Religions Séculières, Totalitarisme, Fascime - Conceptions Pour Le Siècle XX

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Un concept hante la pensée historique et politique du XXe siècle, le concept de«religion séculière» ou «religion politique».1 Ein Gespenst geht um : il s’agit en effetd’une sorte de spectre conceptuel qui vient hanter plusieurs des grandesthéories politiques et historiques sans jamais tout à fait prendre corps commeune notion stable, acceptée et partagée communément par l’ensemble deschercheurs.

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  • MARC ANGENOT

    RELIGIONS SCULIRES, TOTALITARISME, FASCISME :DES CONCEPTS POUR LE XX SICLEE

    SUIVI DE :MAL MORAL, MAL POLITIQUE, MAL SOCIAL

    LES INTELLECTUELS, LES INTELLECTUELS DE PARTI, INTELLECTUELS ETRLE POLITIQUE

    TROIS BIBLIOGRAPHIES RAISONNES

    ET PRCD DE :REMARQUES SUR RELIGIONS SCULIRES ET TOTALITARISME

    Discours socialNouvelle srie : Volume XX bis

    (2004 Version revue et mise jour en 2010)

  • Discours social / Social Discourse est une collection de monographies, de travauxcollectifs et actes de colloques, en franais ou en anglais, relevant de la thorie du

    discours social et rendant compte de recherches d*analyse du discours et d'histoire desides.

    Cette collection est publie Montral par la CHAIRE JAMES MCG ILL d*tude du discourssocial de l*Universit McGill.

    Discours social / Social Discourse dont la premire srie a commenc en 1988 et s'esttermine en 1996 et la seconde a dbut en 2001, a t fond et est dirig par Marc

    Angenot.

    Nouvelle srie, anne 2004, volume XX bis, version revue et augmente entre 2006 &2010.

    Marc Angenot, Religions sculires, totalitarisme, fascisme. Des concepts pour le20 sicle.me

    Un volume de 227 pages

    Marc Angenot, 2004 ; 2010 pour la mise jour.

    Prix de vente en version papier, franc de port : $ (CAD) 20.00.

    En Europe: 15.00.

  • OUVRAGES DE MARC ANGENOT

    Le Roman populaire. Recherches en paralittrature. Montral: Presses de l'Universit duQubec, coll. Genres & Discours, 1975.Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supriorit des femmes, 1400-1800.Montral: Presses de l'Universit du Qubec, 1977.Glossaire pratique de la critique contemporaine. Montral: Hurtubise, 1979. Trad. enportugais.La Parole pamphltaire. Contribution la typologie des discours modernes. Paris: Payot, 1982.Rd. en 1995 et en 2005.Critique de la raison smiotique. Fragment avec pin up. Montral: Presses de l'Universit deMontral, 1985. Trad. en amricain.Le Cru et le Faisand : sexe, discours social et littrature la Belle poque. Bruxelles: Labor, coll.Archives du futur, 1986.Ce que l'on dit des Juifs en 1889. Antismitisme et discours social. Prf. de MADELEINE REBRIOUX.Paris, Saint-Denis: Presses de lUniversit de Vincennes, coll. Culture & Socit, 1989.Thorie littraire, problmes et perspectives. Sous la dir. de MARC ANGENOT, JEAN BESSIRE, DOUWEFOKKEMA ET EVA KUSHNER. Paris: Presses Universitaires de France, coll. Fondamental, 1989.Trad. en chinois, en arabe, en espagnol et en portugais.Mil huit cent quatre-vingt-neuf : un tat du discours social. Longueuil: Prambule, coll.LUnivers des discours, 1989.Le Centenaire de la Rvolution. Paris: La Documentation franaise, 1989.Topographie du socialisme franais, 1889-1890. Montral: Discours social, 1991.Le caf-concert : archologie dune industrie culturelle. Montral: Ciadest, 1991.Luvre potique du Savon du Congo. Paris: ditions des Cendres, 1992.LUtopie collectiviste. Le Grand rcit socialiste sous la Deuxime Internationale. Paris: PressesUniversitaires de France, coll. Pratiques thoriques, 1993.Un Juif trahira : lespionnage militaire dans la propagande antismitique, 1886-1894. Montral:Ciadest, 1994. Rd. Discours social, 2003.Les Idologies du ressentiment. Montral: XYZ diteur, coll. Documents, 1995. Rd. enformat de poche, 1997.La Propagande socialiste. Six essais d'analyse du discours. Montral: Balzac, coll. LUnivers desdiscours, 1997.Interdiscursividades. De hegemonas y disidencias. Crdoba: Editorial Universidad Nacional,coll. Conexiones y Estilos, 1998.Colins et le socialisme rationnel. Montral: Presses de lUniversit de Montral, 1999. Les Grands rcits militants des XIX et XX sicles. Religions de lhumanit et sciences de lhistoire.e e

    Paris: LHarmattan, coll. LOuverture philosophique, 2000.La critique au service de la Rvolution. Louvain: Peeters et Paris: Vrin, coll. Accents, 2000.Dialogues de sourds. Doxa et coupures cognitives. Montral: Discours social, coll. Cahiersde recherche, 2001.Do venons-nous? O allons-nous? La dcomposition de lide de progrs. Montral: Traitdunion, coll. Spirale, 2001.

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  • Lennemi du peuple. Reprsentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-1917.Montral: Discours social, 2001.On ne fait pas de bonne littrature avec de bons sentiments. Et autres essais. Montral: Discourssocial, 2001.La chute du Mur de Berlin dans les idologies. Actes du colloque de Paris, mai 2001. Sous la dir.de MARC ANGENOT et RGINE ROBIN, d. par GUILLAUME PINSON. Montral: Discours social,2002.Interventions critiques I, II, III, IV. Montral: Discours social, coll. Cahiers de recherche,2002-2003, 4 vol. Vol. V sous presse.Anarchistes et socialistes: 35 ans de dialogue de sourds. Montral: Discours social, coll.Cahiers de recherche, 2002. Reparu in: M ICHEL MURAT, JACQUELINE DANGEL et G ILLES DECLERCQ , dir. La parole polmique. Paris: Champion, 2003.Lantimilitarisme : idologie et utopie. Qubec: Presses de lUniversit Laval, 2003.Jules Guesde, ou Le marxisme orthodoxe. Montral: Discours social, coll. Cahiers derecherche, 2003.La dmocratie, cest le mal. Un sicle dargumentation antidmocratique lextrme gauche.Qubec: Presses de lUniversit Laval, coll. Mercure du Nord, 2004.Reprsenter le XX sicle. Actes du colloque de septembre 2003. Sous la dir. de MARC ANGENOTe

    et RGINE ROBIN, d. par JULIA PAWLOWICZ. Montral: Discours social, 2004.Rhtorique de lanti-socialisme. Essai dhistoire discursive. Qubec: Presses de lUniversit Laval,2005.Le marxisme dans les Grands rcits. Qubec: Presses de lUniversit Laval; Paris: LHarmattan,2005.Avec Ma-Lihn Eddi et Paule-Monique Vernes. La tolrance est-elle une vertu politique?Qubec: Presses de lUniversit Laval, 2006.Dialogues de sourds. Trait de rhtorique antilogique. Paris: Mille et une Nuits, 2008.En quoi sommes-nous encore pieux? Qubec: Presses de lUniversit Laval, 2009.

    JE REMERCIE CHALEUREUSEMENTCLAUDIA BOULIANE QUI A REVU AVEC

    SOIN CET ENSEMBLE BIBLIOGRAPHIQUE.

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  • REMARQUES SUR RELIGIONS SCULIRES ET TOTALITARISME

    Un concept hante la pense historique et politique du XX sicle, le concept dee

    religion sculire ou religion politique. Ein Gespenst geht um : il sagit en effet1

    dune sorte de spectre conceptuel qui vient hanter plusieurs des grandesthories politiques et historiques sans jamais tout fait prendre corps commeune notion stable, accepte et partage communment par lensemble deschercheurs.

    Je me propose de dresser lhistorique et de faire lanalyse critique de lacaractrisation des Grands rcits de lhistoire, du progrs de lhumanit, etcelle des militantismes de masse des XIX et XX sicles au premier chef lee e

    socialisme, mais aussi les idologies totalitaires fascistes et nazie et lesnationalismes modernes comme des religions politiques, apparues etimplantes au cours du XIX sicle et passes lacte au sicle suivant. Ceste

    par centaines la prsente bibliographie en atteste que se comptentdsormais les ouvrages qui mettent de lavant ces notions de Political Religions,politische Religionen, religions sculires ou religions politiques.

    Je mets dans ce projet de recherche un enjeu heuristique etmthodologique touchant la nature et au bon usage des concepts et desidaltypes historiques et la rationalit des polmiques interminables qui lesaccompagnent.

    Lhistorique que jentreprends nest pas sparable des grands paradigmesvolutionnistes portant sur la logique propre allgue de la civilisationoccidentale et sur la gense de la modernit qui travaillent tous des conceptionsdivergentes de la scularisation et de la ddivinisation. En domaine francophone,on aura revenir par exemple sur la synthse de Marcel Gauchet, Ledsenchantement du monde, histoire des mtamorphoses du divin duchristianisme lge des idologies et confronter ses thses et conclusionsavec les thses toute contraires dun Rgis Debray, avec son quation LE POLITIQUE= LE RELIGIEUX lhorizon du paradigme retap de la Religio perennis, de laprennit transhistorique du fait religieux et dune anthropologie delincompltude humaine.

    Cette histoire dun concept dont on voit demble quil est avant tout gomtrie variable sera une histoire longue si on veut la saisir dans sa gense etsa continuit. Elle devra aller des penseurs catholiques, conservateurs et librauxde la Restauration et de la Deuxime Rpublique face ces nouvelles secteshumanitaires dont les rveries millnaristes se muaient en cauchemarssociaux en semparant de masses misrables hostiles lordre tabli, aux EricVgelin, Karl Lwith, Jules Monnerot, Raymond Aron, Jacob L. Talmon de nos

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  • avant- et aprs-guerre, Marcel Gauchet et Rgis Debray dans notre modernittardive en passant par tous les sociologues du tournant du XX sicle, Maxe

    Weber, Vilfredo Pareto, mile Durkheim, Roberto Michels, Georg Simmel,Gustave Le Bon et plusieurs autres.2

    la fin des annes 1930 Vienne, Eric Vgelin (ce penseur chrtien quele monde francophone dcouvre, selon sa tradition, avec un bon demi-siclede retard ) a caractris lessence de la modernit comme tenant lapparition et3

    aux progrs de gnoses levant, dans un monde priv de transcendance, ce quilnomme un Realissimum, une Idole plus-que-relle ltat, la Productionconomique, la Science, la Race et le Sang, la Nation, la Classe. Les religions4

    politiques intramondaines dplacent, ses yeux, la transcendance enconstruisant en ce monde une hirarchie des choses et des tres surmonte parun Plus-que-rel. Comme aux idoles des temps barbares, divers boucsmissaires devaient tre sacrifis au Plus-que-rel tandis que des hommesnouveaux, rduqus, seraient entrans le servir et connatraient par l lebonheur dans labngation.

    Il est vrai que les religions politiques modernes, si religions il y a eu, nese sont pas prsentes au monde comme telles, elles furent des religionsscientifiques dans leur rhtorique de surface, proclamant quelle venaientsupprimer les glises, mais en crant leur place, comme le projetait Saint-Simon, un tat-glise dirig par des savants-prtres. Ce constat peut suggrerquune sorte de mauvaise foi ou une forme de fausse conscience dynamisent lamodernit dans sa dngation-perptuation des religions dites rvles. Cestcette logique dngatrice de pseudo-scularisation que prtendait dcelerVgelin : Lorsque les symboles de la religiosit supramondaine sont bannis,crit-il, ce sont de nouveaux symboles ns dans le langage scientifiqueintramondain qui prennent leur place. linsoutenable dsenchantement5

    moderne, dsenchantement rationnel jamais intgralement accompli, cesgnoses (car cest un retour en force du gnosticisme, tenu en lisire et enrespect par le christianisme autrefois que Vgelin rattachera les grandesidologies modernes censment post-religieuses) auraient remdi par lerenchantement ambigu dune religion de limmanence, dune religion qui nesavoue pas telle. Les religions intramondaines auraient eu, ds lors, cecaractre essentiellement quivoque, hybride hommage que la croyance,dissimule mais persistante, rendait la raison dsenchante de nier leurstatut chiliastique et eschatologique, de se prsenter comme irrligieuses cequi leur tait facile affirmer parce que vrai en un sens et athes,matrialistes, strictement rationnelles, ce quelles ntaient pas et ne pouvaienttre.6

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  • Ces thories de Vgelin se concilient jusqu un certain point avec lesconceptions des plus perspicaces penseurs socialisants du sicle pass commeGeorges Sorel, Karl Mannheim et Ludwig von Mises. la faon dHannah Arendtavec le concept de totalitarisme, le penseur viennois englobait dans un conceptunique, celui de religions politiques, socialismes et nationalismes,communisme et fascismes, scientismes et humanitarismes, idologies derconciliation et idologies de ressentiment : ce sont les limites de cette penseindivise et, littralement, ractionnaire, elle aussi binaire (non moins que lesmanichismes militants quil dnonce), raction de rejet au traumatismeeuropen des annes trente. Laxiome implicite de Vgelin, axiome que l'onpeut juger minemment chrtien, est que la condition de lhomme estirrmdiable et lambition de trouver un remde global ici-bas au mal dans lasocit, la source fatale de maux immenses. Ds ses Politische Religionen de 1938,Vgelin considre comme fondamentalement identiques nazisme etbolchevisme, dans leurs doctrines comme dans leurs pratiques despotiques etinhumaines. Vgelin, ai-je dit, est un penseur atypique dans le sicle: cest unspiritualiste chrtien mtin de platonicien. Toute vise militanteintramondaine, vaine rbellion contre la condition humaine, relve pour luidune maladie de lme, cest une pneumopathologie (dans son curieuxlexique). La perte de louverture la transcendance et la prtention de trouverune vrit et un salut dans limmanence du monde sont, pour ce penseur contre-courant, tout dun tenant une erreur de raisonnement et un mal, levritable mal. Dans tout projet humain, promthen, de connatre de part enpart le monde et de le changer radicalement, Vgelin ne voit quhybris et vainervolte dbouchant sur des fanatismes de masse.

    Or, Eric Vgelin sur qui je viens de m'attarder nest quun maillon dunelongue chane de thories sur les prtendues religions politiques, religions dusecond type mergeant dans la modernit post-religieuse et se substituant auxreligions rvles, apportant aux affams dabsolu un mme aliment. Jeremonterai dans lessai auquel je travaille jusquaux origines de ce concept : sonmergence est concomitante de la gense mme de la pense sociologique. LesGrands rcits militants, ces religions de limmanence charges de dsavouer etcondamner un monde scandaleux et de promettre la dlivrance imminente desmaux sociaux se sont poses en rupture radicale (tout en tant peut-tre encontinuit logique et psychologique) avec les rvlations des antiques glises :leur caractrisation, leur interprtation sont au cur de toute la rflexionpolitique et sociologique dans les deux sicles de la modernit.

    Les premires polmiques rudites contre cette chose nouvelle, lesocialisme, le communisme remontent 1848 ou plutt un peu avant, la fin de

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  • la Monarchie de juillet face aux sectes saint-simoniennes, socitaires,icariennes et autres qui alarmaient les gens en place quand ils navaient pas prisle parti den rire. Le communisme (celui, alors redout, dtienne Cabet et noncelui de lanonyme auteur dun obscur Manifest der kommunistischen Partei paru Londres en fvrier 1848), apprend-on, dans de nombreux travaux savants decirconstance, mais cest Sparte et son brouet, cest Lycurgue, cest Platon, cesont les thocraties antiques, cest lidal monastique mdival, ce sont lesAlbigeois, ce sont les Frres moraves, les Turlupins, ce sont les Anabaptistes deThomas Mnzer, cest le Munster de Jean de Leyde, cest tout ce quon veut saufune ide neuve en Europe, cest le retour de vieilles et perverses hrsies! Lesprtendus socialistes modernes sont les descendants des Pastoureaux du XIIIe

    sicle, des Jacques du XIV , des Paysans du XVI . Voulez-vous des socitse e

    communistes, vous en trouverez en Orient, en Afrique, chez tous les peuplesprimitifs. Toute lamorce polmique de la notion de religion politique commergression dans un monde en marche vers le progrs rationnel libral est djprsente... et, comment sen tonner, elle est fonde sur le paradigme linairemme du progrs: empruntant son fond eschatologique et ses rveriesgalitaires aux religions de jadis, le socialisme ne saurait aller dans le sens duprogrs sculier, la marche de lhistoire le condamne donc ipso facto.

    Mgr Joseph Gaume, figure minente de la raction catholique au milieudu XIX sicle, auteur dune monumentale Histoire du mal en Europe, prdit de sone

    ct que le socialisme, ayant rpudi la vraie foi, rinstaurera fatalement, aunom dune Idole terrestre, les sacrifices humains, limmolation dune personne une Idole quelconque. Au fond, le savant vque ntait pas loin desthoriciens modernes des religions totalitaires aboutissant infailliblement aumassacre de variables ennemis de classe ou de race.7

    Autre remarque darchologie de la notion. Ds le XIX sicle, lidee

    mergente dIdoles nouvelles en train de se dresser et de rclamer des victimesau milieu dun monde post-religieux a eu voir avec la critique de ltat moderneen expansion, de ltatisme, peru par tous les esprits libraux comme unphnomne redoutable en progrs continu inexplicable. Il a paru bien despenseurs de ce sicle, divers de doctrines, que la croissance constante de ltat,son apptit dexpansion illimite ne tenaient pas un processus rationnel etjustifiable, mais une dvorante passion inaccessible aux objections et aux misesen garde, une sorte de religion nouvelle en effet, une Statoltrie , nologise8

    labb Martinet vers 1850, un culte de lomnipotence de ltat dont le projetsocialiste ntait alors que lexpression accomplie dautant plus redoutablequil avait pour lui une dynamique pleinement luvre laquelle les classesclaires prtaient la main. Ds 1848, la question est pose de la nature de ce

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  • culte moderne, de cette nouvelle Idole : Sur quoi, demande lauteur de laStatoltrie, repose le culte de ltat, divinit abstraite, aussi insaisissable dans sonessence quinsatiable dans ses apptits? Cela a t par ailleurs linterminable9

    lamento des penseurs libraux tout au long du sicle : contre les salutairesprincipes de lconomie politique, contre les liberts civiques, voici que sedressait et stendait une entit nouvelle, ltat impersonnel, ltat pieuvre auxquatre mille suoirs. Cette extension irrpressible les a plongs dans une10

    indignation stupfaite dautant que rien ne parvenait la freiner, quelle semblaitchapper la puissance humaine. On avait peine distinguer quoi rimait cettemutation progressive de ltat et vers quoi entranaient les usurpationssuccessives auxquelles il se livrait, les entraves mises linitiative individuellealors que son rle naturel tait de la protger. Do venait cette perversion par11

    quoi ltat se substituait la famille, simmisait dans les contrats, se chargeaitdimposer la prvoyance aux uns et la sollicitude aux autres?

    Vers 1900 et alors que les progrs de lInternationale sont rguliers enEurope, lquation socialisme = religion, ai-je rappel, fait lunanimit dessociologues, allemands et franais notamment. Elle permettait des ironies12

    polmiques lgard de systmes soutenus par de prtendus athes etanticlricaux : Le socialisme est une religion. Cest l ce qui lui donne sagrandeur et sa puissance dattraction sur les masses. Cest l aussi sa faiblesse.[...] La religion socialiste comme les autres a son paradis que nous pouvonsdcrire trs exactement sur la foi de ceux qui en ont rv, crit H. Monnier.13

    Convenons, crit de son ct le philosophe Alfred Fouille, que le socialismeactuel, au lieu dtre une "science" est une religion. Comme toutes les religions,il a ses lments de vrit et ses effets en partie heureux, en partiemalheureux. Manuvre de disqualification dcisive qui a inspir le plus grand14

    nombre danalystes: les adversaires du socialisme le dlgitimaient en faisantpreuve dune sorte de largeur de vue toute leur avantage : imposture coupsr comme science, le socialisme pouvait sapprcier ou tout le moins secomprendre comme une croyance collective, peut-tre utile la vie moderne, etses succs, spculait-on, permettaient de comprendre le succs jadis duchristianisme.

    Selon Gustave Le Bon, le fameux psychologue social, pour qui lacrdulit ternelle des foules tait article de foi scientiste : Les vieux credoreligieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacs par des credo socialistesou anarchistes aussi imprieux et aussi peu rationnels, mais qui ne dominent pasmoins les mes. Les socialistes qui reniaient les dogmes chrtiens et sen15

    croyaient mille lieues, ntaient donc pas moins des esprits religieux aux yeuxdu sociologue. Ce ntait simplement plus au nom de la Rvlation apostasie,

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  • mais en celui de la Rationalit bafoue que les modernes savants et philosophesrcusaient les croyances irrationnelles et les asservissements religieux desmultitudes.

    Une consquence pratique rsultait de cette qualification religieuse,linutilit de toute discussion avec les dfenseurs du nouveau dogme.16

    Constater, comme prtendait le faire Gustave Le Bon, quune croyance religieusecomme le socialisme repose sur des bases psychologiques trs fortes est unechose, discuter de ses dogmes et les soumettre lpreuve de la ralit en estune autre. Cest le fait mme que le nouveau dogme est tranger lexprienceet au simple raisonnement qui fait son succs, ce nest donc pas par leraisonnement quon pourra le combattre. Inaccessible la rfutation, il estappel progresser indfiniment, le socialisme est destin grandir encore etaucun argument tir de la raison ne saurait prvaloir contre lui. La science17

    conomique, depuis 1848, avait essay de rfuter grands frais les systmessocialistes comme contraires aux rsultats des recherches positives; cela avait ten vain! Cest de cet chec que nat la conclusion que le socialisme dontlinfluence stend en Europe, en tant que religion ou croyance, nest finalementpas de lordre du rfutable. On ne triomphe pas dune doctrine en montrant sescts chimriques. Ce nest pas avec des arguments que lon combat des rves.18

    Le Bon introduit ici une distinction entre le moi affectif et le moi intellectuel(distinction qui nexplique rien sauf la dconvenue de ceux qui pensaientquune rfutation en rgle aurait d avoir raison de lennemi). Largumentationest inutile avec les socialistes parce que leur moi affectif persiste croire, quilpersiste et persistera indfiniment dans un acte de foi dorigine inconsciente,quelque preuve quon lui oppose et que le besoin de croire constitue unlment psychologique aussi irrductible que le plaisir ou la douleur.19

    Le premier sociologue des partis politiques et analyste du culte deschefs socialistes, Robert (ou Roberto) Michels, dans son ouvrage classique dudbut du sicle sur la dynamique oligarchique des mouvements dmocratiques,Zur Soziologie der Parteiwesens (traduit tardivement sous le titre Les Partispolitiques, Flammarion, 1971) attire lattention sur le phnomne, issu de ladmocratie de masse mme, du culte de la personnalit dans les partisdextrme gauche, en prenant pour exemple lidoltrie dont la personne duprophte marxiste Jules Guesde [fondateur du Parti Ouvrier franais] est lobjetdans le Nord.20

    Vilfredo Pareto consacre de son ct au tournant du sicle deux grosvolumes composs, assure lincipit, dans un but exclusivement scientifique dcomposer les irrationalits, les incohrences et sophismes quil dcelaitdans les divers Systmes socialistes. Il formule la prsupposition qui finira par

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  • prendre le pas : si le socialisme relve, dcidment, de la croyance religieuse etaucunement de la science, ceci ne le rduit pas ntre quune imposture crypto-clricale dpasse : une forme de religion demeure indispensable aux socits,aujourdhui comme aux temps reculs. Le socialisme, comme religion nouvelle,partiellement scularise, vient alors, en quelque sorte bon droit ou du moinsinvitablement, se substituer aux rvlations obsoltes et aux lois donnes parDieu aux guides des peuples sur les Sina. Le sociologue, constatant cettepermanence de fonction transhistorique, va tablir un parallle entre les ancienspanthons et les modernes idologies et lgitimer avec hauteur les idologies-religions comme des impostures utiles. La religion, conclut Pareto, est bienrellement le ciment indispensable de toute socit. Il importe peu dailleurssous certains rapports [...] que lon sacrifie Juppiter Optimus Maximus ou que lonremplace ces dieux par des abstractions telles que "lHumanit" ou le "Progrssocialiste". Pour un Pareto, la religion est en effet un besoin social ternel et21

    non, comme elle ltait pour un Marx, le simulacre sentimental dun monde sanscur, cest--dire une illusion, un artifice compensateur que lavenir de justiceet dabondance rendra inutile.22

    Pour aboutir, en sautant dans cette esquisse bien des tapesintermdiaires importantes et des penses capitales, aux grands penseurscontemporains, Rgis Debray, avec sa rinterprtation religieuse de la raisonpolitique et des luttes de libration nationale et dmancipation sociale, avecson quation lidologique = le religieux, ne fait somme toute que redcouvrirce que tout le monde, sociologues, politologues, philosophes, rpte depuis leXIX sicle dans une cacophonie certaine et pourtant une certaine entente.e

    Il est peu de carrefour conceptuel encombr de plus de monde... Mais justement,ce sera un problme poser, pourquoi faut-il redcouvrir constamment etreprendre zro chaque fois ce que plusieurs dizaines douvrages, les unsconnus, les autres oublis, dveloppent grand renfort danalyses depuis centcinquante ans et plus?

    Il va de soi par ailleurs quen suivant les avatars et rinterprtations delide de religion sculire, nous naurons pas affaire une simple catgoriehistorique, un simple instrument notionnel, supposer quil existe en histoire descatgories et des idaltypes innocents et sans parti pris : nous aurons affaire tout coup une catgorie, cense construite avec quanimit, mais qui a ttoujours lie des enjeux, des prises de positions politiques, explicites oulatentes.

    Ainsi, un des premiers essais dhistoire contemporaine de RaymondAron, publi Londres en 1944 dans la revue gaulliste La France libre, sintituleLavenir des religions sculires, syntagme quAron rutilisera frquemment par

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  • la suite (son titre fameux ultrieur, lOpium des intellectuels est une faon allusivede redire ceci travers un hommage ironique une formule de Marx lui-mme).23

    Comme lemploi du syntagme dans ce titre de 1944 est peine approfondi, onpeut supposer quil importait Aron de prendre date. Opration curieuse etpolitiquement incorrecte dans la conjoncture, mais qui avait tout lavenir de laGuerre froide pour elle : communisme stalinien et nazisme se trouvaientsubsums sous un concept unique. Ignorant le concept mergeant detotalitarisme qui oprera la mme sorte de synthse, mais ayant lusage dunseul concept, ayant le dsir de regrouper sous un seul concept et une mmenature le systme de croyances de lalli stalinien et celui de lennemi nazi, Aronsempare de religion sculire qui a dj une longue, mais tant soit peuobscure histoire.

    ( S Totalitaire eut cependant dj pu servir ces fins, le mot estlargement utilis depuis 1920 par les adversaires du fascisme, puis dunazisme mais en vue, souvent, d'un rapprochement avec le rgimebolchevik. The Totalitarian Enemy de Franz Borkenau, chercheur lInstitutfr Sozialforschung, date de 1939 et il parat Londres. Le livrefameux en trois parties, The Origins of Totalitarianism de Hannah Arendtne sortira par contre son premier volume quen fvrier 1951.)

    Religions sculires : cest un oxymore en termes rhtoriques, unsyntagme o ladjectif semble contredire lessence smantique du substantif, etcest un concept-scandale depuis son mergence. Il revient suggrer du moinsquelque chose de drangeant sur la modernit. Il contredit la vision, si vousvoulez positiviste, entretenue par beaucoup de bons esprits depuis laRestauration, celle dune modernit post-religieuse, dune modernitcaractrise par le reflux lent mais inexorable des religions rvles, le recul24

    des glises, la perte de leur emprise sur la vie civique et sur la pense, sur lesesprits, et par les progrs concomitants de la pense rationnelle, notammentscientifique, ceci expliquant cela. Du mme coup, loxymore vient sinscrire enfaux face aux deux ftiches de cette modernit (qui ont peut-tre bien un vernisde religiosit!) : la Science, guide du progrs humain, et la Libert de pense,dopinion et dexpression, base de la vie dmocratique. La plupart des penseursde lvolution moderne, depuis 1830 environ, ont inscrit leur rflexion dansune alternative binaire dont les termes varient mais qui est encore celle deSigmund Freud dans les annes 1920 : ou bien lillusion nvrotique religieuse,ou bien, en dpit des angoisses devant le vide des espaces infinis et lesrsistances psychiques de lhumanit, la raison stoque dsillusionne et lesprit

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  • scientifique pour seuls guides et seuls dispensateurs de Signification. Le XIX sicle progressiste a conu un rapport dtermin entre religionse

    et idologies de la science et du progrs : ctait celui dune substitution, figurede la maturit de l'esprit humain, substitution de la raison dsenchante ladraison religieuse. Auguste Dide, au tournant du XX sicle, aprs unee

    ribambelles dautres essayistes, croit pouvoir prvoir ou extrapoler la Fin desreligions. Le livre qu'il publie en 1902 et qui porte ce titre aura du succs gauche. Il dcrit lagonie du christianisme tout au long du sicle coul, dressele bilan globalement ngatif des vaines rsistances de la religion rvle et enpronostique la disparition finale moyen terme non sans jubilation :

    Le christianisme devient semblable un vieil oiseau quon aurait placsous le rcipient dune machine pneumatique. chaque mouvement derotation, lair respirable diminue et loiseau bat de laile en signe dedtresse et de mort. Lagonie sera longue; mais le dnouement estinvitable. [...] La force des choses, la logique immanente, la scienceferont leur uvre.25

    Vers 1850, cela tait dj clair pour les esprits qui sveillaient au mondemoderne, et cela demeurera le cas plus tard : les convictions rationnelles adultes,non moins exaltantes, remplaaient avantageusement la foi perdue par laconfiance immense mise dans la science, dans ses progrs et ses bienfaits et parla confiance concomitante dans les progrs de toutes sortes quelle favorisait.Plus on se dit adversaire des superstitions religieuses, des survivances delAncien rgime et des routines traditionnelles, plus volontiers au sicle XIX onconfesse son esprance et sa foi dans le progrs humanitaire et dans lascience mancipatrice. Le sicle est peru comme le lieu dune rvolutionpermanente, dune lutte continue et finale entre le principe de lavenir et celuidu pass. mile Littr, le principal disciple d'Auguste Comte, le formuleexpressment : Ce qui fait que nous sommes en rvolution, cest le progrs dessciences positives dtruisant peu peu toutes les bases de la conceptionmonothistique du monde. En 1848, Ernest Renan dans LAvenir de la science26

    (essai de jeunesse quil ne publiera quen 1890) fixe celle-ci comme missionmanifeste de remplacer un jour la religion aprs en avoir dmontr linanit. La27

    science anantit les fables bibliques, elle montre labsurdit des dogmes,limposture des miracles, la vrit scientifique se substitue lerreurthologique, lhypothse Dieu est carte par le savant comme inutile .28

    Tout le travail de la science a eu pour rsultat de dmontrer que nulle part il nya place pour lintervention des dieux, rsume encore Littr, adepte enthousiaste

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  • du positivisme de Comte . 29

    Cest le discours de Monsieur Homais, soit, mais cest aussi celui dunErnest Renan et celui de tant dautres grands esprits, ns la pense vers lemilieu du sicle, qui, abjurant la foi de leur enfance, sen trouvrent vite uneautre dans laquelle ils purent vivre et mourir. Je rejetai la foi religieuse et je laremplaai par la foi au progrs de lhumanit, crit la fin de sa vie le politicienradical, chimiste, issu de la communaut isralite dAvignon et fils ou petit-filsde rabbin, Alfred Naquet, ralli au socialisme au cours de laffaire Dreyfus. Je30

    ne prtends pas prendre au mot ce mot de foi que Naquet useintentionnellement en syllepse oratoire : la foi dans le progrs nest videmmentpour lui nullement obscurantiste, elle nest nullement une foi irrationnelle, ellelui a permis au contraire de rompre avec lobscurantisme religieux inculqu sansrenoncer lesprance pour lhumanit et une raison de vivre en forme de salutpersonnel.

    Cette foi moderne pouvait, mieux que les antiques religions rvles,servir loigner le doute jusquau dernier soupir. Dans une de ses biographies,on nous fait entendre la voix de Saint-Simon mourant : [...] ses dernires parolesquil accompagna dun geste expressif, furent voix basse mais distincte : "noustenons notre affaire". Les hommes de progrs modernes ont vcu dans31

    limminence du bonheur final de lhumanit. Tels Mose, ils nentreraient pas enla Terre promise de l'Avenir lumineux, mais quimportait! Les signes prcurseursle dmontraient au rvolutionnaire : le capitalisme tait aux abois, le rgne dela justice tait proche. Le leader socialiste belge Csar De Paepe, agonisant, estcens avoir articul ces mots dans son dernier moment de lucidit (cette phraseapocryphe amuse un peu car le pauvre De Paepe a d y mettre son derniersouffle en effet) :

    Jai un pied dans la fosse [...], mais jusqu lheure de mon derniersouffle, je demande tre renseign sur toutes les pripties de lagrande lutte que poursuit le proltariat pour la rnovationphilosophique, politique et sociale de lhumanit qui un jour connatrales splendeurs du bonheur universel.32

    La dissolution invitable des religions rvles avait t annonce partous les philosophes romantiques quils sen rjouissent ou sen alarmassent.33

    Lpuisement des anciens dogmes, cest le lieu commun qui traverse lapremire moiti du dix-neuvime sicle puisquil runit ceux qui sen affligeaient,ceux qui sen rjouissaient, et ceux, les plus nombreux, qui y voyaient avant toutune fatalit de lvolution historique, une loi du progrs, quil fallait constater

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  • avant den tirer les consquences et de chercher remdier certains de sesdangers sil y avait lieu ne serait-ce quen crant de toutes pices une religionscientifique pour restaurer un lien social (re-ligio) et pour combler le vide. Onne dtruit que ce quon remplace, avait dit Danton : le sicle qui le suit estpntr de cette maxime!

    Cest ce paradigme substitutif, douteux mais convaincant, que vienttroubler lmergence allgue dun tiers terme, celui de religion politique, celuidune persistance du religieux et de la foi sous des oripeaux trompeusementmodernes, de la religiosit en dshrence mise au service de lImmanence dumonde. Cette entit mergente est en effet perue comme un dispositif imposteur par sa nature hybride et quivoque, mi-partie de raisonnements et demythes et chimres. Les sicles modernes, loin dtre une irrvocable marche enavant vers la scularisation et vers le dsenchantement du monde, auraient tle thtre des progrs qui nauguraient rien de bon de religions laques(Dom Besse), dissimulant des croyances irrationnelles inconscientes (Le Bon)sous un vernis dargumentations fallacieusement scientifiques (Pareto). Detelles conceptions censes dmystificatrices venaient tout renverser. Paradoxe,scandale majeur : le XX sicle, qui, selon beaucoup de bons esprits du siclee

    antrieur, allait fatalement voir saccomplir la fin des religions, qui allaitachever de dissoudre la foi ancestrale en une irrligion sereine et une anomiegnrale (Jean-M. Guyau) aurait t essentiellement religieux, et continmentimposteur et menteur soi-mme en niant, presque unanimement dans le campdes progressistes, ltre. Pis encore, il aurait t ce sicle barbare de massacres34

    et de charniers, de gnocides parce que sicle de religions nouvelles affrontes,35

    acharnes leur destruction rciproque non moins qu la destruction du mondeancien. Les dieux ont soif : le titre du sceptique Anatole France face la Rvolutionet la Terreur disait dj ceci. De sorte que le concept de religions du secondtype se transmue chez plusieurs historiens en un instrument explicatif delhorreur du XX sicle. Les religions politiques, rouge, noire et brune, ont t,e

    comme les fanatiques religions rvles lavaient t autrefois, responsables demassacres et de crimes commis au nom du souverain bien. La preuve de lasclratesse intrinsque par les crimes commis au nom dune doctrine damoura t un raccourci polmique de tous les temps. Voltaire en son temps senservait en son Livre noir du christianisme avec grand succs : Vous verrez, fait-il dire au Cur Meslier, que la religion chrtienne a fait prir la moiti du genrehumain.36

    Pour employer deux mots mdiatiques, religion sculire/politique avolu ainsi, depuis plus dun sicle, comme un concept incontournable et unenotion gomtrie variable... notion toujours charge dintentions sous-jacentes.

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  • Concept incontournable, mais apparemment jamais satisfaisant puisque toujoursrlabor partir de zro. Concept gomtrie variable parce que servant despriodisations divergentes et des hermneutiques de la modernit qui sontrsolument incompatibles et mme antagonistes.

    Par ailleurs, si la notion de religion politique est ncessaire telle ettelle dmarche danalyse ou si une telle caractrisation est invitable danscertaines philosophies politiques, cest que, dveloppe du reste la premire,elle est aussi logiquement antrieure une autre notion non moins controversemais, Enzo Traverso le concde, elle aussi au bout du compte incontournable surtout sous la forme plus nuance et moins statique qu'elle a pris rcemmentchez plusieurs historiens: la notion de totalitarisme. Elle sert de moyendexplication gnalogique et de dfinition du phnomne totalitaire: sansl'emprise de telles religions modernes et sans des hommes nouveauxrduqus pour servir aveuglment les nouvelles Idoles, pas dtat totalitaire,pas de rgime totalitaire.

    linstar de totalitarisme, Religion sculire est ainsi un concept quivarie en extension et en comprhension (en intention polmique non moins!)dun chercheur lautre. Mais cest galement un concept dont certains grandspenseurs, sans saccorder en tout, comme Norman Cohn, Karl Lwith et EricVgelin, font du moins un puissant instrument hermneutique, un moyendapercevoir la dynamique de la modernit sous un autre angle, sous l'angle d'uneinterprtation qui ne soit pas auto-justificative.

    Ce sont tous ces caractres intriqus qui rendent lenqute quejenvisage propre dvelopper une rflexion sur les idaltypes historiques et lescatgormes politologiques. Les divers historiens et politologues que jaivoqus ont uvr somme toute construire un idaltype transhistorique opration synthtique qui ne revient pas mettre dans un mme sac, nonmoins que Max Weber ne contredit ou nignore la diversit dogmatique (et decontexte social) des calvinisme, luthranisme, doctrines de Zwingli, de Jean Husou de Gustave Wasa en construisant le type idal de lthique protestante, nila diversit des volutions conomiques et industrielles et des mentalitsaffrentes en construisant celui dEsprit du capitalisme.37

    Il nest pas dhistoire ni de science sociale sans construction didaltypescomparatistes et/ou diachroniques : lhistoire sans eux ne serait quune squencechaotique dvnements singuliers irrductibles. Pourtant, lesdits types idauxne sont pas non plus un quelconque reflet du monde historique, ils ne sont quedes instruments heuristiques qui, rsultant de comparaisons, de gnralisations,de scotomisations mthodologiquement justifiables et denchanements avrs(entre cause, raction, tendance et influence), accentuent unilatralement

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  • certaines cohsions et connexions en fonction dune vise de synthse,instruments qui, ds lors, peuvent apparatre au critique au service deconclusions prdtermines et parfois damalgames pervers (do les hauts cris,jai voqu ce fait ci-dessus, qui accueillent encore et toujours, dans la gauchefranaise du moins, lamalgame Totalitarisme, confrontant sous diversparamtres apparis et non pas assimilant du reste le sclrat nazisme etle bolchevisme, censment perverti mais plein de bonnes intentions, et ce,quelle que soit la force heuristique de ce concept vraiment propre au XX sicle).e

    Ces instruments aident voir le phnomne empirique et montrer sessingularits, hybridits et mlanges face au Type construit; dans le mondeempirique, il ny eut jamais que des rgimes totalitaires inaccomplis etquivoques (comme il ny a en ce monde terraqu, dautre part, que desdmocraties partiellement corrompues, emptres et attnues).

    Les idaltypes peuvent apparatre aussi au service dune tlologie, plusou moins nave, de la suite des vnements transfigure en Intrigue avec sesprcurseurs (pr-fascisme, proto-fascisme, concepts perspicaces pour les uns carles idologies mettent une longue latence merger au devant de la scnemondiale, mais concepts absurdes leur face mme pour les autres commesi le Gnral Boulanger avait pu se savoir ou se vouloir le Saint Jean Baptiste deMussolini!), intrigue avec ses intersignes, ses dterminations sinon sesdterminismes, ses survivances, ses rsidus, ses dnouements et ses aprs-coups tlologie qui a trop nettement un petit air gnostique pour ntre pasintrinsquement suspecte.

    Outil fondamental pourtant, essentiel la rflexion historique (rflexionqui nest, au bout du compte et paradoxalement, que construction dentitstrans[an]historiques; ainsi, fodalit chose trs diffrente entre les temps deChilpric III et ceux de Louis XVI et cependant concept central de l'histoire del'Ancien rgime), non moins que passez-muscade dune ptition de principeinhrente, au service dune mise en perspective qui fait voir certains aspectsenchans, cohsifs parce que, ncessairement, elle en scotomise dautres (tout ce quun homme laisse voir, on peut se demander : que veut-il cacher?,crit Nietzsche dans Aurore), au service ds lors de choix ultimement politiques,avous ou dissimuls, le statut de lidaltype prte au soupon dessentialisme,darbitraire et de parti pris, il prte la polmique interminable et apparemmentinarbitrable.

    Or, inarbitrable, cest voir et cest justement ce que je veux voir souslangle de lefficacit heuristique et, en quelque sorte, perspectiviste : quest-ceque le concept construit fait percevoir des faits et dautres faits connexes qui nesapercevrait pas aussi bien sans lui? Au contraire, ce concept nest-il pas, dans

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  • certains cas, une sorte de trou noir qui absorbe un grand nombre de faits en neproduisant en synthse quune entit opaque? On a quelques raisons desouponner que religion sculire fonctionnant comme explication finale dumalheur du sicle, ne vient rien expliquer du tout, mais remplacer un vasteproblme par un mot de mme que ltiquette de croyance, applique auxconvictions des autres, vient seulement qualifier dun autre mot opaque monincomprhension de ces convictions et lcart quelles entretiennent avec ce quejestime tre la (ma) connaissance... Sans doute pour un Franois Furet commepour bien dautres dsormais, lide communiste nest plus que le Pass duneillusion, mais illusion qui a mobilis des millions dhommes et de femmes qui ontvcu et sont morts pour elle : cest cette tranget, ce scandale que, dans biendes essais contemporains, la formule de religion sculire croit venir expliquer mais explique-t-elle quoi que ce soit ou ne fait-elle que reculer le problmeet permettre den exorciser ltranget sans lclairer beaucoup? Le concepthistoriographique devient en ce cas-ci une sorte de bote noire qui sert renfermer ple-mle un ensemble de phnomnes rests incompris (et dont onse fait parfois gloire, la faon dun Gustave Le Bon auto-dsign psychologuedes foules, de ne pas les comprendre).

    un idaltype, il faut demander non dtre vrai ni absolument fidle (carceci est impossible et na gure de sens puisqu'il n'a de vertu qu'en simplifiantles contours), mais il faut lui demander de montrer une force hermneutique :fais-tu apercevoir quelque chose qui soit la fois compatible avec les donnesdisponibles (sans les excder) et qui soit aussi dune certaine porte, qui ne soitpas un rapprochement inerte, qui ne soit pas non plus un concept (comme lesont toutes les sortes dexplications personnificatrices et psychologisantes defaits collectifs et fanatisme, foi, remise de soi relvent de cette catgorie), quisappuie sur un fondement irrductiblement intuitif, flou et indmontrable?38

    Lessai auquel je travaille sera ds lors loccasion de reposer la questiondu bon usage des concepts synthtiques historiques et de larbitrage rationnel dela polmique interminable qui les accompagne tous. Ce sera aussi loccasion derappeler que les mmes mots, omniprsents dans les sciences sociales ethistoriques, cachent souvent des problmatiques divergentes, antagonistesmmes, toutes pourvues de bonnes raisons. Ainsi, nul ne lignore, on a pu fairedire scularisation une chose et son antonyme : la persistance masque dureligieux dans la modernit aussi bien que son refoulement radical et sadcomposition la faveur dune rupture cognitive de Carl Schmitt et saPolitische Theologie, de Karl Lwith Hans Blumenberg, les paradigmesdisponibles sopposent en effet diamtralement.

    Ainsi, on aura se demander si Eric Vgelin a eu raison de postuler, en

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  • sappuyant notamment sur les travaux de Norman Cohn, un pattern de consciencegnostique suivre en continuit depuis lAntiquit avec des pisodes delatence relative, cest--dire, pralablement toute autre critique, sil a poursoutenir sa thse une continuit de faits relativement homognes ou si lanotion lui cache des ruptures dcisives.

    Je convoquerai aussi dans ce contexte les conceptions desanthropologues, comme un Henri Desroche, spcialiste franais des faitsreligieux, qui ont essay, en embrassant lchelle plantaire des phnomnesextraordinairement htrognes, de montrer une continuit historique et unecomparabilit gopolitique, couvert des glises (notamment chrtiennes) et desdogmes, des millnarismes et des parousies, des mystiques juifs au socialismemarxiste et aussi au kibanguisme, aux insurrections chiliastiques du TiersMonde, au Cargo Cults no-guinens et mlansiens.

    Dautre part autre ensemble de questions dont il faut critiquer lestermes et les thses , ce paradigme de religions sculires modernes venantse substituer aux obsoltes religions rvles interfre avec une problmatiquequi sert darrire-fond lvolution du concept : avec les diverses faons quonteues les modernes (occidentaux) de concevoir ce que pouvait tre cet avenir duneillusion. Avant 1914, on voit se confronter trois thses en concurrence (souventdiscutes et confrontes dans les mmes essais) quant au prsent et lavenirdes religions rvles traditionnelles (judo-chrtiennes), ce qui dnote unegrande perplexit des penseurs davant 1914 et une certaine vanit de leursconjectures moyen terme :

    M La thse, voque plus haut, de la religion comme survivance, capablede rsister encore un temps la dynamique du progrs qui conduisait fatalement une socit pleinement dsillusionne, mais phnomne reculant sans cesseinexorablement, religion condamne donc terme quel que soit le terme (legrand avantage de lhistoricisme, car cest bien de lhistoricisme au sens dePopper que relve cette thse, est quil permet de qualifier le mal social [ce quiest vu par plusieurs comme un mal social] de survivance cest--dire de leconstater et de leffacer en mme temps, de lloigner de son regard puisquil estappel disparatre);

    M la thse contraire, non moins issue dune thique de la conviction(pour parler selon la dontologie de Max Weber), de la religion comme besointernel de la psychologie humaine, l'ide de religions politiques mergentes etsubstitutives venant alors dcisivement conforter cette thse qui fait peser lesoupon sur lide de scularisation-rupture. Lide de substitution religieuse serencontre par exemple dans les travaux fameux de Pierre Bnichou sur lessocialismes romantiques. Bnichou ne parvient pas dcider du caractre de ces

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  • dispositifs post-religieux quivoques et peureux devant le vide de lincrdulitindividualiste : LHumanitarisme, crit-il, sest formul le plus souvent encontraste avec la religion traditionnelle pour la remplacer. Mais la remplacercomment? Comme une religion nouvelle expulsant lancienne ou comme unsystme laque de croyances expulsant toute religion? On a peine en dcider.[...] Lhumanitarisme [mot en concurrence avec socialisme vers 1830], conclut-ilfinalement, [...] est religion en ce sens quil nose pas livrer elle-mme cettehumanit quil exalte et la mle un ordre signifiant, plus ou moins providentiel,de lunivers.39

    Les sociologues de la triste Belle poque, je viens de le suggrer,reprendront dans leur langage ce qui tait depuis toujours la thse descatholiques face au socialisme (ce nologisme est dat de 1832), socialismequ'ils avaient tout de suite identifi comme une religion concurrente de la leur.Ils transposeront ou amnageront le prsuppos de ceux-ci : lhomme ne peutse passer de religion, sur la ruine des religions rvles naissent alors desreligions politiques. Le peuple qui a dans le sang des sicles datavisme religieuxna pu dlaisser la vraie foi sans se donner une autre religion, inspire parSatan, dnoncent au long du sicle de graves thologiens. Karl Marx remplit surla terre le rle dun Pape du mensonge, du Vicaire du diable : ceci se fulminedans la presse catholique vers 1875. Dom Besse, moine bndictin, analyste40

    vers 1900 des religions laques, en faisait son axiome et il hritait ce faisant,en la modernisant au contact de la sociologie, dune longue tradition polmiquedes gens dglise contre les ides du sicle : il nest pas possible de supprimerradicalement chez lhomme linstinct religieux. Contrari dun ct, il pousse delautre. Ce sont en effet des prtres qui, victimes parfois perspicaces de la41

    dchristianisation, ont les premiers analys lefflorescence dans les socitsmodernes de ces religions laques. Ils en tiraient argument pour la vraie foi;42

    M la thse en quelque sorte intermdiaire des religions condamnes eten voie de dissolution avec cependant un rsidu irrductible de conjecturesmtaphysiques personnelles et de rgles morales par nature trangres laconnaissance scientifique qui persistera. Cest la thse de Jean-Marie Guyau dansson Irrligion de lavenir de 1887. Guyau qui dveloppe le premier le conceptdanomie, ultrieurement repris par mile Durkheim, prdit une sorte deprivatisation des conceptions mtaphysiques, libres du dogme. Quoiquecritique des religions comtiennes et no-kantiennes de son temps et de leursftichismes ridicules et quoique niant la possibilit (quil envisage mais cartevite) de lmergence de religions humanitaires de masse, il ne conoit pas unesocit future o la science sera lalpha et lomega des interrogations humaineset la seule guide des valeurs morales et des rgles de vie. Les religions-dogmes

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  • stiolent et elles vont disparatre, mais les conceptions thiques, lesspculations cosmiques, libres du dogme, pourraient au contraire spanouir.Admettant, sans sen dsoler (comme le faisaient beaucoup de sescontemporains qui redoutaient limmoralisme croissant), un degr danomiemorale lavenir, Jean-Marie Guyau, qui se pose un pas en avant des no-kantiens, conoit pour le futur une irrligion dans les limites de la simple raison,une socit future o subsisteront, sans querelles dogmatiques et dans latolrance, thistes, matrialistes et naturalistes monistes. (La notionwberienne de polythisme des valeurs doit quelque chose lanomie deGuyau.)

    Dautres conjectures fameuses sur lavenir de lillusion religieuse nemanquent pas dintrt. Aprs la Guerre mondiale, Sigmund Freud va faire de lareligion un dispositif nvrotique sculaire au service de fins relativementrationnelles ou de fins quil faut rationnellement admettre lies des besoinsfondamentaux: protger lhomme des cruauts de la nature et assurer larpression des instincts, indispensable la vie commune et au respect du contratsocial. Freud, essayiste pessimiste ici, pouse sa faon la thse de la religionternelle, mais non comme un besoin mtaphysique sublime, ou comme uneidalisation de valeurs thico-sociales cest--dire comme un faitrationnellement explicable si non rationnel en lui-mme , mais comme unenvrose collective, nvrose infantile de caractre obsessionnel dontlhumanit peine se dbarrasser si elle doit y parvenir jamais, si elle doit jamaisdevenir adulte. On sait que Freud se suscite la fin de l'essai un Contradicteursceptique avec qui il dialogue et qui se moque in fine de ses conclusions : Voilqui semble merveilleux! Une humanit qui aurait renonc toute illusion et quiserait ainsi devenue capable de se crer sur terre une existence supportable!43

    Cest vous le rveur, lui dit son alter ego, avec votre espoir de gurison de cettenvrose humaine. La primaut ultime de lintelligence sur la vie instinctive, lavoici, la grande illusion, et cest la vtre! Freud aboutit ainsi lhypothse la plusnoire, hypothse qui se rapproche de celle des religions-du-second-type, encontraste avec loptimisme de la dsillusion rationnelle conjectur par lui auchapitre IX, qui est que, la civilisation ne pouvant subsister que par la rpressiondes instincts, quelque chose viendra se substituer aux obsoltes religions rvles,un autre systme doctrinal qui adoptera tous les caractres psychologiques desci-devant religions, saintet, rigidit, intolrance et mme interdiction depenser en vue de se dfendre, mais systme qui aura pour lui le redoutabledynamisme de la jeunesse. Seuls les philosophes et penseurs peuvent arriver44

    la dsillusion et renoncer une bonne part de [leurs] dsirs infantiles, les45

    masses ne le peuvent; il vaudrait mieux, suggre alors le Contradicteur,

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  • retourner aux anciens systmes religieux qui ont au moins une force consolatriceprouve... Freud-N 1 se rplique lui-mme : il est vrai que lesprance dune46 o

    dsillusion finale parfaite est peut-tre elle-mme illusoire. Il admet finalementaussi que lhumanit ne surmontera pas ncessairement cette phase ou quilfaut tre optimiste pour le conjecturer. Simplement, conclut-il, lhypothsepessimiste nest pas mieux fonde. Freud choisit de demeurer optimiste trslong terme car rien ne peut la longue rsister la raison. Dans le systme depense freudien, le vieux vecteur progressiste qui conduisait lhumanit de la Foi la Science, de linstinct lintellect, se trouve en quelque sorte re-thoris,modernis, mais avec un caveat : cela viendra peut-tre, mais ce nest pas demainla veille! Nous avons beau dire et redire que lintellect humain est sans force47

    par rapport aux instincts des hommes, et avoir raison ce disant, il y a cependantquelque chose de particulier cette faiblesse : la voix de lintellect est basse maiselle ne sarrte point quon ne lait entendue. Et aprs des rebuffades rpteset innombrables, on finit quand mme par lentendre.48

    Enfin autre bonne raison de mener une enqute englobante , il meparat que la notion ou lide sous-jacente de religion sculire dnie etinstrumentalise est galement au cur de la polmique intrasocialiste enlongue dure et que, de Bernstein et Georges Sorel Ernst Bloch et KarlMannheim, Walter Benjamin, qui fait voir, dissimul dans le socle de lautomateHistoire, le petit nain Thologie qui en tire les ficelles, tous les penseurshtrodoxes du socialisme et du marxisme ont travaill cet gard desproblmatiques comparables ou du moins convergentes et qu'on n'a gureinterroges jusqu'ici.

    Cest quen effet toutes sortes de phnomnes rsurgents, propres lavie militante, agaaient depuis toujours les esprits critiques et indpendants. Leculte des morts au service de la Cause est lhonneur dans les partiscollectivistes de la Seconde Internationale qui ny entendent pas malice et nesinterrogent jamais sur le sens ultime de leur obsession commmorative et surleur got prononc pour les enthousiasme liturgiques, sur ces mmeriesreligieuses et ce culte de la charogne qui indisposaient par contre et faisaientricaner les mauvais esprits anarchistes. On na pas encore tudi en dtail sinonle culte du moins la commmoration permanente de Marx dans les partis dela Seconde Internationale avant 1914. Or, cette commmoration est djpleinement ritualise. Les mcontents et les dissidents de la SFIO grommelaientque le marxisme tait devenu une religion de parti, et Marx, une idole : lejeune socialiste, dment initi, conscient et organis, se prosterne humblement,le front dans la poussire, au Saint nom de Marx. Le culte des icnes de Marx49

    fait partie du rituel des congrs du Parti ouvrier guesdiste depuis les annes

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  • 1880. Au congrs de Reims de 1903 du Parti socialiste de France (issu du Partiouvrier et qui va bientt se fondre dans la SFIO), en face de la tribune, derrirelaquelle flotte deux drapeaux rouges, un grand portrait de Karl Marx veille surles dbats. Ce culte des grands morts se combine au got trs vif et qui va50

    constamment se renforant pour les liturgies de masse et les crmoniauxcommmoratifs qui permettent de mobiliser les militants. Aux alentours du 26mai, tous les partis font plerinage au Mur des Fdrs, manifestant au vu dupeuple entier le besoin de se retremper au souvenir des martyrs anonymes qui,stoques, semrent leurs cadavres travers les rues de la Cit vaincue. Lieu51

    de mmoire par excellence, le Mur attire chaque anne une foule norme otout le socialisme et le syndicalisme est reprsent par des dlgations, porteusesde drapeaux et de couronnes carlates. Manifestation grandiose, imposante,dira la presse socialiste qui se devra de conter en dtail le droulement dunecrmonie dont le militant connat pourtant davance les moindres aspects. Cebesoin inextinguible de commmorations et de rituels me semble laprcondition de lmergence qui fut non moins spontane, toute naturelle,mais lourde de consquences, du culte rvrentieux des leaders vivants, qui sedveloppe dj dans les annes qui suivent la Commune.

    Tandis que Max Weber cherche caractriser lintelligentsia paria etque Gustave Le Bon dnonce les demi-savants et doctrinaires, dclasss,incompris, adeptes naturels du socialisme, cest un syndicaliste anarchistepolonais qui va donner une expression thorique marxisante la dnonciationdes intellectuels de parti comme clerg dune religion fallacieuse. WalavMakhaski en vient ds 1898 formuler une thse iconoclaste qui sera la base dumakhaskisme : le socialisme collectiviste nest pas lexpression de la vision dumonde de la classe ouvrire; cest lidologie dune classe nouvelle dont le rledevient prpondrant dans la socit bourgeoise, idologie de la classeintellectuelle impose aux masses exploites, mais destine permettre auxditsintellectuels de sinstaller aux commandes avec la Rvolution benotement diteproltarienne. Cette classe se constitue autour dune nouvelle couche detravailleurs qualifis et comptents techniciens, ingnieurs, scientifiques,personnel gestionnaire et administratif lesquels en se joignant aux notablesintellectuels dj en place, avocats, journalistes, professeurs et autres gens deplume, contrlent et grent toujours davantage la vie sociale et conomique sanspour cela disposer des leviers de commande. Le socialisme marxiste, proclamscientifique, avec son culte du dveloppement intensif des forcesproductives, du dveloppement industriel inluctable, guid par des lois sesituant au-dessus de la volont des hommes et identifi au progrs techniqueet partant social, sduit cette nouvelle intelligentsia et lgitime en quelque

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  • sorte les aspirations de llite du savoir prendre la succession des capitalistesau nom de la raison historique, en dissimulant ainsi avec habilet la simplerapacit de ses intrts de classe. La nouvelle classe concocte alors une variantereligieuse de son idologie destine aux masses mobiliser.

    Dans cette nouvelle religion [le collectivisme], le paradis est reprsentpar la socit sans classes, le communisme. linstar des autresreligions, on fait miroiter ce paradis proltarien devant les ouvriers afinde mieux les appter, de les entraner vers les objectifs beaucoup plusrels de dmocratisation politique et de nationalisation de lconomie.52

    la fin des annes 1920, dans les marges critiques du socialismemarxiste, Karl Mannheim, le fondateur de la sociologie de la connaissance, vareconnatre pleinement le caractre sinon religieux du moins utopique etmillnariste de la pense socialiste, sans contraster ce caractre un manquede scientificit, ni le taxer ainsi de simple illusion ou de pure chimre. Lesutopies, selon Ideologie und Utopie (Bonn, 1929), sont les productionsidologiques propres aux classes domines, orientes vers la transformation dela ralit existante et consacrant le caractre progressiste de ces classesmontantes. (Ce que cette conception de Mannheim doit celle du mythe chezGeorges Sorel est vident.) Pour quun tat desprit soit utopique, il faut quilentre en contradiction avec ltat de ralit qui prvaut, mais aussi quilimprgne un agent historique collectif capable de changer le cours des choses.Pour Mannheim, lutopie ne se rduit pas une pense ou une conjecturelittraire utopomorphes, pas plus du reste quelle nest la juste prvision dunevolution historique donne, elle correspond la conscience (comme on disaitdans les annes 1920) dune classe sociale dans une priode qui lui offre despossibilits rvolutionnaires, ou du moins qui lui procure un programme d'actionet un but. Plus gnralement, tout mouvement collectif, tout ordre de vierellement oprant est en mme temps ml de conceptions quon peut appelertranscendantes ou irrelles parce que leur contenu ne peut jamais tre ralisdans les socits o elles existent. tous ces gards, le socialismervolutionnaire est une utopie, une idologie de combat, une chimre qui aassum une fonction rvolutionnaire. Cette ide de socialisme chiliastique(terme rare en franais, synonyme de millnariste) est loin du concepthistoriciste-dterministe qui avait t celui de la Deuxime Internationale, maisla difficult se retourne si on laccepte. Cest la fonction de mobilisation rempliepar le projet utopique qui en fait la valeur historique, non le fait quil soitintrinsquement raisonnable, cohrent ou ralisable. Rvlant et objectivant un

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  • dsaccord complet avec le monde dans lequel il se manifeste, il unit des forcessociales domines, il fait agir, mais il nest pas dit que les images-souhaits quilrenferme, si elles entranent vers la rvolution, fassent jamais raliser lesprojets quelles contiennent ni les montrent rtroactivement comme ayant tbnfiques, non-antinomiques, ralistes. Pour Karl Mannheim, et du reste pourErnst Bloch, lutopie montre lagent historique le manque empirique commemanque; elle dit au monde injuste et oppresseur it aint necessarily so et dans sangativit radicale, elle est vraie en mme temps que mobilisatrice. Elle dit vraien montrant autre chose pour montrer ce qui ne peut plus durer. Elle est vraieen montrant par-del le monde tel quil va ce qui est impossible aujourdhui. Ilnest rien affirm de sa vrit ni mme de son caractre rellement souhaitableen tant que critique, que programme positif ou en tant que prvisionargumente.

    La thse du marxisme comme utopie sera reprise galement dans lesannes 1920 par Henrik De Man dans son Zur Psychologie des Sozialismus, Au deldu marxisme: Le marxisme [...], conclut le thoricien belge, est lui-mme"utopique" en ce quil fonde sa critique du prsent sur une vision davenir quilsouhaite daprs des principes juridiques et moraux.

    Si les sociologues bourgeois autour de 1900 ont beaucoup travaill lathse du socialisme-religion, il conviendrait de rappeler que lextrme gauchedavant 1914 a, elle aussi, cru voir natre et progresser au dbut du sicle unereligion nouvelle invente, celle-ci, par le belliciste capitalisme. Le patriotisme estprsent comme cette religion fabrique de toutes pices comme le furentles religions rvles par les tyrans de jadis par la classe capitaliste pourasservir le peuple, comme cette nouvelle Idole qui rclame son tour dessacrifices sanglants. Une thse se dveloppe dans le courant antimilitaristecomme une excellente explication de la surenchre patriotique (nationaliste,le mot cette fois est datable de 1889) laquelle on assiste au tournant du sicle :la bourgeoisie, consciente du recul du christianisme, nagure indispensable aumaintien de son oppression, avait d inventer en hte une religion nouvelle pourraffermir son emprise sur le peuple : ctait la religion Patriotisme. Face leffondrement de la religion des calotins, laquelle avait serviimmmoriellement mystifier les foules et les dtourner de la rvoltemancipatrice, les bourgeois aux abois staient arrangs pour substituer etimposer avec un certain succs aux masses serviles une religion nouvelle, poursubstituer au dogme vieilli un dogme nouveau, une religion de haine, de morttout autant que lavait t lautre : la Religion patriotique. La qualification du53

    patriotisme comme religion relve dune conception particulire du fait religieuxen mme temps quelle prtend expliquer la substitution de religions sculires

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  • aux religions rvles. La thse de la Religion patriotique retrouve en effetlancien paradigme rationaliste sur lorigine des religions, paradigme qui relvede la logique conspiratoire. Les religions, exposait-on du temps des Lumires,ont t inventes de toutes pices par des charlatans au service des tyrans, etperptues par lignorance de foules dociles et effrayes en vue de dfendre lesprivilgis de jadis et de toujours et de lgitimer leurs exactions. Les54

    capitalistes prenaient alors tout naturellement le relais des despotes de jadis etusaient des mmes expdients queux. Le vieux Guizot avait dit quil fallait unereligion pour le peuple. Ses descendants, ayant compris que les fables duprestidigitateur de Nazareth ne rendaient plus, avaient trouv mieux, quelquechose de moins us et de mieux adapt leurs projets sanguinaires lre desmasses. Ah! Ils ne sont pas fous les capitalistes. Longtemps ils se sont servis duprtre pour se procurer des cratures viles. [...] Aujourdhui cest lIdolepatriotique [...], cest la caserne avachissante que les actionnaires repus fontappel. Toute religion conduit au meurtre et au carnage, au moins avec la55

    religion Patriotisme, ctait devenu explicite : elle tait bien, prparant les esprits la Grande tuerie imprialiste imminente, le nouveau Moloch.

    Il conviendra de rapprocher ces thses contradictoires, qui peuvententretenir la suspicion sur le recours tout va lide de religion pour lesdoctrines qui vous dplaisent, des divers travaux manants des mmes penseurshtrodoxes marxisants sur le concept de fausse conscience, falschesBewutsein, de Karl Mannheim encore Joseph Gabel (conscience utopique etfausse conscience) en passant par Henri Lefebvre et Norbert Guterman, avec lanotion de conscience mystifie; cest un des instruments de la critiquemarxienne des marxismes dogmatiques et des effets pervers que cette fausseconscience engendre et dnie la fois.

    Hannah Arendt a crit, il y a cinquante ans, que nous, modernes tardifs,allions devoir finalement apprendre vivre in the bitter realization that nothinghas been promised to us, no Messianic Age, no classless society, no paradiseafter death. Elle pousait ici la vieille thse de la religion condamne terme56

    quelle combinait celle des religions politiques, nommment du marxisme,substituts archaco-modernes des religions rvles ayant largement contribuau malheur du sicle, les millnarismes socialistes nayant t que lavatar desderniers jours dune Illusion dont lhumanit devait finir par se dsabuser mme si la lucidit cher paye devait tre amre et pas seulement libratrice.Tout est ici : nous devrions apprendre... Lide que poursuivait Arendt est celledu dsenchantement comme ncessit thique et comme ce processus historiqueentam avec le scepticisme libertin et philosophique lgard des religionsrvles qui devrait, quoi quon en ait, saccomplir jusquau bout. Oppose au

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  • sociologue conservateur qutait Pareto par exemple avec sa doctrine mprisantedes religions, antiques ou modernes, chrtiennes ou socialistes, commeimpostures utiles se succdant les unes aux autres, Hannah Arendt soutient lathse dune dsillusion ultime de lhomme moderne, devenu sobre etraisonnable, mais dpourvu de promesse de bonheur et de rparation des mauxsociaux et tenu de regarder sans ciller un monde par bien des ctsinsupportable. Mais nul na dmontr que les humains peuvent se passerdillusions, de contre-propositions et desprances et nul na dmontr que lavolont de justice qui animait les religions du second type nest pas aussiirrpressible que la sobre volont de savoir et de ne pas se raconter des histoiresqui se marie au dsenchantement.

    Si dsenchantement final il doit y avoir, les deux sicles modernes, entout cas, ont terriblement pein la tche, toujours inaccomplie, dy parvenir.Les matrialistes pleins desprance rvolutionnaire rejoignent ces savantsminents du XIX sicle qui faisaient tourner les tables (quoi de plus gnostiquee

    que lvocation des morts?) et ces positivistes sacrifiant Clotilde de Vaux, dansla logique dune rsistance obstine la perspective dun monde pleinementdsenchant et dun regard sobre port sur lui rsistances ou encore replissur des formations de compromis, ainsi du ftichisme de la Science motrice duProgrs et promettant le bonheur lhumanit. Lhistoire sans esprance deprogrs et de justice est un processus inhumain, cest une machine infernale,crit Theodor W. Adorno , car le mal y est sans sanction et la misre sans57

    mmoire et une socit ultimement juste y est une illusion sans avenir. Levieux Colins de Ham (ce socialiste romantique auquel jai consacr un livre) et sespareils avaient raison : la froide science, laisse elle-mme, ne conclut jamaisLibert, galit, fraternit, mais tout au rebours : Dterminisme, ingalitsnaturelles, lutte pour la vie. On a senti trs tt que cette science sans entraillesntait pas au service du bien ni au service des misrables et quil fallait luiopposer tout le XIX sicle progressiste sest attel cette tche unee

    science sociale et une religion rationnelle qui corrigeassent ce dsolant savoir.Cependant, pour faire suite aux penseurs de la dcomposition fatale des

    religions rvles, la perversion et la chute des religions sculires modernes,formations btardes qui les remplaaient et leur dissolution ventuelle, laDcomposition du marxisme (cest le titre dun essai perspicace de GeorgesSorel... il date de 1899, les ides critiques cheminent lentement) tait djdduites de lobservation par les sociologues et philosophes politiques dequelque profondeur de rflexion vers 1900.

    Enfin, ma recherche sur les ainsi nommes religions sculires devraaboutir une critique des diverses explications de la conjoncture

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  • contemporaine, post-chute du Mur de Berlin, parfois prsente comme lemoment dun inopin renchantement du monde (Peter L. Berger) et dunerevanche de Dieu (G. Kepel) chass par la porte par les zlateurs des religionssculires, revenu par la fentre de lhistoire, une histoire qui dcidment neserait plus linairement guide par la Raison ni charge de liquider lessurvivances du lointain pass.

    Les doctrines (celles dites postmodernes et les autres) qui cherchent sparer par une nette rupture le cours des choses contemporain de la grandenarration progressiste-scularisatrice de la modernit forment, autant quejamais, un march cacophonique de thories incompatibles. Les uns mesurentltat desprit du Dernier homme, post-nietzschen non moins que post-totalitaire, lorsque tout est fini, de lhomme de lAprs socialisme (Touraine)alors quil ne reste que le prsent sans promesse davenir et les douteusessductions du capitalisme utopique : dgnrescence utopique (Marin),coccooning consumriste, nihilisme (Vattimo et al.), mlancolie (Hassoun,Taguieff), abandonment (Salerno), mlancolie dmocratique (Bruckner), idologiesdu ressentiment (Angenot), effacement de lavenir (Taguieff, Kr. Pomian),prsentisme (Hartog, Taguieff et R. Kosellek), mouvementisme, bougisme(Taguieff), socit festive (Muray), mais aussi : drives de la sacralit, religion enmiettes (Hervieu-Lger), religions la carte (Berger). Dernier Homme comiqueet veule, condamn vivre, selon lexpression populaire, dans un prsent quisera toujours press de narriver nulle part, nayant de lavenir que limage dece prsent persistant dans son tre ou le cauchemar de quelque hiver nuclaireet nayant plus, concurremment, du pass quune reprsentation tronquecomme ayant eu le tort notamment de ntre pas encore ce prsent qui estdevenu son seul horizon. Effacement de lavenir et effacement concomitant delhistoire au profit dune mmoire dment moralise et clate de passs quiscandalisent : lhomme nouveau est arriv, cest le Sacre du prsent. Il court 58

    perdre haleine et ne va nulle part comme le Lapin de Lewis Carroll. Il na retenude LInternationale quun seul vers : Du pass, faisons table rase...

    Le prtendu devoir de mmoire expression fallacieuse en soi etdevenue odieuse force dusage componctieux, hypocrite et moralisateur partous les politiciens vreux vient se substituer au ci-devant Sens de lhistoireet la critique historique. Lhypermnsiedu nazisme (Alain Besanon) avec sesamnsies complmentaires des crimes abondants du XX sicle, phnomne ene

    dveloppement asymptotique un demi-sicle aprs les faits, doit vouloir direquelque chose dans ce contexte. Au reste, la mise en religion du troisimetype, si vous voulez, de la mmoire identitaire mme, peut apparatre comme unultime avatar de limmanentisation du religieux (voir lessai de Jonathan

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  • Woocher, Sacred Survival: The Civil Religion of American Jews).Lide de stade ultime chez Rorty, notion elle-mme qui semble un

    ultime avatar de lhistoricisme infus de dsenchantement, les thories (post-)habermasiennes de la Legitimationskrisis persistante, le dbat sur le Pass duneillusion (Fr. Furet), ce sont bien dautres paradigmes quil faudra interroger etconfronter.

    Certains chercheurs aujourdhui, analysant le mouvement alter-mondialiste, avatar rcent et hritier vident des grands militantismes denagure, refuge dune extrme gauche en dshrence, y peroivent la rsurgencede la religiosit politique ternelle avec ses caractres gnostiques-manichenstrop connus. Il y manque toutefois quelque chose. Certes, la socit actuellemondialise est plus que jamais, dans le discours altermondialiste, une socitabsurde, une sorte de monde lenvers o tout est organis au rebours de lalogique : cest une formule vieille de deux sicles qui met en homologie lesraisonnements axiologiques et les raisonnements de rationalit pratique : le malsocial indigne le cur et choque la raison. Mais la composante qui taitessentielle aux ainsi nommes Religions politiques de promesse messianique sestefface : une vision cataclysmique fleurit dans lextrme gauche en repli l onagure il ntait question que de luttes victorieuses des masses, de lendemainsqui chantent, de sens unique de lhistoire et de progrs de lhumanit.Enfrancophonie, Le Monde diplomatique est le vecteur par excellence de ce Grandrcit du crpuscule sans plus dAgent du souverain bien ni de promesseutopique. Lcologisme sert, dans le discours radical des derniers jours, globaliser le sentiment de la catastrophe en une ruine plantaire irrversible ole progrs (industriel) est devenu laccus : Au nom du progrs et dudveloppement, lhomme a entrepris depuis la rvolution industrielle, ladestruction systmatique des milieux naturels. Les prdations et les saccages entous genres se succdent, infligs au sol, aux eaux et la vgtation et latmosphre de la Terre. La pollution produit des effets rchauffement duclimat, appauvrissement de la couche dozone, pluies acides qui mettent enpril lavenir de notre plante [...]. 59

    Fin du politique (Birnbaum), fin des idologies (ce mantra remonte Daniel Bell, 1950), fin du progrs : le dernier type des prophties historicistes consist promulguer la fin de lhistoire. Drle de dnouement qui na abouti rien : lhistoire, finie, le moteur froid, est en panne en rase campagne. Lephilosophe hgelo-amricain Francis Fukuyama a annonc son tour en 1991 lafin de lhistoire avec The End of History and the Last Man. Jacques Derrida na pasmanqu de relever le paradoxe de cet ouvrage qui, en vue de clbrer la victoirede la capitalo-dmocratie, bricole in extremis une eschatologie librale la fin

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  • de lhistoire par rsorption dans la dmocratie prenne et dans le marchinvincible, cela deviendra un lieu commun des annes 1990. Une telle formulede la fin de lhistoire peut toutefois se ramener ce quelle a de pertinent etqui ne porte pas sur le cours du monde, mais sur des formes de pense collective(qui ont certainement influenc le cours du monde) : la mutation dhgmoniequi rend obsolte lide de progrs, chimrique, la marche de lhumanit versplus de justice et plus de bonheur, qui montre complmentairement redoutablele paradigme de la rvolution sociale et irralisables non moins quabsurdes lesanciens programmes rvolutionnaires. Qui prive ainsi de crdibilit ces Grandsrcits de lhistoire qui ont t pendant deux sicles les nigmes rsolues delternelle exploitation des hommes.

    On proposerait, pour finir, titre heuristique, un modle trois tapes la Auguste Comte mais ironis et sceptiquement dconstruit : ge religieux,celui des religions rvles; ge mtaphysique, celui des Grands rcits et desreligions sculires; et, non pas ge positif ou rationnellement dsenchant,mais troisime ge, aujourdhui, celui de religions la carte, avec leur devoirde mmoire sur fond damnsie, leur correction politique, leur droit-de-lhommisme disent de mauvais esprits, et avec la souffrance distance(Boltansky) et le victimalisme, la concurrence des victimes (Chaumont) pouringrdients.

    La dmocratie rgne dsormais en Occident sans partage ni mlange,constate Marcel Gauchet, il se pourrait toutefois, enchane-t-il, quelle ait trouvson plus redoutable adversaire : elle-mme. Beaucoup dobservateurs sont60

    frapps par le fait que la victoire sans coup frir de la dmocratie contreses adversaires saccompagne dune sorte dautodestruction dans un activismeo elle se nie en voulant se parachever : il est possible quen devenant61

    lhorizon indpassable du bien politique, en occupant seule la lice fautedadversaires, la dmocratie en vienne absorber les esprits de fanatisme etdorthodoxie nagure investis dans les systmes adverses. Lactivisme de laPolitical Correctness serait un exemple dorthodoxie fanatique, investie dans uneexploitation paranoaque des principes galitaires.

    On viterait ainsi voir tout ceci tout triomphalisme historiciste : fin oumort des religions sculires, soit, mais, au dcri du stocisme de Hannah Arendt,pas progrs marqu de la rationalit collective! Dans un tel contexte, lUtopieultime serait celle du dsenivrement : cest le jeune Marx, au Manifestecommuniste, qui dsigne la dsillusion, le dsenivrement comme aboutissementsouhaitable de lhumanit: Alles Stndische und Stehende verdampft, alles Heilige wirdentweiht, und die Menschen sind endlich gezwungen ihre Lebensstellung, ihre gegenseitigenBeziehungen mit nchternen Augen anzusehen : tout ce qui tait stable et tabli se

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  • volatilise, tout ce qui tait sacr se trouve profan et les humains sont enfinforcs de considrer dun regard sobre leur position dans la vie et leurs relationsmutuelles.

    w

    Je publie ici la bibliographie raisonne de cette enqute dhistoire des ides,histoire double : histoire des ides et idologies politiques modernes et histoiredes grandes notions politologiques et historiographiques censes en rendreraison. Les ouvrages les plus anciens que jai recenss remontent la Monarchiede Juillet. Tous les travaux qui me semblent utiles, en franais, allemand, italienet anglais, sont signals. En principe, louvrage est dabord entr dans sa versionoriginale et une traduction franaise est signale ensuite sil y a lieu.

    Il sagit en effet pour moi de mener une enqute internationale qui feravoir combien, en philosophie et sciences humaines, la francophonie,langlophonie et la germanophonie notamment fonctionnent selon des traditionset des problmatiques sui generis et qui dialoguent bien peu entre elles quandelles ne suscitent pas des rticences irrflchies et des rejets sans examen.

    Il va de soi que je nai pas slectionn dans les travaux qui analysent desfaits politiques modernes sous langle religieux. On trouvera non seulement ceuxqui pensent en ces termes le socialisme ou les fascismes, mais aussi ceux quiqualifient par exemple toute forme ou certaines formes de patriotisme-nationalisme de religion sculire ainsi de Carlton Hayes, un des premiers tudier cet aspect des choses dans Nationalism: A Religion, New York, 1960.

    Outre ceux qui travaillent donc expressment les notions de religionsculire ou religion politique et outre quelques grands ouvrages compilantet discutant les dfinitions mmes de religion, leur extension etcomprhension souhaitables, on y trouve les travaux qui dfinissent, discutentet illustrent :w la notion, toute diffrente demploi et gnralement prise en bons termes, dereligion civile (remontant Rousseau et dsignant ltude du sacr national,patriotique-civique, des rituels publics de cohsion et de solidarit institues dessocits dmocratiques; notion particulirement approfondie aux tats-Unis oon admet communment que le phnomne demeure plus vivace quailleurs enOccident);w les notions de gnose, manichisme, messianisme, millnarisme, chiliasme ,62

    eschatologie, apocalypse et autres pareilles, toutes empruntes lhistoire desreligions rvles, mais appliques des ides, des doctrines et des mouvementspolitiques modernes notions parfois profondment retravailles et justifies,

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  • parfois intuitivement transposes sans plus. On y joint les ouvrages qui scrutentlhistoire de lide de progrs et des ides connexes (de fin de lhistoire, delutte finale, etc.) en termes de scularisation partielle/immanentisation deconceptions religieuses;w les notions, plus larges et plus floues, de croyances, foi, cultes, sacr, religiosit,susceptibles de sappliquer la politique et aux militantismes (catachrse elle-mme dorigine catholique) comme toutes sortes de phnomne sociaux, duvedettariat aux sports au risque de se perdre et diluer du reste danslinconsistance ;63

    i les notions, galement, de liturgies, rituels, etc., appliques la vie sociale,civique et militante et ses crmonies. Notions qui sont notamment au curde lanalyse de linstitution, qui fut consciemment instrumentale et dlibre, dela Religion fasciste italienne. Il va de soi quon ne retient que les travaux o cesnotions de liturgies politiques, de rituels de masse sont centrales etapprofondies, et ne sont pas des mtaphores ou synecdoques occasionnelles.

    On y trouve galement :

    w lensemble des grands travaux sur la scularisation (sur le dsenchantement,Entzauberung) comme processus suppos cumulatif et irrversible, censdfinitoire de la modernit, travaux et paradigmes non moins contradictoiresentre eux, qui rencontrent constamment la question des croyances post-religieuses et des avatars persistants, sur lesquels la modernit aurait tendusimplement une couche de vernis rationnel, des ides religieuses du pass. DeCarl Schmitt et Karl Lwith Hans Blumenberg, on sait que rien nest pluscontradictoire que les thories de la scularisation. w Dans ce contexte, on a introduit aussi les livres qui, depuis 1950 environ,prvoient et dissertent sur la Fin des idologies, la Fin des Grands rcits et desGrandes esprances, la Fin des utopies sociales, la perte finale de crdibilit deseschatologies historiques, etc.w On trouvera ensuite lensemble des travaux qui, suivant une autre voie quecelle de religions de l'histoire, portent sur la place de lutopie, de lutopisme et surle Principe Esprance dans la dynamique politique moderne.w On trouvera les travaux ceux de Karl R. Popper et de ses disciples critiques de lhistoricisme, du sens de lhistoire, du dterminisme historique, dela tlologie luvre dans les philosophies du progrs (et de la dcadence)comme dans les idologies militantes de gauche et de droite, crits qui, dediverses faons et avec divers degrs d'insistances, font dudit historicisme unelacisation une fois encore du millnarisme/chiliasme de jadis.

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  • w Les principales tudes dans les diffrentes langues ceci forme, comme jel'ai dit, un autre grand ensemble critico-notionnel contigu et intriqu sur leconcept de totalitarisme, concept devenu insparable de celui de religionsculire/politique, de Politische Religion. On rencontre du reste trs tt, sous64

    la plume de Waldemar Gurian, la formule de Totalitarian Religions. Ici encore, ence qui touche au dbat sur le totalitarisme, du monde francophone aux autrescultures intellectuelles occidentales et vice-versa, la communication ne passe pasbien. Je consacrerai aux avatars successifs de ce concept gomtrie non moinsvariable de totalitarisme toute la rflexion quils rclament.

    (Il y a aussi considrer les paradigmes alternatifs et notions annexes oucontigus. Celui dIdocratie est en rapide progrs aujourdhui, cest--dire le paradigme qui prtend expliquer le marxisme et lhistoirebolchevique en termes de projet chimrique de bout en bout, dillusiontragique, de croyance fantasme passe l'acte jusqu' la ruine finaleinclusivement. Leszek Koakowski crit, daccord sur ce point avec unMartin Malia et un Franois Furet, le marxisme aura t le plus grandfantasme de notre sicle. )65

    w Nous avons enfin joint les travaux confrontant les multiples dfinitions enconflit du fascisme gnrique parce quici encore la discussion de cette catgorierecoupe les dbats conceptuels ci-dessus signals et s'interroge sur la religionfasciste. Nous nous sommes arrt ds lors spcialement aux livres qui traitentdes idologies fascistes et des crmonies, symboles et liturgies de masse deces rgimes. Cest, il est peine besoin de le rappeler, que les notionshistoriques et historiographiques sont de vastes enchevtrements et desenchanements et qu moins de trancher arbitrairement le nud gordien, dsque lon tire sur leur fil, toutes les autres grandes notions appliques au courtXX sicle suivent et senchanent inextricablement.e

    w On adjoint donc la prsente bibliographie les tudes qui, tout en touchantaux notions numres ci-dessus, ont renouvel la rflexion sur les autres grandsinstruments conceptuels imprialisme, dmocratisation, scularisation,bruta l i sat i on de l Occ ident (George Mosse ) , modern i sa t i on ,modernisme/postmodernisme, etc. qui ont servi et servent penser globalementle sicle coul dans la mesure o ces ouvrages abordent les questions de lacroyance collective, de ladhsion de masse et de la foi politiques en destermes qui rappellent lide de religions sculires ou y font rfrenceoccasionnelle.i Nous retenons aussi les travaux comparatistes, les travaux comparant les

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  • 1. Les deux expressions se rencontrent en concurrence ainsi que celles comportant jugement devaleur et pjoration immdiate qui composent le terme pseudo-religions, Ersatzreligion. Jeprivilgie dans mon titre religions sculires parce que ladjectif est de porte plus large quepolitique et forme en soi avec le substantif un oxymoron problmatique.

    2. Tous, lexception de Durkheim mais incluant Weber, sont plus que rservs lgard de ladmocratie.

    3. Et alors que ses uvres compltes en angl. vont jusquau vol. 34 aujourdhui.

    4. Cf. en fr. notamt. Les religions politiques. Paris: Cerf, 1994. On ne trouvera quen angl. la fois lestrad. exhaustives des premiers crits all. et les travaux subsquents du philosophe politique, maisil est sorti plusieurs trad. fr. en 2003-2004.

    5. . Voegelin, ibid., 87.

    6. Ce qui suggre lide dune mauvaise foi essentielle de la modernit, rationnelle en surface, voiresavantasse, et religieuse en ralit, dngatrice.

    7. J.-J. Gaume, Mort au clricalisme, ou Rsurrection du sacrifice humain. Paris: Gaume, 1877, 281.

    8. Abb A. Martinet, Statoltrie, ou Le communisme lgal. Paris: Lecoffre, 1848.

    9. Abb A. Martinet, ibid., 24.

    systmes communistes, national-socialiste et fascistes quils subsument ounon sous lhyperlexme totalitarisme (ou tel autre hyperlexme, commeidocraties) ces systmes et rgimes comparables sous divers chefs tout entant en conflit.w On trouvera enfin les tudes qui portent sur le fait religieux et les avatars dusacr dans le monde contemporain, parfois tiquet post-moderne, cest--dire le monde postrieur leffondrement ultime des ainsi nommes religionstotalitaires, celles notamment, ai-je indiqu plus haut, qui affirment etillustrent une prtendue rsurgence du religieux traditionnel dans le monde,des sacralisations du mmoriel sur fond de dissolution des religions civiquesde nagure, de nouvelles spiritualits barioles, religions la carte etreligions en miettes occupant le terrain laiss vacant et reprenant censmentla place psychologique nagure occupe par les religions politiques du XXe

    sicle.

    Notes

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  • 10. G. M. Verspeyen, Le Centenaire de 1789, 9. Ltat ne doit que favoriser la charit prive [...] enfacilitant laccroissement de la richesse publique, Villes et Campagnes, 12 fvrier 1889, 1.

    11. Usurpation : J. Revel, Le Testament dun moderne. Paris: Charpentier, 1889, 200. Entrave [...] :L. Deffs, Droit roman : de la "Locatio operarum" et de la "Conductio operis". Droit franais : de laResponsabilit des patrons dans un accident dont leurs ouvriers sont victimes. Thse pour le doctorat. Paris:Rousseau, 1888, 120.

    12. Ce nest pas par hasard que le seul cours publi qumile Durkheim consacra au socialisme porteen fait sur Saint-Simon et sur la religion saint-simonienne, remonte aux origines cense mettre enlumire le caractre essentiellement religieux du phnomne et conforter par l les thories deDurkheim sur le sacr et le social. On se rfrera la dfinition de la religion dans Les formeslmentaires de la vie religieuse. Paris: Alcan, 1912, 65 : Une religion est un systme solidaire decroyances et de pratiques relatives des choses sacres, cest--dire spares, interdites, croyanceset pratiques qui unissent en une mme communaut morale, appele glise, tous ceux qui yadhrent.

    13. H. M