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RENAN, Ernest - 1871 - La réforme intellectuelle et morale

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  • mm : il

  • Etilllll.

  • LA RFORMEINTELLECTUELLE ET MORALE

  • CHEZ LES MEMES DITEURS

    UVRES COMPLTES

    D'ERNEST RENANFORMAT IN-8

    Histoire gnrale des langues smitiques. 4e dition, revue etaugmente. Imprimerie impriale 1 volume.

    Vie de Jsus, 13e dition, revue et augmente 1 volume.Les Aptres 1 volume.Saint Paul, avec carte. . , . 1 volume.

    tudes d'histoire religieuse. 6e dition 1 volume.Essais de morale et de critique. 3 e dition 1 volume.

    Questions contemporaines. 2e dition 1 volume.La rforme intellectuelle et morale. 3e dition 1 volume.Le Livre de Job, traduit de l'hbreu, avec une tude sur l'ge et le

    caractre du pome. 3P dition 1 volume.

    Le Cantique des cantiques, traduit de l'hbreu, avec une tude surle plan, l'ge et caractre du pome. 3e dition 1 volume.

    De l'origine du langage. 4e dition 1 volume.

    Averros et l'averrosme,essais historiques. 3c dition, revue et

    comge. . . , 1 volume.

    De la part des peuples smitiques dans l'histoire de la civili-sation. 5 e dition Brochure.

    La chaire d'hbreu au collge de France, explications mescollgues. 3e dition Brochure.

    POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :

    L'Antchrist 1 volume.

    PARIS. J. CLAYK, IMPRIMEUR, 7, RUE S A IN T - B E NO I T. [372]

  • 9 t. te *

    y

    LA RFORMENTELLECTDELLE ET MORALE^

    PAR

    ERNEST RENANMHMBltE DE L INSTITUT

    QUATRIME EDITION

    6

    *gj M-Ljp118948

    PARISMICHEL LVY FRRES, DITEURS

    RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA

    A LA LIBRAIRIE NOUVELLEBOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE GRAMMONT

    1875Dioits de traduction et de reproduction rservs

    LIBRARY ST. MARY'S COLLEGE

  • H -&h
  • PRFACE

    Le plus tendu des morceaux contenus dans le

    prsent volume renferme les rflexions qui me

    furent suggres durant ces douloureuses semaines

    o un bon Franais ne dut avoir de pense que

    pour les souffrances de sa patrie. Je ne me fais

    pas d'illusion sur l'influence que ces pages

    peuvent exercer. Le rle des crivains qui est

    chu le lot des vrits importunes ne diffre pas

    beaucoup du sort de ce fou de Jrusalem qui

    allait parcourant sans cesse les murs de la cit

    voue l'extermintion, et criant : Voix de

  • H PRFACE.

    l'Orient! voix de l'Occident! voix des quatre

    vents! malheur Jrusalem et au temple!

    Personne ne l'couta, jusqu'au jour o, frapp

    par la pierre d'une baliste , il tomba en di-

    sant : Malheur moi ! Le petit nombre de

    personnes qui ont suivi en politique la ligne

    que j'ai cru devoir adopter, non par intrt ni

    ambition, mais par simple got du bien public,

    sont les plus compltement vaincues dans la

    funeste crise qui se droule sous nos yeux; mais

    je tiens essentiellement viter le reproche

    d'avoir refus aux affaires de mon temps et de

    mon pays l'attention que tout citoyen est oblig

    d'y donner. Au point o en sont venues les

    socits humaines, il faudrait faire peu d'estime

    de celui qui rechercherait avidement une part

    de responsabilit dans les affaires de son temps et

    de son pays. L'ambitieux l'ancienne manire,

    celui qui mettait son plaisir, son honneur et son

    esprance de fortune dans la participation au

  • PREFACE. m

    gouvernement, serait de nos jours presque un

    non-sens, et si, l'heure qu'il est, nous voyions

    un jeune homme aborder la vie publique avec cette

    espce d'ardeur un peu vaine, cette chaleur de

    cur et cet optimisme naf qui caractrisrent, par

    exemple, l'poque de la Restauration, nous ne

    pourrions retenir un sourire, ni nous empcher de

    lui prdire de cruelles dceptions. Un des plus

    mauvais rsultats de la dmocratie est de faire de

    la chose publique la proie d'une classe de politi-

    ciens mdiocres et jaloux, naturellement peu res-

    pects de la foule, qui a vu son mandataire

    d'aujourd'hui humili hier devant elle, et qui sait

    par quel charlatanisme on a surpris son suffrage.

    Toutefois, avant de proclamer que le sage doit se

    renfermer dans la pense pure, il faut tre bien

    sr qu'on a puis toutes les chances de faire

    entendre la voix de la raison. Quand nous aurons

    t dix fois vaincus, quand dix fois la foule aura

    prfr nos avis les dclamations des complai-

  • iv PRFACE.

    sants ou des exalts, quand il sera bien prouv

    que, nous tant lgalement offerts, nous avons t

    rebuts, refuss, alors nous aurons le droit de

    nous retirer fiers, tranquilles, et de faire sonner

    bien haut notre dfaite. On n'est pas oblig de

    russir, on n'est pas oblig de faire concurrence

    aux procds que se permet l'ambition vulgaire;

    on est oblig d'tre sincre. Si Turgot et assez

    vcu pour voir la Rvolution, il aurait eu presque

    seul le droit de rester calme, car seul il avait bien

    indiqu ce qu'il fallait faire pour la prvenir.

    J'ai joint cet essai sur les rformes qui sem-

    blent les plus urgentes un ou deux morceaux

    parus en 4869, qui en sont le commentaire et

    l'explication1

    . On trouvera, si l'on veut, que ce

    sont l des paves d'une politique bien arrire;

    les solutions du libralisme modr se voient tou-

    \ . Quelques points qui peuvent paratre obscurs dans ces

    diverses tudes sont dvelopps plus au long dans mes Ques-tions contemporaines, (Paris, 1868.)

  • PRFACE. v

    jours ajournes par le fait des situations extrmes ;

    mais elles ne doivent pas pour cela tre dlais-

    ses; car l'opinion y revient tt ou tard. Mal-

    gr les dmentis apparents que les faits m'ont

    donns, j'ai relu ces morceaux sans amertume,

    et j'ai pens qu'ils gardaient encore quelque

    prix.

    C'est, au contraire, avec une profonde douleur

    que j'ai rimprim les deux ou trois morceaux

    relatifs la guerre qui se trouvent en ce volume.

    J'avais fait le rve de ma vie de travailler, dans

    la faible mesure de mes forces, l'alliance intellec-

    tuelle, morale et politique de l'Allemagne et de la

    France, alliance entranant celle de l'Angleterre,

    et constituant une force capable de gouverner le

    monde, c'est--dire de le diriger dans la voie de la

    civilisation librale, gale distance des empres-

    sements navement aveugles de la dmocratie et

    des puriles vellits de retour un pass qui

    ne saurait revivre. Ma chimre, je l'avoue, est

  • VI PRFACE.

    dtruite pour jamais. Un abme est creus entre

    la France et l'Allemagne; des sicles ne le comble-

    ront pas. La violence faite l'Alsace et la Lorraine

    * restera longtemps une plaie bante; la prtendue

    garantie de paix rve par les journalistes et les

    hommes d'tat de l'Allemagne sera une garantie

    de guerres sans fin.

    L'Allemagne avait t ma matresse ; j'avais la

    conscience de lui devoir ce qu'il y a de meilleur

    en moi. Qu'on juge de ce que j'ai souffert, quand

    j'ai vu la nation qui m'avait enseign l'idalisme

    railler tout idal, quand la patrie de Kant,de Fichte,

    de Herder, de Gthe s'est mise suivre unique-

    ment les vises d'un patriotisme exclusif, quand le

    peuple que j'avais toujours prsent mes compa-

    triotes comme le plus moral et le plus cultiv s'est

    montr nous sous la forme de soldats ne diff-

    rant en rien des soudards de tous les temps,

    mchants, voleurs, ivrognes, dmoraliss, pillant

    comme du temps de Waldstein ; enfin, quand la

  • PREFACE. Vil

    noble rvolte de 1813, la nation qui souleva

    l'Europe au nom de la gnrosit , a hautement

    repouss de la politique toute considration de

    gnrosit, a pos en principe que le devoir d'un

    peuple est d'tre positif, goste, a trait de crime

    la touchante folie d'une pauvre nation, trahie par

    le sort et par ses souverains, nation superficielle,

    dnue de sens politique, je l'avoue, mais dont

    l'unique faute est d'avoir tent tourdiment une

    exprience (celle du suffrage universel) dont aucun

    autre peuple ne se tirera mieux qu'elle. L'Alle-

    magne prsentant au monde le devoir comme ridi-

    cule, la lutte pour la patrie comme criminelle,

    quelle triste dsillusion pour ceux qui avaient cru

    voir dans la culture allemande un avenir de civili-

    sation gnrale ! Ce que nous aimions dans l'Alle-

    magne, sa largeur, sa haute conception de la raison

    et de l'humanit, n'existe plus. L'Allemagne n'est

    plus qu'une nation ; elle est l'heure qu'il est la plus

    forte des nations; mais on sait ce que durent ces

  • vin PRFACE.

    hgmonies et ce qu'elles laissent aprs elles. Une

    nation qui se renferme dans la pure considration

    de son intrt n'a plus de rle gnral. Un pays

    n'exerce une matrise que par les cts universels

    de son gnie ; patriotisme est le contraire d'in-

    fluence morale et philosophique. Nous tous qui

    avons pass notre vie nous garder des erreurs du

    chauvinisme franais, comment veut-on que nous

    pousions les troites penses'

    d'un chauvinisme

    tranger, tout aussi injuste, tout aussi intolrant

    que le chauvinisme franais? L'homme peut s'lever

    au-dessus des prjugs de sa nation ; mais, erreur

    pour erreur, il prfrera toujours les prjugs pa-

    triotiques ceux qui se prsentent comme de me-

    naantes insultes ou d'injustes dnigrements.

    Nul plus que moi n'a toujours rendu justice aux

    grandes qualits de la race allemande, ce srieux,

    ce savoir, cette application, qui supplent

    presque au gnie et valent mille fois mieux que le

    talent, ce sentiment du devoir, que je prfre

  • PRFACE. ix

    beaucoup au mobile de vanit et d'honneur qui

    fait notre force et notre faiblesse. Mais l'Alle-

    magne ne peut se charger de l'uvre tout entire

    de l'humanit. L'Allemagne ne fait pas de choses

    dsintresses pour le reste du monde. Trs-noble

    est le libralisme allemand, se proposant pour

    objet moins l'galit des classes que la culture

    et l'lvation de la nature humaine en gnral;

    mais les droits de l'homme sont bien aussi quelque

    chose; or c'est notre philosophie du xvme

    sicle,

    c'est notre rvolution qui les ont fonds. La

    rforme luthrienne n'a t faite que pour les pays

    germaniques; l'Allemagne n'a jamais eu l'analogue

    de nos attachements chevaleresques pour la Polo-

    gne, pour l'Italie. La nature allemande, d'ailleurs,

    semble contenir les deux ples opposs : l'Alle-

    mand doux,

    obissant, respectueux , rsign ;

    l'Allemand ne connaissant que la force, le chef au

    commandement inexorable et dur, le vieil homme

    de fer enfin; jura negat sibi nata. On peut dire

  • x PREFACE.

    qu'il n'y a rien au monde de meilleur que l'Alle-

    mand moral, et rien de plus mchant que l'Alle-

    mand dmoralis. Si les masses sont chez nous

    moins susceptibles de discipline qu'en Allemagne,

    les classes intermdiaires sont moins capables de

    vilenie; disons l'honneur de la France que, pen-

    dant toute la dernire guerre, il a t presque

    impossible de trouver un Franais pour jouer pas-

    sablement le rle d'espion ; le mensonge, la basse

    rouerie nous rpugnent trop.

    La grande supriorit de l'Allemagne est dans

    l'ordre intellectuel;mais que l encore elle ne se

    figure pas tout possder. Le tact, le charme lui

    manquent. L'Allemagne a beaucoup faire pour

    avoir une socit comme la socit franaise duxvii6

    et du xvme sicle, des gentilshommes comme La

    Rochefoucauld, Saint-Simon, Saint-vremond, des

    femmes comme Mme de Svign, M 1,e de la Val-

    lire, Ninon de Lenclos. Mme de nos jours,l'Allemagne a-t-elle un r>ote comme M. Victor

  • >PRFACE. xi

    Hugo, un prosateur comme Mme Sand, un critiquecomme M . Sainte-Beuve, une imagination comme

    celle de M. Michelet, un caractre philosophique

    comme celui de M. Littr? C'est aux connaisseurs

    des autres nations rpondre. Nous rcusons seu-

    lement les jugements injustes'de ceux qui ne veu-

    lent connatre la France contemporaine que par sa

    basse presse, par sa petite littrature, par ces

    mauvais petits thtres dont le sot esprit, aussi

    peu franais que possible, est le fait d'trangers

    et en partie d'Allemands. Si l'on jugeait de l'Al-

    lemagne par ses journaux de bas tage, on la

    jugerait aussi fort mal. Quel plaisir peut-on

    trouver se nourrir ainsi d'ides fausses, d'appr-

    ciations haineuses et de partialit? On aura beau

    dire, le monde sans la France sera aussi dfectueux

    qu'il le serait si la France tait le monde entier;

    un plat de sel n'est rien, mais un plat sans sel est

    bien fade. Le but de l'humanit est suprieur au

    triomphe de telle ou telle race ; toutes les races y

  • xii PRFACE.

    servent;toutes ont leur manire une mission

    remplir.

    Puisse-t-il se Former enfin une ligue des hommes

    de bonne volont de toute tribu, de toute langue

    et de tout peuple, qui sachent crer et maintenir

    au-dessus de ces luttes ardentes un empyre des

    ides pures, un ciel o il n'y ait ni Grec, ni bar-

    bare, ni Germain, ni Latin ! Quand on engageaitGthe faire des posies contre la France :

    Gomment voulez-vous que je prche la haine,

    rpondait-il, quand je ne la sens pas dans mon

    cur? Telle doit tre notre rponse, quand on

    nous engagera calomnier l'Allemagne. Soyons

    inexorablement justes et froids. La France ne

    nous a pas couts, quand nous la conjurions de

    ne pas lutter contre l'invitable ; l'Allemagne

    nous a raills, quand nous l'avons engage la

    modration dans la victoire. Sachons attendre.

    Les lois de l'histoire sont la justice de Dieu.

    Dans le livre de Job, Dieu, pour montrer qu'il

  • PRFACE. xin

    est fort, se plat craser celui qui triomphe et

    exalter l'humili. La philosophie de l'histoire

    est d'accord sur ce point avec le vieux pome.

    Toute cration humaine a son ver qui la ronge;

    une dfaite est l'expiation d'une gloire passe

    et souvent le garant d'une victoire pour l'avenir.

    La Grce, la Jude ont pay de leur existence

    nationale leur destine exceptionnelle et l'in-

    comparable honneur d'avoir fond des enseigne-

    ments pour toute l'humanit. L'Italie a expi

    par deux cents ans de nullit la gloire d'avoir

    inaugur au moyen ge la vie civile et d'avoir

    fait la renaissance ; au xixe

    sicle, cette double

    gloire a t son principal titre une nouvelle vie.

    L'Allemagne a expi par un long abaissement

    politique la gloire d'avoir fait la Rforme; elle

    touche maintenant le bnfice de la Rforme. La

    France expie aujourd'hui la Rvolution; elle en

    recueillera peut-tre un jour les fruits dans le

    souvenir reconnaissant des peuples mancips.

  • xiv PRFACE.

    Consolations de vaincus, dira-t-on, vaine pture

    qu'on se jette soi-mme pour adoucir le mal-

    heur prsent par les rves de l'avenir ! Soit ;

    mais il faut avouer aussi que jamais consolations

    ne furent plus solides. Les esprances fondes sur

    l'instabilit de la fortune n'ont pas manqu une

    seule fois de se raliser depuis qu'il y a une huma-

    nit. Nil permanet sub sole, a dit cet aimable

    sceptique, si merveilleusement pntrant, FEc-

    clsiaste, le plus inspir des auteurs sacrs.

    L'histoire aura son cours, les vainqueurs d'au-

    jourd'hui seront les vaincus de demain. Que ce

    soit l une vrit triste ou gaie, n'importe ; c'est

    une vrit qui sera vraie dans tous les temps.

    Voil pourquoi le souhait du philosophe doit tre

    qu'il y ait le moins possible de vainqueurs et de

    vaincus.

    monde, que tu es mchant et de nature

    perverse ! s'crie le plus grand des potes persans.

    Ce que tu as iev, tu. le dtruis toi-mme.

  • PRFACE. vx

    Regarde ce qu'est devenu Fridoun, le hros qui

    ravit l'empire au vieux Zohak. Il a rgn pendant

    cinq sicles; la fin il est mort. Il est mort

    comme nous mourrons tous, soit que nous ayons

    t le berger, soit que nous ayons t le trou-

    peau.

  • LA REFORMEINTELLECTUELLE ET MORALE

    DE LA FRANGE

    PREMIERE PARTIE

    LE MAL

    Ceux qui veulent tout prix dcouvrir dans l'his-

    toire l'application d'une rigoureuse justice distribu-

    tive s'imposent une tche assez rude. Si, en beau-

    coup de cas, nous voyons les crimes nationaux suivis

    d'un prompt chtiment, dans une foule de cas aussi

    nous voyons le monde rgi par des jugements moinssvres; beaucoup de pays ont pu tre faibles et

    corrompus impunment. C'est certainement un des

    signes de grandeur de la France que cela ne lui ait

  • 2 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    pas t permis. nerve par la dmocratie, dmora-lise par sa prosprit mme, la France a expi dela manire la plus cruelle ses annes d'garement.La raison de ce fait est dans l'importance mme dela France et dans la noblesse de son pass. Il y a

    une justice pour elle ; il ne lui est pas loisible de

    s'abandonner, de ngliger sa vocation; il est vident

    que la Providence l'aime ; car elle la chtie. Un pays

    qui a jou un rle de premier ordre n'a pas le droitde se rduire au matrialisme bourgeois qui ne

    demande qu' jouir tranquillement de ses richesses

    acquises. N'est pas mdiocre qui veut. L'homme

    qui prostitue un grand nom , qui manque une

    mission crite dans sa nature, ne peut se permettresans consquence une foule de choses que l'on par-donne l'homme ordinaire, qui n'a ni pass con-

    tinuer, ni grand devoir remplir.Pour voir en ces dernires annes que l'tat

    moral de la France tait gravement atteint, il fal-

    lait quelque pntration d'esprit, une certaine habi-

    tude des raisonnements politiques et historiques.Pour voir le mal aujourd'hui, il ne faut, hlas I

    que des yeux. L'difice de nos chimres s'est effon-

    dr comme les chteaux feriques qu'on btit en rve.

    Prsomption, vanit purile, indiscipline, manquede srieux, d'application, d'honntet, faiblesse de

  • DE LA FRANCE. 3

    tte, incapacit de tenir la fois beaucoup d'ides

    sous le regard, absence d'esprit scientifique, nave

    et grossire ignorance, voil depuis un an l'abrgde notre histoire. Cette arme, si fire et si pr-tentieuse, n'a pas rencontr une seule bonne chance.

    Ces hommes d'tat, si srs de leur fait, se sont

    trouvs des enfants. Cette administration infatue a

    t convaincue d'incapacit. Cette instruction pu-

    blique, ferme tout progrs, est convaincue d'avoir

    laiss l'esprit de la France s'abmer dans la nullit.

    Ce clerg catholique, qui prchait hautement l'in-

    friorit des nations protestantes, est rest specta-teur atterr d'une ruine qu'il avait en partie faite.

    Cette dynastie, dont les racines dans le pays sem-

    blaient si profondes, n'eut pas le lx septembre un

    seul dfenseur. Cette opposition, qui prtendaitavoir dans ses recettes rvolutionnaires des remdes tous les maux, s'est trouve au bout de quelques

    jours aussi impopulaire que la dynastie dchue. Ce

    parti rpublicain, qui, plein des funestes erreurs

    qu'on rpand depuis un demi-sicle sur l'histoire de

    la Rvolution, s'est cru capable de rpter une partie

    qui ne fut gagne il y a quatre-vingts ans que par suitede circonstances tout fait diffrentes de celles d'au-

    jourd'hui, s'est trouv n'tre qu'un hallucin, pre-nant ses rves pour des ralits. Tout a croul

  • 4 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEcomme en une vision d'Apocalypse. La lgendemme s'est vue blesse mort. Celle de l'Empire at dtruite par Napolon III ; celle de 1792 a reule coup de grce de M. Gambetta; celle de la Ter-

    reur (car la Terreur mme avait chez nous sa lgende)a eu sa hideuse parodie dans la Commune ; celle de

    Louis XIV ne sera plus ce qu'elle tait depuis le

    jour o le descendant de l'lecteur de Brandebourga relev l'empire de Charlemagne dans la salle des

    ftes de Versailles. Seul, Bossuet se trouve avoir

    t prophte, quand il dit : Et nwic, reges, inteU

    ligite

    De nos jours (et cela rend la tche des rforma-

    teurs difficile), ce sont les peuples qui doivent com-

    prendre. Essayons, par une analyse aussi exacte que

    possible, de nous rendre compte du mal de la France,

    pour tcher de dcouvrir le remde qu'il convient

    d'y appliquer. Les forces du malade sont trs-grandes;ses ressources sont comme infinies; sa bonne volont

    est relle. C'est au mdecin ne pas se tromper; car

    tel rgime troitement conu, tel remde appliquehors de propos, rvolterait le malade, le tuerait ou

    aggraverait son mal.

  • DE LA FRANGE.

    L'histoire de France est un tout si bien li dans

    ses parties, qu'on ne peut comprendre un seul de

    nos deuils contemporains sans en rechercher la cause

    dans le pass. Nous avons, il y a deux ans1

    , exposce que nous regardons comme la marche rguliredes tats sortis de la fodalit du moyen ge,marche dont l'Angleterre est le type le plus parfait,

    puisque l'Angleterre, sans rompre avec sa royaut,avec sa noblesse, avec ses comts, avec ses com-

    munes, avec son glise, avec ses universits, a trouv

    moyen d'tre l'tat le plus libre, le plu* prospre et

    le plus patriote qu'il y ait. Tout autre fut la marche

    de la socit franaise depuis le xnesicle. La royaut

    captienne, comme il arrive d'ordinaire aux grandes

    forces, porta son principe jusqu' l'exagration. Elledtruisit la possibilit de toute vie provinciale, de

    toute reprsentation de la nation. Dj, sous Philippele Bel, le mal est vident. L'lment qui a fait ail-

    leurs la vie parlementaire, la petite noblesse de

    I. Dans le travail sur la monarchie constitutionnelle, rim-

    prim la fin de ce volume

  • 6 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    campagne, a perdu son importance. Le roi ne con-

    voque les tats gnraux que pour qu'on le supplie de

    faire ce qu'il a dj dcid. Gomme instruments de

    gouvernement, il ne veut plus employer que ses

    parents, puissante aristocratie de princes du sang,assez gostes, et des gens de loi ou d'administration

    anoblis [milites rgis), serviteurs complaisants du

    pouvoir absolu. Cet tat de choses se fait amnistier

    au xvne sicle par la grandeur incomparable qu'ildonne la France ; mais bientt aprs le contraste

    devient criant. La nation la plus spirituelle de l'Eu-

    rope n'a pour raliser ses ides qu'une machine

    politique informe. Turgot considre les parlementscomme le principal obstacle tout bien ; il n'esprerien des assembles. Cet homme admirable, si

    dgag de tout amour-propre, se trompait-il? non.

    11 voyait juste, et ce qu'il voyait quivalait dire

    que le mal tait sans remde. Ajoutez cela une

    profonde dmoralisation du peuple; le protestan-tisme, qui l'et lev, avait t expuls; le catho-

    licisme n'avait pas fait son ducation. L'ignorancedes basses classes tait effroyable. Richelieu, l'abb

    Fleury posent nettement en principe que le peuplene doit savoir ni lire ni crire. A ct de cette bar-

    barie, une socit charmante, pleine d'esprit, de

    lumires et de grce. On ne vit jamais plus clai-

  • DE LA FRANCE. 7

    rement les aptitudes intimes de la France, ce qu'elle

    peut et ce qu'elle ne peut pas. La France sait admi-

    rablement faire de la dentelle ; elle ne sait pas faire

    de la toile de mnage. Les besognes humbles, comme

    celle du magister, seront toujours chez nous pau-vrement excutes. La France excelle dans l'exquis;

    elle est mdiocre dans le commun. Par quel capriceest-elle avec cela dmocratique ? Par le mme capricequi fait que Paris , tout en vivant de la cour et du

    luxe, est une ville socialiste, que Paris, qui passe

    son temps persifler toute croyance et toute vertu,

    est intraitable, fanatique, badaud, quand il s'agit de

    sa chimre de rpublique.Admirables assurment furent les dbuts de la

    Rvolution, et, si l'on s'tait born convoquer les

    tats gnraux, les rgulariser, les rendre

    annuels, on et t parfaitement dans la vrit. Mais

    la fausse politique de Rousseau l'emporta. On voulut

    faire une constitution a priori. On ne remarqua pas

    que l'Angleterre, le plus constitutionnel des pays,n'a jamais eu de constitution crite, strictementlibelle. On se laissa dborder par le peuple; on

    applaudit purilement au dsordre de la prise de

    la Bastille, sans songer que ce dsordre empor-terait tout plus tard. Mirabeau, le plus grand, le seul

    grand politique du temps , dbuta par des impru-

  • 8 ' REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    dences qui l'eussent probablement perdu, s'il et

    vcu; car, pour un homme d'tat, il est bien plusavantageux d'avoir dbut par la raction que pardes complaisances pour l'anarchie. L'tourderie des

    avocats de Bordeaux, leurs dclamations creuses,

    leur lgret morale achevrent de tout ruiner. On

    se figura que l'tat, qui s'tait incarn dans le roi,

    pouvait se passer du roi, et que l'ide abstraite de

    la chose publique suffirait pour maintenir un payso les vertus publiques font trop souvent dfaut.

    Le jour o la France coupa la tte son roi, ellecommit un suicide. La France ne peut tre compare ces petites patries antiques, se composant le plussouvent d'une ville avec sa banlieue, o tout le

    monde tait parent. La France tait une grandesocit d'actionnaires forme par un spculateur de

    premier ordre, la maison captienne. Les action-

    naires ont cru pouvoir se passer du chef, et puiscontinuer seuls les afaires. Cela ira bien, tant queles affaires seront bonnes; mais, les affaires devenant

    mauvaises, il y aura des demandes de liquidation,La France avait t faite par la dynastie captienne.En supposant que la vieille Gaule et le sentiment

    de son unit nationale, la domination romaine, la

    conqute germanique avaient dtruit ce sentiment.

    L'empire franc, soit sous les Mrovingiens, soit sous

  • DE LA FRANCE. 9

    les Carlovingiens, est une construction artificielle

    dont l'unit ne gt que dans la force des conqurants.Le trait de Verdun, qui rompt cette unit, coupe

    l'empire franc du nord au sud en trois bandes, dont

    l'une, la part de Charles ou Carolingie, rpond si peu ce que nous appelons la France, que la Flandre

    entire et la Catalogne en font partie, tandis que vers

    l'est elle a pour limites la Sane et les Cvennes. La

    politique captienne arrondit ce lambeau incorrect,

    et en huit cents ans fit la France comme nous l'en-

    tendons, la France qui a cr tout ce dont nous

    vivons, ce qui nous lie, ce qui est notre raison d'tre.

    La France est de la sorte le rsultat de la politique

    captienne continue avec une admirable suite.

    Pourquoi le Languedoc est-il runi la France du

    nord, union que ni la langue, ni la race, ni l'histoire,

    ni le caractre des populations n'appelaient? Parce

    que les rois de Paris, pendant tout le xme

    sicle,

    exercrent sur ces contres une action persistanteet victorieuse. Pourquoi Lyon fait- il partie de la

    France? Parce que Philippe le Bel, au moyen des

    subtilits de ses lgistes, russit le prendre dans

    les mailles de son filet. Pourquoi les Dauphinoissont-ils nos compatriotes? Parce que, le dauphinHumbert tant tomb dans une sorte de folie, le roi

    de France se trouva l pour acheter ses terres

  • 10 REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    beaux deniers comptants. Pourquoi la Provence

    a-t-elle t entrane dans le tourbillon de la Caro-

    lingie, o rien ne semblait d'abord faire penser

    qu'elle dt tre porte? Grce aux roueries de

    Louis XI et de son compre Palamde de Forbin.

    Pourquoi la Franche-Comt, l'Alsace, la Lorraine se

    sont-elles runies la Garolingie, malgr la lignemridienne trace par le trait de Verdun ? Parce quela maison de Bourbon retrouva pour agrandir le

    domaine royal le secret qu'avaient si admirablement

    pratiqu les premiers Captiens. Pourquoi enfin

    Paris, ville si peu centrale, est-elle la capitale de la

    France? Parce que Paris a t la ville des Captiens,

    parce que l'abb de Saint-Denis est devenu roi de

    France *. Navet sans gale ! Cette ville, qui rclame

    sur le reste de la France un privilge aristocratique

    de supriorit et qui doit ce privilge la royaut,

    1. Challes, li rois de Saint Denis. *

    (Roman de Roncevaux, laisse 40.)

    Hugues le Blanc dut sa fortune la possession des grandes

    abbayes de Saint-Denis, de Sainl-Germain-des-Prs, de Saint-

    Martin de Tours, qui faisait de lui le tuteur de pays riches

    et prospres. La bannire du roi captien, c'est la bannire

    de Saint- Denis. Son cri de ralliement est Montjoie Saint-Denis. Les premiers Captiens chantent au chur Saint-Denis.

  • DE LA FRANCE. H

    est en mme temps le centre de l'utopie rpublicaine.Comment Paris ne voit-il pas qu'il n'est ce qu'il est

    que par la royaut, qu'il ne reprendra toute son

    importance de capitale que par la royaut, qu'une

    rpublique, selon la rgle pose par l'illustre fon-

    dateur des tats-Unis d'Amrique, crerait nces-sairement pour son gouvernement central, Amboise

    ou Blois, un petit Washington ?

    Voil ce que ne comprirent pas les hommes igno-rants et borns qui prirent en main les destines de

    la France la fin du dernier sicle. Ils se figurrent

    qu'on pouvait se passer du roi; ils ne comprirent

    pas que, le roi une fois supprim, l'difice dont le roi

    tait la clef de vote croulait. Les thories rpu-blicaines du xvme sicle avaient pu russir en

    Amrique, parce que l'Amrique tait une colonie

    forme par le concours volontaire d'migrants cher-

    chant la libert ; elles ne pouvaient russir en France,

    parce que la France avait t construite en vertu

    d'un tout autre principe. Une dynastie nouvelle

    faillit sortir de la convulsion terrible qui agitait la

    France ; mais on vit alors combien il est difficile aux

    nations modernes de se crer d'autres maisons sou-

    veraines que celles qui sont sorties de la conqute

    germanique. Le gnie extraordinaire qui avait lev

    Napolon sur le pavois l'en prcipita, et la vieille

  • 12 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    dynastie revint, en apparence dcide tenter

    l'exprience de monarchie constitutionnelle qui avait

    si tristement chou entre les mains du pauvreLouis XVI.

    Il tait crit que, dans cette grande et tragiquehistoire de France, le roi et la nation rivaliseraient

    d'imprudence. Cette fois, les fautes de la royautfurent les plus graves. Les ordonnances de juillet 1830

    peuvent vraiment tre qualifies de crime politique;on ne les tira de l'article 14 de la Charte que parun sophisme vident. Cet article lk n'avait nulle-

    ment dans la pense de Louis XVIII le sens quelui prtrent les ministres de Charles X. Il n'est pasadmissible que l'auteur de la Charte et mis dans

    la Charte un article qui en renversait toute l'cono-

    mie. C'tait le cas d'appliquer l'axiome : Contra eum

    qui dicere potuit clarius prsumptio est faciena.Si avant M. de Polignac quelqu'un et pu penser quecet article donnait au roi le droit de supprimer la

    Charte, c'et t l'objet d'une perptuelle protesta-

    tion; or personne ne protesta; car personne ne

    pensa jamais que cet insignifiant article contnt ledroit implicite des coups d'tat. L'insertion de cet

    article ne vint pas de la royaut, qui s'y serait

    rserv un moyen d'luder ses engagements ; il fai-

    sait partie du projet de constitution labor par les

  • DE LA FRANCE. 13

    chambres de 181/i, fort attentives ne pas exagrer

    les droits du roi ; il ne donna lieu alors aucune

    observation; on n'y voyait qu'une sorte de lieu

    commun emprunt aux constitutions antrieures, et

    personne n'y souponnait le sens redoutable et

    mystrieux qu'on a voulu depuis y attacher *.

    Les dputs de 1830 eurent donc raison de rsister

    aux ordonnances, et les citoyens qui taient porte

    d'entendre leur appel firent bien de s'armer. La

    situation tait celle du roi d'Angleterre, qui plusd'une fois s'est trouv en lutte avec son parlement.

    Mais, ds que le roi, vaincu, eut retir les ordon-

    nances, il fallait s'arrter et maintenir le roi dans son

    palais. Il lui convint d'abdiquer; il fallait prendrecelui en faveur de qui il abdiquait. On fit autrement.

    Htons-nous de dire que dix-huit annes d'un rgne

    plein de sagesse justifirent beaucoup d'gards le

    choix du 10 aot 1830, et que ce choix pouvaits'autoriser de quelques-uns des prcdents de la

    rvolution de 1688 en Angleterre; mais, pour qu'unesubstitution aussi hardie devnt lgitime, il fallait

    qu'elle durt. Par une srie d'impardonnables tour-

    deries de la part de la nation et par suite d'une

    regrettable faiblesse de la dynastie nouvelle, cette

    1. M. de Viel-Castel, Uist. de la Restauration, 1. 1, p. 429

  • 14 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEconscration manqua. Le roi et ses fils, au lieu de

    maintenir leur droit par les armes, se retirrent

    et laissrent l'meute parisienne violer outrageuse-ment la volont de la nation. Dchirure funeste

    faite un titre un peu caduc en son origine et quine pouvait acqurir de force que par sa persistance.Une dynastie doit la nation, qui toujours est cense

    l'appuyer, de rsister une minorit turbulente.

    L'humanit est satisfaite, pourvu qu'aprs la bataille

    le pouvoir vainqueur se montre gnreux et traiteles rebelles, non comme des coupables, mais comme

    des vaincus.

    Nous entrions pour la plupart dans la vie publique,

    quand survint le nfaste incident du 24 fvrier. Avecun instinct parfaitement juste, nous sentmes que ce

    qui se passa ce jour-l tait un grand malheur.Libraux par principes philosophiques, nous vmesbien que les arbres de la libert qu'on plantait avec

    une joie si nave ne verdiraient jamais; nous com-

    prmes que les problmes sociaux qui se posaientd'une faon audacieuse taient destins jouer un rlede premier ordre dans l'avenir du monde. Le bap-tme de sang des journes de juin , les ractions quisuivirent nous serrrent le cur; il tait clair quel'me et l'esprit de la France couraient un vritable

    pril. La lgret des hommes de 1848 fut vraiment

  • DE LA FRANCE. 15

    sans pareille. Ils donnrent la France, qui ne le

    demandait pas, le suffrage universel. Ils ne song-rent pas que ce suffrage ne bnficierait qu' cinqmillions de paysans, trangers toute ide librale.

    Je voyais assidment cette poque M. Cousin. Dans

    les longues promenades que ce profond connaisseur

    de toutes les gloires franaises me faisait faire dans

    les rues de Paris de la rive gauche, m'expliquantl'histoire de chaque maison et de ses propritairesau xvne sicle

    ,il me disait souvent ce mot : Mon

    ami, on ne comprend pas encore quel crime a t

    la rvolution de fvrier; le dernier terme de cette

    rvolution sera peut-tre le dmembrement de laFrance.

    Le coup d'tat du 2 dcembre nous froissa pro-fondment. Dix ans nous portmes le deuil du droit;nous protestmes selon nos forces contre le systmed'abaissement intellectuel savamment dirig parM. Fortoul, peine mitig par ceux qui lui succd-

    rent. Il arriva cependant ce qui arrive toujours. Le

    pouvoir inaugur par la violence s'amliorait en vieil-

    lissant; il se prit voir que le dveloppement libral

    de l'homme est un intrt majeur pour tout gouver-nement. Le pays, d'un autre ct , tait enchant de

    ce gouvernement mdiocre. Il avait ce qu'il voulait;chercher renverser un tel gouvernement malgr le

  • 10 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEvu vident du plus grand nombre et t insens.

    Ce qu'il y avait de plus sage tait de tirer du mal

    le meilleur parti possible, de faire comme les vquesdu v e sicle et du vi e , qui, ne pouvant repousser les

    barbares, cherchaient les clairer. Nous consen-

    tmes donc servir le gouvernement de l'empe-reur Napolon III dans ce qu'il avait de bon, c'est-

    -dire en tant qu'il touchait aux intrts ternels de

    la science, de l'ducation publique, du progrs des

    lumires, ces devoirs sociaux enfin qui ne chment

    jamais.Il est incontestable, d'ailleurs, que le rgne de

    l'empereur Napolon III, malgr ses immenses

    lacunes, avait rsolu une moiti du problme. La

    majorit de la France tait parfaitement contente.

    Elle avait ce qu'elle voulait, l'ordre et la paix. La

    libert manquait, il est vrai; la vie politique tait

    des plus faibles; mais cela ne blessait qu'une mino-

    rit d'un cinquime ou d'un sixime de la nation, et

    encore dans cette minorit faut-il distinguer un petitnombre d'hommes instruits, intelligents, vraiment

    libraux, d'une foule peu rflchie, anime de cet

    esprit sditieux qui a pour unique programme d'tre

    toujours en opposition avec le gouvernement et de

    chercher le renverser. L'administration tait trs-

    mauvaise; mais quiconque ne niait pas le principe

  • DE LA FRANGE. 17

    des droits de la dynastie souffrait peu. Les hommes

    d'opposition eux-mmes taient plutt gns dansleur activit que perscuts. La fortune du pays

    s'augmentait dans des proportions inoues. A la date

    du 8 mai 1870, aprs de trs-graves fautes commises,

    sept millions et demi d'lecteurs se dclarrent

    encore satisfaits. Il ne venait l'esprit de presque

    personne qu'un tel tat pt tre expos la plus

    effroyable des catastrophes. Cette catastrophe, en

    effet, ne sortit pas d'une ncessit gnrale de situa-

    tion ; elle vint d'un trait particulier du caractre de

    l'empereur Napolon III.

    Il

    L'empereur Napolon III avait fond sa fortune en

    rpondant au besoin de raction , d'ordre, de repos

    qui fut la consquence de la rvolution de 1S48. Si

    l'empereur Napolon III se ft renferm dans ce pro-

    gramme, s'il se ft content de comprimer l'int-

    rieur toute ide, toute libert politique, de dvelopperles intrts matriels, de s'appuyer sur un clrica-

    lisme modr et sans conviction, son rgne et celui

    de sa dynastie eussent t assurs pour longtemps.2

  • 18 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALELe pays s'enfonait de plus en plus dans la vulgarit,

    oubliait sa vieille histoire ; la nouvelle dynastie tait

    fonde. La France telle que l'a faite le suffrage uni-

    versel est devenue profondment matrialiste; les

    nobles soucis de la France d'autrefois, le patriotisme,

    l'enthousiasme du beau, l'amour de la gloire, ont

    disparu avec les classes nobles qui reprsentaientl'me de la France. Le jugement et le gouvernementdes choses ont t transports la masse ; or la masse

    est lourde, grossire, domine par la vue la plus

    superficielle de l'intrt. Ses deux ples sont l'ouvrier

    et le paysan. L'ouvrier n'est pas clair; le paysan

    veut avant tout acheter de la terre, arrondir son

    champ. Parlez au paysan, au socialiste de l'Inter-

    nationale, de la France, de son pass, de son gnie,il ne comprendra pas un tel langage. L'honneur

    militaire, de ce point de vue born, parat une folie ;

    le got des grandes choses, la gloire de l'esprit sont

    des chimres; l'argent dpens pour l'art et la

    science est de l'argent perdu, dpens follement,

    pris dans la poche de gens qui se soucient aussi peu

    que possible d'art et de science. Voil l'esprit pro-vincial que l'empereur servit merveilleusement dans

    les premires annes de son rgne. S'il tait rest

    le docile et aveugle serviteur de cette raction mes-

    quine, aucune opposition n'aurait russi l'branler.

  • DE LA FRANGE. 19

    Toutes les oppositions runies eussent trouv leur

    limite en deux millions de voix tout au plus. Le

    chiffre des opposants augmentait chaque anne;

    d'o quelques personnes concluaient qu'il grandirait

    jusqu' devenir majorit. Erreur; ce chiffre et

    rencontr un point d'arrt qu'il n'et pas dpass.

    Disons-le, puisque nous avons la certitude que ces

    lignes ne seront lues que par des personnes intelli-

    gentes : un gouvernement qui aura pour uniquedsir de s'tablir en France et de s'y terniser aura

    dsormais, je le crains, une voie bien simple

    suivre: imiter le programme de Napolon III, moins

    la guerre. De la sorte il amnera la France au degrd'abaissement o arrive toute socit qui renonce

    aux hautes vises; mais il ne mourra qu'avec le

    pays, de la mort lente de ceux qui s'abandonnent

    au courant de la destine, sans jamais le contrarier.Tel n'tait pas l'empereur Napolon III. Il tait

    suprieur en un sens la majorit du pays; il aimait

    le bien ; il avait un got, peu clair sans doute,

    rel cependant, de la noble culture de l'humanit. A

    plusieurs gards, il tait en totale dissonance avec

    ceux qui l'avaient nomm. Il rvait la gloire mili-

    taire; le fantme de Napolon I*r le hantait. Cela est

    d'autant plus trange que l'empereur Napolon III

    voyait fort bien qu'il n'avait ni aptitudes, ni pra-

  • 20 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    tique pour la guerre, et qu'il savait que la France

    avait perdu cet gard toutes ses qualits. Mais

    l'ide inne l'emportait. L'empereur sentait si bien

    que ses vues personnelles cet gard taient une

    sorte de nvus qu'il fallait cacher, que toujours,

    l'poque de la fondation de son pouvoir, nous le

    voyons occup protester qu'il veut la paix. Il

    reconnaissait que c'tait l le moyen de se rendre

    populaire. La guerre de Crime ne fut accepte dans

    l'opinion que parce qu'on la crut sans consquence

    pour la paix gnrale. La guerre d'Italie ne fut par-

    donne que quand on la vit tourner court et rester

    mi-chemin.

    Le plus simple bon sens commandait l'empe-reur Napolon III de ne jamais faire la guerre. La

    France, il le savait, ne la dsirait en aucune sorte 1 .

    En outre, un pays travaill par les rvolutions, qui a

    des divisions dynastiques, n'estpas capable d'un grandeffort militaire. Le roi Jean, Charles VII, Franois I

    er

    et mme Louis XIV traversrent des situations aussicritiques que celle de Napolon III aprs la capitula-tion de Sedan ; ils ne furent pas pour cela renverss,ni mme un moment branls. Le roi de Prusse Fr-dric-Guillaume III, aprs la bataille d'Ina, se

    4. Enqute des prfets. Journal des Dbats, 3 et 4 oc-tobre 4 870.

  • DE LA FRANGE. 21

    trouva plus solide que jamais sur son trne ; mais

    Napolon III ne pouvait supporter une dfaite. Il

    tait comme un joueur qui jouerait la conditiond'tre fusill s'il perd une partie. Un pays divis

    sur les questions dynastiques doit renoncer la

    guerre ; car, au premier chec, cette cause de fai-

    blesse apparat, et fait de tout accident un cas

    mortel. L'homme qui a une blessure mal cicatrise

    peut se livrer aux actes de la vie ordinaire sans

    qu'on s'aperoive de son infirmit ; mais tout exer-

    cice violent lui est interdit; la premire fatiguesa blessure se rouvre, et il tombe. On ne con-

    oit pas que Napolon III se soit fait une si com-

    plte illusion sur la solidit de l'difice qu'il avait

    fait lui-mme d'argile. Comment ne vit-il pas qu'untel difice ne rsisterait pas une secousse, et quele choc d'un ennemi puissant devait ncessairement

    le faire crouler?

    La guerre dclare' au mois de juillet 1870 est donc

    une aberration personnelle, l'explosion ou plutt le

    retour offensif d'une ide depuis longtemps latente

    dans l'esprit de Napolon III, ide que les gotspacifiques du pays l'obligeaient de dissimuler, et

    laquelle il semble qu'il avait lui-mme presquerenonc. 11 n'y a pas un exemple de plus compltetrahison d'un tat par son souverain, en prenant le

  • 22 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEmot trahison pour dsigner l'acte du mandataire quisubstitue sa volont celle du mandant. Est-ce

    dire que le pays ne soit pas responsable de ce qui

    est arriv? Hlas! nous ne pouvons le soutenir. Le

    pays a t coupable de s'tre donn un gouvernement

    peu clair et surtout une chambre misrable, qui,avec une lgret dpassant toute imagination, vota

    sur la parole d'un ministre la plus funeste des

    guerres. Le crime de la France fut celui d'un hommeriche qui choisit un mauvais grant de sa fortune,et lui donne une procuration illimite ; cet hommemrite d'tre ruin ; mais on n'est pas juste si l'on

    prtend qu'il a fait lui-mme les actes que son fond

    de pouvoirs a faits sans lui et malgr lui.

    Quiconque connat la France, en effet, dans son

    ensemble et dans ses varits provinciales, n'hsi-

    tera pas reconnatre que le mouvement qui em-

    porte ce pays depuis un demi-sicle est essentiel-

    lement pacifique. La gnration militaire, froisse

    par les dfaites de 1814 et de 1815, avait peu prs

    disparu sous la Restauration et sous le rgne de

    Louis-Philippe. Un patriote profondment honnte,mais souvent superficiel, raconta nos anciennes vic-

    toires d'un ton de triomphe qui souvent put blesser

    l'tranger; mais cette dissonance allait s'affaiblis-

    sant chaque jour. On peut dire qu'elle avait cess

  • DE LA FRANGE. 23

    depuis 18A8. Deux mouvements commencrent alors,

    qui devaient tre la fin non-seulement de tout esprit

    guerrier, mais de tout patriotisme : je veux parlerde l'veil extraordinaire des apptits matriels chez

    les ouvriers et chez les paysans. Il est clair que le

    socialisme des ouvriers est l'antipode de l'esprit mili-

    taire; c'est presque la ngation de la patrie ; les doc-

    trines de l'Internationale sont l pour le prouver. Le

    paysan, d'un autre ct, depuis qu'on lui a ouvert

    la voie de la richesse et qu'on lui a montr que son

    industrie est la plus srement lucrative, le paysan a

    senti redoubler son horreur pour la conscription. Je

    parle par exprience. Je fis la campagne lectorale

    de mai 1869 dans une circonscription toute rurale

    de Seine-et-Marne; je puis assurer que je ne

    trouvai pas sur mon chemin un seul lment de l'an-

    cienne vie militaire du pays. Un gouvernement

    bon march, peu imposant, peu gnant, un honnte

    dsir de libert, une grande soif d'galit, une totale

    indiffrence la gloire du pays, la volont arrte de

    ne faire aucun sacrifice des intrts non pal-

    pables, voil ce qui me parut l'esprit du paysandans la partie de la France o le paysan est, commeon dit, le plus avanc.

    Je ne veux pas dire qu'il ne restt plus de traces

    du vieil esprit qui se nourrit des souvenirs du

  • 24 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    premier empire. Le parti trs peu nombreux qu'on

    peut appeler bonapartiste, au sens propre, entou-

    rait l'empereur de dplorables excitations. Le parti

    catholique, par ses lieux communs errons sur

    la prtendue dcadence des nations protestantes,cherchait aussi rallumer un feu presque teint.

    Mais cela ne touchait nullement le pays. L'exp-rience de 1870 l'a bien montr; l'annonce de la

    guerre fut accueillie avec consternation; les sottes

    rodomontades desjournaux, lescriailleries des gaminssur le boulevard sont des faits dont l'histoire n'aura

    de compte tenir que pour montrer quel point une

    bande d'tourdis peut donner le change sur les vrais

    sentiments d'un pays. La guerre prouva jusqu'l'vidence que nous n'avions plus nos anciennes

    facults militaires. Il n'y a rien l qui doive tonner

    celui qui s'est fait une ide juste de la philosophie de

    notre histoire. La France du moyen ge est une con-

    struction germanique, leve par une aristocratie mili-

    taire germanique avec des matriaux gallo-romains.Le travail sculaire de la France a consist expulserde son sein tous les lments dposs par l'invasion

    germanique, jusqu' la Rvolution, qui a t la der-nire convulsion de cet effort. L'esprit militaire de

    la France venait de ce qu'elle avait de germanique ;en chassant violemment les lments germaniques

  • DE LA FRANGE. 25

    et en les remplaant par une conception philoso-

    phique et galitaire de la socit, la France a rejetdu mme coup tout ce qu'il y avait en elle d'espritmilitaire. Elle est reste un pays riche, considrant

    la guerre comme une sotte carrire, trs-peurmunratrice. La France est ainsi devenue le paysle plus pacifique du monde ; toute son activit s'est

    tourne vers les problmes sociaux, vers l'acquisi-tion de la richesse et les progrs de l'industrie. Les

    classes claires n'ont pas laiss dprir le got de

    l'art, de la science, de la littrature, d'un luxe lgant;

    mais la carrire militaire a t abandonne. Peu de

    familles de la bourgeoisie aise, ayant choisir un

    tat pour leur fils, ont prfr aux riches perspec-

    tives du commerce et de l'industrie une professiondont elles ne comprennent pas l'importance sociale.

    L'cole de Saint-Cyr n'a gure eu que le rebut de la

    jeunesse, jusqu' ce que l'ancienne noblesse et le

    parti catholique aient commenc la peupler, chan-

    gement dont les consquences n'ont pas encore eu

    4e temps de se dvelopper. Cette nation a t autre-

    fois brillante et guerrire ; mais elle l'a t par slec-

    tion, si j'ose le dire. Elle entretenait et produisaitune noblesse admirable

    , pleine de bravoure et

    d'clat. Cette noblesse une fois tombe, il est rest

    un fond indistinct de mdiocrit, sans originalit

  • 26 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEni hardiesse, une roture ne comprenant ni le privi-

    lge de l'esprit ni celui de l'pe. Une nation ainsi

    faite peut arriver au comble de la prosprit mat-

    rielle; elle n'a plus de rle dans le monde, plus d'ac-

    tion l'tranger. D'autre part, il est impossible de

    sortir d'un pareil tat avec le suffrage universel. Car

    on ne dompte pas le suffrage universel avec lui-mme ;on le trompe, on l'endort; mais, tant qu'il rgne, il

    oblige ceux qui relvent de lui de pactiser avec lui

    et de subir sa loi. Il y a cercle vicieux rver qu'on

    peut rformer les erreurs d'une opinion inconvertis-

    sable en prenant son seul point d'appui dans l'opi-nion.

    La France n'a fait, du reste, que suivre en cela le

    mouvement gnral de toutes les nations de l'Europe,la Prusse et la Russie exceptes. M. Gobden, que jevis vers 1857, tait enchant de nous. L'Angleterrenous avait devancs dans cette voie du matrialisme

    industriel et commercial ; seulement, bien plus sages

    que nous, les Anglais surent faire marcher leur

    gouvernement d'accord avec la nation , tandis quenotre maladresse a t telle, que le gouvernement de

    notre choix a pu nous engager malgr nous dans la

    guerre. Je ne sais si je me trompe ; mais il y a une

    vue d'ethnographie historique qui s'impose de plusen plus mon esprit. La similitude de l'Angleterre et

  • DE LA FRANGE. 27

    de la France du Nord m'apparat chaque jour davan-

    tage. Notre tourderie vient du Midi, et, si la France

    n'avait pas entran le Languedoc et la Provence

    dans son cercle d'activit,nous serions srieux

    ,

    actifs, protestants, parlementaires. Notre fond de

    race est le mme que celui des Iles-Britanniques;l'action germanique, bien qu'elle ait t assez forte

    dans ces les pour faire dominer un idiome germa-

    nique, n'a pas, en somme, t plus considrable

    sur l'ensemble des trois royaumes que sur l'ensemble

    de la France. Gomme la France, l'Angleterre me

    parat en train d'expulser son lment germanique,cette noblesse obstine, fire, intraitable, qui la gou-

    vernait du temps de Pitt, de Gastlereagh, de Wel-

    lington. Que cette pacifique et toute chrtienne cole

    d'conomistes est loin de la passion des hommes de

    fer qui imposrent leur pays de si grandes choses!

    L'opinion publique de l'Angleterre, telle qu'elle se

    produit depuis trente ans, n'est nullement germa-

    nique; on y sent l'esprit celtique, plus doux, plus

    sympathique, plus humain. Ces sortes d'aperus doi-

    vent tre pris d'une faon trs-large; on peut dire

    cependant que ce qui reste encore d'esprit militaire

    dans le monde est un fait germanique. C'est proba-blement par la race germanique, en tant que fodale

    et militaire, que le socialisme et la dmocratie ga-

  • 28 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    litaire, qui chez nous autres Celtes ne trouveraient

    pas facilement leur limite, arriveront tre dompts,et cela sera conforme aux prcdents historiques ; car

    un des traits de la race germanique a toujours t de

    faire marcher de pair l'ide de conqute et l'ide de

    garantie; en d'autres termes, de faire dominer le fait

    matriel et brutal de la proprit rsultant de la con-

    qute sur toutes les considrations des droits de

    l'homme et sur les thories abstraites de contrat

    social. La rponse chaque progrs du socialisme

    pourra tre de la sorte un progrs du germanisme,et on entrevoit le jour o tous les pays de socialismeseront gouverns par des Allemands. L'invasion

    du ive et du v e sicle se fit par des raisons analo-

    gues , les pays romains tant devenus incapables de

    produire de bons gendarmes, de bons mainteneurs

    de proprit.En ralit notre pays, surtout la province, allait

    vers une forme sociale qui, malgr la diversitdes apparences, avait plus d'une analogie avec

    l'Amrique, vers une forme sociale o beaucoup dechoses tenues autrefois pour choses d'tat seraient

    laisses l'initiative prive. Certes, on pouvait n'tre

    pas le partisan d'un tel avenir; il tait clair que la

    France en se dveloppant dans ce sens resterait fort

    au-dessous de l'Amrique. A son manque d'duca-

  • DE LA FRANGE. 29

    tion, de distinction, ce vide que laisse toujoursdans un pays l'absence de cour, de haute socit,

    d'anciennes institutions, l'Amrique supple par le

    feu de sa jeune croissance, par son patriotisme, parla confiance exagre peut-tre qu'elle a dans sa

    force, par la persuasion qu'elle travaille la grandeuvre de l'humanit, par l'efficacit de ses convictions

    protestantes, par sa hardiesse et son esprit d'entre-

    prise, par l'absence presque totale de germes socia-

    listes, par la facilit avec laquelle la diffrence du

    riche et du pauvre y est accepte, par le privilgesurtout qu'elle a de se dvelopper l'air libre, dans

    l'infini de l'espace et sans voisins. Prive de ces avan-

    tages, faisant son exprience, pour ainsi dire, en vase

    clos, la fois trop pesante et trop lgre, trop crdule

    et trop railleuse, la France n'aurait jamais t qu'uneAmrique de second ordre, mesquine, mdiocre,

    peu* -tre plus semblable au Mexique ou l'Amriquedu Sud qu'aux tats-Unis. La royaut conserve dans

    nos vieilles socits une foule de choses bonnes

    garder; avec l'ide que j'ai de la veille France et

    de son gnie, j'appellerais cet adieu la gloire et

    aux grandes choses : Finis Franci. Mais, en poli-

    tique, il faut se garder de prendre ses sympathies

    pour ce qui doit tre ; ce qui russit en ce mondeest d'ordinaire le rebours de nos instincts, nous

  • 30 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEautres idalistes, et presque toujours nous sommes

    autoriss conclure, de ce qu'une chose nous dplat,

    qu'elle sera. Ce dsir d'un tat politique impliquant

    le moins possible de gouvernement central est le vu

    universel de la province. L'antipathie qu'elle tmoignecontre Paris n'est pas seulement la juste indignationcontre les attentats d'une minorit factieuse ; ce n'est

    pas seulement le Paris rvolutionnaire, c'est le Paris

    gouvernant que la France n'aime pas. Paris est

    pour la France synonyme d'exigences gnantes. C'est

    Paris qui lve les hommes, qui absorbe l'argent, qui

    l'emploie une foule de fins que la province ne com-

    prend pas. Le plus capable des administrateurs du

    dernier rgne me disait, propos des lections de 1869,

    que ce qui lui paraissait le plus compromis en France

    tait le systme de l'impt, la province chaquelection forant ses lus prendre des engagements,

    qu'il faudrait bien tenir tt ou tard dans une certaine

    mesure et dont l'accomplissement serait la destruc-

    tion des finances de l'tat. La premire fois que jerencontrai Prevost-Paradol

    ,au retour de sa cam-

    pagne lectorale dans la Loire - Infri eure , je lui

    demandai son impression dominante : Nous verrons

    bientt la fin de l'tat, me dit-il. C'est exacte-

    ment ce que j'aurais rpondu, s'il m'avait demandmes impressions de Seine-et-Marne. Que le prfet

  • DE LA FRANGE. 31

    se mle d'aussi peu de choses que possible, que

    l'impt et le service militaire soient aussi rduits

    que possible, et la province sera satisfaite. La plu-

    part des gens n'y demandent gure qu'une seule

    chose, c'est qu'on les laisse tranquillement faire

    fortune. Seuls, les pays pauvres montrent encore de

    l'avidit pour les places; dans les dpartements

    riches, les fonctions ne sont pas considres et sont

    tenues pour un des emplois les moins avantageux

    qu'on ait faire de son activit.

    Tel est l'esprit de ce qu'on peut appeler la dmo-cratie provinciale. Un pareil esprit, on le voit, diffre

    sensiblement de l'esprit rpublicain ; il peut s'accom-

    moder de l'empire et de la royaut constitutionnelle

    aussi bien que de la rpublique, et mme mieux quel-ques gards. Aussi indiffrent telle ou telle dynastie

    qu' tout ce qui peut s'appeler gloire ou clat, il pr-fre au fond avoir une dynastie, comme garantie

    d'ordre ; mais il ne veut faire aucun sacrifice l'ta-

    blissement de cette dynastie. C'est le pur matria-

    lisme politique, l'antipode de la part d'idalisme quiest l'me des thories lgitimistes et rpublicaines.

    Un tel parti, qui est celui de l'immense majoritdes Franais, est trop superficiel, trop born pour

    pouvoir, conduire les destines d'un pays. L'normesottise qu'il fit son point de vue quand il prit

  • 32 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEen 1848 le prince Louis-Napolon pour grant de ses

    affaires,

    il la renouvellera vingt fois. Son sort est

    d'tre dupe sans fin , car il est dfendu l'homme

    bassement intress d'tre habile; la simple plati-tude bourgeoise ne peut susciter la quantit de

    dvouement ncessaire pour crer un ordre de choseset pour le maintenir.

    Il y a du vrai, en effet, dans le principe germa-

    nique qu'une socit n'a un droit plein son patri-moine que tandis qu'elle peut le garantir. Dans un

    sens gnral, il n'est pas bon que celui qui possdesoit incapable de dfendre ce qu'il possde. Le duel

    des chevaliers du moyen ge, la menace de l'homme

    arm venant prsenter la bataille au propritaire

    qui s'endort dans la mollesse, tait quelques gards

    lgitime. Le droit du brave a fond la proprit ;

    l'homme d'pe est bien le crateur de toute richesse,

    puisqu'en dfendant ce qu'il a conquis il assure le

    bien des personnes qui sont groupes sous sa pro-tection. Disons au moins qu'un tat comme celui

    qu'avait rv la bourgeoisie franaise, tat o celui

    qui possdait et jouissait ne tenait pas rellement

    l'pe (par suite de la loi sur le remplacement)

    pour dfendre sa proprit, constituait un vritable

    porte faux d'architecture sociale. Une classe pos-sdante qui vit dans une oisivet relative, qui rend

  • DE LA FRANGE. 33

    peu de services publics, et qui se montre nanmoins

    arrogante, comme si elle avait un droit de nais-

    sance possder et comme si les autres avaient

    par naissance le devoir de la dfendre, une telle

    classe, dis-je, ne possdera pas longtemps. Notre

    socit devient trop exclusivement une association

    de faibles; une telle socit se dfend mal; il lui

    est difficile de raliser ce qui est le grand critrium

    du droit et de la volont qu'a une runion d'hommes

    de vivre ensemble et de se garantir mutuellement,

    je veux dire une puissante force arme. L'auteur

    de la richesse est aussi bien celui qui la garantit

    par ses armes que celui qui la cre par son travail.

    L'conomie politique, uniquement proccupe de la

    cration de la richesse par le travail, n'a jamaiscompris la fodalit, laquelle tait au fond tout

    aussi lgitime que la constitution de l'arme mo-

    derne. Les ducs, les marquis, les comtes, taient

    au fond les gnraux, les colonels, les comman-

    dants d'une Landwehr, dont les appointements con-

    sistaient e'i terres et en droits seigneuriaux.

  • 34 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    III

    Ainsi la tradition d'une politique nationale se per-dait de jour en jour. Le principe du got que la ma-

    jorit des Franais a pour la monarchie tant essen-

    tiellement matrialiste, et aussi loign que possiblede ce qui peut s'appeler fidlit, loyalisme, amour de

    ses princes, la France, tout en voulant une dynastie,se montre trs-coulante sur le choix de la dynastieelle-mme. Le rgne phmre mais brillant de Napo-lon Ier avait suffi pour crer un titre auprs de ce

    peuple, tranger toute ide de lgitimit sculaire.

    Le prince Louis-Napolon se prsentant en 1848

    comme hritier de ce titre, et paraissant fait exprs

    pour tirer la France d'un tat qui lui est antipathiqueet dont elle s'exagrait les dangers, la France le sai-

    sit comme une boue de sauvetage, l'aida dans ses

    entreprises les plus tmraires, se fit complice de

    ses coups d'tat. Pendant prs de vingt ans, les fau-

    teurs du 10 dcembre purent croire qu'ils avaienteu raison. La France dveloppa prodigieusement sesressources intrieures. Ce fut une vraie rvlation.

    Grce l'ordre, la paix, aux traits de com-

  • DE LA FBANCE. 35

    merce, Napolon III apprit la France sa propre

    richesse. L'abaissement politique intrieur mcon-tentait une fraction intelligente ; le reste avait trouv

    ce qu'il voulait, et il n'est pas douteux que le rgnede Napolon III restera pour certaines classes de la

    nation un vritable idal. Je le rpte, si Napolon III

    et voulu ne pas faire la guerre, la dynastie des

    Bonapartes tait fonde pour des sicles. Mais telle

    est la faiblesse d'un tat dnu de base morale,

    qu'un jour de folie suffit pour tout perdre. Comment

    l'empereur ne vit-il pas que la guerre avec l'Alle-

    magne tait une preuve trop forte pour un paysaussi affaibli que la France? Un entourage ignorantet sans srieux, consquence du pch d'origine de

    la monarchie nouvelle,une cour o il n'y avait

    qu'un seul homme intelligent (ce prince plein d'es-

    prit et connaissant merveilleusement son sicle, quela fatalit de sa destine laissa presque sans auto-

    rit), rendaient possibles toutes les surprises, tous

    les malheurs.

    Pendant que la fortune publique, en effet, prenaitdes accroissements inous, pendant que le paysan

    acqurait par ses conomies des richesses qui n'le-

    vaient en rien son tat intellectuel, sa civilit, sa

    culture, l'abaissement de toute aristocratie se pro-duisait en d'effrayantes proportions; la moyenne

  • 30 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEintellectuelle du public descendait trangement. Le

    nombre et la valeur des hommes distingus qui sor-

    taient de la nation se maintenaient, augmentaient

    peut-tre; dans plus d'un genre de mrite, les nou-

    veaux venus ne le cdaient aucun des noms illustres

    des gnrations closes sous un meilleur soleil ; mais

    l'atmosphre s'appauvrissait; on mourait de froid.

    L'Universit, dj faible, peu claire, tait systma-

    tiquement affaiblie; les deux seuls bons enseigne-ments qu'elle possdt, celui de l'histoire et celui de

    la philosophie, furent peu prs supprims. L'cole

    polytechnique, l'cole normale taient dcouronnes.

    Quelques efforts d'amlioration qui se firent partirde 4860 restrent incohrents et sans suite. Les

    hommes de bonne volont qui s'y compromirent ne

    furent pas soutenus. Les exigences clricales aux-

    quelles on se soumettait ne laissaient passer qu'une

    inoffensive mdiocrit; tout ce qui tait un peu origi-

    nal se voyait condamn une sorte de bannissementdans son propre pays. Le catholicisme restait la seule

    force organise en dehors de l'tat et confisquait

    son profit l'action extrieure de la France. Paris tait

    envahi par l'tranger viveur, par les provinciaux,

    qui n'y encourageaient qu'une petite presse ridicule

    et la sotte littrature, aussi peu parisienne que pos-

    sible, du nouveau genre bouffon. Le pays, en atten-

  • DE LA FRANGE. 37

    dant, s'enfonait dans un matrialisme hideux. N'ayant

    pas de noblesse pour lui donner l'exemple, le paysan

    enrichi, content de sa lourde et triviale aisance, ne

    savait pas vivre, restait gauche, sans ides. Oves

    non habentes pastorem, telle tait la France : un feu

    sans flamme ni lumire; un cur sans chaleur; un

    peuple sans prophtes sachant dire ce qu'il sent;

    une plante morte, parcourant son orbite d'un mou-

    vement machinal.

    La corruption administrative n'tait pas le vol

    organis, comme cela s'est vu Naples, en Espagne;c'tait l'incurie

    ,la paresse , un laisser aller universel,

    une complte indiffrence pour la chose publique.Toute fonction tait devenue une.sincure, un droit

    c une rente pour ne rien faire. Avec cela, tout le

    monde tait inattaquable. Grce une loi sur la diffa-

    mation qui a l'air d'avoir t faite pour protger les

    moins honorables des citoyens, grce surtout

    l'universel discrdit o la presse tomba par sa vna-

    lit, une prime norme tait assure la mdio-crit et la malhonntet. Celui qui hasardait

    quelque critique devenait vite un tre part et

    bientt un homme dangereux. On ne le perscutaitpas; cela tait bien inutile. Tout se perdait dans

    une mollesse gnrale, dans un manque completd'attention et de prcision. Quelques hommes d'esprit

  • 38 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEet de cur, qui donnaient d'utiles conseils, taient

    impuissants. L'impertinence vaniteuse de l'adminis-

    tration officielle, persuade que l'Europe l'admirait

    et l'enviait, rendait toute observation inutile et toute

    rforme impossible.

    L'opposition tait-elle plus claire que le gouver-

    nement? peine. Les orateurs de l'opposition se mon-

    traient, en ce qui concerne les affaires allemandes, plus

    tourdis encore que M. Rouher. En somme, l'opposi-tion ne reprsentait nullement un principe suprieurde moralit. trangre toute ide de politiquesavante, elle ne sortait pas de l'ornire du super-ficiel radicalisme franais. A part quelques hommesde valeur, qu'on s'tonne de voir. issus d'une source

    aussi trouble que le suffrage parisien, le reste n'tait

    que dclamation, parti pris dmocratique. La pro-vince valait mieux quelques gards. Des besoins

    d'une vie locale rgulire, d'une srieuse dcentra-

    lisation au profit de la commune, du canton, du

    dpartement, le dsir imprieux d'lections libres, la

    volont arrte de rduire le gouvernement au strict

    ncessaire, de diminuer considrablement l'arme, de

    supprimer les sincures, d'abolir l'aristocratie des

    fonctionnaires, constituaient un programme assez

    libral, quoique mesquin, puisque le fond de ce pro-

    gramme tait de payer le moins possible , de renoncer

  • DE LA FRANGE. 39

    tout ce qui peut s'appeler gloire, force, clat. De

    ces vux accomplis, ft rsult avec le temps une

    petite vie provinciale, matriellement trs-florissante,

    indiffrente l'instruction et la culture intellec-

    tuelle, assez libre; une vie de bourgeois aiss, ind-

    pendants les uns des autres, sans souci de la science,

    de l'art, de la gloire, du gnie; une vie, je le rpte,assez semblable la vie amricaine, sauf la diff-

    rence des murs et du temprament.Tel tait l'avenir de la France, si Napolon III

    n'et volontairement couru sa ruine. On allait

    pleines voiles vers la mdiocrit. D'une part, les

    progrs de la prosprit matrielle absorbaient la

    bourgeoisie; de l'autre, les questions sociales touf-

    faient compltement les questions nationales et

    patriotiques. Ces deux ordres de questions se font en

    quelque sorte quilibre; l'avnement des unes signale

    l'clips des autres. La grande amlioration quis'tait faite dans la situation de l'ouvrier tait loin

    d'tre favorable son amlioration morale. Le peupleest bien moins capable que les classes leves ou

    claires de rsister la sduction des plaisirs faciles,

    qui ne sont sans inconvnients que quand on estblas sur leur compte. Pour que le bien-tre ne

    dmoralise pas, il faut y tre habitu; l'homme

    sans ducation s'abme vite dans le plaisir, le prend

  • 40 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALElourdement au srieux, ne s'en dgote pas. La

    moralit suprieure du peuple allemand vient de ce

    qu'il a t jusqu' nos jours trs-maltrait. Les

    politiques qui soutiennent qu'il faut que le peuplesouffre pour qu'il soit bon n'ont malheureusement

    pas tout fait tort.

    Le dirai-je? notre philosophie politique concourait

    au mme rsultat. Le premier principe de notremorale, c'est de supprimer le temprament, de faire

    dominer le plus possible la raison sur l'animalit;or c'est l l'inverse de l'esprit guerrier. Quelle pou-vait tre notre rgle de conduite, nous autres lib-

    raux, qui ne pouvons pas admettre le droit divin en

    politique, quand nous n'admettons pas le surnaturel

    en religion? Un simple droit humain, un compromisentre le rationalisme absolu de Condorcet et du

    xvine sicle, ne reconnaissant que le droit de la raison

    gouverner l'humanit, et les droits rsultant de l'his-

    toire. L'exprience manque de la Rvolution nous a

    guris du culte de la raison; mais, en y mettant toute la

    bonne volont possible, nous n'avuns pu en venir au

    culte de la force ou du droit fond sur la force, qui est

    le rsum de la politique allemande. Le consentement

    des diverses parties d'un tat nous parat Yultima

    ratio de l'existence de cet tat. Tels taient nos

    principes, et ils avaient deux dfauts essentiels : le

  • DE LA FRANCE. 41

    premier, c'est qu'il se trouvait au monde des gensqui en avaient de tout autres, qui vivaient des dures

    doctrines de l'ancien rgime, lequel faisait consister

    l'unit de la nation dans les droits du souverain,tandis que nous nous imaginions que le xix

    esicle

    avait inaugur un droit nouveau, le droit des popu-lations

    ; le second dfaut, c'est que ces principes, nous

    ne russmes pas toujours les faire prvaloir cheznous. Les principes que je disais tout l'heure sont

    bien des principes franais, en ce sens qu'ils sortent

    logiquement de notre philosophie, de notre rvo-

    lution, de notre caractre national avec ses qualits et

    ses dfauts. Malheureusement, le parti qui les pro-fesse n'est, comme tous les partis intelligents, qu'une

    minorit, et cette minorit a t trop souvent vaincue

    chez nous. L'expdition de Rome a t la plus vi-

    dente drogation la seule politique qui pouvait nous

    convenir. La tentative de nous immiscer dans les

    affaires allemandes a t une flagrante inconsquence,et celle-ci ne doit pas tre mise uniquement la

    charge du gouvernement dchu ; l'opposition n'avaitcess d'y pousser depuis Sadovva. Ceux qui ont tou-

    jours repouss la politique de conqute ont le droitde dire: Prendre l'Alsace malgr elle est un crime;la cder autrement que devant une ncessit absolue

    serait un crime aussi. Mais ceux qui ont prch

  • 42 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEla doctrine des frontires naturelles et des conve-

    nances nationales n'ont pas le droit de trouver mau-

    vais qu'on leur fasse ce qu'ils voulaient faire aux

    autres. La doctrine des frontires naturelles et celle

    du droit des populations ne peuvent tre invoques

    par la mme bouche, sous peine d'une vidente con-tradiction.

    Ainsi nous nous sommes trouvs faibles, dsavous

    par notre propre pays. La France pouvait se dsin-

    tresser de toute action extrieure comme le fit

    sagement Louis- Philippe. Ds qu'elle agissait

    l'tranger, elle ne pouvait servir que son propre

    principe, le principe des nations libres, composes de

    provinces libres, matresses de leurs destines. C'est

    de ce point de vue que nous vmes avec sympathiela guerre d'Italie de l'empereur Napolon III, mme quelques gards la guerre de Crime, et surtout

    l'aide qu'il donna la formation d'une Allemagne du

    Nord autour de la Prusse. Nous crmes un moment

    que notre rve allait se raliser, c'est--dire l'union

    politique et intellectuelle de l'Allemagne, de l'An-

    gleterre et de la France, constituant elles trois une

    force directrice de l'humanit et de la civilisation,faisant digue la Russie, ou plutt la dirigeant dans

    sa voie et l'levant. Hlas ! que faire avec un esprit

    trange et inconsistant? La guerre d'Italie eut pour

  • DE LA FRANCE. 43

    contre-partie l'occupation prolonge de Rome, nga-tion complte de tous les principes franais; la

    guerre de Grime, qui n'et t lgitime que si elle

    avait abouti manciper les bonnes populationstenues dans la sujtion par la Turquie, n'eut pourrsultat que de fortifier le principe ottoman ; l'exp-

    dition du Mexique fut un dfi jet toute ide lib-

    rale. Les titres rels qu'on s'tait acquis la recon-

    naissance de l'Allemagne, on les perdit en prenant

    aprs Sadowa une attitude de mauvaise humeur et

    de provocation.Il est injuste, disons-le encore, de rejeter toutes

    ces fautes sur le compte du dernier rgime, et un

    des tours les plus dangereux que pourrait prendre

    l'amour-propre national serait de s'imaginer quenos malheurs n'ont eu pour cause que les fautes de

    Napolon III, si bien que, Napolon III une fois

    cart, la victoire et le bonheur devraient nous

    revenir. La vrit est que toutes nos faiblesses

    eurent une racine plus profonde, une racine qui n'a

    nullement disparu, la dmocratie mal entendue. Un

    pays dmocratique ne peut tre bien gouvern, bien

    administr, bien command. La raison en est simple.Le gouvernement, l'administration, le commande-ment sont dans une socit le rsultat d'une slection

    qui tire de la masse un certain nombre d'individus

  • U REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    qui gouvernent, administrent, commandent. Cette

    slection peut se faire de quatre manires qui ont

    t appliques tantt isolment, tantt concurrem-

    ment dans diverses socits : 1 par la naissance;

    2 par le tirage au sort; 3 par l'lection populaire;

    !x par les examens et les concours.

    Le tirage au sort n'a gure t appliqu qu'Athnes et Florence, c'est--dire dans les deux

    seules villes o il y ait eu un peuple d'aristocrates,un peupl donnant par son histoire, au milieu des

    plus tranges carts, le plus fin et le plus charmant

    spectacle. Il est clair que dans nos socits, qui res-

    semblent de vastes Scythies, au milieu desquellesles cours, les grandes villes, les universits repr-sentent des espces de colonies grecques, un tel

    mode de slection amnerait des rsultats absurdes;il n'est pas besoin de s'y arrter.

    Le systme des examens et des concours n'a t

    appliqu en grand qu'en Chine. Il y a produit une

    snilit gnrale et incurable. Nous avons t nous-

    mmes assez loin dans ce sens, et ce n'est pas l unedes moindres causes de notre abaissement.

    Le systme de l'lection ne peut tre pris comme

    base unique d'un gouvernement. Applique au com-

    mandement militaire, en particulier, l'lection estune sorte de contradiction, la ngation mme du

  • DE LA FRANCE. 45

    commandement, puisque, dans les choses militaires,le commandement est absolu ; or l'lu ne commande

    jamais absolument son lecteur. Applique au choix

    le la personne du souverain, l'lection encourage le

    charlatanisme, dtruit d'avance le prestige de l'lu,

    j'oblige s'humilier devant ceux qui doivent lui

    obir. A plus forte raison ces objections s'appliquent-elles si le suffrage est universel. Appliqu au choix

    des dputs, le suffrage universel n'amnera jamais,tant qu'il sera direct, que des choix mdiocres. Il

    est impossible d'en faire sortir une chambre haute,une magistrature, ni mme un bon conseil dparte-mental ou municipal. Essentiellement born, le suf-

    frage universel ne comprend pas la ncessit de la

    science, la supriorit du noble et du savant. Il ne

    peut tre bon qu' former un corps de notables, et

    encore condition que l'lection se fasse dans une

    forme que nous spcifierons plus tard.

    Il est incontestable que, s'il fallait s'en tenir un

    moyen de slection unique, la naissance vaudrait

    mieux que l'lection. Le hasard de la naissance est

    moindre que le hasard du scrutin. La naissance en-

    trane d'ordinaire des avantages d'ducation et quel-

    quefois une certaine supriorit de race. Quand il

    s'agit de la dsignation du souverain et des chefs

    militaires, le critrium de la naissance s'impose

  • 46 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    presque ncessairement. Ce critrium, aprs tout,

    ne blesse que le prjug franais, qui voit dans lafonction une rente distribuer au fonctionnaire

    bien plus qu'un devoir public. Ce prjug est l'in-

    verse du vrai principe de gouvernement, lequelordonne de ne considrer dans le choix du fonction-

    naire que le bien de l'tat ou, en d'autres termes,

    la bonne excution de la fonction. Nul n'a droit

    une place ; tous ont droit que les places soient bien

    remplies. Si l'hrdit de certaines fonctions tait

    un gage de bonne gestion, je n'hsiterais pas con-

    seiller pour ces fonctions l'hrdit.

    On comprend maintenant comment la slection du

    commandement, qui, jusqu' la fin du xvne sicle,s'est faite si remarquablement en France, est main-

    tenant si abaisse, et a pu produire ce corps de gou-

    vernants, de ministres, de dputs, de snateurs,

    de marchaux, de gnraux, d'administrateurs quenous avions au mois de juillet de l'anne dernire, et

    qu'on peut regarder comme un des plus pauvres

    personnels d'hommes d'tat que jamais pays ait vusen fonction. Tout cela venait du suffrage universel,

    puisque l'empereur, source de toute initiative, et le

    Corps lgislatif, seul contre-poids aux initiatives de

    l'empereur, en venaient. Ce misrable gouvernementtait bien le rsultat de la dmocratie; la France

  • DE LA FRANCE. 47

    l'avait voulu, l'avait tir de ses entrailles. La France

    du suffrage universel n'en aura jamais de beaucoupmeilleur. Il serait contre nature qu'une moyenneintellectuelle qui atteint peine celle d'un homme

    ignorant et born se ft reprsenter par un corps de

    gouvernement clair, brillant et fort. D'un tel pro-'

    cd de slection, d'une dmocratie aussi mal enten-

    due ne peut sortir qu'un complet obscurcissement de

    la conscience d'un pays. Le collge grand lecteur

    form par tout le monde est infrieur au plus m-diocre souverain d'autrefois; la cour de Versailles

    valait mieux pour les choix des fonctionnaires que le

    suffrage universel d'aujourd'hui ; ce suffrage produiraun gouvernement infrieur celui du xviir

    9sicle

    ses plus mauvais jours.Un pays n'est pas la simple addition des individus

    qui le composent; c'est une me, une conscience, une

    personne, une rsultante vivante. Cette me peut rsi-der en un fort petit nombre d'hommes; il vaudrait

    mieux que tous pussent y participer ; mais ce qui est

    indispensable, c'est que, par la slection gouverne-

    mentale, se forme une tte qui veille et pense pen-dant que le reste du pays ne pense pas et ne sent

    gure. Or la slection franaise est la plus faible de

    toutes. Avec son suffrage universel non organis,

    livr au hasard, la France ne peut avoir qu'une tte

  • 48 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALEsociale sans intelligence ni savoir, sans prestige ni

    autorit. La France voulait la paix, et elle a si sotte-

    ment choisi ses mandataires qu'elle a t jete dans

    la guerre. La chambre d'un pays ultra-pacifique a

    vot d'enthousiasme la guerre la plus funeste. Quel-

    ques braillards de carrefour, quelques journalistes

    imprudents ont pu passer pour l'expression de l'opi-nion de la nation. Il y a en France autant de gens de

    cur et de gens d'esprit que dans aucun autre pays ;mais tout cela n'est pas mis en valeur. Un pays

    qui n'a d'autre organe que le suffrage universel

    direct est dans son ensemble, quelle que soit la

    valeur des hommes qu'il possde, un tre ignorant,sot, inhabile trancher sagement une question quel-

    conque. Les dmocrates se montrent bien svres

    pour l'ancien rgime, qui amenait souvent au pou-voir des souverains incapables ou mchants. Sre-

    ment les tats qui font rsider la conscience natio-nale dans une famille royale et son entourage ont des

    hauts et des bas; mais prenons dans son ensemblela dynastie captienne, qui a rgn prs de neuf centsans ; pour quelques priodes de baisse au xive , au

    xvie,au xviii6 sicle, quelles admirables sries au xne ,

    au xme,au xvne sicle, de Louis le Jeune Phi-

    lippe le Bel, de Henri IV la deuxime moiti du

    rgne de Louis XIV ! Il n'y a pas de systme lectif

  • DE LA FRANCE. 49

    qui puisse donner une reprsentation comme celle-l.

    L'homme le plus mdiocre est suprieur la rsul-tante collective qui sort de trente-six millions d'indi-

    vidus, comptant chacun pour une unit. Puisse l'ave-

    nir me donner tort! Mais on peut craindre qu'avec des

    ressources infinies de courage, de bonne volont, et

    mme d'intelligence, la France ne s'touffe commeun feu mal dispos. L'gosme, source du socialisme,la jalousie, source del dmocratie, ne feront jamaisqu'une socit faible , incapable de rsister de

    puissants voisins. Une socit n'est forte qu' la

    condition de reconnatre le fait des supriorits natu-

    relles, lesquelles au fond se rduisent une seule,celle de la naissance, puisque la supriorit intellec-

    tuelle et morale n'est elle-mme que la suprioritd'un germe de vie clos dans des conditions parti-culirement favorises.

    IV

    Si nous eussions t seuls au monde ou sans

    voisins, nous aurions pu continuer indfiniment

    notre dcadence et mme nous y complaire; maisnous n'tions pas seuls au monde Notre pass de

  • 50 RFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

    gloire et d'empire venait comme un spectre troubler

    notre fte. Celui dont les anctres ont t mls

    de grandes luttes n'est pas libre de mener une vie

    paisible et vulgaire ; les descendants de ceux que

    ses pres ont tus viennent sans cesse le rveillei

    dans sa bourgeoise flicit et lui porter l'pe au

    front.

    Toujours lgre et inconsidre, la France avait la lettre oubli qu'elle avait insult il y a un demi-

    sicle la plupart des nations de l'Europe, et en parti-culier la race qui offre en tout le contraire de nos

    qualits et de nos dfauts. La conscience franaise

    est courte et vive ; la conscience allemande est longuetenace et profonde. Le Franais est bon, tourdi; i

    oublie vite le mal qu'il a fait et celui qu'on lui a fait

    l'Allemand est rancunier, peu gnreux; il comprencmdiocrement la gloire, le point d'honneur; il n

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    Renan, Ernest

    118946914.40381R290Renan, ErnestLa Rforme intellectuelle etMORALE

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