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Echos Kinois par Elsa Frering Kinshasa, capitale animée et ensablée de la République démocratique du Congo est peuplée de dix millions d’habitants. Parmi eux, 20.000 enfants de la rue qui vivent de débrouille quotidienne et de prostitution (chiffre issu du Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue en RDC). On les appelle “shégués”, phaseurs ou enfants sorciers. Le nombre d’enfants livrés à la rue n’a fait que croître depuis la guerre civile des années 90. Depuis vingt ans, la société congolaise tente peu à peu de se reconstruire. Aujourd’hui, si la paix règne officiellement dans la région de Kinshasa, vivre reste un combat quotidien pour la majorité de la population. Les services publics de santé, de transports, d’enseignements et d’informations sont en ruine. La devise «débrouillez-vous !» issue de l’article 15, un article imaginaire de la constitution symbolisant la vie de débrouille, est devenue une sorte de devise populaire pour les Kinois. “Personne ne te sauvera, il faut apprendre à te débrouiller par toi-même... !” Dans ce contexte où vivre relève d’un combat pour la survie, les Églises de réveil et les sectes religieuses fondamentalistes se sont développées à grande vitesse et tiennent aujourd’hui une place importante dans la société kinoise. Elles incarnent l’esprit de communauté où les croyants peuvent se retrouver, prier, se confier, et ensemble, combattre le malheur. Reportage Esther et Christian , tous deux recueillis par des centres depuis plusieurs mois. Depuis la guerre civile des années 1990, la République Démocratique du Congo peine à se reconstruire. Dans le chaos urbain qui règne a Kinshasa, 20.000 enfants sont à la rue. 46

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reportage Elsa Frering - Kinshasa

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Echos Kinois par Elsa Frering

Kinshasa, capitale animée et ensablée de la République démocratique du Congo est peuplée de dix millions d’habitants. Parmi eux, 20.000 enfants de la rue qui vivent de débrouille quotidienne et de prostitution (chiffre issu du Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue en RDC). On les appelle “shégués”, phaseurs ou enfants sorciers.

Le nombre d’enfants livrés à la rue n’a fait que croître depuis la guerre civile des années 90. Depuis vingt ans, la société congolaise tente peu à peu de se reconstruire. Aujourd’hui, si la paix règne officiellement dans la région de Kinshasa, vivre reste un combat quotidien pour la majorité de la population. Les services publics de santé, de transports, d’enseignements et d’informations sont en ruine. La devise «débrouillez-vous !» issue de l’article 15, un article imaginaire de la constitution symbolisant la vie de débrouille, est devenue une sorte de devise populaire pour les Kinois.

“Personne ne te sauvera, il faut apprendre à te débrouiller par toi-même... !”

Dans ce contexte où vivre relève d’un combat pour la survie, les Églises de réveil et les sectes religieuses fondamentalistes se sont développées à grande vitesse et tiennent aujourd’hui une place importante dans la société kinoise. Elles incarnent l’esprit de communauté où les croyants peuvent se retrouver, prier, se confier, et ensemble, combattre le malheur.

Reportage

Esther et Christian , tous deux recueillis par des centres depuis plusieurs mois.

Depuis la guerre civile des années 1990, la République Démocratique du Congo peine à se reconstruire. Dans le chaos urbain qui règne a Kinshasa, 20.000 enfants sont à la rue.

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Mais ces Églises ont commencé à tirer profit de leur popularité. Elles jouent un rôle prépondérant dans le nombre d’enfants livrés à la rue.Lorsqu’un malheur s’abat sur une famille (mort d’un proche, maladie, perte d’emploi...) l’un des enfants est accusé de sorcellerie. Soupçonné d’avoir apporté le mauvais sort, il devient le bouc émissaire responsable du malheur de sa propre famille.

Il est alors emmené chez un pasteur, pour que celui-ci le “libère”. Cette pratique d’exorcisation est coûteuse pour la famille, et très douloureuse physiquement. De la sève dans les yeux, des coups, des brûlures à la bougie, les enfants vivent de réels traumatismes durant ces séances. Loin d’être libérateur pour eux, ces tortures aboutissent souvent à un abandon de leur famille.

Les Églises de réveil font ainsi de la sorcellerie un réel fond de commerce.En rendant légitime ces accusations elles les justifient et s’octroient le pouvoir de libération, moyennant une somme d’argent. Le plus souvent elles ont lieu dans des familles recomposées. Un enfant d’un premier mariage est alors vu comme une charge économique pour la famille et la condamnation par le prédicateur devient un moyen pour s’en débarrasser.

La croyance en cette sorcellerie est survenue avec ces Églises indépendantes évangélistes. Véritables sectes organisées, elles jongles subtilement avec le vocabulaire chrétien, la misère et l’espoir pour extorquer le moindre dollar. Depuis la crise des années 90, les enfants “illégitimes” ou rejetés servent de bouc émissaire à tous les maux d’une société qui peine à se reconstruire.

Dans la cour du centre d’accueil de Mpudi, entre l’aide à la préparation du repas et les classes.

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Étant donné l’absence de remise en question de ces lourdes accusations, l’enfant est dans un premier temps seul face à cette situation. Commence alors son parcours dans la rue.

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Le grand marché de la ville de Kinshasa se transforme la nuit en lieu de campement pour les enfants, ils dorment sur les tentures tendues la journée pour faire de l’ombre aux étals ou au sol sur des cartons. Dès l’aube, ils vagabondent à la recherche de petits boulots pour gagner quelques sous ; cireurs de chaussures, balayeurs, porteurs de caisses, ils sont les petites mains du marché. Tous n’ont pas été accusés de sorcellerie, certains sont orphelins, abandonnés, ou ont fui une situation familiale compliquée.

La vie dans la rue les pousse à consommer du chanvre, sniffer de la colle, se prostituer et chaparder pour se nourrir. Les traumatismes subis sont profonds et souvent difficiles à aborder avant qu’un véritable lien ne soit créé avec l’enfant. Ils ont tellement pris l’habitude de se murer dans une carapace face au monde extérieur que retrouver une manière de communiquer par la parole ou les gestes dans un climat de confiance peut prendre beaucoup de temps.

[...] Retrouver une manière de communiquer par la parole ou les gestes peut prendre beaucoup de temps [...]

Centre Sainte-Famille, des matelas sèchent sur le toit de l’abri servant d’école et de cantine à 150 jeunes.

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Au début de sa vie dans la rue, le jeune doit se battre pour se trouver une place. Leurs corps sont souvent marqués par des coups de rasoir ou de couteau, cicatrices de ces combats. Des bandes se forment, des amitiés aussi. Il ne sont jamais totalement seuls, le soutien des uns et des autres au sein de leur groupe est essentiel à leur survie. L’ éducation sexuelle se fait entre eux, très jeunes déjà, il n’y a plus d’adultes pour mettre des limites.

Dans les rues de la capitale, “Kinshasa la belle, Kinshasa la poubelle” comme certains l’appellent, la musique est omniprésente. Pour les shégués aussi c’est un remède au désespoir, une manière de rester en vie. Rap, danse, percussions, leur permettent de canaliser leur énergie, d’exprimer leur quotidien d’oubliés, et de vivre ensemble de vrais moments de joie.

De nombreux centres se sont mis en place pour les accueillir, certains sont “ouverts”, c’est-à-dire que les shégués peuvent s’y rendre pour se laver, se soigner, manger, et dormir et en ressortir quand bon leur semble. D’autres, dits “fermés” encadrent un nombre restreint d’enfants qui ne peuvent pas quitter le centre. Ces foyers, du fait du faible nombre de jeunes qu’ils accueillent, donnent en général une formation scolaire ou pratique (mécanique, couture...) plus poussée et structurée.

Chaque jour les centres confectionnent et distribuent un plat chaud fait généralement de foufou (manioc) ou de riz et de Thomson (poisson le moins cher, son nom vient des publicités Thomson pour les appareils électroniques bas de gamme).Le but de ces centres est de parvenir à réintégrer les enfants dans leur famille lorsque c’est envisageable, sinon de les rendre autonomes en leur apprenant un métier. Malheureusement, ils sont souvent surchargés. Les jeunes accueillis ne représentent qu’un tiers des shégués vivant dans la rue.

Roger se lave et observe ses dents dans un morceau de miroir, les cicatrices sur son dos sont des traces de son parcours dans la rue.

© Elsa Freringwww.elsafrering.fr

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Ateliers

Echos KinoisDes ateliers animés par Elsa Frering

Ateliers de photographie et de dessin auprès de jeunes en rupture familialeEn février 2014, lors d’un voyage à Kinshasa, j’ai eu la chance d’animer des ateliers de photographie et de dessins auprès d’enfants ayant vécu dans la rue.Ces ateliers se sont réalisés au sein de l’espace Masolo, un centre de ressources de solidarité artistique et artisanale crée en 2003, situé dans le quartier populaire de Masina. Le centre accueille de quinze à vingt jeunes entre 14 et 17 ans. Masolo signifie “le dialogue” en lingala (langue la plus parlée de Kinshasa).

Cette notion de dialogue est au coeur même du projet. Le pari du centre est d’aider ces jeunes à se reconstruire grâce à des ateliers artistiques : peinture, écriture, sculpture, photographie, marionnettes, théâtre, musique, couture. Une remise à niveau scolaire est également dispensée par des professeurs locaux. À travers cette formation artistique qui dure en moyenne trois ans, le jeune expérimente différents moyens d’expressions. Mais surtout, il est entendu et peut se reconstruire une place en dehors de tout rapport de forces. C’est un lieu où il est écouté.

On lui propose une formation qui lui permettra de gagner en indépendance et en confiance en lui. Beaucoup restent, une fois plus âgés, à l’espace Masolo et enseignent à leur tour la discipline pour laquelle ils se passionnent. Ainsi, des ateliers de sculpture sur métal, de menuiserie, et de peinture sur sable sont animés par Justin, Gloire et Kipokié, tous trois anciens shégués vivant aujourd’hui tant bien que mal de leur pratique artistique.

La fanfare du centre prépare un concert avant un spectacle de marionnettes ouvert au public du quartier et à plusieurs responsables d’associations.

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La fanfare est une des activités régulières du centre qui permet aux plus jeunes de s’intégrer à un groupe déjà soudé. Celle-ci est appelée à jouer pour des enterrements, des mariages, des fêtes nationales... Petit à petit, les jeunes prennent en main l’instrument qu’ils ont choisi, et se trouvent une place au sein de cette fanfare dont l’énergie si communicative finit par fait danser n’importe quel public.

L’atelier de photographie s’est déroulé avec les plus jeunes du groupe en parallèle avec la création d’un spectacle de marionnettes sur l’hygiène alimentaire animé par Gilbert Meyer (de la compagnie de théâtre Tohu-Bohu) et d’Hubert Mahela (comédien et conteur), tous les deux membres fondateurs du centre. Cet atelier de trois semaines a petit à petit pris la forme d’un terrain d’expérimentation. Il nous a fallu du temps pour nous apprivoiser mutuellement, ce n’était plus une question de quelqu’un de l’extérieur qui venait leur apporter un “savoir”, mais un réel échange entre nous qui se tissait jour après jour.

À travers les “lisolos”, dessins qu’ils confectionnaient dans le sable à l’aide d’un bâtonnet, leur langues se déliaient, ils se livraient doucement sur leurs histoires, leurs vécus, leurs rencontres, et leurs visions du Congo. Puis à l’aide de crayons, de pastels, et de peinture, c’est sur une grande fresque qu’ils ont commencé à s’exprimer.

Chacun devait d’abord trouver sa place et prendre confiance en lui pour oser commencer à peindre à grands traits sur les murs du centre. Leur curiosité et leur envie d’apprendre de nouvelles techniques leur permettaient de dépasser certains blocages. Une table de jardin en plastique improvisée en palette de couleurs géantes, quelques pinceaux et leur énergie débordante, c’est en percussion et en chanson que la fresque prenait forme.

[...] Chacun devait d’abord trouver sa place et prendre confiance en lui pour oser commencer à peindre [...]

Grâce à des dessins dans le sable, les jeunes racontent ce qu ils savent du conflit dans la province du Kivu.

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Ces ateliers artistiques qui leur sont proposés, quelle que soit la discipline ont des effets thérapeutiques sur les jeunes. Souvent, à travers ces différents moyens d’expression, émergent des témoignages forts de leurs histoires passées. Par exemple, à travers le travail de marionnettes, ils extériorisent des peurs et des angoisses. Dans le spectacle, c’est une marionnette, un personnage fictif qu’ils ont confectionné eux-mêmes qui parle, et à travers lui, ils s’expriment ainsi plus librement.

Durant ces trois semaines rien ne se passait tout à fait comme imaginé. Assise à une table à Bruxelles deux mois plus tôt, je m’interrogeais sur la réalisation de ce projet. Une première car c’est quelque chose que je n’avais encore jamais fait. Quel sujet leur donner, comment leur apprendre des bases techniques, quels seront leurs envies ?

Muni d’un pied photo, nous avons d’abord expérimenté le portrait. Un peu à la manière des populaires studios kinois, petite échoppe où l’on se rend avec son plus beau costume pour se faire photographier devant un fond brillant de mille feux. Ici c’était plus sobre. Juste un drap rouge. Les jeunes posaient et se photographiaient entre eux. Cette notion de portrait a une certaine importance, car c’est là une place qu’il leur est donné de prendre, à la fois derrière l’objectif et aux commandes de l’appareil.

En parallèle, j’avais dans ma valise un lot de pellicules et une dizaine de petits appareils jetables. Une fois dans leurs poches la seule consigne était de raconter en image un fragment de leur quotidien à l’extérieur du centre.

Photo réalisée durant l’atelier par Claude dans une rue de son quartier.

Ateliers Echos Kinois

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Aprés avoir développé les pellicules dans un petit laboratoire argentique kinois, nous examinions ensemble les premiers tirages et discutions de leurs images. Je les écoutais me commenter leurs prises de vue. Tout leurs clichés étaient réfléchis et il y a derrière ces photographies un réel désir de témoigner. Chacun exprimait de manière personnelle son point de vue sur sa ville.

Pour Claude par exemple, un jeune de 19 ans, son envie était d’aller au port le matin très tôt, afin de photographier les vendeurs de poissons et les vieux bateaux rouillés. Pour Exaucé, c’était de montrer l’église où ils se rend avec son centre d’accueil. Pour Christian, c’était de photographier les égouts débordants et les constructions inachevées de la ville. Aminatha quant à elle, voulait témoigner de la manière dont les Kinoises cuisinent. Enfin, Ruth et Rebecca ont souhaité photographier les vendeurs ambulants.

Avoir la responsabilité de l’appareil à la sortie de l’espace Masolo, et le choix de pouvoir raconter une petite histoire personnelle en une vingtaine d’images les responsabilisaient et leur témoignaient d’une marque de confiance.Cette confiance mutuelle permettait de construire entre nous un rapport sain de travail.

Photographies prises par Claude, un jeune de 17 ans au port de la ville de Kinshasa. Il vit aujourd’hui à nouveau avec sa famille

[...] Pouvoir raconter une petite histoire personnelle en une vingtaine d’images les responsabilisaient et leur témoignaient

d’une marque de confiance [...]

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Travail réalisé au cours de l’atelier avec les moyens du bord autour de la notion du portrait.

De gauche à droite Merveille et Exaucé, tous deux reccueillis dans des centres d’accueil,

Papa Urbain professeur de couture, et Rolin Lesaka, reccueilli par une Église, ce jeune trompettiste est décédé en septembre 2015 des suites de complications d’une maladie cardiaque.

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Mando et Elvis (Mando, saxophoniste et comédien est à gauche sur la photo ci-dessus) ont choisi de photographier le trafic à la kinoise vu du bus qui les ramène de leur travail de nuit au marché. Aujourd’hui tous les deux sont autonomes, et louent une petite chambre à trente dollars le mois à Masina.

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Jonathan, jeune rappeur et percussionniste, vient à l’espace Masolo depuis quelques années déjà et se passionne pour la marionnette et la musique.

Sa situation est encore instable. il erre beaucoup dans les rues, trop âgé pour être accueilli par un centre.

Son appareil autour du cou, il documente son quartier, les échoppes ambulantes, et sa bande d’amis au retour d’un concert avec la fanfare.

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Au terme de ces trois semaines à vivre dans la vibration congolaise auprès de cette vingtaine de jeunes, il me semblait avoir reçu plus que je ne leur avais donné. Leur énergie communicative, leur curiosité, et leur sens de l’humour m’a permis à moi aussi de prendre un certain recul. Cette capacité de trouver une solution en toutes circonstances, de s’accrocher pour ne pas désespérer et de toujours voir plus loin que leur situation présente m’a redonné un certain espoir dans une manière de faire de la photographie, du dessin, du théâtre.

Aujourd’hui, je n’envisage plus ces pratiques comme des outils de constats sur le monde, des “oeuvres d’art” à sacraliser, mais avant tout comme des expériences qui permettent une réelle rencontre, et un travail de libération.

Ateliers Echos Kinois

© Elsa Freringwww.elsafrering.fr

Merci à toute l’équipe de l’espace Masolo ; particulèrement Mama Cathy, Justin, Skonde, Mama Jeanne, Gilbert Meyer de la compagnie de théâtre Tohu-Bohu de Strasbourg, Hubert Mahela, et le groupe de jeunes photographes pour leur énergie et leur engagement dans ce projet. www.espacemasolo.org

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