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La Lettre Scientifique engage la seule responsabilité de ses auteurs Lettre scientifique n°4 Conférence du 14 février 2012 Représentations et stratégies alimentaires des personnes en situation de précarité Intervenantes Ana Masullo INRA Ivry sur Seine Paroles de femmes et de mères : ce que «nourrir» signifie en milieu précaire Se nourrir et nourrir sa famille, est le résultat d’un fort investissement de la part des mères de famille. Dans ce cadre, les contraintes budgétaires sont loin d’expliquer les choix et compromis faits. Analyse à travers la parole de femmes… Anne Dupuy, CERTOP UMR 5044, Université de Toulouse 2 L’alimentation de personnes en situation de « pauvreté installée » ou de « nouvelle précarité » Comparaison des modes de gestion et de transmission (au niveau du budget, de l’approvisionnement, du choix des produits, des techniques de préparation et de consommation) de personnes en situation de « pau- vreté installée » et de personnes basculant dans la pauvreté.

Représentations et stratégies alimentaires des … · La Lettre Scientifique engage la seule ... femmes en situation précaire s’avère une tâche difficile. ... facilement exprimée

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    La Lettre Scientifique engage la seule responsabilit de ses auteurs

    Lettre scientifique n4Confrence du 14 fvrier 2012

    Reprsentations et stratgies alimentaires des personnes

    en situation de prcarit

    Intervenantes Ana MasulloINRA Ivry sur Seine

    Paroles de femmes et de mres : ce que nourrir signifie en milieu prcaireSe nourrir et nourrir sa famille, est le rsultat dun fort investissement de la part des mres de famille. Dans ce cadre, les contraintes budgtaires sont loin dexpliquer les choix et compromis faits. Analyse travers la parole de femmes

    Anne Dupuy, CERTOP UMR 5044, Universit de Toulouse 2

    Lalimentation de personnes en situation de pauvret installe ou de nouvelle prcarit Comparaison des modes de gestion et de transmission (au niveau du budget, de lapprovisionnement, du choix des produits, des techniques de prparation et de consommation) de personnes en situation de pau-vret installe et de personnes basculant dans la pauvret.

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    Paroles de femmes et de mres : ce que nourrir signifie en milieu prcaireAnna Masullo

    Introduction

    Les femmes sont les informatrices privilgies dans la plupart des recherches sur lalimentation quoti-dienne et les pratiques alimentaires familiales. Avec une rpartition des tches domestiques sexue, les femmes ont gnralement leur charge la prpara-tion des repas, la surveillance des prises alimentaires des enfants, et souvent, lapprovisionnement (cette dernire tche parfois partage avec leur conjoint).

    Cette communication repose sur deux terrains, le premier dans le cadre dune recherche doctorale sur les pratiques alimentaires familiales. Des mres de famille en milieu prcaire1(2008/2010)onttinter-roges dans deux quartiers dfavoriss Paris et sa banlieue. Le second est men auprs dindivi-dus (surtout des femmes) socialement diffrencis Paris, banlieue parisienne et dans le nord de la France,surlarceptiondesmessagesdesantlis lalimentation2. Des entretiens dune dure de 30 minutes 3 heures ont t effectus et analyss. Des observations des logements, des quartiers de rsidence, des lieux dapprovisionnement et restau-rants ont t ralises. Des visites commentes des cuisines, des repas partags, des observations ont complt lanalyse.

    La parole des femmes

    En rgle gnrale, parler dalimentation avec des femmes en situation prcairesavreunetchedifficile.Plusieurs raisons peuvent tre voques. En premier lieu, les femmes nont pas de recul sur leurs activits quotidiennes(Certeau,1994)quellesconsidrentparailleurs comme normales et qui sont peu valorises dans leur entourage. Dautre part, leurs pratiques do-mestiques sont soumises des alas dun quotidien instable o seule lirrgularit fait rgle. Pour dcrire la gestion de lalimentation, une gnralisation serait n-cessairemaistraduiraitdifficilementleurquotidien.

    1- Lapopulationtudieestconstituedefemmesdfiniescommeprcaires plutt que pauvres. La pauvret, catgorie unidimension-nelle, ne se rfre qu laspect budgtaire et restreint le groupe, laissant de ct des femmes qui, appartenant des mnages au-dessus de seuil de pauvret, vivent au quotidien des situations difficiles dues au manque de protection et de reconnaissanceassures par les diffrents types de liens sociaux (Paugam, 2005).

    2- Enqute Impact des messages de sant lis lalimen-tation , INRA, 2006/2007, faite avec Faustine Rgnier.

    Ensuite, face la question quest-ce que vous aimez manger ? , les mres de famille nont pas de rponse ou bien rpondent par nous aimons man-ger. La difficult rpondre cette question tmoigne de la place que ces femmes attribuent leur alimentation dans la gestion de lalimentation familiale.

    Finalement,leurrapportlalimentationestaxsurleurposition et schmas de la mre dvoue et une repr-sentation trs normative de la bonne alimentation3. Contrairement aux thses de la dstructuration de lalimentation en milieu prcaire, les mres sont forte-mentinvestiesetpartagentunidaldifficileatteindrequi devient souvent source dangoisse. Paralllement, habitues tre interroges par des institutions de contrle (mdecins, PMI, travailleurs sociaux), la si-tuation dentretien nest pas associe un change ouvertetsansenjeux(Bourdieu,1968).Lesentretienssont souvent vcus comme une intrusion dans leur in-timit, intrusion susceptible de remettre en question limage de leur rle principal : celui de bonne mre .

    tre mre et rien que mreLes femmes prcaires ont souvent pour occupation principale (la plupart tant au foyer) la gestion de lconomie familiale et les tches domestiques asso-cies. Le dvouement de la mre, en ce qui concerne lalimentation, se matrialise quotidiennement par la prise en charge quasi-exclusive des tches domes-tiques (ces dernires encore trs sexues et dautant pluschezlespersonnespeuoupasdiplmes).Faire manger pour la famille et notamment aux enfants est une pratique qui occupe encore une place trs importante dans linvestissement des mres et de-meure un vecteur dchange affectif.

    Mme Mehdaoui narrive pas trouver un travail. loi-gne de sa famille qui vit ltranger, elle sort peu et avoue son sentiment de solitude. Seuls ses enfants donnentsensseseffortspour faire faceauxdiffi-cults. Ca fait longtemps que vous tes en France Mme maintenant si je navais pas denfants jentaispashabitue[vivreenFrance]. Les enfants vous aident vous sentir mieux ?Benoui.Tusensquecestbon,quetesgrand.Tasune famille, cest bon tas Tu penses ta famille maintenant

    Elle prpare tous les jours le repas de midi pour son mari qui mange son travail o la nourriture est trop chre. Les enfants mangent la cantine. Elle ne prend pas de petit-djeuner et saute le repas de midi : Donc midi vous ne mangez pas beaucoup ?Non, jaipasenvie.Quandtues touteseule, tas

    3- Schmas hrits et partags avec les classes populaires mais revisi-tspardescontextesdeprcaritetrupturedeliens(Hoggart,1957).

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    pasenvie.Quand tes touteseule taspas lapptitcomme quand il y a tout le monde. Votre repas principal cest le soir ?Lemien?Oui,adpendsquestcequejefais.Ily des trucs des fois Mme je les fais moi mais Je nai pas envie de les manger. Parfois vous prparez des choses que vous naimez pas ?Benoui lessentielcestque je fassemangercest tout. Et votre mari il aime bien votre cuisine ? Ilaimebienmais ilnaimepas les lgumes.Silya des trucs quil naime pas moi je ne les fais pas. Comme les lgumes ! [Elle aurait prpar des l-gumes]parcequecestbien.Parceque jeneboispasdelait,jenemangepas...dechosescommea.

    Vivre avec des moyens restreintsDans les mnages soumis des fortes variations de revenus, avec un quilibre conomique prcaire ou tout simplement o largent fait dfaut, des strat-gies de gestion du budget sont mises en place et contraignent ses membres faire des compromis sur leur alimentation. Certaines personnes rencon-tres tmoignent soit davoir limit leur repas en qualit soit de les avoir rduit en quantit ou encore de sauter des repas. Cette dernire pratique, plus facilement exprime car il sagit dune pratique trs rpandue et pas forcment associe la pauvret, peuttrejustifieparunmanquedenvie,detemps,dapptit ou tout simplement par manque dhabi-tude. Raisons qui peuvent tre interprtes comme des consquences de la prcarit mme si elles ne relvent toutefois pas des contraintes budgtaires et ne sont pas vcues comme telles.

    Dans des situations de grande pauvret les adultes nemangentpasafindeprserverlapartdesenfants.Ces pratiques sont ordinairement tmoignes par les femmes rencontres et touchent de manire ingale les diffrents membres du mnage. Les femmes sont frquemment les premires subir linscurit ali-mentaire4 et des degrs plus importants de svrit quelesautresmembresdumnage(Darmon,2010).Cette situation peut sexpliquer par le partage de la reprsentation du rle de la mre : une bonne mre mettra en priorit toujours sa famille et surtout ses en-fants.Sessacrificeslavalorisent.Finalement,despratiquesloriginedunemauvaisealimentation sont plus rpandues quelles ne le sont prsentes dans les tudes dinscurit alimentaire du fait quelles ne sont pas toujours associes aux bnficiairesdelaidealimentaireouencoredesper-sonnes appartenant des mnages sous le seuil de

    4- Linscurit alimentaire est la situation o laccs des individus des aliments sains, nutritifs et socialement acceptables est, pour desraisonsfinancires,restreint,inadquatouincertain.

    pauvret(Tarasuk,2001).Enmilieuprcaire,dautresraisonsquefinanciressontloriginedeprivationsetdune mauvaise alimentation et mritent tre prises en compte, dpassant le concept dinscurit alimen-taire souvent utilis pour tudier lalimentation chez les mnages pauvres au niveau statistique.

    Les pratiques alimentaires un palimpseste des trajectoires de vieLes pratiques alimentaires sont le rsultat des exp-riences vcues tout au long de la vie. Lalimentation nestpasfigeetporteensoiunehistoire,destra-jectoires de vie. En cuisinant avec Mireille, elle nous explique ses recettes, les variations et amliorations quelle a faites suivant les conseils et lexemple damis, de personnes qui ont partag avec elle le logement. Son alimentation est trs varie et inclut des recettes venues de diffrentes origines tmoi-gnant dun parcours rsidentiel trs accident. Elle se souvient galement de son enfance et de limpor-tance que sa mre accordait lapprentissage de la cuisine. Les ustensiles ont aussi une histoire : en prparant des beignets, elle raconte que le rcipient est une partie dun cuiseur riz quelle a achet quandellehabitait lhtel.Dessouvenirsdifficilesde cette priode mergent en elle et comme pour la plupart des femmes ayant vcu cette preuve, lalimentation tait le plus dur. Nayant pas la place pour ranger des aliments, partageant un rfrigra-teur collectif o la nourriture disparaissait. Nayant pas le droit de cuisiner, Mireille a achet un cuiseur riz dans lequel elle pouvait faire toutes sortes de plats mais quelle devait soigneusement cacher du personnel de lhtel aprs chaque utilisation. Partageant un thib au poisson5avecFatimata,nousmangeons avec la main et nous nous asseyons par terre en voquant ses repas denfance partags avec sa famille tendue. En parlant de lalimentation actuelle,dessouvenirsdenfancemergent,confir-mant le sens intime et affectif de lalimentation.

    Lalimentation quotidienne une source dingalits dans le mnageNe disposant que du salaire de son mari, Mme Mehdaoui ferait volontiers appel aux services so-ciaux ne serait ce que pour avoir le lait maternis de son bb de quelques mois. Mais son mari le lui interdit. Ilsnesontdoncpasbnficiairesdelaidealimentaire. Il lui rpte quil est capable de leur as-surer un lieu pour vivre et de quoi manger, pas be-soindefaireappellacharit.Quelquesptsde maisons plus loin, Nawel attend le retour de son conjoint et de leur enfant partis en voyage. Son mari

    5- Le thibestunnomwolofquisignifieriz.Ceplatestconsidrcommele plat national au Sngal. Il existe des versions au poisson, poulet ou buf. Il faut compter 2 3 heures pour la prparation de ce plat.

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    a un salaire mensuel de 2000 : ils ne sont donc pas un mnage pauvre. Ils habitent dans un studio de 14m2 Paris. Son rfrigrateur est vide lexcep-tion dune soupe prpare au dbut de la semaine mais qui ne lui fait pas envie. Elle est sans papiers, victime de violences conjugales et na que 80 dis-ponibles, provenant de quelques heures de mnage par semaine faites chez un voisin. Cest le mari de Nawel qui fera, comme dhabitude, les courses en revenant. Pourtant elle craint de ne pas avoir beau-coup dapptit car leur relation ne va pas trs bien. Entre les cas de Mme Mehdaoui et de Nawel, un continuum de situations peuvent se retrouver, mon-trant que les privations lies lalimentation ne sont pas exclusivement associes aux mnages pauvres (KirkpatricketTarazuk,2009).Cetypedesituationsmontre limportance de faire des tudes qui prennent en compte lalimentation des diffrents membres de la famille sparment. Considrer le mnage comme unit danalyse invisibilise les effets des ingalits face lalimentation, amplifis en milieu prcaireet touchant surtout des femmes. Dautre part il est pertinent de ne pas limiter les tudes aux mnages reconnus commepauvres (dfinis en fonction desrevenus) sous le risque de ne pas inclure des situa-tions qui ont des effets sur la qualit de lalimentation lies la prcarit.

    Le quartier de rsidence source dingalitsLes effets du lieu de rsidence sur les pratiques ali-mentaires des familles dfavorises sont galement un lment prendre en compte dans lanalyse de lalimentation en milieu prcaire. Souvent avec en-fants, et dpendant des moyens de transport pour leur approvisionnement, les femmes prcaires doi-vent mettre en place des stratgies coteuses en temps et en effort pour pouvoir raliser leurs courses etcelaauxmeilleursprix.Lentourageprocheinfluedemaniredfinitivesur leuralimentation.Dans lecadre de cette recherche, une comparaison est pro-pose entre deux quartiers dfavoriss (un Paris intra-muros et un autre en banlieue parisienne) o des entretiens et des observations ont t mens6. Des diffrences importantes dues au contraste de loffre alimentaire dans ces deux quartiers ont t constates. Paris, une forte densit de com-merces alimentaires permet la diversification deslieux dachats en fonction des prix. La proximit de ces magasins permet en effet une surveillance conti-nueettrsprcisedelafluctuationdesprixparlesmres de famille. Ainsi selon les lieux dhabitation, les femmes rencontres font face des difficultsplus ou moins grandes. En hiver, Mme Alouche par-

    6- Des tudes sur le lien entre le quartier et le surpoids ont t menes enAmriqueduNord(Apparicio,2007)ou(Moore,2008)etenFrance(voir tude Euro-Prevob) mais des recherches sur le lien entre les pratiques alimentaires et le quartier de rsidence restent faire.

    tage avec nous son angoisse de ne pas pouvoir faire ses courses.Mre de deux filles (Alna 3 ans nonscolarise et Maya 6 mois inscrite quelques heures la crche) et vivant dans une zone pavillonnaire en banlieue, elle na pas de commerces de proximit. La seule ligne de bus qui dessert son quartier ne lui permet pas de rejoindre des supermarchs facile-ment. Son mari travaille selon la demande. Il essaye daccepter toutes les heures de travail proposes pourgarantirunsalairesuffisant.Lescartsdere-venus restent nanmoins importants dun mois lautre. Impossible alors de prvoir une sortie car il peut tre appel nimporte quel moment. Il a de plus au moins 2 heures de transport pour rejoindre son lieu de travail. Se partager les tches est une option difficile mettre en place. Lors de lentre-tien, le travail fluctuantet imprvisibledesonmarine leur avait pas permis depuis plusieurs jours de faire les courses ensemble. Mme Alouche fait des achats plusieurs fois par semaine en remplissant la poussette au maximum aprs avoir dpos son anelacrche(45minutespiedsdesonlo-gement). Dans un appartement trs bien entretenu, elle nous explique sa logique de rangement. Il lui faut mettre en place une organisation rigoureuse pour ranger la nourriture dans les 30 mtres carrs que compte lappartement, la cuisine nayant pas assez de rangements : les crales et produis secs sous le canap ; les produis frais bien rangs dans un rfri-grateur quils viennent dacheter crdit. Impos-sible dans ces conditions de faire de grands stocks. Toutefois,elleprofitedelavenuedesonfrreenvoi-ture pour faire de temps autre de grandes courses. Lors de notre premier entretien, elle cherche sur In-ternet des appartements en location qui lui convien-draient. Impossible pour cette famille de trouver un nouveau logement ou mme dobtenir un rendez-vous pour visiter : mnage de 4 personnes, mari en intrim, elle, sans papiers. Dans la mme commune en centre ville, Mme Dupuis a dcid de dbrancher son conglateur car elle a du mal payer ses fac-tures dlectricit. La prsence dun magasin dis-countenfaceommesafille(8ans)peutallerfaireles courses la aide dans ce choix. Par contre ce mois-ci, comme la plupart du temps, le pre de sa filleneluiaencorepasdonnlapensionalimentairepour quelle puisse faire les courses.

    Participer la socit de consommation, limportance du choix de sa nourriture travers les achats de denres alimentaires, les familles dfavorises et prives dautres types de consommations ont le sentiment de participer la socit de consommation. Lexclusion de cette forme de participation redouble dans certains cas du chmage, de la rupture de liens familiaux, est difficilementsupporte.Nouspouvonsnousrendrecompte lors de lentretien avec Mme Medahoui o

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    la question O faites-vous vos courses ? la rponse est :

    [Chezlediscount]despauvres!Mais il y a des choses qui sont trs bienOui,maisparrapportlesautresIlyadesgensquifontlescourses[Hypermarch],franchement!Leur chariot cest plein !

    La place de lalimentation et plus prcisment des achats alimentaires nest pas la mme pour tous les mnages. Dans les familles les plus dfavorises limportance des dpenses lies lalimentation (et au logement) dans la rpartition du budget global est caractristique de son importance7. Les achats alimentaires sont alors associs en priorit avec le plaisir et le choix. Dans les milieux prcaires, et populaires dailleurs (Hoggart,1970), lecritredebonnemnagreest attribu la femme qui sait grer un budget et faire un bon repas pour sa famille en fonction des ressources disponibles. Lnergie quelle investit, de lapprovisionnement, la confection des menus, le stockage jusquau repas servi table, prouve lim-portance de ce rle source dun statut au sein du mnage et de son entourage. Cest pendant les courses, souvent sans liste, que les femmes confectionnent des menus et prvoient les repas qui sadaptent la variation des prix et aux promotions du moment.

    Le partage des tches, une perte dautonomie ?Dans certains mnages les hommes font les courses de manire rgulire ou dans des circonstances ex-ceptionnelles (suite aux accouchements ou ne pou-vant pas faire les courses en famille). Destitues de cettetche,certainesfemmestmoignentdesdiffi-cults assurer les repas quotidiens et se plaignent dumanquedematrisedubudgetetdeserreursdans les achats faits par leur conjoint. Loin dtre un soulagement, partager les tches lies lalimenta-tion ne mne pas vers un statut plus galitaire. Ne pas pouvoir faire les achats limite les femmes dans leur marge de manuvre et reprsente souvent une perte dans lautonomie de la gestion du foyer (GlaudeetSingly,1986).

    Le plaisir de manger en familleSouvent considre comme une dstructuration de lalimentation chez les plus dmunis, lindivi-

    7- Comme le logement, les dpenses dalimentation ressortent gale-mentcommeunlmentdifficilementcompressibledubudget:leursparts dans les dpenses de consommation slvent 20 % pour les mnages des deux premiers dciles, alors quelles ne dpassent gureles18%pourlesautresmnages,descendantmmejusqu13%pourlesmnageslesplusaiss(dernierdcile)(Anguis,2006).

    dualisation de lalimentation est plus tolre et peut mme tre perue comme une valeur quincessite un effort considrable de la part des mres. Cherchant satisfaire les prfrences des diffrents membres, elles suivent les demandes de leur conjoint et accordent une place privil-gie aux apptences des enfants. Pour ce faire, la diffrentiation commence ds lapprovisionne-ment. Les enfants, constituant la priorit, ont droit lachat de produits spciaux et consi-drs de meilleure qualit que ceux des adultes. Souvent les familles rencontres font les achats pour les adultes dans des magasins discount mais pour les enfants, ils se dplacent dans des hypermarchs dont laccs nest pas toujours ais. De ce fait, pour un mme repas, diffrents menus peuvent tre prpars et constituent la fiert de la mre dvoue.

    La socialisation alimentaire parat relever de si-gnifications trs diffrentes selon le milieu social o lon peut opposer la satisfaction des envies pour les moins favoriss et lapprentissage du got du sain et une forme dascse pour les plus favorises. Pour de nombreuses mres, leur devoir est de procurer leur famille un mo-ment de dtente convivial dans des contextes de manque et de difficults qui peuvent tre mis de ct le temps de passer table. Le temps des repas nest donc pas le lieu dun apprentis-sage du got du sain ou encore moins un lieu de privation qui ferait cho aux situations quoti-diennes souvent difficiles mais le moment de se faire plaisir.

    Passer table, un moment de plaisir pour oublier les difficults et les restrictions Je ne sais pas comment les gens peuvent faire des lgumes tous les jours. Moi je peux vous faire des lgumes mais enfin bon ! Cest pas terrible quoi. Vous apprciez pas, quoi ! Moi je trouve que le mo-ment de passer table cest un moment tranquille, convivial. Et comme mon mari, je ne le vois pas de la journe, je le vois que le soir, je me vois pas lui servir des lgumes ! Des haricots verts leau! Non, cest pas motivant ! Cest pas agrable, cest pas bon. Dans les milieux les plus modestes, les aliments pr-frs sont souvent condamns en matire de dit-tique et mme proscrits car mauvais pour la sant8. Labsence de considration des normes dittiques ainsi que limportance de la satisfaction du plaisir au-del de considrations lies la sant ou la minceur, autorisent pour les plus dfavoriss des ali-ments souvent proscrits. En milieu dfavoris, plus

    8- Souvent ayant intgr les normes dittiques, les indivi-dus appartenant des catgories sociales suprieures, trou-vent un accord entre gots et aliments prconiss par les recommandations nutritionnelles ( Rgnier et Masullo, 2009).

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    que la contrainte morale (qui encourage au choix daliments dits sains ), cest la contrainte cono-miquequidfinitlesmargesdemanuvre(RgnieretMasullo,2009).Ainsiladistanceestplusgrandeentre lalimentation et les gots des plus dfavoriss et les recommandations alimentaires, souvent mises lcart lors des choix. Arrivs lextrme de la privation, les mnages les plus pauvres perdent ce moment de repos. Les repas sont des moments de tension entre les membres du mnage souvent vincs par les journes. En amont, les courses (ou la demande dune aide alimentaire) ne sont pas un moment agrable car soumis la monotonie alimentaire faute de moyens. Pour Mme Martin, faire les courses est ennuyeux : elle achte toujour s la mme chose : des steak surgels et des pommes de terre , des aliments qui accom-pagnent ceux de lpicerie solidaire. Sa marge de manuvre est si limite quau lieu de reprsenter un moment pour se faire plaisir, les courses rappellent leur prcarit. Mme et M. Martin se souviennent des tempsdifficilesquilsontvcusauparavantettmoi-gnent davoir fait les comptes au supermarch.

    ConclusionIl est souvent reproch aux personnes prcaires leur manque de prvision, leur rapport chaotique avec le temps, la mauvaise gestion des revenus. Ils ont t depuis plus dun sicle la cible dactions hyginistes au dbut, et par la suite dune panoplie de formes dintervention(Donzelot,1977;Pinell,1998).Dansune priode dite dpidmie dobsit , un nou-veau regard est port sur ces populations pour qui la prvalence des maladies chroniques lies lali-mentation est plus leve que dans dautres milieux sociaux. Une volont dintervenir sur les pratiques alimentaires avec une optique prventive place les familles prcaires comme une priorit. Faceauxthoriesdeladstructurationdespratiquesalimentaires chez les plus dmunis, cette tude de terrain vise dune part montrer que leurs pratiques rpondent des conditions de vie et matrielles par-ticulires. Dautre part, leur alimentation rpond deslogiquesidentifiablesmaisdiffrentesdecellesdes autres milieux sociaux (Boltanski, 1971). Lastructuration de leurs pratiques relve de la conjonc-tion entre moyens matriels et reprsentations lies lalimentation. La flexibilitdans lespratiquesaujour le jour savre une stratgie dadaptation aux alas caractristiques de la prcarit.Aujourdhui, dans des contextes dabondance ali-mentaire, la question se pose sur les moyens pour rationaliser la consommation suivant les principes de la dittique et de la mdecine en vue de la consti-tution dun capital sant , la prvention de nom-breuses pathologies et le contrle du poids (Viga-rello, 2010) considrs comme facteurs de risque

    grandechelle (Depecker,2010).Mais lespopu-lations prcaires ne sont pas immerges dans ce contexte de profusion propre aux pays riches. Tout au contraire elles doivent faire face des privations dansuncontextequiamplifieleursentimentdexclu-sion. Lalimentation reprsente pour eux loccasion de sintgrer, de procurer aux enfants ce quil y a de mieux et de leur faire plaisir dans des situations de restrictions. Etant donn la distance entre les gots et les prescriptions dittiques dune part et la reprsentation de ce quest un bon repas familial dautre part, trouver une place pour les recomman-dationsnutritionnellessembledifficilecarellessontassocies avec la privation daliments associs au plaisir. Le moment de passer table est le moment doublier les difficults et de partager unmomentconvivial.

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    Lalimentation de personnes en situation de pauvret installe ou de nouvelle prcarit Anne Dupuy

    IntroductionMalgr un contexte de profusion alimentaire, lac-cs pour tous une alimentation satisfaisante tant qualitativement que quantitativement est loin dtre assurenFrance.Enjeu majeur de lexclusion sociale et des ingalits, lalimentation des plus pauvres a t plus largement aborde dans lhexagone par la nutrition que par les sciences sociales (Caillavet et al., 2005 ; Combris, 2006 ; Delavigne et Montagne (dir.), 2008). Elle est mme longtemps demeure mal renseigne (Herpin etManon,1997;Degenneetal.,1997).Acetitre,certaines synthses reviennent sur les liens observs entre nutrition et statut socio-conomique : carences nutritionnellesrsultantdapportsinsuffisants,ds-quilibres nutritionnels ainsi que prvalence de lob-sit en milieux dfavoriss ou encore consquences sociales de lobsit sont dvoils (Poulain, 2002 ; Poulain et al., 2003 ; Caillavet et al., 2005 ; Lhuis-sier, 2006 ; Bellin-Lestienne et Castetbon, 2007 ; Poisson, 2008 ; Poulain et Tibre, 2008) de mme que les relations non univoques entre pauvret et ali-mentation dont on prcise quelles doivent tre en-visages dans leurs formes plurielles et htrognes (Poulain et al., 2003 ; Caillavet et al., 2005 ; Lhuis-sier, 2006 ; Poulain et Tibre, 2008). Dautres tra-vaux en sciences sociales regardent les contraintes de revenu sur le budget consacr lalimentation et rinterrogent les liens entre budget alimentaire et prcarit (Caillavet, Darmon, 2005 ; Cavaillet et al., 2006 ; Darmon, 2006 ; Darmon et al., 2008 ; Darmon,2009).Dautresencoresontloccasiondesintresser aux stratgies mises en uvre pour se nourrir en situation de pauvret notamment dans les modes dapprovisionnement, de conservation et de stockage, de prparation et de consomma-tion et certains mettent laccent sur les effets dun abaissement des sociabilits alimentaires comme facteurdisolement(Nahoum-Grappe,1995;Lhuis-sier,2006;Csar,2006,2009;AugoretLhuissier,2006 ; Lhuissier, 2006). Leurs consquences sur le renforcement de lexclusion sociale sont sans doute trsfortesenraisondeladifficultpourlespluspr-cariss de sadonner aux rgles sociales du partage du repas ou de la rception dans un pays valori-sant la commensalit table et les rgles de bien-sance. Les tudes en sciences sociales regardent galement les logiques de restrictions alimentaires chez les plus dmunis (Chiva et al., 1995 ; Rouxet al., 2000) notamment celles des parents en vue d pargner leurs enfants des effets de la pauvret

    (Dowler,1997;ChauliacetChateil,2000;Durand-Gasselin et Luquet, 2000 ; Rgnier et Masullo, 2008). Prcisons encore que certaines tudes cherchent comprendre comment lalimentation, bien que plus couramment envisage comme facteur dexclusion du fait des contraintes pesant sur les plus pauvres poursenourrir,peutfinalementtreunlevierdint-gration au travers de la valorisation des activits culi-naires (Augor et Lhuissier, 2006 ; Lhuissier, 2006).En rsum, lexamen des travaux rcents de nutri-tion, dpidmiologie ou de sciences sociales per-met de relever nombre de consquences, le plus souvent ngatives, des contraintes pesant sur lali-mentation sur le plan nutritionnel et plus largement sur ltat de sant et de bien-tre des populations relevant de la grande pauvret et de plus en plus de celles de populations fragilises par le risque et lincertitude associs la prcarit. Cest--dire quaux connaissances des formes traditionnelles de lexclusion sociale des pauvres sajoutent celles qui concernent les personnes basculant dans la pau-vret en raison dune prcarisation de leurs modes devie(PoulainetTibre,2008;Masullo,2010).

    Cet article, qui sappuie sur des donnes empiriques collectes dans le cadre dune recherche conduite en 2011 sur lalimentation des personnes en si-tuation de prcarit9 , met en vidence lintrt de distinguer les consquences de la prcarit sur les diverses formes de socialisation de personnes en situation de pauvret installe et de personnes plutt issues de catgories modestes ou petites-moyennes (Cartier et al., 2008). Lobjectif est de sintresser aux diffrences et similitudes dans les manires de se nourrir de personnes touches par des pisodes de fragilisation qui soit sont en quelque sorte dj familiarises la pauvret en raison de leur origine sociale et trajectoire biographique, soit en font lexprience pour la premire fois. Parce que la grande diversit des expriences de fragilisation, dans la famille, la vie professionnelle, les conditions dhabitatouencore ltatdesant,est le refletderalits sociales htrognes qui contribuent dis-simuler les contours de la prcarit et en masquer les causes principales - ce qui participe dailleurs sur le plan thorique considrer la prcarit comme unconceptnonunifi(Bresson,2007)propos partir des annes 1980 pour rendre compte desituations dbordant largement les contours de la pauvret traditionnelle - la distinction opre a pour objectifnonpasdeclarifier les raisons (structurellesou conjoncturelles ; internes ou externes) de la pr-carit alimentaire ni la dlimiter, mais en analyser les formes voire les consquences sur la socialisation. Avant de dcrire la population dtude, il convient de

    9- Post-doctorat sur le thme de lalimentation des personnes en situation de prcarit , CERTOP UMR-CNRS 5044, Universit de Toulouse 2.

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    prsenter quelques lments de cadrage thorique pour prciser les contours de lenqute.

    Pauvret installe, prcarit et socialisationLes hypothses qui sous-tendent lanalyse par le prisme de la socialisation en vue de comparer des situations de pauvret installe et de nouvelles prcarits doivent tre prcises plusieurs ni-veaux pour viter toute ambigit. Tout dabord, postuler des modes de socialisation spcifiques des personnes en situation de pau-vret installe , ne signifie pas que soit acceptelide de lexistence dune Culture de la pauvret, concept dOscar Lewis qui a largement t dbattu notamment par rapport lide dun enfermement cultiv des individus dans des catgories sociales pauvres et en raison des liens effectus par le pass dans la socit amricaine entre culture et race et ce, mme si le renouveau thorique et empirique autour de ce concept au travers dune proposition soupleetplurielledelaculture(Duvoux,2010)per-mettrait de djouer les liens relatifs la continuit de la pauvret en raison de facteurs culturels qui se-raient transmis de gnration en gnration. Puis, en raison des conditions daccs aux per-sonnes interviewes dans le cadre de cette tude, il convient aussi de se prmunir de toute ambigit relative une condition dassists en raison de linstallationdans le tempsde lapauvret :bnfi-cier dun dispositif daide alimentaire mme lorsque lasituationserpteoudurenesignifiepasqueles pauvres installs sinscrivent dans une carrire de pauvre ou de pauvre professionnel au sens de rapports lalimentation et au nourrissage assis-ts et revendiqus comme un droit ou de prsup-poss dans les conduites adoptes telles que lide quon a affaire des professionnels du glanage . Il sagit bien de reprer en quoi le vcu dans une pauvret ancienne pourrait avoir une incidence sur les modes de socialisation alimentaire qui diffrerait des individus nouvellement fragiliss mme si pour ce faire on sappuie entre autres sur la frquence

    des aides et la dure de frquentation des dispositifs daide alimentaire. Enfin,ilsagitdenepasrduireltudedesproces-sus de socialisation La culture du pauvre tel que la entendu Richard Hoggart ni la reproduction dun capital culturel et social de classe comme le veut la perspective bourdieusienne. Nous ncartons pas la transmission de dispositions sociales et culturelles mais nous considrons que les personnes rencon-tres, en raison de la pluralit des univers de so-cialisation possibles auxquels elles ont accs et peuventsidentifier,sontpluriellesetnadoptentpassystmatiquement des valeurs fondamentalement diffrentes du reste de la socit dans le domaine de lalimentation ou de la sant (simplement elles ne disposent pas toujours des conditions et des rper-toires dactions leur permettant de mettre ces va-leurs en pratique).

    Cest donc davantage la signification de lexp-rience vcue (passe et prsente) de la pauvret et de la prcarit par les personnes rencontres dont il est question dans cet article en vue de sai-sir les rponses la prcarit et non les rponses qui contribueraient perptuer par des facteurs externes ou internes les situations de prcarit ou plus largement de pauvret et ainsi traduire les rapports lalimentation. En effet, prter attention aux trajectoires des enquts permet entre autres de se prmunir contre la fausse ide dune sociali-sation des personnes en pauvret installe mieux adapte pour rpondre la prcarit en raison dun habitus pauvre ou dune certaine culture de la pauvret. Par exemple, certaines personnes ayant immigr sont sorties de situation de pauvret int-gre dans le pays dorigine (se traduisant par des faisceaux de rseaux dentraides, de liens et sup-ports sociaux) pour basculer dans le pays daccueil versunepauvretdisqualifiante(Paugam,2005)reconfigurant lesmodesdesocialisationen tenantcompte de ces nouveaux aspects ; la situation de pauvret installe reste valable mais prend des formes diverses selon le contexte et le cadre dans

    Tableau 1 : Frquences de frquentation dune picerie sociale ou solidaire

    Frquentation rgulire Frquentation occasionnelle (1 fois) Premire frquentation

    6 5 17

    Tableau 2 : Autres structures ou aides alimentaires

    Autres structures frquentes (restaurants du cur)

    Colis alimentaire (restaurants du cur, associations)

    2 3

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    lesquels elle se dploie. En outre la dtrioration des conditions de vie, le plus souvent progressive mais parfois soudaine, ainsi que limprvisibilit de lavenir qui caractrisent la prcarit auraient pour principal effetdunepartdecomplexifierlesmodesdorgani-sation et de gestion de lalimentation et dautre part demodifiervoirer-organiserleshabitudesalimen-taires et les contenus de la socialisation. En outre la prcarit peut toucher toutes les couches de la po-pulation ce qui implique de fortes disparits dans les expriences de la prcarit. De ce fait les mangeurs concernsvonttrelerefletderalitssocialesh-trognes.

    Populations denqute et critres discriminants pour identifier les situations de pauvret installe et de nouvelle prcarit Au sein dune population de 28 personnes en appa-rencehomognecarbnficiantduneaidealimen-taire, il sest agit de considrer la pluralit et lh-trognit des caractristiques, des situations et des parcours dans la pauvret et la prcarit tout en tentant de reprer les dimensions pertinentes pour slectionner les personnes selon quelles appartien-nent des situations de pauvret installe ou de nouvelle prcarit . Ce reprage a t ralis partir dentretiens semi-directifs qui ont permis soit daborder directement certaines dimensions au tra-vers des questionnements envisags pralablement lenqute, soit de les faire apparatre spontan-mentouaufildesentretiensentantvoqusparles enquts. En premier lieu, le recours des dispositifs daide ali-mentaire en termes de types daides, de structures, de frquences et de premires frquentations pour saisir une certaine chronicit de la pauvret a permis en partie de faire la csure entre les personnes en situation de pauvret installe et les nouveaux prcaires 10.

    Les observations ont t faites dans quatre struc-tures diffrentes de la ville de Toulouse. La descrip-tion de ces dernires donne galement une ide de la population denqute11.

    10 Nous avons fait le choix de ne pas appeler ces situations pauvret nouvelle , mme si par bien des aspects elles en prennent la forme, pour respecter les modes dexpression et dinscription des enquts concerns comme personnes fragilises , prcarises plutt quecommepersonnespauvres.CelarenvoieenfiligraneaurefusdeladsignationdcritparSergePaugam(1991)quilsagitdansladsignation sociologique de cette enqute de respecter mme si elle sapparente de la pauvret.

    11 Pour la description prcise des structures daides alimentaires et des populations les frquentant (catgories socio-profession-nelles, structures familiales et matrimoniales, restes vivre, sou-

    La premire structure (A) correspond un disposi-tif daide pour une anne entire raison de quatre frquentations mensuelles. Il concerne peu de fa-milles puisque 12 au total peuvent tre accompa-gnes.Cesderniresdoiventfinancer50%deleursdpenses. La deuxime structure (B) est un dispositif fonction-nantauprsde160famillesreuesparsemaineetqui sont accompagnes pendant 3 mois. Laide peut tre renouvele plusieurs fois et pendant une anne maximum.Chaquefamillepaie10%desdpensestotales. Latroisimestructure(C)permet160famillesparsemaine dtre aides avec une dure moyenne de laccompagnement de 6 mois. Chaque famille paie 10%desdpensestotales.Enfin la dernire structure (D) offre la possibilit 150famillespourunedureallantjusqutroismoisdebnficierduncaddiealimentairepouruncottotal de 4,50 euros.En deuxime lieu, les caractristiques sociodmo-graphiques des enquts donnent quelques ten-dances : une majorit de femmes (interroges et prsentes dans les structures), de personnes ges entre 25 et 45 ans, divorces ou spares, avec 2 ou 3 enfants et sans emploi.

    Figure 1 : Structures daide alimentaire frquentes pour lenqute

    tiens sociaux, origines sociales, consulter Dupuy (2011 a et b).

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    Figure 2 : Rpartition des enquts en fonction du sexe, de lge, de la situation maritale, familiale et professionnelle

    Rpartition des enquts par sexe

    Rpartition des enquts par ge

    Situation maritale des enquts

    Nombre denfant(s) au foyer

    Situation professionnelle des enquts

    En troisime lieu, il est important de souligner que les frontires sociales comme symboliques de lins-cription dans la pauvret sont la fois spares et poreuses en raison de la prcarit. Elles ont t re-pres partir de plusieurs questions dlments biographiques poses aux enquts ou sont appa-rues au fur-et- mesure des changes par exemple pour voquer une situation particulire, expliquer voirejustifiercertainesdclarations.Les uns insistent sur leur appartenance sociale et se caractrisent comme tant issus de milieux simples, modestes, voire pauvres tandis que les autres, quils considrent ou non appartenir la catgorie des pauvres, soulignent que leur situation est le rsultat dun pisode de leur vie nouveau ou transitoire voire passager dans la pauvret.

    En ce sens les catgories de populations sont tran-ches entre celles qui manifesteraient les signes dune pauvret structurelle au travers dune his-toire longue de la pauvret (ce qui ramne au premier

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    plan lide dune continuit inter-gnrationnelle de la pauvret, que cela soit en raison de la reproduc-tion des dterminants socio-culturels ou des fac-teurs dexclusion sociale) et celles qui sapparente-raient une pauvret conjoncturelle (en raison de ruptures rcentes et de difficults passagres soitprivilgiant les facteurs externes la pauvret).

    Ceci sexplique aussi en partie par laccentuation de la fragilisation de catgories dj pauvres et par le basculement de catgories modestes, populaires, petites-moyennes dans la prcarit voire par le dclassement de certains individus (notamment jeunes diplms, parfois de milieux aiss) en raison des crises, de la monte du chmage, de lexten-siondudsavantagesocial(Schwartz,2009),dedivorces, de sparations, de veuvages ou de mala-dies. La pauvret stend aujourdhui de nouveaux groupes sociaux, ce qui tmoigne dune certaine porosit dans les frontires de la pauvret en raison de la prcarit. A partir de la signification donnepar lesenqutsde lexpriencede ladifficult lespoussant bnficierduneaidealimentaire, il estenvisageable de considrer que cette situation sap-parenteiciauprocessusdedisqualificationdcritparSergePaugam(1991)montrantquelesrefusoules acceptations des effets de dsignation (Bec-ker,1963)commepauvressontdcisifsetsontla consquence de linscription des individus sur un continuum allant dune phase de fragilit une phase de dpendance . Ceci peut se traduire par des comportements et des reprsentations distincts en matire dalimentation quil est important dana-lyser. Par exemple, bien quaspires par la prca-rit, certaines personnes peuvent vouloir maintenir voire dfendre sur le plan symbolique des modes de consommation attachs leur milieu dorigine.

    A partir de tous ces lments, il a t possible de dis-tinguer trois inscriptions dans la pauvret (Tableau 4).Quatrepersonnessapparententdessituationsde pauvret installe ; en gnral leur situation na pas chang mais il est important de prciser que ces personnes semblent tre la marge des phases de dpendance et de rupture (ceux que certains appellent les sans ; sans papier , sans domi-cilefixe,sansfamille)oulamargedesphasesde fragilit et de dpendance (petits propri-taires nayant plus de crdit rembourser pour leurs biens immobiliers) telles que dcrites par Serge Pau-gam(1991).Quinzepersonnessedfinissentcommeayanttou-jours t pauvres mais sen sortant du fait dune logique comptable drastique dans la gestion du budget et dans les logiques dapprovisionnement et de stockage (e.g. pauvret installe ) mais qui ne parviennent plus joindre les deux bouts (e.g. nouveaux pisodes de fragilisation) en raison de pro-

    blmes de sant les amenant rduire voire arrter leurs activits professionnelles ou du fait de la crise et du cot de la vie, ainsi que de toute autre source de fragilisation telle que mentionne prcdemment.Enfin, neuf personnes ont connu un appauvrisse-ment et ont t dclasses en raison du chmage, de ladifficultdentredans lavieprofessionnelle,dendettements ou de divorces, sparations et veu-vages. Il sagit donc de personnes basculant dans la pauvret en raison de la prcarit que lon appelle nouveaux prcaires .

    La perception de sa propre situation dpend du bas-culement dans la pauvret et du vcu de la paup-risation de la situation. Par exemple, la pauvret installe est voque travers une certaine fami-liarisation. - Moi jai toujours t simple. () On tait restreint. On tait portionn. Parce que ma mre pouvait pas suivre .(Femme,64ans,8enfants,divorce).- Jai jamais explos mon budget avec la nourri-ture. Parce que quand jtais petite, ma mre elle tait toute seule avec nous donc ctait comme a ctait presque quon avait chacun notre nom sur les yaourts alors attention ! Cest pour a .(Femme,33ans, 4 enfants, en couple).- a dpend de la faon quon a t lev parce que mon frre, il pense comme moi. Par contre mon mari qui a t lev dans sa famille, lui il pense pas au lendemain. On croirait quil est jamais rassasi (Femme,28ans,1enfant,encouple).

    Ellepeutaussitresignifiepartirdelexpressiondune lassitude voire dune dmotivation vivre au jour le jour en raison de nouvelles fragilits. Et puis sinon avec ce que jai, je fais tourner mais toujours calculer a devient( ) Faut jongler avec tout. Alors je jongle donc avec les factures, je jongle avec la nourriture, je jongle (Silence) pratiquement avec tout (Femme,46ans,1enfant,spare).

    Par ailleurs, la pauprisation de sa situation en rai-son de la prcarit peut tre traduite dans lide quil sagit dune mauvaise passe et que lon va trs vite retrouver sa situation, sa vie davant. Comme tout le monde il y a des priodes o on est plus laise () Oui je men sortirai, comme tout le monde dans la vie, a arrive un petit trou, on red-marre (Homme, 34 ans, clibataire). Cest plutt passager, le temps de me remettre sur les rails financirement (Homme,29ans,c-libataire).Parfois, lappauvrissement est tel quil force le ra-lisme et se retrouve parfois teint dune perception ngative. Jtais chez les moyens, je suis pass chez les pauvres (Femme,29ans,2enfants,encouple). Je me situe en dessous du seuil de pauvret main-tenant. Par rapport ma vie davant ! Moi a ma

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    foutue en dpression (Femme,38ans,1enfant,divorce). Ya lorgueil. Dj quon vienne l ! Au dbut il avait du mal. Pour lui ctait ngatif. Quand je lui disais mais le fait que tu payes la moiti , car pour lui on prenait la place de quelquun. Et bon l le fait que tu payes une partie, la moiti, cest pas pareil que si tu partais chez Coluche, tu vois ? (Femme,31ans,3enfants, en couple).

    Tableau 3 : Situations par rapport la pauvret et la pr-carit en fonction de la signification de lexprience vcue par les enquts

    Situations Effectif de

    la population denqute

    1.Pauvresinstalls:stabilitde la situation

    4

    2. Pauvres installs avec nou-veaux pisodes de fragilisation et accentuation de la prcarit

    15

    3. Nouveaux prcaires : per-sonnes basculant dans la pau-vret en raison de la prcarit (dclassement, appauvrisse-ment)

    9

    Cest pourquoi lobjectif de cet article nest pas dvaluer les modes de gestion et dorganisation fa-miliale et parentale en ce qui concerne lalimentation et les incidences des pratiques et reprsentations alimentaires de personnes en situation de pau-vret installe par rapport des personnes stant rcemment appauvries mais den comprendre et approfondir les dimensions au travers de la prca-rit et de ce qui, en principe, la caractrise, savoir linstabilit et le fait qu elle ne soit pas faite pour durer . Il sagit de reprer comment les dispositions des uns et des autres sont mobilises en rponse la prcarit et dessayer didentifier si elles sontreconfigurespourrpondrecessituationsdefra-gilit sociale. Nous voquerons des situations communes aux enquts, cest--dire pour lesquelles lexprience de la prcarit prend des formes semblables ou a les mmes incidences ainsi que quelques situations pour lesquelles les personnes en situation de pau-vret installe ou de nouvelle prcarit se distin-guent les unes des autres.

    Reprsentation et ressentis de la prcaritTout dabord, il est important de souligner que quatre raisons - non exclusives les unes des autres - ont contribu prcariser les individus de cette en-qute :- Un divorce, une sparation ou un veuvage : Aprs une sparation on va dire, je me suis retrouve la rue en fait . - La perte du travail ou un bas salaire : Jai t licenci () partir de l, tout a dclin () depuis jai que des petits boulots et mme rien .- La maladie longue : Je suis tombe malade, jai eu une perte de salaire norme et puis l on arrivait plus se remonter . - La spirale de lendettement : Et depuis quon est propritaire, ils narrtent pas dans la rsidence de faire des travaux () Jai d prendre un crdit pour lascenseur et l il faut que je prenne un crdit parce quils vont changer les portes vitres. () Cest un gouffre .

    La prcarit concerne des problmes relatifs au travail et lemploi tout en dbordant lensemble des dimensions de la vie sociale puisquelle inter-fre avec la vie familiale, les conditions dhabitat, la protection sociale, ltat de sant ou encore les changes sociaux.

    Le sentiment que la priode est moins faste pour tout le monde prvaut notamment dans le fait que la socit serait moins abordable au niveau du pouvoir dachat et de la consommation, surtout quelle est plusdifficileetplusexigeanteentermesderussitesprofessionnelles et sociales. Dans cette direction, la prcarit peut renforcer le sentiment dchec dans une socit hautement concurrentielle et ceci plus encore en raison du fait que les rles sociaux tels que travaillerouencoreconsommersontabms,cequipeutentranerunedvalorisationetunebaissedes-time de soi ne crant pas la prcarit mais pouvant dans un cercle vicieux lentretenir. Dans ce contexte, rester digne et supporter lhumiliation sont des dimensions trs prsentes dans les dires des enquts concernant le vcu de la prcarisation de la vie quotidienne. Jai 40 ans passs, il faut aller pleurer, enfin pleu-rer faon de parler a fout la honte quoi. Cest humiliant humiliant, humiliant. () cest humiliant dy aller, cest humiliant de raconter sa vie, le pour-quoi du comment. (Femme,42ans,3enfants,encouple). Si vous voulez personne nest au courant de cette situation-l pour moi. Non, on ne va pas le crier sous les toits non plus (Homme,29ans,pasdenfant).

    En intgrant un dispositif daide alimentaire, les b-nficiaires peuvent ressentir un sentiment ambiva-lent : soulagement et gne. Soulagement en raison

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    de la prise en charge qui va permettre de se nourrir correctement, allger les dettes ou remettre niveau lesfinances.Laidereuesignifieaussi,pournombredenquts, la possibilit de masquer sa situation un entourage ou un voisinage quon ne peut ou ne veut solliciter. Outre la volont de ne pas dvoiler la prcarit dans laquelle on se retrouve, le sentiment quecestdifficilepourtoutlemondeincitenepas activer le support social de mme que cela peut galement traduire la perte des soutiens sociaux et familiaux. Non moi je suis seule, hein. Toute seule. Jai pas de famille. Et mme jaurais de la famille ici je ne pour-rais pas leur demander. Au secours non. Jaurais honte. Jai 46 ans. Non (Femme,46ans,1enfant,spare). Mais je vois que tout le monde galre donc ya pas possibilit de demander quoi que ce soit quoi (Femme,33ans,4enfantscharge). Jai pas envie de les embter avec des soucis, ils ont dj assez de soucis comme a (Femme,28ans,1enfant,encouple).

    Dans ce contexte, ainsi que cela a dailleurs dj t observ dans dautres tudes (Cavaillet et al., 2005), les dpenses des enquts sont hirarchi-ses de sorte privilgier en premier lieu le loyer, en deuxime lieu les factures et les remboursements de crdits et en troisime lieu seulement lalimentation. Je paie mes factures, je regarde ce qui reste, jai limpression quon paie tout et quil reste plus rien (Femme,encouple,33ans,4enfants,160euros/mois pour lalimentation).Viennent ensuite les dpenses de soin sauf quand un problme de sant est dj avr, puis celles lies lhabillement, lducation et bien aprs celles qui concernent les loisirs sachant que pour les per-sonnes concernes rares sont les activits de loisirs envisageables. Cela donne lieu un recentrage sur la cellule familiale, une baisse des sociabilits ext-rieures, la pratique de loisirs peu coteux comme la randonne ou la mise en uvre de stratgies de repli chez soi pour viter les tentations inhrentes au lche-vitrine . Ensuite, les dpenses sont hirarchises en fonc-tion des personnes auxquelles elles sont destines : les enfants sont privilgis au mieux des effets de la pauvret, puis viennent les pres/les conjoints (et cela est plus vrai encore quand ceux-ci travaillent) et enfin lesmres, exprimantplusoumoins selonles enquts une inclination adopter une logique sacrificielleetderestriction. Je fais pour mon mari et mes enfants, je pense jamais moi, cest vrai je me suis un peu oublie, je pense aux enfants et mon mari, surtout mes en-fants (Femme,encouple,40ans,3enfants).

    Une fois mentionns ces aspects des vcus de len-tre en prcarit, plusieurs autres lments peuvent

    tre dcrypts concernant certaines dimensions de lespace social alimentaire.

    Consquences de lappauvrissement sur les habitudes alimentaires et stratgies dapprovisionnementLinsalubrit de certains logements saccompagne bien souvent dun sous-quipement qui va avoir une incidence sur les modes dalimentation. On a dit au propritaire quon avait froid comme si on tait dehors. Il na rien fait (Femme,46ans,1enfant, spare). Moi cest simple jai rien. De toute faon jai pas le droit de cuisiner ici hein. Donc je mange mes botes comme a hein. Sans les chauffer. Puis le beurre et le lait je conserve quand je peux sur la fentre (Homme, 35 ans, vivant en htel, entretien informel).

    La possession dun conglateur savre tre un atout considrable en donnant davantage accs aux produits surgels, dont la plupart des piceries sont plutt bien achalandes, notamment en viande. Plus encore, le conglateur offre la possibilit de g-rer les stocks sur du long terme en permettant une anticipation du manque. Plusieurs enquts sarran-gent pour sapprovisionner en quantit en prvision de larrt de laide alimentaire. Dautres dcident de portionner un plat cuisin en grande quantit de sorte ne dcongeler chaque repas que le strict ncessaire (et pas plus), ce qui ne laisse aucune pos-sibilit pour se resservir au cours du repas puisque le reste du plat est encore congel. Quand je viens l, je mets des choses au congla-teur, quand cest la viande tout a, cest ce qui est le plus cher (Femme,58ans,pasdenfantcharge). Bon aprs ce qui est pas vident quand on na pas de conglateur, le poisson faut le manger de suite (Femme,45ans,pasdenfantcharge). Aprs mme si mon compte est vide mais que je vois mon placard plein, pour moi a va aller, je peux dire mon chri, il ne me faut pas grand-chose, on va tenir, a va aller ! . Ya tout qui est prt, la viande elle est au conglateur, cest bon, donc pour moi je men fous, mme sil ny a rien sur mon compte, mes placards sont pleins, il ne me faut pas grand-chose donc a va, mes placards sont pleins (Femme,31ans, 3 enfants). Ils sont dans mon placard, le jour o on na plus le droit de venir ici, je les sors, on les a quoi. Cest pas linstant mme ce dont jai besoin. Cest plus pour les lendemains quautre chose (Femme,30ans,3enfants).

    Vivre modestement et dans lincertitude a galement des consquences sur le choix des produits et les critresquileguident.Quelespersonnessoientensituation de pauvret installe ou de nouvelle prcarit , le prix reste le critre absolu pour dci-

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    der des achats. Les produits de premiers prix sont privilgisetlesmarquessacrifies.Lesmarquescest pour les riches ! raconte une jeune femme (33 ans, 4 enfants). Dans ce contexte, les produits de premire ncessit, les produits de base, les gros formats et les produits aux proprits rassasiantes (ptes, riz et pommes de terre) sont privilgis aux produitsconsidrscommesuperflustelsquelespices, les olives, les cacahutes (bien que permet-tant denculturer un plat), luxueux comme le choco-lat, le fromage et le caf, frais comme la viande, le poisson, les fruits et lgumes ou encore de plaisir (ptisserie notamment). En dernier recours, ce sont les produits destination des enfants comme ceux prvus pour le goter ou les collations matinales qui sontsupprimsourduitsauprofitdesingrdientsde premire ncessit.

    Lappauvrissement a des consquences dans la mise en uvre de logiques comptables au niveau du calcul du budget pendant les courses, de la connaissance fine des prix au kilo, de la confec-tion dune liste prcise des achats en fonction des stocks disponibles et du roulement, de la compa-raisondesprixetdesproduits.Cecipeutentranerun certain automatisme dans les achats, voire une monotonie dans le choix des produits car linnova-tion implique de recalculer et de r-valuer selon un quilibre difficile trouver. Cest en quelque sorteprendre le risque de prcariser davantage le travail dquilibrage dj prcaire en raison des contraintes budgtaires. La gestion dun budget semble fonc-tionner comme un allant de soi pour les individus en situation de pauvret installe tandis quelle fait lobjet dun apprentissage pour les personnes nouvellement prcarises. Chez les uns, il existe dj un habitus de la logique comptable, que cela soit pour lapprovisionnement, le stockage et le por-tionnement permettant un roulement par anticipation du manque. Chez les autres, lappropriation se fait partir de ttonnements et derreurs se traduisant par labandon de produits en caisse lorsque le budget est dpass, par lapprentissage dun raisonnement du prix au kilo et non la portion, par lapprhension dun caddie ou panier types en fonction du budget disponibleetenfinparlapprentissagedelamatrisedes dpenses en ne se laissant plus tenter. Heu se resservir de toute faon jai fait la dose, jai calcul mes ptes avant donc il y a pas je sais que mon paquet de ptes il fait 1 kg, je sais quil faut que je fasse 4 repas avec. Voil, et je pse mes aliments. Avant je faisais attention mais maintenant cest pire. Cest a que je suis devenue, une machine comp-ter voil (Femme,33ans,4enfants,encouple). Jai pas t habitue, moi tant enfant, quon fi-nisse le paquet de gteaux. On tait quatre enfants et on ne finissait pas le paquet de gteaux comme a. Lui tout seul il le fait. Donc non () Cest de la gourmandise. Moi la gourmandise a ne passe

    pas (Femme,42ans,2enfants,encouple).Cependant, si la socialisation la gestion du budget peutsavreraufinalroutinire,ellesaccompagnenanmoinsderflexivitdanslesensolesroutinessont sans cesse re-questionnes en raison de la variation des prix et de lincertitude des factures et autres imprvus. Dans ce cadre prcis, il ne semble pasopportundeparlerdunerflexivitroutiniredans le choix des produits pour reprendre une ex-pression de Claire Lamine (Lamine, 2003) mais bien denvisagerenquoilaprcaritabmelesallantdesoi en amenant soupeser lincidence sur le bud-getdeteloutelchoixdachat.Celaentraneparfoisde langoisse et une certaine lassitude de la logique comptable, ce que plusieurs voquent travers la figure de la machine compter quils ont ap-prisdevenir.Ceressentisevrifiedavantagechezles personnes en situation de pauvret installe . Chez certains, il peut susciter lide davoir une cer-taine prise sur la consommation, qui se traduit par lafiertdesavoir fairedesaffairesdans lalimenta-tion comme dans dautres domaines tels que lha-billement, impression davantage souligne chez les nouveaux prcaires . Dune semaine lautre des fois a augmente. On fait les courses et tiens, regarde, la semaine dernire on na pas pay ce prix l, alors je fais le calcul. Les baguettes pr-cuites, la base, elles cotaient 64 centimes les 4, maintenant, elles valent 89 centimes, 25 centimes a va vite (Femme,42ans,2enfants,spare). Non les prix ils changent. Faut faire attention. Je regarde et jarrive voir si cest 20 centimes ou 30 centimes de plus. Faut toujours regarder. Toujours pour pas tre surprise quoi. (Femme, 40 ans, 3enfants, en couple). a jadore ! Cest plus fort que moi, jadore. De voir quune femme elle a achet un jean pour 15 eu-ros alors que moi je vais le trouver moiti prix, a jadore ! Cest jouissif ! (Femme,31ans,3enfants,en couple).

    Plusieurs stratgies dconomie ont t repres travers la parole des enquts. En premier lieu dans les manires de cuisiner avec la substitution dun ingrdient par un autre moins coteux voire pour la confection de certaines recettes, des accommo-dages par la suppression dingrdients. A ce titre, on retrouve une occurrence des termes arrange-ments et accommodations . Le fait-maison permet galement de faire des conomies non ngligeables. Nombreuses sont les personnes en situation de pauvret installe prciser que leur savoir-faire en matire de cuisine leur permet de composer avec un mode de vie mo-deste : ces personnes ont appris cuisiner en raison du cot et moindre cot. Chez elles par exemple, le potage de lgumes ou le ragot constituent des aliments clefs de leur mode dalimentation.

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    Bon moi je gre quand mme pas mal, je nai rien me reprocher parce quau point de vue cuisine, je suis assez conome, je fais mes petits plats avec trois fois rien mais bon comme lancienne () Moi jai toujours t habitue (Femme,64ans,8enfants, spare). Le fait-maison permet aussi de calculer des ra-tions ; plusieurs enquts expliquent cuisiner en une fois en quantit de sorte ensuite congeler des por-tions quils pourront sortir au fur et mesure ce qui permet de grer les quantits consommes. Choisir pour un repas de dcongeler deux portions limitera donc la consommation ces deux portions, ni plus, ni moins. Cest donc une manire de contrler les quantits proposes table en rduisant les risques inhrents au fait de vouloir se resservir. En outre, cuisiner en quantit ou une seule fois par jour par exemple permet de faire des conomies dnergie. Je fais le repas, une seule fois, pour le midi et pour le soir. En fait cest par rapport au gaz (Femme,42ans, 2 enfants, spare). Parmi les personnes nouvellement prcarises, lon retrouvedeuxcasdefigureantinomiques.Soitcespersonnes avaient pour habitude de consommer des produits prts consommer et continuent le faire, soit elles sadonnent la cuisine maison en raison dun savoir-faire acquis par le pass ou mis en place la suite de lengouement mdiatique pour la cuisine que lon retrouve au travers dmissions de tlvision, de sites internet et de blogs principa-lement.Ici,lefait-maisonreprsenteundficuli-naire dans le sens o il sagit de raliser des recettes en se les rappropriant de telle sorte quelles soient aussi bonnes mais moins coteuses que celles pro-poses.

    Lappauvrissement a dautres consquences sur les habitudes alimentaires et plus particulirement celles des personnes sans enfant quelles soient c-libataires ou en couple puisque la prsence denfant semble pousser se retrouver ensemble pour man-geretincitecuisiner(DelestreetMeyer,2001).Lamonotonie des plats ou le lever tardif en raison du chmagesontvoquscommejustificationsauterdes repas plutt que comme des privations. Le midi en gnral je mange pas parce que je me lve (Homme,29ans,clibataire). Jai pas envie de manger toujours des ptes, a coupe lapptit en fait (Homme, 22 ans, en couple).

    Enfin,uneautredimensionatrepreauprsdesenquts sans distinction concernant le vcu de la pauvret. Il sagit du recours des arguments sant, environnementaux, gustatifs ou dapparences es-thtiques pour rationnaliser le fait de manger moins vari voire de se restreindre au niveau des quanti-ts. La cuisine au naturel , la cuisine dittique, lacuisinesimplevoiresansfioriture, lanonconsommation de denres dimportation relative-

    ment coteuses, le dsir de perdre du poids sont souligns dans les modes dalimentation des per-sonnes et saccompagnent simultanment ou plus tard dans lentretien dune causalit en termes de cots.

    LA CuISINe SIMPLe eT NATuReLLe : Je leur apprends goter naturellement aux pro-duits. Pas masquer. Pour mon travail, je le faisais mais la maison je fais tout au naturel. () Et puis sans compter que tout a a a un cot. De faire de la sauce bchamel. Alors on mange sans, cest plus naturel (Femme,46ans,2enfants,encouple). Ca marrive davoir deux ou trois trucs comme a en dpannage mais en principe je suis tout naturel. () Par got et puis pour le budget ! .(Femme,64ans, 3 enfants, divorce). La vinaigrette, moi jai horreur de a, moi je mange sans rien parce que moi jai besoin de sentir le got de mes aliments puis bon la vinaigrette hein cest pas donn aussi (Femme,33ans,4enfants, en couple).

    LA CuISINe CoLogIque : Je nachte plus des produits qui viennent des les, des bananes, des ananas, des avocats Parce quen plus, environnementalement parlant, a ne me correspond pas. (Homme,29ans,clibataire).

    LA CuISINe DITTIque-SANT : Ca me fait un peu de bien aussi parce que je dois perdre du poids aussi, cest pas plus mal (Femme,29ans,2enfants,encouple). On essaye quil ait pareil que les autres mais au lieu de faire un Mac Do, on va faire un Mac Do maison comme a son steak je peux lui faire cuire sans la graisse. Au lieu de lui mettre deux fromages, je vais lui mettre un fromage. Mais il mangera comme les autres () On fait que a. On fait le Mac Do maison, le Quick maison a change cest quand on achte les ailerons et les ailes. Quand tu commences avoir un nombre, tu te dis que cest mieux la maison, cest mois cher . (Femme, 31 ans, 3 enfants, encouple).

    En arrire plan, il faut souligner que les personnes interroges font partie de la socit au mme titre que nimporte quel mangeur et sont informes de la mme faon par ces enjeux politiques, mdicaux,socitaux et cologiques. A ce titre, il est intressant de voir comment sont combins, ou plutt concilis ces divers enjeux avec des impratifs montaires. Les personnes modestes nadoptent pas des valeurs fondamentalement diffrentes du reste de la socit, simplement elles ne disposent pas toujours des conditions matrielles et des rpertoires dactions leur permettant de mettre en valeur ces pratiques.

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    Canaux et modes dapprovisionnement La frquence des courses dpend de plusieurs fac-teurslisentreautresauxfluxderentreetdesortiedargent. Les plus dmunis font leurs courses tous les jours en fonction des ressources disponibles et de ce qui a t mang avant dans le souci dquili-brer lalimentation moindre cot. La frquence des courses est tributaire galement de la gestion des stocks possible en raison de lespace et de lquipe-ment disponibles. Oui ma mre dj. Elle nous a levs toute seule. On tait 4 enfants. Et elle nous a appris a. Davoir toujours un roulement dans tes placards. Que tes jamais zro, quil y en a toujours un davance. Comme a le jour o yen a plus, tu te dis toujours il y en a un davance . (Femme,31ans,3en-fants, en couple).

    Soulignons que la prcarit, lorsquelle saccom-pagne dun appauvrissement, induit une multipli-cation des canaux dapprovisionnement (indpen-damment des piceries sociales ou solidaires) pour bnficierdesprixlesplusbas.Ceciimpliquedelapart des personnes rencontres des prospections considrables, chronophages, pour mettre en uvre une connaissance fine des prix, souvent au cen-time prs. Les produits laitiers, ben le fromage par exemple je le prends ici. L-bas je ne peux pas parce quil y a 30 centimes en plus. Tu vois je connais les prix ! (Femme,42ans,spare,2enfants).Dans une certaine mesure, cela favorise les changes avec dautres personnes qui sont dans une situation similairepourconseilleretdonnerlesbonsfilons partir du moment o les pratiques ne savrent pas concurrentielles comme lors de promotions 50 % de certains produits de marque en super-march dont la Date Limite de Consommation est fixeau jourmmeouau lendemain.Danscecasprcis, il sagit darriver avant louverture du maga-sin afin de garantir la possibilit de bnficier desproduits concerns par la rduction, le plus souvent impossibles acheter autrement. Cela conduit les personnes reprer en amont les promotions envi-sages, en sappuyant sur les publicits dposes danslesboteslettresouaccessiblessurInternet. Il faut y aller tt le matin parce que tout le monde se bat pour ces produits (Femme,36ans,1en-fant). Les expriences mentionnes voquent lide de traque des promotions suivie dune lutte pour la rcupration des produits, proche de la m-taphore du chasseur traquant son gibier et luttant dans la mise mort de lanimal.

    Tous parcours dans la pauvret confondus, les dis-counters constituent la meilleure alternative dune part en raison des prix des produits (le prix tant le

    critre principal pour lachat) et dautre part car ils limitent les tentations inhrentes la consommation de certains produits. Lespersonnes sedfinissant en pauvret instal-le frquentent prioritairement les supermarchs discount et les marchs pour lachat de produits frais. Ces canaux dapprovisionnement, qui tradui-sent galement des modes de prparation, sont aussi plus utiliss par les enquts les plus gs ha-bitus ngocier des paniers ou mettre en uvre des pratiques de glanage, de mme qu cuisiner des produits frais par exemple dans la ralisation de soupes. Les autres canaux dapprovisionnement comme les supermarchs et suprettes ne sont que rarement frquents, sauf lorsque des promotions ont t repres. Les produits de marque sont peu recherchs:lesacrificeconsentiaudpartoulab-sence dhabitudes de consommation de produits de marque, plutt ancienne, se muent en indiffrence affichevoire revendiquemmesidescontradic-tionspeuventgalementapparatredanslesproposnotamment lorsquil sagit dvoquer les consom-mations enfantines et la relation aux marques. Les choses de marque cest de la bonne qualit. Quand ils en mangeaient, a leur faisait du bien (Femme,40 ans, 3 enfants, marie). Parmi les personnes basculant dans la prcarit, les supermarchs discounts sont aussi prioritaire-ment frquents, ainsi que les supermarchs en cas dachat dit de plaisir suite une rentre dargent. Lieux dachat frquents par le pass, ils continuent de ltre lorsquils concernent lachat exceptionnel de produits de marque. En outre parmi ces per-sonnes, certaines, issues de catgories de tra-vailleurspauvres,bnficientdeticketsrestaurantsparfois accepts dans certains supermarchs. Ces personnes conservent aussi lhabitude dacheter la viande chez un boucher, souvent en gros. Par contre les marchs continuent dtre frquents seulement par les populations qui avaient dj lhabitude de le faire, les autres dsertant ces lieux dachat. Ce que lon peut observer cest que chez les nou-veaux prcaires , le dsir de consommer des pro-duits de marque pour continuer dappartenir la socit de consommation est fort et plutt valoris linverse des personnes en situation de pauvret installe qui y sont relativement indiffrentes. Jachte jamais de marque. Il y a que quand on va chez les gens, ils en voient un peu, ils me disent maman on achtera a . Je leur fais Non, jach-terai pas a . Enfin moi jen vois pas lutilit dj. Je vois pas pourquoi acheter un Mont Blanc ou une Danette que je vais payer 3,20 alors que jachte celles Gant 1,20 les 18 l et qui est meilleure que la Danette (Femme, 33 ans, 4 enfants, encouple). Le dsir de consommer des produits de marque traduit aussi un dsir de normalit et de rejet de la stigmatisation. Ce phnomne est aussi plus ob-

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    serv chez les jeunes gnrations de notre tude. Cependant, lappauvrissement implique que la fr-quentation des supermarchs soit occasionnelle et surtout encadre. Il sagit dune mission. Tu y vas parce que tu as un objectif en tte mais faut vraiment que tu restes avec cet objectif parce que sinon (Femme,22ans,deuxenfants,spare).Les marques ont une fonction rassurante que lon retrouve mentionne partir des dimensions sym-boliques positives de leur incorporation ou nga-tives concernant des produits qui ne sont pas des marques. Lantonomase est trs prsente dans les dires des enquts. Tu vois le coca zro ? Ils ai-ment. En plus ils ont prfr le coca zro du Lidl. Donc on a trouv un bon quilibre (Femme,30ans,3 enfants, en couple). En filigrane, lantonomase souligne finalement uneaspiration consommer de la marque pour tre comme tout le monde et appartenir la socit de consommation. Cette dimension, plus prgnante chez les nouveaux prcaires et les jeunes de notre population denqute, se retrouve par exemple dans lachat dustensiles permettant la confection de cer-tains produits et leur consommation dans lespace public pour permettre de faire comme si on tait riche , ainsi que la exprim lun des enfants dune enqute. Le fait maison retrouve une place de choix chez ces personnes en offrant la possibilit de consommer comme les autres mais moindre cot linstar de ce que met en uvre cette maman pour pargner ses enfants des effets quelquefois stigma-tisants de la pauvret en leur donnant la possibilit dtre comme les autres enfants de leur ge. On a achet la machine panini ! Et l jai appris mon fils ! Parce que un panini cest 4 . Bon on est 5, le billet de 20 il y passe. Et je lui explique. Regarde, maman elle achte le paquet de 30 steaks halal, a me cote 15 euros, tu vas acheter la baguette et puis le paquet de frites il est 2 . Donc je lui dis pour 20 , on a 30 steaks plus ce gros paquet de frites, regarde tout ce que je peux faire et regarde tout ce qui reste encore maman ! On les prpare et aprs on va les manger dehors et dire regar-dez ! .(Femme,31ans,3enfants,encouple).

    Dans ce contexte, les femmes, dautant plus res-ponsabilises sur la gestion du budget et de lco-nomie familiale en raison des rles de mres nour-ricires , manifestent le souhait de faire les courses sans les enfants et sans le conjoint (qui parfois ac-compagne mais reste lextrieur, attendant que les courses soient faites pour aider les porter) de sorte garderlecontrle.Ellesvoquentlesdifficultsconcilier une gestion serre du budget alimentaire, un souci dquilibre moindre cot et une envie de faire plaisir aux enfants et signalent le manque de comptences de leur compagnon se soldant par lachatdeproduits superflus , nonncessaires.Pour ces raisons, les mres anticipent en uvrant

    leplussouventseules.Enfiligrane,ilestpossibledeconsidrer que ce domaine reste lun des rares o le rle et les fonctions nourricires se matrialisent positivement en raison de la valorisation de com-ptences savoir nourrir correctement sa famille, dimension se distinguant dautres milieux sociaux. Jaime pas y aller avec mon mari ou les enfants. Jaime pas parce quil faut toujours que je leur dise Non ! cest a et cest rien dautre ! Je suis dans mon truc. On avait besoin de a et jai pas besoin davoir le caddie plein de choses qui ne servent pas (Femme,45ans,2enfants,encouple).

    Incidence de la prcarit sur les rles parentaux et les socialisations alimentaires enfantinesLa relation que certains parents entretiennent avec les produits destination des enfants est ambiva-lente. Une prcdente enqute portant sur la so-cialisation alimentaire a rvl un durcissement du contrle parental relatif au contexte des prises pour permettre de manger ensemble et linverse un re-lchement lgard de la composition des prises alimentaires, notamment du petit-djeuner et des consommations en dehors des repas ainsi que pour les aliments de plaisir. Cela peut sexpliquer comme tant une libert consentie par les parents leurs enfants pour les domaines qui les concernent ou semblent plus personnels en loccurrence ici en ma-tire dexpression des gots et des prfrences partir du moment o les prises alimentaires conti-nuent se drouler en famille. Cet impens orga-nisationnel (manger ensemble permet de synchro-niser les activits comme rchauffer, dbarrasser, et ainsi de rduire la multiplication des tches lies lalimentation) est compatible avec des processus dindividualisation et de respect des particularits etprfrences individuelles (Dupuy,2010).Lespa-rents de milieux dfavoriss ne drogent pas cette tendance, que cela soit dans lenqute prcdente (ibidem)12 comme dans celle-ci. Cependant ils doi-vent composer avec de faibles moyens et sont par-fois obligs de canaliser les souhaits de leurs enfants voire les restreindre.

    Ainsi, la prcarit renforce la culpabilit parentale et le sentiment dimpuissance en abmant le rle depourvoyeur de nourriture et la scurit, le soin, le don de plaisir qui laccompagnent ce qui peut alors entretenir voire renforcer la prcarit. Cest le cercle vicieux de la prcarit car mme les rles parentaux les plus fondamentaux ne sont pas pargns par la fragilisation de la situation. Cest une honte, dailleurs cest pas difficile je me

    12Dansunchantillonde1002enfantsetadolescentsgsentre7 et 17 ans, 18,6% dentre eux taient issus dun positionne-mentsocial faibleet12,3%dentreeuxtrsfaible(Dupuy,2010).

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    fais suivre parce que je peux pas accepter, je d-prime et tout parce que je subviens pas aux besoins de mes gosses toute seule (Femme,40ans,2enfants, divorce). Mes enfants se font nourrir par quelquun dautre (Femme,51ans,3enfants,divorce). Pour la fte de lcole ils mont pas demand un gteau. A cause de ma position quoi. A tous les en-fants ils ont demand. Je me sens en colre parce que je ne suis pas capable de Vous comprenez ce que je veux dire ? De faire comme tout le monde. En fait cest a le plus dur, de pas faire comme tout le monde (Femme,42ans,2enfants,spare).

    Figure 3 : Cercle vicieux de la prcarit sur les rles pa-rentaux

    En situation de prcarit, lalimentation lcole occupe une place importante dans les dires des parents. La gratuit de la cantine soulage les pa-rents en ayant une fonction de rassurance en ce qui concerne lquilibre alimentaire et la quantit de nourriture consomme sur la journe avec des logiques de compensation : le djeuner la can-tine reprsente parfois le seul repas quilibr de la journe de mme que chez les plus modestes les courses sont faites au jour le jour en fonction de ce que lenfant aura pu manger de sorte alimenter en rduisant au maximum les cots. Par ailleurs, si la suppression de la collation matinale fournie par les tablissements scolaires a t dci-de pour rpondre aux enjeux de sant relatifs la prvalence du surpoids et de lobsit infantile, cette suppression a eu une incidence chez les plus dmu-nis car la collation matinale reprsentait la premire prise alimentaire de la journe de leurs enfants. A linverse, la suppression du goter fourni par les pa-rents dans certains tablissements a permis de sou-

    lager les familles qui ne pouvaient assumer la charge de lachat de certains goters la fois recomman-ds par les tablissements scolaires et plbiscits par les pairs comme les briques de jus de fruit ou les compotes par exemple. Quelques parents r-cuprent voire transforment les arguments visant encadrer ou rduire les prises alimentaires du go-ter pour le supprimer au motif quil sagirait dune pratique alimentaire de grignotage pouvant conduire au surpoids ou lobsit. Dans cette direction on voit comment les valeurs nutritionnelles et de sant circulant dans la socit sont appropries au service delajustificationmoinsconsommer. Quand elle a pas cole chaque fois cest com-pliqu. Quand cest les vacances cest compliqu vraiment. Il faut la nourrir le matin, le midi, le soir (Femme,38ans,1enfant,spare).

    Pour faire face au cercle vicieux de la prcarit, plu-sieurs stratgies de dsamorage par les parentsont t repres. Tout dabord le masquage de la situation pour pro-tger les enfants des effets de la prcarit. Ne plus prendre les repas en mme temps que les enfants ou dire que lon na pas faim ou que lon fait un r-gime pour ne pas dvoiler des privations, diffrer les discussions au sein du couple concernant la situa-tion, sefforcer dacheter les produits de goter iden-tiques ceux consomms par les camarades sont autant de pratiques mises en uvre par les parents pour protger leurs enfants et ne pas les marginali-ser vis--vis de leurs pairs. Moi il marrive de partager mon steak hach avec le petit car jai pas trop trop faim (Femme,33ans,4 enfants, en couple). Si on a des problmes, on les garde et on en dis-cute aprs (Femme,31ans,3enfants,encouple).

    Puis une autre attitude consiste expliquer la situa-tion aux enfants en vue de les responsabiliser sur les achats, le choix des produits, la nature et la fr-quence des demandes ou de leur faire accepter des logiques de modration, de refus de gourmandise non rfrne, de contrle des prises alimentaires voire darrt de certains moments de consommation comme le goter. Parce que je les restreins plus, je fais attention, je dose chaque chose (Femme,29ans,2enfants,en couple). Parce quau tout dbut je leur donnais des gteaux au goter mais a me revenait cher alors on est pass aux fruits. Ils doivent comprendre (Femme,42 ans, 2 enfants, en couple). Jai dit toutes les vacances on gotera pas, si vous avez faim, on prendra un fruit au cas o mais . Et ils ont pris lhabitude, toutes les vacances on gotait pas (Femme,33ans,4enfants,encouple).

    Au niveau des modes de consommation, plusieurs

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    personnes ont mentionn limportance du fait mai-son destination des enfants. On va le retrouver sur un registre plutt traditionnel qui concerne (outre quelques plats emblmatiques de famille) surtout le registre des produits sucrs pour le dessert comme la confection de gteaux et lafabricationdeyaourtsoudeflans.On le repre aussi dans des modes de confection plus rcents de produits sals comme le hambur-ger, le poulet frit ou les paninis, qui impliquent parfois unsacrificefinancierpoursquiper,effortconsentiau dpart car rapidement amorti. Sur ce registre, le fait-maison offre aux enfants la possibilit de manger comme les autres, comme leurs camarades et ainsi diminue le sentiment de marginalit du fait de la prcarit. Par ce biais-l, la confection du pa-nini maison remplit plusieurs fonctions : faire plai-sir, intgrer et permettre de participer la socit de consommation au travers dune alimentation lamode . Domaine souvent plus accessible fi-nancirement que lhabillement, incorporer le panini consiste ici incorporer bien plus que le produit en tant que tel puisque cela permet de maintenir le sentiment dappartenance la socit au travers du partage avec dautres mangeurs de diverses cat-gories sociales de mmes modes de consommation et de gots identiques. Le fait-maison revt tout la fois une dimension symbolique positive et est un des moteurs de la socialisation enfantine et ado-lescente et du maintien des rles parentaux les plus fondamentauxquisontabmsparlaprcarit. On dit quon va faire plus de gteaux pour moins acheter. Bon on trouve toujours un truc, tu vois. Mais cest dur. Du coup, ils savaient quen dbut de mois je faisais le plein Leader Price, donc quil yavait les flans puis tout coup aprs je leur disais Ah ben on va se les fabriquer nous-mmes maintenant les flans ! (Femme,31ans,3enfants,encouple).

    Parmi les parents interrogs dans le cadre de cette tude, il semble se dgager deux attitudes dans les modes de socialisation des enfants en situation de prcarit qui correspondent lentre dans la pau-vret et aux modes de socialisation anciens des pa-rents. En effet, en situation de pauvret installe , les parents, plutt autocratiques , semblent da-vantage insister sur le fait que leurs enfants sont res-ponsabiliss limpact de la pauvret sur leur niveau de vie et quils participent la gestion du budget et des courses en acceptant quaucune concession soit faite dans les achats faute de moyens, en int-grant des logiques de modration voire de restriction alimentaire, en ne gaspillant pas, en ne consommant aucun produit de marque voire en nayant pas de produits destination des enfants. A linverse, en si-tuation de prcarit nouvelle , les parents, plutt permissifs , mettent en avant lide d pargner les enfants des effets de la pauvret le plus possible et le plus longtemps possible en essayant de main-

    tenir un certain mode de vie tandis que les parents plutt dmocratiques font progressivement com-prendre et accepter aux enfants les changements dans les modes de consommation. Il semble ainsi ncessaire dexplorer dune part lim-pact de la pauvret et de la prcarit sur les modes de socialisation des enfants de mme que les diff-rences et les similitudes entre des enfants qui ont toujours connu la pauvret et qui rencontrent de nouvelles fragilits et ceux qui en font lexprience pour la premire fois.

    Plaisir, sant et prcaritEnfindeuxdimensionsdelalimentationensituationde prcarit ont t explores. La premire a trait au plaisir et la seconde la sant. Les liens entre alimentation et sant en situation de prcarit sont apprhends dans les travaux en rai-son principalement des consquences ngatives surlasantdunealimentationtroppeudiversifieetquilibre par exemple. En ce qui concerne la place du plaisir alimentaire en situation de prcarit, lon peut tre frapp de constater soit lvacuation du plaisir, quelques rares exceptions prs, au motif que lurgence grer lincertitude et la fragilit nau-rait pour horizon quun rapport utilitaire et contraint lalimentation, soit la rduction du plaisir la probl-matiquedesliensaddictions/plaisirsgratifiants/ob-sit. Dans le contexte de crises sociales actuelles, il est important de se demander quelles ralits et quellesconfigurationsprennentlefaireplaisir,le se faire plaisir , le avoir du plaisir en situation de prcarit et plus largement en quoi le plaisir, le bien-tre, les motions positives peuvent correspondre des normes organisationnelles ayant un rle dans la transmission, le vivre-ensemble, le vivre-bien de so-cits de plus en plus fragilises ainsi que la thma-tisation sociale de ces valeurs dans lensemble de la socit semblent lindiquer. Dans les reprsentations du plaisir, linstar de ce quelonobserveauprsde lapopulationfranaise(Dupuy, 2008, 2010 ; Dupuy et Poulain, 2008 ;FischleretMasson,2008;Corbeau(sd.),2008),lacommensalit, la convivialit et le partage sont les composantes essentielles du plaisir et les personnes rencontres - bien que prcarises par un mode de viedifficile-nefontpasexception.Ceplaisirpartagest fortement mis en valeur principalement chez les personnes pour lesquelles la prcarit a eu des consquences dans la diminution des repas pris en commun ou des sociabilits pour masquer, notam-ment aux enfants, des restrictions alimentaires. Ensuite,delammefaonquecequelonobservedans dautres catgories de population, le plaisir desenfantsestprivilgidautantquilfaitnatrece-lui de ceux qui le donnent. Cependant, en contexte prcaris, le don de plaisir implique souvent des sa-

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    crifices:budgetrognouredistribu,privationdesparents, le plus souvent des mres. a marrive de me priver de manger pour donner mes enfants, je donne pour mes enfants pour quils grandissent. Parfois aussi pour leur plaisir. Jachte quelque chose pour leur plaisir.(Femme,3enfants,40 ans). Les contraintes matrielles rorganisent le don de plaisir autour de la sur-valorisation du fait mai-son qui permet de garantir le bon got (tant des aliments cuisins avec affection que des modes de consommation env