de parler du mtier dapprendre.. . Guider lentre en apprenance Porter notre biologie, au lieu dtre port par elle Renchanter lacte dapprendre

  • lexiste, donc japprends 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    1 Lapprenance, caractristique du vivant

    Llan d apprenance Dans la culture quil est convenu dappeler occidentale, lacte dap-

    prendre a t, depuis longtemps, confisqu par lcole et les milieux du- catifs. Or, cet acte appartient dabord et avant tout la Vie. I1 y a fort parier quHomo naurait t ni erectus, ni faber, ni loquens, encore moins sapiens sapiens ni, comme il est qualifi aujourdhui, communi- cans. . . sil navait t, avant toute chose,cognoscens 1, cest--dire habit par llan dapprenance, par le dsir de connatre et de reconnatre qui caractrise tout organisme vivant.

    Cet lan dapprenance est lexpression, le visage mme dun autre lan, celui qui mne lhumain dans et vers sa propre qute de sens. Cette qute de sens est, son tour, lexpression dun profond dsir, dun besoin dengagement dans un processus de mise en constuction ou de mise en ordre, plus prcisment dune exigence de structuration dont tmoigne notre prsent biologique et, avec lui, la mmoire de nos cellules. Cette exi- gence de structuration fait sans doute partie de llan de complexit que raconte lhistoire de lunivers.

    Lacte dapprendre est, avant toute chose, un acte neuro-culturel. II est lire dans sa dimension plurielle : biologique, anthropologique, sociale, politique. Dans la dernire dcennie, de trs nombreux ouvrages ont abord la problmatique de la pdagogie de lacte dapprendre. Certains parlent mme du mtier dlve, ou du mtier dtudiant 2.

    Pour les acteurs du monde ducatif (apprenants, enseignants, for- mateurs, responsables institutionnels, commanditaires, parents.. .) lacte dapprendre est, en gnral, positionn dans une relation unique dinstruc- tion et de commande. Notre langage quotidien, qui utilise couramment les termes transmission du savoir et acquisition des connaissances, situe lacte dapprendre dans sa relation avec un informateur ou une information juge extrieure au sujet. Le savoir est implicitement considr comme une entit existant en sod que lon peut prendre, transmettre telle quelle, en esprant que celui que lon considre comme le destinataire sera rceptif.. .

    Cette conception du savoir et de linformation mne tout droit lac- tuel systme quantitatif dvaluation des rsultats : lapprenant, llve, le

    1. Du latin cognosco, japprends connatre. je cherche savoir, je reconnais (dict. Gaffiot. Hachette). 2. Cf, parmi de trs nombreux titres, Astolfi J.P. (1992) ; Avanzini G. (dir.) (1996) ; Aumont B et Mesnier

    P.M. (1992) ; Barth B.M. (1987) ; Buzan T. (1997) ; de Bono E. (1985) ; Coulon A. (1990) ; Debray R. (1989) : Desroche H. (1990) ; Dveiay M. (1992) ; Gardner H. (1996) ; Giordan A. et de Vecchi G.(1990) ; Gouzien J. L. (1991) ; Meirieu Ph. (1987) ; Reboul O. (1980) ; Rey B. (1996) ; Vecchi de G. (1992) ; Williams L.V. (1986).

  • /existe, donc japprenk 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    form a retenu, croit-on, une certaine proportion du message que lon value par une note chiffre. Notre exprience individuelle et quotidienne nous enseigne non seulement quon ne peut pas apprendre seul, ni com- prendre, ni communiquer la place dun autre, mais, aussi et surtout, quapprendre nest pas du domaine du recevoir, du donn tel quel ..., ni affaire de packaging ni de consommation. Apprendre est un processus de cration de liens dans notre vie mentale, affective, sensori-motrice, neurologique. Ces liens sont essentiellement complexes, labiles, adap- tables, dynamiques, heuristiques.

    De nombreux facteurs interviennent pour rendre lapprenance diffi- cile, juge mme impossible par les apprenants, jeunes ou moins jeunes. Pourtant, les neurophysiologistes et les systmistes confirment aujour- dhui que tout organisme vivant est, par nature, apprenant. 11 est donc possible den dduire quun organisme qui napprend pas est un orga- nisme qui croit ne plus pouvoir apprendre. Affaibli, du, paralys par la peur de lchec, par langoisse de ne pas russir, par la tristesse et la dception, lorganisme apprend se voir incapable dapprendre. I1 est, par consquent, condamn ne plus se rguler, ne plus sadapter, ne plus voluer. Cette situation, synonyme denfermement et de mise en arresta- tion, dclenche une vritable souflance cognitive. Elle est la consquence dune trs grande violence, une violence blanche, peu visible, dorigine multiple, mais qui sexerce de faon souterraine, et mine les situations ducatives apparemment normales, cest--dire culturellement admises. Cette violence sexerce chaque fois que lhomme va lencontre des lois du vivant, et en particulier lorsquun organisme vivant est empch dtre porteur de son propre potentiel dvolution, de transformation, dadapta- tion, et donc dapprenance. En fait, la forme la plus insidieuse et la plus destructrice du chmage est le chmage cognitif.

    44Exeunt la lo@que unique, le niveau unique, la relation unique, la dimension unique !

    Parce que notre capacit dapprendre se manifeste au niveau biolo- gique, au niveau social et un troisime niveau quon peut appeler la qute de signifiance 3 , lobjectif de ce livre est de clarifier la nature, la fonc- tion et le statut de lapprenance.

    Capacit cognitive minemment complexe, interactive et dynamique, le processus dapprenance est la fois individuel et collectif, implicite et explicite. Il se place dans lespace-temps de lindividu et de lhumanit. Les recherches en sciences cognitives et neurosciences permettent actuellement de clarifier une fonction essentielle de lapprenance, celle dauto-organisa-

    3. signifiance dsigne ici le voyage de recherche de sens.

  • lexiste, donc japprenak 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    tion et dauto-pose 4. Cette capacit de sauto-organiser, de sauto-struc- turer, de sauto-construire permet lorganisme vivant de r-organiser les interactions dues son interdpendance avec lenvironnement, en dautres termes de tenir compte du contexte et de ses constituants : nous apprenons ici et maintenant, avec notre mmoire dhier et de demain.

    Lapprenance a unefonction lafois de stabilisation, de rgulation, de transformation, dadaptation et dvolution. Grce sa capacit dap- prendre, ltre humain est en mesure dactualiser, cest--dire de rendre manifeste (de raliser) son potentiel dvolution, cet lan de complexifica- tion et de dpassement qui caractrise le vivant. Sactualisant dans le pr- sent, linterface de ce qui a t et de ce qui sera, notre apprenance est le moteur de lmergence du sens que nous recherchons : cest parce que je dois agir aujourdhui avec ce que je sais dhier et ce que je voudrais pour demain, que je cherche le geste, lacte, la parole, la pense qui conviennent ce que je suis, ici et maintenant.

    Lapprenance, avant tout, a un statut dacte existentiel, en pleine cohrence avec les lois de la vie. Apprendre, cest obir une logique plu- rielle : de rgulation, dadaptation et dvolution. Parce quil sagit dun processus, celui qui apprend sinscrit dans la dure : il y a toujours un avant, un pendant, un aprs. Le statut de lapprenance est double : la fois cause et consquence de la transformation gnre et constate, la fois cause et consquence de lentre en relation avec notre environnement, avec les autres et avec nous-mme. Lactualisation de lapprenance dpen- dra donc de la posture, du positionnement, de lattitude, de lintention, des conditions dans lesquelles se trouve lorganisme apprenant, et de la faon dont il est reli son environnement. aux autres et lui-mme.

    Do limportance de parler du metier dapprendre.. I La profession dapprenant a les limites que lui impose Ienvironne-

    ment physique, familial, social, politique, culturel. Ce qui caractrise ce mtier, cest dtre le plus vieux du monde ! Apprendre est un mtier risque : on y accepte le risque de changer, donc de ne plus tre reconnu ni reconnaissable. Or, lacte de reconnatre est sans doute le premier acte de notre vie cognitive 5. Cest ce qui explique, sans doute, le grand dsarroi ressenti par celui pour qui la reconnaissance na plus lieu : la reconnais- sance des visages, la reconnaissance des mots, des noms, des savoirs-faire sestompe avec certaines maladies et, croit-on, avec lge, mais, sans doute, surtout avec lappauvrissement de la reliance, cette capacit ou intention de se relier lenvironnement. aux autres et ... soi-mme. Le

    4. selon le terme de E Varela. 5. Lenfant, deux heures aprs sa naissance, est capable de reconnatre le visage de sa mre, la voix pater-

    nelle, et, tactilement. la forme de diffrents objets (communication Mme Michle Kail. Laboratoire Cognition et Dveloppement, CNRS) .

  • rexiste, cionc /apprends 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    risque encouru par lapprenant est aussi celui davoir r-interroger ses valeurs, sengager dans linconnu, rorganiser ses habitudes, accep- ter ltranget, et interroger son identit 6 .

    Un statut supplmentaire doit tre accord lapprenance, celui de patrimoine de lhumanit. La capacit dapprendre est ce que les hommes ont de plus prcieux tant que leur corps hberge la vie. Ce patrimoine commun est quantitativement et qualitativement beaucoup plus impor- tant que les diffrences qui sparent les tres humains models par leurs cultures respectives. Enseigner (faire apprendre) cet aspect de notre ra- lit humain, cest riger un rempart efficace contre les dangers qui mena- cent notre humanitude.

    Guider lentre en apprenance Comme dans tout mtier, celui qui entre en apprenance doit tre

    accompagn vers la matrise des gestes et la capacit de dcision qui sont le signe de lautonomie des gens de mtier. Pour ce faire, les rles doivent tre redfinis. Le guidage, sous forme daccompagnement, de mdiation, de transaction, est destin rendre lapprenance durable, ce qui ncessite de poursuivre deux autres objectifs.

    Le premier consiste sortir de la logique linaire et binaire dop- position : enseignant / apprenant ; savoir / ignorer ; juste / faux ... Il sagit de re-visiter les concepts associs notre vie cognitive. Chacun de nous met derrire les mots apprendre, comprendre, savoir, erreur, valuer, connatre et reconnatre.. . le sens quil a forg partir de sa propre exprience, de ses croyances, de ses reprsentations et de son histoire. Lintrt de tenir compte des conceptions indivi- duelles, biographiques dans la pense de chacun, est maintenant reconnu par de nombreux psycho-pdagogues. Cette tape doit faire par- tie du travail dapprenance pour lequel des propositions concrtes sont faites dans cet ouvrage.

    Lautre objectif consiste proposer de dsenclaver lacte dap- prendre de son carcan strictement scolaire, en le rapprochant de la dimension cognitive qui doit tre (re)connue par les diffrents parte- naires non seulement de la situation ducative, mais du monde social et conomique. Percevoir, mmoriser, organiser, associer, slectionner, ancrer, innover, exprimer, changer sont des actes cognitifs naturels qui demandent tre initialiss nouveau, accompagns, entrans, vrifis.. . Ceci signifie quune vritable initiation, une alphabtisation, une mise en culture sont ncessaires, de mme quil est essentiel de reformuler nos problmatiques aujourdhui, en se mettant lcoute des recherches sur notre vie cognitive. Ceci est dautant plus possible que

    6. Lidentit, comprise non pas comme ce qui est mrne(idem), mais ce qui est soi (ipse).

  • ]existe, donc japprends 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    certaines de ces recherches sont devenues accessibles aux non-spcia- listes et au grand public 7.

    Porter notre bioZogie, au lieu dtre port par eZZe Lapproche propose dans cet ouvrage vise une dmarche quont uti-

    lise les architectes de Lascaux II lorsquils ont emprunt larchitecture navale la structure dauto-portance. Cette analogie nous encourage porter notre biologie au lieu dtre port par elle 8 , comme nous sommes si souvent tents de le faire. Au-del de la simple autonomie (tymolo- giquement gestion de soi, et non indpendance), il nous revient de deve- nir responsable, acteur et auteur de nos propres moments dapprenance, et dinscrire ceux-ci dans le mouvement, cest--dire dans notre parcours, et devenir ainsi colier de soi-mme, selon les termes de Casanova. Car cest bien dun parcours quil sagit. Celui qui apprend construit chaque tape dun chemin qui se cre en marchant 9. Mais, on ne le redira jamais assez, ce parcours est dautant mieux construit que les rgles du jeu sont connues des acteurs eux-mmes.

    Les premires rgles observer, par les apprenants et par ceux qui les accompagnent, sont de connatre et re-connatre limmense potentiel dont nous disposons, dentrer dans la logique du non-encore (et donc daban- donner la logique binaire juste / faux), dobserver les moyens, outils et dmarches ncessaires pour transformer nos capacits cognitives en com- ptences cognitives, cest--dire en capacits actualises et reconnues.

    Renchanter 2 acte dapprendre Des sondages faits auprs denseignants, de parents et dappre-

    nants 10 ont montr quapprendre est pour eux, le plus souvent, quiva- lent dacqurir, assimiler, capter, rpter. La pdagogie de type instructionnel cherche rpondre cette conception. Elle est encore dis- pense avec la plus grande conviction. Elle utilise un arsenal de certitudes, et, par voie de consquence, son questionnement est quasi inexistant.

    Toute pratique pdagogique renvoie implicitement une certaine conception du monde, une vision de lhomme, un choix de socit. Aujourdhui, les spcialistes des sciences cognitives et des sciences de la nature nous permettent de comprendre que la conception quantitative et mcaniciste de notre fonctionnement mental, btie sur une proccupation de contenu (et non de processus), ne correspond pas notre ralit cr-

    7. De trs nombreux dossiers, revues, articles, missions de radio et de tlvision, et quelques CDRom ont abord le fonctionnement du cerveau dans les annes 90. Cf par exemple le CDRom de Lvy. B. et Servan Schreiber E. (1997).

    8. Lexpression est de M. Zundel (1996). 9. A. Machado, Cantares 10. CE Partie Vi, chapitre 8, post-scriptum 2.

  • rexiste, donc japprenak 1 - Lapprenance, caractristique du vivant

    brale, corrlat neurophysiologique de notre capacit dapprendre. Apprendre ne consiste pas ajouter quelque chose autre chose, sur une ligne quon aimerait droite, trace davance, si possible. Apprendre, cest changer, modifier, transformer, rorganiser, bifurquer vers un autre degr de complexit.

    Pour r-enchanter lacte dapprendre, il est urgent de comprendre que le monde qui nous incite russir, faire, avoir, produire, consommer.. . passe ct de lessentiel. Ce monde ignore une vision de ltre humain global et en devenir, dont la place est dans le chantier de la vie, chantier qui stend perte de vue, bien au-del de nos certitudes fos- siles et des limites de notre perception. Lhistoire de notre cerveau nous apprend que, de toute vidence, nous participons de et lvolution, pr- cisment en actualisant notre capacit dapprendre.

    Le retour aux racines biologiques de Iapprenance et lexploration du fonctionnement de notre vie cognitive permettent une norme conomie de discours thorisants, socialisants, psychologisants, idologisants.

  • Fondements, arc.olog.ie des ressources

    2. Resonance et questionnement 3. lcoute de lenvironnement 4. Points dorgue pour une vie apprenante

  • Fondements, archoZo@k des ressources

    2. Resonance et questionnement Une urgence : ouvrir un espace de questionnement

    3. lcoute de lenvironnement : trois (r)volutions (technologique, scientifique, conceptuelle) Cloisons et ocans de certitudes Un monde gorg de technologie Lire autrement le livre de lunivers et de la Vie

    4. Points dorgue pour une vie apprenante Paradoxe du XXe sicle Lincontournable complexit Les leons du vivant Percevoir et agir Nous sommes temporalit, dures et rythmes Nous sommes notre vision Nous sommes bifurcations, changement et dialogues Nous sommes mmoires Une vie cognitive sans frontires ni cloisons Cultures et langages : deux visages de lmergence

  • Fondements, archologie des ressources 2 - Resonance et questionnement

    2 Resonance et questionnement

    ye ne crois pas que lunivers soit muet, /e crois plutt que la science est dure doreille 1

    Eflorcez- vous daimer vos questions elles-mmes, chacune comme une pice qui vous seraitfnne, comme un livre crit dans une langue trangre.. . Ne vivez pour linstant que vos questions. Peut-tre en les vivant, Jinirez-vous par entrer insensiblement dans les rponses. 2

    Une urgence : ouvrir un espace de questionnement Le monde ducatif, le monde des adultes, est, comme le monde

    scientifique, particulirement attach ses certitudes. Mais quon se ras- sure ! Il ne sagit pas driger ici un tribunal pour y faire comparatre un monde adulte qui a si longtemps t persuad que lenfant naissant (et lapprenant..) tait une table rase, une masse modeler selon des prin- cipes de morale ancestrale et les exigences de lhritage culturel.

    Lobjectif de cet ouvrage est de proposer un espace, un point dorgue pour que la rflexion se mette au service du contenu, et non lin- verse. Dans le domaine musical, le point dorgue est un signe correspon- dant un temps darrt qui suspend la mesure sur une note dont la dure peut tre prolonge volont. Au XViIIe sicle, le point dorgue, plac vers la fin dun morceau, sur un accord de quarte et sixte, invitait le virtuose improviser une cadence. Lide mest venue que notre vie cognitive est une partition dans laquelle, plus que jamais la fin dun X X e sicle plein de fureurs, les pauses, les silences, et les dures doivent tre respectes.

    interprtes de notre propre pense et de celle des autres grce notre langage, trouvons-nous encore lespace de limprovisation, et la capacit den- trer dans le souffle dun accord de quarte et sixte. . .? La dure, indispensable limprovisation, cette capacit inne et, comme on le verra, cette exigence dquilibre de notre cerveau, est ce qui peut nous librer du prt--penser et du prt--faire, redoutable menace de fossilisation pour celui qui apprend.

    Lespace de rsonance est aussi le passage oblig par lequel, avant de jouer dun instrument corde, il faut laccorder. Accorder signifie faire en sorte que les cordes ne soient ni trop tendues ni trop lches. Laccord se fait au diapason dabord, puis la tonalit de luvre que lon va inter- prter. Tonalit majeure ou mineure. Ne rien imposer de force, laisser tre. Ce nest quaprs ce temps daccordement que le travail peut commencer et que la rsonance est possible.

    1. Hubert Reeves (1 990). 2. R.M. Rilke (1937).

  • Fondements, archologie des ressources 2 - Resonance et questionnement

    En situation dapprenance, cest le corps quijoue. Notre corps est, lui seul, un orchestre tout entier. Instrument cordes, instrument vent, percussion. Lorsquil aborde un nouveau programme, une nouvelle uvre, ce corps-orchestre a dj une histoire, un pass neuro-culturel, un langage constitu qui est la langue de la communaut laquelle il appartient. Ce corps apprenant a des habitudes, des croyances, des reprsentations aux- quelles il est attach, et qui, souvent, le rendent sourd, parfois muet, face la nouvelle uvre et surtout face lui-mme. Accorder ce corps appre- nant signifie le mettre en relation avec son propre potentiel, avec sa recherche de sens, avec luvre quil va jouer, avec lespace et le temps o vont prendre place ses propres actes dapprendre.

    Notre histoire, notre biographie, se construit avec et par nos repr- sentations, cest--dire les images que nous nous forgeons du monde extrieur, des autres et de nous-mme. Ces reprsentations sont, selon les termes de Christiane Singer, un vritable filet qui nous empche de prendre le large 3. Regarder en face ces reprsentations, reprer les images que nous formons au sujet des situations, des personnes ou des objets de notre environnement constitue lune des premires tapes dun acte dapprenance. Ces images parfois visuelles, parfois auditives, parfois ressenties kinesthsiquement 4, peuvent aussi devenir des leviers de comprhension si nous les considrons comme des pr-conceptions, des ides dj l, et si nous acceptons de les soumettre au regard des autres. 11 sagit l dun vritable travail qui fait dj partie de lacte dap- prendre et du long voyage de recherche du sens, dautant plus long quil consiste branler (patiemment !) les croyances institutionnes et les vidences du type A = A. La stratgie consiste ensemencer un change- ment conceptuel qui permettra dabandonner une interprtation restreinte de la ralit, pour dcouvrir dautres aspects et dautres relations, et crer le besoin dun conflit conceptuel dautant plus bnfique quil est loc- casion, pour lapprenant, de ressentir le besoin dun modle thorique, et, pour lenseignant, de proposer une solution nouvelle et lapproche des concepts scientifiques.

    Avant dentrer dans la stratgie elle-mme 5, quelques arrts sur images permettent de dblayer encore le terrain :

    -/e ne te demande pas qui tu es,je te demande quel est ton questionnement. Nos reprsentations sont dautant plus prsentes dans notre vie

    cognitive quelles figent souvent notre questionnement. Elles en fon-

    3. C. Singer (1983). 4. Cf M. Denis (1993). Cf aussi le traitement des images mentales dans lapproche PNL et dans la thorie

    des profils pdagogiques dA. de la Garanderie. 5. Cf la Partie Vi, chapitre 8 Entrer dans nos reprsentations et le chapitre 10 Accompagner lmergence.

    Divers ouvrages et articles ont, depuis le dbut de la dcennie 90, trait de la place impottante des repr- sentations dans lacte dapprendre : cf Giordan A. et de Vecchi G. (1990) ; Favre D. (1992) ; cf aussi le dos- sier consacr aux representations mentales et sociales par la revue Samces Humaines, n. 27, avril 1993.

  • Fondements, archeologie des msources 2 - Resonance et questionnement

    dent mme le socle et jouent le rle de bureaucratie centrale. Un exemple : ce questionnement recueilli auprs de responsables de Ressources Humaines a rvl trois types de questionnement prsents comme prioritaires : Comment donner (ou redonner) aux individus lenvie dapprendre ? Comment enlever ce qui empche dapprendre ? Quels sont les freins lapprentissage en continu ?

    Ce questionnement part du constat dun dcalage entre le rythme auquel de nouvelles connaissances devraient tre assimiles et la capa- cit dassimilation des intresss. Mais ces questions partent leur tour dun double postulat : (1) lapprentissage est un processus dassimilation, (2) les connaissances sont extrieures au sujet apprenant.

    - La rponse escamote souvent la question Nous ne pouvons donc pas faire lconomie de questionner notre

    systme de reprsentations et notre systme de rfrences, car ils sont tous deux responsables de la faon dont nous posons le problme. Cela peut se faire en plusieurs temps :

    - Questionner le constat. Dans lexemple cit ci-dessus, dautres questions sont sous-jacentes :

    Quest-ce qui me fait dire que lenvie dapprendre peut se donner ? que les freins peuvent senlever (de lextrieur) ? que lapprentissage est un processus continu ?

    - Faire merger un nouveau questionnement concernant le contexte du constat, la fois permet une analyse plus fine de la situa- tion, et llargit dautres paramtres et dautres types de relations. Toujours dans le mme exemple, le questionnement faire natre pour- rait tre :

    Qui apprend ? Sagit-il dapprentissage impos, parachut, obliga- toire, captif, ou librement consenti, choisi, ancr dans un parcours ?

    Sagit-il dobstacles externes ? internes ? Quel est le postulat de dpart ? (Exemple : tout le monde peut

    apprendre)

    - Rinterroger le questionnement Cela implique de prendre conscience de nos rfrences et points

    dappui (nos savoirs, nos croyances), de notre exprience antrieure et de nos ides-forces. Ainsi est mise en mouvement la situation danalyse qui stagne, souvent, dans une linarit strile et bloquante du type :

    je constate -t cest la faute ... je constate 4 la consquence est que ...

  • w Fondements, archologie des ressources 2 - Resonance et questionnement

    - Dans tout constat, il y a langage Cest bien l la question ... Notre langage, cette merveilleuse inven-

    tion de notre cerveau et de notre corps tout entier, a, comme tout outil, des limites : celles de lutilisation quon en fait. Que choisissons-nous : subir notre langage quotidien ou le rinterroger, recadrer certains concepts uss jusqu la corde, rechercher la sve du sens, crer de nouvelles relations parmi les lments de la problmatique ? Nest-ce pas l que le vritable choix doit sexercer pour le monde ducatif ?

    - La vritable urgence est douvrit- un espace de questionnement Et si,.. nous prenions appui sur ce que lon sait aujourdhui du

    vivant, de son potentiel non-encore actualis, des possibilits non-encore dcouvertes de nos mmoires plurielles, de nos intelligences non-encore entranes ?

    Et si.. . nous tenions compte des exigences du bon fonctionnement de notre cerveau : son besoin vital doxygne, de se reprer dans un contexte, de reconnatre et dorganiser la complexit du monde qui nous entoure, de se connecter lenvironnement et aux autres ; son besoin tout aussi vital dancrer de nouvelles connaissances dans sa propre histoire, de sengager dans des choix qui lui appartiennent, de crer, dchanger ?

    Et si.. . nous acceptions de changer langle du projecteur qui claire notre vision du monde, cest--dire voir autrement, couter autrement, crer un espace, une rserve de blanc, comme lont fait les peintres de Lascaux pour crer profondeur et mouvement ?

    Et si.. , nous veillions sauvegarder tout prix lthique du com- ment sy prendre, lutter contre lhorreur pdagogique sous ses diff- rentes formes, contre la violence de la non-reconnaissance du visage de lAutre, contre la dmission du solitarisme. . . ?

    Et si.. . nous cherchions sans relche poser la question importante entre toutes : Pourquoi ?. Pourquoi je fais ce que je fais comme je le fais, l et quand je le fais ? Quelle finalit je poursuis, au-del et en de de mes objectifs, buts et cibles ?

    Oser se questionner ncessite de quitter la logique de vrit, linaire et binaire (juste / faux, bon / mauvais, russite / chec) et donner notre mot pourquoi le sens quil a en hbreu lama : vers quoi 6. Questionnement fondamental, reli notre devenir, lagir, la volont, ce qui est encore accomplir chemin faisant. Ce questionnement diffre

    6. Je remercie Yal Yotarn, dans son livret tincelles, de mavoir rvl les deux pourquoi en hbreu : lama (= vers quoi ?) et rnadoua (= pour quelle raison ?), reli lintellect, lanalyse, la comprhen- sion, le savoir, la conscience, la science, la pense, la distanciation, le fait accompli ... Dans le Judasme, crit-elle, madoua et lama sont relis lun lautre : la comprhension de ce qui est arriv pourrait ser- vir agir dune faon juste sur ce qui arrive et va arriver. Mais lessentiel dans la vie est lacte et son nergie : la volont. Madoua nest pas un but en soi. Cest un moyen pour mieux diriger ses actes.

  • R Fondements. archoloeic des ressources 2 - Resonance et questionnement

    de linterrogation en ce quil ne cherche pas vrifier une rponse connue de celui qui interroge. Ce nest pas non plus le questionnement socratique, de nature didactique, destin enseigner ou faire dcouvrir une vrit ou un enseignement. 11 ne sagit pas, non plus, du vrai-faux questionne- ment des professionnels de linformation, qui cherchent, en interrogeant une personnalit, rivaliser en hardiesse avec un confrre.. .

    Le questionnement authentique fait appel la fascination du poten- tiel que lAutre hberge, cet Autre toujours neuf et en devenir. Lacte de questionnement investit dans la rponse de lAutre : tonne-moi que je te dcouvre ! Cest un acte de confiance qui fait appel aux ressources de lAutre, que cet Autre ne connat peut-tre pas lui-mme et que lchange va permettre de dcouvrir ensemble.

    Le vritable questionnement concerne le vivant, lespace, les tres humains, leur non-encore, linexplor. Ce questionnement est lui-mme vivant : on ne peut le stocker, il se renouvelle sans cesse. Si nous nous posons la mme question depuis dix ans ... cest quelle est morte ! Changeons donc lclairage.

    Les effets du questionnement ? Cest de nous faire sortir du prt-- penser, du prt--dire, du prt--croire, de nous ouvrir au mystre de lAutre, son inattendu, dlargir lhorizon, et de nous dcouvrir prcis- ment cause de notre attitude questionnante. Comment a marche ? Le questionnement inscrit la rponse dans le futur. I1 cre un espacement, un espace matriciel o la rponse va se former, sancrer dans notre histoire, dans un prsent fait de notre pass et de notre avenir. Le paradoxe du vri- table questionnement, comme le remarque M. A. Ouaknin, cest quil ne vise pas linconnu mais le proche, lhabituel, le prochain 7.

    7. M. A. uaknin (1990), p. 211 et s.

  • Fondements, archologie des ressources 3 - lcoute de lenvironnement

    3 lcoute de lenvironnement, un constat : trois (r)volutions

    Notre espriit doit dsonnais penser un Univers non plus stable mais en devenir; de proche en proche, les consquences de ce nouveau constat stendent la totalit de notre com- prhension de laventure humaine ; il ne sagit pas seulement du regard que nous portons sur les toiles, mais de celui que nous portons sur nous-mme I

    La trame susceptible de modliser lacte dapprendre et lacte den- seigner nest pas isole du contexte environnant. Dans notre volont de comprendre comment et o agir auprs des jeunes, des futurs jeunes et ... des anciens jeunes qui entrent en apprenance, nous ne pouvons plus faire lconomie de certains constats, nous ne pouvons plus viter de cher- cher reprer, dans les diffrents contextes de la fin du XXe sicle (du- catif, informationnel, technologique, scientifique, conceptuel.. .) , lesfac- teurs de dveloppement et de blocage de notre capacit dapprendre.

    Ces facteurs sont de deux sortes : - des facteurs externes, comme les conditions dans lesquelles se

    vivent les situations dapprentissage : urgence, comptitivit, exigence deffectivit immdiate, de rsultats tangibles et mesurables en chiffres.. . Autant de facteurs qui participent lourdement au blocage de la dynamique de dveloppement.

    - des facteurs internes dun tout autre ordre, comme lignorance quasi totale dans laquelle se trouvent les acteurs eux-mmes de ce qui constitue la trame mme de lacte dapprendre : les processus mentaux en jeu lorsquon apprend ; le jeu rciproque et profondment imbriqu des res- sources cognitives et affectives de lapprenant ; le fonctionnement de la mmoire et de la perception ; les racines profondes du processus de com- prhension ; le poids norme des reprsentations, des apnon, des prjugs sur soi-mme, sur les autres, sur la tche accomplir, sur linstitution ....

    Facteurs externes et internes sont intimement lis. Ce qui nous int- resse, ce sont les consquences, pour celui qui apprend, des diffrents constats que nous pouvons faire concernant les rcents dveloppements technologiques, scientifiques et conceptuels.

    Cloisons et ocans de certitudes .... Malgr de remarquables expriences et investissements de la part de

    certains acteurs (responsables, enseignants, apprenants), et malgr de

    1. A. Jacquard (1997), p. 31

  • Fondcmertts, archcoologe des rcssources 3 - A lcoute de lenvironnement

    non moins remarquables ouvrages et guides pdagogiques, le contexte pdagogique reste, en majorit, celui de la salle de classe, environnement artificiel et de rendement faible selon les termes de Seymour Papert, car lapprenant y est instruit, donc passif. Cest l une perte norme tant pour la socit que pour les individus. Dautres personnes, en plus grand nombre encore, restent gravement handicapes par des certitudes dsas- treuses, malheureusement bien ancres, sur des inaptitudes supposes et se dgnissent par leurs propres dJlciences ge nai pas le don des langues., , ,je nai pas la bosse des maths.. .,je suis incapable de.. .) .

    Ces lignes de S. Papert soulignent, outre limportance de tenir compte du rle de limage de soi chez celui qui apprend, celle dinformer lapprenant de lexistence de son propre potentiel et du vritable enjeu qui consiste actualiser ce potentiel, cest--dire crer les conditions pour quil se manifeste.

    Une autre caractristique du monde ducatif occidental est de main- tenir une ligne de dmarcation entre les diffrentes disciplines. Cette dra- matique vision cloisonne (et cloisonnante) du monde de la pense vivante nest pas encore parvenue entendre ce que confirment les dcou- vertes scientifiques, savoir que chaque lment, que ce soit dans linfi- niment petit ou linfiniment grand, est en interdpendance et en interac- tion avec sa propre histoire et celle de son environnement. I1 est grand temps dadopter une attitude transdisciplinaire, qui, mieux que dans la multi- ou la pluri-disciplinarit, permet aux diffrents domaines spciali- ss de senrichir mutuellement 2.

    Les acteurs du monde ducatif ont tout gagner entrer dans une pos- ture transdisciplinaire. Pour y parvenir, il leur faut apprendre assouplir les frontires. Une frontire souple est une frontire qui, comme la dfinie Shimon Peres, permet le mouvement ..., permet laccs.. ., facilite le proces- sus.. ., a une valeur stratgique.. .. Le concept de frontire souple a dautant plus dintrt pour un monde ducatif jaloux de son territoire et fortement attach ses certitudes, quil exige la recherche dun accord sur la structure laborer dans les zones sur lesquelles portent les discussions 3.

    Les technologies nouvelles, en particulier celles qui concernent ce quil est convenu dappeler la communication et linformation, modi- fient de faon spectaculaire la relation matre-lve et le rle de lappre- nant. Elles participent en effet la cration dun nouveau type dlve, plus autonome parce quil est contraint dapprendre sans la prsence phy- sique du matre, et de distinguer contenu et dmarche, mthodologie et matire. Avec ces nouvelles technologies, llve doit passer par une sorte dinitiation au nouveau langage de la machine et linterface avec cette machine. Il doit apprendre un nouveau type de lecture et dcriture sur un

    2. Cf B. Nicoiescu (1996). 3. Cf Shimon Peres (1993), p. 218.

  • Fondements, archeologir des rcssourcrs 5 h Iecoute de lenvironnement

    autre type de support que le papier. Il doit apprendre travailler en auto- nomie, et souvent, laborer son propre parcours : est-il accompagn dans cette initiation ?

    Si le dbat sur le rle de lcole est loin dtre clos (le sera-t-il jamais ?), il gagnerait sinspirer de ce que dit un tmoin de la cration dune cole dans une rgion de lHimalaya, totalement isole, o les habi- tants sont encore porteurs (pour combien de temps ?) dun regard paisible et tolrant sur la vie. Lcole nouvellement cre permet aux enfants du Zanskar de souvrir un autre savoir Elle les rapproche des autres hommes. Elle balaie uneforme d *ignorance mais elle en cre une autre en imposant un langage calquk une comprhension unique. Par son ensei- gnement, lcole banalise la perception du monde et la pense humaine 4. Notre systme ducatif doit franchir durgence la frontire dun dbat rest beaucoup trop thorique. Le rle majeur confier lcole est daccompa- gner le questionnement de lenfant et de ne plus faire taire ce questionne- ment au nom des programmes. Combien de temps tolrerons-nous encore que lcole soit le premier rouage de lexclusion ?

    Un monde gorg de technologie Survivants de la deuxime moiti du XXe sicle, nous sommes

    tmoins du dveloppement fulgurant de la technologie et de la trs forte pression quelle exerce sur la vie quotidienne, conomique et sociale. Cette pression est-elle la cause ou lexpression du souci defficacit et de com- ptition qui rgne si gnreusement dans la culture dite occidentale ? Vaste question laquelle nous laissons au lecteur le soin de rpondre ... Ce que nous voulons souligner ici est que cette pression contribue aveugler tota- lement notre systme dvaluation et de validation, le transformant en sys- tme de slection et dexclusion. La comptition, qui rgne dans le monde socio-conomique et politique, est aussi prsente dans le systme duca- tif, ce qui ne contribue en rien rpondre lexigence dquilibre de lor- ganisme vivant que nous sommes, systme ouvert en recherche constant dun quilibre qui nest autre que celui de la boucle donner-recevoir 5.

    Si nous voulons ne pas tre des spectateurs passifs, il nous revient de reprer en quoi le contexte technologique est un facteur de modification de notre vie cognitive et en quoi les consquences de ce qui caractrise ce contexte constitue une ressource ou une menace pour notre quilibre cognitif.

    Lobsession de lefficacit, et, par voie de consquence, du quantita- tif et du mesurable qui prside la plupart de nos proccupations et dci- sions, aboutit une diminution du sens. Le vivant, et la vie cognitive en particulier, ne se laissent rduire ni des prvisions ni des statistiques parce que le vivant est, par nature, complexe et en permanence connect

    4. O. Follmi (1997). 5. Cf Chapitre 4 Points dorgue pour une vie apprenante.

  • Fondements, archologie des ressources 3 - lcoute de lenvironnement

    avec linattendu 6. Tout nest pas mesurable, tout nest pas visible, tout ne se traduit pas par des chiffres.

    La pression de limmdiatet et lacclration effrne laquelle nous invite la technologie crasent lchelle des valeurs temporelles et spatiales, intimement lies entre elles, comme on le sait depuis Einstein. Vouloir immdiatement le rsultat, limage chiffre, le bilan, le projet. .. supprime lintervalle, et rend la transition et la mdiation impossibles. Dans notre gestion du temps, cette dramatique perte de lintervalle, signale dj en 1975, Rome, au Colloque Temporalit et Alination 7, interdit la prise de recul ncessaire la rflexion, lancrage, la plani- fication, ce que dautres cultures que la ntre appellent tout simplement la sagesse.

    La spcialisation et la division des tches, recherches et mme exi- ges, toujours au nom de lefficacit, tendent faire perdre de vue lobjectif, et derrire lobjectif, la finalit de lacte. Consquences long terme, effets secondaires, respect de la globalit.. .sont ignors. I1 suffit dvoquer la gra- vit des problmes de pollution dans laquelle se trouve la Plante-Terre, la fin du X X e sicle, pour comprendre que les consquences des inventions, qui sont lorigine de catastrophes cologiques, navaient t ni prvues ni pen- ses. Le vivant, pour exister et atteindre la maturit, a besoin de sinscrire dans la dure. Le court terme, lui, ne se proccupe que de survie ...

    Si, pour le monde conomique, lhyperspcialisation est devenue une obligation, pour notre vie cognitive, elle est un facteur dappauvrissement, car la spcificit de notre cerveau est sa corzrzeczivlt. En effet, le potentiel fabuleux dont nous sommes porteur et larchitecture neuronale de notre cerveau exigent une pratique slective constante tous les niveaux de la structuration crbrale : mtabolique, cellulaire, synaptique, organique.. . Mais le jeu de cette slectivit se joue dans une mobilisation gnrale, dans une corporit prsente diffrents niveaux dorganisation et de moti- vation qui ne connaissent quun seul type de frontires, prcisment les frontires souples.

    Une autre orientation du monde dit moderne dont nous bnfi- cions largement dans notre vie quotidienne, est la mcanisation, et son corollaire lautomatisation. Certes, lune et lautre soulagent et librent lhomme de tches pnibles, mais elles tendent supprimer laction de la main humaine qui, au cours de millions dannes, a jou un rle trs important dans lvolution phylogntique et le dveloppement ontogn- tique de ltre humain. Ltendue des aires crbrales de notre cortex moteur et somato-sensoriel correspondant la main, aux doigts et parti- culirement au pouce, reflte non seulement limportance de nos besoins

    6. Cf Chapitre 4, le Point dorgue sur lincontournable complexit. 7. Cit par Willern Ibes (1990), p. 52.

  • Fondements, archologie des ressources 3 - lcoute de lenvironnement

    sensitifs et moteurs, mais, comme lont rvl les travaux de Copenhague, limportance de la main pour la stimulation du cortex dans sa globalit 8.

    Zl y a le temps de la main crit Edmond Jabs, comme il y a le temps de lamour - ou de la mort 9. Serait-ce aussi le message laiss depuis 10.000 ans par les mains peintes sur les parois des grottes prhistoriques ?

    Quant aux consquences des diffrentes inventions de homo tech- nicus, elles exigent notre vigilance devant les diffrents risques que ces inventions nous font courir : enfermement dans la boucle stimulus- rponse, affaiblissement de la responsabilit et de linitiative, mise en ch- mage technique de nos capacits de rflexion, de planification, danticipa- tion, de questionnement, qui sont, pourtant, le plus beau cadeau que nous a fait lvolution 10.

    Linvention des prothses sensorielles : la tl-vision, le tl-phone, le tl-travail, la tl-surveillance, et ce que Paul Virilio appelle la tl- prsence 11, nous fait vivre ici, maintenant a l-bas, et nous plonge dans une perception par procuration dun monde d-corporalis, d-ralis, qui, peu peu, devient beaucoup plus prsent que le monde des phnomnes avec lequel notre sensori-motricit nous met en relation. Ce nouveau type de perception, en crant lmotion en direct, supprime le temps et le recul ncessaires la r-flexion, au questionnement, au choix, lanticipation, la dure gnratrice de mmoire et didentit.. .

    Lhomme qui ne se questionne plus se condamne la dpendance et limmobilisme : il se met en tat de fossilisation, et se prive dun moyen efficace pour chapper lunique dimension des idologies. Le tableau risque dtre trs sombre si nous continuons privilgier linformation sur la rflexion ; si nous ignorons nos capacits de questionnement et les moyens dutiliser linformation dont nous disposons actuellement pour rester vigilant ; si nous ignorons notre propre fonctionnement, nos res- sources et les conditions favorables notre quilibre, quel que soit le syno- nyme que nous donnons au mot quilibre : homostasie, sant, harmo- nie, bonheur, paix.

    Lire autrement le livre de Zunivers et de Za Vie La science au X X e sicle, en pntrant linfiniment petit, linfiniment

    grand et linfiniment complexe, a littralement fait exploser la vision de lhomme et de lUnivers et, par voie de consquence, a revisit leur rela- tion rciproque. Les diffrents domaines scientifiques (sciences de la Terre,

    8. Cf les travaux de Niels Lassen (1981), p. 167. Norman Geshwind, op. (1998), pp 54-57. Cf aussi le trs bel ouvrage collectif La main (1996)

    9. E. Jabs (1987). 10. Lire P. Thuillier (1995), pp 233-295. 11. P. Virilio (1990).

    cit., p. 118 et s. M. Jeannerod

  • Fondements, archologie des ressources 3 - lcoute de lenvironnement

    de la Matire, de lHomme ...) sont tous concerns par cette rvolution. De nouvelles sciences, comme les sciences cognitives, sont nes de la conver- gence dautres sciences 12. Dautres sciences natront encore.

    Pour la premire fois, en 1986, une vision transdisciplinaire et coh- rente du monde a fait lobjet dun consensus entre penseurs, philosophes et scientifiques. ils ont reconnu lurgence de la recherche de nouvelles mthodes dducation qui tiendront compte des avances de la science qui sharmonisent maintenant avec les grandes zraditions culturelles 13. Lapproche transdisciplinaire est dj luvre. De grands tmoins des avances de la science aujourdhui ont entrepris de raconter Homo son histoire, celle de lunivers, celle de la Vie, celle de la Plante 14.

    Parmi les immenses dcouvertes du X X e sicle dans deux domaines en particulier, notre cerveau et les systmes naturels, retenons les retom- bes qui ont - ou devraient avoir - une incidence sur la problmatique du- cative, car elles modifient un grand nombre de notions fondamentales indispensables aux hypothses de travail de la pdagogie, des sciences cognitives et de lpistmologie. Mentionnons :

    - la remise en question de certains concepts fossiles : causalit, objectivit, origine, ralit, temporalit.. .

    - les concepts qui demandent tre revisits (ou prciss ou dpoussirs) : les vrais-faux dbats sur linn et lacquis, linforma- tion, le rel, les origines (de lhomme, du langage ...) et le mythe indo- europen 15.. .

    - lmergence de concepts pluriels : niveaux de ralit, logiques, intelligences, mmoires, langages.. . 16

    - lmergence de concepts novateurs : relativit (Einstein, 1904 !), champ, systme, structuration, auto-organisation, potentialisation et actualisation, complexit et complexification, interface, complmentarit des contradictoires, Co-interdpendance, transdisciplinarit, non-linarit, principe dincertitude, indtermination, chaos.. . 17

    12.Cf H. Trocni-Fabre Les sciences du vivant, un champ dexploration pour penser la pdagogie in La

    13.Colloque de Venise (1987). 14. Le CIRET (Centre International de Recherches et tudes Transdisciplinaires). dont le Prsident est

    15. J.-P. Demoule (1998). 16. Cf les interviews de B. Cyrulnik, E Varela, A. Jacquard, 1-D. Vincent dans la srie de films N pour

    17.- 1. Prigogine (1996) ; C. Hardy (1983) : R. Weber (1988) ; M. Felden (1992).

    Pdagogie aujourdhui, in G. Avanzini (1996).

    Basarab Nicolescu, a t fond en 1987. Cf note 2.

    apprendre.

    - Cf aussi Ne pour reconnatre les lois de la vie deuxime film de la srie N pour apprendre, avec B. Nicolescu ; Naissance et Histoire du Cosmos: N hors srie de La Recherche, N 1, avril 1998.

  • Fondements, archeoloeic des ressources 5 - h Iecoute de lenvironnement

    - dans le domaine des sciences du vivant, la dcouverte de notre structure fondamentale, lADN, les travaux sur le gnme, les neurotrans- metteurs, les fabuleuses potentialits dapprentissage, dinnovation, de compensation et de rparation de notre cerveau et de notre corps tout entier.. . 18

    De nombreux dfenseurs de lhumanisme soulignent que la crise que traverse lhumanit, la fin de ce quil est convenu dappeler le XXe sicle 19, a pour noms nergie, inflation, chmage, pauvret, prcarit, exclusion, pollution, fragmentation, clatement du lien social et familial, et autres menaces pesantes. Mais la mondialisation de la crise conomique, sociale et politique est, en fait, une consquence de la crise deperception que nous traversons : nous navons pas encore compris que nous vivons dans un monde o les phnomnes biologiques, physiologiques, psycho- logiques, sociologiques et environnementaux sont interdpendants. Notre socit na pas encore pris conscience que ltre humain, quil le veuille ou non, quil le sache ou non, est aussi et toujours soumis aux lois dquilibre de la nature et du vivant, cest--dire au(x) rythme(s) du vivant, tymo- logiquement ce qui coule 20.

    11 sagit maintenant de se mettre lcoute de lhistoire du vivant, de ses exigences dquilibre et dchange qui nous permettent, comme le dit si justement Albert Jacquard, de ne pas subir mais dimaginer demain 21.

    18. Le chapitre 4 Points dorgue pour une vie apprenante dveloppe quelques-uns des thmes jugs prioritaires pour le monde ducatif. Certains ont dj t mentionns dans/appren&, doncje suis, et dans les filins Nepour apprendre, op. eit.

    19. Cf in Le CourrierInternational N 373-4, du 24.12.97 au 07.01.98. larticle de R. Herzinger Nous ne sommes quen 1699 de lre chrtienne, en rfrence aux recherches de lhistorien allemand, H. Illig.

    20. Du grec pSw (rheo), couler. 21. (1997), p. 89.

  • Fondements, archologic des ressources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    4 Points dorgue pour une vie apprenante

    Dossiers mqurs du vivant

    Sans volution, un homme, un peuple, une culture se meurt de ses convictions Lchange et le changement constituent lessence de la vie, de tout tre 1 Za vie na de ralit que dans la dure Y e temps est la matiere premire du vivant 2

    Paradoxe du XXe sicle Lun des paradoxes du X X e sicle finissant est que la crise de per-

    ception quil traverse, avec une acuit toute particulire, se rvle un moment o les sciences du vivant progressent de faon spectaculaire. La connaissance que lhomme a de lui-mme et de son environnement na jamais t aussi vaste, approfondie et questionnante.

    Homo a reu de la science du X X e sicle un enseignement trs important : celui de la relativit et du pige des vidences. De recherche en recherche, dhypothse en hypothse, les connaissances dhier sont remises en question et les chercheurs dcouvrent que la rponse recher- che escamote souvent la question ...

    Les exemples de changement de paradigme sont nombreux, dans les diffrents domaines scientifiques : latome, lADN, le neurone, lintelli- gence, la mmoire, le langage ... se rvlent maintenant tre des ralits plurielles, infiniment complexes. Le cas du langage est exemplaire : selon une conception encore largement rpandue, le langage est une activit linaire, squentielle, restreinte lmission-rception dun message. Mais les images de notre activit crbrale lors dune srie de tches, au cours desquelles on demande un sujet de lire, prononcer et penser des mots, font apparatre une activation dans plusieurs rgions crbrales, alors que ces tches nous paraissent tre simples, et appartenir une seule catgo- rie langagire 3 . Labsence de frontire entre les diffrentes activits lan- gagires, rvles par les nouvelles donnes de la science, pose de front le problme de la ralit et lintrt des tches demandes lapprenant.

    Devant le nombre trs important des donnes scientifiques concer- nant notre vie cognitive susceptibles dclairer le monde ducatif, deux questions simposent : Quelles sont les connaissances incontournables pour le monde ducatif? et En quoi ces nouvelles donnes peuvent-elles clairer lacte dapprendre et lacte denseigner ?

    1. O. Follmi (1997), p. 218. 2. A. Jacquard (1992), p. 45. 3. images obtenues par tomographie par mission de position (PET)

  • Fondements, arclleologie des ressources 4 ~ Points dorgue pour une vie apprenante

    Le choix des dossiers majeurs a t guid par les besoins exprims par des formateurs et responsables ducatifs, et, parfois, par les apprenants eux-mmes, au cours de trois dcennies de rencontres et de partage. Sont considrs comme majeurs les domaines qui, en lien direct avec les recherches rcentes en neurobiologie, permettent de mettre lacte dapprendre en perspective, de remonter ses racines biologiques, dapporter un matriau pour poser la problmatique ducative en termes nouveaux, et viter ainsi, selon lexpression de Reiner Maria Rilke, de rester la surface de la vie 4.

    Aucun des dossiers traits dans ce chapitre nest exhaustif. Aucun ne sera jamais clos. Le lecteur est invit constituer sa propre dynamique dexploration, partir de ses propres expriences, de son contexte et de son questionnement. Ce qui est propos ici est, en quelque sorte, un socle sur lequel construire autre chose, une trame de dpart pour un travail de rflexion et dapprofondissement. Les nombreuses notes sont destines faciliter un prolongement de rflexion et rappellent ce qui a t abord dans /apprendr;, donc j e suis. Une proposition de mise en dynamique pdago- gique, ladresse des ducateurs, est propose dans chaque dossier.

    Lincontournable cornplexite La complexit est prsente tous les niveaux de lUnivers et du

    vivant. Rappelons ltymologie du mot : du latin complexus, qui signifie tiss ensemble. Les images de la complexit existent : celles de lUnivers5, celles des formes de la nature6, celles de notre corps et, en par- ticulier, celles de notre cerveau (neurones, synapses, circulation sanguine, structuration crbrale.. .) 7.

    La complexit peut tre considre comme la rsultante dun proces- sus de complexification qui, selon certaines thories, sous-tend la dyna- mique de lvolution de lUnivers et du vivant. Mais la complexification nest sans doute pas lunique processus dvolution, et lvolution nest pas forcment synonyme de progrs. Selon le palontologue S . J. Gould, il existe, chez certaines lignes, un processus de dcomplexification , de dcroissance de la complexit. I1 est important de rappeler aussi la stabilit dans le temps du mode bactrien initial 8.

    Pour le palontologue, la complexit est la consquence de ce qui caractrise le vivant : lventail de la variabilit. Pour le physicien, elle se produit loin de lquilibre. Pour I. Prigogine, le non-quilibre est Za voie Za plus extraordinaire que la nature ait invente pour coordonner les phno- mnes, pour rendre des phnomnes complexes possibles.. . Des concepts

    ~

    4. R.M. Rilke (1966), p. 27. 5. CfH. Reeves (1984) ; . Vauclair (1996). 6. P.S. Stevens (1978) ; T. Buzan (1995). 7. LaFabdque de la Pense (1990). Cf aussi G. Edelman (1992), p. 121. 8. S . Jay Gould (1997), p. 265 et s.

  • Fondements, archcologle des ressoufzcs 4 Points dorgue pour une vie apprenante

    comme [auto-organisahon loin de I quilibre, ou de stnrctup-e dissipaave sont appliqus dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, mas de la sociolosie, de lconomie, de lanthropolorjie et la ~inguish$ue 9

    Nous savons aujourdhui quHomo est un organisme extraordinai- rement complexe et que son cerveau est lobjet le plus complexe de lUnivers actuellement connu. Mais complexit ne signifie pas complica- tion. Pour distinguer lune de lautre, Herv Serieyx compare un Boeing et un plat de spaghetti : le Boeing est compliqu ; il peut se rduire lana- lyse ; il suffit dun bon mode demploi et dun temps suffisant pour suivre les directives dassemblage. Un plat de spaghetti est complexe, parce quil est rgi par les principes de rtroaction et dincerhtude : le mme geste, rpt deux fois, ne donnera pas la mme fourchete de spaghetti 10.

    Le vivant est complexe : il lui faut affronter constamment limprvu, linterdpendance, la rtroaction. Il nest pas rductible lanalyse. Lapprenant non plus. Le monde ducatif changerait de visage sil accep- tait de voir dans lapprenant un tre complexe plutt quun tre valuable de O 20 ... Quant aux contenus enseigner, lcole court le risque de rester la surface de la vie si elle ne se dcide pas enseigner la com- plexit et les autres lois de la vie, en priorit et durgence.

    La dcennie 90 a vu la parution douvrages fondamentaux sur la pense complexe, la modlisation des systmes complexes, la systmique, et les organisations 11. Il existe maintenant un matriau suffisant pour que la dmarche ducative intgre la pense complexe et en accepte les cons- quences : la prise en compte de nouveaux concepts comme celui dorgani- sation et dmergence ; le respect des lois du vivant, comme la non-lina- rit ou la causalit circulaire, nous permettant de comprendre quen ce qui concerne votre vie cognitive comme notre vie sociale, le produit est gale- ment producteur (la socit et les individus se produisent mutuellement).

    La rorganisation tant un processus permanent de lorganisme vivant, le monde ducatif (vivant, lui aussi !) a tout gagner de faire de la complexit le socle sur lequel construire une dmarche ducative coh- rente avec notre ralit complexe. Il sagit donc de tisser ensemble. Pour Edgar Morin, la rqorme de pense est celle qui permet dintgrer ces modes de reliance ... 12 Cest videmment lcole quil revient de senga- ger dans cette rforme. Elle peut le faire, car le matriau et lespace nces- saires pour cette rforme existent : la pense reiiante est prsente poten- tiellement chez tout enzant. La rforme doit se faire par tapes, par une pdagogie progressive, partir de la grande interrogation anthropologique

    9. 1. Prigogine (1994), p. 29. 10. H. Serieyx, de lInstitut Europen du Leadership (Paris), intervient dans le Module 5 de la srie vido

    sur Lvaluation, co-production Universit de Nantes, Paris 8 et ENS Fontenay St-Cloud, 1995. 11. Cf les ouvrages de E. Andreewsky (1991) ; G. Clergue (1997) ; C. Hampden-Turner (1990) :

    J.-L. Le Moigne (1990) : J. Mlee (1990) ; G. Morgan (1990) ; E. Morin (1991) ; J. de Rosnay (1995). 12. E. Morin (1998).

  • Fondements, archologie des ressources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    du clbre tableau de Gauguin qui, en 1897, posait sur sa toile la question que se pose tout tre humain, quels que soient sa culture, son milieu social, sa joie ou son angoisse : do venons-nous, qui sommes-nous, o aZZons-nous ? Le grand problme, comme le souligne E. Morin, rside dans la difficult dduquer les ducateurs. La solution propose, qui est la raison dtre de ce livre, est que les ducateurs sauto-duquent, avec laide des duqus. Lauto-ducation des ducateurs passe par une pre- mire tape que nous avons propose dans les pages prcdentes : la prise de conscience de ce que sont nos reprsentations, et le constat sans concession du contexte dans lequel a lieu lacte dapprendre.

    Ltape urgente et importante entre toutes pour nos socits qui se disent modernes, est celle de lexploration de la ressource humaine, la ressource la moins explore. Samuel Pisar a t lun des premiers nom- mer et dcrire passionnment ce potentiel humain qui hberge le sang de lespoir 13. Ce potentiel humain est, comme on le verra, infini. 11 demande tre actualis, selon les termes de S . Lupasco 14, cest--dire, manifest dans des actions, des projets, des entreprises. Le problme, auquel lcole et la socit devraient satteler en priorit, est de permettre et favoriser les conditions dactualisation du potentiel de chacun, de ses nombreux non- encore. Il sagit bien ici de rappeler lefficacit du grain de bl 15 et dvoquer la dormance de la nature.

    Les leons du vivant

    Dans ce dossier sont rassembls les principaux processus qui ont prsid faire de nous ce que nous sommes aujourdhui. Nos gnes et nos molcules nous enseignent les stratgies avec lesquelles notre organisme sest construit. Citons les stratgies principales telles quelles apparaissent dans lhistoire du vivant, aujourdhui :

    - la diverflcazzon qui rsulte de llan complexificateur, ralit incon- tournable, elle aussi (mon dissemblable, mon frre !) .

    - la compZmentarit4 luvre dans lappariement des bases consti- tuant notre ADN ; luvre au niveau du corps calleux, ce faisceau de fibres qui relie les deux hmisphres crbraux ; luvre dans nos trois et mme quatre cerveaux dont les spcificits se compltent pour grer nos diffrents besoins de relations 16.

    13. S. Pisar (1983). 14. S . Lupasco (1987). 15. Lexpression est dAlbert Camus. 16. Pour les trois cerveaux, P. MacLean et Guyot (1990) ; J.-D. Vincent (1986) chap. 7 ; Cf aussi H. Wocm-

    Fabre (1987) p. 46 et s. Alexandre Luria (1973 a et b) introduit le concept de 4 e cerveau pour dsi- gner nos lobes frontaux.

  • Fondements, archologie des ressources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    - lchange et Za coopration entre les cellules, lintrieur mme de lorgane ou de lorganisme.

    - la connexion ou plutt, linterconnexion, qui prside la reliance des diffrentes aires crbrales (corticales, sous-corticales, primaires, secondaires, associatives...), et de tous les niveaux de notre tre (biolo- gique, psychique, social.. .). La capacit de connexion de notre cerveau na rien de linaire car elle sopre de manire distribue. Elle permet un autre processus, plus complexe, que G. Edelman appelle rintroduction (retour la structure rceptrice). Ce processus prsiderait, selon lui, la catgorisation, lmergence du sens (bootstrapping smantique) et lmergence de la conscience (primaire et suprieure ou rflexive pour dautres auteurs) 17.

    - lauto-organisation, terme qui appartenait jusque l au vocabu- laire de la cyberntique, est revisit maintenant au profit dexpressions comme proprits mergentes, dynamique des rseaux non linaires ou systmes complexes. Il sagit de la capacit de la structure vivante de se rguler et de modifier ses propres mcanismes. Cette capacit permet lmergence de configurations globales dans des systmes comportant des lments en interaction. Sans elle, le phnomne de la cognition est incomprhensible 18.

    - la sleccivitte; capacit qua notre organisme, jusquau cur mme de nos cellules et jusque dans la micro-cognition, doprer des choix dans I norme diversit constamment engendre tous les niveaux du proces- susgntipe et volut#. Lorganisme est, en effet, plac devant la nces- sit d9laguer la multrplicit des traJectoires viables 19. Pour oprer ces choix, nous disposons dun potentiel gigantesque : lestimation la plus rcente est de quatre cents milliards de neurones, plusieurs millions de milliards de connexions reliant ces neurones par un rseau de plusieurs millions de kilomtres de fibres nerveuses... 20. Slectionner va donc signi- fier renoncer, et mme inhiber. Lapprentissage peut tre vu sous cet angle : apprendre, cest savoir inhiber, savoir renoncer telle ou telle pos- sibilit, dmarche ou solution. Do une nouvelle conception de lerreur, comprise comme la consquence dune incapacit de renoncer une solu- tion dj trouve, une dmarche dj suivie, une possibilit dj utilise. On pense irrsistiblement lge du capitaine 21.

    17. G. Edelman (1992), pp 171 et 175. 18. Cf E Varela, E. Thompson, E. Rosch (1993), p. 135 et s. 19. Varela et al., op. dt., p. 264. Cf aussi linterview de E Varela dans Npour crer du sens, srie Npour

    20. A. Jacquard (1997), p. 94. 21. Rappel de lexprience faite par Stella Baruk, concernant le poids des consignes sur le raisonnement :

    le nombre des moutons, des chvres et des vaches sert trouver ... le chiffre manquant dans lnonc (lge du capitaine du bateau qui transporte ces animaux !).

    apprendre, op. cit.

  • Fondements, ai-cheologye des ressources 4 ~ Points dorgue pour une vie apprenante

    Aucun de ces diffrents processus cognitifs nest linaire, immobile, ou stagnant. Ils font de nous des tres qui ont une histoire, dont la bio- graphie sinscrit chaque couplage, chaque vnement.

    Nous savons galement aujourdhui que notre organisme hberge un code (squences de bases nuclotidiques) de type universel, de la bac- trie llphant selon lexpression de J. Monod. Ce code obit des lois incontournables, dont celle du changement dans la stabilit.. .

    Forte leon que les socits humaines et les individus qui les com- posent gagneraient entendre, et r-apprendre.

    Percevoir + a8.r Aucun organisme vivant ntant capable de survivre lorsquil est

    isol dun milieu physique ou social, nous nous sommes construits dans et par linteraction avec notre environnement. Notre dynamique interne, qui est une constante recherche dquilibre (ou dhomostasie en terme savant), consiste tablir et maintenir un couplage entre lorganisme vivant que nous sommes et lenvironnement. Ce couplage vital consiste donner et recevoir, percevoir et agir, en dautres termes tablir et main- tenir un constant change entre lintrieur et lextrieur.

    Linteraction peut se traduire par une boucle. Le schma, propos par E Varela souligne un lment essentiel, savoir la circularit de la boucle qui relie nos activits motrices et nos activits sensorielles. Les uctions motrices ont des consquences sensorielles, et les UChonS senso- rielles ont des consquences motrices 22. Cest dans linterdpendance de ces deux processus cognitifs (perception-action) , que la connaissance senracine. Pour E Varela, ce couplage est galement un lieu dancrage de limaginaire, et, bien sr, de la mmoire et de lapprentissage 23.

    perception

    t action

    I Ce schma fait partie dun schma beaucoup plus complexe. I1 pose aux

    enseignants le problme de lquilibre de la boucle perception tf action dans les activits demandes aux apprenants : ny a-t-il pas souvent une charge trop grande du ct perception (coute, lecture intensive dans limmobilit.. .) et un manque, pour ne pas dire une absence daction (insuffisance dapplications pratiques, dexplorations pralables, dentres en dialogue, dadaptation, de cration) ? Lenseignement frontal, encore souvent pratiqu dans lducation Nationale, sinscrit videmment dans ce type de dsquilibre 24.

    22. E Varela (1989), p. 27-28. 23. CE sori intewentiori dans Npour organiser, de la srie Ne pour Apprendre. op. cit. 24. Cf dans la Partie Vi. chapitre 11, Relier les quatre savoir-faire langagiers une proposition doutil des-

    tin quilibrer les activits de perception et daction en langues.

  • Fondements, archeoloyc des I essoiit ce5 4 - Points dorgue pour une \ ie apprenante

    Le schma soulve un autre problme dont il sera nouveau ques- tion au sujet du systme visuel. Si nous acceptons lide que nous sommes, par nature, en relation constante avec notre environnement, avec ce qui prcde et avec ce qui suit, demble nous pouvons comprendre que nos perceptions sont relatives, non dfinitives et rvisables, et que la signification de ce que nous percevons, appartenant notre histoire, ne constitue en aucun cas une entit en soi, extrieure nous.

    La proposition qui est faite aux duquants est, dune part, de dve- lopper et dencourager, dans les activits quils proposent, la diversit, la complmentarit, la coopration, linterconnexion, lmergence de signifi- cations, le choix et la dcision. Dautre part, il leur revient dquilibrer la boucle qui relie les perceptions (auditives, visuelles, kinesthsiques) et les actions motrices (plurielles, elles aussi). Ils veilleront ainsi prserver lexigence fondamentale du vivant : lchange.

    Nous sommes temporalit4 dures et @unes et notre cerveau est vraiment.. . en devenir

    Nous retenons des recherches des neurobiologistes que le temps vcu nest pas en adquation linaire avec le temps objectif. Les expri- mentations font apparatre que nous antidatons, dcalons, rvisons ou mme censurons un vnement par rapport un autre. Cette caractris- tique de notre cerveau peut sexpliquer par ltroite relation entre les acti- vits de perception, dattention et de mmoire 25, mais aussi par linfluence de la posture cognitive (et, bien sr, motionnelle) dans laquelle nous nous trouvons. Selon que nous attendons ou craignons quun vnement ait lieu, selon quil est familier ou nouveau, notre raction lvnement, au stimulus, au phnomne extrieur variera.

    Autre aspect particulirement important qui nous claire sur notre vie cognitive : le cerveau est dj mobilis avant de raliser une action sen- sori-motrice. I1 existe, en effet, une activit neuronale prcdant une rac- tion motrice un stimulus visuel. Dans une exprience consistant mesu- rer lactivit crbrale associe la prparation et lexcution de gestes prcis (pression des doigts de la main en rponse des stimuli visuels gra- dus de 1 9 ) , les tracs de lactivit neuro-lectrique ont fait apparatre une activit crbrale prcdant lacte, diffrente selon la russite ou lchec du futur acte. Les auteurs de cette exprimentation suggrent que lchec de la main dominante est attribue une insuffisance de prpara- tion cognitive ; lchec de la main non-dominante une confusion dans lorganisation de linformation 26.

    25. Cf les expriences de D. Dennett et B. Libet in P. Buser (1998), chap. IV. 26. A.S. Gevins et al. (1987), 580-5.

  • Fondements, archologie des ressources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    Lattention, qui constitue lune des proccupations majeures des enseignants, nest pas une fonction autonome, pas plus que ne le sont la mmoire et la perception. Cest une sorte de carrefour dactivits cognitives : effort mental, identification, slection dindices pertinents, focalisation.. .

    Les chercheurs semblent saccorder sur limportance dcisive de lamorage qui augmente la performance et amliore lidentification, la localisation de la cible et la reconnaissance des formes ou des mots 27.

    La mcanique attentionnelle ne peut pas tre comprise sans vo- quer dautres paramtres comme le type de tches demandes (reprer, montrer, appuyer sur un levier, dire.. .) , le type de stimulus utilis (visuel, auditif, tactile.. .) , les consignes donnes (crites, orales.. .) et ce qui entre dans lavant et dans laprs de lactivit demande. Des recherches menes Copenhague ont montr que lattention est essentiellement un processus anticipatoire 28. Les enseignants devraient, en effet, voir dans lattention non pas un objectif atteindre, mais la rsultante dune dyna- mique cognitive qui illustre trs fidlement lexpression de Merleau-Ponty pour qui le sujet et le temps communiquent du dedans 29.

    Le problme de la temporalit de notre vie cognitive pose un autre problme : celui que le neurobiologiste Pierre Buser appelle limplicite cognitif, qui est le domaine du pr-conscient ou de linconscient cognitif ( distinguer de linconscient freudien) 30. La prise en compte de lexpli- cite et de limplicite cognitif est fondamentale pour celui qui apprend et celui qui enseigne. Le rle de linconscient dans la connaissance nest, bien sr, pas rcent. Les dmarches de cration (Archimde, Kekul, Einstein, Poincar ...) ont t dcrites et expliques en invoquant une stratgie utilisant lintuition. On choisira parmi les termes Infra- conscient cognitif, subconscient cognitif, pr-conscient cognitif, subliminaire, ou implicite cognitif celui qui convient (...ou ne choque pas), mais limportant est de reprer quil est possible de parler dune activit cognitive pralable lacte cognitif conscient, et de souligner quil existe une continuit entre le domaine implicite et le domaine explicite de notre vie cognitive.

    Pour celui qui enseigne et celui qui apprend, savoir exactement quand et o se trouve le passage de limplicite lexplicite cognitif nest pas ncessaire. Le passage de lun lautre fait partie de ces frontires

    27. Lamorage est le fait de pr-signaliser une future cible par un point lumineux. Cf P. Buser, op. ci?.,

    28. Cf rapprends doncj suis, pages 88 -90. 29. Merleau-Ponty, Phnomnologie de la percepfion, Gallimard, 1945, chap. III.

    30. P. Buser, op. cit., p. 114 et s.

    pp 147-68.

    Pour les relations de lattention et de la conscience, cf G. Edelman (1992), p. 186-189.

  • Fondements, archologie des rcssources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    souples dont il a dj t question. Pierre Buser suggre lexistence dune frange entre le pr-conscient et le noyau des deux types de conscience (primaire et rflexive) qui constituent notre vie cognitive expli- cite. Le trs grand intrt de sa proposition est de suggrer que les diverses connexions et les diffrents changes ont lieu dans les deux sens, entre le domaine implicite et nos tats de conscience 31.

    Un autre volet de la temporalit crbrale nous invite explorer du ct de ce que la psychologie cognitive nomme lintentionnalit, cest--dire lorientation, ou le cadrage de nos tats mentaux (perception, mmoire ...) vers ou dans le monde vcu. Pour Merleau-Ponty, cest lorganisme vivant qui, selon son histoire, choisit ce quoi il sera sensible. Francisco Varela prcise quil ny a pas de clivage entre intentionnalit et conscience. Les capacits cognitives sont lies des histoires vcues, un peu la manire de senhrs qui nexistent que dans la mesure o on les trace en mar- chant. 32. Tout tre vivant se trouve toujours dans un contexte, dans un milieu, dans une situation qui sinscrit dans sa biographie.

    ce point de notre rflexion, il est clair que nos pratiques pdago- giques senrichiraient dintgrer le concept de non-encore, pour crer un espace permettant au non-encore peru douvrir la voie lacte peru, au non-encore compris de participer lacte de comprhension, et au non- encore vu de contribuer lacte perceptif.

    Dans la vie cognitive, lamont permet de comprendre laval. Les tra- vaux des neurobiologistes nous autorisent aujourdhui dire quil est essentiel que les dmarches pdagogiques tiennent compte du fait que la prparation de lacte est partie intgrante de lacte lui-mme. Il sagit donc de traduire cette approche en termes concrets, et de construire les diff- rentes dures qui correspondent aux diffrents moments du processus dapprentissage 33 .

    Nous sommes notre vision Aborder le domaine de la vision, la plus largement tudie de nos

    sensorialits, cest poser, de plein fouet, dautres questions de fond telles que : quest-ce que le rel ?, peut-on continuer parler dinformation ? comment lAutre peroit ce que Je perois ? ... Cest aussi entrer dans un immense dbat et interpeller de front le monde ducatif sur ce quil a de plus sensible : sa relation au savoir et lvaluation.

    31. P. Buser, op. cit., p. 118. 32. Ne pas confondre lintentionnalit avec le sens communment utilis de faire quelque chose exprs

    Cf Merleau-Ponty, cit par E Varela et al. (1993), p. 236. Lire aussi les pages 90, 97 et 278-279. 33. Cf dans le chapitre 10, Accompagner lmergence, la proposition de mthodologie ternaire Le tiers

    cherch.

  • Fondements, archologie des ressources 4 - Points dorgue pour une vie apprenante

    En effet, tant que nous croyons que le monde existe en dehors de nous, indpendamment de notre vision, de notre mmoire et de nos pen- ses ; tant que nous croyons que nous saisissons et traitons une infor- mation capte par nos organes sensoriels ; tant que notre philosophie de la vie consiste croire que lesprit est un miroir de la nature, il est bien vident que notre relation lenvironnement, aux autres et nous-mme se trouve dj engage dans une logique de vrit unique, binaire, duelle, linaire.. . (arrtons-nous l !).

    Restreindre ltude d