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RENOIR ET MADAME CHARPENTIER Les impressionnistes, après leur première exposition de groupe, en 1874, qui ne leur a valu que des quolibets, crient misère. Claude Monet, Alfred Sisley implorent l'aide d'Edouard Manet ou de Théodore Duret, le marchand de Cognac et amateur d'art. Renoir aussi cherche du secours. « Il faut, écrit-il un jour, que je trouve quarante francs avant midi, et je n'ai que trois francs. » Dans cette nécessité, l'idée lui vient qu'une vente à l'Hôtel Drouot pourrait apporter à ses amis et à lui-même un soulagement tout en préparant les voies à une seconde exposition. Sisley, Monet, ainsi que Berthe Morisot (elle a épousé en décembre 1874 Eugène Manet, le frère d'Edouard), se rallient à la proposition de Renoir. La vente — elle groupe vingt Monet, vingt et un Sisley, douze Berthe Morisot et vingt Renoir — a lieu le 24 mars 1875, avec pour expert le marchand Paul Durand-Ruel. Philippe Burty en a préfacé le catalogue. Manet, pour essayer de seconder ses cadets dans leur tentative, a écrit quelques jours plus tôt à Albert Wolff, le critique le plus agressif de Paris : « Vous n'aimez pas encore cette peinture-là, peut-être ; mais vous l'aimerez. En attendant, vous seriez bien aimable d'en parler un peu dans Le Figaro. » Wolff, en réponse, a publié un article rédigé à la manière sarcastique qui lui est habituelle (1) ; toutefois, cet article se termine par une phrase que le critique a probablement voulue alléchante : « Cepen- (1) « Tous ces tableaux nous ont un peu fait l'effet d'une peinture qu'on doit regarder à quinze pas en fermant les yeux à moitié, et il est certain qu'il faut avoir un appartement très grand pour pouvoir y loger ces toiles, si l'on veut en jouir même par l'imagination. C'est, en couleur, ce que sont, en musique, certaines rêveries de Wagner. L'Impression que procurent les impressionnistes est celle d'un chat qui se promènerait sur le clavier d'un piano, ou d'un singe qui se serait emparé d'une boîte à couleurs. »

RENOIR ET MADAME CHARPENTIER · 2020. 3. 25. · RENOIR ET MADAME CHARPENTIER Les impressionnistes, après leur première exposition de groupe, en 1874, qui ne leur a valu que des

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Les impressionnistes, après leur première exposition de groupe, en 1874, qui ne leur a valu que des quolibets, crient misère. Claude Monet, Alfred Sisley implorent l'aide d'Edouard Manet ou de Théodore Duret, le marchand de Cognac et amateur d'art.

Renoir aussi cherche du secours. « Il faut, écrit-il un jour, que je trouve quarante francs avant midi, et je n'ai que trois francs. » Dans cette nécessité, l'idée lui vient qu'une vente à l'Hôtel Drouot pourrait apporter à ses amis et à lui-même un soulagement tout en préparant les voies à une seconde exposition. Sisley, Monet, ainsi que Berthe Morisot (elle a épousé en décembre 1874 Eugène Manet, le frère d'Edouard), se rallient à la proposition de Renoir.

L a vente — elle groupe vingt Monet, vingt et un Sisley, douze Berthe Morisot et vingt Renoir — a lieu le 24 mars 1875, avec pour expert le marchand Paul Durand-Ruel. Philippe Burty en a préfacé le catalogue. Manet, pour essayer de seconder ses cadets dans leur tentative, a écrit quelques jours plus tôt à Albert Wolff, le critique le plus agressif de Paris : « Vous n'aimez pas encore cette peinture-là, peut-être ; mais vous l'aimerez. En attendant, vous seriez bien aimable d'en parler un peu dans Le Figaro. » Wolff, en réponse, a publié un article rédigé à la manière sarcastique qui lui est habituelle (1) ; toutefois, cet article se termine par une phrase que le critique a probablement voulue alléchante : « Cepen-

(1) « Tous ces tableaux nous ont un peu fait l'effet d'une peinture qu'on doit regarder à quinze pas en fermant les yeux à moitié, et il est certain qu'il faut avoir un appartement très grand pour pouvoir y loger ces toiles, si l'on veut en jouir même par l'imagination. C'est, en couleur, ce que sont, en musique, certaines rêveries de Wagner. L'Impression que procurent les impressionnistes est celle d'un chat qui se promènerait sur le clavier d'un piano, ou d'un singe qui se serait emparé d'une boîte à couleurs. »

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dant, ajoute-t-il, i l y a peut-être là une bonne affaire pour ceux qui spéculent sur l'art de l'avenir. »

Les spéculateurs n'affluent pas à l'Hôtel Drouot. E n revanche, « désœuvrés » et « amateurs quinteux » (1) y accourent pour s'amuser « des campagnes violettes, des fleurs rouges, des rivières noires, des femmes jaunes ou vertes et des enfants bleus que les pontifes de la nouvelle école [ont] légués à l'admiration publique (2) ». Les enchères sont houleuses. Défenseurs et adversaires des impres­sionnistes s'affrontent dans un tel vacarme qu'on doit avoir recours à la police pour ramener un semblant d'ordre. Cela compterait peu si la vente n'était, selon le mot de Renoir, et malgré la présence de Duret, de Gustave Caillebotte et de quelques fidèles, un « désastre ».

Durand-Ruel, empêché d'intervenir par ses fonctions d'expert, se voit contraint, navré et furieux, de laisser adjuger à des prix très bas les toiles de ses protégés. Il peut tout au plus retirer quelques tableaux. Au total, les soixante-treize œuvres rapportent moins de douze mille francs (3). Berthe Morisot obtient la plus haute enchère, qui est dérisoire : quatre cent quatre-vingt francs. L'ensemble des vingt Renoir a produit deux mille deux cent cin­quante et un francs. Ils ont dorîc été vendus en moyenne cent douze francs l'un. Dix d'entre eux ont été adjugés entre cinquante et quatre-vingt-dix francs. Le prix le plus élevé a été atteint par une de ses toiles de 1872, Le Pont-Neuf, adjugée trois cents francs.

Nouvelle défaite 1 Mais, dans le domaine des arts, c'est sou­vent de défaite en défaite que ceux qui doivent s'imposer s'ache­minent lentement vers leur triomphe. Bien sûr, cette vente a de quoi désespérer Renoir et ses camarades impressionnistes ; plus encore que leur exposition, elle semble fermer l'avenir, car par elle, ils ont en quelque sorte fourni la preuve — et la plus accablante, la plus préjudiciable qui soit dans le monde des hommes tels qu'ils sont : une preuve chiffrée — du mépris où on les tient. Et pourtant, cette vente est une étape : elle vient de leur donner, sans qu'ils le sachent encore, deux appuis importants, dont l'un sera même pour Renoir capital, décisif. Mêlés à la foule gesticulante, deux hommes étaient là, en effet — deux hommes très différents entre

(1) Philippe Burty, dans La République Française, 26 mars 1875. (2) Gygès, dans Paris-Journal, 25 mars 1875. (3) Exactement, 11.491 francs.

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eux et ne se connaissant pas plus qu'ils ne connaissaient la veille les impressionnistes : l'un, fonctionnaire de l'administration des Douanes, s'appelle Victor Chocquet ; l'autre est Georges Charpen­tier, l'éditeur de la rue de Grenelle, qui, depuis 1873, a sous contrat l'ancien polémiste de L'Evénement, Emile Zola, devenu le romancier — encore sans grand public — des Rougon-Macquart. Pour cent quatre-vingts francs, Charpentier, ravi, s'est fait adjuger une toile de Renoir, Le Pêcheur à la ligne.

Dès le lendemain de la vente, Renoir reçoit une lettre de Victor Chocquet, qui, le complimentant vivement de ses toiles — éloges réconfortants après la défaite de la veille —, lui demande s'il accepterait de brosser un portrait de sa femme. Le peintre, i l va sans dire, acquiesce tout aussitôt. Mais avec quelle surprise ne découvre-t-il pas, en entrant dans l'appartement qu'occupe 198, rue de Rivoli, cet amateur dont i l ignore tout, une étonnante, une merveilleuse collection de Delacroix.

Lillois de naissance — il a cinquante-quatre ans —, Chocquet ne dispose pourtant que de ressources réduites. Dans l'administra­tion des Douanes depuis sa vingt et unième année, il y occupe un emploi modeste, car il s'est toujours refusé à quitter Paris, le terrain de ses chasses, pour gagner quelque région frontalière, ce qui lui aurait valu un avancement plus rapide. Ses appointements de ce fait sont restés médiocres (1). Malgré de petites rentes (ses parents possédaient une filature), i l a beau économiser sur son nécessaire, porter hiver comme été la même redingote, usée par maintes saisons, i l ne peut consacrer à ses achats que des sommes peu élevées. Mais, jointes à une sensibilité d'une finesse et d'une sûreté sans égales, sa connaissance du Paris de la brocante, sa patience et sa ténacité compensent son manque de fortune. Il a, comme le disait Balzac du cousin Pons, « le flair des vilains chiens de chasse et des braconniers qui savent où gîte le seul lièvre de toute la contrée ».

Chocquet profite d'ailleurs des erreurs de son époque. Insoucieux de ce que les autres pensent, ne se préoccupant ni de spéculer ni de tirer vanité de ses collections, i l ne juge que par lui-même. Rien n'entame ses certitudes ; i l ne souffre aucune discussion. Chez lui, le plaisir commande, et commande uniquement. Delacroix,

(1) Le traitement de Chocquet se montait, à la un de sa carrière (1877), à 4.000 francs par an (soit, environ, 10.000 de no» francs).

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que l'on dédaigne, est la grande passion de ce grand passionné, qui, poussé par une idée exclusive, est parvenu, fureteur inlassable, à force de recherches dans mille boutiques de Paris, à réunir, pièce par pièce, ces dizaines de toiles, d'aquarelles et de dessins du maître auquel i l a voué un culte (1), ainsi que ces trois Courbet, ce Corot, ces meubles précieux, ces porcelaines, ces fauteuils de soie rose qui viennent, paraît-il, de Trianon. Son appartement est un vrai musée.

L'an dernier, des amis l'ont empêché de visiter l'exposition des impressionnistes. Il rompra avec ces amis, qui l'ont ainsi privé d'un an de plaisir (2). Un hasard heureux l'a conduit à l'Hôtel Drouot, où il a acheté une Vue oVArgenteuil de Monet. Regardant les Renoir, il leur a trouvé des parentés avec les œuvres de Delacroix. Jadis, un an avant la mort de ce dernier, en mars 1862, Chocquet lui avait demandé de peindre le portrait de sa femme. Le maître romantique, dans une noble lettre, avait décliné la proposition, «< à cause d'une certaine susceptibilité [de ses] yeux ». Ce projet avorté, Chocquet le réalisera avec Renoir ; i l précise tout de suite au peintre qu'il désirerait voir figurer dans ce portrait, derrière le modèle, un des tableaux de sa collection : « Je veux vous avoir ensemble, vous et Delacroix. »

Chocquet, avec son enthousiasme, ce frémissement de la sensi­bilité qui affine son beau visage — yeux petits et vifs, front dégagé sous de souples cheveux blancs, barbe courte et bien lissée —, plaît infiniment à Renoir. L'artiste et le collectionneur sont faits pour se comprendre.

Renoir, dans les prochains mois, vendra plusieurs toiles à Chocquet. Il aura aussi à cœur de le mettre en relation avec certains impressionnistes, en premier lieu avec Cézanne, dont i l est sûr que la peinture le touchera. Ce qui, en effet, se vérifie dès que Chocquet, conduit à Montmartre, dans la boutique du père Tanguy, par Renoir, voit des œuvres de l'Aixois. Désormais, Cézanne sera pour Chocquet un autre Delacroix (3).

(1) A sa mort, il possédera quatre-vingt-deux oeuvres de Delacroix, dont vingt-trois

(2) Ce seront les termes qu'il emploiera lorsqu'il rencontrera Monet pour la première fols, en février 1876 : « Quand je pense, lui dira-t-il, que j'ai perdu une année, que j'aurais pu connaître votre peinture un an plus tôt ! Comment a-t-on pu me priver d'un tel plaisir ? »

(3) La collection de Victor Chocquet, lorsque celui-ci disparut, comprenait, outre les œuvres de Delacroix, de Courbet et de Corot déjà dénombrées, trente-deux Cézanne, onze Renoir, onze Monet, cinq Manet, un Sisley, un Pissarro et un Berthe MoriBOt.

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Les impressionnistes, après cette malheureuse vente à l'Hôtel Drouot, ont remis à plus tard leur projet d'exposition.

L a misère paraît définitivement installée au foyer d'un Sisley ou d'un Monet. « De plus en plus dur, écrit ce dernier à Edouard Manet le 28 juin. Depuis avant-hier, plus un sou et plus de crédit, ni chez le boucher, ni chez le boulanger. Quoique j'aie foi dans l'avenir, vous voyez que le présent est bien pénible... Ne pourriez-vous point m'envoyer par retour du courrier un billet de vingt francs ? »

Renoir, lui, continue à vivoter. Peu à peu, i l bénéficie d'appuis importants. Bientôt, l'acheteur de son Pêcheur à la ligne, Georges Charpentier, se manifeste à son tour. Il souhaitait rencon­trer le peintre. Ainsi Renoir va-t-il être reçu dans l'un des salons les plus brillants de la capitale.

Successeur de son père, Gervais, le fondateur de la maison d'édition, qui publia les grands écrivains romantiques, Georges Charpentier — vingt-neuf ans, tournure agréable, fine moustache, joli visage ombré de rêve et de mélancolie — a eu une jeunesse de fils de famille quelque peu prodigue. Zizi (ce surnom lui vient d'un léger zézaiement) fut un habitué du café Tortoni et des éta­blissements de la Grenouillère, à Bpugival. « Tu viens chez Four­naise, Georges, i l y a du linge ! » Il aurait voulu devenir peintre et entretient quelques vains regrets pour une vie dont on peut croire que l'attiraient surtout les apparentes facilités, les séductions men­songères de la bohème. Cela explique le large accueil que sa femme, Marguerite Lemonnier, réserve aux artistes dans son salon, ce-qui est une façon, très habilement féminine, d'apaiser une nostalgie et d'en conjurer les maléfices en la flattant de quelque simula­cre.

Fille de Gabriel Lemonnier, qui fut, sous le Second Empire, joaillier de la couronne, mais que la guerre de 1870 a en partie ruiné, Mme Charpentier appartient à une famille de grands bourgeois qui a produit, au cours des siècles, une suite continue de notables, d'hommes versés dans les lettres ou dans les sciences, comme le botaniste Louis-Guillaume Lemonnier grâce à qui furent acclimatés en France, nous dit Cuvier, « la belle-de-nuit à longues fleurs, l'acacia rose et l'amandier à fleurs satinées ». L'usage du monde

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est chez les Lemonnier presque atavique. Dès son mariage avec Georges Charpentier, au printemps de 1872, Marguerite a tenu salon dans l'appartement que le couple a occupé jusqu'à cette année au quai du Louvre. Les Charpentier ont, en effet, emménagé depuis peu au 11, rue de Grenelle, dans un hôtel particulier (1), qui communique avec l'hôtel de la duchesse d'Uzès, rue de la Chaise. La librairie est installée au rez-de-chaussée ; l'appartement à l'étage.

On peut douter que Mme Charpentier ait à l'excès de l'admira­tion, sinon une admiration de courtoisie, pour les écrivains, les artistes, les hommes politiques qui hantent son salon. L'admiration, la vraie, celle qui agit dans un être comme un levain, demande un abandon, une générosité de cœur» un oubli de soi-même dont ne semble pas fort pourvue la fdle du joaillier. Les lèvres minces et facilement ironiques, les yeux gris, d'un gris tirant un peu sur le vert, elle a un port qui eût pu convenir à une reine. Le milieu de sa naissance, l'habitude du luxe, des relations de haut rang, des compliments et des hommages ont affirmé en elle un sentiment de supériorité, qui se trahit par une certaine condescendance, que l'éducation et les amabilités ne réussissent pas à voiler tout à fait. Les invités de la rue de Grenelle contribuent à son prestige ; ils lui sont une cour. Les femmes, à qui rien n'échappe des femmes, l'appellent Marie-Antoinette (dans les soirées costumées, elle- se travestit souvent en reine de Trianon), mais comme Mme Charpen­tier n'est pas très grande, elles précisent, vipérines, qu'il s'agit d' « une Marie-Antoinette raccourcie par le bas ».

A la vérité, on a bien des raisons de jalouser cette maîtresse femme. Sa personnalité certaine, son intelligence, sa culture — elle s'occupe d'ailleurs de fort près de la maison d'édition, à laquelle elle n'est pas sans imprimer sa marque —, son charme, sa distinc­tion, son tact et aussi son indulgence ou, qui sait ? son indifférence aux opinions, aux passions de ceux qui se rencontrent chez elle lui ont permis de donner à son salon un éclat singulier et le caractère qui lui est propre : elle admet, recherche les gens de tout bord, de tout milieu, de toute extraction pourvu que les distinguent la renommée ou le talent.

La vocation déçue de Georges Charpentier, l'affectueux intérêt que cet homme débonnaire éprouve pour les peintres, le plaisir que lui cause Le Pêcheur à la ligne amènent ainsi Renoir à paraître,

(1) Il a été détruit en 1962.

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comme on l'en prie, dans ce salon. Il s'y glisse, intimidé, essayant de masquer son inexpérience de la vie mondaine par des attitudes volontairement gauches, désarmantes par l'excès même de lenr feinte balourdise (1). Les Charpentier s'efforceront de le mettre à l'aise, de même que certains de ses amis, certaines de ses connais­sances qu'il retrouve auprès d'eux, comme Degas, comme Manet, qui, du salon au fumoir japonais, virevolte, très dégagé, la repartie vive, attentif aux jolies femmes, à Isabelle Lemonnier, la sœur cadette de Mme Charpentier, comme le peintre De Nittis, comme le critique du Rappel, Ernest d'Hervilly, qui, lui non plus, n'a pas craint de soutenir de ses enchères, les impressionnistes lors de leur vente à l'Hôtel Drouot, ou comme Emile Zola, qui vient enfin d'obtenir un premier succès avec La Faute de l'Abbé Mouret et chez qui l'ambition, le désir de conquête, la pugnacité, l'âpre et sourde ardeur qui l'anime se lisent dans les moindres gestes, les moindres paroles : « Il semble toujours discuter avec son interlo­cuteur », remarque Georges Rivière.

Mais, ainsi qu'au Guerbois hier, aujourd'hui à la Nouvelle-Athènes, Renoir, en ce salon, restera toujours un peu à l'écart, se contentant de regarder, d'observer de son œil de poule aux aguets les hôtes des Charpentier, Flaubert, dont la grosse voix tonitrue des facéties « hénaurmes » — « Il a l'air, dit Degas, d'un colonel en retraite qui place des vins » —, le poète Théodore de Banville, Jules Ferry, Barbey d'Aurevilly, le « connétable des Lettres », sanglé dans son habit serré d'une ceinture écarlate — « Si je communiais, monsieur, j'éclaterais » —, Emile Bergerat, l'ami de jeunesse de l'éditeur, Edmond de Goncourt, que Barbey d'Aurevilly appelle « la veuve » depuis que son frère Jules est mort, et qui se tient là, monocle, roidi, sombre, taciturne, distant, jouant l'ennui et malade d'envie, les deux filles de Théophile Gautier, Judith, la femme de Catulle Mendès, qui verse dans la critique, où elle se montre résolument hostile à l'art moderne (2), et Estelle, la femme de Bergerat, le peintre mondain Carolus-Duran, à qui sa jactance, son m'as-tu-vuisme, ses costumes extravagants ont

(1) Michel Robida, petit-neveu de Mme Charpentier, qui a consacré d'intéressants ouvrages à l'histoire de sa famille, a remarqué à juste titre le ton curieux, à demi-burlesque, des lettres de Renoir aux Charpentier. En voici un exemple : • Mon cher ami, que je vous demanderai, écrira-t-il un jour à Georges Charpentier, si c'est dans la possibilité nonobstant, la somme de trois cents francs avant la (In du mois, si c'est possible, que je suis bien désolé que ce soit la dernière fois et que je n'aurai plus à vous écrire que des lettres banales, toutes bêtes, sans rien vous demander, parce que vous ne me devrez plus rien excepté le respect, que je suis plus vieux que vous. Je vous envoie pas ma facture parce que j'en ai pas... »

(2) « L'Exposition a son bouffon... », écrivait-elle à propos de .Manet lors du scandale de l'Olympia au Salon de 1865, dang L'Entr'acte du 19 mai.

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valu le sobriquet de « Caracolus-Caracolant », Joris-Karl Huysmans, grand garçon morose, osseux et maigre, à la barbe mal peignée de filasse jaune, Henner, le peintre, très sagement académique membre du jury du Salon depuis l'an dernier, qui va de groupe en groupe, de « son allure un peu lourde de sabotier alsacien (1) », répondant à chacun avec une matoise bonhomie, le verbe lent, marqué par un fort accent de terroir, d'une modestie peut-être naturelle, mais visiblement accusée, au reste sans illusion sur son « œuvre », simplement satisfait de son heureuse carrière d'ancien prix de Rome, car il pense que « lorsqu'on y réussit, il y a plus de profit à fabriquer des tableaux que des sabots, comme i l aurait pu le faire dans son village (2), et, à côté de lui, non moins amène, contant de plaisantes histoires d'un ton chantant, chaud d'inflexions méridionales, l'auteur de Tartarin de Tarascon, l'aimable, le doux, le délicat Alphonse Daudet, et plus loin, ravissante, cette comé­dienne de dix-huit ans sur laquelle Renoir attarde son « œil en clou (3) » : Jeanne Samary, qui, le 24 août, a débuté au Théâtre-Français...

Les Charpentier commanderont à Renoir plusieurs portraits, d'abord ceux de leurs enfants, Georgette et Paul (4). Le luxe dont s'entourent l'éditeur et sa femme est pour le peintre un élément certain d'inspiration. Il ressent un évident plaisir à traduire par ses couleurs l'atmosphère chaleureuse de ce milieu élégant. L a lumière qui joue sur les étoffes de prix, qui caresse les épidermes flatte sa sensibilité et l'aide à approfondir les ressources de son métier.

Ces commandes s'ajouteront à celles de Chocquet et de Durand-Ruel. Par ses relations qui se multiplient, Renoir ne désespère pas de devenir un portraitiste recherché. Ce serait sans doute pour lui le moyen d'échapper à ses persistantes difficultés.

Il participe aux expositions impressionnistes de 1876 et de 1877. Mais ces expositions ont plutôt pour résultat d'éloigner les amateurs, et, en 1878, Renoir décide de se présenter au Salon officiel. On y

(1) Georges Rivière. (2) Georges Rivière. (3) George Besson. (4) Antérieurement à ceux-là, Michel Florisoone et, à sa suite, Michel Robida men­

tionnent un portrait de la mère de l'éditeur. Mais il y a lâ une confusion de noms. Le portrait auquel il est fait ainsi allusion — Renoir l'exécuta vers 1869 — est celui de Mme Théodore Charpentier, belle-mère de Charles Le Cœur.

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admet une de ses toiles, La Tasse de chocolat. Il suppose que ce tableau, excellent échantillon de son art de portraitiste, pourra lui amener quelque clientèle. Les clients, à vrai dire, n'accourent pas en foule. Mais, du moins, Mme Charpentier commande à Renoir un grand portrait, destiné à figurer, et en excellente place — la femme de l'éditeur s'emploiera à ce qu'il en soit bien ainsi —, au prochain Salon.

Renoir ne se dissimule point que ce portrait de vaste dimension — 1 m 54 sur 1 m 90 — est pour lui une « chance » peut-être décisive. Il doit peindre Mme Charpentier nonchalamment assise sur un canapé de son salon japonais, avec, auprès d'elle, ses deux enfants, Paul et Georgette ; celle-ci sera elle-même assise sur le gros saint-bernard de la maison, Porto, coulant sa tête entre ses pattes. Le peintre, dans cette oeuvre, ne laisse pas de flatter Mme Char­pentier. Il évoque, avec tout un chatoiement de couleurs précieuses, le cadre élégant où elle vit, les kakémonos du mur et leurs grands oiseaux, la soie fleurie du canapé, le carafon, les verres, l'assiette de raisin et le vase de roses placés sur un petit guéridon. Ses blonds enfants, vêtus de blanc et de bleu pâle, sont peints comme pour être les plus beaux enfants du monde. Elle-même paraît dans le tableau plus grande qu'au naturel avec sa longue robe noire à traîne — signée du couturier Worth —, qu'allonge encore une balayeuse de dentelle. Renoir s'applique. Il veut plaire. Aussi y a-t-il dans son œuvre moins de libre vivacité que de virtuosité. Telle est heureusement sa maîtrise que son art voile les quelques petits artifices auxquels il a recours pour l'arrangement de l'ensemble.

« Votre peintre ordinaire » : Renoir se donne ce titre quand il écrit à Mme Charpentier. L'hôtel de la rue de Grenelle devient le centre de son existence. L'intérêt de l'artiste et les soucis mondains de son modèle se rejoignent. Il ne saurait être question que Renoir subît un échec devant le jury. Aussitôt le portrait achevé, Mme Char­pentier « se met en campagne », intervient personnellement ou fait intervenir des amis auprès des académiques. Pour reprendre les termes de Renoir, elle les « secoue vigoureusement ». Le peintre ne risque plus un geste sans demander à sa protectrice des conseils — et une tacite autorisation —, sans faire appel, comme il le dit, à son « inépuisable bonté ». Il lui adresse des visiteurs désireux de voir le portrait, Berthe Morisot, le banquier Charles Ephrussi, le collectionneur Charles Deudon ; ces deux derniers, lui précise-t-il,

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sont « des amis intimes de Bonnat », et Bonnat est, ainsi que nul ne l'ignore, l'un des membres les plus influents du jury. Bien avant d'être exposé, le portrait sera connu et loué. Dès janvier 1879, Chocquet annonce à Cézanne, qui se trouve à l'Estaque, « la bonne réussite de Renoir ».

Renoir continue à travailler pour le Salon. Dans son envoi, il adjoindra au tableau de Mme Charpentier, d'accord avec cette dernière, un portrait en pied de Jeanne Samary. Seulement, la trop rieuse comédienne manque souvent les rendez-vous, et Renoir, agacé, songe à remplacer son portrait par celui d'une petite fille, Marthe Berard, qu'il brosse en ces mêmes jours.

Renoir doit cette commande à Deudon, qui a chaudement plaidé sa cause, vanté son talent aux parents de Marthe, ses amis, en leur montrant la Danseuse. Ancien secrétaire d'ambassade, Paul Berard, le père — quarante-six ans —, est un homme aimable, disert, d'un goût fin, mais qui ne se pique pas d'être particulière­ment connaisseur en peinture. Après avoir balancé un moment, i l s'est, ainsi que sa femme, laissé convaincre par Deudon. Renoir, malgré l'accueil très affable qu'il reçoit chez les Berard, dans l'hôtel Empire qu'ils habitent au 20 de la rue Pigalle, prend garde de ne point effrayer par trop d'audaces ses nouveaux clients. Sa toile est fine, délicate, d'un art mesuré (1).

Mme Charpentier, sur la prière de Renoir, est allée voir le portrait de la petite Marthe. L'œuvre ne lui plaît-elle qu'à demi, ou bien juge-t-elle préférable de paraître au Salon en compagnie d'une comédienne applaudie plutôt que d'une enfant ? Toujours est-il que Renoir déposera au palais de l'Industrie le portrait, enfin terminé, de Jeanne Samary. Ce portrait, Mme Charpentier est venue l'examiner dans l'atelier du peintre, rue Saint-Georges. Elle l'a regardé attentivement, mais sans doute en songeant plus au modèle qu'à la toile, car de ses lèvres sont tombés ces mots un peu surprenant pour l'artiste : « Elle est très bien, mais comme elle a des salières ! » (2).

(1) Elle appartient aujourd'hui au musée de Sâo Paulo. (2) Ce portrait de Jeanne Samary appartient aujourd'hui au musée de l'Ermitage,

à Leningrad, celui de Mme Charpentier et de ses enfants au Metropolitan Muséum de New York. On ne sait combien fut payée cette dernière toile à l'artiste. Les renseignements sur ce point ne concordent pas. Selon Meier-Gracfe, le prix aurait été de trois cents francs, ce que semblerait confirmer une repartie un peu acide de Renoir, qui a été recueillie. Mais questionné une autre fois par Vollard, Renoir répondit qu'on avait dû lui payer son tableau • dans les mille francs ». Cela semble plus près de la vérité. On notera, en effet, qu'en 1880, Monet, beaucoup mieux armé, il est vrai, que Renoir pour les discussions commerciales, céda, après quelques marchandages, pour la somme de quinze cents francs, son tableau La Débâcle à Mme Charpentier, qui désirait en faire cadeau à son mari.

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Mme Charpentier ne s'est jamais autant qu'à présent attachée aux questions artistiques, cela peut-être pour des raisons intimes et ne concernant la peinture qu'indirectement. A mesure que les années passent s'accroît la mélancolie de son mari. Il n'est aucun des familiers du salon qui ne remarque l'air « désabusé » du tranquille Zizi. On croirait difficilement que l'heureux éditeur de Zola, de Daudet, est ce garçon sans joie, doutant de lui-même, appréhendant les complications et qui volontiers n'entreprendrait rien. Sa femme l'amène pourtant à créer une revue hebdomadaire consacrée aux lettres, aux arts et aux mondanités, La Vie Moderne, et, de surcroît, à ouvrir dans les locaux de la revue une galerie où — initiative promise à un grand avenir —, les expositions particulières, jusqu'alors exceptionnelles, seront la règle.

Installée à l'angle du boulevard des Italiens et du passage des Princes, La Vie Moderne publie son premier numéro le 10 avril. Emile Bergerat dirige la publication ; le frère de Renoir, Edmond, qui, poursuivant une carrière de journaliste, est devenu rédacteur en chef de La Presse, s'occupera des expositions. Elles seront fort éclectiques, ces expositions, et montreront de reste les goûts mélangés de la protectrice de Renoir. Tandis que La Vie Moderne reproduira des dessins de Bonnat, de J. P. Laurens ou de Détaille, elle réservera sa galerie à des expositions de De Nittis, de Louise Abbéma ou d'Antoine Vollon. Renoir, bien entendu, collaborera au périodique, mais certainement plus pour être agréable à Mme Char­pentier que par goût réel ou espoir d'un profit : « On devait être payé sur les bénéfices à venir ; c'est dire que nous ne touchâmes pas un sou », expiiquera-t-il (1). Et — ce qui offre pour lui un tout autre intérêt — la galerie accueillera ses oeuvres dans quelque temps.

Tandis qu'il attend le Salon, ses amis impressionnistes présentent

(1) Il publia dans La Vie Moderne quelques portraits : ceux de Léon Riesener (17 avril), du comte de Beust (8 mai), d'une jeune fille (3 juillet), de Théodore de Banville (10 juillet). Sa collaboration alors s'interrompit ; elle ne reprit qu'en 1883. Le peintre racontait plus tard : « Le plus terrible de tout, on nous imposait, pour nos dessins, un papier... Il fallait s'aider d'un grattoir pour rendre les blancs ; je n'ai jamais pu m'y faire. »

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dans un local de l'avenue de l'Opéra leur quatrième exposition, ouverte le jour même où Charpentier mettait en vente le premier numéro de sa revue.

« Vous êtes prié d'assister aux service, convoi, enterrement de messieurs les Impressionnistes », écrit Armand Silvestre le 24 avril dans La Vie Moderne. Les amis de Renoir ont, en effet, abandonné cette année leur dénomination d'impressionnistes pour se qualifier simplement d '« artistes indépendants ». Tout va de mal en pis pour le groupe. L a défection de Renoir a entraîné celle de Sisley. « Je suis fatigué de végéter », avouait celui-ci à Duret au mois de mars ; et, à son tour, i l s'est résolu à faire un envoi au Salon. Cézanne a agi pareillement. Ainsi, d'eux-mêmes, Cézanne et Sisley se sont-ils, comme Renoir, mis à l'écart du groupe. Mais leur décision n'a pas eu le même résultat que celle de Renoir. Si le jury du Salon a accepté sans difficulté les toiles de ce dernier, i l a refusé les leurs. L'un et l'autre vont désormais s'enfoncer peu à peu dans une quasi totale solitude. Ils ont perdu ; tout au moins selon les hommes. « C'est effrayant, la vie ! » murmure Cézanne.

Renoir, lui, a gagné. Dès que le public est admis au palais de l'Industrie, le 12 mai, le succès qu'on prévoyait se confirme. Jeanne Samary a moins d'entregent — ou plus d'indifférence — que Mme Charpentier : Huysmans remarque non sans irritation que l'on a « si étrangement placé (son portrait) au ciel d'un des dépotoirs du Salon, qu'il est absolument impossible de se rendre compte de l'effet que le peintre a voulu donner. On pourrait peut-être coucher aussi des toiles le long des plafonds pendant qu'on y est 1 » grogne l'écrivain. En revanche, le portrait de Mme Charpentier, accroché à la hauteur de la rampe, s'offre directement aux regards des visiteurs. Aussitôt, c'est un concert d'éloges.

« Au premier rang de ceux que tourmente l'esprit nouveau et qui cherchent dans la vie environnante la matière d'un art original, sans imitation ni ressouvenir, il faut placer M . Renoir, écrit Cas-tagnary. Nul n'a moins d'attaches visibles. D'où sort-il ? Aucune école, aucun système, aucune tradition ne peut le revendiquer comme sien. Ce n'est pas un spécialiste s'adonnant à un genre exclusif, paysage ou nature morte ; c'est un peintre complet, pei­gnant l'histoire ou les mœurs (qui seront de l'histoire dans un quart de siècle), et subordonnant les choses à l'être, la scène à l'acteur. On l'a vu parfois mêlé aux impressionnistes, ce qui a

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contribué à jeter quelque équivoque sur sa manière ; mais il ne s'y attarde point, et c'est au Salon, concurremment aveo le gros des artistes, qu'il vient demander sa part de publicité. L a critique ne peut manquer de lui être favorable. Son Portrait de Mme Char­pentier et de ses Enfants est une œuvre des plus intéressantes. Peut-être les figures sont-elles un peu courtes, un peu ramassées dans leurs proportions, mais la palette est d'une richesse extrême. Une brosse agile et spirituelle a couru sur tous les objets qui composent cet intérieur charmant ; sous ses touches rapides, ils se sont disposés avec cette grâce vive et souriante qui fait l'enchantement de la couleur... Il y a là les éléments d'un art vivace, dont nous attendons avec confiance les développements ultérieurs. »

Toute la critique, ou presque, entonne de semblables louanges. Le portraitiste d'une sociétaire de la Comédie-Française, de la femme et des enfants d'un grand éditeur ne saurait être un mauvais peintre. Les yeux voient maintenant ce qu'hier ils se refusaient à voir. Malgré un certain arbitraire dans la composition de sa toile, le peintre de Mme Charpentier n'a pas changé ; son art reste le même. Mais cela, on ne consent pas à l'admettre. L'impressionnisme n'est plus cette peinture de communards qui barbouillaient à dessein, par défi, des « sujets grossiers ». « L'impressionnisme ? Il se nettoie ; il met des gants. Bientôt, il dînera en ville », s'écrie dans L'Art Charles Tardieu.

« Je crois que (Renoir) est lancé. Tant mieux ! C'est si dur, la misère », écrit Pissarro à Murer le 27 mai. Quelques jours plus tard, en juin, La Vie Moderne consacre à Renoir une de ses expo­sitions et publie sur lui, dans son numéro du 19, une longue étude d'Edmond. De leur côté, les Berard, tout à fait conquis, invitent le peintre à venir cet été chez eux dans leur propriété de Normandie.

Les Berard possèdent sur le littoral de la Manche, à une dizaine de kilomètres de Dieppe, près de Berneval, à Wargemont, un manoir dont la sobre architecture se dresse au milieu d'un parc. Contrairement à Monet, Renoir ne connaît presque pas la mer. Un court voyage au Havre qu'il fit jadis avec Sisley, des passages à Libourne et à Bordeaux durant la guerre franco-allemande, voilà les seules occasions qu'il a eues jusqu'alors d'approcher les côtes. Il découvre la vie des plages, les hautes falaises crayeuses du pays de Caux avec un indicible plaisir.

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Wargemont n'est qu'agrément pour lui. Il savoure la quiétude de ces heures estivales, l 'atmosphère de chaude et amicale sympa­thie dont l'entourent les Berard. Du matin au soir, i l peint à sa guise, au milieu des rires et des cris des garçons et des filles dont la maison est pleine. Il y a là Jes trois enfants des Berard, mais aussi des neveux, des nièces. Renoir les taquine, les accompagne sur la plage. Un panama sur la tête, des espadrilles aux pieds, il vagabonde avec son chevalet à Berneval, à Dieppe, jusqu'à Pourville. Il peint les baigneurs, les falaises et, dans un grand tableau qu'il réserve au Salon, des pêcheuses de moules à Berneval, une femme portant sur le dos une hotte et un trio d'enfants aux tignasses ébouriffées.

Pour la première fois de son existence, Renoir jouit de la tran­quillité que donne le succès, de cette paix de l'âme, de cette insou­ciance qu'il permet à l'endroit de tout ce qui n'est pas l'objet d'une passion et en quoi réside son avantage majeur, au fond son unique et véritable gain — un gain de vie : ne plus avoir à s'occuper d'argent, écouter ce qui bouge en soi, chanter son chant — travailler, pour employer ce mot qui ne convient guère puisqu'il s'applique indifféremment aux labeurs mercenaires et à ce libre accomplissement de soi qui est celui des créateurs...

Renoir peint. Il est heureux. Il peint Marthe en petite pêcheuse de Berneval. Il peindra son frère André en collégien. Jamais en repos, i l brosse également des décorations à l'intérieur du manoir, dans le salon, dans la bibliothèque, dans la salle à manger où i l peint, en pendants, une Chasse d'été et une Chasse d'automne. Apercevant sur la table du grand salon une bassine de cuivre, il y jette prestement le rose et rouge éclat d'un bouquet de géra­niums. A Dieppe, au Bas-Fort-Blanc, la femme du docteur Blanche, Paliéniste, lui a demandé une décoration ; et non moins prestement i l a exécuté, « comme il eût écrit un autographe sur l'album » de Mme Blanche, deux dessus de porte, d'une pâte légère et vaporeuse.

Renoir ne s'accorde récréation que le samedi ; ce jour-là, i l monte dans l'omnibus des Berard avec le cuisinier et le maître d'hôtel, ses « copains », et il s'en va à Dieppe se mêler à la foule du marché.

Certaine fois, invité à dîner chez Mme Blanche en même temps que Degas, Renoir s'entendra apostropher par celui-ci : « Monsieur Renoir, vous n'avez pas de caractère 1 Je n'admets pas que l'on

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fasse de la peinture sur commande. Vous travaillez pour la finance, quoi ! Vous ferez le tour des châteaux avec M . Charles Ephrussi, vous exposerez bientôt aux Mirlitons (1) comme M. Bouguereau ! » Renoir haussera les épaules.

Sous les hêtres du parc de Wargemont, les enfants se poursuivent. Renoir peint la roseraie qui aligne ses massifs devant le château. Ses yeux clignotent tandis qu'il peint, qu'il observe sous le bleu du ciel d'été la chair des roses épanouies et la façade couleur de miel du château.

Ses yeux clignotent de plaisir...

H E N R I P E R R U C H O T .

(1) Le Cercle des Mirlitons, d'esprit très académique.