20
RENOUVEAU DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE ? Stéphane Haber Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avril pages 131 à 149 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-131.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Haber Stéphane, « Renouveau de la philosophie sociale ? », Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 131-149. DOI : 10.3917/espri.1203.0131 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. © Editions Esprit

Renouveau de la philosophie sociale ?

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Renouveau de la philosophie sociale ?

RENOUVEAU DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE ? Stéphane Haber Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 131 à 149

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-131.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Haber Stéphane, « Renouveau de la philosophie sociale ? »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 131-149. DOI : 10.3917/espri.1203.0131

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 2: Renouveau de la philosophie sociale ?

Renouveaude la philosophie sociale ?

Stéphane Haber*

LE terme « philosophie sociale » ne parle pas de lui-même. Ilcorrespond d’abord, on le devine, à une volonté de prendre très ausérieux le donné social en général : les réalités collectives – insti-tutions et tendances, groupes, ensembles et contraintes, affects,croyances, pratiques et règles partagés, rapports et configurationsd’ensemble –, ainsi que les expériences qui leur correspondent.Quiconque fait (en se réclamant ou non de ce terme) de la « philo-sophie sociale » doit donc penser que ce genre d’entités peut bénéficier d’analyses susceptibles d’être classifiées comme philo -sophiques. Et, inversement, il doit estimer que de telles analysespeuvent contribuer à résoudre des problèmes philosophiques d’ordreplus général ou plus transversal. Entre la philosophie politique, quel’usage autorise à s’envoler rapidement vers les régions du Meilleurou du Bien, et les sciences sociales, qui acceptent de toujoursdépendre du travail consistant à expliquer la diversité de l’existant,un domaine précaire se dégage.

Il se révèle même, à la réflexion, relativement étendu. Car ce queles spécialistes nomment « ontologie sociale » – des recherches quigravitent autour des questions suivantes : Quel degré d’autonomiefaut-il accorder aux réalités collectives ? Dans quelle mesurepeuvent-elles être réduites à un niveau distinct, par exemple l’ac-tion individuelle, et, sinon, pourquoi ? – constitue assurément une

Mars-avril 2012131

* Professeur à l’université Paris Ouest, il est notamment l’auteur de l’Homme dépossédé.Une tradition critique de Marx à Honneth, Paris, CNRS Éditions, 2009.

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page131

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 3: Renouveau de la philosophie sociale ?

partie importante de la philosophie sociale, peut-être même sonsocle fondateur1. C’est là, en effet, que se trouvent justifiés l’usageet la position hiérarchique respective de ces grandes catégories inti-midantes qui nous servent à concevoir le sens du collectif engénéral : est-il fondamentalement composé de structures, de conven-tions, de systèmes, d’interactions, d’institutions, de dominations,d’effets latéraux d’actions antérieures ou présentes ? Est-il d’abordle produit de l’activité humaine ou l’un de ses préalables, logique-ment antérieurs ? Mais, en même temps, l’ontologie sociale n’est pasforcément toute la philosophie sociale. À cette dernière peut reveniraussi la charge de résoudre des problèmes moins abstraits, relevantdu champ normatif (Y a-t-il des modèles de réalités collectives plusdésirables que d’autres et, si oui, pourquoi ?) ou encore relatifs à desphénomènes historiquement singuliers (ceux qui ont trait aux carac-tères et aux transformations de ces mêmes réalités).

En bref, à propos de l’univers dit social, ce que l’on appellephilosophie sociale fait circuler et se rencontrer des interrogationsontologiques (sur la nature des choses sociales), des interrogationsnormatives et, enfin, des interrogations historiques (au sens desquestions conceptuelles soulevées par l’interprétation de certainesexpériences ou de certains phénomènes déterminés). En quel sensles auteurs de langue française ont-ils participé, ces dernièresdécennies, à l’émergence ou à la réaffirmation de la philosophiesociale ainsi comprise ?

La tentation de l’objectivisme

Avec des auteurs tels que Claude Lefort ou CorneliusCastoriadis, la pensée philosophique de langue française a étémarquée par la volonté de réhabiliter le politique. On insistait surle fait que la sphère des choix collectifs, de l’organisation conscienteet des représentations que les collectivités se donnent d’elles-mêmes n’est pas subordonnée à des intérêts préexistants. Ellepossède son autonomie, et c’est même cette autonomie qui peutconférer un sens à la vie sociale. Le propre des premiers écritsd’Alain Renaut2 fut, en quelque sorte, de retraduire ce thème dans

Renouveau de la philosophie sociale ?

1. Voir John Searle, la Construction de la réalité sociale (1995), Paris, Gallimard, 1998 ;Frédéric Nef et Pierre Livet, les Êtres sociaux, Paris, Hermann, 2009.

2. Voir Alain Renaut, Philosophie politique, t. III (avec Luc Ferry), Paris, PUF, 1985 ; id.,l’Ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989.

132

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page132

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 4: Renouveau de la philosophie sociale ?

un nouveau vocabulaire (celui de la norme et du droit), le radicali-sant en fait jusqu’à un seuil critique qui conduisit à une sorte derelativisation ontologique du social.

Dans le contexte d’une intense mobilisation publique autour dela notion de « droits de l’homme » dans laquelle, à l’époque,semblaient devoir se concentrer les acquis de l’analyse du totalita-risme, Renaut entendait partir du constat selon lequel les incerti-tudes normatives des philosophies « postmodernes » suffisent à lescondamner théoriquement3. Pour y voir clair, nous devrions plutôtnous considérer nous-mêmes et considérer les autres comme desêtres rationnels, des êtres qui s’orientent en fonction de raisonsqu’ils entendent et expriment, ce qui constitue une base nécessaireet suffisante pour concevoir la société juste. S’engageant dans cettevoie claire, mais étroite, le philosophe s’autorise à se placer à unniveau où cessent de compter l’inertie des rapports sociaux, l’apportdes interactions et des influences collectives, la consistance desréalités partagées, le poids de l’histoire et la manière dont il seressent dans la sphère du vécu. Le seul chemin vers l’objectivitésociale est celui que procure l’idée de « droit » entendu comme ledispositif consistant à assurer objectivement la coexistence durabledes êtres rationnels qui se reconnaissent comme rationnels.

Une telle position se trouve exposée à un certain nombre de diffi-cultés analytiques. On peut se demander, en particulier, si lesconcepts de rationalité, de subjectivité et d’autonomie qui enforment le socle correspondent à des phénomènes si nets et siunivoques que cela. Et l’on peut se demander pourquoi, si jamaiscet obstacle pouvait être surmonté, la possession de ces qualitésdevrait donner aux individus humains un statut spécial, suffisant àjustifier le point de vue de vue moral ou juridique (au sens des« droits de l’homme ») qu’ils mettent en œuvre et dont ils entendentbénéficier.

La critique à laquelle Vincent Descombes soumet la position deRenaut dans le Complément du sujet peut se comprendre comme unemanière de se saisir de ces interrogations jusqu’au point où ellesimpliquent la redécouverte de la valeur de l’argumentation fonda-trice de la philosophie sociale4. De même que la philosophie poli-tique part du fait du pouvoir (subordination et décision), laphilosophe sociale, pourrait-on dire, se réfère historiquement à

Renouveau de la philosophie sociale ?

3. Voir L. Ferry, A. Renaut, la Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985.4. Vincent Descombes, le Complément du sujet, Paris, Gallimard, 2004, p. 401 sq.

133

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page133

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 5: Renouveau de la philosophie sociale ?

Renouveau de la philosophie sociale ?

134

l’existence objective et à la pesanteur des êtres visibles ou invisiblesqui, transcendant l’individu, constituent le collectif. La position clas-sique de la philosophie sociale (celle qui s’exprime chez des auteurstels que Hegel, Dilthey ou Durkheim) revient même, plus précisé-ment, à affirmer que le cœur du social est à chercher dans uncertain nombre de grands éléments intégrateurs fortement institu-tionnalisés (l’État, le droit, la religion, les symboles universels, lesvaleurs culturelles) et que les phénomènes plus insaisissables (leshabitudes collectives, les sensibilités, les courants, les tendances)sont encore à penser sur ce modèle. Ces deux ensembles forment ceque l’on peut appeler l’objectivité sociale centrale. À suivre l’ar-gumentation du Complément du sujet, rappeler la force de cette posi-tion suffit à mettre en cause la crédibilité d’un normativisme axé surle thème de l’autonomie subjective.

Certes, par rapport aux auteurs de la tradition philosophique etsociologique, le propre de Descombes est de braquer le projecteurvers l’endroit où cette objectivité apparaît presque immanente àl’ordre de l’activité engagée par un agent déterminé : ce sont lesrègles pratiques (celles qui disent comment il faut s’y prendre dansles circonstances variées de la vie) qui importent, ce par quoi l’ob-jectivité sociale s’est faite chair. Cette objectivité devient doncimmédiatement homogène à l’ordre de l’action humaine, celui oùl’individu pose des fins déterminées qu’il accomplit en fonction deconditions données. C’est pourquoi Descombes peut retenir la facepositive, éthique et dynamisante, de cette saillance de l’objectivité,plutôt que sa dimension contraignante et fonctionnelle (queDurkheim accentuait fortement dans certains de ses textes). C’est,par excellence, l’institution qui permet à l’action humained’échapper à l’insignifiance et de s’engager dans l’explorationproductive de la pluralité indéfinie des fins dont elle est porteuse.Mais, à propos de Descombes, on peut encore parler sans paradoxed’objectivisme au sens où, dans sa perspective, on estime s’êtreacquitté de sa tâche après avoir mis en valeur conceptuellement ladéfinition du social par l’extériorité et l’antériorité par rapport à l’ac-tion individuelle, suivant le paradigme de l’institution, la poursuitede l’analyse étant entièrement rejetée du côté du travail empirique.Tout est dit, philosophiquement, à propos de la nature du social lors-qu’on s’est convaincu de la consistance et de la nature paradigma-tique des éléments intégrateurs. Et lorsque, en conséquence, on aconclu que les individus agissent selon des règles qu’ils n’ont paspu inventer, qu’ils ont intériorisées.

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page134

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 6: Renouveau de la philosophie sociale ?

Cependant, l’un des talons d’Achille de l’objectivisme typiquede la philosophie sociale classique réinvesti par Descombes estévidemment la mise hors circuit qu’il est obligé de faire subir àl’émergence, à la tension et à la crise, accordant implicitement unprivilège méthodologique exorbitant à la normalité routinière et àl’autoreproduction silencieuse des objectivités particulières.Méthodologiquement, la fragilité est d’abord située du côté de l’in-dividu qui, suppose-t-on, s’effondre ou reste indéterminé (il n’agitpas, pour reprendre la perspective de Descombes) s’il ne bénéficiepas de soutiens convenables et n’intériorise pas les exigencesportées par les institutions.

L’apport des sciences sociales

Peut-être faudrait-il, pour débloquer une situation qui, au vu dela discussion Renaut/Descombes, semble finalement renvoyer àl’antinomie banale du sociologisme et du subjectivisme, rappelerque philosophie sociale, en fonction du projet qui l’anime, doitessayer de se reconnaître dans certaines orientations des sciencessociales. Celles-ci s’avèrent en effet consommatrices et surtoutproductrices de modèles interprétatifs en théorie sociale qui onttoutes les qualités requises pour se voir qualifiés de philosophiques,la défense des frontières disciplinaires ne semblant pas ici de mise.Or, certains des thèmes caractéristiques de la sociologie de languefrançaise actuelle contribuent indirectement à mettre en questionl’ontologie qui dérive d’une majoration de l’objectivité persistante.Plus précisément, la prégnance de ces thèmes semble montrer queles gestes sociologiques primordiaux, ceux qui définissent les inté-rêts de connaissance capables d’ouvrir le champ de la connaissancede la réalité sociale dans sa totalité, ne peuvent plus rester dansl’ombre de l’objectivité sociale. Nous mentionnerons trois exemples.

Tout d’abord, reconnaître la force et la plasticité de la domina-tion a évidemment constitué une des voies royales de la penséesociologique depuis Bourdieu. Les enquêtes qui, par exemple,portent sur une classe ouvrière bouleversée par les évolutionséconomiques contemporaines5 ou sur les nouvelles situations deprécarité6 illustrent la fécondité inentamée de cette approche. Elles

Renouveau de la philosophie sociale ?

5. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.6. Serge Paugam, la Disqualification sociale, Paris, PUF, 1991.

135

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page135

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 7: Renouveau de la philosophie sociale ?

forment d’ailleurs un continuum avec les recherches inspirées parla problématique foucaldienne du biopouvoir, même si l’insistancesur la dimension d’anonymat et de désincarnation (par exemple,dans les nouveaux rapports de gestion du corps, dans la générali-sation du modèle social de l’assistance) reste plus caractéristique deces dernières. De ces travaux, nous retiendrons uniquement le faitévident qu’ils conduisent à faire droit à une expérience originaire dusocial irréductible à la thématique, fondatrice de l’objectivisme,d’un « déjà là » durable et solide qui porte et met en mouvementl’agent. À choisir, ce qui « définirait » le social, ce serait plutôt lerapport de force et tout ce qui s’y greffe (par exemple l’adaptation etla résistance).

En second lieu, engager une définition élargie de la communautéet du social implique de lier l’attitude sociologique à une inquiétude,ignorée par l’objectivisme classique, quant à la nature et au nombreexact de ceux font partie des collectifs. C’est ainsi que Bruno Latourdéfinit la modernité par une façon résolue d’engager la vie collec-tive dans des dispositifs complexes (scientifiques, techniques, juri-diques) et de se laisser redéfinir par eux, tout en essayant, à côté, defaire désespérément survivre un discours de légitimation dans lequelle social paraît purement et simplement se ramener à ce qui se joueentre nous, entre congénères, selon des conventions et des structuresqui ne concernent que la façon dont nous organisons librement noséchanges et nos interactions7. Ce qui revient à définir le sujet par unedistance par rapport à l’objet qui, dans les faits, n’existe plus. C’estainsi que Philippe Descola montre l’importance du geste de décen-trement anti-ethnocentrique par lequel nous acceptons de prendreau sérieux les décisions par lesquelles certaines sociétés se sontpensées en intégrant en leur sein les non-humains8. Ce n’est pas unhasard si ces deux œuvres convergent dans la reconnaissance de lacentralité nouvelle acquise par la problématique environnementa-liste. L’étayage historique de l’objectivisme sur une conceptionprométhéenne (l’institution comme contrepartie d’un arrachement àla nature qui lie ses membres autour de règles fixes) confère, en effet,une portée subversive à l’énoncé selon lequel certains êtres inha-bituels ou ordinairement incomptés – choses, dispositifs, animaux,écosystèmes, membres des générations à venir – font partie de lasociété et participent aux collectifs.

Renouveau de la philosophie sociale ?

7. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1997.8. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006.

136

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page136

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 8: Renouveau de la philosophie sociale ?

Enfin, isoler les processus réflexifs implique une troisièmemanière de mettre à distance l’objectivisme, c’est-à-dire l’onto-logie sociale des grandes choses stables que tout le monde intègreet intériorise. La phénoménologie, la sociologie compréhensive,l’interactionnisme, les théories anti-économicistes de l’échangeont, chaque fois dans leur style propre, contribué à contester lemodèle passéiste du produit ou du dépôt qui était sous-jacent à l’ob-jectivisme classique (l’objectivité sociale comme résultat figé d’ac-tions passées) : il lui manque le moment par lequel le social est misen œuvre effectivement, le moment où la société prend, où il y aparticipation et engagement chez des acteurs en présence. Lorsquela sociologie se réclame aujourd’hui du « pragmatisme9 », c’estpour faire valoir le point de vue de l’acteur et du collectif qui,confrontés aux problèmes et aux conflits, improvisent des solutionsen s’appuyant certes sur des modèles de résolution disponibles, maisaussi en exploitant créativement les marges d’indéterminationoffertes par les situations. Un puissant motif pour reprendre ce filconducteur est d’ailleurs fourni aujourd’hui par les thématiques dela « société de l’information », de la « société du risque » (UlrichBeck) et de la « modernité réflexive » (Anthony Giddens), d’aprèslesquelles la conduite de l’activité économique, les politiquespubliques, la diffusion des innovations techniques impliquentaujourd’hui une intense sollicitation des capacités réflexives desagents : il s’agit souvent de processus liés à des activités de prévi-sion et de pilotage complexes. Bref, dans une société qui exige desindividus de s’associer à de nombreux processus de conception, denégociation, de délibération, de planification, il devient moinscrédible de parler du social comme de quelque chose d’essentielle-ment reçu et intériorisé. Dans certaines sphères (d’ailleursinfluentes), particulièrement soumises à une pression à la rationa-lisation, il est aussi marqué par l’exercice actuel de l’intelligenceet de la mise en œuvre de la volonté.

Nous conclurons que corriger l’oubli du social impliqué par lasurévaluation philosophique de la subjectivité, de la rationalité etde l’autonomie – un enjeu encore actuel – ne revient pas forcémentà enchaîner sur l’expérience d’un déjà là consistant et persistant(l’institution, et par dérivation, la coutume) sur lequel on n’a pasprise. De ce point de vue, l’un des mérites des sciences socialesd’aujourd’hui consiste à rendre moins plausible, en tout cas moins

Renouveau de la philosophie sociale ?

9. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1987.

137

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page137

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 9: Renouveau de la philosophie sociale ?

attrayante, parce que moins générale dans sa portée, la position del’objectivisme classique prolongée par Descombes, position que l’onpouvait pourtant croire constitutive de la philosophie sociale. Ilexiste beaucoup de manières de constituer des collectifs, d’appar-tenir à des collectifs, de faire référence à eux ou d’être interpelléspar eux – des collectifs qui présentent eux-mêmes de nombreuxvisages. La prise en compte de la domination, le principe d’élar-gissement démographique, la thématique de la réflexivité formentdes exemples majeurs de propositions visant à desserrer l’étaud’une approche encore trop dépendante du vieux modèle des« mœurs » et des « lois », dans laquelle le social se définit tout desuite comme ce qui organise souverainement la communauté en s’annexant l’individu.

Retour de la critiqueet primat de l’expérience négative

Une fois desserré cet étau, quel usage la philosophie socialepeut-elle faire de la liberté nouvelle acquise grâce aux apports dessciences sociales ? De façon percutante, Franck Fischbach10 insistesur la nature irréductiblement critique de la philosophie sociale ainsiréorientée. Une fois délaissés les prestiges illusoires liés à la miseen scène du « déjà là » des mœurs et des règles, la voie royale estapparemment celle qui conduit de la compréhension des phéno-mènes critiques et pathologiques qui affectent la vie sociale présenteà la désignation de groupes sociaux qui, à la fois, y sont le plusexposés et se révèlent plus capables, par le jeu de la prise deconscience, de la résistance et de la lutte, de contribuer à leseffacer. Une telle position s’avère d’autant plus crédible que laconjoncture théorique contemporaine paraît marquée par le renou-veau d’une forme de marxisme philosophique – rappelant celui d’unLukacs ou d’un Sartre – dans laquelle il s’agit d’abord de fonder lalégitimité de la révolte et de la révolution. Et cela non au moyend’une philosophie de l’histoire prophétique, mais d’une certainequalification générale de la réalité sociale : étant l’émanation pétri-fiée de la liberté humaine, devenue, dans cet état, entrave à la pour-suite de son affirmation, elle mérite par principe d’être défaite11.

Renouveau de la philosophie sociale ?

10. Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte,2010.

11. John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepses, 2008.

138

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page138

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 10: Renouveau de la philosophie sociale ?

Renouveau de la philosophie sociale ?

139

Mais F. Fischbach montre parfaitement que cette argumentation nesaurait aujourd’hui être défendue qu’à des conditions très précises.

Et, en effet, ce qui frappe dans la philosophie sociale de languefrançaise, c’est le retour en grâce des grandes catégories socio-critiques (telles qu’aliénation, exploitation, exclusion, réification)que les différents courants postmodernes avaient eu tendance ànégliger ou à écarter, les suspectant d’essentialisme. Entrant sur leterrain de la connaissance de la réalité sociale, l’impulsion critiques’exprime ici par l’explicitation de concepts d’une portée très largede ce type, commandant chaque fois, après que leur valeur et leurportée ont été examinées, une manière d’aborder une grande gammede faits, de les coordonner entre eux et de les interpréter. Et celasans réclamer le monopole explicatif et herméneutique typique decertaines approches antérieures.

Plus précisément, la contribution de la philosophie socialerécente de langue française semble avoir été de montrer commentl’expérience individuelle forme le centre de gravité de l’investiga-tion. Car, bien compris, des concepts tels qu’aliénation, exclusion,domination, outre qu’ils renvoient sans tergiverser à une sorte desubstrat anthropologique universel, supposent aussi que le socialest, au moins au premier abord, présent et correctement lisible dansla manière dont l’individu en fait l’épreuve, en particulier dans lesexpériences négatives où son environnement social lui apparaîtcomme un obstacle, comme une source de déception, de gêne, defrustration et de souffrance. On est très loin de l’hostilité objectivisteet structuraliste au conscient et au vécu. Cet éloignement nousramènerait même dans les parages d’une sorte de vieux réflexephénoménologique, celui qui conduit à insister sur le fait que si les« faits sociaux » ne sauraient être considérés que « comme deschoses », ainsi que le voulait Durkheim, c’est parce qu’ils sonteffectivement mis en œuvre par des gens dans des circonstances oudes contextes interactifs déterminés et, sous cette forme, affectentles sujets en retour. La nouveauté est que cette dernière dimension(ce que la société fait aux individus) se trouve désormais mise enavant. Un tel choix n’implique pas de limiter l’enquête sociologiqueau domaine accessible à la conscience. L’argument clé, à cet égard,semble être qu’il est possible d’être aliéné – c’est-à-dire dépossédéd’une certaine étendue (désirable ou typique) de la liberté positived’aller au-devant du monde, au-devant des objets, pour se trouveragrandi et tonifié à leur contact – sans le savoir. Cependant, leconcept d’aliénation en tant que dépossession reste bien, en dernière

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page139

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 11: Renouveau de la philosophie sociale ?

instance, gagé sur l’expérience vécue de la diminution qu’occa-sionne, par excellence, ce que l’on nomme le malaise, la douleur,la faiblesse ou la maladie12. Nous sommes bien renvoyés au socialvécu en première personne.

Déjà, dans les sciences humaines, l’abandon d’une conceptiontrop simple de l’intériorisation psychosociale qui avait pu séduireà une époque, sur la base d’une certaine interprétation hyperfonc-tionnaliste des sociétés archaïques13, témoignait d’une évolution quitendait à affaiblir la distinction du social et de l’individuel, rendantpossible l’émergence du thème de l’individu-expression. Car si lethème de l’intériorisation permet bien de désigner adéquatement lazone d’échange entre psychisme individuel et objectivité sociale,c’est à condition de ne pas suivre aveuglément le modèle détermi-niste de l’intégration monolithique, précoce, définitive, non problé-matique, à peu près identique chez tous les membres d’un mêmegroupe social, etc., de modes d’agir et de penser qui ne seraientensuite qu’appliqués automatiquement par les agents. De ce pointde vue, l’idée freudienne (prégnante dans le Moi et le Ça, parexemple) selon laquelle l’intériorisation va toujours plus loin que cequi est fonctionnellement requis du point de vue des intérêts de lasociété, conduisant les individus à s’infliger à eux-mêmes des sanc-tions inutiles, à se reprocher pour rien de ne pas être assez conformesaux normes collectives, constitue une référence importante.L’intériorisation ratée constitue la norme plutôt que l’exception, etce caractère s’exprime dans la souffrance individuelle14.

Cet héritage freudien, dans la période récente, s’est exprimédans deux séries d’analyses distinctes. Ainsi, parmi les travauxvariés auxquels a donné lieu le projet d’une « sociologie de l’indi-vidu » (travaux parmi lesquels l’étude des formes contemporainesde l’individualisme occupe naturellement une très grande place15),certains, parmi les plus intéressants, soulignent la complexité desprocessus d’individuation, ainsi que le caractère composite desdispositions qui définissent l’individu16. D’autres prennent directe-ment en compte le thème de la vulnérabilité et de la souffrance. Entout cas, un domaine très large pour la pensée philosophique s’ouvre,que certains auteurs investissent en fonction de leurs intérêts

Renouveau de la philosophie sociale ?

12. Stéphane Haber, l’Aliénation, Paris, PUF, 2007.13. Abram Kardiner, l’Individu dans sa société (1939), Paris, Gallimard, 1969.14. Voir S. Haber, Freud et la théorie sociale, Paris, La Dispute, 2012.15. Danilo Martucelli, François de Singly, les Sociologies de l’individu, Paris, Colin, 2009.16. Voir Bernard Lahire, la Culture des individus, Paris, La Découverte, 2004.

140

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page140

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 12: Renouveau de la philosophie sociale ?

propres. Par exemple, l’une des idées que l’on peut retirer de lapensée de Stanley Cavell17 est que, contrairement à ce que suggè-reraient les interprétations sociologisantes de Wittgenstein18, on n’apas beaucoup avancé lorsqu’on a énoncé que les règles que suiventles individus sont sociales, c’est-à-dire leur préexistent. Car il resteensuite à prendre en compte le travail consistant pour chacun àtrouver sa voix, travail qui conduit parfois au bord du sentimentd’étrangeté et de malaise qu’éprouvent certains locuteurs lorsqu’ilss’expriment au nom d’une communauté, pour elle ou simplement enelle, etc. Parallèlement, dans la pensée de langue française, desauteurs aussi différents que Robert Castel19, Christophe Dejours20,Alain Ehrenberg21, Franck Fischbach, Guillaume le Blanc22, SergePaugam23, Emmanuel Renault24, tous attachés à l’analyse despathologies contemporaines, se focalisent sur les phénomènes aussidivers que la dépression, la précarité, la désaffiliation, l’invisibilité,la souffrance sociale – élaborant des thèmes qui permettent dedéfinir un espace intermédiaire entre les grandes catégories socio-critiques et la réalité vécue elle-même. On peut considérer qu’il s’estagi là du centre de la gravité de la philosophie sociale de languefrançaise de ces quinze dernières années.

Une psychologisation ? La théoriede la reconnaissance et ses prolongements

La plupart de ces auteurs ont en commun d’avoir discuté AxelHonneth, et c’est peut-être le ton particulier de ces discussions quipermet de préciser le sens de leurs apports. On sait que, histori-quement, le projet honnethien a consisté à densifier le propos de la« Théorie critique », menacé par le resserrement ascétique, proposépar Habermas, autour d’un normativisme axé sur le respect desrègles du dialogue authentique. Le principe général retenu est quela reconnaissance (être identifié et valorisé) que l’individu reçoit deson entourage social pour ce qu’il fait ou ce qu’il est, loin de se

Renouveau de la philosophie sociale ?

17. Voir Stanley Cavell, les Voix de la raison, Paris, Le Seuil, 1996.18. Peter Winch, l’Idée d’une science sociale, Paris, Gallimard, 2008.19. Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.20. Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Le Seuil, 1999.21. Alain Ehrenberg, l’Individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995.22. Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Le Seuil, 2007.23. Serge Paugam, le Salariat de la précarité, Paris, PUF, 2000.24. Emmanuel Renault, l’Expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.

141

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page141

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 13: Renouveau de la philosophie sociale ?

réduire à une gratification psychologique adjonctive, constitue lacondition et le moteur de sa formation, au point que les institutionssociales et les rapports sociaux peuvent être analysés comme desfixations et des orientations de cette tendance à accorder et à rece-voir de la reconnaissance. À partir de là, on se trouve renvoyé, chezHonneth, à une conception très différenciée de la manière dont leséléments constituant la subjectivité individuelle et les rapportssociaux s’entrelacent les uns aux autres au sein des trois élémentsfondamentaux de l’amour, du droit et du travail social. Or, de telséléments ne se dévoilent qu’à la lumière de cette sorte d’affectnégatif de base que constitue le malaise né du défaut de recon-naissance chez l’individu. Le sujet affecté par le manque de recon-naissance devient le révélateur d’une vie sociale conçue dans touteson épaisseur25.

Cependant, dans la Lutte pour la reconnaissance, malgré l’heu-ristique du malaise qui s’y déploie, l’individu honnethien n’a, pourainsi dire, aucune personnalité ni aucune intériorité. Essentiellementdépendant du tissu intersubjectif dans lequel il est pris depuistoujours, le seul ressort de son activité consiste en une tendanceaveugle à la réalisation de soi-même. Ce qui tient lieu de concep-tion de l’individualité dans l’ouvrage se trouve tendu entre un inter-subjectivisme extrême et la mise en valeur d’une tendance obstinéeà se réaliser, sans que l’on y puisse d’ailleurs apprendre quoi quece soit sur le contenu de ce que l’on aspire à réaliser. On peut voirla preuve des difficultés de cette position dans le fait que la souf-france liée à l’absence de reconnaissance se voit d’abord décritecomme la cause d’une altération du rapport à soi optimal et moti-vant (confiance en soi, respect de soi, estime de soi). À la limite, c’estun obstacle à la réalisation objective de soi plus qu’une expérienceeffectivement vécue de diminution de soi liée à la contraction durapport au monde. Il devient difficile, dans ces conditions, deconcevoir l’exposition à la violence, dont on peut pourtant admettre(Honneth lui-même le fait26) qu’elle constitue le modèle fondamentalde l’expérience négative. Car on va chercher trop loin lorsque, ense plaçant dans la perspective de la théorie de la reconnaissance,on suppose, ainsi que le fait le philosophe, que l’exposition à laviolence décourage les gens de continuer à se réaliser, en oubliantque, avant cela, elle abaisse actuellement, humilie effectivement,

Renouveau de la philosophie sociale ?

25. Axel Honneth, la Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.26. Ibid., p. 162-163.

142

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page142

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 14: Renouveau de la philosophie sociale ?

Renouveau de la philosophie sociale ?

143

force à désinvestir le monde présent, bref, contrarie la vie, atteignantainsi l’intégrité du composé psycho corporel.

De ce point de vue, l’un des grands mérites de la philosophiesociale de langue française (y compris celle qu’élaborent les non-philosophes) aura sans doute été de conférer une plus grandeconsistance, tout à la fois vitale, psychique et existentielle, à cetindividu, conçu comme corrélat, reflet et expression condensée del’objectivité sociale. Pour ce faire, Christophe Dejours renvoie ainsià une conception de l’individualité qui s’appuie sur la métapsy-chologie freudienne et sur une réévaluation de la fonction psychiquedu travail. Partant des phénomènes de précarité, d’invisibilité, devulnérabilité, raisonnant en fonction du statut de l’étranger, del’expérience de l’exclusion, des décalages qui atteignent les ressortsde la vitalité psychique, Guillaume le Blanc souligne, quant à lui,un dynamisme et une fragilité constitutive qui ne sont pas seulementdes envers de la dépendance interpersonnelle de l’être humain.Emmanuel Renault donne à la thématique de la reconnaissance unecoloration à la fois nettement phénoménologique (en l’articulant,plus nettement que Honneth, à l’expérience multiforme de l’injus-tice), critique (au sens du dévoilement des pathologies sociales) etfinalement politique. L’analyse de la souffrance sociale, élaborée aucontact de la sociologie et de la psychologie du travail, ainsi quel’analyse de la précarité extrême acquièrent, chez lui, une placedécisive.

Une objection que l’on pourrait élever contre ce recentrage surles pathologies vécues, conçues comme révélatrices privilégiées du« social », est qu’il nous ramène dans les parages d’un dualismeentre le collectif et l’individu, le premier élément étant perçucomme une puissance extérieure menaçante plus que comme unmilieu ou une réalité autonome.

En un sens, cette objection ne convainc guère. Une philosophiesociale axée sur les faits pathologiques et leurs répercussionssubjectives, qui admet donc par principe l’autonomie du psychismeet la consistance ontologique de l’individualité, reste compatibleavec une approche forte du social. Simplement, dans cette configu-ration, avant que d’apparaître comme un produit de l’activité,comme un soutien de la vie, comme un obstacle à l’épanouissementde soi, celui-ci apparaît plus neutre et plus intime à la fois. Peut êtrequalifié de social ce qui intervient, à titre de pôle objectif, dans laconstitution psychique de l’individu. Les personnes et les fonctions,les habitudes collectives, les croyances et les règles, sont sociales

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page143

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 15: Renouveau de la philosophie sociale ?

parce qu’elles comptent comme des références pour la formationd’une vie psychique individuelle capable d’être décrite et racontée.Conformément à ce que suggéraient déjà les thèmes postobjecti-vistes des sciences sociales (domination, élargissement du collectif,réflexivité) auxquels nous avons fait allusion, le social n’est donc pasd’abord à concevoir comme une région particulière du réel, à partirdu modèle des choses extérieures (ou de leur reflet intériorisé : lesrègles), mais comme ce qui est continûment coextensif à la vitalitérelationnelle de l’individu, sans que le thème de la reconnaissanceait ici à être privilégié. Plus précisément, « le social » apparaîtd’abord comme ce qui réside dans la dimension de généralitéconstitutive de toute relation objectale mise en œuvre ou subie,comme l’horizon de la relation présente (aux choses environnantes,à soi, à autrui) en tant que s’y laisse deviner une allusion à uncollectif existant ou possible. Par exemple, agir comme on a l’ha-bitude de le faire dans telles ou telles circonstances typiques, c’estfaire coexister les façons de manipuler des choses et de traiter autruiavec des manières obliques de se rapporter à des collectifs institués ;c’est justement entrelacer ces deux genres de « relations », s’ins-taller dans leur homogénéité. Avec ce concept généralisé de social,celui-ci apparaît comme une dimension de l’être-au-monde, de larelation objectale en général, plus que comme ce qui se joueraitdans ou à partir d’une relation particulière, si essentielle soit-elle,telle que la reconnaissance.

Mais, en un autre sens, un écart se creuse bien entre l’individuelet le social. Porté par une sorte d’a priori intersubjectiviste (l’hommeest d’emblée et continûment un être social, un être qui existe par etpour autrui), le propos de Honneth semblait parfois suggérer que lareconnaissance et le désir de reconnaissance possèdent une valeurintrinsèque, sont bons par eux-mêmes. Pour éviter une telle suppo-sition, manifestement contre-intuitive, il suffit de rappeler qu’ilexiste des modalités du désir de reconnaissance (et il en existemême beaucoup) qui sont neutres, dérisoires, parfois repoussantes(le fanatique peut souffrir, lui aussi, de ne pas être reconnu) ; et ilfaut rappeler aussi qu’il existe des formes de reconnaissance qui nesont absolument pas porteuses pour l’individu qui en est l’objet,comme lorsque celui-ci n’est reconnu qu’en fonction de préjugés oude stéréotypes réifiants et/ou dépréciateurs27. De telles thématiquesont, à juste titre, occupé une place importante dans le champ de la

Renouveau de la philosophie sociale ?

27. Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, PUF, 2010.

144

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page144

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 16: Renouveau de la philosophie sociale ?

philosophie sociale de langue française à mesure qu’elle redonnaitsa consistance à l’individu. Il en a résulté un social que l’on pour-rait qualifier de plus lointain, de plus ambigu, de plus inquiétant.Sous la forme d’institutions et de dispositifs, il ne se présente pasd’abord comme un ensemble d’appuis positifs pour les sujets, maispeut-être surtout comme un ensemble de facteurs d’intériorisationset d’intégrations délétères, comme ce qui sollicite le recyclage dela reconnaissance par des forces oppressives.

Il est donc exact d’affirmer que prendre plus au sérieux l’indi-vidu, comme on l’a beaucoup fait récemment en philosophie sociale,c’est risquer de commencer par qualifier le social en extériorité,prendre au sérieux son altérité. Notre thèse sera que ce risque deperte du social peut être compensé, sans que soit oublié le passagerevigorant par l’individu, au moyen d’une prise en compte de laproblématique du capitalisme. On peut affirmer, sous la forme d’unpari, que, eu égard aux riches apports de la philosophie socialecontemporaine de langue française, le réinvestissement de la théma-tique du capitalisme est susceptible – entre autres voies possibles –d’offrir des perspectives nouvelles et prometteuses.

La critique du capitalisme,une nouvelle voie pour la philosophie sociale ?

Dans le monde francophone, depuis l’ouvrage de Luc Boltanskiet Ève Chiapello28, l’usage du terme « capitalisme » en théoriesociale n’est plus considéré comme une grossièreté. Depuis, l’abon-dance de la littérature militante liée à l’altermondialisme, la vita-lité des approches marxistes en philosophie comme en sciencessociales, le renforcement des courants critiques en économie, l’ou-verture prometteuse de nouveaux chantiers tels que l’histoire dunéolibéralisme, ont transformé le paysage, dans un sens qui corres-pond d’ailleurs à l’évolution de la discussion internationale. Enmobilisant aujourd’hui le thème du capitalisme du point de vue dela « philosophie sociale », il s’agit certes de rappeler que les expé-riences négatives auxquelles il a été fait allusion se déroulent au seind’un contexte historique général, renvoient à des tendances globales.Mais sans qu’il soit question d’introniser une sorte de catégorieattrape-tout conférant à celui qui l’utilise le pouvoir suspect de

Renouveau de la philosophie sociale ?

28. Luc Boltanski et Ève Chiapello, le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

145

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page145

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 17: Renouveau de la philosophie sociale ?

désigner la source de tout le mal dans le monde actuel, ni même deprétendre cerner la cause dernière de l’aliénation, de l’exclusion etde la domination. Affirmons simplement que parler de « capita-lisme » permet à la philosophie sociale de désigner l’un des canauxgrâce auxquels elle peut envisager aujourd’hui de « dépasser » sonmoment individualiste pour retrouver franchement le sens de l’ef-fectivité sociale et historique.

Il existe plusieurs façons de s’engager dans cette voie. Du pointde vue de l’ontologie sociale, il est frappant que les visions déter-ministes et fonctionnalistes de la société, qui ont toujours constituéun défi majeur pour cette ontologie, se recomposent aujourd’huiautour d’une certaine interprétation absolutiste du capitalisme quiest redevenue un pôle d’attraction majeur de la discussion. On voitainsi parfois le monde contemporain, y compris les subjectivités,emporté par le processus totalitaire d’un capitalisme expansiftendant à l’absolu29. Plus raisonnablement, peut-être, on peut consi-dérer que, depuis Wallerstein et Braudel, les théories du système-monde constituent le terrain sur lequel se posent les questionsontologiques liées à l’interprétation du capitalisme (dans quellemesure constitue-t-il un système ; dans quelle mesure est-il mû pardes lois ?). Giovanni Arrighi défend par exemple une sorte de prin-cipe d’accumulation progressive des fonctions sociales : plus onavance dans l’histoire du capitalisme, plus le « centre » géogra-phique multiplie les facettes et les sphères de son hégémonie (dansles domaines financier, militaire, politique, productif, organisa-tionnel, culturel30…). D’autres auteurs placent au contraire l’accentsur le fait que le « système » et son dynamisme n’ont d’effectivitéque moyennant une structure, c’est-à-dire des ensembles sociolo-giques médiateurs (les classes, les États-nations) qu’ils présup -posent31. N’insistons pas. Il suffit de conclure que, à moins des’enfermer dans une démarche purement scolastique, l’« ontologiesociale » ne peut manquer de rencontrer les problèmes passionnantsque nous obligent à réinvestir les conceptions du capitalisme lesplus favorables aux motifs holistes (le capitalisme comme systèmeet processus global), nous forçant, par là, à retrouver le sens du poidsde réalité qui appartient à l’objectivité sociale. Une objectivitésociale qui, si elle comporte bien cette dimension, constitue aussi

Renouveau de la philosophie sociale ?

29. Voir, par exemple, Anselm Jappe, les Aventures de la marchandise, Paris, Denoël, 2003,ou Jean Vioulac, l’Époque de la technique, Paris, PUF, 2009.

30. Voir Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994.31. Jacques Bidet, l’État-monde, Paris, PUF, 2011.

146

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page146

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 18: Renouveau de la philosophie sociale ?

toujours autre chose qu’une cause d’aliénation pour les individus,autre chose qu’une puissance transcendante et irrationnelle.

Du point de vue du diagnostic des évolutions historiques, laphilosophie sociale semble aussi avoir intérêt à réinvestir la théma-tique capitaliste. L’interprétation de la phase actuelle du capitalismeest redevenue un centre de gravité de la théorie sociale récente.Avons-nous affaire à une lente dislocation de l’univers keynésien-fordiste, à une politique néolibérale, à un capitalisme postindustrielet immatériel, à un basculement dans la distribution hégémoniquede la puissance, à la multiplication de tensions « marxistes » (luttesde classes, baisse du taux de profit, sous-consommation, financia-risation) ? Les discussions à forte teneur empirique qui correspon-dent à cette question comportent aussi des aspects conceptuels etparfois philosophiques. C’est ainsi que certaines facettes de lanotion d’aliénation semblent se révéler utiles. Par exemple, lemouvement récent de financiarisation n’a-t-il pas représenté uneradicalisation vertigineuse du principe du produit échappant à sonproducteur et se retournant contre lui au terme d’une course folle ?En partie seulement : d’autres approches sont possibles32.

Et, surtout, il y a le fait que le capitalisme actuel s’est recom-posé en fonction de l’impératif de cesser d’être ce que les critiquesmodernes lui reprochaient d’être, à savoir une sorte d’hypostasemassive écrasant la vie sociale. Les contraintes, les habitudes, lespassions, les intérêts de toutes sortes qu’il est parvenu à susciter ouà recycler forment, bien plus qu’auparavant, un gigantesque systèmede complicités dont l’individualisme et le consumérisme sont lesvecteurs essentiels. Source des catégories socio-critiques, le conceptclassique d’aliénation qui (chez le jeune Marx particulièrement)avait été conçu en fonction d’un monde dans lequel les méca-nismes et les institutions du capitalisme constituaient des enclavesdiscontinues semble, pour cette raison, beaucoup moins pertinentaujourd’hui. Si l’on généralise ce qu’enseigne ce phénomène devieillissement, on pourra affirmer que, bien que les catégoriessocio-critiques n’aient pas perdu leur pouvoir d’éclaircissement, lesconditions de leur application semblent singulièrement compli-quées et peut-être restreintes. Il revient assurément à la philosophiesociale du présent d’en redéfinir la portée. Une hypothèse tenable

Renouveau de la philosophie sociale ?

32. Par exemple une approche qui souligne l’importance de l’endettement comme formede pouvoir : l’essentiel est alors moins l’autonomisation de la sphère financière per se que l’as-sujettissement des endettés qui l’alimente. Voir, pour un développement de cette approche,Maurizio Lazzarato, la Fabrique de l’homme endetté, Paris, Éd. Amsterdam, 2011.

147

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page147

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 19: Renouveau de la philosophie sociale ?

concernant l’aliénation pourrait, par exemple, être que celle-cis’exprime aujourd’hui sous la forme d’une menace inhérente à l’em-prise d’un modèle hégémonique (marchand) d’organisation et d’in-tégration, un modèle porteur d’un aplatissement des collectifs,d’une contraction de l’espace où la pluralité des appartenances etdes manières de faire société (y compris les plus réflexives) peut êtreexpérimentée.

Enfin, le réinvestissement de la problématique du capitalismepourrait être, pour la philosophie sociale, l’occasion d’expliciter etde radicaliser la signification politique de son discours. Dans lemarxisme classique, dans la « Théorie critique » de l’École deFrancfort, l’importance des mouvements sociaux (dont le modèlehistorique fut évidemment le mouvement ouvrier) à significationémancipatrice a toujours été soulignée avec sympathie : ils consti-tuaient le référent historique de la théorie. Mais à mesure ques’éloignait la perspective de la révolution prolétarienne, cette orien-tation, faute de rattachement à un quelconque projet politique,risquait de se ramener à une pure apologie de la révolte et de larésistance. L’effarante polarisation du débat économique de cesdernières décennies autour de conceptions néolibérales extrêmesqui, en fait, se sont cristallisées, pour se figer, dès les années 1920,au moment des premiers tirs de barrage contre la planification(Mises, Hayek), constitue sans doute la cause principale d’uneparalysie de la capacité de proposition qui, indirectement, a nui àla philosophie sociale. Cependant, la période actuelle laisse perce-voir de nombreux signes d’un déblocage de la situation, signesparmi lesquels le renouveau de la figure de l’économiste hétéro-doxe33, capable d’indiquer sérieusement des alternatives, sociale-ment et écologiquement responsables, compte beaucoup. Entrel’expertologie sans recul et l’utopisme abstrait, il y a donc place, sousla stimulation de savoirs citoyens en plein essor, pour un discourscapable de contribuer à la transformation de nos formes de vieactuelles.

Une telle conjoncture conduit à poser différemment la questiondu référent existentiel-historique de la critique et de la philosophiesociale qui s’y rattache. Il ne s’agit plus simplement du « mouvementsocial » en général ou de la « résistance », mais aussi de la capa-cité positive de proposition et d’expérimentation inhérente à une

Renouveau de la philosophie sociale ?

33. Voir par exemple Thomas Piketty, les Hauts Revenus en France au XXe siècle, Paris,Grasset, 2001 ; Frédéric Lordon, la Crise de trop, Paris, Fayard, 2009.

148

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page148

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit

Page 20: Renouveau de la philosophie sociale ?

société civile intelligente. Ce dans quoi la philosophie sociale peutse reconnaître par excellence, c’est, en réalité, l’ensemble destentatives existantes pour canaliser, en espérant tarir leurs sources,les manifestations d’une tendance capitalo-expansionniste dont lesliens d’affinité avec la pulsion de mort sont devenus trop transpa-rents – des tentatives qu’inspirent des thématiques variées, de larégulation politique à la coopération et à la planification, en passantpar la responsabilité environnementale.

À un stade où la promotion de formes économiques nouvelles estdevenue la condition de l’invention, pas du tout facultative, deformes de vie très différentes de celles qui prédominent encore dansnotre monde, ce sera sûrement l’un des rôles de la philosophiesociale que d’y participer, selon des modalités variées. Sans renierla pulsion critique et le point de vue de l’individu qui ont stimuléson histoire récente, la philosophie sociale pourra peut-être ainsibénéficier de la force inhérente à l’acte de proposer – indice toniqued’une vie qui demande plus au monde et promet aussi de luiapporter plus.

Stéphane Haber

Renouveau de la philosophie sociale ?

149

17-a-Haber_Mise en page 1 21/02/12 15:04 Page149

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

36. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h36. ©

Editions E

sprit