Réné Guénon - La crise du monde moderne

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  • 7/31/2019 Rn Gunon - La crise du monde moderne

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    REN GUNON

    LA CRISE DU MONDE MODERNE

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    AVANT-PROPOS

    Lorsque nous avons, il y a quelques annes, crit Orient et Occident,nous pensions avoir donn, sur les questions qui faisaient lobjet de celivre, toutes les indications utiles, pour le moment tout au moins.Depuis lors, les vnements sont alls en se prcipitant avec une vitessetoujours croissante, et, sans nous faire changer dailleurs un seul mot ce que nous disions alors, ils rendent opportunes certaines prcisionscomplmentaires et nous amnent dvelopper des points de vue surlesquels nous navions pas cru ncessaire dinsister tout dabord. Cesprcisions simposent dautant plus que nous avons vu saffirmer de

    nouveau, en ces derniers temps, et sous une forme assez agressive,quelques-unes des confusions que nous nous sommes dj attachprcisment dissiper ; tout en nous abstenant soigneusement de nousmler aucune polmique, nous avons jug bon de remettre les chosesau point une fois de plus. Il est, dans cet ordre, des considrations,mme lmentaires, qui semblent tellement trangres limmensemajorit de nos contemporains, que, pour les leur faire comprendre, ilne faut pas se lasser dy revenir maintes reprises, en les prsentantsous leurs diffrents aspects, et en expliquant plus compltement,

    mesure que les circonstances le permettent, ce qui peut donner lieu des difficults quil ntait pas toujours possible de prvoir du premiercoup.

    Le titre mme du prsent volume demande quelques explications quenous devons fournir avant tout, afin que lon sache bien comment nouslentendons et quil ny ait cet gard aucune quivoque. Que lonpuisse parler dune crise du monde moderne, en prenant ce mot de crise dans son acception la plus ordinaire, cest une chose que

    beaucoup ne mettent dj plus en doute, et, cet gard tout au moins, ilsest produit un changement assez sensible : sous laction mme desvnements, certaines illusions commencent se dissiper, et nous nepouvons, pour notre part, que nous en fliciter, car il y a l, malgr tout,un symptme assez favorable, lindice dune possibilit deredressement de la mentalit contemporaine, quelque chose qui apparatcomme une faible lueur au milieu du chaos actuel. Cest ainsi que la

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    croyance un progrs indfini, qui tait tenue nagure encore pourune sorte de dogme intangible et indiscutable, nest plus aussignralement admise ; certains entrevoient plus ou moins vaguement,plus ou moins confusment, que la civilisation occidentale, au lieu

    daller toujours en continuant se dvelopper dans le mme sens,pourrait bien arriver un jour un point darrt, ou mme sombrerentirement dans quelque cataclysme. Peut-tre ceux-l ne voient ilspas nettement o est le danger, et les craintes chimriques ou purilesquils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de biendes erreurs dans leur esprit ; mais enfin cest dj quelque chose quilsse rendent compte quil y a un danger, mme sils le sentent plus quilsne le comprennent vraiment, et quils parviennent concevoir que cettecivilisation dont les modernes sont si infatus noccupe pas une place

    privilgie dans lhistoire du monde, quelle peut avoir le mme sortque tant dautres qui ont dj disparu des poques plus ou moinslointaines, et dont certaines nont laiss derrire elles que des tracesinfimes, des vestiges peine perceptibles ou difficilementreconnaissables.

    Donc, si lon dit que le monde moderne subit une crise, ce que lonentend par l le plus habituellement, cest quil est parvenu un pointcritique, ou, en dautres termes, quune transformation plus ou moinsprofonde est imminente, quun changement dorientation devrainvitablement se produire brve chance, de gr ou de force, dunefaon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe. Cette acceptionest parfaitement lgitime et correspond bien une partie de ce que nouspensons nous-mme, mais une partie seulement, car pour nous, et ennous plaant un point de vue plus gnral cest toute lpoquemoderne, dans son ensemble, qui reprsente pour le monde une priodede crise ; il semble dailleurs que nous approchions du dnouement, etcest ce qui rend plus sensible aujourdhui que jamais le caractre

    anormal de cet tat de choses qui dure depuis quelques sicles, maisdont les consquences navaient pas encore t aussi visibles quelles lesont maintenant. Cest aussi pourquoi les vnements se droulent aveccette vitesse acclre laquelle nous faisions allusion tout dabord ;sans doute, cela peut continuer ainsi quelque temps encore, mais nonpas indfiniment ; et mme, sans tre en mesure dassigner une limiteprcise, on a limpression que cela ne peut plus durer trs longtemps.

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    Mais, dans le mot mme de crise , dautres significations sontcontenues, qui le rendent encore plus apte exprimer ce que nousvoulons dire : son tymologie, en effet, quon perd souvent de vue danslusage courant, mais laquelle il convient de se reporter comme il faut

    toujours le faire lorsquon veut restituer un terme la plnitude de sonsens propre et de sa valeur originelle, son tymologie, disons nous, lefait partiellement synonyme de jugement et de discrimination .La phase qui peut tre dite vritablement critique , dans nimportequel ordre de choses, cest celle qui aboutit immdiatement unesolution favorable ou dfavorable, celle o une dcision intervient dansun sens ou dans lautre ; cest alors, par consquent, quil est possiblede porter un jugement sur les rsultats acquis, de peser le pour et le contre , en oprant une sorte de classement parmi ces rsultats, les

    uns positifs, les autres ngatifs, et de voir ainsi de quel ct la balancepenche dfinitivement. Bien entendu, nous navons aucunement laprtention dtablir dune faon complte une telle discrimination, cequi serait dailleurs prmatur, puisque la crise nest point encorersolue et quil nest peut-tre mme pas possible de dire exactementquand et comment elle le sera, dautant plus quil est toujoursprfrable de sabstenir de certaines prvisions qui ne sauraientsappuyer sur des raisons clairement intelligibles tous, et qui, parsuite, risqueraient trop dtre mal interprtes et dajouter la

    confusion au lieu dy remdier. Tout ce que nous pouvons nousproposer, cest donc de contribuer, jusqu un certain point et autantque nous le permettront les moyens dont nous disposons, donner ceux qui en sont capables la conscience de quelques-uns des rsultatsqui semblent bien tablis ds maintenant, et prparer ainsi, ne ft ceque dune manire trs partielle et assez indirecte, les lments quidevront servir par la suite au futur jugement , partir duquelsouvrira une nouvelle priode de lhistoire de lhumanit terrestre.

    Quelques-unes des expressions que nous venons demployervoqueront sans doute, dans lesprit de certains, lide de ce quonappelle le jugement dernier , et, vrai dire, ce ne sera pas tort ;quon lentende dailleurs littralement ou symboliquement, ou desdeux faons la fois, car elles ne sexcluent nullement en ralit ; peuimporte ici, et ce nest pas le lieu ni le moment de nous expliquerentirement sur ce point. En tout cas, cette mise en balance du pour

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    et du contre , cette discrimination des rsultats positifs et ngatifs,dont nous parlions tout lheure, peuvent assurment faire songer larpartition des lus et des damns en deux groupesimmuablement fixs dsormais ; mme sil ny a l quune analogie, il

    faut reconnatre que cest du moins une analogie valable et bien fonde,en conformit avec la nature mme des choses ; et ceci appelle encorequelques explications.

    Ce nest certes pas par hasard que tant desprits sont aujourdhui hantspar lide de la fin du monde ; on peut le regretter certains gards,car les extravagances auxquelles donne lieu cette ide mal comprise, lesdivagations messianiques qui en sont la consquence en diversmilieux, toutes ces manifestations issues du dsquilibre mental denotre poque, ne font quaggraver encore ce mme dsquilibre dansdes proportions qui ne sont pas absolument ngligeables ; mais enfin ilnen est pas moins certain quil y a l un fait dont on ne peut sedispenser de tenir compte. Lattitude la plus commode, quand onconstate des choses de ce genre, est assurment celle qui consiste lescarter purement et simplement sans plus dexamen, les traitercomme des erreurs ou des rveries sans importance ; nous pensonspourtant que, mme si ce sont en effet des erreurs, il vaut mieux, touten les dnonant comme telles, rechercher les raisons qui les ontprovoques et la part de vrit plus ou moins dforme qui peut sytrouver contenue malgr tout, car, lerreur nayant en somme quunmode dexistence purement ngatif, lerreur absolue ne peut serencontrer nulle part et nest quun mot vide de sens. Si lon considreles choses de cette faon, on saperoit sans peine que cetteproccupation de la fin du monde est troitement lie ltat demalaise gnral dans lequel nous vivons prsentement : lepressentiment obscur de quelque chose qui est effectivement prs definir, agissant sans contrle sur certaines imaginations, y produit tout

    naturellement des reprsentations dsordonnes, et le plus souventgrossirement matrialises, qui leur tour se traduisent extrieurementpar les extravagance auxquelles nous venons de faire allusion. Cetteexplication nest dailleurs pas une excuse en faveur de celles-ci ou dumoins, si lon peut excuser ceux qui tombent involontairement danslerreur, parce quils y sont prdisposs par un tat mental dont ils nesont pas responsables, ce ne saurait jamais tre une raison pour excuser

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    lerreur elle-mme. Du reste en ce qui nous concerne, on ne pourrasrement pas nous reprocher une indulgence excessive lgard desmanifestations pseudo-religieuses du monde contemporain, nonplus que de toutes les erreurs modernes en gnral ; nous savons mme

    que certains seraient plutt tents de nous faire le reproche contraire, etpeut-tre ce que nous disons ici leur fera-t-il mieux comprendrecomment nous envisageons ces choses, nous efforant de nous placertoujours au seul point de vue qui nous importe, celui de la vritimpartiale et dsintresse.

    Ce nest pas tout : une explication simplement psychologique delide de la fin du monde et de ses manifestations actuelles, si justequelle soit dans son ordre, ne saurait passer nos yeux pourpleinement suffisante ; sen tenir l ce serait se laisser influencer parune de ces illusions modernes contre lesquelles nous nous levonsprcisment en toute occasion. Certains, disions-nous, sententconfusment la fin imminente de quelque chose dont ils ne peuventdfinir exactement la nature et la porte ; il faut admettre quils ont lune perception trs relle, quoique vague et sujette de faussesinterprtations ou des dformations imaginatives puisque, quelle quesoit cette fin, la crise qui doit forcment y aboutir est assez apparente,et quune multitude de signes non quivoques et faciles constaterconduisent tous dune faon concordante la mme conclusion. Cettefin nest sans doute pas la fin du monde , au sens total o certainsveulent lentendre, mais elle est tout au moins la fin dun monde ; et, sice qui doit finir est la civilisation occidentale sous sa forme actuelle, ilest comprhensible que ceux qui se sont habitus ne rien voir endehors delle, la considrer comme la civilisation sans pithte,croient facilement que tout finira avec elle, et que, si elle vient disparatre, ce sera vritablement la fin du monde .

    Nous dirons donc, pour ramener les choses leurs justes proportions,

    quil semble bien que nous approchions rellement de la fin dunmonde, cest--dire de la fin dune poque ou dun cycle historique, quipeut dailleurs tre en correspondance avec un cycle cosmique, suivantce quenseignent cet gard toutes les doctrines traditionnelles. Il y adj eu dans le pass bien des vnements de ce genre, et sans doute yen aura-t-il encore dautres dans lavenir ; vnements dimportance

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    ingale, du reste, selon quils terminent des priodes plus ou moinstendues et quils concernent, soit tout lensemble de lhumanitterrestre, soit seulement lune ou lautre de ses portions, une race ou unpeuple dtermin. Il est supposer, dans ltat prsent du monde, que le

    changement qui interviendra aura une porte trs gnrale, et que,quelle que soit la forme quil revtira, et que nous nentendons pointchercher dfinir, il affectera plus ou moins la terre tout entire. Entout cas, les lois qui rgissent de tels vnements sont applicablesanalogiquement tous les degrs ; aussi ce qui est dit de la fin dumonde , en un sens aussi complet quil est possible de la concevoir, etqui dailleurs ne se rapporte dordinaire quau monde terrestre, est-ilencore vrai, toutes proportions gardes, lorsquil sagit simplement dela fin dun monde quelconque, entendue en un sens beaucoup plus

    restreint.Ces observations prliminaires aideront grandement comprendre lesconsidrations qui vont suivre ; nous avons dj eu loccasion, dansdautres ouvrages, de faire assez souvent allusion aux loiscycliques ; il serait dailleurs peut-tre difficile de faire de ces lois unexpos complet sous une forme aisment accessible aux espritsoccidentaux, mais du moins est il ncessaire davoir quelques donnessur ce sujet si lon veut se faire une ide vraie de ce quest lpoqueactuelle et de ce quelle reprsente exactement dans lensemble delhistoire du monde. Cest pourquoi nous commencerons par montrerque les caractres de cette poque sont bien rellement ceux que lesdoctrines traditionnelles ont indiqus de tout temps pour la priodecyclique laquelle elle correspond ; et ce sera aussi montrer que ce quiest anomalie et dsordre un certain point de vue est pourtant unlment ncessaire dun ordre plus vaste, une consquence invitabledes lois qui rgissent le dveloppement de toute manifestation. Dureste, disons le tout de suite, ce nest pas l une raison pour se contenter

    de subir passivement le trouble et lobscurit qui semblemomentanment triompher, car, sil en tait ainsi, nous naurions qugarder le silence ; cen est une, au contraire, pour travailler, autantquon le peut, prparer la sortie de cet ge sombre dont bien desindices permettent dj dentrevoir la fin plus ou moins prochaine,sinon tout fait imminente. Cela aussi est dans lordre, car lquilibreest le rsultat de laction simultane de deux tendances opposes ; si

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    lune ou lautre pouvait entirement cesser dagir, lquilibre ne seretrouverait plus jamais, et le monde mme svanouirait ; mais cettesupposition est irralisable, car les deux termes dune opposition nontde sens que lun par lautre, et, quelles que soient les apparences, on

    peut tre sr que tous les dsquilibres partiels et transitoiresconcourent finalement la ralisation de lquilibre total.

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    CHAPITRE PREMIER

    LAGE SOMBRE

    La doctrine hindoue enseigne que la dure dun cycle humain, auquelelle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre ges, quimarquent autant de phases dun obscurcissement graduel de laspiritualit primordiale ; ce sont ces mmes priodes que les traditionsde lantiquit occidentale, de leur ct, dsignaient comme les gesdor, dargent, dairain et de fer. Nous sommes prsentement dans le

    quatrime ge, le Kali-Yuga ou ge sombre , et nous y sommes, dit-on, depuis dj plus de six mille ans, cest--dire depuis une poquebien antrieure toutes celles qui sont connues de lhistoire classique . Depuis lors, les vrits qui taient autrefois accessibles tous les hommes sont devenus de plus en plus caches et difficiles atteindre ; ceux qui les possdent sont de moins en moins nombreux, et,si le trsor de la sagesse non-humaine , antrieure tous les ges, nepeut jamais se perdre, il senveloppe de voiles de plus en plusimpntrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est

    extrmement difficile de le dcouvrir. Cest pourquoi il est partoutquestion, sous des symboles divers, de quelque chose qui a t perdu,en apparence tout au moins et par rapport au monde extrieur, et quedoivent retrouver ceux qui aspirent la vritable connaissance ; mais ilest dit aussi que ce qui est ainsi cach redeviendra visible la fin de cecycle, qui sera en mme temps, en vertu de la continuit qui relie touteschoses entre elles, le commencement dun cycle nouveau.

    Mais, demandera-t-on sans doute, pourquoi le dveloppement cycliquedoit-il saccomplir ainsi, dans un sens descendant, en allant dusuprieur linfrieur, ce qui, comme on le remarquera sans peine, estla ngation mme de lide de progrs telle que les moderneslentendent ? Cest que le dveloppement de toute manifestationimplique ncessairement un loignement de plus en plus grand duprincipe dont elle procde ; partant du point le plus haut, elle tendforcment vers le bas, et, comme les corps pesants, elle y tend avec une

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    vitesse sans cesse croissante, jusqu ce quelle rencontre enfin un pointdarrt. Cette chute pourrait tre caractrise comme unematrialisation progressive, car lexpression du principe est purespiritualit ; nous disons lexpression, et non le principe mme, car

    celui-ci ne peut tre dsign par aucun des termes qui semblentindiquer une opposition quelconque, tant au-del de toutes lesoppositions. Dailleurs, des mots comme ceux d esprit et de matire , que nous empruntons ici pour plus de commodit aulangage occidental, nont gure pour nous quune valeur symbolique ;ils ne peuvent, en tout cas, convenir vraiment ce dont il sagit qu lacondition den carter les interprtations spciales quen donne laphilosophie moderne, dont spiritualisme et matrialisme nesont, nos yeux, que deux formes complmentaires qui simpliquent

    lune lautre et qui sont pareillement ngligeables pour qui veutslever au-dessus de ces points de vue contingents. Mais dailleurs cenest pas de mtaphysique pure que nous nous proposons de traiter ici,et cest pourquoi, sans jamais perdre de vue les principes essentiels,nous pouvons, tout en prenant les prcautions indispensables pourviter toute quivoque, nous permettre lusage de termes qui, bienquinadquats, paraissent susceptibles de rendre les choses plusfacilement comprhensibles, dans la mesure o cela peut se faire sanstoutefois les dnaturer.

    Ce que nous venons de dire du dveloppement de la manifestationprsente une vue qui, pour tre exacte dans lensemble, est cependanttrop simplifie et schmatique, en ce quelle peut faire penser que cedveloppement seffectue en ligne droite, selon un sens unique et sansoscillations daucune sorte ; la ralit est bien autrement complexe. Eneffet, il y a lieu denvisager en toutes choses, comme nous lindiquionsdj prcdemment, deux tendances opposes, lune descendante etlautre ascendante, ou, si lon veut se servir dun autre mode de

    reprsentation, lune centrifuge et lautre centripte et de laprdominance de lune ou de lautre procdent deux phasescomplmentaires de la manifestation, lune dloignement du principe,lautre de retour vers le principe, qui sont souvent comparessymboliquement aux mouvements du cur ou aux deux phases de larespiration. Bien que ces deux phases soient dordinaire dcritescomme successives, il faut concevoir que, en ralit, les deux tendances

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    la dernire de ces poques critiques nest autre que celle qui constituece quon nomme les temps modernes.

    Il est un fait assez trange, quon semble navoir jamais remarqucomme il mrite de ltre : cest que la priode proprement

    historique , au sens que nous venons dindiquer, remonteexactement au VIe sicle avant lre chrtienne, comme sil y avait l,dans le temps, une barrire quil nest pas possible de franchir laidedes moyens dinvestigation dont disposent les chercheurs ordinaires. partir de cette poque, en effet, on possde partout une chronologieassez prcise et bien tablie ; pour tout ce qui est antrieur, au contraire,on nobtient en gnral quune trs vague approximation, et les datesproposes pour les mmes vnements varient souvent de plusieurssicles. Mme pour les pays o lon a plus que de simples vestigespars, comme lgypte par exemple, cela est trs frappant ; et ce qui estpeut-tre plus tonnant encore, cest que, dans un cas exceptionnel etprivilgi comme celui de la Chine, qui possde, pour des poques bienplus loignes, des annales dates au moyen dobservationsastronomiques qui ne devraient laisser de place aucun doute, lesmodernes nen qualifient pas moins ces poques de lgendaires ,comme sil y avait l un domaine o ils ne se reconnaissent le droit aucune certitude et o ils sinterdisent eux-mmes den obtenir.Lantiquit dite classique nest donc, vrai dire, quune antiquittoute relative, et mme beaucoup plus proche des temps modernes quede la vritable antiquit, puisquelle ne remonte mme pas la moitidu Kali-Yuga, dont la dure nest elle-mme, suivant la doctrinehindoue, que la dixime partie de celle du Manvantara ;et lon pourrasuffisamment juger par l jusqu quel point les modernes ont raisondtre fiers de ltendue de leurs connaissances historiques ! Tout cela,rpondraient-ils sans doute encore pour se justifier, ce ne sont que despriodes lgendaires , et cest pourquoi ils estiment navoir pas en

    tenir compte ; mais cette rponse nest prcisment que laveu de leurignorance, et dune incomprhension qui peut seule expliquer leurddain de la tradition ; lesprit spcifiquement moderne, ce nest eneffet, comme nous le montrerons plus loin, rien dautre que lespritantitraditionnel.

    Au VIe sicle avant lre chrtienne, il se produisit, quelle quen ait t

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    la cause, des changements considrables chez presque tous les peuples ;ces changements prsentrent dailleurs des caractres diffrentssuivant les pays. Dans certains cas, ce fut une radaptation de latradition des conditions autres que celles qui avaient exist

    antrieurement, radaptation qui saccomplit en un sens rigoureusementorthodoxe ; cest ce qui eut lieu notamment en Chine, o la doctrine,primitivement constitue en un ensemble unique, fut alors divise endeux parties nettement distinctes : le Taosme, rserv une lite, etcomprenant la mtaphysique pure et les sciences traditionnelles dordreproprement spculatif ; le Confucianisme, commun tous sansdistinction, et ayant pour domaine les applications pratiques etprincipalement sociales. Chez les Perse, il semble quil y ait eugalement une radaptation du Mazdisme, car cette poque fut celle

    du dernier Zoroastre1

    . Dans lInde, on vit natre alors le Bouddhisme,qui, quel quait t dailleurs son caractre originel2, devait aboutir, aucontraire, tout au moins dans certaines de ses branches, une rvoltecontre lesprit traditionnel, allant jusqu la ngation de toute autorit,

    jusqu une vritable anarchie, au sens tymologique d absence deprincipe , dans lordre intellectuel et dans lordre social. Ce qui estassez curieux, cest quon ne trouve, dans lInde, aucun monumentremontant au-del de cette poque, et les orientalistes, qui veulent toutfaire commencer au Bouddhisme dont ils exagrent singulirement

    limportance, ont essay de tirer parti de cette constatation en faveur de1 Il faut remarquer que le nom de Zoroastre dsigne en ralit, non un personnageparticulier, mais une fonction, la fois prophtique et lgislatrice ; il y eut plusieursZoroastres, qui vcurent des poques fort diffrentes ; et il est mme vraisemblable quecette fonction dut avoir un caractre collectif, de mme que celle de Vysa dans lInde, etde mme aussi que, en gypte, ce qui fut attribu Thot ou Herms reprsente luvrede toute la caste sacerdotale.2 La question du Bouddhisme est, en ralit, loin dtre aussi simple que pourrait ledonner penser ce bref aperu ; et il est intressant de noter que, si les Hindous, au pointde vue de leur propre tradition, ont toujours condamn les Bouddhistes, beaucoup dentreeux nen professent pas moins un grand respect pour le Bouddha lui-mme, quelques-unsallant mme jusqu voir en lui le neuvimeAvatra tandis que dautres identifient celui-ci avec le Christ. Dautre part, en ce qui concerne le Bouddhisme tel quil est connuaujourdhui, il faut avoir bien soin de distinguer entre ses deux formes duMahyna etdu Hnayna ou du Grand Vhicule et du Petit Vhicule ; dune faon gnrale,on peut dire que le Bouddhisme hors de lInde diffre notablement de sa forme indienneoriginelle, qui commena perdre rapidement du terrain aprs la mort dAshoka etdisparut compltement quelques sicles plus tard.

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    leur thse ; lexplication du fait est cependant bien simple : cest quetoutes les constructions antrieures taient en bois, de sorte quelles ontnaturellement disparu sans laisser de traces1 ; mais ce qui est vrai, cestquun tel changement dans le mode de construction correspond

    ncessairement une modification profonde des conditions gnralesdexistence du peuple chez qui il sest produit.

    En nous rapprochant de lOccident, nous voyons que la mme poquefut, chez les Juifs, celle de la captivit de Babylone ; et ce qui est peut-tre un des faits les plus tonnant quon ait constater, cest quunecourte priode de soixante-dix ans fut suffisante pour leur faire perdre

    jusqu leur criture, puisquils durent ensuite reconstituer les Livressacrs avec des caractres tout autres que ceux qui avaient t en usage

    jusqualors. On pourrait citer encore bien dautres vnements serapportant peu prs la mme date : nous noterons seulement que cefut pour Rome le commencement de la priode proprement historique , succdant lpoque lgendaire des rois, et quonsait aussi, quoique dune faon un peu vague, quil y eut alorsdimportants mouvements chez les peuples celtiques ; mais, sans yinsister davantage, nous en arriverons ce qui concerne la Grce. Lgalement, le VIe sicle fut le point de dpart de la civilisation dite classique , la seule laquelle les modernes reconnaissent lecaractre historique , et tout ce qui prcde est assez mal connu pourtre trait de lgendaire , bien que les dcouvertes archologiquesrcentes ne permettent plus de douter que, du moins, il y eut l unecivilisation trs relle ; et nous avons quelques raisons de penser quecette premire civilisation hellnique fut beaucoup plus intressanteintellectuellement que celle qui la suivit, et que leurs rapports ne sontpas sans offrir quelque analogie avec ceux qui existent entre lEuropedu moyen ge et lEurope moderne. Cependant, il convient deremarquer que la scission ne fut pas aussi radicale que dans ce dernier

    cas, car il y eut, au moins partiellement, une radaptation effectuedans lordre traditionnel, principalement dans le domaine des

    1 Ce cas nest pas particulier lInde et se rencontre aussi en Occident ; cest exactementpour la mme raison quon ne trouve aucun vestige des cits gauloises, dont lexistenceest cependant incontestable, tant atteste par des tmoignages contemporains ; et, lgalement, les historiens modernes ont profit de cette absence de monuments pourdpeindre les Gaulois comme des sauvages vivant dans les forts.

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    mystres ; et il faut y rattacher le Pythagorisme, qui fut surtout,sous une forme nouvelle, une restauration de lOrphisme antrieur, etdont les liens vidents avec le culte delphique de lApollonhyperboren permettent mme denvisager une filiation continue et

    rgulire avec lune des plus anciennes traditions de lhumanit. Mais,dautre part, on vit bientt apparatre quelque chose dont on navaitencore eu aucun exemple, et qui devait, par la suite, exercer uneinfluence nfaste sur tout le monde occidental : nous voulons parler dece mode spcial de pense qui prit et garda le nom de philosophie ;et ce point est assez important pour que nous nous y arrtions quelquesinstants.

    Le mot philosophie , en lui-mme, peut assurment tre pris en unsens fort lgitime, qui fut sans doute son sens primitif, surtout sil estvrai que, comme on le prtend, cest Pythagore qui lemploya lepremier : tymologiquement, il ne signifie rien dautre qu amour dela sagesse ; il dsigne donc tout dabord une disposition pralablerequise pour parvenir la sagesse, et il peut dsigner aussi, par uneextension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette dispositionmme, doit conduire la connaissance. Ce nest donc quun stadeprliminaire et prparatoire, un acheminement vers la sagesse, un degrcorrespondant un tat infrieur celle-ci1 ; la dviation qui sestproduite ensuite a consist prendre ce degr transitoire pour le butmme, prtendre substituer la philosophie la sagesse, ce quiimplique loubli ou la mconnaissance de la vritable nature de cettedernire. Cest ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler laphilosophie profane , cest--dire une prtendue sagesse purementhumaine, donc dordre simplement rationnel, prenant la place de lavraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine .Pourtant, il subsista encore quelque chose de celle-ci travers toutelantiquit ; ce qui le prouve, cest dabord la persistance des

    mystres , dont le caractre essentiellement initiatique ne sauraittre contest, et cest aussi le fait que lenseignement des philosopheseux-mmes avait la fois, le plus souvent, un ct exotrique et unct sotrique , ce dernier pouvant permettre le rattachement un

    1 Le rapport est ici peu prs le mme que celui qui existe, dans la doctrine taoste, entreltat de lhomme dou et celui de l homme transcendant .

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    point de vue suprieur, qui se manifeste dailleurs dune faon trsnette, quoique peut-tre incomplte certains gards, quelques siclesplus tard, chez les Alexandrins. Pour que la philosophie profane ftdfinitivement constitue comme telle, il fallait que l exotrisme

    seul demeurt et quon allt jusqu la ngation pure et simple de tout sotrisme ; cest prcisment quoi devait aboutir, chez lesmodernes, le mouvement commenc par les Grecs ; les tendances quistaient dj affirmes chez ceux-ci devaient tre alors pousses

    jusqu leurs consquences les plus extrmes, et limportance excessivequils avaient accorde la pense rationnelle allait saccentuer encorepour en arriver au rationalisme , attitude spcialement moderne quiconsiste, non plus mme simplement ignorer, mais nierexpressment tout ce qui est dordre supra-rationnel ; mais nanticipons

    pas davantage, car nous aurons revenir sur ces consquences et envoir le dveloppement dans une autre partie de notre expos.

    Dans ce qui vient dtre dit, une chose est retenir particulirement aupoint de vue qui nous occupe : cest quil convient de chercher danslantiquit classique quelques-unes des origines du mondemoderne ; celui-ci na donc pas entirement tort quand il serecommande de la civilisation grco-latine et sen prtend lecontinuateur. Il faut dire, cependant, quil ne sagit que dunecontinuation lointaine et quelque peu infidle, car il y avait malgr tout,dans cette antiquit, bien des choses, dans lordre intellectuel etspirituel, dont on ne saurait trouver lquivalent chez les modernes ; cesont, en tout cas, dans lobscuration progressive de la vraieconnaissance, deux degrs assez diffrents. On pourrait dailleursconcevoir que la dcadence de la civilisation antique ait amen, dunefaon graduelle et sans solution de continuit, un tat plus ou moinssemblable celui que nous voyons aujourdhui ; mais, en fait, il nenfut pas ainsi, et, dans lintervalle, il y eut, pour lOccident, une autre

    poque critique qui fut en mme temps une de ces poques deredressement auxquelles nous faisions allusion plus haut.

    Cette poque est celle du dbut et de lexpansion du Christianisme,concidant, dune part, avec la dispersion du peuple juif, et, dautrepart, avec la dernire phase de la civilisation grco-latine ; et nouspouvons passer plus rapidement sur ces vnements, en dpit de leur

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    importance, parce quils sont plus gnralement connus que ceux dontnous avons parl jusquici, et que leur synchronisme a t plusremarqu, mme des historiens dont les vues sont les plussuperficielles. On a aussi signal assez souvent certains traits communs

    la dcadence antique et lpoque actuelle ; et, sans vouloir poussertrop loin le paralllisme, on doit reconnatre quil y a en effet quelquesressemblances assez frappantes. La philosophie purement profane avait gagn du terrain : lapparition du scepticisme dun ct, le succsdu moralisme stocien et picurien de lautre, montrent assez quelpoint lintellectualit stait abaisse. En mme temps, les anciennesdoctrines sacres, que presque personne ne comprenait plus, avaientdgnr, du fait de cette incomprhension, en paganisme au vraisens de ce mot, cest--dire quelles ntaient plus que des

    superstitions , des choses qui, ayant perdu leur significationprofonde, se survivent elle-mme par des manifestations toutextrieures. Il y eut des essais de raction contre cette dchance :lhellnisme lui-mme tenta de se revivifier laide dlmentsemprunts aux doctrines orientales avec lesquelles il pouvait se trouveren contact ; mais cela ntait plus suffisant, la civilisation grco-latinedevait prendre fin, et le redressement devait venir dailleurs et soprersous une tout autre forme. Ce fut le Christianisme qui accomplit cettetransformation ; et, notons le en passant, la comparaison quon peut

    tablir sous certains rapports entre ce temps et le ntre est peut-tre undes lments dterminants du messianisme dsordonn qui se fait

    jour actuellement. Aprs la priode trouble des invasions barbares,ncessaire pour achever la destruction de lancien tat de choses, unordre normal fut restaur pour une dure de quelques sicles ; ce fut lemoyen ge, si mconnu des modernes qui sont incapables dencomprendre lintellectualit, et pour qui cette poque paratcertainement beaucoup plus trangre et lointaine que lantiquit classique .

    Le vrai moyen ge, pour nous, stend du rgne de Charlemagne audbut du XIVe sicle ; cette dernire date commence une nouvelledcadence qui, travers des tapes diverses, ira en saccentuant jusqunous. Cest l quest le vritable point de dpart de la crise moderne :cest le commencement de la dsagrgation de la Chrtient , laquelle sidentifiait essentiellement la civilisation occidentale du

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    moyen ge ; cest, en mme temps que la fin du rgime fodal, asseztroitement solidaire de cette mme Chrtient , lorigine de laconstitution des nationalits . Il faut donc faire remonter lpoquemoderne prs de deux sicles plutt quon ne le fait dordinaire ; la

    Renaissance et la Rforme sont surtout des rsultantes, et elles nont trendues possibles que par la dcadence pralable ; mais, bien loindtre un redressement, elles marqurent une chute beaucoup plusprofonde, parce quelles consommrent la rupture dfinitive aveclesprit traditionnel, lune dans le domaine des sciences et des arts,lautre dans le domaine religieux lui-mme, qui tait pourtant celui oune telle rupture et pu sembler le plus difficilement concevable.

    Ce quon appelle la Renaissance fut en ralit, comme nous lavonsdj dit en dautres occasions, la mort de beaucoup de choses ; sousprtexte de revenir la civilisation grco-romaine, on nen prit que cequelle avait eu de plus extrieur, parce que cela seul avait pusexprimer clairement dans des textes crits ; et cette restitutionincomplte ne pouvait dailleurs avoir quun caractre fort artificiel,puisquil sagissait de formes qui, depuis des sicles, avaient cess devivre de leur vie vritable. Quant aux sciences traditionnelles du moyenge, aprs avoir eu encore quelques dernires manifestations vers cettepoque, elles disparurent aussi totalement que celles des civilisationslointaines qui furent jadis ananties par quelque cataclysme ; et, cettefois, rien ne devait venir les remplacer. Il ny eut plus dsormais que laphilosophie et la science profanes , cest--dire la ngation de lavritable intellectualit, la limitation de la connaissance lordre le plusinfrieur, ltude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachs aucun principe, la dispersion dans une multitude indfinie de dtailsinsignifiants, laccumulation dhypothses sans fondement, qui sedtruisent incessamment les unes les autres, et de vues fragmentairesqui ne peuvent conduire rien, sauf ces applications pratiques qui

    constituent la seule supriorit effective de la civilisation moderne ;supriorit peu enviable dailleurs, et qui, en se dveloppant jusqutouffer toute autre proccupation, a donn cette civilisation lecaractre purement matriel qui en fait une vritable monstruosit.

    Ce qui est tout fait extraordinaire, cest la rapidit avec laquelle lacivilisation du moyen ge tomba dans le plus complet oubli ; les

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    hommes du XVIIe sicle nen avaient plus la moindre notion, et lesmonuments qui en subsistaient ne reprsentaient plus rien leurs yeux,ni dans lordre intellectuel, ni mme dans lordre esthtique ; on peut

    juger par l combien la mentalit avait t change dans lintervalle.

    Nous nentreprendrons pas de rechercher ici les facteurs, certainementfort complexes, qui concoururent ce changement, si radical quilsemble difficile dadmettre quil ait pu soprer spontanment et sanslintervention dune volont directrice dont la nature exacte demeureforcment assez nigmatique ; il y a, cet gard, des circonstances bientranges, comme la vulgarisation, un moment dtermin, et en lesprsentant comme des dcouvertes nouvelles, de choses qui taientconnues en ralit depuis fort longtemps, mais dont la connaissance, enraison de certains inconvnients qui risquaient den dpasser les

    avantages, navait pas t rpandue jusque l dans le domaine public1

    .Il est bien invraisemblable aussi que la lgende qui fit du moyen geune poque de tnbres , dignorance et de barbarie, ait prisnaissance et se soit accrdite delle-mme, et que la vritablefalsification de lhistoire laquelle les modernes se sont livrs ait tentreprise sans aucune ide prconue ; mais nous nirons pas plusavant dans lexamen de cette question, car, de quelque faon que cetravail se soit accompli, cest, pour le moment, la constatation dursultat qui, en somme, nous importe le plus.

    Il y a un mot qui fut mis en honneur la Renaissance, et qui rsumaitpar avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot estcelui d humanisme . Il sagissait en effet de tout rduire desproportions purement humaines, de faire abstraction de tout principedordre suprieur, et, pourrait on dire symboliquement, de se dtournerdu ciel sous prtexte de conqurir la terre ; les Grecs, dont on prtendaitsuivre lexemple, navaient jamais t aussi loin en ce sens, mme autemps de leur plus grande dcadence intellectuelle, et du moins les

    proccupations utilitaires ntaient elles jamais passes chez eux aupremier plan, ainsi que cela devait bientt se produire chez les

    1 Nous ne citerons que deux exemples, parmi les faits de ce genre qui devaient avoir lesplus graves consquences : la prtendue invention de limprimerie, que les Chinoisconnaissaient antrieurement lre chrtienne et la dcouverte officielle delAmrique, avec laquelle des communications beaucoup plus suivies quon ne le penseavaient exist durant tout le moyen ge.

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    modernes. L humanisme , ctait dj une premire forme de ce quiest devenu le lacisme contemporain ; et, en voulant tout ramener la mesure de lhomme, pris pour une fin en lui-mme, on a fini pardescendre, dtape en tape, au niveau de ce quil y a en celui-ci de

    plus infrieur, et par ne plus gure chercher que la satisfaction desbesoins inhrents au ct matriel de sa nature, recherche bien illusoire,du reste, car elle cre toujours plus de besoins artificiels quelle nenpeut satisfaire.

    Le monde moderne ira-t-il jusquau bas de cette pente fatale, ou bien,comme il est arriv la dcadence du monde grco-latin, un nouveauredressement se produira-t-il, cette fois encore, avant quil nait atteintle fond de labme o il est entran ? Il semble bien quun arrt mi-chemin ne soit plus gure possible, et que, daprs toutes les indicationsfournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entrs vraimentdans la phase finale du Kali-Yuga, dans la priode la plus sombre de cet ge sombre , dans cet tat de dissolution dont il nest plus possiblede sortir que par un cataclysme, car ce nest plus un simpleredressement qui est alors ncessaire, mais une rnovation totale. Ledsordre et la confusion rgnent dans tous les domaines ; ils ont tports un point qui dpasse de loin tout ce quon avait vuprcdemment, et, partis de lOccident, ils menacent maintenaitdenvahir le monde tout entier ; nous savons bien que leur triomphe nepeut jamais tre quapparent et passager, mais un tel degr, il parattre le signe de la plus grave de toutes les crises que lhumanit aittraverses au cours de son cycle actuel. Ne sommes-nous pas arrivs cette poque redoutable annonce par les Livres sacrs de lInde, oles castes seront mles, o la famille mme nexistera plus ? Il suffitde regarder autour de soi pour se convaincre que cet tat est bienrellement celui du monde actuel, et pour constater partout cettedchance profonde que lvangile appelle labomination de la

    dsolation . Il ne faut pas se dissimuler la gravit de la situation ; ilconvient de lenvisager telle quelle est sans aucun optimisme , maisaussi sans aucun pessimisme puisque, comme nous le disionsprcdemment, la fin de lancien monde sera aussi le commencementdun monde nouveau.

    Maintenant, une question se pose : quelle est la raison dtre dune

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    priode comme celle o nous vivons ? En effet, si anormales que soientles conditions prsentes considres en elle mmes, elles doiventcependant rentrer dans lordre gnral des choses, dans cet ordre qui,suivant une formule extrme-orientale, est fait de la somme de tous les

    dsordres ; cette poque, si pnible et si trouble quelle soit, doit avoiraussi comme toutes les autres, sa place marque dans lensemble dudveloppement humain, et dailleurs le fait mme quelle tait prvuepar les doctrines traditionnelles est cet gard une indication suffisante.Ce que nous avons dit de la marche gnrale dun cycle demanifestation, allant dans le sens dune matrialisation progressive,donne immdiatement lexplication dun tel tat, et montre bien que cequi est anormal et dsordonn un certain point de vue particulier nestpourtant que la consquence dune loi se rapportant un point de vue

    suprieur ou plus tendu. Nous ajouterons, sans y insister que, commetout changement dtat, le passage dun cycle un autre ne peutsaccomplir que dans lobscurit ; il y a l encore une loi fortimportante et dont les applications sont multiples, mais dont, par celamme, un expos quelque peu dtaill nous entranerait beaucoup troploin1.

    Ce nest pas tout : lpoque moderne doit ncessairement correspondreau dveloppement de certaines des possibilits qui, ds lorigine,taient incluses dans la potentialit du cycle actuel ; et, si infrieur quesoit le rang occup par ces possibilits dans la hirarchie de lensemble,elles nen devaient pas moins, aussi bien que les autres, tre appeles la manifestation selon lordre qui leur tait assign. Sous ce rapport, cequi, suivant la tradition, caractrise lultime phase du cycle, cest,pourrait-on dire, lexploitation de tout ce qui a t nglig ou rejet aucours des phases prcdentes ; et, effectivement cest bien l ce quenous pouvons constater dans la civilisation moderne, qui ne vit enquelque sorte que de ce dont les civilisations antrieures navaient pas

    voulu. Il ny a, pour sen rendre compte, qu voir comment lesreprsentants de celles de ces civilisations qui se sont maintenues

    1 Cette loi tait reprsente, dans les mystres dleusis, par le symbolise du grain debl ; les alchimistes la figuraient par la putrfaction et par la couleur noire qui marquele dbut du Grand uvre ; ce que les mystiques chrtiens appellent la nuit obscurede lme nen est que lapplication au dveloppement spirituel de ltre qui slve des tats suprieurs ; et il serait facile de signaler encore bien dautres concordances.

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    jusquici dans le monde oriental apprcient les sciences occidentales etleurs applications industrielles. Ces connaissances infrieures, si vainesau regard de qui possde une connaissance dun autre ordre, devaientpourtant tre ralises , et elles ne pouvaient ltre qu un stade o

    la vritable intellectualit aurait disparu ; ces recherches dune porteexclusivement pratique, au sens le plus troit de ce mot, devaient treaccomplies, mais elle ne pouvait ltre qu lextrme oppos de laspiritualit primordiale, par des hommes enfoncs dans la matire aupoint de ne plus rien concevoir au-del, et devenant dautant plusesclaves de cette matire quils voudraient sen servir davantage, ce quiles conduit une agitation toujours croissante, sans rgle et sans but, la dispersion dans la pure multiplicit, jusqu la dissolution finale.

    Telle est, esquisse dans ses grands traits et rduite lessentiel, lavritable explication du monde moderne ; mais, dclarons le trsnettement, cette explication ne saurait aucunement tre prise pour une

    justification. Un malheur invitable nest est pas moins un malheur ; et,mme si du mal doit sortir un bien, cela nenlve point au mal soncaractre ; nous nemployons dailleurs ici, bien entendu, ces termes de bien et de mal que pour nous faire mieux comprendre, et endehors de toute intention spcifiquement morale . Les dsordrespartiels ne peuvent pas ne pas tre, parce quils sont des lmentsncessaires de lordre total ; mais, malgr cela, une poque de dsordreest, en elle-mme, quelque chose de comparable une monstruosit,qui, tout en tant la consquence de certaines lois naturelles, nen estpas moins une dviation et une sorte derreur, ou un cataclysme, qui,bien que rsultant du cours normal des choses, est tout de mme, si onlenvisage isolment, un bouleversement et une anomalie Lacivilisation moderne, comme toutes choses, a forcment sa raisondtre, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut direquelle est ce quelle doit tre, quelle vient en son temps et en son

    lieu ; mais elle nen devra pas moins tre juge selon la parolevanglique trop souvent mal comprise : Il faut quil y ait duscandale ; mais malheur celui par qui le scandale arrive !

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    CHAPITRE II

    LOPPOSITION DE LORIENT

    ET DE LOCCIDENT

    Un des caractres particuliers du monde moderne, cest la scissionquon y remarque entre lOrient et lOccident; et, bien que nous ayonsdj trait cette question dune faon plus spciale, il est ncessaire dyrevenir ici pour en prciser certains aspects et dissiper quelquesmalentendus. La vrit est quil y eut toujours des civilisations diverses

    et multiples, dont chacune sest dveloppe dune faon qui lui taitpropre et dans un sens conforme aux aptitudes de tel peuple ou de tellerace ; mais distinction ne veut pas dire opposition, et il peut y avoir unesorte dquivalence entre des civilisations de formes trs diffrentes,ds lors quelles reposent toutes sur les mmes principesfondamentaux, dont elles reprsentent seulement des applicationsconditionnes par des circonstances varies. Tel est le cas de toutes lescivilisations que nous pouvons appeler normales, ou encoretraditionnelles ; il ny a entre elles aucune opposition essentielle, et les

    divergences, sil en existe, ne sont quextrieures et superficielles. Parcontre, une civilisation qui ne reconnat aucun principe suprieur, quinest mme fonde en ralit que sur une ngation des principes, est parl mme dpourvue de tout moyen dentente avec les autres, car cetteentente, pour tre vraiment profonde et efficace, ne peut stablir quepar en haut, cest--dire prcisment par ce qui manque cettecivilisation anormale et dvie. Dans ltat prsent du monde, nousavons donc, dun ct, toutes les civilisations qui sont demeuresfidles lesprit traditionnel, et qui sont les civilisations orientales, et,

    de lautre, une civilisation proprement antitraditionnelle, qui est lacivilisation occidentale moderne.

    Pourtant, certains ont t jusqu contester que la division mme delhumanit en Orient et Occident corresponde une ralit ; mais, toutau moins pour lpoque actuelle, cela ne semble pas pouvoir tresrieusement mis en doute. Dabord, quil existe une civilisation

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    occidentale, commune lEurope et lAmrique, cest l un fait surlequel tout le monde doit tre daccord, quel que soit dailleurs le

    jugement quon portera sur la valeur de cette civilisation. Pour lOrient,les choses sont moins simples, parce quil existe effectivement, non pas

    une, mais plusieurs civilisations orientales ; mais il suffit quellespossdent certains traits communs, ceux qui caractrisent ce que nousavons appel une civilisation traditionnelle, et que ces mmes traits nese trouvent pas dans la civilisation occidentale, pour que la distinctionet mme lopposition de lOrient et de lOccident soit pleinement

    justifie. Or il en est bien ainsi, et le caractre traditionnel est en effetcommun toutes les civilisations orientales, pour lesquelles nousrappellerons, afin de mieux fixer les ides, la division gnrale quenous avons adopte prcdemment, et qui, bien que peut-tre un peu

    trop simplifie si lon voulait entrer dans le dtail, est cependant exactequand on sen tient aux grandes lignes : lExtrme-Orient, reprsentessentiellement par la civilisation chinoise ; le Moyen-Orient, par lacivilisation hindoue ; le Proche-Orient, par la civilisation islamique. Ilconvient dajouter que cette dernire, bien des gards, devrait plutttre regarde comme intermdiaire entre lOrient et lOccident, et quebeaucoup de ses caractres la rapprochent mme surtout de ce que futla civilisation occidentale du moyen ge ; mais, si on lenvisage parrapport lOccident moderne, on doit reconnatre quelle sy oppose au

    mme titre que les civilisations proprement orientales, auxquelles ilfaut donc lassocier ce point de vue.

    Cest l ce sur quoi il est essentiel dinsister : lopposition de lOrient etde lOccident navait aucune raison dtre lorsquil y avait aussi enOccident des civilisations traditionnelles; elle na donc de sens que silsagit spcialement de lOccident moderne, car cette opposition estbeaucoup plus celle de deux esprits que celle de deux entitsgographiques plus on moins nettement dfinies. A certaines poques,

    dont la plus proche de nous est le moyen ge, lesprit occidentalressemblait fort, par ses cts les plus importants, ce quest encoreaujourdhui lesprit oriental, bien plus qu ce quil est devenu lui-mme dans les temps modernes ; la civilisation occidentale tait alorscomparable aux civilisations orientales, au mme titre que celles-ci lesont entre elles. Il sest produit, au cours des derniers sicles, unchangement considrable, beaucoup plus grave que toutes les

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    dviations qui avaient pu se manifester antrieurement en des poquesde dcadence, puisquil va mme jusqu un vritable renversementdans la direction donne lactivit humaine ; et cest dans le mondeoccidental exclusivement que ce changement a pris naissance. Par

    consquent, lorsque nous disons esprit occidental, en nous rfrant cequi existe prsentement, ce quil faut entendre par l nest pas autrechose que lesprit moderne et, comme lautre esprit ne sest maintenuquen Orient, nous pouvons, toujours par rapport aux conditionsactuelles, lappeler esprit oriental. Ces deux termes, en somme,nexpriment rien dautre quune situation de fait ; et, sil apparat bienclairement que lun des deux esprits en prsence est effectivementoccidental, parce que son apparition appartient lhistoire rcente, nousnentendons rien prjuger quant la provenance de lautre, qui fut jadis

    commun lOrient et lOccident, et dont lorigine, vrai dire, doit seconfondre avec celle de lhumanit elle-mme, puisque cest l lespritque lon pourrait qualifier de normal, ne serait-ce que parce quil ainspir toutes les civilisations que nous connaissons plus ou moinscompltement, lexception dune seule, qui est la civilisationoccidentale moderne.

    Quelques-uns, qui navaient sans doute pas pris la peine de lire noslivres, ont cru devoir nous reprocher davoir dit que toutes les doctrinestraditionnelles avaient une origine orientale, que lantiquit occidentaleelle-mme, toutes les poques, avait toujours reu ses traditions delOrient ; nous navons jamais rien crit de semblable, ni mme rien quipuisse suggrer une telle opinion, pour la simple raison que noussavons trs bien que cela est faux. En effet, ce sont prcisment lesdonnes traditionnelles qui sopposent nettement une assertion de cegenre et on trouve partout laffirmation formelle que la traditionprimordiale du cycle actuel est venue des rgions hyperborennes ; il yeut ensuite plusieurs courants secondaires, correspondant des priodes

    diverses, et dont un des plus importants, tout au moins parmi ceux dontles vestiges sont encore discernables, alla incontestablement delOccident vers lOrient. Mais tout cela se rapporte des poques fortlointaines, de celles qui sont communment dites prhistoriques , etce nest pas l ce que nous avons en vue ; ce que nous disons, cestdabord que, depuis fort longtemps dj, le dpt de la traditionprimordiale a t transfr en Orient et que cest l que se trouvent

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    maintenant les formes doctrinales qui en sont issues le plusdirectement ; cest ensuite que, dans ltat actuel des choses, levritable esprit traditionnel, avec tout ce quil implique, na plus dereprsentants authentiques quen Orient.

    Pour complter cette mise au point, nous devons nous expliquer aussi,au moins brivement, sur certaines ides de restauration dune tradition occidentale qui ont vu le jour dans divers milieuxcontemporains ; le seul intrt quelles prsentent, au fond, cest demontrer que quelques esprits ne sont plus satisfaits de la ngationmoderne, quils prouvent le besoin dautre chose que de ce que leuroffre notre poque, quils entrevoient la possibilit dun retour latradition, sous une forme ou sous une autre, comme lunique moyen desortir de la crise actuelle. Malheureusement, le traditionalisme nestpoint la mme chose que le vritable esprit traditionnel ; il peut ntre,et il nest bien souvent en fait, quune simple tendance, une aspirationplus ou moins vague, qui ne suppose aucune connaissance relle ; et,dans le dsarroi mental de notre temps, cette aspiration provoquesurtout, il faut bien le dire, des conceptions fantaisistes et chimriques,dpourvues de tout fondement srieux. Ne trouvant aucune traditionauthentique sur laquelle on puisse sappuyer, on va jusqu imaginerdes pseudo-traditions qui nont jamais exist, et qui manquent toutautant de principes que ce quoi on voudrait les substituer ; tout ledsordre moderne se reflte dans ces constructions, et, quelles quepuissent tre les intentions de leurs auteurs, le seul rsultat quilsobtiennent est dapporter une contribution nouvelle au dsquilibregnral. Nous ne mentionnerons que pour mmoire, en ce genre, laprtendue tradition occidentale fabrique par certains occultistes laide des lments les plus disparates, et surtout destine faireconcurrence une tradition orientale non moins imaginaire, celledes thosophistes ; nous avons suffisamment parl de ces choses

    ailleurs, et nous prfrons en venir tout de suite lexamen de quelquesautres thories qui peuvent sembler plus dignes dattention, parce quony trouve tout au moins le dsir de faire appel des traditions qui ont euune existence effective.

    Nous faisions allusion tout lheure au courant traditionnel venu desrgions occidentales ; les rcits des anciens, relatifs lAtlantide, en

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    indiquent lorigine; aprs la disparition de ce continent, qui est ledernier des grands cataclysmes arrivs dans le pass, il ne semble pasdouteux que des restes de sa tradition aient t transports en desrgions diverses, o ils se sont mls dautres traditions prexistantes,

    principalement des rameaux de la grande tradition hyperborenne ; etil est fort possible que les doctrines des Celtes, en particulier, aient tun des produits de cette fusion. Nous sommes fort loin de contester ceschoses ; mais que lon songe bien ceci : cest que la formeproprement atlantenne a disparu il y a des milliers dannes, avec lacivilisation laquelle elle appartenait, et dont la destruction ne peutstre produite qu la suite dune dviation qui tait peut-trecomparable, certains gards, celle que nous constatons aujourdhui,bien quavec une notable diffrence tenant ce que lhumanit ntait

    pas encore entre alors dans le Kali-Yuga ; cest aussi que cettetradition ne correspondait qu une priode secondaire de notre cycle,et que ce serait une grande erreur que de prtendre lidentifier latradition primordiale dont toutes les autres sont issues, et qui seuledemeure du commencement la fin. Il serait hors de propos dexposerici toutes les donnes qui justifient ces affirmations ; nous nenretiendrons que la conclusion, qui est limpossibilit de faire revivreprsentement une tradition atlantenne , ou mme de sy rattacherplus ou moins directement ; il y a dailleurs bien de la fantaisie dans les

    tentatives de cette sorte. Il nen est pas moins vrai quil peut treintressant de rechercher lorigine des lments qui se rencontrent dansles traditions ultrieures, pourvu quon le fasse avec toutes lesprcautions ncessaires pour se garder de certaines illusions ; mais cesrecherches ne peuvent en aucun cas aboutir la rsurrection dunetradition qui ne serait adapte aucune des conditions actuelles denotre monde.

    Il en est dautres qui veulent se rattacher au celtisme , et, parce

    quils font ainsi appel quelque chose qui est moins loign de nous, ilpeut sembler que ce quils proposent soit moins irralisable ; pourtant,o trouveront-ils aujourdhui le celtisme , ltat pur, et douencore dune vitalit suffisante pour quil soit possible dy prendre unpoint dappui ? Nous ne parlons pas, en effet, de reconstitutionsarchologiques ou simplement littraires , comme on en a vuquelques-unes ; cest de tout autre chose quil sagit. Que des lments

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    celtiques trs reconnaissables et encore utilisables soient parvenusjusqu nous par divers intermdiaires, cela est vrai ; mais ces lmentssont trs loin de reprsenter lintgralit dune tradition, et, chosesurprenante, celle-ci, dans les pays mmes o elle a vcu jadis, est

    maintenant plus compltement ignore encore que celles de beaucoupde civilisations qui furent toujours trangres ces mmes pays ; ny a-t-il pas l quelque chose qui devrait donner rflchir, tout au moins ceux qui ne sont pas entirement domins par une ide prconue ?Nous dirons plus : dans tous les cas comme celui-l, o lon a affaireaux vestiges laisss par des civilisations disparues, il nest possible deles comprendre vraiment que par comparaison avec ce quil y a desimilaire dans les civilisations traditionnelles qui sont encore vivantes ;et lon peut en dire autant pour le moyen ge lui-mme, o se

    rencontrent tant de choses dont la signification est perdue pour lesOccidentaux modernes. Cette prise de contact avec les traditions dontlesprit subsiste toujours est mme le seul moyen de revivifier ce quiest encore susceptible de ltre ; et cest l, comme nous lavons djindiqu bien souvent, un des plus grands services que lOrient puisserendre lOccident. Nous ne nions pas la survivance dun certain esprit celtique , qui peut encore se manifester sous des formesdiverses, comme il la fait dj diffrentes poques ; mais, quand onvient nous assurer quil existe toujours des centres spirituels conservant

    intgralement la tradition druidique, nous attendons quon nous enfournisse la preuve, et, jusqu nouvel ordre, cela nous parat biendouteux, sinon tout fait invraisemblable.

    La vrit est que les lments celtiques subsistants ont t pour laplupart, au moyen ge, assimils par le Christianisme ; la lgende du Saint Graal , avec tout ce qui sy rattache, est, cet gard, unexemple particulirement probant et significatif. Nous pensonsdailleurs quune tradition occidentale, si elle parvenait se

    reconstituer, prendrait forcment une forme extrieure religieuse, ausens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait tre quechrtienne, car, dune part, les autres formes possibles sont depuis troplongtemps trangres la mentalit occidentale, et, dautre part, cestdans le Christianisme seul, disons plus prcisment encore dans leCatholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes desprittraditionnel qui survivent encore. Toute tentative traditionaliste qui ne

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    tient pas compte de ce fait est invitablement voue linsuccs, parcequelle manque de base ; il est trop vident quon ne peut sappuyer quesur ce qui existe dune faon effective, et que, l o la continuit faitdfaut, il ne peut y avoir que des reconstitutions artificielles et qui ne

    sauraient tre viables ; si lon objecte que le Christianisme mme, notre poque, nest plus gure compris vraiment et dans son sensprofond, nous rpondrons quil a du moins gard, dans sa forme mme,tout ce qui est ncessaire pour fournir la base dont il sagit. La tentativela moins chimrique, la seule mme qui ne se heurte pas desimpossibilits immdiates, serait donc celle qui viserait restaurerquelque chose de comparable ce qui exista au moyen ge, avec lesdiffrences requises par la modification des circonstances ; et, pour toutce qui est entirement perdu en Occident, il conviendrait de faire appel

    aux traditions qui se sont conserves intgralement, comme nouslindiquions tout lheure, et daccomplir ensuite un travaildadaptation qui ne pourrait tre que luvre dune lite intellectuellefortement constitue. Tout cela, nous lavons dj dit ; mais il est bondy insister encore, parce que trop de rveries inconsistantes se donnentlibre cours actuellement, et aussi parce quil faut bien comprendre que,si les traditions orientales, dans leurs formes propres, peuventassurment tre assimiles par une lite qui, par dfinition en quelquesorte, doit tre au-del de toutes les formes, elles ne pourront sans

    doute jamais ltre, moins de transformations imprvues, par lagnralit des Occidentaux, pour qui elles nont point t faites. Si unelite occidentale arrive se former, la connaissance vraie des doctrinesorientales, pour la raison que nous venons dindiquer, lui seraindispensable pour remplir sa fonction ; mais ceux qui nauront qurecueillir le bnfice de son travail, et qui seront le plus grand nombre,pourront fort bien navoir aucune conscience de ces choses, etlinfluence quils en recevront, pour ainsi dire sans sen douter et entout cas par des moyens qui leur chapperont entirement, nen sera pas

    pour cela moins relle ni moins efficace. Nous navons jamais dit autrechose ; mais nous avons cru devoir le rpter ici aussi nettement quepossible, parce que, si nous devons nous attendre ne pas tre toujoursentirement compris par tous, nous tenons du moins ce quon ne nousattribue pas des intentions qui ne sont aucunement les ntres.

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    Mais laissons maintenant de ct toutes les anticipations, puisque cestle prsent tat de choses qui doit nous occuper surtout, et revenonsencore un instant sur les ides de restauration dune traditionoccidentale , telles que nous pouvons les observer autour de nous. Une

    seule remarque suffirait montrer que ces ides ne sont point danslordre , sil est permis de sexprimer ainsi : cest quelles sontpresque toujours conues dans un esprit dhostilit plus ou moinsavoue vis--vis de lOrient. Ceux mmes qui voudraient sappuyer surle Christianisme sont parfois, il faut bien le dire, anims de cet esprit ;ils semblent chercher avant tout dcouvrir des oppositions qui, enralit, sont parfaitement inexistantes et cest ainsi que nous avonsentendu mettre cette opinion absurde, que, si les mmes choses setrouvent la fois dans le Christianisme et dans les doctrines orientales,

    et exprimes de part et dautre sous une forme presque identique, ellesnont cependant pas la mme signification dans les deux cas, quellesont mme une signification contraire ! Ceux qui mettent de semblablesaffirmations prouvent par l que, quelles que soient leurs prtentions,ils ne sont pas alls bien loin dans la comprhension des doctrinestraditionnelles, puisquils nont pas entrevu lidentit fondamentale quise dissimule sous toutes les diffrences de formes extrieures, et que, lmme o cette identit devient tout fait apparente, ils sobstinentencore la mconnatre. Aussi ceux-l nenvisagent-ils le

    Christianisme lui-mme que dune faon tout fait extrieure, qui nesaurait rpondre la notion dune vritable doctrine traditionnelle,offrant dans tous les ordres une synthse complte ; cest le principequi leur manque, en quoi ils sont affects, beaucoup plus quils ne lepeuvent penser, de cet esprit moderne contre lequel ils voudraientpourtant ragir ; et, lorsquil leur arrive demployer le mot de tradition , ils ne le prennent certainement pas dans le mme sens quenous.

    Dans la confusion mentale qui caractrise notre poque, on en est arriv appliquer indistinctement ce mme mot de tradition toutes sortes dechoses, souvent fort insignifiantes, comme de simples coutumes sansaucune porte et parfois dorigine toute rcente ; nous avons signalailleurs un abus du mme genre en ce qui concerne le mot de religion , Il faut se mfier de ces dviations du langage, quitraduisent une sorte de dgnrescence des ides correspondantes ; et

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    ce nest pas parce que quelquun sintitule traditionaliste quil estsr quil sache, mme imparfaitement, ce quest la tradition au vrai sensde ce mot. Pour notre part, nous nous refusons absolument donner cenom tout ce qui est dordre purement humain ; il nest pas inopportun

    de le dclarer expressment lorsquon rencontre tout instant, parexemple, une expression comme celle de philosophie traditionnelle .Une philosophie, mme si elle est vraiment tout ce quelle peut tre, naaucun droit ce titre, parce quelle se tient tout entire dans lordrerationnel, mme si elle ne nie pas ce qui le dpasse, et parce quellenest quune construction difie par des individus humains, sansrvlation ou inspiration daucune sorte, ou, pour rsumer tout cela enun seul mot, parce quelle est quelque chose dessentiellement profane . Dailleurs, en dpit de toutes les illusions o certains

    semblent se complaire, ce nest certes pas une science toute livresquequi peut suffire redresser la mentalit dune race et dune poque ; etil faut pour cela autre chose quune spculation philosophique, qui,mme dans le cas le plus favorable, est condamne, par sa naturemme, demeurer tout extrieure et beaucoup plus verbale que relle.Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivifier vritablement, ilfaut le contact de lesprit traditionnel vivant, et, nous lavons dj dit,ce nest quen Orient que cet esprit est encore pleinement vivant ; ilnen est pas moins vrai que cela mme suppose avant tout, en Occident,

    une aspiration vers un retour cet esprit traditionnel, mais ce ne peutgure tre quune simple aspiration. Les quelques mouvements deraction anti-moderne , dailleurs bien incomplte notre avis, quise sont produits jusquici, ne peuvent que nous confirmer dans cetteconviction, car tout cela, qui est sans doute excellent dans sa partiengative et critique, est pourtant fort loign dune restauration de lavritable intellectualit et ne se dveloppe que dans les limites dunhorizon mental assez restreint. Cest cependant quelque chose, en cesens que cest lindice dun tat desprit dont on aurait eu bien de la

    peine trouver la moindre trace il y a peu dannes encore ; si tous lesOccidentaux ne sont plus unanimes se contenter du dveloppementexclusivement matriel de la civilisation moderne, cest peut-tre l unsigne que, pour eux, tout espoir de salut nest pas encore entirementperdu.

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    Quoi quil en soit, Si lon suppose que lOccident, dune faonquelconque, revienne sa tradition, son opposition avec lOrient setrouverait par l mme rsolue et cesserait dexister, puisquelle napris naissance que du fait de la dviation occidentale, et quelle nest en

    ralit que lopposition de lesprit traditionnel et de lespritantitraditionnel. Ainsi, contrairement ce que supposent ceux auxquelsnous faisions allusion il y a un instant, le retour la tradition aurait,parmi ses premiers rsultats, celui de rendre une entente avec lOrientimmdiatement possible, comme elle lest entre toutes les civilisationsqui possdent des lments comparables ou quivalents, et entre celles-l seulement, car ce sont ces lments qui constituent lunique terrainsur lequel cette entente puisse soprer valablement. Le vritable esprittraditionnel, de quelque forme quil se revte, est partout et toujours le

    mme au fond ; les formes diverses, qui sont spcialement adaptes telles ou telles conditions mentales, telles ou telles circonstances detemps et de lieu, ne sont que des expressions dune seule et mmevrit ; mais il faut pouvoir se placer dans lordre de lintellectualitpure pour dcouvrir cette unit fondamentale sous leur apparentemultiplicit. Dailleurs, cest dans cet ordre intellectuel que rsident lesprincipes dont tout le reste dpend normalement titre de consquencesou dapplications plus ou moins loignes ; cest donc sur ces principesquil faut saccorder avant tout, sil doit sagir dune entente vraiment

    profonde, puisque cest l tout lessentiel ; et, ds lors quon lescomprend rellement, laccord se fait de lui-mme. Il faut remarquer,en effet, que la connaissance des principes, qui est la connaissance parexcellence, la connaissance mtaphysique au vrai sens de ce mot, estuniverselle comme les principes eux-mmes, donc entirement dgagede toutes les contingences individuelles, qui interviennent au contrairencessairement ds quon en vient aux applications ; aussi ce domainepurement intellectuel est-il le seul o il ny ait pas besoin dun effortdadaptation entre mentalits diffrentes. En outre, lorsquun travail de

    cet ordre est accompli, il ny a plus qu en dvelopper les rsultatspour que laccord dans tous les autres domaines se trouve galementralis, puisque, comme nous venons de le dire, cest l ce dont toutdpend directement ou indirectement ; par contre, laccord obtenu dansun domaine particulier, en dehors des principes, sera toujoursminemment instable et prcaire, et beaucoup plus semblable une

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    combinaison diplomatique qu une vritable entente. Cest pourquoicelle ci, nous y insistons encore, ne peut soprer rellement que par enhaut, et non par en bas, et ceci doit sentendre en un double sens : ilfaut partir de ce quil y a de plus lev, cest--dire des principes, pour

    descendre graduellement aux divers ordres dapplications en observanttoujours rigoureusement la dpendance hirarchique qui existe entreeux ; et cette uvre, par son caractre mme, ne peut tre que celledune lite, en donnant ce mot son acception la plus vraie et la pluscomplte : cest dune lite intellectuelle que nous voulons parlerexclusivement, et, nos yeux, il ne saurait y en avoir dautres, toutesles distinctions sociales extrieures tant sans aucune importance aupoint de vue o nous nous plaons.

    Ces quelques considrations peuvent faire comprendre dj tout ce quimanque la civilisation occidentale moderne, non seulement quant lapossibilit dun rapprochement effectif avec les civilisations orientales,mais aussi en elle-mme, pour tre une civilisation normale etcomplte ; dailleurs, la vrit, les deux questions sont si troitementlies quelles nen font quune, et nous venons prcisment de donnerles raisons pour lesquelles il en est ainsi. Nous aurons maintenant montrer plus compltement en quoi consiste lesprit antitraditionnel,qui est proprement lesprit moderne, et quelles sont les consquencesquil porte en lui-mme, consquences que nous voyons se drouleravec une logique impitoyable dans les vnements actuels ; mais, avantden venir l, une dernire rflexion simpose encore. Ce nest pointtre antioccidental , si lon peut employer ce mot, que dtrersolument antimoderne , puisque que cest au contraire faire le seuleffort qui soit valable pour essayer de sauver lOccident de son propredsordre ; et, dautre part, aucun Oriental fidle sa propre tradition nepeut envisager les choses autrement que nous ne le faisons nous-mmes ; il y a certainement beaucoup moins dadversaires de

    lOccident comme tel, ce qui dailleurs naurait gure de sens, que delOccident en tant quil sidentifie la civilisation moderne. Quelques-uns parlent aujourdhui de dfense de lOccident , ce qui estvraiment singulier, alors que, comme nous le verrons plus loin, cestcelui-ci qui menace de tout submerger et dentraner lhumanit entiredans le tourbillon de son activit dsordonne ; singulier, disons-nous,et tout fait injustifi, sils entendent, comme il le semble bien malgr

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    quelques restrictions, que cette dfense doit tre dirige contre lOrient,car le vritable Orient ne songe ni attaquer ni dominer qui que cesoit, il ne demande rien de plus que son indpendance et sa tranquillit,ce qui, on en conviendra, est assez lgitime. La vrit, pourtant, est que

    lOccident a en effet grand besoin dtre dfendu, mais uniquementcontre lui-mme, contre ses propres tendances qui, si elles sontpousses jusquau bout, le mneront invitablement la ruine et ladestruction ; cest donc rforme de lOccident quil faudrait dire, etcette rforme, si elle tait ce quelle doit tre, cest--dire une vraierestauration traditionnelle, aurait pour consquence toute naturelle unrapprochement avec lOrient. Pour notre part, nous ne demandons qucontribuer la fois, dans la mesure de nos moyens, cette rforme et ce rapprochement, si toutefois il en est temps encore, et si un tel rsultat

    peut tre obtenu avant la catastrophe finale vers laquelle la civilisationmoderne marche grands pas ; mais, mme sil tait dj trop tard pourviter cette catastrophe, le travail accompli dans cette intention ne seraitpas inutile, car il servirait en tout cas prparer, si lointainement que cesoit, cette discrimination dont nous parlions au dbut, et assurerainsi la conservation des lments qui devront chapper au naufrage dumonde actuel pour devenir les germes du monde futur.

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    CHAPITRE III

    CONNAISSANCE ET ACTION

    Nous considrerons maintenant, dune faon plus particulire, un desprincipaux aspects de lopposition qui existe actuellement entre lespritoriental et lesprit occidental, et qui est, plus gnralement, celle delesprit traditionnel et de lesprit antitraditionnel, ainsi que nous lavonsexpliqu. un certain point de vue, qui est dailleurs un des plusfondamentaux, cette opposition apparait comme celle de la

    contemplation et de laction, ou, pour parler plus exactement, commeportant sur les places respectives quil convient dattribuer lun et lautre de ces deux termes. Ceux-ci peuvent, dans leur rapport, treenvisags de plusieurs manires diffrentes : sont-ils vraiment deuxcontraires comme on semble le penser le plus souvent, ou ne seraient-ils pas plutt deux complmentaires, ou bien encore ny aurait-il pas enralit entre eux une relation, non de coordination, mais desubordination ? Tels sont les diffrents aspects de la question, et cesaspects se rapportent autant de points de vue, dailleurs dimportance

    fort ingale, mais dont chacun peut se justifier quelques gards etcorrespond un certain ordre de ralit.

    Tout dabord, le point de vue le plus superficiel, le plus extrieur detous, est celui qui consiste opposer purement et simplement lune lautre la contemplation et laction, comme deux contraires au senspropre de ce mot. Lopposition, en effet, existe bien dans lesapparences, cela est incontestable ; et pourtant, si elle tait absolumentirrductible, il y aurait une incompatibilit complte entrecontemplation et action, qui ainsi ne pourraient jamais se trouverrunies. Or, en fait, il nen est pas ainsi ; il nest pas, du moins dans lescas normaux, de peuple, ni mme peut-tre dindividu, qui puisse treexclusivement contemplatif ou exclusivement actif. Ce qui est vrai,cest quil y a l deux tendances dont lune ou lautre domine presquencessairement, de telle sorte que le dveloppement de lune paratseffectuer au dtriment de lautre, pour la simple raison que lactivit

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    humaine, entendue en son sens le plus gnral, ne peut pas sexercergalement et la fois dans tous les domaines et dans toutes lesdirections. Cest l ce qui donne lapparence dune opposition ; mais ildoit y avoir une conciliation possible entre ces contraires ou soi-disant

    tels ; et, du reste, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, quicessent dtre tels ds que, pour les envisager, on slve au-dessusdun certain niveau, celui o leur opposition a toute sa ralit. Qui ditopposition ou contraste dit, par l mme, disharmonie ou dsquilibre,cest--dire quelque chose qui, nous lavons dj indiqu suffisamment,ne peut exister que sous un point de vue relatif, particulier et limit.

    En considrant la contemplation et laction comme complmentaires,on se place donc un point de vue dj plus profond et plus vrai que leprcdent, parce que lopposition sy trouve concilie et rsolue, sesdeux termes squilibrant en quelque sorte lun par lautre. Il sagiraitalors, semble-t-il, de deux lments galement ncessaires, qui secompltent et sappuient mutuellement, et qui constituent la doubleactivit, intrieure et extrieure, dun seul et mme tre, que ce soitchaque homme pris en particulier ou lhumanit envisagecollectivement. Cette conception est assurment plus harmonieuse etplus satisfaisante que la premire ; cependant, si lon sy tenaitexclusivement, on serait tent, en vertu de la corrlation ainsi tablie,de placer sur le mme plan la contemplation et laction, de sorte quilny aurait qu sefforcer de tenir autant que possible la balance galeentre elles, sans jamais poser la question dune supriorit quelconquede lune par rapport lautre ; et ce qui montre bien quun tel point devue est encore insuffisant, cest que cette question de supriorit sepose au contraire effectivement et sest toujours pose, quel que soit lesens dans lequel on a voulu la rsoudre.

    La question qui importe cet gard, du reste, nest pas celle duneprdominance de fait, qui est, somme toute, affaire de temprament ou

    de race, mais celle de ce quon pourrait appeler une prdominance dedroit ; et les deux choses ne sont lies que jusqu un certain point.Sans doute, la reconnaissance de la supriorit de lune des deuxtendances incitera la dvelopper le plus possible, de prfrence lautre ; mais, dans lapplication, il nen est pas moins vrai que la placeque tiendront la contemplation et laction dans lensemble de la vie

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    dun homme ou dun peuple rsultera toujours en grande partie de lanature propre de celui-ci, car il faut en cela tenir compte des possibilitsparticulires de chacun. Il est manifeste que laptitude lacontemplation est plus rpandue et plus gnralement dveloppe chez

    les Orientaux ; il nest probablement aucun pays o elle le soit autantque dans lInde, et cest pourquoi celle-ci peut tre considre commereprsentant par excellence ce que nous avons appel lesprit oriental.Par contre, il est incontestable que, dune faon gnrale, laptitude laction, ou la tendance qui rsulte de cette aptitude, est celle quiprdomine chez les peuples occidentaux, en ce qui concerne la grandemajorit des individus, et que, mme si cette tendance ntait pasexagre et dvie comme elle lest prsentement, elle subsisteraitnanmoins, de sorte que la contemplation ne pourrait jamais tre l que

    laffaire dune lite beaucoup plus restreinte ; cest pourquoi on ditvolontiers dans lInde que, si lOccident revenait un tat normal etpossdait une organisation sociale rgulire, on y trouverait sans doutebeaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brhmanes1. Cela suffiraitcependant, si llite intellectuelle tait constitue effectivement et si sasuprmatie tait reconnue, pour que tout rentre dans lordre, car lapuissance spirituelle nest nullement base sur le nombre, dont la loi estcelle de la matire ; et dailleurs, quon le remarque bien, danslantiquit et surtout au moyen ge, la disposition naturelle laction,

    existant chez les Occidentaux, ne les empchait pourtant pas dereconnatre la supriorit de la contemplation, cest--dire delintelligence pure ; pourquoi en est-il autrement lpoque moderne ?Est-ce parce que les Occidentaux, en dveloppant outre mesure leursfacults daction, en sont arrivs perdre leur intellectualit, quils ont,pour sen consoler, invent des thories qui mettent laction au-dessusde tout et vont mme, comme le pragmatisme , jusqu nier quilexiste quoi que ce soit de valable en dehors delle, ou bien est-ce aucontraire cette faon de voir qui, ayant prvalu tout dabord, a amen

    latrophie intellectuelle que nous constatons aujourdhui ? Dans les

    1 La contemplation et laction, en effet, sont respectivement les fonctions propres desdeux premires castes, celle des Brhmanes et celle des Kshatriyas ;aussi leurs rapportssont-ils en mme temps ceux de lautorit spirituelle et du pouvoir temporel ; mais nousne nous proposons pas denvisager spcialement ici ce ct de la question, qui mriteraitdtre trait part.

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    deux hypothses, et aussi dans le cas assez probable o la vrit setrouverait dans une combinaison de lune et de lautre, les rsultats sontexactement les mmes ; au point o les choses en sont arrives, il estgrand temps de ragir, et cest ici, redisons-le une fois de plus, que

    lOrient peut venir au secours de lOccident, si toutefois celui-ci le veutbien, non pour lui imposer des conceptions qui lui sont trangres,comme certains semblent le craindre, mais bien pour laider retrouversa propre tradition dont il a perdu le sens.

    On pourrait dire que lantithse de lOrient et de lOccident, dans ltatprsent des choses, consiste en ce que lOrient maintient la suprioritde la contemplation sur laction, tandis que lOccident moderne affirmeau contraire la supriorit de laction sur la contemplation. Ici, il nesagit plus, comme lorsquon parlait simplement dopposition ou decomplmentarisme, donc dun rapport de coordination entre les deuxtermes en prsence, il ne sagit plus, disons-nous, de points de vue dontchacun peut avoir sa raison dtre et tre accept tout au moins commelexpression dune certaine vrit relative ; un rapport de subordinationtant irrversible par sa nature mme, les deux conceptions sontrellement contradictoires, donc exclusives lune de lautre, de sorteque forcment, ds que lon admet quil y a effectivementsubordination, lune est vraie et lautre fausse. Avant daller au fondmme de la question, remarquons encore ceci : alors que lesprit quisest maintenu en Orient est vraiment de tous les temps, ainsi que nousle disions plus haut, lautre esprit nest apparu qu une poque fortrcente, ce qui, en dehors de toute autre considration, peut dj donner penser quil est quelque chose danormal. Cette impression estconfirme par lexagration mme o tombe, en suivant la tendance quilui est propre, lesprit occidental moderne, qui, non content deproclamer en toute occasion la supriorit de laction, en est arriv enfaire sa proccupation exclusive et dnier toute valeur la

    contemplation, dont il ignore ou mconnat dailleurs entirement lavritable nature. Au contraire, les doctrines orientales, tout en affirmantaussi nettement que possible la supriorit et mme la transcendance dela contemplation par rapport laction, nen accordent pas moins celle-ci sa place lgitime et reconnaissent volontiers toute son

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    importance dans lordre des contingences humaines1.

    Les doctrines orientales, et aussi les anciennes doctrines occidentales,sont unanimes affirmer que la contemplation est suprieure laction,comme limmuable est suprieur au changement2. Laction, ntant

    quune modification transitoire et momentane de ltre, ne sauraitavoir en elle-mme son principe et sa raison suffisante ; si elle ne serattache un principe qui est au-del de son domaine contingent, ellenest quune pure illusion ; et ce principe dont elle tire toute la ralitdont elle est susceptible, et son existence et sa possibilit mme, nepeut se trouver que dans la contemplation ou, si lon prfre, dans laconnaissance, car, au fond, ces deux termes sont synonymes ou tout aumoins concident, la connaissance elle-mme et lopration par laquelleon latteint ne pouvant en aucune faon tre spares3. De mme, lechangement, dans son acception la plus gnrale, est inintelligible etcontradictoire, cest--dire impossible, sans un principe dont il procdeet qui, par l mme quil est son principe, ne peut lui tre soumis, doncest forcment immuable ; et cest pourquoi, dans lantiquitoccidentale, Aristote avait affirm la ncessit du moteur immobile de toutes choses. Ce rle de moteur immobile , la connaissance le

    joue prcisment par rapport laction ; il est vident que celle-ciappartient tout entire au monde du changement, du devenir ; laconnaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations quilui sont inhrentes, et, lorsquelle atteint limmuable, ce qui est le casde la connaissance principielle ou mtaphysique qui est la connaissancepar excellence, elle possde elle-mme limmutabilit, car touteconnaissance vraie est essentiellement identification avec son objet.

    1 Ceux qui douteraient de cette importance trs relle, quoique relative, que les doctrinestraditionnelles de lOrient, et notamment celle de lInde, accordent laction, nauraient,pour sen convaincre, qu se reporter la Bhagavad-Gt,qui est dailleurs, il ne fautpas loublier si lon veut en bien comprendre le sens, un livre spcialement destin lusage des Kshatriyas.2 Cest en vertu du rapport ainsi tabli quil est dit que leBrhmane est le type des tresstables, et que le Kshatriya est le type des tres mobiles ou changeants ; ainsi, tous lestres de ce monde, suivant leur nature, sont principalement en relation avec lun ou aveclautre, car il y a une parfaite correspondance entre lordre cosmique et lordre humain.3 Il faut noter, en effet, comme consquence du caractre essentiellement momentan delaction, que, dans le domaine de celle-ci, les rsultats sont toujours spars de ce qui lesproduit, tandis que la connaissance, au contraire, porte son fruit en elle-mme.

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    Cest l justement ce quignorent les Occidentaux modernes, qui, enfait de connaissance, nenvisagent plus quune connaissance rationnelleet discursive, donc indirecte et imparfaite, ce quon pourrait appelerune connaissance par reflet, et qui mme, de plus en plus, napprcient

    cette connaissance infrieure que dans la mesure o elle peut servirimmdiatement des fins pratiques ; engags dans laction au point denier tout ce qui la dpasse, ils ne saperoivent pas que cette actionmme dgnre ainsi, par dfaut de principe, en une agitation aussivaine que strile.

    Cest bien l, en effet, le caractre le plus visible de lpoque moderne :besoin dagitation incessante, de changement continuel, de vitesse sanscesse croissante comme celle avec laquelle se droulent les vnementseux-mmes. Cest la dispersion dans la multiplicit, et dans unemultiplicit qui nest plus unifie par la conscience daucun principesuprieur ; cest, dans la vie courante comme dans les conceptionsscientifiques, lanalyse pousse lextrme, le morcellement indfini,une vritable dsagrgation de lactivit humaine dans tous les ordreso elle peut encore sexercer ; et de l linaptitude la synthse,limpossibilit de toute concentration, si frappante aux yeux desOrientaux. Ce sont les consquences naturelles et invitables dunematrialisation de plus en plus accentue, car la matire estessentiellement multiplicit et division, et cest pourquoi, disons le enpassant, tout ce qui en procde ne peut engendrer que des luttes et desconflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus.Plus on senfonce dans la matire, plus les lments de division etdopposition saccentuent et samplifient ;