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Droit, déontologie et soin Mars 2004, vol. 4, n° 1 102 C AS PRATIQUE Responsabilité d’un établissement public pour défaut de surveillance Expertise judiciaire en soins infirmiers Claude THOUMOUX Directeur de la maison de retraite d’Ablis (78) Le cas pratique présenté ici est une simulation d’expertise judiciaire. Cet exercice d’analyse est demandé aux professionnels infirmiers se préparant au DU Droit, expertise et soins 1 . Basé sur du vécu, il témoigne de l’aptitude de l’étudiant à rédiger un rapport d’expertise et permet plus largement à la profession infirmière d’affirmer une compétence autonome par sa capacité d’auto évaluation, apportant ainsi aux tribunaux un éclairage circonstancié sur les pratiques soignantes. Le renforcement des droits des usagers, ces dernières années, par de nom- breux textes (notamment la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des patients), correspond également, du côté des professionnels de santé, à une volonté de maintenir et d’assurer, auprès d’une population, un service attendu, le meilleur qui soit, dans des circonstances évaluées pour chaque situation. Directeur d’une maison de retraite publique, il me paraît important d’expri- mer combien le rapport entre les attentes des usagers et les réponses des profes- sionnels est sujet parfois à des décalages causés par un ensemble de faits inhérents soit directement aux personnes concernées soit à l’ensemble des moyens attribués. En toute circonstance, il m’apparaîtrait regrettable d’établir une conclusion géné- rale pour un ensemble de cas particuliers. C’est à ce titre que la jurisprudence en matière de santé a besoin d’un éclairage professionnel capable de discerner, de comprendre et d’expliquer les faits pour que les conclusions aboutissent à une logique de raisonnement basée sur des réflexions fiables. 1. Diplôme créé à l’initiative de l’Institut de formation et de recherche sur les organisations sanitaires et sociales (IFROSS), Faculté de Droit, université Jean Moulin, Lyon III.

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Droit, déontologie et soin Mars 2004, vol. 4, n° 1102

C A S P R A T I Q U E

Responsabilitéd’un établissement public pour défaut de surveillanceExpertise judiciaire en soins infirmiers

Claude THOUMOUX

Directeur de la maison de retraite d’Ablis (78)

Le cas pratique présenté ici est une simulation d’expertise judiciaire. Cetexercice d’analyse est demandé aux professionnels infirmiers se préparantau DU Droit, expertise et soins1. Basé sur du vécu, il témoigne de l’aptitudede l’étudiant à rédiger un rapport d’expertise et permet plus largement àla profession infirmière d’affirmer une compétence autonome par sacapacité d’auto évaluation, apportant ainsi aux tribunaux un éclairagecirconstancié sur les pratiques soignantes.

Le renforcement des droits des usagers, ces dernières années, par de nom-breux textes (notamment la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des patients),correspond également, du côté des professionnels de santé, à une volonté demaintenir et d’assurer, auprès d’une population, un service attendu, le meilleurqui soit, dans des circonstances évaluées pour chaque situation.

Directeur d’une maison de retraite publique, il me paraît important d’expri-mer combien le rapport entre les attentes des usagers et les réponses des profes-sionnels est sujet parfois à des décalages causés par un ensemble de faits inhérentssoit directement aux personnes concernées soit à l’ensemble des moyens attribués.En toute circonstance, il m’apparaîtrait regrettable d’établir une conclusion géné-rale pour un ensemble de cas particuliers. C’est à ce titre que la jurisprudence enmatière de santé a besoin d’un éclairage professionnel capable de discerner, decomprendre et d’expliquer les faits pour que les conclusions aboutissent à unelogique de raisonnement basée sur des réflexions fiables.

1. Diplôme créé à l’initiative de l’Institut de formation et de recherche sur les organisations sanitaires etsociales (IFROSS), Faculté de Droit, université Jean Moulin, Lyon III.

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I – Exposé des faits

A – Le contexte au regard de l’étude du dossier médical et infirmier

M. Gaspard D. est né le 18 novembre 1967 à Basse Terre en Guadeloupe.Il est célibataire. Il est hospitalisé à trois reprises dans le service de santé mentalede l’hôpital Y., sous la responsabilité du Dr N. La première admission remonteà 1991 et la dernière s’effectuera du 10 mars 1995 au 19 février 1998.

Les trois hospitalisations se feront en hospitalisation libre bien que leconsentement éclairé du patient (l’hospitalisation libre dans un secteur de psy-chiatrie nécessite l’accord de l’intéressé) soit difficile à obtenir au regard destroubles graves observés et des signes de dépendances accentués liés à sa patho-logie. C’est plutôt, en accord avec sa famille (père et belle-mère) et devant l’inca-pacité exprimée de garder au domicile M. Gaspard D., que l’hospitalisationprend un caractère nécessaire.

Avant d’être intégré dans un circuit de soins, M. Gaspard D. vivait avecsa mère en Guadeloupe. Malade, fatiguée, vivant dans des conditions précaires,souffrant de troubles éthyliques, sa mère convainc son ex-mari de le prendre encharge à Paris. Concierge de son état, le père, très rapidement, va interpeller lesservices sociaux et expliquer que l’arrivée de M. Gaspard D. dans son foyer luicause un certain nombre de désagréments et notamment l’instauration d’unconflit sévère entre sa femme et son fils (conjugopathie).

L’admission en psychiatrie sera alors considérée comme une logiquecomprenant deux aspects :

– Une aide sociale au regard de ses conditions de vie.– Un soin en réponse à des troubles psychiques observés.

Le diagnostic porté ne différera pas d’une hospitalisation à l’autre.

M. Gaspard D. se présente comme oligophrène, souffrant de débilitémoyenne avec des troubles caractériels et du comportement. Sur le plan phy-sique, il est autonome et n’a pas besoin d’aide particulière pour satisfaire sesbesoins fondamentaux.

Dans son quotidien et au regard des observations infirmières, M. GaspardD. se comporte comme un enfant de huit ans, avec une certaine intolérance àla frustration, une compréhension limitée des consignes qui lui sont transmiseset une tendance à la cleptomanie. Les demandes sont pauvres et souvent ina-daptées. La nécessité de soins est mal perçue par le sujet et l’hospitalisationdevient pour lui un lieu de vie dans une quête affective mal formulée et bien

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souvent incomprise. Sur le plan somatique, M. Gaspard D. souffre d’un diabètenon-insulino dépendant et traité par hémi Daonil® et glucophage.

B – L’unité d’hospitalisation et l’organisation des soins dans le service concerné

L’unité de soins X. où séjourne M. Gaspard D., fait partie d’un servicepublic et rentre dans le cadre de la sectorisation en psychiatrie au regard desordonnances de 1960 et de la loi hospitalière de 1990.

Située dans un grand bâtiment à étages, dont l’architecture remonte à lafin du XIXe siècle, l’unité X. comporte 31 places, réparties sur deux ailes, avecdes chambres de un, deux, trois et quatre lits. La chambre de M. Gaspard D.est à l’étage ; il s’agit d’une chambre individuelle.

L’équipe infirmière constituée pour assurer les soins dans cette unité secompose alors de deux cadres infirmiers, de douze infirmières et de deux aides-soignantes. L’organisation du travail est décrite dans le cadre d’un projet deservice validé en 1991, et réajusté en 1997.

L’effectif minimum requis pour garantir les soins dispensés et la sécuritédes personnes est de trois infirmières et une aide-soignante de 7 heures à21 heures et deux infirmières de 21 heures à 7 heures. Cette organisation deprésence est mentionnée dans le cadre du projet de service. La planification desprésences pour assurer cette exigence est de la responsabilité du cadre infirmiersupérieur, responsable du service et sous couvert des cadres infirmiers référentsde cette unité.

La procédure de fonctionnement qui intéresse les faits, consiste pourl’équipe infirmière, à se rendre le matin, vers 7 heures 30, au lit de chaquepatient pour observer son état, assurer les soins prescrits et faire respecter lesrègles d’hygiène. L’équipe présente, invite ensuite l’ensemble des patients à sediriger vers le rez de chaussée pour prendre le petit déjeuner. Une vérificationdes locaux est effectuée pour s’assurer qu’aucun patient ne se situe à l’étage.Une infirmière ouvre toutes les fenêtres de l’étage pour aérer les chambres etferme l’accès à ce lieu. Les patients ne disposent pas de clés permettant de cir-culer à leur convenance.

La fermeture de l’étage s’explique pour trois raisons :

– L’hygiène : les agents hospitaliers profitent de l’absence des patients poureffectuer le ménage des chambres et ventiler efficacement l’étage.

– La sécurité : tous les patients sont surveillés et mobilisés sur un mêmelieu.

– La thérapeutique : mobilisation du patient autour d’activités et d’entre-tiens médicaux sur la journée dans un processus d’émergence de ses capacités.

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C – Les faits

Le 19 février 1998, à 7 heures 30 environ, l’équipe infirmière, au nombrede trois présentes dans l’unité X., procède comme chaque matin à la délivrancedes soins au lit de chaque patient. Elle constate que M. Gaspard D. est dans sachambre et semble dormir. Après avoir effectué l’ensemble des soins, l’équipevérifie, qu’aucun patient ne se trouve à l’étage, ouvre toutes les fenêtres et fermeà clé la porte d’accès.

A 8 heures 30, l’équipe infirmière constate l’absence de M. Gaspard D. aupetit déjeuner et procède à des recherches au rez de chaussée et au 1er étage.Dans le même instant, une infirmière d’une unité de soins voisine, appelle lecadre infirmier présent, pour prévenir qu’un patient gisait au sol, dehors, faceà l’unité X., en précisant, qu’elle pensait l’avoir vu tomber du bâtiment.

Le cadre infirmier, accompagné d’une infirmière, se rend aussitôt sur leslieux. Ils constatent qu’il s’agit bien de M. Gaspard D. et procèdent à un premierexamen. Le médecin de garde est averti en urgence par téléphone. L’équipe infir-mière présente au moment des faits constate en premier lieu que M. Gaspard D.est conscient mais que sa mobilité est réduite. Il répond aux questions simples,tente de se disculper de son acte en prétextant avoir glissé sur l’herbe. Les premierstémoins mentionnent à cet instant, toujours sans la présence du médecin et, donc,sans que le diagnostic puisse être posé, que ce patient souffre probablement d’uneou plusieurs fractures au niveau des membres inférieurs et plus précisément auniveau du fémur. Un appel à l’ambulance de garde est effectué pour transporterM. Gaspard D. à l’intérieur de l’unité de soins. Les soins de première urgencesont apportés (constantes, état des pupilles, coloration, état du corps, maintiende la température, etc.) et l’équipe présente demande au patient de ne pas bouger.Après divers questionnements, il confie avoir sauté de l’étage en passant par unefenêtre ouverte, fenêtre qui ne correspond pas, en considérant le lieu de la chute,à celle de sa chambre. M. Gaspard D. ne donnera pas d’autres explications.

A 9 heures, l’interne de garde n’est toujours pas au chevet de ce patient.À cet instant, un médecin référent du service arrive pour prendre ses fonctions,ausculte M. Gaspard D., prescrit la pose d’une perfusion isotonique et décideaussitôt de le transférer avec accompagnement, aux urgences d’un hôpital géné-ral distant de 8 kilomètres.

M. Gaspard D. est admis aux urgences de l’hôpital Z. à 9 heures 30. Lesfaits évoqués ci-après, proviennent des comptes rendus rédigés par l’équipemédicale des urgences.

Le patient présente un malaise au moment de la réalisation d’un bilan radio-logique, il est ramené aux services des urgences. L’équipe de réanimation est appe-lée à 13 heures pour un état de choc hémorragique. (heure d’arrivée aux urgences :9 heures 30 ; heure d’intervention du SMUR suite à un malaise : 13 heures).

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Le diagnostic à cet instant est le suivant :

– Fracture fermée de la diaphyse fémorale gauche.– Fracture du bassin avec disjonction pubienne et arrachement osseux.– Fracture du sacrum.– Fracture de l’apophyse transverse de L5.– Choc hémorragique.

Le patient est ensuite dirigé vers le service de réanimation de l’hôpital pourune surveillance hémodynamique et ventilatoire avant d’envisager un passageau bloc orthopédique programmé en fin d’après-midi. Il n’est pas précisé l’heureexacte d’admission du patient dans ce service.

À 18 heures, le patient est stable sur le plan de la conscience et sur les plansventilatoire et hémodynamique. Il est décidé de le transférer pour traitement desfractures en salle d’opération.

Au cours du traitement opératoire, M. Gaspard D. fait un arrêt cardio-circulatoire. La reprise d’une activité cardiaque efficace intervient au bout d’unedemi-heure de massage et une série de chocs électriques externes. En fin d’inter-vention, après enclouage du fémur, il refait un arrêt cardio-circulatoire qui luisera, malgré des tentatives de réanimation, fatale. L’hypothèse retenue sera uneembolie graisseuse sur une fracture du bassin et du fémur chez un patientdiabétique.

M. Gaspard D. décède le 19 février 1998, à 23 heures 45, à l’âge de 31 ans.

II – Les régimes de responsabilité

A – La poursuite judiciaire

Le 20 février à 1 heure 30 du matin, le cadre infirmier supérieur, respon-sable du service de l’établissement Y. est prévenu à son domicile, par une infir-mière de l’hôpital Z. que M. Gaspard D. est décédé durant une interventionchirurgicale et que le corps est confié à un médecin légiste, la cause initiale étantaccidentelle.

Le cadre infirmier supérieur prévient aussitôt la famille et établit le jourmême, après avoir questionné l’équipe infirmière présente au moment des faits,un rapport circonstancié au directeur de son établissement.

En date du 21 février, le cadre infirmier supérieur reçoit la visite d’un offi-cier de police judiciaire et de deux adjoints, qui le questionnent dans un premiertemps sur les circonstances précises de l’accident, sur l’organisation du serviceet procèdent enfin à une visite des locaux. L’officier de police convoquera indi-viduellement, au siège de la gendarmerie, le cadre infirmier supérieur, le cadreinfirmier, les trois infirmières présentes au moment des faits et le médecin qui

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a ausculté le patient en première intention. Un procès verbal sera établit pourchaque personne interrogée.

La famille restera quasi muette, elle ne posera guère de questions et la souf-france pourtant naturelle d’avoir perdu un proche ne se manifestera pas. Bienque contactée par les autorités judiciaires, elle ne portera pas plainte.

L’hypothèse émise sur les raisons qui ont conduit M. Gaspard D. à se jeterpar la fenêtre sera commentée par l’équipe infirmière dans les observationsconsignées par écrit sur le dossier de soins, de la façon suivante :

– Le patient s’est caché (dans une armoire ou sous un lit) dans l’intentionde visiter les autres chambres pour satisfaire ses tendances à la cleptomanie.

– Nous avons retrouvé dans les affaires qu’il portait ce jour là, la sommede 600 francs ; il n’était pas coutumier qu’un patient ait autant d’argent sur lui.

– En sautant par une fenêtre, au regard des troubles psychiques qu’il avait,limitant la juste appréciation de ses actes, il pensait pouvoir s’échapper.

B – L’imputabilité de la faute et ses conséquences sur le plan pénal

Pour engager la responsabilité pénale, une faute d’imprudence ou de négli-gence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité, suffit,dans le respect de la loi du 10 juillet 2000. La notion de faute caractérisée inter-vient si une personne expose autrui à un risque d’une particulière gravité qu’ellene pouvait ignorer. Cette action au pénal ne fait pas obstacle à la possibilité dedemander la réparation d’un dommage devant les juridictions civiles, en vued’une indemnisation.

Nous pouvons supposer, dans le cas étudié, des poursuites judiciairesdevant une juridiction pénale et civile.

1 – Le défaut de surveillance de l’équipe infirmière

Il peut s’avérer évident, au regard d’une première appréciation, d’admettrequ’il existe un défaut de surveillance du patient en considérant que la victimes’est retrouvée seule à l’étage d’une unité de soins et en situation d’insécuritétotale. Ce constat renvoie à l’étude de l’organisation du service et des éventuellesprocédures de fonctionnement existant dans l’établissement.

Le fait d’aérer l’étage pour des raisons hygiéniques et sanitaires peut seconcevoir mais, dans ce cas précis, aucune directive écrite ne permettait àl’équipe infirmière d’agir sous couvert d’une autorité hiérarchique, malgrél’accord de principe du cadre infirmier supérieur qui connaissait le mode d’acti-vité de cette équipe et le cautionnait. Il s’agit, donc, d’un fonctionnement acquisqui ne s’appuie pas sur une procédure écrite. Il en est de même en ce qui concerne

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la vérification de l’étage. Aucune note écrite ne précisait la nécessité de visitertoutes les chambres minutieusement pour s’assurer que personne n’était présentà l’étage avant d’ouvrir les fenêtres. Cette pratique, peut paraître évidente et vade soi, mais ne faisait pas l’objet d’une validation par les responsables de ceservice.

Au total, il n’existait pas de règlement intérieur décrivant le fonctionne-ment quotidien de l’unité de soins. Cette situation ne protégeait pas l’équipeinfirmière dans sa pratique et l’obligeait à prendre des initiatives sans aucuneconfirmation par le cadre référent.

Il est important de souligner que la conception architecturale des bâtimentsne permettait pas une ventilation permanente des locaux. Les fenêtres à l’étageétaient de fabrication classique, à deux vantaux. L’ouverture provoquait aussitôtun risque pour le patient. L’unité de soins, conçue sur deux étages, obligeaitl’équipe infirmière à déplacer tous les patients sur le même niveau pour garantirune surveillance de qualité. Ce fonctionnement par nécessité était en contradic-tion avec la prise en charge individualisée et l’accompagnement différencié.

Il importe de préciser que l’hôpital psychiatrique est aujourd’hui confrontéà un double impératif, d’une part, garantir aux patients une surveillance accrueau regard des pathologies traitées et des modes d’hospitalisations sous contrainteet d’autre part, permettre à ces patients d’être admis dans un espace convivialet agréable, et leur assurer des droits et le maximum de liberté au regard de leurétat. La configuration architecturale des hôpitaux psychiatriques s’avère délicateà traiter pour concilier ces objectifs.

Le patient qui a subi le préjudice, hospitalisé depuis plusieurs années étaitconnu du service. Hormis son diabète de gravité moyenne (il était non-insulinodépendant), son état physique était satisfaisant. Son mode d’hospitalisation étaitlibre, c’est-à-dire qu’il n’était soumis à aucune contrainte administrative (hospi-talisation à la demande d’un tiers) ou juridique (hospitalisation d’office établiepar un représentant de la loi).

Au regard des troubles psychiques qui l’empêchaient d’apprécier logique-ment une situation vécue ou l’insécurité potentielle de l’environnement ; unesurveillance adaptée devait lui être apportée. Sa débilité moyenne, son compor-tement caractériel devenaient un handicap dans le quotidien et nuisaient à unraisonnement qui lui aurait garanti un espace de vie autonome.

Dans la circonstance dramatique qui l’a conduit à la mort, M. Gaspard D.n’a certainement pas apprécié la hauteur de sa chute. Quelles que soient lescauses pour lesquelles il est resté seul à l’étage, son désir de quitter ce lieu adominé le bon sens. Il est possible même qu’il ait été pris de panique, se sentantenfermé dans un endroit où il ne devait pas être, et que la seule issue qu’il aitperçue à cet instant lui fut fatale.

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La qualité de la surveillance infirmière peut se discuter. Elle est inefficiente,à l’analyse du résultat. Nous pouvons retenir des raisons explicatives : unedéfaillance de l’organisation du service, une conception architecturale obsolète,l’absence de directives ou règlements internes.

2 – Le défaut de surveillance au regard de la procédure pénale

L’imputabilité de la faute, dans ce contexte, devient délicate. Elle s’adresseà l’équipe infirmière qui par son absence sur les lieux, n’a pu empêcher l’accident.

Pour envisager une procédure pénale, nous devons établir l’existence :

– D’un préjudice subi et en déterminer la preuve.– D’une faute qui fasse l’objet également de preuves dans le cadre d’une

responsabilité pour faute.– D’un lien de causalité entre le préjudice subi et cette faute.

Nous ne revenons pas sur le préjudice, il est évident.

Les infractions dans le domaine de la santé au regard du nouveau codepénal sont de deux types :

– Les infractions involontaires.– les infractions volontaires.

Nous limiterons, dans le cas présent, notre étude aux infractions involon-taires et citerons :

– L’article 223-1 et 223-2 du Code pénal, relatif à la mise en dangerd’autrui : « Exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou deblessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanentes parla violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité oude prudence imposée par la loi ou le règlement ». Il faut noter que cette infrac-tion peut être constituée sans établir la preuve d’un préjudice. Le seul fait d’avoirexposé une personne à un risque dangereux peut être condamnable.

– L’article 221-6 du Code pénal, relatif à l’atteinte involontaire à l’inté-grité physique d’autrui et homicide involontaire donne la définition suivante :« Le fait de causer […] par maladresse, imprudence, inattention, négligence oumanquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi oules règlements, la mort d’autrui ».

Il faut réétudier l’application de l’article 221-6 du Code pénal au regard dela modification apportée par la loi du 10 juillet 2000 qui précise les conditionsde violation de l’obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue parla loi ou le règlement. Dans la réalité, et en particulier dans le secteur hospitalier,les conséquences sont, en règle générale, reconsidérées à la lumière de l’analysede la situation et des difficultés particulières rencontrées par les professionnelsà exercer leurs fonctions avec un maximum de diligence et de sécurité.

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Dans l’étude de notre cas, nous pouvons discuter d’une suite en cascadede fautes cumulées qui pourraient être imputables à plusieurs personnes :l’équipe infirmière présente, le cadre infirmier responsable de cette équipe et lecadre infirmier supérieur responsable du service, sans parler des responsablesmédicaux.

Chacun de ces agents a été entendu comme témoin par un officier de gen-darmerie. Un procès-verbal est établi pour chacun des témoignages. Dans lesfaits réels, le procureur de la république a clos le dossier après lecture del’enquête préliminaire. Aucune mise en examen n’a été prononcée. Il est à noterque le procureur n’a pas besoin d’une plainte déposée par la famille ou unetierce personne pour poursuivre une procédure pénale. Il peut de lui-même pour-suivre au nom de l’État.

Nous proposons, quant à nous, de continuer la discussion dans le cadred’une poursuite pénale.

Deux questions se posent alors, pour tenter d’entrevoir une issue dansl’hypothèse d’une procédure pénale :

– Est-il possible de condamner pénalement et de façon cumulée, l’ensembledes fautifs ?

– En cas de collaboration de plusieurs professionnels relevant de spécialitésdifférentes ou non, comment répartir entre eux les responsabilités encourues ?

La jurisprudence admet la possibilité de retenir la responsabilité cumuléede plusieurs professionnels de santé à l’occasion d’un dommage unique. La fauteentendue de l’un ne suffit pas à exclure la faute de l’autre et lui servir de justi-fication. « L’existence d’une faute relevée à l’encontre d’un médecin anesthésisten’exclut pas nécessairement l’éventualité de celle du chirurgien auquel à étéconfiée l’intervention. »2

Au regard de notre étude, il s’avèrerait difficile de séparer les fautes enmatière de surveillance. Cette responsabilité auprès du patient ne peut seconcevoir que pour un groupe, une équipe soignante. Même si nous admettonsdans la pratique infirmière le principe de référence, qui détermine la compositionpluriprofessionnelle d’une prise en charge thérapeutique, nous ne pouvons pasextraire de ce groupe constitué, une personne désignée pour une faute commise.

Dans ce principe, il faudrait réunir pour chaque agent concerné, lesconditions de la mise en jeu de la responsabilité pénale pour homicide ou bles-sures involontaires à partir d’une faute caractérisée. Il est peu probable, enconsidérant la jurisprudence actuelle que le juge prenne la décision de sanction-ner chacun des agents concernés.

2. Cass. crim. 10 mai 1984, affaire FARÇAT. D. 1985 : 256-258 note de J. PENNEAU ; Confer « Droit déon-tologie et soin », mars 2003, volume 3, numéro 1, article « la responsabilité de l’anesthésiste », desDr. MANAOUIL, Arnaud, GRASER, HAYEK et JARDÉ.

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Si la désignation d’une personne responsable s’avère difficile, le personneldans la fonction publique est préposé de l’établissement dans lequel il travaille,et c’est ce dernier qui est responsable de sa faute.

3 – La responsabilité des médecins

a – Le médecin-chef

Il doit élaborer et mettre en œuvre un projet médical dans son service,renouvelable tous les cinq ans et validé par la commission médicale d’établisse-ment. Ce projet décline l’ensemble des actes, procédures et plans d’organisationdes structures pour garantir au patient des soins de qualité.

Il peut être interpellé pour un défaut de surveillance d’un patient en raisonde l’absence de consignes concernant cette surveillance ou de directives inadap-tées pour garantir la protection d’un patient. Dans le cas qui nous intéresse,aucune consigne médicale ou procédure n’est remise en cause.

Le médecin-chef doit-il assumer les erreurs du service dont il a la direction ?

La jurisprudence a répondu à cette question. La Cour de cassation en datedu 5 septembre 2000, casse et annule la condamnation pour blessures involon-taires, d’un médecin-chef, responsable d’un service de soins où des erreurs ontété commises par son équipe médicale. Il s’agit de l’application de la loi du10 juillet 2000 sur les délits non intentionnels. Le délit non intentionnel nes’applique pas si la personne a tout mis en œuvre pour que le dommage ne seréalise pas, s’il y a eu respect de la législation en vigueur et non-exposition dupatient à un risque avéré.

En fait, le médecin-chef d’un service assume ses propres fautes eu égard àses responsabilités et à sa fonction mais ne peut être reconnu responsable desfautes commises par d’autres.

b – La responsabilité des médecins du service

Elle peut se considérer à l’estimation du retard pris dans la prise en chargedes soins apportés à la victime à l’instant où l’équipe infirmière découvre l’acci-dent. La première auscultation médicale intervient une heure après la chute àl’arrivée du premier médecin dans le service. La prestation médicale, aux urgen-ces, démontre également une sous estimation de la gravité des troubles. Il s’estpassé trois heures dans ce service sans que les observations fassent état d’uneprise en charge conforme aux diverses fractures révélées par les radiographies.

Cette constatation sans équivoque, oblige à une étude de la charge de tra-vail au moment précis où notre patient était admis : étudier l’effectif présent endéclinant le nombre et les diverses qualifications, savoir qui s’est occupé del’accueil et qui a effectué le premier diagnostic.

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Nous pouvons en déduire a priori, qu’il existe bien dans un premier temps,une défaillance dans l’organisation des soins dans le premier hôpital et une priseen charge qui semble inappropriée au regard de la gravité des troubles, dans lesecond.

Pour éclairer le juge avant sa décision, plusieurs aspects doivent être étu-diés. En premier lieu, il faut considérer la difficulté de l’intervention (le diagnos-tic, le pronostic, la nature des actes). Dans un second temps, sera appréciéel’urgence d’une situation (les caractéristiques exceptionnelles liées à l’urgence,les circonstances). Enfin, c’est l’analyse du fonctionnement du service et de l’éta-blissement dans son ensemble qui permettra l’éclairage nécessaire au momentde l’instruction (l’étude des moyens et de l’organisation d’un établissement, d’unservice, l’étude des procédures ou protocoles).

Dans ce contexte, une expertise semble nécessaire, et il serait insuffisantde se limiter à l’étude de la pratique médicale. Certes, nous devons vérifier quetous les actes médicaux concernant ce patient ont été effectués dans les règlesde l’art. Le médecin a une obligation de compétence scientifique et d’efficacitétechnique normalement attendue à la date des soins. Mais, l’expertise médicalene répond pas forcément à la question du bon fonctionnement d’un service quiconditionne l’utilisation des compétences au bon moment et au bon endroit.Elle ne répond pas non plus à l’examen du travail de plus en plus technique desinfirmières qui assistent en permanence le médecin et coordonnent les soins.

Dans le cadre de la responsabilité de type indemnitaire, les conséquencesfinancières des fautes professionnelles des membres de l’équipe soignante nepèsent pas sur les agents et sont mises à la charge de l’établissement ; cela signifieque suite à des soins défectueux, le patient n’aura pas à identifier un soignantparmi la communauté hospitalière. La seule limite est la faute détachable,c’est-à-dire la faute étrangère à la fonction qui révèle l’homme derrière leprofessionnel.

C – La responsabilité hospitalière

Comme il est précisé dans le chapitre précédent, il apparaît peu crédibled’imaginer sur le plan pénal, une issue favorable qui porterait réparation dupréjudice causé. Cette situation complexe qui engage la responsabilité de diffé-rents intervenants aboutit à la reconnaissance d’une faute cumulée ou faute dansl’organisation du service.

Cependant, la notion de surveillance ou de sécurité du patient est toujoursabordée par les juges au cas par cas. Nous pouvons citer en exemple l’arrêt dela Cour administrative de Nancy du 4 mai 1999 qui conclue que « …l’âge etl’état de cette malade nécessitaient des mesures de surveillance particulières pou-vant notamment consister en la pose de barrières latérales de sécurité sur son

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lit… ». L’analyse des expertises, dans ce contexte, est précieuse et éclaire souventle principe du débat contradictoire.

Le principe de la faute de l’organisation d’un service est un élément suffi-sant pour envisager une procédure civile. Nous devons alors distinguer deuxjuridictions dans le cadre d’une procédure civile, selon que l’établissement estprivé ou public.

Le tribunal de grande instance est sollicité pour l’ensemble des affaires pri-vées lorsque les indemnisations sont importantes (supérieure à 50 000 francs).

Le tribunal administratif peut être pressenti en tant que tribunal civil pourdes affaires liées à l’administration publique. Dans notre cas, la victime a reçudes soins sur deux hôpitaux appartenant à la fonction publique. Le tribunaladministratif juge les litiges entre les particuliers et l’administration. Les recoursqui lui sont adressés relèvent pour l’essentiel de deux catégories : les recourspour excès de pouvoir et les recours de pleine juridiction.

Le cas d’une demande d’indemnisation en réparation de dommages causéspar l’action de l’administration, relève de la seconde catégorie.

Nous citerons deux exemples de responsabilité hospitalière du fait d’unefaute médicale :

– La Cour administrative d’appel de Nantes a considéré que la méconnais-sance des règles d’emploi des sondes utilisées, au cours d’une séance de dilatationde l’œsophage, constitue une faute médicale de nature à engager la responsabilitéde l’hôpital (Cour administrative d’appel de Nantes, 30 octobre 1997).

– Cette même juridiction a jugé que le retard dans la décision médicale detransférer un nouveau né vers un service spécialisé en matière néonatale consti-tue une faute médicale de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier(Cour administrative d’appel de Nantes, 7 mars 1997).

Il existe bien sur, des exceptions à la responsabilité de l’hôpital en cas defaute médicale dans un secteur public :

– Le médecin est responsable s’il a commis une faute détachable du service.

Cette notion renvoie à établir une faute qui relève d’un manquement inex-cusable à des obligations d’ordre professionnel et déontologique (Cour de cas-sation, 2 avril 1992). Nous pouvons citer comme exemple le refus de soignerou un retard dans l’intervention.

Dans notre étude, il est probable que le médecin ait occasionné un retarddans l’intervention. En conséquence, il pourrait s’agir d’une faute détachable duservice. Mais comment identifier et cerner ce retard dans la prise en charge dela victime ? Ce retard est peut être dû à une autre urgence, une autre interventionqui nécessitait en même temps l’intervention de l’interne de garde ce jour là.

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Cette hypothèse nous renvoie à l’étude de l’organisation du service, de la chargede travail et de l’effectif présent au moment des faits.

Il faut également distinguer la faute commise par le médecin au sein del’établissement et la faute de l’établissement dans l’organisation et le fonction-nement du service. Si le retard pris s’avère imputable à un dysfonctionnement,nous pouvons reporter la faute au niveau de l’établissement.

De plus, nous devons préciser que l’arrêt du conseil d’Etat rendu en assem-blée le 10 avril 1992 met un terme à l’exigence de la faute lourde3. Désormais,la faute médicale de nature à engager la responsabilité de l’établissementdemeure une faute caractérisée, une faute spécifique.

D – Le conseil de discipline

Cette instance juridique propre à la fonction publique peut déterminer dessanctions envers un agent. Ces sanctions sont réparties en quatre groupes dis-tincts selon la gravité de la faute commise.

1er groupe

L’avertissement (non inscrit au dossier du fonctionnaire), le blâme, l’exclu-sion temporaire des fonctions pour 3 jours au plus (ne concerne pas la fonctionpublique hospitalière).

2e groupe

La radiation du tableau d’avancement, l’abaissement d’échelon, l’exclu-sion temporaire des fonctions pour 15 jours, l’exclusion temporaire des fonc-tions pour une durée de 4 à 15 jours (ne concerne pas la fonction publiquehospitalière), le déplacement d’office (ne concerne pas la fonction publique hos-pitalière).

3e groupe :

La rétrogradation, l’exclusion temporaire des fonctions (6 mois à 2 anspour la fonction publique hospitalière).

4e groupe :

La mise à la retraite d’office, la révocation.

Nous retrouvons l’ensemble des procédures concernant la mise en œuvrede cette instance disciplinaire pour la fonction publique hospitalière dans ledécret 89-822 du 7 novembre 1989.

3. Conseil d’Etat, 10 avril 1992, Rec. Lebon, P. 171, conclusions H. LEGAL.

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Il apparaît important de noter que, hormis l’avertissement et le blâme, ledirecteur de l’établissement qui détient le pouvoir disciplinaire, doit consulterla commission administrative paritaire qui siège, alors, en conseil de discipline.Il est possible pour l’agent de demander un recours au conseil supérieur de lafonction publique hospitalière. Si cette commission de recours confirme la sanc-tion, il est possible de saisir ensuite le tribunal administratif.

Dans le cas exposé dans cette étude, les mesures disciplinaires seraientimputables à l’équipe infirmière présente au moment des faits. L’encadrementinfirmier pourrait également être mis en cause au regard de l’organisation dessoins et des pratiques de leur service. Il est peu fréquent que le conseil de disci-pline soit sollicité pour une faute partagée ou pour des fautes cumulées, dans lamesure où la sanction doit être prononcée individuellement au regard de l’éva-luation des actes commis.

Toutefois, ce conseil de discipline pourrait faire resurgir un certain nombrede dysfonctionnements liés à la pratique d’un établissement en s’appuyant surla gravité des conséquences. Il nous semblerait pertinent, sans que cela entrestrictement dans ses prérogatives, qu’il puisse infléchir une pratique en propo-sant une réflexion sur son organisation, ses modes de fonctionnement aux finsd’améliorer des procédures de soins ou de mieux garantir la sécurité des patients.Il s’agirait, alors, d’un vrai conseil, au sens propre du terme, soucieux de fairerespecter des protocoles validés ou une pratique exercée dans les règles de l’art.En même temps, la représentation du personnel à ce conseil autoriserait un débatprofessionnel mené par des agents ayant la même compétence.

III – L’expertise

L’expert est un technicien, un collaborateur occasionnel du service de lajustice. Il ne s’agit pas d’une profession (hormis au sein des assurances). L’expertagit seul. Sur proposition validée par le juge, un sapiteur peut être adjoint surune question précise qui ne relève pas spécifiquement de sa compétence.

Il est important de souligner le cadre général de sa fonction spécifié dansl’article 237 du nouveau Code de procédure civile : « le technicien commis doitaccomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité ».

L’ensemble des procédures juridiques concernant le secteur hospitalieramène presque inévitablement les juges ou les parties à s’aider de l’avis d’un ouplusieurs experts. À ce jour, ne sont sollicités que les médecins pour ce qui relèvede la partie soignante. Ils interviennent dans leur champs de compétence spéci-fique et demeurent pertinents dans l’analyse des pratiques médicales. Il s’avèreque l’exercice de la profession pluriprofessionnelle en milieu hospitalier s’accom-pagne souvent d’actes infirmiers qui demandent une technicité précise et unemise en œuvre complexe. Nous nous apercevons également au regard des juris-

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prudences que l’évaluation d’une pratique médicale ne suffit pas toujours pourconsidérer une faute. C’est parfois l’étude de l’organisation des soins, de laplanification du personnel, l’analyse de la charge de travail au moment des faitsqui permettent de comprendre et expliquer les évènements qui ont causé undifférend.

Dans la pratique hospitalière, c’est l’encadrement infirmier qui possède lescompétences et assure dans le quotidien la gestion d’un service de soins. Il auraitl’expérience et les aptitudes requises pour éclairer les juges et apporterait uncomplément à l’expertise médicale.

A – L’expertise sur les faits relatés

Nous ne reviendrons pas sur une partie importante de l’expertise quiconsiste à exposer le plus objectivement possible, les faits.

L’expert, propose au juge de convoquer et d’entendre si nécessaire lesacteurs directs des faits constitués et éventuellement, les responsables du ou desservices de soins concernés. Il en informe les parties au cours d’une premièreréunion, expose les questions relatives à sa mission et provoque un premierdébat dans le respect du contradictoire. Cette notion d’impartialité est assuréeen matière civile par l’échange de toutes les pièces du dossier par les parties etpar une discussion ouverte et respectueuse dans le cadre des réunions. Elle sedistingue en matière pénale par l’autorité du juge d’instruction qui instruit laprocédure en communiquant lui-même les éléments du dossier et dirige lesdébats.

Dans le cadre d’une convocation par l’expert, les sachants (témoins) ontla possibilité de se faire accompagner par leurs avocats. Il faut rappeler quel’expert n’est pas un enquêteur, il se doit de tout mettre en œuvre pour expliquerune situation mais ne doit pas exprimer son point de vue et orienter les débatsen faveur ou en défaveur d’une partie.

Sur les faits qui nous intéressent, bien que l’expert soit en possession desprocès-verbaux rédigés par l’officier de police, la rencontre avec les membres del’équipe infirmière peut être précieuse pour compléter certains points techniqueset professionnels. Ce nouveau témoignage doit être mentionné dans son rapporten respectant scrupuleusement les dires.

L’expert consulte également l’ensemble des écrits professionnels ayanttrait directement ou indirectement aux faits. Cette partie de son travail estd’une extrême importance. Fort heureusement, la pratique soignante nes’effectue pas toujours sur un mode empirique. Elle est bien souvent posée,réfléchie et écrite. C’est la recherche et l’étude de ce cadre théorique qui per-met parfois de comprendre l’existence d’un dysfonctionnement. L’expertpeut, par exemple, demander l’accès au dossier de soins et au dossier médical.

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Il peut consulter les tableaux de bord et autres modes de planification dupersonnel. Il est dans ses attributions, en s’assurant de l’accord du juge, dedemander la consultation des divers protocoles ou règlements internes à l’éta-blissement. Il lui est possible de visiter les locaux et de connaître les différentscircuits de passage sans toutefois agir sur place, comme une personne quirechercherait le coupable. Ce n’est ni son rôle, ni son droit ; l’ensemble deces initiatives, doit être fondé et argumenté et, ce, tout en s’assurant del’accord du juge.

L’expert doit ensuite aborder un chapitre qui apparaît comme essentiel,celui de la discussion.

L’analyse d’une situation dans un contexte professionnel spécifique peutêtre pertinente si elle est comparée à des documents validés, reconnus par laprofession sous forme de protocoles ou procédures ou autres écrits profession-nels. Il appartient à l’expert, au regard des questions posées, de rechercher desdocuments suffisamment probants qui déterminent ou définissent les conduitesd’une bonne pratique ou l’exercice d’une profession dans les règles de l’art. Ils’appuie également sur les textes juridiques pour se faire une opinion. L’expertne dit pas le droit mais peut le citer.

C’est le respect de cette rigueur méthodologique qui permet d’être enmesure de répondre aux questions posées par le juge.

B – Les conclusions d’un rapport d’expertise

Pour conclure avec l’affaire citée tout au long de cette étude, nous nousproposons de simuler quatre questions et de formuler les réponses supposées entenant compte du fait que nous n’avons pas en notre possession la totalité desdocuments nécessaires à une investigation de qualité.

1 – Les questions

a – 1re question

Rechercher toutes informations en vue de déterminer si les traitements detoute nature prodigués à M. Gaspard D. révèlent un mauvais fonctionnementou une mauvaise organisation du service, une administration défectueuse dessoins non médicaux ou une mauvaise exécution des soins médicaux.

b – 2e question

Indiquer si le décès consécutif aux soins successivement prodigués àM. Gaspard D. lui ont fait perdre une chance sérieuse de guérison des blessuresdont il était atteint lors de son accident dans l’hôpital Y. et lors de son admissionaux urgences de l’hôpital Z.

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c – 3e question

Indiquer si le décès a un rapport avec l’état initial du patient ou l’évolutionpossible de cet état.

d – 4e question

Déterminer quel est le rôle causal de chaque intervenant et donner votreavis sur la qualité des soins effectués par chacun d’entre eux.

2 – Les réponses

a – Réponse à la 1re question

Nous pouvons estimer que le décès survient suite, en partie, à un mauvaisfonctionnement ou à une mauvaise organisation du service.

Le patient a échappé à la surveillance de l’équipe infirmière pendant unlaps de temps qui à la lecture des rapports, n’est pas conséquent (environ unedemi-heure) mais suffisant pour permettre l’accident et impliquer l’organisationdes soins. Avant que l’étage soit fermé, le personnel présent ce jour devait s’assu-rer que la totalité des patients était descendue au rez de chaussée. Sans nécessiterune procédure stricte et écrite, c’est le bon sens et le souci d’une surveillance dequalité qui doit prédominer. Bien que le patient en hospitalisation libre dans unservice de psychiatrie, ne doive pas faire l’objet d’une surveillance particulièreet que les consignes médicales n’apportent pas une conduite à tenir spécifiqueen ce qui le concerne, nous attendons d’un hôpital, un fonctionnement suffi-samment adapté à l’état de chaque patient pour en garantir la sécurité.

Nous ne retrouvons pas dans l’établissement en question, de protocoles ourègles internes qui précisent le fonctionnement du service.

L’équipe infirmière avait ce jour là une charge de travail habituelle à l’iden-tique d’une activité coutumière. L’effectif présent était suffisant pour assurer lestâches prévues au moment des faits.

La pratique acquise par l’équipe infirmière n’a jamais fait l’objet d’uneévaluation qui aurait permis de confirmer ou d’infirmer la qualité des soins effec-tués au moment du lever des patients. Il faut toutefois noter, qu’à ce jour, lesdocuments écrits en notre possession ne mentionnent pas de faits dommageablesantérieurs à l’accident qui auraient pu sensibiliser l’encadrement infirmier àréviser l’organisation des soins.

Enfin, nous pouvons difficilement comparer la pratique infirmière effectuéele jour des faits au décret de compétence et au règles professionnelles qui légi-fèrent cette profession dans le sens où nous retrouvons une faute globale deservice, sans pouvoir identifier ou discerner une faute individuelle chez les infir-mières composant l’équipe.

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b – Réponse à la 2e questionLe décès peut être consécutif à un ensemble de faits survenus à l’hôpital

Y. et à l’hôpital Z. Sans préjuger de l’expertise médicale, les rapports et obser-vations infirmiers démontrent un retard dans la prise en charge des blessuresimportantes consécutives à sa chute, aussi bien à l’hôpital Y qu’au service desurgences de l’hôpital Z. Ce constat doit nous amener à vérifier si l’interne degarde, responsable médical au moment des faits à l’hôpital Y, a pris du retardparce qu’il était occupé à une autre urgence au même moment ou bien en raisond’une mauvaise organisation de l’établissement ou bien pour des faits qui leresponsabilisent directement. Ce raisonnement peut être à porté, à l’identique,pour expliquer le retard conséquent de la prise en charge de M. Gaspard D. auservice des urgences de l’hôpital Z. Nous n’avons pas d’éléments en notre pos-session pour répondre à cette question.

Il faut toutefois souligner que la consigne infirmière à l’hôpital Y. concer-nant la prise en charge d’un patient en situation d’urgence indique qu’il faut,en première intention, appeler l’interne de garde par l’intermédiaire du standardde l’établissement avec un numéro spécifique. C’est le premier diagnostic del’interne de garde qui déclenche la décision de faire intervenir le SAMU oud’effectuer le transfert rapide dans un service compétent.

Cette procédure respectée par l’équipe infirmière au moment de l’accidentde M. Gaspard D. semble faire perdre un temps précieux au patient. Depuis cetaccident, l’hôpital Y. a révisé sa procédure.

c – Réponse à la 3e questionNous ne pouvons pas considérer que le décès ait un rapport avec l’état

initial du patient. Il n’est pas noté à la lecture du dossier médical et du dossierde soins infirmiers que l’état de santé du patient comportait des éléments pré-visibles qui le mettaient en danger dans son comportement quotidien endehors du fait qu’il s’agissait d’une oligophrénie simple qui relevait d’une sur-veillance classique et attendue dans le cadre d’une hospitalisation en milieupsychiatrique. À l’écoute des témoignages de l’équipe infirmière présente lejour de l’accident, il n’y avait aucune raison de prévoir que le patient irait secacher à l’étage et sauter par la fenêtre pour s’échapper. L’hypothèse dusuicide est également d’emblée écartée par le fait que sa capacité intellectuellene lui permettait pas de mettre en œuvre ce processus et que l’anamnèse nefait pas état de tentatives précédentes, ni de propos mélancoliques évoquéspar le patient.

Ses tendances à la cleptomanie étaient connues par l’ensemble du personnelqui suivait ce patient depuis plusieurs années.

Il restera à considérer à la lecture de l’expertise médicale si le diabète noninsulino-dépendant traité lui a fait perdre une chance de guérir de ses blessures.

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d – Réponse à la 4e question

Concernant l’encadrement infirmier, il est, au regard de sa fonction, res-ponsable de l’activité infirmière sur le plan gestionnaire et organisationnel. Enconsidérant les moyens mis à sa disposition, il décide et met en œuvre uneplanification des soins dans le respect des textes réglementaires définissant laprofession et conforme aux recommandations qualitatives décrites dans les pro-tocoles et procédures de soins.

En dehors du projet de service qui a fait l’objet d’une réactualisation en1997 décrivant le cadre de référence et la dénomination des actes de soins danschaque unité, nous ne retrouvons pas d’autres documents internes, explicites,relatifs aux actes effectués au moment des faits.

L’absence de règlement interne qui spécifie le fonctionnement du serviceest une lacune qui peut entraîner des actions empiriques et non contrôlées. Dansl’hypothèse où l’encadrement ne précise pas de règles, il cautionne par le fait lesactions effectuées par son équipe.

Il existe dans les faits un décalage entre ce qui est normalement attenduen matière de protection ou de surveillance et les actes de soins décrits dans leservice concerné.

Cette remarque n’est toutefois, pas justifiée dans le cadre de l’applicationdes soins directs. Nous ne pouvons pas, non plus, identifier un acte précis, effec-tué par une infirmière en particulier, qui serait non conforme aux soins attendus.

Le problème se situe dans le cadre de l’organisation institutionnelle dessoins et dans les procédures qui sont appliquées. Le manque de surveillance, leretard pris dans la prise en charge médicale à l’hôpital Y., le second retard auxurgences de l’hôpital Z. démontrent une défaillance organisationnelle aumoment où une situation critique intervient.

Dans l’hôpital Y., ce genre d’accident est peu fréquent. Les équipes soi-gnantes sont peu habituées à être confrontées aux soins d’urgence. Cet état defait aurait dû encourager l’établissement à réviser ou mettre en œuvre une pro-cédure d’urgence médicale, explicite et précise, concernant l’intervention rapided’un médecin, l’appel éventuel à des services spécialisés (SAMU ou pompiers)et le transport des blessés dans les services appropriés.