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RÉTABLIR LES RELATIONS ENTRE LA PHILOSOPHIE ET SES PUBLICS Frédéric Worms Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avril pages 23 à 33 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Worms Frédéric, « Rétablir les relations entre la philosophie et ses publics », Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 23-33. DOI : 10.3917/espri.1203.0023 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h23. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h23. © Editions Esprit

Rétablir les relations entre la philosophie et ses publics

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RÉTABLIR LES RELATIONS ENTRE LA PHILOSOPHIE ET SESPUBLICS Frédéric Worms Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 23 à 33

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-23.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Worms Frédéric, « Rétablir les relations entre la philosophie et ses publics »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 23-33. DOI : 10.3917/espri.1203.0023

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Frédéric Worms*

JAMAIS les relations entre les différents aspects de la philosophie,entre les différents publics de la philosophie, entre les différentesphilosophies n’ont été aussi menacées de se rompre en Francequ’elles ne le sont aujourd’hui. C’est là un péril véritable, qui nemenace pas seulement la philosophie, mais la vie publique, laquelle,partout, mais en France d’une manière singulière, repose sur cesrelations.

À quoi cela est-il dû ?Une telle situation n’est pas causée simplement par la diversité

des types de philosophie ni des publics de la philosophie, car cettediversité, quoique trop méconnue et souvent niée, est structurelleet donc inévitable. Elle est même en soi un atout. Il faut commencerpar le rappeler, par en prendre la mesure, par en dresser le tableau.Mais, en particulier en France, on avait jusqu’ici toujours maintenule lien entre ces différents aspects, entre ces différents publics, lienqui est tout aussi vital, sinon plus encore, que leur distinction.Pourquoi donc menace-t-il aujourd’hui de se briser ? Cela ne peutêtre seulement lié aux institutions de la philosophie qui, en tant quetelles, ne font qu’incarner ces différents publics : institutions d’en-seignement (à commencer par les classes terminales en France), derecherche, de diffusion et de discussion publique. Il faut donc

Mars-avril 201223

* Professeur à l’université Lille III et à l’ENS, il est notamment l’auteur de la Philosophieen France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais inédit », 2009, etpubliera en 2012 Revivre. Éprouver nos blessures et nos ressources (Paris, Flammarion).

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chercher les raisons de cette fragilité dans leurs usages, donc dansdes politiques qui mettent en danger ces relations. Mais est-cetout ? Dans ces tensions nouvelles, quel est le rôle de la philosophieelle-même ? Quel rôle y joue la diversité entre les philosophies,entre les styles ou les courants de la philosophie, eux aussi toujoursmaintenus en relation jusqu’ici, comme c’est absolument nécessaire,eux aussi menacés peut-être aujourd’hui de s’éloigner irrémédia-blement les uns des autres, malgré l’urgence des problèmescommuns ?

Les trois publics de la philosophie

La philosophie n’est pas une activité solitaire et purementidéale. Certes, elle cherche la vérité dans un but précis, qui est detransformer notre vie. Elle part d’une vie individuelle, des surpriseset des problèmes qui y surgissent, et elle y retourne. Mais, entre lesdeux, précisément parce qu’elle prétend à la vérité et à l’utilité, elleest pleinement et intrinsèquement relationnelle, elle s’inscrit dansun contexte non seulement social mais public. Plus encore, le« public » n’est pas le destinataire extérieur, neutre, passif, homo-gène que l’on croit. Ses critères, ses exigences, interviennent jusquedans la présentation, au moins, des démonstrations et des recom-mandations de la philosophie, sinon dans leur conception même. Ilne doit donc y avoir, en principe, qu’un seul et unique public pourla philosophie, reposant sur un critère unifié décidant à la fois desa vérité et de son utilité. Cela doit rester un principe. Insistons-y :lorsque les critères se disjoignent et lorsque les publics se coupentles uns des autres, c’est quelque chose de la philosophie, donc ausside la vérité et de l’utilité publique, qui est perdu.

Mais c’est un fait, qu’il faut constater et méditer : il y a aujour-d’hui plusieurs publics de la philosophie, et donc non seulementplusieurs critères pour son exposition mais aussi plusieurs institu-tions qui constituent ces publics mêmes, plusieurs médiations entrela philosophie et ses publics, plusieurs genres aussi d’écriture oude présentation en général de la philosophie. Nous en distingueronstrois, particulièrement nets, articulés, distincts, et jusqu’ici encorereliés entre eux en France : les publics de l’enseignement, de larecherche, et celui que l’on appelle le « grand » public. Leur exis-tence est inévitable, car elle découle de la dissociation, dans nossociétés, des différents rôles et des différentes fins de la philosophie :

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la recherche et le savoir, l’enseignement et la formation, l’utilité etl’action. Il importe cependant d’en mesurer les enjeux. Si chacun deces publics impose ses critères, le risque est grand lorsque, au lieude se relier les uns aux autres comme cela a toujours été le casjusqu’ici, dans les plus vivantes des institutions comme dans les plusgrandes des œuvres, ces publics ou bien se coupent les uns desautres ou bien empiètent les uns sur les autres.

On comprendra plus clairement ce que nous voulons dire par unsimple tableau présentant ces critères, ces publics, ces institu-tions, ces médiations, ces genres, qui ont chacun leur force, qu’il fautdistinguer et relier, et non pas confondre et séparer.

On notera d’abord, peut-être avec surprise, que nous avonsajouté ici un quatrième public, sous le titre du rapport à soi et àautrui. Ce n’est pas un véritable public. Mais c’est la source rela-tionnelle de la nature publique de la philosophie, et il nous a paruindispensable de la faire apparaître, avec ses propres critères, ainsique sa place dans la vie intellectuelle, plus décisive que l’on necroit. Aussi essentielle et même fondamentale que soit cette dimen-sion, nous ne l’évoquerons cependant pas plus longuement, tantnotre objet consiste plutôt dans la distinction entre les troispremières, et les risques qu’elle peut comporter.

Normed’exposition dela philosophie

Structuredu public

Institutionmédiatrice

Genred’écriture

RechercheNouveauté(vérité

démontrée)

Déterminéet étroit

Institutionsscientifiques,revues

spécialisées

Articles,livres

Enseignement

Clarté (véritéétablie, culturecommune,histoire)

Déterminéet large

Institutionsd’enseignement,le professeur

Manuel,programme,cours

Grand public

Plaire et êtreutile (véritéappliquée etadressée)

Ouvertet « libre »

Édition, médiasdivers, revues etmagazines nonspécialisés,débat public

Essais, articles,entretiens,tribunes, etc.

Rapport à soiet à autrui

Transformationde soi

(étonnementdevant unevérité)

Relationnel Conversation Carnets,journal, notes

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Avant de voir ce qui semble pousser aujourd’hui à une disso-ciation entre ces publics, et ce qui doit y répondre, insistons d’abordbrièvement sur chacun d’eux, et sur leur lien possible.

Soit un dialogue socratique tel que Platon nous les a transmis.On y voit bien l’unité et la distinction entre ces publics. Socratecommence par l’étonnement, bien entendu, celui qu’il raconte avoirressenti, devant l’oracle de Delphes (connais-toi toi-même), celuiqu’il retrouve devant chaque question, et chacun de ses interlocu-teurs. Mais il faut ensuite démontrer : il n’est pas question de s’entenir à l’étonnement en tant que tel, ou bien il faut prouver que l’onne peut aller plus loin (on sera alors dans l’aporie, dans l’impasse,mais du moins aura-t-on mis l’étonnement à l’épreuve du logos).Cette démonstration peut devenir technique, entre pairs, qui recher-chent la précision, la nouveauté, la preuve. On la distinguera de l’en-seignement, qui fait retrouver à l’élève, comme dans le Ménon, lesvérités de base, de la géométrie ou de la pensée, qui les réexpose ànouveau. Enfin, elle a toujours pour Socrate une visée pratique, nonseulement individuelle mais collective, non seulement éthique maispolitique. Ces quatre visées sont distinctes, et l’on peut voir, chezPlaton déjà, comment elles se dissocient inévitablement, au pointde se répartir à peu près dans des dialogues différents, quoiqu’ilscomportent tous à un degré divers toutes les dimensions de laphilosophie. Le Parménide, si technique, sera encore pédagogiqueet politique, tandis que l’Apologie de Socrate, si politique, seraaussi théorique et initiatique.

Ainsi, l’unité de la philosophie n’empêche pas que ces genresdistincts aient chacun leur nécessité et leur légitimité ; cette unitéet cette pluralité sont d’ailleurs le propre de la philosophie. Il nesuffit pas d’entrer en philosophie par une surprise et une question.Il faut démontrer, ce qui est déjà entrer dans la recherche, avec cequ’elle a de scientifique, avec l’épreuve de la démonstration et dela réfutation, de la société et même de la communauté scientifique,des pairs, avec la norme aussi de ce qui fait avancer un savoiracquis, que l’on peut en partie présupposer. Il faut aussi transmettre,ce qui suppose que certaines choses soient acquises (des problèmes,des positions canoniques, des textes et des arguments à connaître)et communiquées selon la norme décisive de la clarté, qui consisteà ne rien présupposer. Il faut, enfin, comme on disait aux XVIIe etXVIIIe siècles, et ces termes n’ont rien perdu de leur importance,« plaire et être utile ». La philosophie, qui se rapproche de lascience, sans se confondre avec elle, touche aussi de ce côté à la

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littérature et à la politique. Elle passe nécessairement par unevisée pratique et une adresse rhétorique, que chaque grand philo-sophe réinvente à nouveau, mais qu’aucun n’a évitées. Certainsunifient leurs écritures démonstrative, littéraire et politique : c’estle cas de Platon ou de Rousseau ; certains les dissocient, c’est le casde Kant, qui distingue entre l’écriture théorique et populaire de laphilosophie ; mais aucun ne se dispense de les articuler.

Cependant, on le voit aussi, les différents publics de la philo-sophie ne sont pas seulement définis par leurs normes distinctes,peut-être contradictoires, et qu’il faut néanmoins relier. Ils le sontaussi par des institutions et des médiations, qui font passer du publicau politique, et dont le déploiement semble de plus en plus grandaujourd’hui. Peut-être est-ce pour cette raison que l’on risque lacoupure ? Comment, dans ce cas, pourra-t-on y remédier ?

Risques de rupture, politiques de la relation

Ce qui incite à la dissociation ou à la confusion des publics dela philosophie, ce n’est pas leur extension et leur institution respec-tives, de plus en plus poussées en France et ailleurs. Celles-ci sonten effet une chance et une nécessité ; surtout, elles sont bien loind’être incompatibles avec une relation, qui passera dans chaque caspar une politique : politique de l’enseignement, politique de larecherche, politique de la culture et du débat public en général. Ils’agit donc bien, dans chacun des trois cas et pour chacun des troispublics, de risques qui supposent des choix bien précis.

Ceux-ci apparaissent clairement dans le domaine de l’ensei-gnement par exemple. Le risque de coupure existe, lorsque sedistend le lien entre les différents niveaux de l’enseignement de laphilosophie, par exemple lorsque l’on tend à couper l’enseignementde la philosophie au lycée des autres dimensions de la philosophie.L’une de ses forces réside dans une formation initiale des ensei-gnants, qui passe à la fois par l’enseignement et la recherche, parun enseignement à l’université (en licence et en master) qui est aussiun contact avec la recherche vivante. Cette relation passera aussi,par exemple, par la formation continue et l’encouragement à pour-suivre une recherche personnelle, qu’elle aboutisse ou non à unethèse. Ces liens entre les différents niveaux de l’enseignement sontdéterminants : ils assurent à la fois le public de la recherche et laformation des enseignants, et sont une des plus grandes forces pour

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la philosophie. Il convient donc, non pas de les fragiliser en sépa-rant les différents registres, mais au contraire de les préserver sanssacrifier la spécificité des uns et des autres. Cela aura des consé-quences pratiques et politiques très précises (par exemple aussi surle rôle des concours de recrutement, qui assurent à la fois le lienavec l’enseignement par leur forme, et avec la recherche par leurcontenu, leurs programmes, sans parler de l’unité de la disciplineet d’un langage commun qui est une nécessité première, avant leslangages spécialisés).

Mais le risque de coupure de la dimension dès lors devenue« scolaire » au sens restrictif, d’avec les autres dimensions de laphilosophie, n’est pas le seul. Elle courra aussi le risque inverse,d’empiéter sur les autres dimensions. C’est le cas, par exemple,lorsque, pour des raisons commerciales, l’édition scolaire ou para-scolaire devient un refuge pour la publication de textes de rechercheou au contraire d’intervention, qui dès lors sont condamnés à laconfusion des genres et deviennent inaudibles dans tous lesregistres, alors même que, par leur seule exigence de clarté, et nonpas par l’adaptation supposée à une norme extérieure, ils auraientpu entrer en contact avec la dimension de l’enseignement. Chacunconnaît des cours ou des manuels qui respectent parfaitement lestrois critères de clarté, de discussion scientifique et critique, et aussid’adresse et d’éclairage du débat public et de ses enjeux. Ici encore,il faudra distinguer entre le brouillage des codes et la compatibilitédes normes, la philosophie n’ayant pas le privilège de cette diffé-rence, mais y étant peut-être plus sensible (c’est-à-dire vulnérablemais aussi responsable).

Il en ira de même du côté de la recherche. Celle-ci ne peut sevoir imposer ses critères de l’extérieur. L’empiètement des sphèrespubliques de la philosophie les unes sur les autres se verra donclorsque l’« évaluation » sera dictée par des normes venant d’uneautre dimension politique, imposant des objets et des critères,parfois en mimant des normes scientifiques extérieures (par exemplelorsque le paper dans une revue comparable à Nature pour lascience dure devient le critère d’évaluation en philosophie, quiexclura donc d’office non seulement les domaines qui, par définition,ne sont pas structurés autour de revues de ce genre, mais aussi leslivres qui assurent pourtant un rôle de référence dans telle ou telledimension du savoir, sont traduits dans plusieurs langues, etc.).

Mais il y aura aussi pour la recherche un risque de coupure,particulièrement sensible en philosophie même si, à nouveau, il ne

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lui est pas propre. On va parfois jusqu’à réclamer une philosophie« professionnelle ». C’est vouloir la couper par principe de lademande publique de philosophie, qui certes peut mordre (on va yvenir) sur les contenus, mais qui pour autant demande à êtreéclairée par la philosophie, qui ne peut la déserter. Ceux-là mêmesqui critiquent cette ouverture de la philosophie sur les enjeuxpublics ne peuvent le faire que dans le débat public. L’autonomiede la recherche ne veut donc pas dire sa coupure avec l’enseigne-ment et avec la discussion critique et informée. À son plus hautniveau, elle les rejoint. Dans sa leçon inaugurale au Collège deFrance, intitulée Éloge de la philosophie, Maurice Merleau-Ponty,l’un des exemples majeurs au XXe siècle de l’unité possible desformes de la philosophie dans le respect de leurs normes mêmes,définissait ainsi la recherche : « La recherche, c’est-à-dire mondésordre intérieur1. »

Comme pour l’enseignement, cette double contrainte de spéci-ficité et de relation de la recherche aura des conséquences et desenjeux à la fois politiques et intellectuels très précis.

Il en sera de même, enfin, pour le troisième public que nousavons évoqué plus haut. Il assure une relation essentielle : la rela-tion même de la philosophie avec son temps, avec les autres publics(scientifiques, politiques, esthétiques) où elle recueille aussi sespropres questions (on va y revenir), mais aussi avec le grand public,donc avec les débats les plus disputés du moment. Le rôle desmédiations est ici critique. Des revues, des journaux, des médias detoutes sortes ont pour vocation d’assurer ce lien, cette circulation,fragile et nécessaire, entre les sphères, les registres, les normesmêmes du discours philosophique. Il faudra là encore – plus quejamais – être tout à la fois clair, rigoureux, mais aussi « plaire » et« être utile ». Les normes du goût et de l’utilité sont elles-mêmesfragiles, et la philosophie fait partie des discours qui peuvent lessoutenir et les maintenir. Mais elle peut aussi être entraînée avecelles dans leur chute. Dès lors, c’est une certaine norme du goût etde l’utilité publique préfabriquée qui va s’imposer aussi à la philo-sophie, sinon imposer une philosophie, ou des figures du « philo-sophe ». Il ne faut certes pas regretter l’importance prise par cettetroisième dimension publique de la philosophie ; là où elle n’existe

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1. Ainsi commence ce texte : « Celui qui est témoin de sa propre recherche, c’est-à-direde son désordre intérieur, ne peut guère se sentir l’héritier des hommes accomplis dont il voitles noms sur ces murs » (Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, 1953, rééd. Paris,Gallimard, 1960, p. 9).

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pas ou plus, c’est une perte à la fois pour le débat public et pour lapensée philosophique elle-même. Mais il faut en maintenir lesexigences, la pluralité, l’ouverture, en étudier les nouvelles formes,les nouveaux écrans, qui tantôt occultent, tantôt recréent du lien. Cen’est pas une tâche secondaire, tant la philosophie est concernée parl’état du débat public, et de la culture en général.

On le voit donc, ces relations passent par des institutions et despolitiques, elles ne peuvent se maintenir sans elles. Mais ellesdépendent aussi, bien sûr, de la philosophie elle-même. Le lien entreces dimensions, qui semble être nécessaire partout et exister demanière singulière en France, ne se fait pas seulement à travers desinstitutions d’enseignement, de recherche, et de discussion, mêmesi elles y sont vitales. Il passe aussi par des œuvres, unifiant ces troisdimensions de la pensée, dans un rapport maintenu et même accruà la vérité. On a parfois réduit tel ou tel qui unissait pourtant cesgenres à un seul d’entre eux : Sartre, par exemple, à la littérature ouà la politique. Mais il est à nouveau étudié aujourd’hui en tant quephilosophe, comme l’exige d’ailleurs son œuvre très tôt confrontéeà la psychologie, à la phénoménologie, à d’autres œuvres aveclesquelles il était dans une discussion et une confrontationconstantes. On citerait bien d’autres noms, dont la « gloire » tint àcette unité, qui se retourna contre eux, au point qu’on les réduisit àl’une des dimensions dont ils avaient le souci sans les confondre.Cela ne vaut pas approbation de leur pensée, et leur diversité mêmedans chaque moment philosophique (qui définit chacun de cesmoments) suffirait à nous prémunir contre cette conséquence. Lamême unité tendue des genres fut pratiquée au même moment parJean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Albert Camus, SimoneWeil ou Georges Canguilhem (enseignement, recherche, interventiondans le débat public). Qui dira qu’ils ont la même pensée ? Bien aucontraire, ils incarnent différemment, et par leurs relations et leursoppositions mêmes, les diverses manières de relier les différentesdimensions de la pensée.

Les relations entre les philosophies

La diversité des philosophies n’a donc rien de contraire à laphilosophie et ne la condamne pas à l’éclatement. C’est même toutl’opposé : elle fait intrinsèquement partie de la philosophie, et atoujours été l’une de ses ressources essentielles. Il importe par

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conséquent, non pas de la diminuer, mais au contraire de lapréserver, aujourd’hui peut-être plus encore qu’auparavant, enraison non seulement des risques de division qui sont de plus enplus forts, mais aussi des problèmes communs, dont l’importanceredevient aujourd’hui de plus en plus grande.

Mais il faut d’abord remonter à la source même de la diversitédes philosophies. Elle consiste, à nos yeux, dans le fait que la philo-sophie est toujours à la fois rencontre d’un problème et formulationd’une méthode ou d’un principe pour y répondre, d’une manièreargumentée et rigoureuse. Du moment qu’il y a ces différents ingré-dients, on est en présence d’une philosophie. Ainsi, Kant rencontrele doute sur la nécessité des lois de la nature soulevé par Hume, ily répond par le renversement de leur fondement, de la nature objec-tive à la connaissance subjective, et en tire toute sa philosophie.Celle-ci deviendra un système. Mais elle n’oubliera jamais sa doubleorigine : dans un problème, qui continue de la hanter, qu’elle continued’affronter, jusqu’au bout ; et dans un principe contre un autre,qu’elle continue de fonder, d’établir, contre les autres (en particulierceux du scepticisme, mais aussi du dogmatisme). Il ne viendraitjamais à l’idée de Kant de dire que Hume n’est « pas un philo-sophe », ou le scepticisme pas une « philosophie ». Au contraire desdisciples, le propre des maîtres est justement de se souvenir que leurréponse, aussi fondée soit-elle, contre une autre dont ils cherchentà critiquer le fondement, est prise dans un débat entre plusieursréponses possibles, qui fait la force même de la philosophie, depuisle début, dans sa recherche disputée de la vérité, qui ne peut certespas être multiple. Les philosophes partent de problèmes, formulentdes principes, et déploient de manière argumentée des démonstra-tions ou des réfutations, pour établir ces principes et résoudre cesproblèmes. Mais ils n’oublient ni les problèmes communs dont ilssont partis, ni les principes qu’il s’agit pour eux de démontrer : il sepeut, par exemple, que Kant ait raison de mener la révolution coper-nicienne qui déplace la philosophie du côté des facultés du sujet,mais il n’oublie pas que c’est une thèse à établir par ce qu’elle permetde résoudre et d’éclairer. C’est bien entendu une option majeure dela pensée, à quoi s’opposeront d’autres options, telles que l’empi-risme radical ou l’analyse du langage. L’ébranlement commun àHume et à Kant (par rapport à la métaphysique traditionnelle) estd’ailleurs aussi l’origine de ces traditions qui continueront de s’op-poser jusqu’à nous. Comment accéderons-nous à la philosophiesans passer par cette diversité des philosophies, non pas pour s’y

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arrêter, mais au contraire pour avancer dans la direction de tel ou telprincipe, de sa démonstration et de ses effets ?

On comprend pourtant que cette diversité interne à la philoso-phie puisse comporter un risque de coupure, qui peut venir accen-tuer encore le risque impliqué par ailleurs dans la diversité mêmede ses démarches et de ses publics. Telle philosophie, aujourd’hui,durcira tout à la fois son opposition aux autres, en les jugeant « nonphilosophiques », prétendra se réserver le domaine de la philoso-phie scientifique voire de la vérité ou de la recherche rigoureuse.Les deux coupures s’aggraveront ainsi l’une l’autre, alors même quela discussion scientifique supposerait l’examen des diversesapproches d’un même problème, selon des principes qu’il fauttoujours démontrer à nouveau. Mais ce n’est plus alors la discussionouverte que l’on recherche, ni le traitement de problèmes communs ;ce sera, parfois, ou cela risquera d’être, des problèmes techniquessuscités par et pour cette philosophie seule, à destination interne,sans parler des enjeux de pouvoir. Toute philosophie réelle comportela nécessité de sa rigueur et de son déploiement, tout en restantorientée par ses principes et ses problèmes fondamentaux, qui l’ou-vrent aussi sur les autres philosophies, au lieu de la replier sur soiet de disqualifier les autres à l’avance et sans examen. Nul n’a leprivilège de ce repli, toutes les traditions philosophiques l’ontconnu, le fait même de devenir une tradition comporte ce risque ;ce n’est pourtant pas une fatalité, puisque les principes et lesproblèmes non seulement restent une orientation et une référence,mais ne cessent de se renouveler et de se transformer.

La relation entre les philosophies est d’ailleurs plus essentielleque jamais, aujourd’hui. Elle l’est d’abord pour éviter le risque decoupure entre les publics, avec les conséquences politiques que l’onsoulignait plus haut. Le lien même entre l’enseignement, larecherche et le débat public se nourrira du débat entre les positionsphilosophiques diverses, allant de la théorie de la connaissance àla philosophie politique, en passant par les autres domaines de lapensée. Mais cela ne sera pas le seul enjeu, puisqu’il s’agira ausside répondre à des problèmes communs, qui ne cessent de revenirou de se déplacer et définissent le moment présent.

Il est vrai par exemple que certains faits concernant le cerveauaffectent notre représentation même de la pensée, mais aussi de lapersonnalité et de la vie humaine en général. Qui pourra se désin-téresser de la nouvelle figure de l’« homme neuronal », mais aussides débats qu’elle suscite, en elle-même d’abord, entre ses diffé-

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rentes interprétations issues de la science ensuite, mais aussi quantà la définition de la subjectivité et quant aux enjeux éthiques et poli-tiques dans lesquels elle est prise ? Ce ne sont pas des débatsanciens seulement qui sont ravivés, où chacun irait se référer à unetradition quelle qu’elle soit ; mais ce n’est pas non plus une philo-sophie unique et dogmatique qui en ressortirait seule, et qui nesusciterait plus de discussion. C’est au contraire un problème ou unesérie de problèmes centraux qui rejoignent certains des plus tradi-tionnels, en posent de tout à fait nouveaux, et autour desquels serejouent des relations et oppositions constituant un moment philo-sophique nouveau et singulier. Il en sera de même, pour prendre unexemple dans un autre ordre d’idées, des oppositions autour de laphilosophie de l’histoire, de sa fin ou de sa reprise, de son orienta-tion positive ou négative, entre nature et humanité, entre vie etjustice, entre catastrophe et progrès, dont il nous semble d’ailleursqu’une position qui choisira seulement un terme de l’alternativecontre l’autre aura toutes les chances d’être une erreur.

Bref, bien loin de devoir y renoncer, bien loin d’en tirer argumentpour accentuer encore les risques de coupure ou d’empiétemententre les différents publics de la philosophie, il semble qu’il faillerenforcer encore les relations entre les approches philosophiquesdes problèmes qui surgissent de l’expérience. À l’inverse, la philo-sophie dans son unité et sa diversité également indispensablessuppose elle aussi une démarche publique multiple : une politiquede l’enseignement des notions et des principes de base, sanslesquels il n’est pas de discussion, mais seulement de la violence ;une politique de la recherche permettant la formulation et la discus-sion sérieuse des problèmes et de leurs enjeux ; un débat public,dont l’autonomie et l’importance n’appelleraient pas de justification,s’il n’était pas lui-même, aujourd’hui, si fragilisé.

Frédéric Worms

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