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63 avril-juin 2014 Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ? La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ? par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais par Takaaki Suzuki La reconstitution de l’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan par Yin-wah Chu L’État développeur : défense du concept par Elizabeth Thurbon L’État et le développement industriel en Inde : de la petite industrie aux zones économiques spéciales par Loraine Kennedy Vers un État développeur au Kazakhstan ? Les bases institutionnelles de la transition économique par Joachim Ahrens et Manuel Stark Revue comparative de sciences sociales

Revue comparative de sciences sociales · L’État et le développement industriel en Inde : ... pour Critique internationale en cherchant non seulement à analyser l’évo-

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63avril-juin 2014

Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?

La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?

par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonaispar Takaaki Suzuki

La reconstitution de l’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan

par Yin-wah Chu

L’État développeur : défense du conceptpar Elizabeth Thurbon

L’État et le développement industriel en Inde : de la petite industrie aux zones économiques spéciales

par Loraine Kennedy

Vers un État développeur au Kazakhstan ? Les bases institutionnelles de la transition économique

par Joachim Ahrens et Manuel Stark

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ThemaVers un renouveau de l’État développeur en Asie ? Le concept d’État développeur formulé au début des années 1980 décrivait les modalités d’intervention de l’État dans le processus de développement du Japon puis de la Corée du Sud et de Taïwan. Il a été ensuite enrichi pour rendre compte des stratégies de développement d’autres pays. À partir des études empiriques de cinq pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Inde et Kazakhstan), ce dossier veut montrer que, si elles engagent nécessairement une évolution des modalités d’intervention de l’État, les caractéristiques du capitalisme contemporain ne rendent pas pour autant caduque la possibilité d’un État développeur. Il s’agit plutôt d’un changement qui implique une évolution du contenu idéationnel de l’État développeur et la prise en compte des facteurs politiques structurels ainsi que des croyances des acteurs. Un autre signe de ce renouveau réside dans le fait que ce concept ne concerne plus seulement les pays en voie de développement mais aussi les pays que l’on peut désormais considérer comme développés, l’État pilotant alors les stratégies de croissance et d’innovation.

VariaL’ascension du capitalisme chinois : l’interdépendance n’empêche pas les tensionspar Tobias ten Brink

Compatriotes de l’atome ? La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976 par Jayita Sarkar

La dynamique de statu quo : financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014)par Julien Meimon

Lecture longueSurmonter l’orientalisme : nouvelles approches de l’histoire moderne des Balkanspar Constantin Iordachi

Presses de Sciences Po117, boulevard Saint-Germain – 75006 Paris – FranceTél. : +33 (0)1 45 49 83 64 – Fax : +33 (0)1 45 49 83 34 – Diffusion/distribution CDE/SODISwww.pressesdesciencespo.frRetrouvez la revue sur www.cairn.info et www.persee.fr

22,00 €SODIS 768 263.6

ISSN 1290-7839

ISBN 978-2-7246-3349-8 9 782724 633498

Derniers thema parus :Économie politique des soulèvements arabes 61Politiques du changement climatique 62

Revue comparative de sciences sociales

Revue comparative de sciences sociales

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Numéro 63 – avril-juin 2014

Trimestriel

Critique internationaleRevue comparative de sciences sociales

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Critique internationaleRevue comparative de sciences sociales

RédactionCERI. 56 rue Jacob, 75006 ParisTél. 01 58 71 70 77. Fax. 01 58 71 70 [email protected]/ceri/fr/critique

Rédactrice en chef Laurence Louër

Responsable de la rubrique Lectures Nadège Ragaru

Responsable éditoriale Catherine Burucoa

Rédaction Jenny Andersson, Laetitia Atlani-

Duault, Antonela Capelle-Pogăcean, Hélène

Combes, Andrew J. Diamond, Gilles Favarel-

Garrigues, François Foret, Chloé Froissart, †Bastien

Irondelle, Jeanne Lazarus, Sébastien Lechevalier,

Benjamin Lemoine, Catherine Perron, Sandrine

Perrot, Franck Petiteville, Nadège Ragaru, Sandrine

Revet, Antoine Roger, Daniel Sabbagh, Hélène

Thiollet, Antoine Vauchez, Douglas Webber

Conseil scientifique

Président Frédéric Mion

Alban Bensa, John R. Bowen, Hamit Bozarslan, Jean-

Luc Domenach, A.J.R. Groom, Gérard Grunberg,

Pierre Hassner, Christopher Hill, Christophe Jaffrelot,

Sunil Khilnani, Jean Leca, David Lehmann, Thomas

Lindenberger, Andreas Mehler, Anand Menon, Jean-

Luc Parodi, Pablo A. Piccato, Jennifer Pitts, Vivien

Schmidt, Roger de Weck

Directeur de la publication Alain Dieckhoff

Édition, ventes et abonnementsPresses de Sciences Po

117 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Tél. 01 45 49 83 64. Fax. 01 45 49 83 34

[email protected] d’abonnement et bon de commande p. 201

© Presses de Sciences Po

Maquette Conception Ghislaine Garcin

Couverture et illustrations Elsa Mathern

Critique internationale est une revue de

Sciences Po (Fondation nationale des sciences politiques

et Institut d’études politiques de Paris), publiée avec le

concours du Centre national de la recherche scientifique

et du Centre national du livre.

vu sous différents angles, un enjeu majeur de l’évolution internationale

des essais, des enquêtes, l’état de la recherche, des documents originaux,des entretiens

des événements de l’actualité internationale remis en perspective

un aperçu de la recherche en mouvement

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14 Éditorial 5

Thema

Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ? Sous la responsabilité de Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ? 9par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais 19par Takaaki Suzuki

La reconstitution de l’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan 41par Yin-wah Chu

L’État développeur : défense du concept 59par Elizabeth Thurbon

L’État et le développement industriel en Inde : de la petite industrie aux zones économiques spéciales 77par Loraine Kennedy

Vers un État développeur au Kazakhstan ? Les bases institutionnelles de la transition économique 95par Joachim Ahrens et Manuel Stark

Varia

L’ascension du capitalisme chinois : l’interdépendance n’empêche pas les tensions 113par Tobias ten Brink

Compatriotes de l’atome ? La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976 131par Jayita Sarkar

La dynamique de statu quo : financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014) 151par Julien Meimon

LecturesSurmonter l’orientalisme : nouvelles approches de l’histoire moderne des BalkansLecture croisée de Conflicting Loyalties in the Balkans: The Great Powers, the Ottoman Empire and Nation-Building de Hannes Grandits, Nathalie Clayer, Robert Pichler (eds), et de Society, Politics and State Formation in Southeastern Europe during the 19th Century de Tassos Anastassiadis, Nathalie Clayer (eds) 173(Constantin Iordachi)

De Vichy à la Communauté européenne de Antonin Cohen 181(Marc Olivier Baruch)

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4 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014

Roads to the Temple: Truth, Memory, Ideas, and Ideals in the Making of the Russian Revolution, 1987-1991 de Leon Aron 185(Guillaume Sauvé)

The International Politics of Recognition de Thomas Lindemann et Erik Ringmar (eds), et Causes of War: The Struggle for Recognition de Thomas Lindemann 189(Vincent Touze)

Abstracts 195

Note aux contributeurs 199

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Éditorial

Pour cette livraison de printemps, Critique internationale poursuit son explora-

tion du domaine de l’économie politique et pose cette fois la question du

« renouveau de l’État développeur en Asie ». Dirigé par Pauline Debanes

(doctorante à l’EHESS) et Sébastien Lechevalier (maître de conférences à

l’EHESS, membre du comité de rédaction de Critique internationale), ce

« thema » présente les premiers résultats des travaux d’un réseau de re-

cherches consacré aux capitalismes asiatiques créé en 2011 au sein de la

Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE, https://sase.org/),

à l’occasion d’un congrès au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Son objectif est de promouvoir les analyses en termes de diversité des capi-

talismes sur le terrain asiatique, et de dépasser, ce faisant, le prisme améri-

cano-européo-centré qui domine la littérature.

La plupart des contributions réunies ici sont donc issues d’un colloque consacré

au capitalisme asiatique qui s’est tenu en juin 2012 au MIT. Constatant non

sans surprise que quinze des présentations portaient sur le rôle de l’État

développeur, les pilotes du dossier ont choisi d’approfondir cette question

pour Critique internationale en cherchant non seulement à analyser l’évo-

lution des politiques de développement dans les pays où ce modèle d’État

s’est historiquement constitué (Japon, Corée du Sud, Taïwan) mais aussi

à comprendre ses adaptations dans des pays asiatiques aux trajectoires

moins connues comme l’Inde et le Kazakhstan. Takaaki Suzuki (directeur des

études asiatiques et professeur associé de sciences politiques à l’Université

de l’Ohio) s’intéresse à l’évolution de la politique économique japonaise, et

montre que, malgré la néolibéralisation, l’État demeure omniprésent dans

la sphère économique. Elizabeth Thurbon (docteur en sciences politiques

et administratives de l’Université de Sydney et maître de conférences de

relations internationales à la Faculté des sciences sociales de l’Université de

Nouvelles Galles du Sud en Australie) s’appuie sur l’exemple de la Corée du

Sud pour développer une analyse théorique du concept d’État développeur

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et pour montrer les continuités dans les pratiques au-delà de la néolibé-

ralisation du discours sur l’économie. Yin-wah Chu (professeure associée

de sociologie à l’Université baptiste de Hong Kong), quant à elle, regarde

en perspective comparée les trajectoires coréenne et taïwanaise à partir

de l’observation du secteur des télécommunications dans les deux pays,

et démontre la persistance d’un leadership économique de l’État malgré

les transformations politiques et institutionnelles. Loraine Kennedy (socio-

économiste, directrice de recherche CNRS au Centre d’études de l’Inde et

de l’Asie du Sud (CNRS-EHESS) à Paris) analyse l’évolution des politiques in-

dustrielles indiennes qui reposent très largement sur l’échelon local. Enfin,

Joachim Ahrens (professeur d’économie internationale à la Business School

de l’Université privée des sciences appliquées de Göttingen) et Manuel

Stark (chercheur à la Business School de l’Université privée des sciences

appliquées de Göttingen et consultant auprès de Bearing Point) étudient le

retour de l’État développeur au Kazakhstan dans le contexte de la mise en

place d’une économie rentière de marché depuis les années 1990.

Les deux prochains numéros (64 de juillet-septembre et 65 d’octobre-décembre)

seront consacrés à une comparaison internationale des conflits au travail.

Ce double dossier sera dirigé par Maxime Quijoux (chargé de recherche

CNRS au laboratoire PRINTEMPS - Professions, Institutions, Temporalités -

Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines).

Pour l’année 2015, Isabelle Gouarné et Paul Boulland codirigeront un dossier

consacré aux circulations transnationales du communisme et de la révolu-

tion, tandis que Nadège Ragaru rassemblera les auteurs de son « thema »

autour de la question de l’usage des sources visuelles dans l’écriture de

l’histoire.

Bonne lecture

La rédaction

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Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

Takaaki Suzuki

Yin-wah Chu

Elizabeth Thurbon

Loraine Kennedy

Joachim Ahrens et Manuel Stark

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La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?

par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

en appelant à une intervention visible et massive des pouvoirs publics, la crise de 2008 a remis au premier plan le rôle de l’État dans la régulation de l’économie, ou a justifié du moins son intervention en dernier ressort. Sans entraîner une remise en cause structurelle du discours néolibéral1, elle a ainsi renouvelé l’intérêt pour les politiques industrielles dans une sorte de double mouvement polanyien2 qui fait s’opposer des forces régulatrices et des forces pro-marché. Depuis la remise en cause, au début des années 2000, des recommandations serinées jusque-là par les organisations internationales (FMI et Banque mondiale en tête) sous l’égide du tryptique stabilisation-libéralisation-privatisation, la politique industrielle a fait l’objet

1. Jamie Peck, Nik Theodore, Neil Brenner, « Neoliberalism Resurgent? Market Rule after the Great Recession », South Atlantic Quarterly, 111 (2), 2012, p. 265-288.2. Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1982 ; Fred Block, « Polanyi’s Double Movement and the Reconstruction of Critical Theory », Revue Interventions économiques, Papers in Political Economy, 38, 2008, « Le renouveau de la pensée polanyienne ».

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d’une réhabilitation progressive dans le champ des stratégies de développement. C’est la crise asiatique de 1997 et ses répercussions en Russie puis en Amérique latine qui ont été les catalyseurs de cette remise en cause du « Consensus de Washington ». J. Stiglitz, président de la Banque mondiale entre 1997 et 2000, a fustigé lesdites recommandations de libéralisation financière et d’ouverture du compte de capital des pays, largement responsables, selon lui, de la crise asiatique. Les remèdes imposés aux pays touchés – des politiques fiscale et monétaire restrictives aux conséquences procycliques – ont été tout aussi critiqués3. Notons que ces politiques concernent également, depuis, des pays membres de l’OCDE.

Le renouveau du rôle de l’État dans l’économie et les stratégies de développement

Le paradigme de développement promu par le Consensus de Washington a été largement critiqué par l’analyse des trajectoires des pays d’Asie orien-tale qui avaient privilégié le modèle d’« État développeur », pivot de leurs stratégies de rattrapage respectives. Ce concept a été formulé en 1982 par Chalmers Johnson pour qualifier le rôle de l’État, certes central mais selon lui sous-estimé dans l’analyse du « miracle japonais » qui valorisait plutôt les grandes entreprises conglomérales ou le confucianisme4. D’après C. Johnson, l’État japonais, tout en favorisant les mécanismes de marché, est intervenu stratégiquement, voire systématiquement, dans l’économie nationale pour promouvoir le développement. Sur l’exemple du Japon et sur celui du rattra-page, en des termes relativement similaires, de la Corée du Sud et de Taïwan, a été proposé un paradigme d’industrialisation tardive, caractérisé par une intervention de l’État « distordant les prix »5 et « gouvernant le marché »6, pour permettre, in fine, une meilleure intégration au marché mondial. Les caractéristiques clés de l’État développeur sont une volonté politique déve-loppementaliste, une bureaucratie autonome mais enchevêtrée dans l’espace social, et une relation privilégiée de l’État avec les milieux d’affaires.Ainsi conceptualisé, l’État développeur réactive l’analyse par Alexander Gerschenkron7 de l’industrialisation des pays retardataires à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. S’opposant à une vision linéaire du développement telle que celle proposée par Walt Rostow dans les années 1960 avec plusieurs étapes

3. Joseph Stiglitz, « Capital Market Liberalization, Economic Growth, and Instability », World Development, 28 (6), 2000, p. 1075-1086.4. Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982.5. Alice Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1992.6. Robert Wade, Governing the Market: Economic Theory and the Role of Government in East Asian Industrialization, Princeton, Princeton University Press, 1990.7. Alexander Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Boston, Harvard University Press, 1966.

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nécessaires et immuables vers le capitalisme anglo-saxon, A. Gerschenkron avance l’idée d’un « avantage des retardataires » qui pourraient tirer parti, pour rattraper les pays déjà industrialisés, du sous-développement (ou de l’inexistence) de leur secteur industriel par le biais des transferts de tech-nologies et d’expériences. Selon lui, le rattrapage nécessite des innovations institutionnelles permettant de subvenir aux manques des pays en déve-loppement en termes de facteurs de production. L’ampleur des innovations institutionnelles dépendant de celle du retard et des potentialités de chaque pays, l’État peut être amené à jouer un rôle majeur dans la mobilisation du capital et du travail nécessaires à l’enclenchement du processus d’industria-lisation ainsi que dans la justification politique et sociale de ce processus. La théorisation de l’État développeur n’a eu de cesse de décloisonner le concept de l’expérience spatiale et temporelle du rattrapage des pays d’Asie orientale. Le premier mouvement, dans les années 1980, a été la reconsidération du rôle de l’État (Bringing the States Back In8), qui s’est appuyée sur le prérequis wébérien d’une organisation bureaucratique insulaire tout en soulignant le caractère institutionnel de celle-ci, c’est-à-dire relevant d’un processus de construction long et historique. L’efficacité de l’intervention étatique s’appuie sur l’autonomie de l’administration, cruciale pour la provision des biens publics, tandis que l’enchevêtrement de l’État dans l’espace social prévient sa dérive vers un État prédateur. L’« autonomie enchevêtrée » de l’appareil étatique est ainsi une délicate association permettant des mécanismes de rétroaction entre les élites, les politiques et les groupes sociaux nécessaires à la repro-duction du système9. Dans un deuxième mouvement, c’est le politique qui a été reconsidéré (Bringing the Politics Back In10) afin de prendre en compte les processus sous-jacent à un État développeur. La subordination de la société civile a été proposée comme autre caractéristique clé de l’État développeur, et cette proposition a ouvert le débat, toujours d’actualité, sur la possibilité de construire un État développeur dans une démocratie, compte tenu des contradictions existant entre la nécessité des changements structurels pour amorcer le rattrapage et l’incapacité des démocraties à implémenter des chan-gements institutionnels majeurs. Dans un troisième mouvement, ce sont les institutions qui ont été mises à l’honneur (Bringing the Institutions Back In11), et plus précisément l’effet de la globalisation sur le changement institutionnel,

8. Theda Skocpol, Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer, Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.9. Peter Evans, « The State as Problem and Solution: Predation, Embedded Autonomy, and Structural Change », dans Stephan Haggard, Robert R. Kaufman (eds), The Politics of Economic Adjustment, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 139-181.10. Adrian Leftwich, « Bringing Politics Back In: Towards a Model of the Developmental State », The Journal of Development Studies, 31 (3), 1995, p. 400-427.11. Linda Weiss (ed), States in the Global Economy: Bringing Domestic Institutions Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

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à la fois pour démontrer que la globalisation n’a pas annihilé l’importance du national et pour mettre en avant l’importance des choix individuels et de l’idéologie promue à l’échelle mondiale dans les processus de changements institutionnels12. Comprendre les institutions comme des contraintes mais aussi comme des opportunités résultant de processus politiques permet ainsi de penser la transformation de l’État développeur. Capitalisant sur ces différents temps de la conceptualisation de l’État déve-loppeur, le dossier que nous présentons participe à un nouveau tournant dans la littérature : c’est maintenant aux idées d’être réintroduites pour analyser les évolutions des États développeurs (Bringing the Ideas Back In13). Ce tour-nant, déjà amorcé dans l’analyse institutionnaliste, met les discours au centre de l’analyse du changement institutionnel14, et permet ainsi d’appréhender l’effet du discours néolibéral sur les différents espaces politiques. On trou-vera donc ici des exemples empiriques qui contribuent au renouvellement du concept d’État développeur par l’intégration de nouveaux acteurs et par l’analyse des changements idéationnels et politiques présidant aux évolutions institutionnelles de l’État développeur. Plusieurs thèmes sont transversaux aux contributions, notamment la réflexion sur les modalités d’intervention de l’État ces dernières années. Sur quelles institutions et quels acteurs s’appuient ces interventions ? Il est également question des mécanismes du changement institutionnel et des fameuses innovations institutionnelles nécessaires à la pérennité de l’État développeur. Comment le discours néolibéral influe-t-il sur les institutions nationales ? Et comment le discours développementaliste se positionne-t-il par rapport au discours néolibéral ? L’apport de ce dossier est également d’ordre géographique puisque l’interro-gation relative au renouveau de l’État développeur concerne l’Asie dans son ensemble. Ce choix n’est pas anodin tant les trajectoires de l’Asie orientale ont marqué le rattrapage des autres pays de ce continent. Les pays d’Asie sont également les moteurs de la croissance mondiale, ce qui justifie l’atten-tion accrue portée à leurs stratégies de développement. En outre, l’intérêt d’un dossier consacré à une aire géographique est d’exposer les dynamiques géopolitiques de la zone, notamment l’influence de la Chine, de l’Inde et de la Russie, ainsi que les dynamiques économiques au vu de l’intégration régionale croissante des processus de production. Trois auteurs reviennent ainsi sur les transformations et continuités en cours dans les pays qui ont

12. Ha-Joon Chang, Peter Evans, « The Role of Institutions in Economic Change », présentation à la conférence « The Other Canon and Economic Development », Venise, 2000.13. Vivien A. Schmidt, Bringing Ideas and Discourse Back into the Explanation of Change in Varieties of Capitalism and Welfare States, The Centre for Global Political Economy, University of Sussex, Working Paper 2, mai 2008.14. V. A. Schmidt, « Discursive Institutionalism: The Explanatory Power of Ideas and Discourse », Annual Review of Political Science, 11, 2008, p. 303-326 ; V. A. Schmidt, « Taking Ideas and Discourse Seriously: Explaining Change through Discursive Institutionalism as the Fourth “New Institutionalism” », European Political Science Review, 2 (1), 2010, p. 1-25.

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été à l’origine du modèle canonique de l’État développeur – Takaaki Suzuki traite du Japon, Elizabeth Thurbon et Yin-wah Chu de la Corée que Y. Chu met également en parallèle avec Taïwan – et présentent les évolutions de ce modèle à la suite de la libéralisation amorcée dans ces pays au cours des années 1980. Sortant de l’espace historique de l’État développeur, les contri-butions de Loraine Kennedy, d’une part, de Joachim Ahrens et Manuel Stark, d’autre part, portent respectivement sur l’Inde et sur le Kazakhstan. Dans les deux cas, les auteurs postulent un certain changement de cap à la fin des années 1990 avec un retour développementaliste sur des bases différentes, et contribuent ainsi à illustrer le renouveau de l’État développeur comme stratégie d’industrialisation.

De nouvelles pratiques appuyées sur de nouveaux acteurs

La fragmentation des chaînes de production, la mondialisation des acteurs, des marchés et de la gouvernance ainsi que le processus de « néolibéralisation » – définie par Jamie Peck, Nik Theodore et Neil Brenner15 comme « l’extension tendancielle de la concurrence et de la marchandisation jusqu’à des domaines de la vie sociale relativement isolés encore récemment » – poussent à des changements sociaux, politiques et institutionnels qui modifient la forme de l’État. Le contexte actuel est ainsi substantiellement différent de celui de l’après-guerre, marqué par le rattrapage des pays d’Asie de l’Est. En effet, pris dans la lutte d’influence que se livraient alors les États-Unis et l’URSS, ces pays avaient bénéficié des largesses américaines en matière d’aides finan-cières, de transferts de technologies et d’accès privilégiés au marché améri-cain. Aujourd’hui en revanche, la faible croissance des pays avancés n’assure plus autant de débouchés et la fragmentation du processus de production accroît la concurrence entre les pays émergents. Les besoins des pays émer-gés comme des pays émergents ne sont par ailleurs plus les mêmes que lors de l’industrialisation. Les économies étant désormais industrialisées, voire tertiarisées, il ne s’agit plus pour l’État de moderniser l’appareil productif et de fournir de la main d’œuvre industrielle. D’autres difficultés structurelles se font jour comme la concentration des emplois dans des secteurs à faible productivité et/ou à faible valeur ajoutée, la désindustrialisation précoce ou encore la montée des inégalités sociales. Dès lors émergent de nouvelles pratiques et de nouveaux acteurs. Les pratiques tout d’abord : la nouvelle géographie de la production remet en question une intervention de l’État centralisée comme en Asie du Nord-Est et appelle à des formes d’activité développementaliste plus localisées. Le concept d’État

15. J. Peck, N. Theodore, N. Brenner, « Neoliberalism Resurgent? Market Rule after the Great Recession », art. cité.

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développeur est ainsi mobilisé pour souligner que la puissance publique peut être un acteur à part entière des systèmes d’innovations16 et que son action vise à maintenir la compétitivité de son environnement économique dans l’économie mondiale. Les acteurs ensuite : les firmes se sont internationalisées, les États sont intégrés dans un maillage politique supranational et la société civile s’organise comme possible contre-pouvoir, au niveau national comme au niveau international. Ces nouveaux acteurs sont autant de contraintes et d’opportunités pour les stratégies de développement. Si l’industrialisation des pays d’Asie du Nord-Est a été principalement portée par une alliance développementaliste entre l’État et les propriétaires du capital, ladite alliance est politique, et donc susceptible d’évoluer. Plusieurs contributions de ce dossier montrent comment certains de ces nouveaux acteurs, participant à de nouvelles pratiques, s’affirment comme les partenaires privilégiés des élites développementalistes. E. Thurbon et Y. Chu prennent l’exemple du secteur des télécommunications en Corée pour montrer que, même s’il a perdu le contrôle du financement de l’économie, l’État conserve un rôle actif puisqu’il peut influer sur la stratégie des firmes à travers les normes et la régulation. Y. Chu montre également comment la démocratisation a conduit de nouveaux acteurs à participer à l’alliance développementaliste qui était jusque-là portée exclusivement par de grands groupes privés. La démocratisation politique a ainsi conduit à une forme de démocratisation économique, via la reconfiguration de l’alliance développementaliste autour des PME dans l’objectif d’une meilleure répar-tition des ressources. À Taïwan, l’État a conservé sa stratégie industrielle de promotion du secteur des technologies de l’information en assurant près d’un tiers des dépenses en R&D et en accompagnant ces secteurs innovants malgré la concurrence croissante de la Chine.Dans son article sur les zones économiques spéciales en Inde, L. Kennedy met en perspective longue les politiques industrielles et l’évolution de la structure de ces zones franches. Alors que les politiques développementalistes classiques reposaient sur la mise en œuvre de grands plans nationaux dans les industries lourdes, c’est dorénavant le modèle des clusters locaux qui incarne le renouveau de l’État développeur, attentif aux secteurs exportateurs et innovants. Les États fédérés s’appuient sur de nouveaux acteurs, les promoteurs immobi-liers, qui occupent une place essentielle dans la constitution de ces clusters.

16. Seán Ó Riain, « Dominance and Change in the Global Computer Industry: Military, Bureaucratic, and Network State Developmentalisms », Studies in Comparative International Development, 41 (1), 2006, p. 76-98 ; S. Ó Riain, « The Politics of Mobility in Technology-Driven Commodity Chains: Developmental Coalitions in the Irish Software Industry », International Journal of Urban and Regional Research, 28 (3), 2004, p. 642-663 ; Dan Breznitz, « Development, Flexibility and R & D Performance in the Taiwanese IT Industry: Capability Creation and the Effects of State-Industry Coevolution », Industrial and Corporate Change, 14 (1), 2005, p. 153-187 ; D. Breznitz, Innovation and the State: Political Choice and Strategies for Growth in Israel, Taiwan, and Ireland, New Haven, Yale University Press, 2007.

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Cette étude empirique révèle la façon dont certains pays expérimentent des politiques adaptées aux spécificités locales. Plusieurs niveaux s’entremêlent, et l’articulation entre le local, le national et le global ne peut se comprendre sans analyser les processus politiques sous-jacents qui visent à une meilleure intégration dans les échanges internationaux tout en cherchant à répondre à des demandes politiques nationales.

L’hybridation des institutions, des pratiques et des discours : Bringing the Ideas Back In

Indépendamment du contexte géopolitique, les caractéristiques du capitalisme contemporain engagent nécessairement une évolution des stratégies de déve-loppement. L’idée du développement et la volonté transformative des élites de l’après-guerre au Japon et en Corée du Sud ou de l’après-indépendance en Inde ne peuvent assurément être comparées aux stratégies récentes de développement dans ces pays. La possibilité d’un État développeur n’est pas caduque pour autant, bien que le discours néolibéral tende à circonscrire l’État à la protection des droits de propriétés et du bon fonctionnement des marchés. Les pratiques développementalistes perdurent donc, et même les États prescripteurs du néolibéralisme, au premier rang desquels les États-Unis, interviennent largement dans leurs économies17 à la fois pour mettre en place les ressorts nécessaires à la reproduction du discours néolibéral et pour pallier les défaillances du marché, comme dans les secteurs innovants, essentiels aux économies développées pour le maintien de leur position dans les chaînes globales de marchandises. L’effet des politiques néolibérales sur les institutions nationales et sur l’État en particulier est au centre des analyses de l’État développeur depuis le tournant des années 2000, le néolibéralisme et le développementalisme relevant alors de deux analyses alternatives structurant le débat autour du développement18. À cet égard, E. Thurbon prend une posture théorique forte qui pose le néolibéralisme et le développementalisme comme deux pôles opposés du discours. Ce postulat théorique, en fournissant une distinction claire entre l’État développeur et les autres, permet d’encadrer le débat autour des continuités et ruptures institutionnelles observées. Bien que le concept s’appuie sur des fondements institutionnels, la dimension idéationnelle est

17. Neil Fligstein, « Le mythe du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (139), 2001, p. 3-12 ; Fred Block, « Swimming against the Current: The Rise of a Hidden Developmental State in the United States », Politics & Society, 36 (2), 2008, p. 169-206 ; Linda Weiss, « The State in the Economy: Neoliberal or Neoactivist? », dans Glenn Morgan et al. (eds), The Oxford Handbook of Comparative Institutional Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 183-208.18. Benjamin Selwyn, « Trotsky, Gerschenkron and the Political Economy of Late Capitalist Development », Economy and Society, 40 (3), 2011, p. 421-450.

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primordiale car l’État développeur résulte d’une vision politique de l’économie qui suscite une cristallisation de la société autour d’un projet de développement commun. Ce qui distingue l’État développeur, c’est l’unité des élites autour du projet développementaliste et le caractère stratégique des interventions publiques dans une vision de long terme. Cette discussion théorique permet à E. Thurbon de qualifier les politiques menées en Corée sous la dernière administration (2008-2012) de développementalistes. Sa contribution illustre l’orientation nouvelle de la littérature sur l’État développeur vers l’institutionnalisme discursif. Le néolibéralisme, en tant qu’idéologie, ne peut être saisi qu’à travers les pratiques et les discours des acteurs. Cependant, ces pratiques peuvent être ambiguës car participant à des logiques autres que celles du discours qu’elles servent. Prendre les idées au sérieux, comme nous y invite Vivien Schmidt, permet alors de découvrir la performativité des discours sur l’État et plus largement sur les institutions. Les autres contributions de ce dossier participent à ce renouveau en mettant en avant l’hybridation des discours et des pratiques entre néolibéralisme et développementalisme. Dans l’analyse institutionnaliste et régulationniste, la nature hybride d’une institution désignait l’incorporation d’une institution étrangère dans l’espace national19. C’est ce dont il est question dans l’article de J. Ahrens et M. Stark qui montrent que les pratiques de l’État kazakh, qui a adopté un discours développementaliste, s’éloignent du modèle canonique des pays d’Asie orientale en raison des spécificités nationales du Kazakhstan. L’héritage institutionnel de ce pays est en effet particulier : à la planification de l’ère soviétique a suc-cédé, avec la transition des années 1990, une thérapie de choc instituant une économie rentière de marché. J. Ahrens et M. Stark font entrer le Kazakhstan dans la liste des États développeurs en Asie en revenant aux caractéristiques clés du concept. Ils montrent ainsi qu’à travers les discours du Président Nazarbayev se dessine progressivement une stratégie développementaliste, et que, malgré un déficit institutionnel structurel de l’État kazakh qui limite le rôle de la bureaucratie, la recentralisation du pouvoir donne au Président les moyens de reprendre l’ascendant sur le secteur privé. En s’appuyant sur plusieurs institutions, celui-ci a réussi en effet à discipliner les acteurs natio-naux et à canaliser les investissements étrangers vers les secteurs stratégiques, attributs caractéristiques des États développeurs.Une autre sorte d’hybridation, celle des pratiques développementalistes et du discours néolibéral, est présentée par T. Suzuki qui rappelle les transfor-mations de l’État développeur japonais depuis l’administration Nakasone au début des années 1980. Dans les discours, l’État s’est retiré progressivement de la sphère économique mais, dans la pratique, il occupe toujours un rôle

19. Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

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important visant maintenant à promouvoir un modèle de croissance libéra-lisé et financiarisé. En décrivant le périmètre de l’État japonais, T. Suzuki montre que les anciennes pratiques sociales de l’État développeur ont disparu au profit d’un gonflement des actifs financiers de l’État. Des institutions centrales à l’époque développementaliste, comme les institutions financières publiques, ont été réorientées stratégiquement vers des pratiques conformes au discours néolibéral et d’autres institutions ont été créées pour consolider le bon fonctionnement du secteur financier. Ce sont cette réorientation des institutions de l’État développeur et cette incorporation d’une nouvelle logique, néolibérale, que l’auteur désigne par l’expression d’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais.Alors que T. Suzuki insiste sur le démantèlement de l’esprit développemen-taliste au sens où les effets sociaux adverses du libéralisme ont cessé d’être compensés par l’État, Y. Chu s’intéresse à la reconfiguration – caractérisée par une plus grande continuité – de l’État développeur en Corée et à Taïwan. Elle revient sur le caractère stratégique de l’interventionnisme étatique dans les secteurs innovants de ces deux pays pour illustrer l’hybridation entre les anciennes pratiques développementalistes et les nouvelles. Respectant les spécificités de ces secteurs tout en s’adaptant aux nouveaux enjeux politiques et économiques, l’État a su, dans un enchevêtrement relatif, pousser et entretenir la compétitivité. Si Y. Chu insiste sur les « soft institutions » ainsi que sur la dimension culturelle, c’est pour mieux mettre en lumière les spécificités, et dans une certaine mesure les continuités, de chaque trajectoire. Ce faisant, elle relie l’hybridation observée aux processus politiques actuels, empreints des croyances culturelles héritées du rattrapage développementaliste.

Dans l’ensemble, tout au long des différentes contributions de ce dossier, des éléments apparaissent qui traduisent l’émergence d’un nouveau programme de recherches, auxquels nous espérons avoir contribué. Outre le renouveau de la question du développement et du rôle de l’État dans un contexte de libéralisation, l’élément marquant est l’extension de la géographie, qui n’est plus limitée à l’Asie orientale : il paraît dès lors nécessaire que la recherche dans ce domaine explore de nouveaux terrains. L’évolution des pratiques marquées par la décentralisation et l’implication de nouveaux acteurs rendent nécessaire une nouvelle conceptualisation de l’État développeur qui permette de prendre en compte la diversité des situations. De plus, si ce dossier est marqué par l’affirmation d’une approche centrée sur les idées, les approches plus « classiques » centrées sur les institutions et sur les processus politiques et sociaux qui fondent la dynamique institutionnelle ne sont pas pour autant disqualifiées. Enfin, ce dossier est la preuve par l’exemple de la vitalité d’un programme de recherches d’économie politique sur les capitalismes asiatiques

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et de l’absolue nécessité pour les réflexions théoriques sur l’évolution du rôle de l’État dans l’économie de ne pas faire abstraction des analyses ancrées dans des réalités sensiblement différentes des configurations européennes. ■

Pauline Debanes est doctorante en économie à l’EHESS. Elle travaille sur l’État développeur et les stratégies développementalistes. À ce titre, elle a participé, en janvier 2013 au Brésil, au Latin American Program for Rethinking Development (LAPORDE). Elle a ensuite travaillé sur le concept d’État développeur et sur les transformations de la forme de l’État coréen après la crise asiatique. Elle effectue actuellement son terrain de recherche en Corée du [email protected]

Sébastien Lechevalier est maître de conférences à l’EHESS, président de la Fondation France-Japon de l’EHESS et directeur du GIS-Réseau Asie (CNRS). Spécialiste de l’économie japonaise, ses recherches actuelles portent sur l’évolution des systèmes de protection sociale en Asie, sur les transformations du rôle de l’État dans les capitalismes asiatiques et sur les liens entre diversité des entreprises et changement institutionnel. Il a publié notamment La grande transformation du capitalisme japonais (1980-2010) (Paris, Presses de Sciences Po, 2011, The Great Transformation of Japanese Capitalism, version révisée, Londres, Routledge, 2014 ; en japonais, Tokyo, Iwanami Shoten, à paraître en 2014) ; « Asian Capitalisms: Bringing Asia into the Comparative Capitalism Perspective », Socio Economic Review (numéro spécial co-édité avec Bruno Amable, Steven Casper, Cornelia Storz, 11 (2), avril 2013) ; « Ni pure abstraction, ni simple généralisation. Leçons japonaises pour une refondation de l’économie politique », dans Faire des sciences sociales, vol. 3 Généraliser (Paris, Éditions de l’EHESS, 2012) ; « Globalization and Labor Market Outcomes: De-in-dustrialization, Job Security, and Wage Inequalities » (Review of World Economics, numéro spécial, à paraître en 2015). [email protected]

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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais

par Takaaki Suzuki

l’

État japonais a-t-il changé de caractéristiques depuis la fin du système de Bretton Woods ? Et si oui, en quoi ? Pour répondre à ces questions, je m’appuierai principalement sur l’évolution de sa politique macroéconomique et de son budget depuis les années 1980, et je montrerai qu’il y a bien eu trans-formation, tant quantitative que qualitative. L’État s’est rétracté sur deux grands terrains historiques du modèle développeur japonais, la politique industrielle et la protection sociale1, mais globalement son poids n’a pas diminué, tout au contraire, car il s’est chargé de lourdes tâches (souvent cachées) afférentes au maintien de la stabilité d’un marché libéralisé et financiarisé. Il suit donc une trajectoire apparentée à ce que d’autres auteurs ont appelé la « dénationalisa-tion » de l’État ou son passage de la « compensation » à la « compétition »2. Or, compte tenu des attributs clairement « non libéraux » de l’État développeur japonais dans les premières décennies de l’après-guerre, je qualifierai plutôt cette transformation, dépendante de son sentier, d’« hybridation néolibérale ».

1. Le livre le plus important sur la composante « politique industrielle » du modèle d’État développeur est celui de Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982. Sur la composante sociale, voir Deborah Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, Cambridge (USA), Harvard University Asia Center, 1999 ; Margarita Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, Cambridge (UK) et New York, Cambridge University Press, 2008.2. La notion de « dénationalisation de l’État » est proposée par Saskia Sassen dans Critique de l’État. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis/Le Monde diplomatique, 2009 (Princeton, 2006). Celle du passage de l’État de « compensation » à l’État de « compétition » est de John Ruggie dans Embedding Global Markets: An Enduring Challenge, Aldershot, Ashgate, 2008.

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Il est généralement reconnu, en relations internationales comme dans d’autres champs de recherche, que c’est John Ruggie qui a inventé l’expression de « libéralisme enchâssé » (embedded liberalism), au début des années 1980, pour désigner le système économique mondial édifié au lendemain de la guerre3. Ce système reposait toujours sur les principes du libéralisme, mais ses architectes avaient tiré les leçons de la crise économique de l’entre-deux-guerres et compris que les États allaient devoir assumer des responsabilités plus vastes et plus directes que naguère dans le maintien de leur stabilité économique et sociale intérieure. Contrairement au libéralisme classique où la politique monétaire était dictée par les mouvements de la balance des paiements, les accords de Bretton Woods prévoyaient des taux de change fixes et un contrôle des capi-taux, dotant ainsi les États d’outils budgétaires et monétaires plus puissants au service de leurs objectifs nationaux. Certes, on demandait à la société d’assumer les incertitudes et les risques inhérents à l’économie de marché, mais l’État en tempèrerait l’impact par ses nouvelles compétences de politique économique et sociale. Ce tournant, écrit J. Ruggie, « a fondamentalement transformé les relations entre l’État et la société en redéfinissant les projets sociaux au service desquels il était légitime de mettre le pouvoir de l’État ». Il exprimait « la légitimité partagée d’un ensemble d’objectifs sociaux dont les pays industrialisés s’étaient rapprochés en bloc, fût-ce inégalement »4. Le nouveau système mondial autorisant d’amples marges de liberté, les économies nationales ont négocié le consensus de l’après-guerre dans dif-férentes directions, souvent à partir de leurs héritages institutionnels de la guerre ou de l’avant-guerre5. La multiplicité de ces trajectoires, dépendantes de leurs sentiers respectifs, a suscité des études comparatives fécondes, non seulement sur les variétés de capitalisme mais aussi sur les divers dispositifs de protection sociale construits dans les démocraties industrielles avancées. Le Japon figure en bonne place dans ces deux champs d’étude6. La disparition du libéralisme enchâssé a déjà donné lieu à d’innombrables travaux de relations internationales. Il s’agit de savoir non seulement si les variantes nationales vont perdurer ou non, mais aussi, plus fondamentale-ment, si et dans quelle mesure on assiste à une transformation de la logique organisationnelle de l’État et à la redéfinition des « projets sociaux au service

3. J. Ruggie, « International Regimes, Transactions, and Change: Embedded Liberalism in the Postwar Economic Order », International Organization, 36 (2), 1982, p. 379-415. 4. Ibid., p. 386 et 398.5. Sur ce point et à propos du Japon, voir C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit. ; Yukio Noguchi, « The 1940 System: Japan under the Wartime Economy », The American Economic Review, 88 (2), 1998, p. 404-407. 6. Sur les variétés de capitalisme, l’ouvrage de base est celui de Peter Hall et David Soskice, Varieties of Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage, New York, Oxford University Press, 2001. Sur les systèmes de protection sociale en régime capitaliste, voir Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence: essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999 (Princeton, 1990).

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desquels il est légitime de mettre [son] pouvoir ». Pour J. Ruggie, l’État a cessé d’être un organe de « compensation » pour devenir un organe de « compétition » : l’ouverture plus grande de chaque économie nationale au marché mondial ne s’accompagne plus d’un renforcement des mesures publiques destinées à en amortir les coûts sociaux. Saskia Sassen, elle, parle de « dénationalisation » de l’État qui, s’il conserve une partie de ses capacités historiques, en use selon une « logique organisationnelle » nouvelle, amplifiant ses activités de stabilisation d’une économie mondialisée et financiarisée aux dépens de missions nationales plus anciennes telles que l’emploi et l’éducation7. De manière assez proche, Wendy Brown analyse la naissance d’un nouveau mode de gouvernement dans lequel l’État se comporte de plus en plus en acteur du marché, réagit positivement aux besoins de celui-ci et mesure ouvertement sa propre légitimité au succès de son action sur ce terrain. La conséquence plus générale de ce mode néolibéral de gouvernement est que la pensée marchande étend son influence à des domaines traditionnellement régis par des normes non marchandes8.En politique macroéconomique, cette transformation implique l’abandon de la gestion keynésienne par la demande au profit d’une politique monétaire conduite par les banques centrales, supposées être plus indépendantes du politique et plus soucieuses de stabilité des prix que d’emploi ; l’usage de l’outil budgétaire à des fins de stimulation économique tend à se réduire à des baisses d’impôts. En termes d’organisation, les grandes décisions économiques échappent progressivement au pouvoir des élus au profit d’un personnel non élu, par exemple les fonctionnaires de la Banque centrale. Enfin, dans le domaine des idées, une doctrine néolibérale structurée par le monétarisme, la théorie des anticipations rationnelles et l’économie de l’offre supplante les principes de l’État providence keynésien.Beaucoup de ces analyses ont été faites à partir du cas américain, ce qui se comprend vu la position dominante des États-Unis dans le monde et leur adhésion incisive au discours néolibéral depuis Reagan. Pourtant, les auteurs qui ont étudié le cas japonais sont souvent parvenus à des conclusions différentes9. Au temps du libéralisme enchâssé, le modèle économique japonais était généralement considéré comme « non libéral » : État fort, donnant la priorité au développement et travaillant en symbiose avec les

7. J. Ruggie emploie lui aussi le mot « dénationalisation » dans un sens voisin. J. Ruggie, « At Home Abroad, Abroad at Home: International Liberalization and Domestic Stability in the New World Economy », Millennium, Journal of International Studies, 24 (3), 1995, p. 508. 8. Wendy Brown, « Neo-Liberalism and the End of Liberal Democracy », Theory & Event, 7 (1), 2003, p. 1-19 ; Phillip Cerny, « The Competition State Today: From raison d’État to raison du monde », Policy Studies, 31 (1), 2010, p. 5-21 ; Michael Sandel, What Money Can’t Buy: The Moral Limits of Markets, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2012.9. Par exemple S. Sassen (Critique de l’État. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, op. cit., p. 228), pour qui le Japon n’a pas suivi le mouvement et a dû se plier à cette discipline lors de la crise asiatique de 1997.

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grandes entreprises privées, marché réglementé. Si ce modèle a été crédité d’un succès remarquable jusqu’à la fin des années 1980, l’éclatement de la bulle spéculative et la longue période de stagnation qui a suivi ont amené les observateurs à revenir sur cette appréciation, mais c’est une révision plus normative qu’empirique : le plus souvent, la stagnation en question est considérée comme la preuve de l’incapacité du Japon à réformer ses structures étatiques pour les conformer aux principes de l’économie de marché. Certains auteurs ont accusé l’« État constructeur », en référence à la pléthore de tra-vaux publics à visée clientéliste qui ont multiplié les routes au tracé absurde et les ponts ne menant nulle part10 ; d’autres ont dénoncé la poursuite des aides publiques à des « sociétés zombies » qui étouffent sous leur masse les entreprises plus productives et plombent les industries de l’amont11 ; d’autres encore ont soutenu que le maintien des entreprises publiques ne sert qu’à fournir des parachutes dorés (amakudari) à des bureaucrates en retraite, au mépris de toute efficacité économique.Ma thèse est très différente : j’affirme qu’il y a eu un changement significatif dans les caractéristiques de l’État japonais et que ce changement répond, sur bien des points, aux critiques néolibérales qui lui étaient adressées. Cet État s’est bien retiré, depuis le début des années 1980, de nombreux champs d’action économiques et sociaux associés au modèle développeur des décennies précédentes, mais il a en même temps endossé des missions beaucoup plus lourdes pour assurer la stabilité d’un marché plus exposé au risque systémique depuis la fin de Bretton Woods12. Le recours à des instruments de gestion keynésienne par la demande comme les dépenses de travaux publics a été sensiblement réduit, tandis que la Banque centrale – rendue plus indépendante dans la ligne néolibérale des autres démocraties industrielles – multipliait les mesures monétaires de toutes sortes et accroissait massivement la masse monétaire et ses propres actifs.Cela dit, la transformation de l’État japonais est encore plus profonde. En ce sens, ma thèse est « polanyienne », car pour créer et maintenir en bonne santé un marché libéralisé l’État doit déployer une activité bien supérieure dans de nombreux domaines de l’économie13. Cela ne veut pas dire qu’il se contente d’« enfler », de se charger sans cesse de nouvelles tâches à mesure

10. T. J. Pempel, « Between Pork and Productivity », Journal of Japanese Studies, 36 (2), 2010, p. 227-254 ; Brian Woodall, Japan under Construction: Corruption, Politics, and Public Works, Berkeley, University of California Press, 1996 ; Jacob Schlesinger, Shadow Shoguns: The Rise and Fall of Japan’s Postwar Political Machine, New York, Simon & Schuster, 1997.11. Richard Katz, « The Japan Fallacy », Foreign Affairs, 88 (2), 2009, p. 9-14 ; Kyoji Fukao, Hyeog Ug Kwon, « Why Did Japan’s TFP Growth Slow Down in the Lost Decade? An Empirical Analysis Based on Firm-level Data of Manufacturing Firms », Japanese Economic Review, 57, 2006, p. 195-228. 12. Sur les effets de la disparition du système de Bretton Woods en termes d’instabilité et d’exposition du marché financier au risque systémique, voir Carmen Reinhardt, Kenneth Rogoff, This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly, Princeton, Princeton University Press, 2009. 13. Karl Polanyi, La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (Boston, 1957).

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qu’il procède à des réformes libérales, mais que les activités qui avaient la priorité perdent peu à peu leur rang et sont supplantées par d’autres. L’État a réduit la voilure en matière de réglementation économique et de protection sociale, éléments essentiels du modèle développeur, pour s’investir davantage dans le domaine du marché. Il s’est fait beaucoup plus activement prêteur, épargnant, garant, investisseur, et c’est cela qui a le plus contribué à son gonflement depuis le début des années 1980.C’est l’ensemble de cette transformation que je qualifie d’« hybridation néoli-bérale » de l’État développeur. Après un retour sur l’évolution des structures institutionnelles depuis l’époque du libéralisme enchâssé jusqu’à l’ordre actuel, j’illustrerai empiriquement les changements intervenus par l’analyse des finances publiques et de la politique macroéconomique.

Du libéralisme enchâssé au grand tournant des années 1980

Nous l’avons dit, le libéralisme enchâssé laissait à chaque pays un large choix d’options. Le modèle adopté par le Japon – l’« État développeur » – a longtemps donné des taux de croissance remarquables tout en maintenant à un niveau relativement bas le chômage, les inégalités de revenu et la dépense publique. De nombreux chercheurs se sont efforcés d’expliquer ce résultat apparemment unique au monde en étudiant, dans un esprit comparatiste, une série de caractéristiques institutionnelles. Certains ont observé les pratiques d’entreprise très spécifiques des grandes compagnies japonaises, telles que l’emploi à vie, la progression des salaires à l’ancienneté ou les liens verticaux et horizontaux tissés entre elles par les participations croisées (keiretsu)14. D’autres se sont penchés sur la négociation salariale annuelle entre partenaires sociaux (shunto) et sur son effet modérateur sur les salaires, le chômage et l’inflation15. D’autres encore se sont concentrés sur l’État, ses singularités organisationnelles et son poids, tant en politique industrielle – par le ciblage de certaines branches et technologies privilégiées – que dans les domaines tenant lieu d’« équivalent fonctionnel de l’État providence »16.

14. Sur les pratiques d’entreprise au Japon, voir Ronald Dore, « The Distinctiveness of Japan », dans Colin Crouch, Wolfgang Streeck, Political Economy of Modern Capitalism: Mapping Convergence and Diversity, Londres, Sage, 1997. Sur le keiretsu, voir Wolfgang Streeck, Kozo Yamamura, The Origins of Nonliberal Capitalism, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; James Lincoln, Michael Gerlach, Japan’s Network Economy: Structure, Persistence, and Change, New York, Cambridge University Press, 2004.15. D. Soskice, « Wage Determination: The Changing Role of Institutions in Advanced Industrialized Societies », Oxford Review of Economic Policy, 6 (4), 1990, p. 36-61 ; Ikuo Kume, Disparaged Success: Labor Politics in Postwar Japan, Ithaca, Cornell University Press, 1998.16. Cette expression est empruntée à M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, op. cit. ; voir aussi D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, op. cit. ; et sur la politique industrielle, C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit. ; Daniel Okimoto, Between MITI and the Market: Japanese Industrial Policy for High Technology, Stanford, Stanford University Press, 1989.

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Je m’inscris dans ce dernier groupe pour me demander ce qui a changé dans ces différents domaines depuis la fin du libéralisme enchâssé. À le considérer d’un point de vue comparatif, le Japon de Bretton Woods représentait un cas classique d’État « autonome enchâssé»17. Contrairement à un État libéral, il définissait son but principal non en termes de réglementation mais de déve-loppement, avec pour postulat qu’un État puissant et autonome poursuivant des objectifs de développement et œuvrant en étroite collaboration avec les grandes compagnies privées dans le cadre d’un marché fortement réglementé pouvait, par une politique industrielle active, atteindre de meilleurs résultats économiques qu’en « laissant faire »18. La canalisation vers le secteur privé de l’épargne des ménages, collectée par la caisse d’épargne de la Poste et redistribuée par le biais du Programme budgétaire d’investissement et de crédit (Fiscal Investment and Loan Program, FILP), fut l’un des piliers de la politique industrielle du ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie (Ministry of International Trade and Industry, MITI). Un autre aspect important du modèle japonais, moins largement étudié, était la politique de l’emploi comme substitut de la protection sociale. Contrairement aux régimes sociaux-démocrates qui offraient un filet de sécurité d’esprit universel en consacrant une large part de la dépense publique à l’assistance sociale, le Japon s’était doté d’une foule de mesures particulières propres à assurer le maintien de l’emploi dans les régions défavorisées et les secteurs d’activité incapables de survivre au libre jeu des forces du marché19. Ces mesures – subventions à l’agriculture, travaux publics, prêts bonifiés aux petites entreprises... – n’apparaissaient pas formellement dans les comptes publics comme des dépenses sociales, mais c’était bien leur fonction ; et elles passaient souvent par le canal des institutions centrales de la politique indus-trielle, comme le FILP20. Cet aspect est très important pour comprendre les performances sociales du modèle, étant donné que la très grande majorité des travailleurs n’étaient pas salariés des grandes sociétés pratiquant l’emploi à vie.Du temps de Bretton Woods, la part du secteur public japonais, exprimée en pourcentage du PIB, était inférieure à celle de la plupart des autres démocraties industrielles. Il était peu fait usage de la politique fiscale et budgétaire pour

17. Peter Evans, « Predatory, Developmental, and Other Apparatuses: A Comparative Political Economy Perspective on the Third World State », Sociological Forum, 4 (4), 1989, p. 561-587. 18. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit., et Japan’s Public Policy Companies, Washington, DC, American Enterprise Institute for Public Policy Research, 1978 ; Frederic Deyo, The Political Economy of the New Asian Industrialism, Ithaca, Cornell University Press, 1987 ; Alice H. Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, New York, Oxford University Press, 1989.19. Sur l’évolution dans l’après-guerre de cette fonction de protection sociale, voir la remarquable étude de D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, op. cit., ainsi que Taro Miyamoto, Fukushi Seiji: Nihon no Seikatsu Hoshō to Demokurashī, Tokyo, Yūhikaku, 2008 ; Kent Calder, Crisis and Compensation: Public Policy and Political Stability in Japan 1949-1986, Princeton, Princeton University Press, 1988. 20. K. Calder, « Linking Welfare and the Developmental State: Postal Savings in Japan », Journal of Japanese Studies, 16 (1), 1990, p. 31-59.

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stimuler l’économie ; le budget de l’État était généralement équilibré et restait modeste21. En outre, du fait des taux de change fixes, la politique monétaire subissait la contrainte de la balance des paiements ; en règle générale, les pics cycliques s’accompagnaient de déficits de la balance courante, auxquels l’État réagissait par des mesures de restriction monétaire22. Les années 1980 ont été celles du grand tournant, de nombreuses démocra-ties industrielles abandonnant les principes de base du libéralisme enchâssé au profit d’une nouvelle orthodoxie fondée sur les principes néolibéraux. Le Japon n’a pas fait exception. Quelques inflexions notables étaient déjà inter-venues du temps de Bretton Woods, qui ne sortaient pas cependant du cadre organisationnel de l’État développeur. Les changements instaurés à partir du gouvernement libéral-démocrate de Nakasone (1982-1987), parallèlement au virage néolibéral pris par la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et les États-Unis de Ronald Reagan, ont été d’un autre ordre : l’idéologie néolibérale à l’œuvre a délaissé le keynésianisme pour le monétarisme, rejeté le modèle d’État développeur et préconisé la privatisation, la libéralisation et l’État minimum23. Un des actes les plus importants du gouvernement en ce sens a été de nommer Doko Toshio, ancien président de la fédération patronale Keidanren, à la tête d’un groupe consultatif d’experts connu sous le nom de Rincho (abréviation de Dai niji rinji gyosei chosakai, Seconde commission provisoire sur la réforme administrative). La réforme recommandée par cet organisme, et reprise par le parti libéral-démocrate au pouvoir, reposait sur deux piliers : la privatisation et la réforme budgétaire. Les privatisations ont commencé avec celles des chemins de fer (JNR) et du téléphone (NTT)24 ; la réforme budgétaire, avec le « plafonnement zéro » (maintien au même niveau, d’une année sur l’autre, des principaux postes du budget national intérieur) puis le « plafonnement négatif » (réduction progressive de ces dépenses année après année). En compensation de cette contraction de

21. Takaaki Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International Interests, Boulder/Londres, Lynne Rienner, 2000 ; John Campbell, Contemporary Japanese Budget Politics, Berkeley, University of California Press, 1977. 22. Gardner Ackley, Hiromitsu Ishi, « Fiscal, Monetary, and Related Policies », dans Hugh Patrick, Henry Rosovsky (eds), Asia’s New Giant: How the Japanese Economy Works, Washington, DC, Brookings Institution, 1976, p. 153-247 ; Y. Noguchi, « Public Finance », dans Kozo Yamamura, Yasukichi Yasuba (eds), The Political Economy of Japan, vol. 1. The Domestic Transformation, Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 186-222 ; Koichi Hamada, Hugh Patrick, « Japan and the International Monetary Regime », dans Takashi Inoguchi, Daniel Okimoto (eds), The Political Economy of Japan, vol. 2. The Changing International Context, Stanford, Stanford University Press, 1988, p. 108-137. 23. Pour une analyse approfondie du programme de Nakasone, voir Hideo Otake, « Nakasone seiji no ideorogii to sono kokunai seijiteki haikei », Leviathan, 1, 1987, p. 73-91. 24. Sur la réforme budgétaire, voir T. Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International Interests, op. cit.. Sur la privatisation, voir Mike Mochizuki, « Public Sector Labor and the Privatization Challenge: The Railways and Telecommunications Union », dans Gary D. Allinson, Yasunori Sone (eds), Political Dynamics in Contemporary Japan, Ithaca, Cornell University Press, 1993 ; Steven K. Vogel, Freer Markets, More Rules: Regulatory Reform in Advanced Industrial Countries, Ithaca, Cornell University Press, 1996.

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l’outil budgétaire, la politique monétaire devenait l’instrument principal de soutien à la croissance25. Dès lors, le Japon a adopté une suite de réformes néolibérales (surtout sous les gouvernements forts de Hashimoto et de Koizumi) qui ont réduit les composantes industrielle et sociale de l’État et élargi l’intervention publique dans tout ce qui concernait l’instauration et la stabilité d’un marché libéra-lisé, devenu plus volatile et plus exposé au risque systémique depuis la fin de Bretton Woods. Autrement dit, on aurait tort de prendre l’hybridation néolibérale de l’État japonais pour un passage à l’État minimal.Cette hybridation signifiait également que l’État était désormais beaucoup plus réticent à mettre en œuvre le stimulus budgétaire keynésien ou des équiva-lents fonctionnels de l’État providence, même en cas de déflation et d’écart de production prolongés ; et beaucoup plus enclin à réduire ses dépenses sociales (ou équivalentes) et à déployer une stratégie monétariste comportant des mesures classiques et moins classiques telles que le taux d’intérêt nul (ZIRP) et l’assouplissement quantitatif. Dans la mesure où la politique budgétaire servait encore à stimuler l’économie, elle le faisait plutôt par la réduction de la pression fiscale, en particulier sur les entreprises et les tranches supérieures de revenu. Sur le plan organisationnel, cette réorientation s’est traduite par le déplacement d’une partie du pouvoir de décision économique vers la Banque centrale, supposée plus proactive et plus indépendante.

La transformation budgétaire

Le tableau 1 fournit un bon panorama de cette tendance générale en mon-trant les changements progressivement intervenus dans les différents comptes publics du Japon de 1960 à 2012.On constate que, si la dépense publique dans son ensemble a fortement augmenté depuis 1980, passant de 44,7 % du PIB à 59,2 % en 2012, une petite part seulement de cet accroissement est attribuable à l’augmentation du budget général : celui-ci avait rapidement crû dans la première partie du tableau, passant de 9,4 % en 1960 à 17,1 % en 1980, mais s’est ensuite contenté jusqu’en 2012 de fluctuer de plus ou moins 2 points. Le tournant est encore plus marqué du côté des organismes publics : il s’agit des diverses institutions financières publiques qui distribuent la plupart des crédits octroyés par le FILP.

25. Pour une étude des aspects politiques internationaux et intérieurs de la politique macroéconomique de cette époque, voir T. Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International Interests, op. cit., p. 135-203.

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Ce budget était un élément central de la politique non seulement industrielle mais aussi sociale, par ses prêts bonifiés à des secteurs économiques soutenant traditionnellement le parti libéral-démocrate et mal armés pour affronter une véritable concurrence26. Il n’est donc pas étonnant de le voir représen-ter 9,2 % du PIB en 1965, mais c’est la chute à partir de 1980 : 8,2 % cette année-là, 0,6 % en 2012. Ainsi, ce ne sont ni le budget général de l’État ni celui des organismes publics qui sont responsables de l’accroissement de la dépense publique de 1980 à l’heure présente27. Observons de plus près le budget général (tableau 2). Il se divise en trois grandes catégories de dépenses : dépenses générales, transferts aux admi-nistrations locales et service de la dette. Nous constatons que les dépenses générales, qui couvrent tous les programmes de politique publique de l’État, sont passées, en pourcentage du PIB, de 8,4 % en 1960 à 12,2 % en 1980, pour se tasser ensuite. En pourcentage du budget général, ce poste a fortement baissé : d’environ 80 % en début de période à environ 60 % aujourd’hui. Les transferts aux autorités locales, qui financent la mise en œuvre par ces dernières des politiques nationales, sont restés relativement stables. Enfin, le service de la dette s’est nettement alourdi. Ainsi, si la dépense globale a considérablement augmenté en pourcentage du PIB depuis le début des années 1980 (comme le faisait apparaître le tableau 1), les programmes de politique publique n’y sont pour rien. Le seul poste du budget général auquel on puisse attribuer une part substantielle de cet accroissement est le service de la dette, qui est passé d’à peine 5,3 % de ce budget en 1975 à 21,1 % en 2010. Prenons une vue encore un peu plus rapprochée, cette fois des dépenses générales du budget général : l’éloignement vis-à-vis du modèle développeur se confirme. Les deux postes de dépenses les plus pertinents à cet égard sont les travaux publics et l’agroalimentaire ( food management), car ils constituent non seulement la principale monnaie d’échange politique entre le parti au pouvoir et les intérêts qui le soutiennent, mais aussi le principal substitut de l’État provi-dence dans le modèle développeur, en protégeant ceux qui ne survivraient pas à l’exposition pure et simple aux lois du marché.

26. Sur le FILP et la politique industrielle, voir C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit. ; sur le FILP et l’équivalent fonctionnel de la protection sociale, voir M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, op. cit.. 27. La part principale en revient aux comptes spéciaux, en particulier celui du Fonds de consolidation de la dette nationale.

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Le tableau 3 révèle une forte baisse des dépenses de travaux publics, qui passent de 18,5 % du budget général en 1965 à seulement 6,5 % en 2010. Même tendance dans les dépenses agroalimentaires, qui sont en fait les subventions publiques aux agriculteurs : après avoir atteint un pic de 5,6 % du budget général en 1970, elles se situent autour de 1 % depuis le milieu des années 1980.

Tableau 3 : Trois postes du budget général : travaux publics, agroalimentaire et sécurité

sociale (montants définitifs, en milliards de yens) de 1960 à 2010

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Source : ibid.

Le tableau 4 porte sur les dépenses de travaux publics des différents budgets. La tendance déjà observée dans le tableau 3 pour le budget général se confirme au niveau local, où cette dépense passe de 34,6 % en 1970 à 14,5 % en 2008, et dans les budgets spéciaux, où les deux principaux postes de travaux publics – amélioration du réseau routier et conservation des cours d’eau – passent, à eux deux, de 5,5 % en 1970 à 0,9 % en 2010.

On constate dans le tableau 5 la même évolution en ce qui concerne les subventions agricoles : la baisse de ce poste dans le budget général a son pendant dans les budgets locaux (3,7 % en 2008 contre 8,6 % en 1970) et est encore plus marquée dans les budgets spéciaux (0,5 % en 2010 contre 36,3 % en 1970).

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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 33

Le nouvel interventionnisme financier

Les chiffres que nous venons de présenter révèlent clairement que le rôle assumé par l’État en politique industrielle et dans certains dispositifs de protection des secteurs fragiles s’est singulièrement amenuisé par rapport au modèle développeur de l’après-guerre. Les réformes néolibérales ne se signalent pas seulement par « davantage de règles »28 mais aussi par la création de plusieurs institutions publiques très puissantes. Si la circulation financière à l’intérieur du secteur public et entre celui-ci et l’extérieur est restée une composante importante de l’économie japonaise, le rôle de l’État comme prêteur, déposant, garant et investisseur s’est développé de manière spectaculaire et représente le principal facteur de son gonflement depuis les années 1980. Ces changements n’étaient pas très apparents au début parce qu’ils restaient dans le cadre des institutions existantes comme la caisse d’épargne de la Poste et les sociétés financières publiques qui constituent le FILP. Ainsi, l’État a assumé tout au long des années 1990, en matière d’octroi de crédits et de collecte de l’épargne, les fonctions des banques privées qui, alors même que s’étaient allé-gées les restrictions réglementaires limitant leur offre de produits et services financiers, prêtaient de moins en moins29. L’activité de prêt du secteur public, qui avait été en 1989 de 278 000 milliards de yens, soit 22,3 % du total des emprunts de l’année, atteignait dix ans plus tard 552 000 milliards, représentant 35,4 % du total30. On retrouve le même schéma en ce qui concerne les dépôts. Alors qu’en vertu de la libéralisation financière les banques commerciales avaient été autorisées à offrir aux épargnants des taux plus avantageux, le système public d’épargne postale a continué à jouer un rôle primordial. Son activité de collecte a même nettement augmenté au cours de la décennie, à mesure que les déposants perdaient confiance dans les banques privées au vu de leur masse de créances plus ou moins douteuses. Les dépôts à la caisse d’épargne de la Poste étaient déjà considérables en 1989, puisqu’ils s’élevaient à 135 000 milliards de yens, soit 15,2 % du total national. Dix ans plus tard, ils avaient presque doublé, avec 261 000 milliards de yens31. Ironie des choses, l’État avait répudié le modèle développeur mais ne cessait d’accroître son activité de collecte et de crédit, et ce en passant par l’une des institutions essentielles de ce modèle, le FILP32.

28. L’idée de « plus de règles » renvoie à S. K. Vogel (Freer Markets, More Rules: Regulatory Reform in Advanced Industrial Countries, op. cit.), qui soutient que les réformes libérales au Japon se sont accompagnées d’un plus grand activisme de l’État sous la forme de « re-réglementation ».29. La Banque du Japon s’est de plus en plus impliquée dans l’activité de prêt – aux côtés des entreprises financières publiques qui forment traditionnellement le noyau de ce secteur d’activité – en achetant des titres de sociétés incapables de trouver des financements auprès d’institutions privées. 30. Chiffres tirés de Banque du Japon, « Flows of Funds Data » (www.boj.or.jp/en/stat/exp/data/exsj01.pdf ) (consulté le 17 mars 2008). 31. Ibid.. 32. Pour un exposé approfondi du rôle du FILP dans le modèle japonais d’État développeur, voir C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit..

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À partir du milieu des années 1990 toutefois, l’hybridation néolibérale de l’État a débordé le cadre institutionnel préexistant de l’État développeur (dont le FILP et l’épargne postale). De nouvelles institutions publiques ont été créées et dotées de solides ressources et de pouvoirs réglementaires éten-dus. Leur tâche principale était de stabiliser les banques privées mises à mal par l’éclatement de la bulle et dont la chute aurait eu de graves conséquences pour une économie nationale désormais financiarisée. Constatant que de nombreux établissements financiers étaient plombés par des masses de prêts improductifs, la Diète a adopté en 1998 un paquet législatif dotant d’environ 60 000 milliards de yens (soit 12 % du PIB nominal) un organe nouveau, la Commission de reconstruction financière (FRC), ayant pour mission de protéger les déposants des banques défaillantes, de recouvrer les mauvaises créances, de liquider et de nationaliser temporairement les banques en faillite et de renforcer le taux d’adéquation des fonds propres des banques solvables33. Le gouvernement est intervenu dès l’entrée en vigueur de cette législation : il a nationalisé deux banques importantes (LTCB et Nippon Credit Bank) et injecté 7 700 milliards de yens dans le système bancaire, principalement en achetant des actions privilégiées ou des obligations bancaires. Il a ensuite persisté dans cette voie, de sorte que l’État est devenu propriétaire de larges parts de banques privées pour leur permettre de continuer à fonctionner. En 2008, le montant de fonds publics ayant transité par la seule DICJ (Deposit Insurance Corporation of Japan) atteignait 47 100 milliards de yens34. La transformation et l’expansion de l’État japonais sont loin de se limiter à ces interventions de grande envergure. Nous avons vu dans l’analyse du tableau 1 que les principaux responsables du gonflement de l’État observé à partir des années 1980 n’étaient ni le budget général ni celui des organismes publics, mais les budgets spéciaux35. Ce sont en général des comptes créés pour effectuer les opérations financières afférentes à certaines missions spé-cifiques de l’État et gérés séparément du budget général par un ministère ou une agence publique. Il en existe actuellement 18, dont le plus important est le Fonds national de consolidation de la dette administré par le ministère des Finances. L’essentiel de sa tâche est de procéder au remboursement du principal et des intérêts de la dette publique. Il est abondé par des transferts

33. Les deux principales lois de ce paquet étaient la Loi sur les mesures d’urgence pour la reconstruction des fonctions du système financier et la Loi de renforcement immédiat de la fonction financière. 17 000 milliards de yens ont été votés pour rembourser les déposants des banques défaillantes ; 18 000 milliards ont été destinés à des banques relais gérées par l’État ou soumises à d’autres formes de contrôle public ; et 25 000 milliards ont été injectés dans les banques solvables.34. Chiffres tirés de Mariko Fujii, Masahiro Kawai, « Lessons from Japan’s Banking Crisis », ADBI Working Paper Series, 222, 2010, p. 8 ; Kazuhiko Ideo, Yasuo Goto, « The Government and the Financial System. An Overview », Public Policy Review, 2 (1), 2006, p. 106. 35. Le nombre total de budgets spéciaux a varié depuis la guerre, mais globalement il a eu tendance à baisser. Par ailleurs, le montant brut de leurs débours est plus élevé que la dépense publique nette totale parce que des sommes considérables sont transférées de l’un à l’autre d’entre eux.

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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 35

en provenance du budget général et d’autres organismes publics comme la Banque postale, l’Assurance postale et la Banque du Japon, mais il tient également lieu, plus discrètement, de fonds d’amortissement et les revenus provenant de la privatisation d’entreprises publiques telles que la NTT et les Tabacs y ont été transférés. Par conséquent, il a crû de façon vertigineuse, passant de 9,2 % du PIB en 1980 à 41,6 % en 2012, pour devenir le plus gros budget du Japon et représenter en 2012 plus du double du budget général.D’autres institutions publiques ou quasi publiques importantes sont impliquées dans la gestion du large marché obligataire de l’État36. Si les conservateurs en matière budgétaire sont prompts à dénoncer le montant élevé des emprunts émis par l’État pour combler son déficit, on n’entend pas souvent mentionner la part qu’il prend à l’achat de sa propre dette. En réalité, comme on peut le voir dans le tableau 6, plus de la moitié des obligations ordinaires émises par l’État sont actuellement détenues par des institutions publiques ou quasi publiques telles que la Banque du Japon, la Banque postale, la Caisse des retraites et l’Assurance-vie de la Poste.

Tableau 6. Principaux détenteurs publics et quasi publics d’obligations

d’État japonaises (OEJ), 2012 (en milliers de milliards de yens)

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Actifs totaux 158,4

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Actifs totaux 120,5

dont OEJ 74,5

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Actifs totaux 93,7

dont OEJ 60

Total des OEJ ci-dessus 393,1

Total des OEJ en circulation 691,0

Sources : pour la Banque postale (http://www.jp-bank.japanpost.jp/aboutus/financial/pdf/zim201303_gaikyo.pdf ) ; pour la Caisse de retraite (http://www.gpif.go.jp/en/fund/pdf/2007_02.pdf ) ; pour le reste, ministère des Finances, Kokusai Kanri Report (http://www.mof.go.jp/jgbs/publication/index.htm), plusieurs années (sites consultés pour la dernière fois le 15 mars 2012)

36. Pour un exposé approfondi de cette transition, voir Patricia L. MacLachlan, The People’s Post Office: The History and Politics of the Japanese Postal System, 1871-2010, Cambridge (USA), Harvard University Press, 2012.

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36 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014

Si elle a pour effet de maintenir assez bas le coût de l’emprunt et de son rem-boursement, cette pratique n’a nullement rapetissé l’État. Elle a seulement déplacé le site principal de l’action publique qui, désertant progressivement l’arène législative traditionnelle et ses élus, se retrouve de plus en plus entre les mains de fonctionnaires non élus, comme les dirigeants de la Banque centrale.Ce phénomène est encore plus manifeste avec la forte augmentation de l’activité de la Banque du Japon, surtout à partir du moment où, les taux d’intérêt approchant de zéro, elle s’est trouvée dépourvue d’un instrument classique de politique monétaire. Le taux d’intérêt nul (ZIRP) n’ayant pas réussi à tirer le Japon du bourbier de la déflation, la Banque centrale s’est lancée dans une série de mesures d’assouplissement quantitatif qui allaient faire croître rapidement l’offre monétaire et ses propres actifs. Ceux-ci se composaient massivement d’emprunts de l’État japonais, mais comportaient aussi des titres de dette privée37. On voit dans le tableau 7 qu’ils sont restés relativement stables en pourcentage du PIB (autour de 10 %) des années 1970 aux années 1990, mais qu’ils ont ensuite grimpé en flèche, pour atteindre en 2012 le triple de ce pourcentage : 33,4 %. Comme il est logique, une évolu-tion parallèle se constate pour la base monétaire : constamment inférieure à 10 % du PIB des années 1970 aux années 1990, elle a ensuite rapidement augmenté et se situait à 28,4 % en 2012.Cette évolution conforte ma thèse, à savoir que, depuis l’effondrement du système de Bretton Woods et la victoire du néolibéralisme, l’État japonais a connu une transformation comportant notamment un changement de poli-tique macroéconomique avec, d’un côté, l’abandon des dépenses de travaux publics et autres formes de gestion keynésienne par la demande, de l’autre, un recours accru de la Banque centrale à des mesures de politique monétaire tant conventionnelles que non conventionnelles Certes, la politique monétaire n’a jamais cessé depuis la fin de la guerre d’être une composante importante de la politique macroéconomique du Japon ; et le stimulant budgétaire keyné-sien par les travaux publics n’a plus été que sporadiquement employé38 après une période d’usage intensif dans la seconde moitié des années 1970. Il n’en demeure pas moins que le niveau d’activisme de la BoJ observable depuis quelques années est sans précédent39.

37. Pour un excellent panorama des mesures adoptées, voir Kazuo Ueda, « Japan’s Deflation and the Bank of Japan’s Experience with Nontraditional Monetary Policy », Journal of Money, Credit and Banking, 44 (1), 2012, p. 175-190. 38. L’exemple le plus marquant a eu lieu sous le gouvernement Hashimoto qui, peu après avoir lancé une importante opération de ce type, a procédé à une forte contraction sous la forme d’une augmentation des impôts, ce qui a stoppé net la reprise entamée. Sur la politique budgétaire « sporadique » du Japon, voir Kenneth Kuttner, Adam Posen, « Fiscal Policy Effectiveness in Japan », Journal of the Japanese and International Economies, 16 (4), 2002, p. 536-558. Sur la politique fiscale, voir Sven Steinmo, The Evolution of Modern States: Sweden, Japan, and the United States, New York, Cambridge University Press, 2010. 39. Toshiki Tomita, « The Risk Premium Warning on Japanese Government Bonds », NRI Papers, Nomura Research Institute, 2003.

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Les faits présentés dans cette étude composent un tableau très différent de celui que proposent de nombreux auteurs, selon lesquels la stagnation persis-tante de l’économie japonaise depuis la fin du libéralisme enchâssé serait due à l’incapacité du Japon à réformer dans un sens libéral ses structures étatiques. Nous avons montré que la croissance continue du volume global du secteur public procède non de l’expansion de l’État développeur mais d’une hybridation néolibérale de l’État, qui assume désormais un rôle bien plus lourd, quoique moins visible, dans la stabilisation d’un marché libéralisé et financiarisé. Ce n’est pas ici le lieu d’en discuter en détail, mais notons que cette hybridation de l’État est parallèle à divers changements intervenus dans d’autres aspects du modèle développeur japonais d’après-guerre, notamment les pratiques d’entreprise des grandes sociétés, le système des participations croisées, la négociation collective des salaires. En ce sens, on peut donc se demander si l’un des effets de l’hybridation ne serait pas la perte de certaines complémen-tarités institutionnelles. Sur cette perte et sur ses répercussions en termes de performance économique, mon analyse diffère de celle d’autres auteurs40. La perte que j’observe ne procède pas d’une divergence croissante entre la structure d’entreprise propre au capitalisme japonais et l’État développeur : comme je l’ai montré, il est tout simplement faux de dire que seule la structure d’entreprise a changé pendant que l’État développeur restait obstinément pareil à lui-même, donc d’attribuer la longue stagnation du Japon à ce décalage-là. C’est un fait : l’État s’est profondément transformé depuis le début des années 1980.Or il y a bien une perte de complémentarité institutionnelle qui m’intéresse ici : elle concerne la relation qui existait entre l’action économique de l’État développeur – qui privilégiait la collaboration étroite avec les grandes compa-gnies privées par le biais de sa politique industrielle – et ses activités d’« équi-valent fonctionnel de l’État providence » : subventions à l’agriculture, travaux publics, prêts subventionnés aux petites entreprises. Étant donné que la grande majorité des travailleurs n’étaient pas salariés des grandes sociétés pratiquant l’emploi à vie, la préservation de la stabilité sociale et politique nécessaire au succès d’une stratégie de haute croissance obligeait le gouvernement à mettre en œuvre toute une gamme de politiques particulières assurant la sécurité de l’emploi dans les régions en stagnation et les secteurs incapables de survivre à de pures conditions de marché41. Avec l’hybridation néolibérale, ces deux

40. Sur les complémentarités institutionnelles, voir Peter Hall, Daniel Gingerich, « Varieties of Capitalism and Institutional Complementarities in the Political Economy: An Empirical Analysis », British Journal of Political Science, 39 (3), 2009, p. 39 et 449-482 ; Lane Kenworthy, « Institutional Coherence and Macroeconomic Performance », Socio-Economic Review, 4 (1), 2006, p. 69-91.41. D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, op. cit. ; T. Miyamoto, Fukushi Seiji: Nihon no Seikatsu Hoshō to Demokurashī, op. cit. ; M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, op. cit. ; K. Calder, Crisis and Compensation: Public Policy and Political Stability in Japan 1949-1986, op. cit., et « Linking Welfare and the Developmental State: Postal Savings in Japan », art. cité.

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composantes institutionnelles de l’État développeur ont reculé, et donc aussi les complémentarités qu’elles induisaient. De sorte que ladite hybridation s’accompagne depuis le début, c’est-à-dire depuis les années 1980, d’un creu-sement des inégalités de revenu et d’une forte aggravation de la pauvreté42. Le Japon saura-t-il – et comment – traiter cette inégalité et cette insécurité sociales ? Cette question devrait occuper les chercheurs encore longtemps. ■

Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou

Takaaki Suzuki est directeur des études asiatiques et professeur associé de sciences politiques à l’Université de l’Ohio. Ses travaux se déploient principalement dans le champ des relations internationales et de la politique comparée, avec une spéciali-sation régionale sur l’Asie orientale. Dans Japan’s Budget Politics: Balancing Inter-national and Domestic Interests (Lynne Rienner, 2000, collection de l’Institut d’Asie orientale de l’Université Columbia), il étudie l’interaction de forces intérieures et internationales qui concourent à la formation de la politique macroéconomique du Japon. Il a également publié « Globalization, Finance and Economic Nationalism: The Changing Role of the State in Japan », dans Anthony P. D’Costa, Globalization and Economic Nationalism in Asia (Oxford University Press, 2012). Il travaille ac-tuellement sur un projet intitulé « Neoliberalism and the contradiction of Japan’s contemporary welfare state ». [email protected]

42. Toshiaki Tachibanaki, « Inequality and Poverty in Japan », The Japanese Economic Review, 57 (1), 2006, p. 1-27 ; Tetsuo Fukawa, Takashi Oshio, « Income Inequality Trends and Their Challenges to Redistribution Policies in Japan », Journal of Income Distribution, 16 (3/4), 2007, p. 9-30.

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Négociations. Une revue en langue française, dont l’ambition est d’instruire la

question de la négociation dans la diversité de ses dimensions, en favorisant la

confrontation interdisciplinaire et en faisant se rejoindre plusieurs traditions d’étude.

Site de la revue :

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Directeur de la publication : Arnaud STIMEC, Université de Reims

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par Yin-wah Chu

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État développeur était considéré depuis les années 1980 comme l’une des forces de progression économique les plus puissantes de certaines sociétés d’Asie de l’Est et du Sud-Est. On estimait qu’un État fort, planifiant la transformation économique, soutenant les entreprises privées, réprimant la société civile et gérant l’économie dans son ensemble, était, pour ces pays en développement, une condition nécessaire au rattrapage des pays avancés1. Lorsque la mondialisation s’est intensifiée et que plusieurs de ces sociétés asiatiques se sont démocratisées, on s’est demandé si l’État développeur serait capable de s’ajuster à ces nouvelles conditions2. Tandis

1. Alice Amsden, Asia’s Next Giant, Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Peter B. Evans, Embedded Autonomy, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; Thomas B. Gold, State and Society in the Taiwan Miracle, Armonk, M. E. Sharpe, 1986 ; Chalmers A. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982 ; Robert Wade, Governing the Market, Princeton, Princeton University Press, 1990 ; Linda Weiss, The Myth of the Powerless State, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999. 2. Manuel Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, Paris, Fayard, 1998 (Rise of the Network Society, Londres, Blackwell Publishers, 1996) et Fin de millénaire, Paris, Fayard, 1999 (End of Millennium, Cambridge, Blackwell Publishers, 1998) ; Seán Ó Riain, « States and Markets in an Era of Globalization », Annual Review of Sociology, 26, 2000, p. 187-213, et « The Flexible Developmental State: Globalization, Information Technology, and the “Celtic Tiger” », Politics & Society, 28 (2), 2000, p. 157-193.

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que certains auteurs s’attachaient à montrer que le pilotage de l’économie par l’État demeurait nécessaire et possible3, d’autres ont cherché une voie moyenne et proposé des expressions comme « État développeur adaptable » ou « État développeur du XXIe siècle » pour rendre compte à la fois des continuités et des changements4.Je voudrais contribuer à ce débat en examinant le secteur des technologies de l’information (TI) en Corée du Sud et à Taïwan. Ce secteur – entendu ici comme englobant les ordinateurs, les composants électroniques et les équipements de télécommunications – est en effet représentatif de l’infinie souplesse et de l’effacement des frontières qui caractérisent la mondialisation. Quant aux deux pays choisis, ils se sont démocratisés au milieu des années 1980 et doivent en partie la poursuite de leur croissance au XXIe siècle à leurs bonnes performances dans le secteur en question.En m’appuyant sur des documents officiels, des informations de presse, des études empiriques, ainsi que sur des entretiens avec des fonctionnaires, des dirigeants d’entreprises, des représentants de fédérations patronales et des chercheurs5, je montrerai que l’approfondissement de l’intégration écono-mique mondiale a accru le besoin de flexibilité et de savoirs, tandis que la fin de la guerre froide rendait les pays développés moins tolérants vis-à-vis des pratiques mercantilistes, si bien que les méthodes traditionnelles de l’État développeur asiatique ne pouvaient plus fonctionner. La démocratisation a joué dans le même sens en modifiant les relations des États asiatiques avec les acteurs sociaux et en leur retirant la faculté de régir autoritairement la vie économique. Pourtant, la mondialisation est loin d’avoir engendré un monde sans frontières, ce qui laisse encore beaucoup de marge à l’interven-tionnisme de l’État. Quant à la démocratisation, elle n’a pas fait disparaître les institutions de type développeur ni les représentations culturelles des relations souhaitables entre État et marché, mais a produit des mécanismes nouveaux de construction de consensus. Contrairement aux thèses de Manuel Castells et de Seán Ó Riain, les États développeurs asiatiques ne sont pas voués comme tels à un inexorable déclin ; et, contrairement à celles de Meredith Woo-Cumings, ils doivent trouver d’autres moyens d’agir que

3. L. Weiss, « Guiding Globalization in East Asia », dans L. Weiss (ed.), States in Global Economy, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 245-261 ; M. Woo-Cumings, « Miracle as Prologue », dans Joseph E. Stiglitz, Shahid Yusuf (eds), Rethinking the East Asian Miracle, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 343-378. 4. P. B. Evans, « Constructing the 21st Century Developmental State », dans Omano Edigheji (ed.), Constructing a Democratic Developmental State in South Africa, Le Cap, HSRC Press, 2010, p. 37-38 ; Richard Stubbs, « Whatever Happened to the East Asian Developmental State ? », Pacific Review, 22 (1), 2009, p. 1-22 ; Joseph Wong, « The Adaptive Developmental State in East Asia », Journal of East Asian Studies, 4, 2004, p. 345-362.5. Les entretiens nécessaires à la recherche présentée ici ont été conduits au cours de cinq voyages en Corée entre juillet 2005 et mai 2012, et trois voyages à Taïwan entre août 2010 et février 2012. Le manque de place et diverses autres considérations ne me permettent pas de remercier individuellement chacun de mes interlocuteurs.

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l’édiction de règles administratives et le soutien financier direct aux acteurs économiques de leur choix.Cette étude rejoint les travaux récents de Alice Amsden, Peter Evans et Joseph Wong6 sur l’importance croissante du soutien de l’État à la recherche-déve-loppement (R&D) et sur son élargissement à des entreprises de dimension plus modeste. Je pousse leurs analyses un peu plus loin en repérant d’autres modes d’intervention apparus récemment : sélection stratégique de secteurs industriels, édiction de normes de télécommunications construisant ou struc-turant le marché, initiatives de coordination d’acteurs économiques privés. Mais surtout, je montre qu’on ne saurait analyser de manière satisfaisante l’État développeur d’aujourd’hui sans examiner à la fois les institutions de développement « hard » et « soft » et les facteurs politico-structurels, ce que A. Amsden, P. Evans et J. Wong ont tendance à négliger tant ils se focalisent sur les outils de la politique publique. Je commencerai par un exposé rapide des différents points de vue en pré-sence sur les défis que représentent la mondialisation et la démocratisation pour l’État développeur asiatique, suivi de mes remarques sur les lacunes de ces analyses. Je proposerai ensuite un tableau des succès du secteur des TI en Corée du Sud et à Taïwan, puis examinerai, pour chacun de ces deux pays, la reconfiguration des institutions « hard » et « soft », l’apparition de nouveaux instruments de politique publique et la reconstitution de l’alliance « développementaliste » entre acteurs publics et privés du développement. En conclusion, je comparerai les deux cas en mettant notamment en évidence leurs dépendances au sentier respectives.

Mondialisation et démocratisation : deux défis à l’État développeur asiatique

On considère généralement que deux changements majeurs intervenus à la fin du XXe siècle ont sapé les fondements de l’État développeur asiatique. Le premier est la mondialisation de l’activité économique, qui s’accompagne d’une transformation qualitative de la concurrence. Pour M. Castells, une économie réellement mondiale – c’est-à-dire « dont les éléments centraux ont la capacité institutionnelle, organisationnelle et technologique de fonc-tionner comme unité en temps réel (...) à l’échelle planétaire »7 – a commencé d’apparaître dans les années 1970. Avec la mondialisation, le capital financier, le capital industriel et les travailleurs sont devenus plus mobiles, tandis que

6. A. Amsden, « Securing the Home Market », Research paper 2013-1, UNRISD, avril 2013 ; P. B. Evans, « Constructing the 21st Century Developmental State », cité ; J. Wong, « The Adaptive Developmental State in East Asia », art. cité. 7. M. Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, op. cit., p. 136.

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s’intensifiait la pression pour la réduction des coûts, la réactivité du marché et l’innovation permanente. Ces conditions sont incompatibles avec l’entreprise fordiste, verticalement intégrée et hiérarchiquement organisée, et favorisent au contraire les entreprises en réseaux qui produisent et innovent en tissant un entrelacs de relations internes et planétaires8.Or les États développeurs asiatiques avaient assuré la croissance industrielle rapide de leurs pays en mobilisant leur appareil politico-administratif, en fournissant du capital, en énonçant des directives et en coopérant étroitement avec les conglomérats « autochtones » : zaibatsu japonais, chaebol coréens et entreprises d’État taïwanaises. Si l’on suit les raisonnements de M. Castells et de Harvey, les perspectives d’insertion dans des réseaux mondiaux rendent le soutien de l’État moins attractif pour ces conglomérats. Par leur nationa-lisme et leurs méthodes bureaucratiques, les États asiatiques font obstacle à l’ouverture sur le monde et à la souplesse nécessaires à l’innovation et au travail en réseaux. Leur potentiel dirigeant a diminué et leur modèle s’est trouvé surpassé par « l’État développeur souple » irlandais ou « l’État régulateur » américain, qui, a-t-il été observé, permettent aux réseaux d’innovation pro-fessionnels de leurs pays respectifs de se connecter aux réseaux planétaires de technologie, de production et de commercialisation9.La seconde transformation a trait aux relations politiques intérieures et internationales. Pour reprendre encore une expression de M. Castells, les États développeurs asiatiques, à l’origine, reposaient sur « la prémisse d’une autonomie relative à double tranchant »10. D’un côté, leur position géogra-phique et politique leur conférait une telle valeur stratégique pour les pays développés, notamment les États-Unis, qu’ils pouvaient se permettre des pratiques mercantilistes sans crainte de rétorsion ; de l’autre, l’autoritarisme leur donnait les moyens à la fois de dicter leur conduite aux classes dominantes et d’assurer la soumission des classes dominées. Or la fin de la guerre froide a rendu les États-Unis moins tolérants à l’égard des options mercantilistes, tandis que la démocratisation, commencée un peu plus tôt, a fait entrer les régimes dans la voie de la transition et stimulé la demande populaire de responsabilité politique, si bien que l’État ne pouvait plus agir tout à fait à sa guise en faveur des conglomérats.Certains chercheurs ont néanmoins décelé des signes d’interventionnisme persistant. Ainsi, M. Woo-Cumings a soutenu, au lendemain de la crise financière asiatique, que la Corée du Sud avait été ramenée sur le chemin de l’État développeur par « l’intervention en profondeur de l’État selon une

8. Voir aussi David Harvey, The Condition of Postmodernity, Londres, Blackwell Publishers, 1989. 9. S. Ó Riain, « The Flexible Developmental State: Globalization, Information Technology, and the “Celtic Tiger” », art. cité ; Jeffrey Hart, Sangbae Kim, « Explaining the Resurgence of U.S. Competitiveness », Information Society, 18 (1), 2002, p. 1-12. 10. M. Castells, Fin de millénaire, op. cit., p. 333.

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recette éprouvée : échanges de participations et fusions ont été soit imposés par les autorités soit négociés par leur intermédiaire »11.D’autres observateurs ne vont pas aussi loin et estiment que les États asiatiques sont restés développeurs, mais en s’adaptant aux nouveaux défis. J. Wong considère ainsi que, même s’ils ne peuvent plus allouer des ressources comme bon leur semble et doivent céder du terrain aux acteurs privés dans certains rôles, ces États continuent à faciliter le développement national en misant massivement sur la R&D et en élargissant le concept de développement au domaine du bien-être social. Les modes de gouvernement plus responsables ont permis d’instituer des mécanismes de marché qui s’opposent aux pratiques rentières, et l’entrée en scène de la société civile a enrichi l’élaboration des politiques publiques par un afflux de forces neuves12.A. Amsden avance une thèse similaire. De son point de vue, l’obligation de répondre aux demandes de l’Organisation mondiale du commerce a conduit l’État développeur à abandonner le subventionnement direct des industries lourdes pour poser les bases d’une économie de plus haute technologie. Celle-ci implique un effort d’investissement dans la R&D, l’utilisation de l’investissement direct étranger pour acquérir des techniques avancées et le soutien aux petites et moyennes entreprises (PME). Cependant, malgré ces changements, les États asiatiques sont restés essentiellement nationalistes et ont continué à compter sur les entreprises du pays (privées ou publiques) pour « sécuriser le marché intérieur » en tant qu’étape nécessaire de l’expansion extérieure13. Enfin, P. Evans souligne lui aussi la remarquable capacité de l’État développeur du XXIe siècle à soutenir la R&D. Selon lui, la démocratie facilite en fait la construction d’un consensus et l’élaboration de politiques industrielles qui promettent d’être plus inclusives14. Tout en étant d’accord avec les thèses de ces trois derniers auteurs, je vais m’attacher à étudier le développement économique en tant que tel et montrer qu’il faut dépasser l’affirmation très générale de l’importance de la R&D. Les chercheurs qui travaillent sur les États développeurs d’aujourd’hui consacrent presque toute leur attention aux outils de politique publique. Ils ne se posent de questions ni sur la capacité institutionnelle de l’État, notamment de ses institutions formelles (« hard ») comme les agences chargées de lancer et d’appliquer les grands programmes ; ni sur les facteurs politico-structurels, plus précisément les relations entre les classes sociales et entre celles-ci et les

11. M. Woo-Cumings, « Miracle as Prologue », cité, p. 363 ; L. Weiss, « Guiding Globalization in East Asia », cité.12. J. Wong, « The Adaptive Developmental State in East Asia », art. cité ; J. Wong, « Re-making the Developmental State in Taiwan: The Challenges of Biotechnology », International Political Science Review, 26 (2), 2005, p. 169-191.13. A. Amsden, « Securing the Home Market », cité.14. P. B. Evans, « Constructing the 21st Century Developmental State », cité.

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acteurs étatiques ; ni sur les institutions « soft »15, c’est-à-dire les convictions culturelles partagées concernant les relations entre État et marché, que l’on peut se représenter comme une sorte de dépôt sédimentaire, accumulé dans les mémoires au fil de plusieurs décennies de retard de développement et de pilotage de l’économie par l’État. Ces facteurs structurels et institutionnels, qui déterminent quelles options sont ou ne sont pas à la disposition de l’État développeur, donnent sens et légitimité à l’action publique, définissent le cadre dans lequel il faudra résoudre les éventuels différends sociétaux et influent sur le degré d’acquiescement des partenaires du développement.

Le secteur des technologies de l’information en Corée du Sud et à Taïwan

Contrairement à ce qui s’est écrit sur la dégradation des économies asiatiques sous les coups de la mondialisation et de la démocratisation, la Corée du Sud et Taïwan ont maintenu de remarquables taux de croissance, soit respective-ment 5,2 % et 4,4 % par an en moyenne entre 2000 et 2007. Même s’ils sont loin des records stupéfiants atteints par le passé, ces taux sont comparables à ceux d’autres pays possédant un important secteur de technologies de l’information, comme l’Irlande (5,6 %) ou la Finlande (3,5 %)16. De fait, ce secteur joue un rôle important dans les économies coréenne et taïwanaise. En Corée du Sud, sa croissance rapide date des années 1990. En 2007, sa pro-duction se situait à 288 milliards de dollars17 et ses exportations à 106,5 milliards de dollars18. Bien que le rythme se soit ralenti depuis 2005, il représentait encore 27,3 % des exportations et 8,3 % du PIB pour la période 2006-2009. En outre, ses produits se sont progressivement déplacés vers le haut de l’échelle des valeurs ajoutées ; en 2010, les entreprises coréennes étaient en position de leader mondial pour les téléphones mobiles, les écrans à cristaux liquides et les mémoires dyna-miques à accès aléatoire (DRAM)19. En 2011, Samsung a même ravi à Apple la première place sur le marché du Smartphone avec 19 % de parts de marché20.La vigoureuse croissance du secteur à Taïwan date également des années 1990. Sa production a représenté 7,06 % du PIB en 2006 et, en 2007, les

15. L. Weiss, States in Global Economy, op. cit..16. World Economic Outlook, April 2012, Fonds monétaire international (http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2012/01/weodata/download.aspx) (consulté le 20 juin 2012).17. Les valeurs monétaires ont été converties en dollars américains au taux moyen de l’année correspondante.18. Korea Statistical Yearbook 2008, Séoul, National Statistical Office, 2009 ; Korea Statistical Yearbook 2010, Séoul, National Statistical Office, 2012. 19. Sangwon Ko, « Trends in the ICT Industry and ICT R&D in Korea », présentation à la conférence intitulée Asian Rise in ICT R&D de l’Institut de prospective technologique, Centre commun de recherche de la Commission européenne, février 2011 (http://is.jrc.ec.europa.eu/pages/ISG/PREDICT/documents/1SangwonKOtrendsSouthKorea.pdf ) (consulté le 20 juin 2012).20. Global Mobile Statistics 2012, MobiThinking (http://mobithinking.com/mobile-marketing-tools/latest-mobile-stats/a#phone-shipments) (consulté le 24 juin 2012).

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exportations de « produits électroniques » et de « produits d’information et de communication » ont atteint 75,1 milliards de dollars, soit 30,4 % des exportations21. Les systèmes d’affichage d’images ainsi que les semi-conducteurs se sont placés en position de tête sur les marchés mondiaux. Même si Taïwan est traditionnellement spécialisé dans les produits intermédiaires, quelques marques propres se sont fait une place au niveau mondial, notamment HTC qui occupait en 2011 la septième place sur le marché du téléphone mobile avec 2,4 % de parts de marché, et la cinquième place pour les Smartphones, avec 8,9 %22.

La reconstitution du pacte développeur en Corée du Sud et à Taïwan

Ces deux économies nationales affichent donc toujours de fort bons résultats. Or, ni en Corée du Sud ni à Taïwan, l’économie mondialisée n’a submergé l’État développeur23 dont l’autonomie et les capacités n’ont pas été non plus affaiblies par la démocratisation. Nous allons maintenant examiner la reconfi-guration de l’État développeur en analysant les changements éventuellement intervenus dans les institutions formelles, dans la volonté de développement (ou, plus généralement, dans le consensus culturel sur la relation souhaitable entre État et marché) et dans les instruments de l’action publique. Nous obser-verons aussi les partenaires du développement et la façon dont ils coopèrent dans cette nouvelle configuration pour conquérir « l’avantage du premier arrivé » (Corée du Sud) ou s’élever sur la chaîne de valeur mondiale (Taïwan).

Corée du Sud

La reconfiguration de l’État développeur

Démocratisé, l’État sud-coréen a conservé sa volonté de développement, maintenu la cohérence de son action par-delà les changements politico- institutionnels et inventé de nouveaux moyens de guider l’économie.Sa détermination à conduire la transformation économique se lit dans les projets énoncés par les présidents successifs, quelle que soit leur tendance. Ainsi, bien que Kim Young-sam (1993-1998) et Lee Myung-bak (2008-2013) aient plutôt penché vers le libéralisme économique, la politique de segyehwa

21. Economic Development ROC (Taiwan), Taipei, Council for Economic Planning and Development, 2011 ; Shin-Horng Chen, Pei-Chang Wen, Meng-Chun Liu, A Study on Trends in ICT R&D and the Globalization of R&D in Taiwan, Economic Monograph 45, Taipei, Chung-Hua Institution for Economic Research, février 2012 ; Trade Statistics, Taipei, Bureau of Foreign Trade (http://cus93.trade.gov.tw/ENGLISH/FSCE) (consulté le 28 juin 2013).22. Global Mobile Statistics 2012, cité. 23. M. Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, op. cit. ; S. Ó Riain, « States and Markets in an Era of Globalization », art. cité.

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(mondialisation) du premier a été une réforme sociale statocentrée visant à propulser la Corée dans le club de l’OCDE, tandis que l’objectif d’une « vigoureuse économie de marché » formulé par le second incluait toutefois l’intention de « lancer de nouveaux moteurs de croissance »24. De même, en dépit de l’orientation plutôt favorable à la classe ouvrière des présidents Kim Dae-jung (1998-2003) et Roh Moo-hyun (2003-2008), Kim a pris soin de préserver la compétitivité des cinq premiers chaebol en conduisant son « Big Deal », tandis que Roh s’est enorgueilli de ses efforts pour faire tourner les futurs moteurs de croissance dans le respect du principe de « sélection et concentration »25.Par ailleurs, la démocratisation, qui a indirectement contribué à la dissolution de l’agence pilote EPB (Economic Planning Board) en 1994, n’a pas mis fin à la cohérence de la politique de développement26. Outre les changements de nature compensatoire instaurés dans les institutions de l’État, qui méri-teraient une étude approfondie, il faut relever deux points particulièrement significatifs. Le premier est l’importance de la fonction présidentielle : « La présidence forte reste une réalité intacte aussi bien en démocratie sous un président civil qu’en régime autoritaire sous un président militaire. Nourris d’une culture politique où l’autorité personnelle pèse plus lourd que celle que confèrent les institutions, les chefs de l’exécutif d’aujourd’hui tendent toujours à se comporter en arbitres suprêmes »27. C’est donc le président qui tranchera entre les positions divergentes ou entre les projets ministériels concurrents. À propos de la controverse relative à l’adoption de l’accès multiple par répartition en code (CDMA) comme norme de téléphonie mobile, l’un de mes interlocuteurs du ministère de l’Information et la Communication (MIC, rebaptisé depuis, après une courte éclipse) m’a ainsi expliqué que son ministre avait la confiance du Président et que la décision de celui-ci avait mis fin à une « discussion inutile »28.Le second point est l’apparition d’un « mécanisme correcteur » reposant précisément sur la démocratie et l’alternance, et qui a contré la menace que la démocratisation était susceptible de faire peser sur la continuité et la cohérence à long terme de la politique publique. Un exemple éclairant est la suppression du MIC par le Président Lee Myung-Bak. Convaincu que le secteur

24. Myung-bak Lee, « Lee Administration’s Main Policies », 2008.25. Moo-hyun Roh, « The Roh Administration’s 3rd Anniversary », 2006 ; M. Woo-Cumings, « Miracle as Prologue », cité. 26. Byung-Kook Kim, « The Labyrinth of Solitude », dans Byung-Kook Kim, Ezra F. Vogel (eds), The Park Chung-hee Era, Cambridge (US), Harvard University Press, 2011. 27. Hyun-Chin Lim, Joon Han, « Social Realignment, Coalition Change and Political Transformation », dans Duck-Koo Chung, Barry Eichengreen (eds), The Korean Economy beyond the Crisis, Cheltenham, Edward Elgar, 2004, p. 278-279 ; Jongryn Mo, Chung-In Moon, « Business-Government Relations under Kim Dae-jung », dans Stephan Haggard, Wonhyuk Lim, Euysung Kim (eds), Economic Crisis and Corporate Restructuring in Korea, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2003. 28. Entretien, 19 janvier 2006.

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des TI avait épuisé son potentiel, Lee a préféré promouvoir la convergence numérique. Ses décrets ont été dûment appliqués, mais sans conviction et avec beaucoup d’inquiétude, car le besoin de gestion et de soutien étatiques centralisés du secteur était fortement ressenti. Au début, seuls quelques hauts fonctionnaires ont murmuré, puis les réticences ont progressivement fait consensus au sein de toute la société, consensus exprimé diversement par les chercheurs indépendants comme par ceux des instituts publics, par le président de l’Assemblée nationale et même par Park Geun-hye, pourtant candidate du même parti Saenuri à l’élection présidentielle suivante29. Arrivée au pouvoir en 2013, celle-ci n’a pas tardé à corriger l’erreur de Lee en créant un ministère de la Science, des TIC et de la Planification, afin de rétablir la direction centralisée jugée nécessaire par tous. Enfin, les réglementations administratives et les prêts à taux préférentiel, toujours utilisés de manière limitée pour aider les PME, ne sont plus les instruments principaux d’orientation des conglomérats, comme ils l’étaient aux beaux jours de l’État développeur coréen. Pour pousser les entreprises dans le sens souhaité, l’État agit maintenant plutôt en formulant des visions d’avenir, en structurant le marché, en fournissant des ressources. Les ministères concernés présentent une « feuille de route » ou une « orientation générale » identifiant les techno-logies ou industries stratégiques30. Par exemple, la « Stratégie IT839 » lancée en 2003 expliquait comment, selon le MIC, différents sous-secteurs des TI pourraient grandir, franchir ou sauter des étapes technologiques et arriver en premier sur certains marchés ; y figurait également l’engagement clair de l’État sur les ressources qu’il était disposé à fournir31. Le ministère encourageait et « coordonnait » ainsi le dynamisme des entreprises en construisant un climat de confiance : les entreprises avaient l’assurance que leurs initiatives entreraient dans un ensemble de décisions d’investissement dotées d’un potentiel de ren-forcement mutuel. En outre, l’élite politico-administrative coréenne s’efforce de favoriser la compétitivité des entreprises en s’appuyant sur des programmes intérieurs (comme le soutien aux PME), voire sur des politiques qu’elles n’ont pas choisies (comme les réformes demandées par le FMI) ; de modeler ou de construire certains marchés en fixant des normes de télécommunications ; de réduire les risques encourus par les entreprises et de consolider leur assise en mobilisant à leur bénéfice les fonds de R&D, en leur assurant des marchés publics et en mettant à leur disposition des infrastructures.

29. Tae-hoon Lee, « Speaker Urges Creation of IT Control Tower », The Korea Times, 19 avril 2010 ; entretien, 11 mai 2012. 30. Voir par exemple 577 Initiative: Science and Technology Basic Plan of the Lee Myung Bak Administration (2008-2012), Séoul, ministère de l’Éducation, de la Science et de la Technologie (http://english.mest.go.kr/web/1714/en/board/enview.do?bbsId=263&pageSize=10&currentPage=1&boardSeq=1321&mode=view) (consulté le 19 avril 2010).31. IT839 Strategy, Séoul, MIC, 2003.

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La réforme des chaebol

Partenaires du développement, les chaebol sont devenus de formidables acteurs sur la scène mondiale, même si plus de la moitié des trente premiers ont fait faillite en 1997-1998. Les survivants ayant été revigorés par les réformes de l’après-crise, la somme des actifs des trente premiers a presque triplé en dix ans, pour atteindre 1 007 milliards de dollars en 2010, et leur ratio d’endet-tement n’était plus que de 119,9 % en avril 200932. S’ils restent verticalement intégrés et « très coréens » par leur mode de gestion33, ces conglomérats entretiennent désormais avec leurs sous-traitants et les entreprises de leur groupe des relations moins écrasantes, ce qui leur a permis de mondialiser leur production et leur recherche34. Par exemple, Samsung Electronics a créé des réseaux de production et des centres de design et de R&D dans le monde entier, et a noué des alliances stratégiques avec d’autres compagnies mondiales comme Sony35. On ne s’étonnera donc pas que des acteurs éco-nomiques privés aussi compétents « ne désirent qu’une chose, c’est qu’on les laisse tranquilles »36. Néanmoins, malgré leur croissance et la multiplication de leurs liens avec le reste du monde, les chaebol ne rejettent pas catégoriquement la direction de l’État développeur. L’intense concurrence mondiale, les coûts très lourds de l’investissement et la complexité technologique et politique du secteur des TI les amènent à suivre de très près l’action de l’État et à entretenir des relations étroites avec les élites publiques, toujours dans l’idée de tirer le meilleur parti des possibilités du marché37. Sur le plan financier, les fonds publics affectés à la R&D représentent pour eux un précieux appoint, même s’ils ne totalisaient en 2009 que 8,5 milliards de dollars contre 21 milliards de dollars venus du privé (Samsung Electronics y contribuant à lui seul pour 6 milliards)38. Tout aussi important, l’État s’est révélé être un excellent

32. Sea-jin Chang, Financial Crisis and Transformation of Korean Business Groups, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2003 ; Tomikazu Hiraga, « Developments in Corporate Governance in Asia », NLI Research, 2010 (http://www.nli-research.co.jp/english/socioeconomics/2010/li100125.pdf ) (consulté le 16 août 2012) ; Tong-hyung Kim, « Small Firms Bear Brunt of Economic Uncertainty », The Korea Times, 17 février 2012 (http://www.koreatimes.co.kr/www/news/include/print.asp?newsIdx=105127) (consulté le 16 août 2012) ; Chris Rowley, Johngseok Bae, « Big Business in South Korea: The Reconfiguration Process », dans Chris Rowley, Malcolm Warner (eds), Globalization and Competitiveness, Londres, Routledge, 2005. 33. Entretien, 19 janvier 2006 ; Robert C. Feenstra, Gary. G. Hamilton, Emergent Economies, Divergent Paths, New York, Cambridge University Press, 2006 ; Eun-Mee Kim, Big Business, Strong State, Albany, SUNY Press, 1997. 34. Seung-ho Kwon, Dong-kee Rhee, Chung-sok Suh, « Globalization Strategies of South Korean Electronics Companies after the 1997 Asian Financial Crisis », dans C. Rowley, M. Warner (eds), Globalization and Competitiveness, op. cit.. 35. Samsung Electronics, Samsung Profile 2011 (http://www.samsung.com/us/aboutsamsung/corporateprofile/download/Samsung_Profile_2011-EN-final-revise.pdf ) (consulté le 2 août 2012) ; Anthony Michell, Samsung Electronics, Singapour, Wiley, 2010, p. 174-176. 36. Entretien avec un membre de la Fédération des industries coréennes, 23 juillet 2010. 37. Entretien, 1er août 2005 ; entretien, 29 juillet 2005. 38. Samsung Electronics, Samsung Profile 2011, op. cit..

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sélectionneur de technologies à suivre. Outre le cas bien connu du CDMA, citons la Wibro (Wireless Broadband), développée en 2004 dans le cadre de la stratégie IT839, qui devrait capter 10 % à 20 % du marché de la 4G en 201539. Les chaebol ont donc des raisons à la fois financières et technologiques de respecter le pilotage de l’État dans certaines circonstances. En 2009 encore, on apprenait ainsi que Samsung Electronics et Hynix Semiconductor travaillaient en coopération avec l’État – celui-ci contribuant pour moitié au budget du projet (soit 9,4 millions de dollars jusqu’en 2014) – à la production de la première mémoire à transfert de spin (STT-MRAM), avec pour objectif que la Corée « contrôle en 2015 environ 45 % du marché mondial de la puce DRAM de 30 nanomètres »40. Le rôle de l’État comme producteur de règles au niveau national et mon-dial et le caractère déterminant des normes de télécommunications dans la construction et la structuration du marché des TI confèrent encore plus de poids aux acteurs publics. Si Samsung a été en mesure d’annoncer en mai 2008 qu’elle pouvait compter sur sa solution globale WiMAX mobile pour « consolider sa position de leader dans le domaine »41, c’est en partie parce que le WiMAX mobile avait été adopté en 2007 comme norme mondiale 3G par l’Union internationale des télécommunications, laquelle, on le sait, ne prend en considération que des propositions soumises par des États.Les remarquables compétences de l’État coréen en matière de veille techno-logique, ses prérogatives réglementaires et, dans une moindre mesure, ses ressources financières lui permettent d’influer sur les fortunes commerciales – intérieures et internationales – des chaebol : c’est là-dessus que se fondent ses capacités dirigeantes. De leur côté, les conglomérats ont un intérêt vital à suivre de près l’action de l’État et à rester en contact avec ses représentants. Pour ce faire, ils s’appuient sur des associations comme la Fédération des industries coréennes, qui a des rencontres d’information régulières avec les ministères, ou mettent en place des dispositifs maison qui leur garantissent une information instantanée.

La naissance du citoyen économique

La démocratisation et la réduction des coûts liés à la protestation sociale ont également permis aux ouvriers et à d’autres segments de la société civile, simples exécutants dans le schéma de développement industriel de la période

39. Tae-gyu Kim, « Korea to boost its own 4G technology », The Korea Times, 10 avril 2012 (http://www.koreatimes.co.kr/www/news/biz/2012/04/123_108700.html) (consulté le 26 juin 2012).40. « Government Teams up with Samsung, Hynix to Develop Next-Generation Memory Chips », Yonhap News Agency, 26 novembre 2009 (http://english.yonhapnews.co.kr/business/2009/11/25/27/0501000000AEN20091125007900320F.HTML) (consulté le 9 février 2014). 41. A. Michell, Samsung Electronics, op. cit., p. 163.

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précédente, de prétendre à des droits économiques et de devenir ce que l’on pourrait appeler des citoyens économiques à l’état naissant. La participation active de ces citoyens a notamment incité l’État à prendre des dispositions en faveur des PME. Un exemple intéressant : confronté à une baisse de popularité, le gouvernement Lee Myung-bak a demandé aux chaebol de mieux partager leurs profits avec leurs sous-traitants : après un refus hautain, Samsung s’est résolu à faire preuve de bonne volonté en créant pour eux un fonds de R&D42. De manière générale, depuis la démocratisation, l’État aide davantage les PME sur le plan financier et technique.Même si ce sont les grandes entreprises qui assurent encore, et de loin, la plus grande part des dépenses de R&D, la contribution des PME a augmenté, passant de 3,3 milliards de dollars en 2005 à 7,2 milliards en 201043. Tout aussi important, la part des PME dans les exportations et dans la valeur ajoutée du secteur des TI est passée respectivement de 18,6 % et 14,9 % en 1996 à 21,3 % et 17,0 % en 2009, avec un maximum en 200244. Les deux plus grandes sociétés de portail Internet et plusieurs firmes de web créatif de bonne taille ont aussi commencé comme start-up. Même si ces changements n’ont pas porté atteinte à la supériorité écrasante des chaebol, la contribution des PME a accru le dynamisme du secteur coréen des technologies de l’information.

Taïwan

Reconfiguration de l’État développeur

Taïwan a, elle aussi, connu une démocratisation, donc un changement de régime et une certaine réorganisation institutionnelle, mais, comme en Corée, la volonté de développement des élites politico-administratives, la cohérence de l’action publique et la capacité institutionnelle n’en ont guère (ou pas) souffert, de sorte que l’État continue à jouer un rôle de guide et de coordinateur des activités économiques. Ainsi, les présidents Lee Teng-hui (1988-2000), Chen Shui-bian (2000-2008) et Ma Ying-jeou (depuis 2008), bien qu’étant de tendances politiques très dif-férentes, sont restés tous les trois attachés à l’idée de faciliter la transformation économique, avec des priorités plutôt marquées par la continuité. De façon

42. « Economic Democratization », The Korea Times, 18 janvier 2012 (http://www.koreatimes.co.kr/www/news/opinon/2012/06/202_103124.html) (consulté le 9 février 2014) ; « South Korea’s Next President Will Probably Be Obliged to Enact some Form of Chaebol Reform », Chartis Insurance, 10 juillet 2012 (http://www.chartisinsurance.com/South-Korea-Corporate-Reform_2590_434873.html) (consulté le 9 février 2014).43. Young Hee Kim, « Trends and Investment Supports of Small-and-Medium Enterprises R&D for Their Sustainability », Séoul, Korea Institute of Science and Technology Evaluation and Planning, Issue paper 2012/3, p. 8. 44. Korea Statistical Yearbook 1998 (Séoul, National Statistical Office, 1999) ; 2003 (NSO, 2004) ; 2008 (NSO, 2009) et 2010 (NSO, 2011).

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significative, Chen Shui-bian n’a pas seulement réclamé davantage de justice économique pour les ouvriers et les PME, il a aussi proposé de stimuler la croissance et de réduire le chômage en faisant de Taïwan une Green Silicon Island, autrement dit un lieu d’épanouissement des TI et de l’agriculture non polluante45. Quant à Ma Ying-jeou, son premier souci a été de faire repartir l’économie de Taïwan après le tsunami financier de 2008. Outre le secteur des TI, considéré comme la condition de base de tout le reste, il a proposé dès son premier mandat de soutenir « six branches émergentes », « quatre domaines de produits intelligents » et « dix activités de services de première importance », et les a réunis, au début de son second mandat, sous le titre global de « Décennie d’or »46. Chen et Ma ont donc non seulement partagé la même détermination à appuyer le développement industriel, mais aussi choisi et de renforcer le secteur des TI et de soutenir des activités faisant appel à ces technologies ou leur étant liées. La continuité des politiques industrielles pendant la transition démocratique s’explique en partie par l’absence à Taïwan de controverse aiguë entre les conceptions économiques néolibérales et social-démocrates. L’idéologie socialiste des « trois principes du peuple » du Kuomintang et le souvenir catastrophique de l’inflation galopante des années 1940 et du début des années 1950 expliquent pourquoi les Taïwanais et leurs dirigeants se méfient d’une libéralisation économique radicale47.Cette fidélité des présidents au rôle développeur de l’État est partagée par les ministères et leur personnel. Ainsi, en 2009, le Conseil scientifique national (NSC) a fait figurer parmi ses six objectifs stratégiques le « renforcement de l’innovation technologique pour améliorer l’environnement industriel » et le « recours à la puissance de la technologie pour faciliter le développement durable »48. L’autorité de l’État en matière de pilotage économique est d’ailleurs sanctionnée par l’opinion publique : en 2012, le fait que les dirigeants des principales entreprises technolo-giques aient déclaré leur soutien au candidat Ma Ying-jeou quelques jours avant la date du scrutin a effectivement stimulé sa popularité49. Et lorsque Ma a confié l’ensemble des questions de technologie à Simon Chang (ancien cadre dirigeant de Google pour l’Asie) avec le titre de ministre sans portefeuille, les médias ont salué son initiative en la rapprochant de celles de l’ancien Premier ministre Sun Yun-suan (1978-1984), qui avait présidé à l’élévation du niveau technologique du pays50.

45. Green Silicon Island Economic Development Blueprint (lushijidao jing jifazhang lantu), Council for Economic Planning and Development, 2002.46. Golden Decade National Vision, Executive Yuan (gouvernement), juillet 2012 (http://www.ndc.gov.tw/encontent/m1.aspx?sNo=0017230). 47. D’autres indices sont fournis par sa prudence financière et par le fait que Taïwan ait tenu bon dans la crise de 1997-1998. 48. Conduire un développement national scientifique et technique complet, National Science Council (Taïwan), 2009 (en chinois) (web1.nsc.gov.tw/public/Data/113111584271.pdf) (consulté le 8 mai 2012).49. Information communiquée par le professeur K. H. Hsieh de l’Academia Sinica le 15 février 2012. 50. Chun-yi Lu, « Simon Chang », United Evening News, 31 janvier 2012 (http://udn.com/NEWS/NATIONAL/NAT4/6869727.shtml) (consulté le 3 septembre 2012).

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À la différence de la Corée du Sud, Taïwan n’a pas accompagné sa transition démocratique d’une réorganisation formelle des institutions de l’État déve-loppeur, mais il faut signaler deux changements importants. Premièrement, si les missions prioritaires du Conseil de la planification économique et du développement (CEPD), qui a longtemps joué un rôle stratégique dans le domaine concerné, portent désormais sur le développement urbain et social51, la planification et le soutien de l’État à l’économie perdurent, notamment grâce au transfert progressif du personnel (et donc de l’expérience) du CEPD vers le ministère de l’Économie. Et ce sont désormais deux services de ce ministère, le Bureau du développement industriel (IDB) et le Département de la technologie industrielle (DoIT), ainsi qu’un autre organisme gouver-nemental, le National Science Council (NSC), qui assument la responsabilité de ces tâches52. Deuxièmement, malgré le peu de goût des Taïwanais pour les idées néolibérales, la plupart des entreprises d’État ont été privatisées dans les années 1990 : on estimait en effet que la très grande proximité de ces entreprises nationales avec le régime du Kuomintang offrait un avantage politique et économique injustifié au parti et à ses cadres. La privatisation visait donc à égaliser les conditions de la compétition avec d’autres partis. Enfin, la capacité du Premier ministre en exercice à mobiliser ses réseaux et ses influences a été un facteur déterminant pour la précision et le dynamisme des politiques de développement53. L’absence de dirigeants de grande enver-gure durant ces dernières années, la dispersion des pouvoirs de décision entre plusieurs directions du ministère de l’Économie et la privatisation des entre-prises publiques (autrefois outils essentiels de la politique économique) n’ont pas tant eu pour effet de mettre du désordre dans l’action gouvernementale que de renforcer la tendance déjà ancienne de l’État taïwanais à soutenir une grande diversité de branches industrielles, contrairement à l’État sud-coréen qui a toujours préféré en cibler un tout petit nombre. Comme en Corée du Sud, le ministère de l’Économie et d’autres organes de l’État publient régulièrement de grandes orientations et des projets d’action plus concrets. Cela est certes utile, mais les principaux outils de la politique publique à Taïwan sont le financement et la coordination de la recherche. Si, en valeur absolue, le budget de R&D de Taïwan paraît modeste, comparé à ceux des États-Unis, du Japon ou de la Corée du Sud, il est l’un des plus élevés du monde en pourcentage du PIB : 2,9 %, soit 11 150 millions de dollars– dont 29,5 % de financement public – en 200954. Les fonds sont distribués par le NSC,

51. T. B. Gold, State and Society in the Taiwan Miracle, op. cit. ; R. Wade, Governing the Market, op. cit.. 52. Entretien, 10 août 2011. 53. Yongping Wu, « Rethinking the Taiwanese Developmental State », The China Quarterly, 177, 2004, p. 91-114 ; entretien, 10 août 2011. 54. National Science and Technology Survey, National Science Council, 2012 (https://nscnt12.nsc.gov.tw/WAS2/English/AsTechnologyEStatistics.aspx?ID=3) (consulté le 28 juin 2013).

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l’IDB et le DoIT, mais une spécificité plus remarquable est que des fonction-naires de l’IDB et du DoIT, ainsi que des chercheurs de l’ITRI (Institut de recherche sur les technologies industrielles, à financement public), ont pour mission de conseiller les entreprises et de faciliter leur mise en réseaux, et cela de leur propre initiative. Le but de ces interventions est souvent de combler les lacunes de la chaîne de valeur en organisant entre plusieurs entreprises de haute technologie des collaborations de recherche destinées à profiter à tout le groupe55. L’aptitude des acteurs publics à travailler dans une grande proxi-mité avec les producteurs privés s’est forgée au cours de ces longues années où l’État a fourni aux entreprises industrielles des services de mise à niveau. En revanche, la stratégie de comblement des lacunes de la chaîne de valeur et la possibilité d’inciter des groupes d’entreprises potentiellement concurrentes à prendre des risques partagés est un phénomène plus récent.

Des entreprises en réseaux

Depuis leur naissance dans les années 1980, les sociétés taïwanaises de TI ont grandi, ont élargi au monde entier leurs activités de production et de recherche, et certaines ont même modifié leur modèle d’entreprise. Cependant, elles apprécient toujours autant d’être guidées par l’État. Comme dans d’autres secteurs, la plupart d’entre elles ont commencé en tant que PME. Selon un de mes interlocuteurs, elles ont procédé au début par « ingénierie inverse » et l’État n’a fourni ressources et conseils que plus tard56. La création du Parc scientifique et industriel de Hsinchu, l’accord de transfert de technologie avec la compagnie américaine RCA, la création de l’ITRI et le transfert de technologie à ses « diplômés »57 ont facilité l’épanouissement de l’ensemble de la branche.Beaucoup de ces sociétés ont crû au fil du temps, mais même les plus grosses sont de dimension plus modeste que les sud-coréennes. En 2011, les capitaux propres de TSMC, fabricant de semi-conducteurs grâce auquel Taïwan avait capté 68,4 % du marché mondial de ces produits en 2007, représentaient à peine le quart de ceux de Samsung Electronics58 ; ceux de HTC, très com-pétitive sur le marché mondial du Smartphone, moins du trentième (tableau).

55. Entretien, 10 juin 2011. 56. Entretien, 2 juin 2011. 57. Les « diplômés » sont les ingénieurs et dirigeants qui ont suivi l’ensemble des programmes d’« incubation » et autres proposés par l’ITRI et d’autres institutions. AnnaLee Saxenian, Jinn-Yuh Hsu, « The Silicon Valley-Hsinchu Connection: Technical Communities and Industrial Upgrading », Industrial and Corporate Change, 10 (4), 2001, p. 893-920.58. Shin-Horng Chen, Pei-Chang Wen, Meng-Chun Liu, A Study on Trends in ICT R&D and the Globalization of R&D in Taiwan, op. cit..

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Quelques firmes de technologies de l’information

en Corée du Sud et à Taïwan en 2011

Capitaux propres (USD)

Nombre de salariés

Corée du SudSamsung

Electronics1 88 307 746,000 221 726

LG Electronics 11 400 544,0002 91 457

TaïwanFoxconn 3 758 694 000 98 8683

TSMC 20 867 787 000 35 000HTC 3 349 734 000 16 746 (2012)

Notes:1 Il s’agit uniquement des chiffres de Samsung Electronics. Le groupe Samsung est beaucoup plus vaste, avec au total 224,7 milliards de dollars de capitaux propres en 2011.2 Données en wons converties en dollars au taux de 1 USD=1153,29 KRW. 3 Le nombre total d’employés de Foxconn doit être proche de 1 million si sont inclus les travailleurs et étudiants employés sur le territoire chinois.Sources : rapports annuels 2011 des différentes entités publiés sur leurs sites internet respectifs : Foxconn International Holdings Limited ; HTC ; LG Electronics ; Samsung Electronics ; TSMC

Quelques firmes comme Asus, BenQ et HTC commercialisent des produits sous leur propre marque, mais la plupart continuent à ne produire que des composants ou proposent des services de fabrication comportant divers niveaux d’intrants scientifiques ; dans ce cas, elles doivent en partie leur compétitivité à leur capacité collective à fluidifier la réalisation de l’ensemble de la chaîne de valeur.Les sociétés taïwanaises (y compris dans les TI) sont nombreuses à investir en Chine continentale. Selon les statistiques de la République populaire, le montant total de leurs investissements a atteint 51 093 millions de dollars entre 1992 et 2010, ce qui place Taïwan en quatrième position derrière Hong Kong, le Japon et les États-Unis59. Ces sociétés ont été attirées d’abord par le faible coût de la main-d’œuvre et du foncier, puis, plus tard, par la qualité des ingénieurs du continent, notamment en termes de recherche.Les entrepreneurs taïwanais attachent toujours un grand prix au pilotage et au soutien de l’État, d’abord, selon mes interlocuteurs du secteur public, parce que le développement de nouveaux produits est devenu si coûteux que les firmes, grandes et petites, trouvent intérêt à être guidées et mises en réseaux60 ; ensuite, parce que le risque politique de l’investissement en Chine impose une bonne coordination avec les représentants de l’État.

59. China Statistical Yearbook, Pékin, China Statistical Bureau, 1994-2012. 60. Entretien, 10 juin 2011.

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Les résultats présentés ici montrent que, contrairement à ce que postulaient M. Castells et S. Ó Riain, les forces à l’œuvre dans la mondialisation n’ont ni brisé le dynamisme économique de la Corée du Sud et de Taïwan ni fait voler en éclats leurs États développeurs. Cependant, et cette fois à la différence des thèses de M. Woo-Cumings, ces derniers n’agissent plus seulement à coups de règlements bureaucratiques comme ils l’ont fait si longtemps. En Corée du Sud, le défi de la mondialisation et de la démocratisation a été relevé par la reconstitution d’une alliance développementaliste entre l’État développeur reconfiguré, les chaebol réformés et les nouveaux citoyens éco-nomiques. Taïwan, elle, a reconstitué son alliance entre l’État (qu’on peut aussi qualifier de « développeur reconfiguré ») et les entreprises désormais connectées en réseaux. Chacun des deux États a conservé une certaine conti-nuité avec ses préférences d’autrefois, la Corée du Sud privilégiant un petit nombre de secteurs industriels, Taïwan répartissant son action sur une plus grande diversité de branches. Dans les deux cas, on est passé d’un soutien financier à des soutiens institutionnels. En Corée du Sud, plans stratégiques et normes de télécommunications permettent à l’État d’aider les chaebol à franchir ou à sauter des étapes technologiques, voire à arriver les premiers sur certains marchés, tandis qu’un soutien à la R&D est dispensé aux PME pour redynamiser le secteur. À Taïwan, l’aspect le plus caractéristique du soutien de l’État est la coordination (lancée et animée par des fonctionnaires et des chercheurs de laboratoires publics) des efforts de R&D de plusieurs entreprises potentiellement rivales, avec pour effet de les faire monter dans la chaîne de valeur mondiale.Mes observations me permettent également de porter un nouveau regard sur deux débats théoriques actuels concernant l’État développeur asiatique. Sur le thème de la mondialisation, elles confortent la thèse de la multiplicité des articulations entre institutions et processus planétaires et locaux. Sur le thème du socle politico-institutionnel de l’État développeur, elles montrent à quel point, dans les deux pays étudiés, les élites étatiques demeurent attachées à l’œuvre de développement économique national et investissent des ressources décisives dans la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques. En cela, mon étude va dans le sens du courant théorique qui insiste particu-lièrement sur les capacités administratives de l’État développeur. Enfin, pour comprendre pleinement la persistance de ce dernier – y compris la fidélité des élites publiques à ses missions, leurs programmes et actions, l’acceptation par les entreprises de son rôle dirigeant en économie –, il faut s’intéresser davantage aux forces politico-structurelles et aux représentations culturelles. De même que l’existant politico-structurel donne aux élites publiques les moyens d’assumer leur fonction de pilotage et détermine en partie leurs décisions, de même les convictions culturelles, en tant qu’ethos,

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Moisés
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fournissent du sens et constituent la base nécessaire à la coordination de l’action publique et à la résolution des conflits d’intérêts.En dessinant les grandes lignes des nouveaux pactes de développement de Taïwan et de la Corée du Sud, j’ai montré comment il était possible à l’État développeur de continuer à agir dans le contexte du capitalisme mondialisé et souligné l’importance centrale des forces politico-structurelles et des convic-tions culturelles pour une théorisation de l’État développeur reconfiguré. ■

Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou

Yin-wah Chu enseigne la sociologie à l’Université baptiste de Hong Kong (HKBU). Elle a notamment publié « Eclipse or Reconfigured? », Economy and Society (38 (2), mai 2009, p. 278-303) et dirigé la publication de Chinese Capitalisms (Palgrave Macmillan, 2010). Elle publiera The Global Rise of China, avec Alvin Y. So, en 2014 chez [email protected]

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L’État développeur : défense du concept

par Elizabeth Thurbon

depuis la crise financière qui a balayé l’Asie dans les années 1990, de nombreux chercheurs prédisent le « déclin » ou la « mort » de l’État développeur dans la région et mettent en doute l’utilité de ce concept dans le monde d’aujourd’hui. Durant toute cette période, la Corée du Sud s’est imposée comme leur cas de prédilection. Je commencerai donc par expliquer pourquoi j’ai choisi, moi aussi, ce pays comme base empirique principale de ma réflexion. Je présenterai ensuite les principales propositions des « déclinistes », en allant des plus « radicaux » aux plus « modérés » – il convient donc de manier cette catégorie avec prudence étant donné l’hétérogénéité des thèses avancées – et en m’efforçant de mettre en évidence leurs limites méthodologiques, conceptuelles et empiriques pour ce qui concerne ce pays. Je conclurai par une discussion de l’utilité contemporaine de la notion d’État développeur, cette défense concep-tuelle m’amenant à démontrer qu’elle a conservé sa pertinence analytique non seulement pour la Corée, mais aussi en général.

Pourquoi la Corée ?

Si elle constitue l’exemple préféré des déclinistes depuis quelques années, la Corée n’est pas le seul État développeur à avoir fait l’objet de leurs analyses. Ainsi, dès le milieu des années 1980, certains chercheurs ont commencé à prédire la fin de l’État développeur japonais. Il y a des similitudes frappantes entre les thèses avancées par ces deux groupes de chercheurs pourtant fort différents. Un débat très complexe se déroule actuellement sur la direction prise par la transformation de l’État japonais, débat qui a d’importantes incidences sur la thèse du déclin de l’État développeur en Corée et sur l’utilité

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du concept en général. Étant donné les parallèles qui existent entre ces deux littératures, le fait qu’elles soient si rarement rapprochées apparaît comme une curiosité scientifique ; j’essayerai de préciser leurs synergies. Au demeurant, la littérature sur le Japon n’est pas nécessairement le meilleur point de départ (ou d’arrivée) pour déterminer si la notion d’État développeur sert encore à quelque chose, et ce pour plusieurs raisons. S’ils sont d’une haute tenue, les travaux qui portent sur la fin du modèle de développement japonais font le plus souvent appel (ou au contraire s’attaquent) à la pensée des variétés de capitalisme et non à celle de l’État développeur. Autrement dit, ils s’interrogent surtout sur la persistance ou non du « modèle japonais » en ce qu’il a d’unique, par opposition au modèle généralisable qui m’intéresse ici. La différence est subtile mais significative. Prenons par exemple la remarquable étude de Steven Vogel sur la voie dans laquelle le Japon s’est récemment engagé par ses réformes : elle est centrée sur la persistance des conceptions et des institutions spécifiques à l’économie japonaise (telles que l’emploi à vie, le réseau serré des relations entre sociétés, le système bancaire) et non sur les traits communs aux États développeurs1. Dès lors, si elle offre assurément des vues théoriques importantes sur la dynamique de la transformation de l’État, cette littérature ne suffit pas à fonder une critique de la thèse plus générale de la mort de l’État développeur. C’est là que la Corée montre clairement tous ses avantages. Étant très largement reconnue comme une imitatrice de la version japonaise de l’État développeur2, elle permet une discussion mieux ciblée de ce qui constitue celui-ci et de la pertinence analytique du concept. De fait, la question « Qu’est-ce qu’un État développeur ? » est au cœur de la littérature décliniste (centrée sur la Corée) qui a si bien réussi à s’imposer depuis la crise de 1997-1998. L’abondance même des écrits sur la disparition de l’État développeur en Corée suffirait à justifier mon choix, et j’espère que les pages qui suivent apporteront un correctif à cette position si répandue.

Les « déclinistes radicaux »

Ce qui unit les déclinistes radicaux, c’est l’idée qu’en Corée l’État déve-loppeur a vécu3. Les mesures de libéralisation adoptées depuis les années 1990 ont désagrégé ce qui avait été l’outil maître de l’État dans sa politique

1. Steven K. Vogel, Japan Remodeled: How Government and Industry Are Reforming Japanese Capitalism, Ithaca, Cornell University Press, 2006.2. Telle que l’a exposée Chalmers Johnson dans MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982. 3. Par exemple Eul-Soo Pang, « The Financial Crisis of 1997-1998 and the End of the Asian Developmental State », Contemporary South East Asia, 22 (3), 2000, p. 570-593 ; Iain Pirie, « The New Korean State », New Political Economy, 10 (1), 2005, p. 25-42, et The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism, Londres, Routledge, 2008 ; Kanishka Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to the Regulatory State », New Political Economy, 10 (3), 2005, p. 381-387.

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de développement : le contrôle sur la finance. Les grandes réformes telles que l’établissement d’une Banque centrale indépendante, l’arrivée massive des institutions financières étrangères et l’instauration de normes prudentielles pour le crédit bancaire ont dépossédé l’État des moyens de sa stratégie des champions nationaux – fondée sur l’endettement et de puissants effets de levier – qui était si caractéristique de l’industrialisation coréenne. L’État n’a plus le pouvoir d’influencer les décisions d’investissement des chaebols, ces énormes conglomérats privés qui étaient traditionnellement la cible de son activisme développeur. Ajoutez à cela, nous disent les radicaux, les règles sévères du commerce international qui interdisent les autres formes de soutien aux produits coréens, et vous avez un État réduit à l’impuissance en termes de projet de développement. Les décideurs publics doivent se contenter d’un rôle régulateur (par opposition à développeur), c’est-à-dire qu’ils établissent des règles de libre concurrence et en surveillent la bonne application, au lieu de s’efforcer de piloter l’économie par des interventions de caractère stratégique. Pour Kanishka Jayasuriya, la Corée n’est donc plus à classer dans la catégorie des États « développeurs » mais dans celle des États « régulateurs » ; et Iain Pirie écrit : « Il faut désormais considérer la Corée, sans ambiguïté, comme un État néolibéral »4.Les changements de nature « régulatrice » instaurés par la Corée depuis 1997 sont sans conteste d’une grande portée. Pourtant, je tiens que, lorsqu’ils proclament le déclin de l’État développeur et la transformation « néolibérale » de la Corée (et d’autres pays), les radicaux commettent une faute méthodo-logique et une faute conceptuelle. Sur le plan méthodologique, ils confondent le modèle et un certain cas empirique5. Plus précisément, ils tendent à ériger en modèle (unique) de l’État développeur est-asiatique l’État coréen des années 1970 – fortement centralisé, coercitif, lourdement déterminé par son contexte spécifique – et sa politique industrielle de l’époque. Dès lors, tout écart par rapport à cet agencement étroitement défini (c’est-à-dire particulier à ce temps et à ce lieu) de dispositions financières et d’instruments de politique publique devient sous leur plume un « démantèlement » de l’État développeur. Par exemple, I. Pirie interprète l’ensemble des choix économiques opérés par l’État coréen autoritaire des années 1970 comme définissant non seulement l’État développeur coréen, mais aussi tous les États développeurs de l’Asie orientale. Et cette définition elle-même est ramenée à la priorité attachée

4. K. Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to the Regulatory State », art. cité, p. 10.5. Cette erreur est d’ailleurs le fléau du capitalisme comparé en général. Selon Colin Crouch, l’amalgame entre modèles théoriques et cas empiriques est un mal endémique dans ce champ d’études, en particulier dans les travaux sur le « modèle libéral », qui tirent l’essentiel de leur substance d’un seul cas : les États-Unis. Au demeurant, C. Crouch ne s’étend guère sur les recherches concernant le modèle développeur, dans lesquelles cette erreur méthodologique est tout aussi omniprésente à mon avis. Colin Crouch, « Models of Capitalism », New Political Economy, 10 (4), 2005, p. 439-456.

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au soutien de grands champions nationaux au moyen d’un secteur financier essentiellement bancaire et fortement concentré, contrôlé d’en haut6. La conversion du gouvernement à la libéralisation financière – autrement dit sa renonciation à intervenir autoritairement sur le marché de la finance en faveur des conglomérats – se voit donc en toute logique qualifiée de « mort » de l’État développeur coréen. Or cette façon de procéder – réduire le modèle coréen à un ensemble extrêmement spécifique d’instruments de politique publique, puis en tirer par généralisation une définition de l’État développeur – fait problème car l’idée selon laquelle le développementalisme est assimilable à telle politique particulière (ici promouvoir de grands champions nationaux par le contrôle autoritaire du crédit) a le défaut d’ignorer la réalité régionale. En effet, si certains États développeurs d’Asie orientale ont effectivement suivi cette voie pour certains secteurs et à certains moments de leur histoire, d’autres n’en ont rien fait : Taïwan, très largement citée par les chercheurs les plus sérieux comme exemple d’État développeur, n’a jamais placé ce type d’action au centre de sa stratégie d’industrialisation. Sa préférence pour le soutien aux petites et moyennes entreprises par une série de dispositifs très divers est aujourd’hui reconnue comme la marque de fabrique d’un développementalisme qui lui est propre. Dès que l’on se place dans une optique historique et comparative, la définition de celui-ci par la présence d’un certain ensemble de mesures spécifiques n’a plus aucun sens. En le ramenant à cela, les déclinistes radi-caux figent l’État développeur dans le temps et dans l’espace et s’interdisent de comprendre toute la variété des moyens par lesquels les États peuvent chercher à réaliser leurs ambitions de développement, non seulement dans différents pays mais aussi à différents moments de l’histoire d’un même pays.En fait, des publications de plus en plus nombreuses nous disent que c’est l’évolution de la politique de développement – et non son abandon – qui est la norme en Corée et dans d’autres États développeurs7. Certes, leurs auteurs admettent volontiers que les conditions intérieures et internationales de l’action publique ont beaucoup changé depuis les années 1990 et posent aux dirigeants des États développeurs une foule de problèmes inédits, mais ils montrent aussi, à partir de l’observation de très nombreux exemples nationaux et sectoriels, que ces États ne cessent d’imaginer de nouvelles politiques de développement

6. I. Pirie, The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism, op. cit., p. 21.7. Par exemple Linda Weiss, « Guiding Globalization in East Asia: New Roles for Old Developmental States », dans L. Weiss (ed.), States in the Global Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 245-270 ; Alice H. Amsden, Wan-wen Chu, Beyond Late Development: Taiwan’s Upgrading Policies, Cambridge (USA), The MIT Press, 2003 ; Saadia M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology Catch-Up to the Space Race in Japan, Stanford, Stanford University Press, 2003 ; Sung-Young Kim, « Transitioning from Fast-Follower to Innovator: The Institutional Foundations of the Korean Telecommunications Sector », Review of International Political Economy, 19 (1), 2012, p. 140-168 ; Sung-Young Kim, « The Politics of Technological Upgrading in South Korea: How Government and Business Challenged the Might of Qualcomm », New Political Economy, 17 (3), 2012, p. 293-312.

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pour s’adapter à cette évolution et relever les défis contemporains. Et s’ils ne sont pas toujours couronnés de succès, ces efforts présentent l’intérêt de mettre en lumière les questions de fond que soulève la conceptualisation du développementalisme comme catalogue figé de politiques publiques.Les réponses des déclinistes radicaux à ce type d’argument sont de plu-sieurs sortes... quand ils répondent car certains ignorent tout simplement l’action des États d’Asie orientale en politique industrielle (c’est-à-dire au niveau microéconomique) et se contentent d’observer leurs changements macroéconomiques. Par exemple, K. Jayasuriya limite sa démonstration de la transformation de l’« État développeur » coréen en « État régulateur » à l’indépendance de la Banque centrale8. Voilà qui est problématique car, comme je l’ai exposé ailleurs9, l’existence d’une banque centrale indépendante nous en dit fort peu sur l’orientation développementaliste d’un État : celle de Taïwan a longtemps joué un rôle très actif de banquier du développement en recyclant les réserves de devises étrangères vers les entreprises locales souhaitant s’internationaliser tout en acceptant de « maintenir leurs racines » (c’est-à-dire certaines capacités de production) à Taïwan.D’autres déclinistes radicaux prêtent attention aux arguments avancés à l’appui de la thèse de l’évolution, mais pour les réfuter. Ils concèdent que l’État coréen continue à intervenir dans l’économie pour soutenir certaines branches, mais affirment qu’il n’y a là rien de « développeur » en soi, car ses possibilités d’action se limitent désormais, pour l’essentiel, à « soutenir la R&D nationale », à « attirer les investissements étrangers » et à « aider les entreprises de dimension plus modeste », ce que tous les pays industriels avancés font plus ou moins. Il est donc inutile de prendre en considération des pratiques aussi universelles, et dont certaines sont même parfaitement compatibles avec le « néolibéralisme »10. Ce qui compte, disent-ils, c’est que la Corée ne soutient plus les « champions nationaux » par le biais d’un contrôle autoritaire du secteur financier, car c’est bien cela qui constituait le dévelop-pementalisme coréen. La boucle est bouclée et l’on retombe sur le problème relevé plus haut : une conceptualisation aussi étroite du développementalisme ne tient plus sitôt que l’on porte le regard un peu plus loin dans le temps ou dans l’espace. Si l’on veut évaluer correctement la nature des changements en cours en Corée (et dans d’autres lieux), on a besoin, à l’évidence, d’une représentation plus subtile de ce qui constitue l’État développeur.

8. K. Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to the Regulatory State », art. cité, p. 9. 9. Elizabeth Thurbon, « Two Paths to Financial Liberalisation: South Korea and Taiwan », The Pacific Review, 14 (2), 2001, p. 241-268. 10. I. Pirie, The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism, op. cit. ; Phillip G. Cerny, « Capturing Benefits, Avoiding Losses: The United States, Japan and the Politics of Constraint », dans Susanne Soederberg, Georg Menz, Phillip G. Cerny (eds), Internalizing Globalization: The Rise of Neoliberalism and the Decline of National Varieties of Capitalism, Londres, Palgrave, 2005, p. 1-32.

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Qu’est-ce qu’un État développeur ?

Nous voici donc arrivés à la question qui est au cœur du débat sur le déclin. Pour y répondre, il convient de commencer par le travail de Chalmers Johnson qui non seulement est l’inventeur de la formule mais qui a aussi consacré d’innom-brables pages à la conceptualisation et à l’analyse de ses contours empiriques, en l’appliquant systématiquement à une grande diversité de cas – y compris la Corée – pour dégager les caractères communs à cette forme particulière de capitalisme11. Pour lui, le concept d’État développeur se comprend par contraste. Son apport a consisté à identifier pour la première fois les principaux traits de cette formation et à préciser ce qui la différenciait des autres variétés d’État. Et tout en haut de la liste de ces traits distinctifs, il a placé les priorités des décideurs publics, plus précisément le fait que ces dirigeants donnent la primauté absolue et inébranlable à l’objectif de croissance économique12. La cohésion des élites autour de cet objectif structure un type particulier d’intervention de l’État dans l’économie que l’on peut qualifier de « rationalité de plan ». Ce sont des résultats concrets qui sont visés : transformer la structure industrielle de la nation en vue d’élever sa compétitivité internationale13. Cette « rationalité de plan » distingue les États développeurs de ceux qui épousent une « rationalité de marché » – plus préoccupés des règles de l’activité économique que de ses résultats – et de ceux qui se donnent pour guide une « idéologie du plan », où la planification par l’appareil d’État est une valeur en soi14. Il est donc juste de dire que C. Johnson, réfléchissant à l’État développeur, a mis d’emblée l’accent sur les buts ou ambitions partagés par les élites productrices de politiques publiques (la transformation industrielle et la compétitivité de la nation) et sur leur conception commune de la meilleure manière d’y parvenir (par des interventions stratégiques sur le marché). Le développementalisme possède donc pour C. Johnson une composante idéelle distinctive. Autant qu’un ensemble de dispositions institutionnelles et de modalités d’action, il est une philosophie politico-économique : j’entends par là un ensemble d’idées sur le dessein premier de l’activité économique, les objectifs centraux de l’État et ce qu’il doit faire pour les atteindre. Il est porteur d’une vision fondamentalement politique de l’économie : pour les dirigeants qui l’ont adopté, le but de l’activité économique est de renforcer la nation dans une arène internationale perçue comme un lieu de rivalité

11. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit.. Les déclinistes radicaux affrontent rarement la conceptualisation originale de C. Johnson.12. Ibid., p. 305-306.13. Ibid., p. 18-19.14. C. Johnson (ibid.) propose les États-Unis comme exemple des premiers et l’URSS pour les seconds, bien que l’on puisse considérer comme dépassé le classement des États-Unis dans la catégorie « rationalité du marché ». Voir par exemple L. Weiss, At the Cutting Edge of National Security, Ithaca, Cornell University Press, à paraître.

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et de lutte. La poursuite de la transformation techno-industrielle et de la compétitivité est donc un projet politique.En insistant ainsi sur ces fondements idéels, je ne veux certes pas laisser en-tendre que les fondements institutionnels, également identifiés par C. Johnson (et abondamment scrutés, décortiqués et précisés après lui par bien d’autres chercheurs), sont dénués d’importance. En voici les principaux : une fonction publique méritocratique ; une agence pilote responsable de la planification et de la coordination de la transformation industrielle ; une administration économique relativement bien isolée des pressions politiques susceptibles de compromettre ses facultés de planification à long terme ; des relations insti-tutionnalisées et coopératives entre l’État et le monde des affaires facilitant l’élaboration et la bonne exécution des plans de développement ; et la capacité d’assurer aux activités désignées comme stratégiques un afflux adéquat de ressources15. Si l’on ne prend pas en compte ces éléments, on ne peut expli-quer ni comment ni pourquoi les États développeurs d’Asie orientale ont si bien réussi par le passé à atteindre leurs objectifs concrets. L’efficacité de ces arrangements institutionnels en termes de développement et leurs diverses expressions nationales ont quasiment monopolisé l’intérêt des chercheurs et constituent le sujet d’innombrables études par pays et travaux comparatifs16.Ce que je voudrais souligner, c’est que les fondements idéels du développe-mentalisme ont reçu beaucoup moins d’attention, alors qu’on peut dire qu’ils sont au centre du concept formulé par C. Johnson17. Cela est regrettable, et pour deux raisons : d’abord, parce que la naissance des dispositifs institu-tionnels est impossible à expliquer sans faire entrer en jeu une « vision du monde » dans laquelle la transformation techno-industrielle et la compéti-tivité constituent un but national de premier rang et suscitent à ce titre une adhésion très générale à l’activisme stratégique de l’État18 ; ensuite, parce

15. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit., chap. 9.16. Parmi les travaux pionniers sur la Corée, citons A. H. Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Jung-en Woo, Race to the Swift: State and Finance in Korean Industrialization, New York, Columbia University Press, 1991. Sur Taïwan, Robert Wade, Governing the Market, Princeton, Princeton University Press, 1990. Pour des comparaisons, Peter Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; L. Weiss, « Governed Interdependence: Rethinking the Government-Business Relationship in East Asia », The Pacific Review, 8 (4), 1996, p. 589-616. 17. Il y a quelques exceptions notables : sur le Japon, Richard Samuels, Rich Nation, Strong Army, Ithaca, Cornell University Press, 2004 ; Bai Gao, Economic Ideology and Japanese Industrial Policy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; sur la France, Michael Loriaux, « The French Developmental State as Myth and Moral Ambition », dans Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999 ; sur le Brésil et l’Argentine, Kathryn Sikkink, Ideas and Institutions: Developmentalism in Brazil and Argentina, Ithaca, Cornell University Press, 1991. Enfin, pour une analyse de la cohésion des élites autour des objectifs de développement à Taïwan, en Corée, en Syrie et en Turquie, voir David Waldner, State Building and Late Development, Ithaca, Cornell University Press, 1999.18. Comme M. Loriaux le souligne à juste titre, dire que les ambitions et les actions des dirigeants développeurs sont dictées par une certaine conception de « la façon dont va le monde » n’implique pas nécessairement qu’on adhère à cette conception ; c’est simplement reconnaître qu’il existe de telles visions du monde et qu’elles façonnent l’action sociale, au même titre que des configurations institutionnelles plus « formelles » (M. Loriaux, « The French Developmental State as Myth and Moral Ambition », art. cité).

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que, dès lors qu’on minimise (ou, comme les radicaux, qu’on ne voit même pas) ces fondements idéels et qu’on réduit le concept d’État développeur à un ensemble figé de politiques publiques, il ne reste plus qu’une manière de répondre à la nécessité de changement : le démantèlement.Ce n’est qu’en ramenant les idées au centre de la théorisation de l’État déve-loppeur qu’il devient possible d’éviter un tel déterminisme et d’expliquer ou de prévoir son évolution. Autrement dit, on peut prédire que, là où il y a une volonté persistante de gouverner stratégiquement l’économie industrielle dans une visée de développement (c’est-à-dire de transformation techno-indus-trielle), l’État, selon toute probabilité, en cherchera les moyens19.Il est significatif que les déclinistes modérés n’oublient pas l’aspect idéel. Leurs travaux les plus subtils étudient bien, en effet, la volonté de développement des États concernés, outre les défis qui se posent à ces derniers du point de vue de leurs capacités institutionnelles20. Il importe donc de conclure cet effort de définition en précisant ce qui distingue l’État développeur de celui qui ne l’est pas, et ce sur le plan des idées, des institutions et des politiques publiques. Ce ne sera qu’en disposant d’un tel tableau que nous pourrons pleinement apprécier les thèses en présence sur la nature et l’étendue des changements en cours en Corée21.

Ce qui distingue l’État développeur des autres types d’État

Je soutiens que le développementalisme est d’abord et avant tout une philosophie politico-économique (une vision du monde) qui organise les représentations des décideurs publics sur le type d’objectifs à privilégier et sur le rôle de l’État dans la poursuite de ces objectifs. Dans l’Asie orientale de l’après-guerre, cette vision du monde a dicté l’évolution d’un groupe de dispositifs institutionnels qui ont facilité l’élaboration et la mise en œuvre de politiques industrielles orientées vers le développement et relativement efficaces. Or ces politiques n’étaient nullement immuables, et elles se sont adaptées pour répondre aux problèmes – intérieurs ou internationaux – à mesure qu’ils se présentaient. Bien entendu, la traduction de l’ambition de développement en capacités institutionnelles n’a été ni directe ni linéaire ni identique dans tous les pays, que ce soit en Asie orientale ou ailleurs. Toutefois, le trait distinctif commun

19. L. Weiss, E. Thurbon, « Where There’s a Will There’s a Way: Governing the Market in Times of Uncertainty », Issues and Studies, 40 (1), 2004, p. 61-72 ; S. M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology Catch-Up to the Space Race in Japan, op. cit., p. 212-213.20. Joseph Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 2011. 21. S. K. Vogel, lui aussi, traite les domaines des idées, des institutions et des politiques publiques dans sa confrontation des modèles « japonais » et « américain ». Mon propos est différent puisque je dégage les traits communs à tous les États développeurs et conteste la thèse si largement répandue de leur métamorphose « néolibérale » (S. K. Vogel,Japan Remodeled: How Government and Industry Are Reforming Japanese Capitalism, op. cit.).

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de ces États était la très forte concordance entre l’ambition de développement (c’est-à-dire le désir d’œuvrer à l’élévation constante du niveau technique et industriel national et à l’indépendance) et la capacité institutionnelle (c’est-à-dire les moyens de poursuivre cet objectif avec une certaine efficacité). Qu’est-ce donc qui distingue le mieux les États développeurs des autres sortes d’État, en particulier des « néolibéraux » ? Comme je l’ai exposé ailleurs, il n’est pas si simple de confronter développementalisme et néolibé-ralisme car ce sont des concepts de nature et de portée très différentes22. Le développementalisme est essentiellement un faisceau d’idées sur la façon de gouverner l’économie industrielle dans une visée de construction nationale. L’identification des « ingrédients de base » des « États développeurs » (c’est-à-dire l’identification de ce que les États d’Asie orientale ainsi dénommés ont en commun) est une tâche théorique relativement simple que l’on peut qualifier d’inductive, en ce qu’elle consiste à tirer des conclusions générales d’une série d’observations empiriques particulières. Le néolibéralisme est un concept beaucoup plus large. Au niveau le plus fondamental, il présente, comme le développementalisme, une composante idéelle, qui concerne la relation la plus souhaitable entre l’État et le marché. Cependant, il n’est pas confiné au domaine de l’économie industrielle car il a des répercussions sur la conduite de l’État dans toutes les sphères de la vie sociale : travail, protection sociale... Une autre différence importante est que l’on ne définit pas les idées néolibérales par induction (soit par un processus de type observation/véri-fication/affinement). Le « modèle » du néolibéralisme n’est pas « construit à rebours » à partir de la réalité, comme celui de l’État développeur. En fait, si l’on cherche un exemple d’État néolibéral « dans le monde réel », on n’en trouve pas23. Le néolibéralisme est plutôt un ensemble de postulats sur l’« efficacité d’allocation » du marché et un ensemble de prescriptions sur la meilleure manière de le laisser fonctionner librement. Comme je m’intéresse surtout à la nature des changements intervenus dans les États développeurs et comme ces derniers s’intéressent surtout aux questions de gouvernement industriel, je me demanderai donc principalement quels sont les traits distinctifs des approches néolibérale et développementaliste dans ce domaine précis. Dans le tableau ci-dessous, je représente ces deux doctrines aux deux extrémités du spectre et je les distingue avant tout sur la base des idées : celles des élites productrices de politiques publiques sur le dessein premier de l’activité économique, les objectifs centraux de l’État et ce qu’il doit faire pour les atteindre. Ces idées structurent le paysage institutionnel dans lequel s’élaborent les décisions du pouvoir politique, donnant naissance à une certaine approche de l’action publique.

22. E. Thurbon, « From Developmentalism to Neoliberalism and Back Again? », dans Chang Kyung-Sup et al. (eds), Developmental Politics in Transition, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 274-298. 23. L. Weiss, « The Myth of the Neoliberal State », dans ibid., p. 27-42.

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Cette présentation confirme que l’on risque fort de ne trouver aucun exemple d’« État néolibéral » dans le monde réel (du moins en matière de gouvernement industriel) : difficile en effet de citer un État qui se cantonne strictement à un rôle « régulateur » dans tous les secteurs ou branches de l’économie, ou même dans la plupart d’entre eux. Tel ou tel État sera enclin à être plus néolibéral que d’autres vis-à-vis de tel ou tel secteur ou branche à tel ou tel moment. Or, dans la mesure où les dirigeants, dans chaque pays, doivent trouver un équilibre entre impératifs économiques et politiques, la tentation d’intervenir dans l’économie à des fins politiques (pour compenser les fragilités accompagnant l’ouverture économique, pour complaire à certains intérêts puissants ou pour des motifs de « sécurité nationale » au sens large) fait de l’État néolibéral un « mythe » dans le domaine qui nous occupe.J’estime que la plupart des États sont du type « non développeur ». Les idées sur le rôle qui convient à l’État sont très controversées pour ce qui est de la politique industrielle. Dans les États non développeurs, les opi-nions des développeurs et des néolibéraux sont en concurrence avec celles des pragmatistes et des opportunistes politiques. Cela ne signifie pas que, parmi les décideurs de ces pays, ceux qui penchent du côté néolibéral ou du côté développeur n’imposent jamais leurs solutions dans telle conjoncture particulière ou à propos de telle industrie, mais l’équilibre des forces entre ces opinions concurrentes rend difficile l’élaboration d’un consensus sur un groupe de priorités économiques24. Cette absence de consensus empêche à son tour de construire des institutions orientées vers le développement : le cadre institutionnel reste donc peu favorable à la production de politiques publiques allant dans ce sens. De sorte que, si un État non développeur peut très bien conduire, à un moment ou à un autre, une politique typique de l’État développeur (c’est-à-dire visant à soutenir la création, la commercialisation, la production et l’exportation de produits et de technologies d’industries « stra-tégiques »), on ne constate pas de consensus, de schéma général d’activisme comme dans les États développeurs25. C’est pour cela que vouloir distinguer entre les types d’État par l’examen de leurs seules politiques publiques ne mène à rien : tous les États interviennent dans leur économie pour soute-nir certaines activités. Ce qui distingue les États développeurs n’est donc pas l’intervention en soi mais l’ambition de développement que sert cette intervention et le consensus des élites qui en élaborent le cadre, ainsi que l’existence de capacités institutionnelles pour traduire cette ambition dans des politiques plus ou moins efficaces.

24. Le gouvernement sud-africain a bien déclaré explicitement son intention d’être un État développeur, mais n’a pas résolu le problème du choix entre objectifs économiques concurrents. 25. La magistrale étude de S. M. Pekkanen sur les motivations de la sélection des « industries stratégiques » au Japon met ce point en lumière (S. M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology Catch-Up to the Space Race in Japan, op. cit.).

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Nous pouvons maintenant revenir aux déclinistes modérés qui, eux, accordent toute l’attention qu’elles méritent à l’ambition de développement et à la capacité institutionnelle, puisqu’ils ciblent explicitement leurs arguments sur les obstacles rencontrés par ces deux composantes de l’État développeur.

Les « déclinistes modérés » et la thèse de l’extinction progressive

Les déclinistes modérés rejettent la thèse d’une « refonte néolibérale » des États développeurs en convenant que tous les États interviennent dans l’économie de manière « non régulatrice », tant pour compenser les coûts sociaux du ralentissement et/ou des restructurations que pour soutenir certains types d’activités26. Cependant, ils estiment que le gouvernement industriel en Corée (et ailleurs) a cessé d’être « développeur » parce qu’il est devenu « moins proactif et planifié, plus réactif et erratique ». De nombreux facteurs contribueraient à ce changement, l’un des plus importants étant la dynamique même du capitalisme. Je vais considérer quatre propositions qui caractérisent cette école. Puis, en me limitant au cas coréen, j’esquisserai les réserves que ces propositions me paraissent appeler. Le déclin de l’État développeur découlerait pour l’essentiel des « défis inhé-rents à l’évolution postindustrielle ». Telle est la thèse exposée de manière très complète par Joseph Wong, qui fonde ses arguments sur l’analyse des efforts déployés en Corée, à Taïwan et à Singapour pour favoriser l’éclosion d’une industrie biotechnologique nationale. Selon J. Wong, ce qui caractérisait ces États développeurs dans la période de l’après-guerre, c’est qu’ils avaient la volonté et les moyens de « parier » sur certaines branches, technologies et entreprises et d’en « faire des vainqueurs »27. Certes, le pari n’était pas dépourvu de risques, mais plusieurs facteurs contribuaient à les réduire, le plus décisif étant que ces États ne faisaient que suivre la voie frayée par des acteurs déjà installés dans des secteurs déjà existants. Les risques de l’activisme d’État étaient donc connaissables et gérables, compte tenu, surtout, du très bon niveau des élites nationales. Aujourd’hui, le jeu a changé : il ne s’agit plus pour ces États de rattraper mais d’innover en toute indépendance dans les secteurs à haute teneur scientifique du futur. Or, explique J. Wong, les défis de développement propres à ces nouveaux secteurs (les biotechnologies, par exemple) sont fondamentalement différents de ceux des industries classiques en ce qu’ils sont moins caractérisés par le « risque » (qui peut être atténué) que par une « incertitude primordiale » (qui ne le peut pas). De sorte que la pratique qui consiste à soutenir une sélection de technologies et d’entreprises

26. T. Kalinowski, « Korea’s Recovery since the 1997/98 Financial Crisis », New Political Economy, 13 (4), 2008, p. 447-462. 27. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 8.

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ne relève plus tant de la réduction du risque que de la divination, affaire hasardeuse et coûteuse. Cette évolution, dit J. Wong, a de très lourdes consé-quences pour les États développeurs d’Asie orientale. En témoignent leurs stratégies vis-à-vis des industries biotechnologiques dont l’analyse donnerait à voir « le décrochage de l’État et, de fait, la fin de l’ère de l’État développeur »28. Partant du résultat de ses observations, il avance quatre propositions sur le changement de nature de la politique industrielle dans ces pays.Premièrement, l’État « renonce à diriger “par le haut” le processus de moder-nisation industrielle et, plus généralement, de développement économique » et s’interdit donc de « sélectionner les vainqueurs » (c’est-à-dire de soutenir certaines entreprises)29.Deuxièmement, l’État « réduit ses pratiques interventionnistes de coordination de l’activité industrielle », et ce qui était naguère sa marque de fabrique – « la capacité et la volonté de coordonner les acteurs de manière productive » – disparaît. Au lieu de « tisser inlassablement des liens entre acteurs publics et privés » comme il le faisait, il préfère apporter son soutien indifférencié à l’industrie du pays et laisser se nouer spontanément (autrement dit « par le bas ») les relations entre entreprises et entre public et privé30.Troisièmement, cette attitude plus distanciée reflète un phénomène plus général, « la moindre cohésion et la fragmentation de l’appareil d’État », qui découle en partie du caractère pluridisciplinaire des biotechnologies et de la multiplicité des acteurs (privés et publics) impliqués dans les processus complexes d’innovation, de commercialisation et de réglementation propres à ce domaine. La décision publique s’en trouve moins « verticalement orga-nisée » et cohérente, plus « horizontale », aléatoire et contestée31.J. Wong ne prétend pas que ces changements soient rapides ou uniformes. Pendant un temps, les États étudiés s’en sont tenus, pour produire des « stars » nationales de biotechnologie, à leur stratégie habituelle : à savoir, pour la Corée, le soutien aux chaebols et à une sélection très limitée de « rôles d’appui » (des entreprises high-tech de moindre dimension). Or ce pari n’a pas payé, et les échecs répétés, les coûts économiques et politiques croissants auraient, selon J. Wong, détourné les élites de l’interventionnisme stratégique. C’est là sa quatrième proposition sur la fin de l’État développeur en Corée (et en général) : l’État aurait « choisi de devenir moins développeur »32.Il n’y a guère lieu de contester ce que dit J. Wong des complexités et des coûts

28. Ibid., p. 179. Notons qu’en 1995 Scott Callon prédisait la fin de l’État développeur japonais précisément pour cette raison. Scott Callon, Divided Sun: MITI and the Breakdown of Japanese High-Tech Industrial Policy 1975-1993, Stanford, Stanford University Press, 1995.29. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 40. 30. Ibid., p. 40-41. 31. Ibid., p. 41.32. Ibid., p. 14.

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en jeu dans le secteur qu’il a choisi d’analyser. Il est indéniable que les pays en question – et ils ne sont pas les seuls, tant s’en faut – ont fort à faire pour relever les défis propres à la construction d’une industrie biotechnologique, défis particulièrement ardus en Asie orientale du fait qu’on y part quasiment de zéro pour ce qui est de la recherche fondamentale en sciences de la vie. Autrement dit, pour ces pays, il s’agit non seulement d’encourager « l’inno-vation et la commercialisation », mais aussi de construire les conditions de base d’une recherche fondamentale nationale : Wong est le premier à le reconnaître. Compte tenu, d’une part, du caractère tout de même exceptionnel des biotechnologies, de l’autre, du faible niveau de départ de ces pays, on est en droit de se demander si cette branche est la mieux choisie pour prouver le déclin de l’État développeur dans la région. Eût-on scruté les efforts de création d’une branche high-tech compétitive dans des domaines où la Corée possède les compétences transférables nécessaires, on aurait peut-être abouti à une conclusion différente : j’y reviendrai. Pour l’instant, il me semble que les propositions de J. Wong appellent des réserves sur trois points. La première réserve porte sur l’affirmation que c’est le mécontentement de l’opinion face à l’insuccès persistant de la politique interventionniste qui a poussé l’État à se replier. C’est une idée importante car elle pose la question des conditions politiques intérieures nécessaires à la poursuite de l’activisme développeur de l’État. Les échecs des interventions publiques de soutien aux biotechnologies ont-ils suffi à éroder gravement l’adhésion (ou du moins l’assentiment) de la population au projet développeur en général ? Des échecs, il y en a eu en Corée, c’est indéniable, comme partout où l’État a voulu aider ce secteur naissant. Cependant, on ne voit guère ce qui permettrait d’affir-mer qu’ils ont fait cristalliser une opposition « antiétatique ». Au contraire, même : la montée depuis 2008 d’une « nostalgie Park Chung Hee » révèle plutôt l’espoir d’un retour du développementalisme perçu comme générateur de croissance et d’emplois33. La crise financière mondiale a brusquement aggravé un sentiment d’insécurité économique et sociale qui ne cessait de grandir depuis le début des années 2000 sous l’effet de deux facteurs : le défi de compétitivité de plus en plus inquiétant de la Chine et l’apparition d’une « croissance sans emplois » accompagnant le tournant de la haute techno-logie. Ce sentiment d’insécurité semble l’avoir emporté sur les « échecs de la politique publique » dans les soucis de la population, et avoir ravivé son goût de l’activisme développeur. Misant sur ce retournement de l’opinion, le parti conservateur avait déjà fondé sa campagne présidentielle de 2007 sur un programme nationaliste de relèvement économique, son candidat Lee Myung Bak (qui a remporté la victoire) « se présentant implicitement comme

33. Chang Kyung-Sup, « Predicaments of Neoliberalism in a Post-Developmental State », dans Chang Kyung-Sup et al. (eds), Developmental Politics in Transition, op. cit., p. 70-91.

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un nouveau Park pour le XXIe siècle »34. Enfin, l’élection de Park Geun-hye, fille de Park Chung Hee, à la présidentielle de décembre 2012 conforte l’hypothèse d’un regain de popularité du développementalisme en Corée. Cela m’amène à mon deuxième point : la baisse supposée de la capacité de l’État à poursuivre des objectifs de développement. Selon J. Wong, le développement des branches à fort contenu scientifique exige de l’État une pratique moins « centralisée » du gouvernement industriel, qui lui interdit notamment de « choisir les vainqueurs » : l’État devient donc moins déve-loppeur. Ici, à confondre le développementalisme avec une certaine approche de l’action publique, J. Wong n’est pas loin de commettre la même erreur méthodologique que les déclinistes radicaux. En effet, rien ne paraît indiquer que l’État coréen aurait renoncé à ce type de pratiques pour les industries à fort contenu scientifique, même si les conditions qu’il met à accorder son soutien ont évolué pour s’adapter à des objectifs différents35. Son idée générale est que, à la frontière technologique, il est extrêmement risqué pour l’État de venir soutenir une entreprise lancée dans une innovation dont les buts pratiques ne sont pas encore clairs : les inconnues sont trop nombreuses. Rien à objecter, mais ce qui paraît lui avoir échappé, c’est toute la gamme des tâches auxquelles s’adonne maintenant l’État coréen pour faire vivre les industries à fort contenu scientifique et soutenir les entreprises au moment où elles approchent la frontière technologique. Certes, ces tâches ne se prêtent pas toutes à la coordination « par le haut », mais cela n’en fait pas nécessairement des actes moins développeurs. Lisons par exemple l’article de Sung-Young Kim sur la part prise par l’État au début des années 2000 dans le développement d’une plateforme coréenne d’interopérabilité Internet (WIPI) et sa promotion comme norme nationale et internationale : il montre que l’environnement administratif décentralisé dans lequel l’État a dû agir ne l’a pas empêché de coordonner efficacement la multiplicité des acteurs privés et publics aux fins qu’il s’était fixées36. Ce travail doit nous inciter à réviser les affirmations selon lesquelles le gouvernement industriel de type développeur implique forcément une coordination « par le haut » ou « centralisée » de l’action publique ; et aussi celles qui veulent que l’État coréen ait perdu « la capacité et la volonté de coordonner les acteurs de manière productive »37. Il est vrai que le travail de Kim ne porte que sur la branche des télécommu-nications. J’ai avancé que l’État développeur se distingue par un « principe d’activisme » appliqué à une série de branches « stratégiques », principe jouis-sant du consensus des élites sur la nécessité et la désirabilité de l’intervention

34. Ibid., p. 85. 35. Sung-Young Kim, « The Politics of Technological Upgrading in Korea », art. cité, p. 306. 36. Ibid..37. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 40-41.

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dans l’économie à des « fins de développement ». L’analyse à plusieurs niveaux de nombreuses branches, qui serait nécessaire à la démonstration de cette proposition, ne tiendrait pas dans un seul article, mais des indices de cette ambition et de cet activisme sont repérables dans la Corée d’aujourd’hui. Il me semble que les activités liées à la « croissance verte » sont, à cet égard, particulièrement significatives. Ce large ensemble de branches industrielles, qui va du véhicule tout électrique aux réseaux intelligents, fait actuellement l’objet d’une recherche en collaboration visant à évaluer dans quelle mesure l’engagement pris en 2008 par le gouvernement en faveur de la croissance verte reflète un renforcement du consensus développeur parmi les décideurs publics, face au double défi du changement climatique et de la baisse de com-pétitivité de l’industrie nationale. Le Président Lee a procédé cette même année à une recentralisation administrative en créant une nouvelle agence pilote chargée d’en coordonner l’avancement – la Commission présidentielle sur la croissance verte (Presidential Committee on Green Growth, PCGG) – et doté de 97 milliards de dollars un « Plan quinquennal pour la croissance verte » qui devra traduire ces ambitions dans la réalité. Pour donner la mesure de cet engagement, notons que cette somme représente 2 % du PIB coréen, ou encore l’équivalent du budget militaire dans la plupart des économies industrialisées. Les premiers résultats de notre étude permettent de penser que, dans ce nouveau champ d’activité, l’ambition, la capacité et l’activisme développeurs sont bien vivants en Corée.

J’ai proposé ici une conceptualisation du développementalisme où l’idée joue un rôle primordial. C’est en effet la manière la plus satisfaisante de distinguer l’État développeur des autres sortes d’État, du moins dans le domaine du gouvernement industriel (qui constitue après tout le noyau du développementa-lisme). La plupart des gouvernements interviennent dans leur économie en vue d’influencer l’activité industrielle, mais l’observation des politiques publiques nous en apprend très peu, à elle seule, sur le comment et, plus important peut-être, sur le pourquoi de ces interventions. Dans le cas des États développeurs, grâce à un consensus politique relativement large et solide autour de l’objectif de transformation industrielle nationale et de l’idée que l’État a un rôle actif à y jouer, la réponse au « comment » serait celle-ci : l’État tend à intervenir sur une gamme d’industries sélectionnées comme étant « stratégiques », dans une visée à long terme et en faisant appel à une gamme évolutive d’incitations, souvent soumises à des conditions de performance. J’ai énoncé aussi qu’une telle conceptualisation est indispensable pour pou-voir envisager l’idée d’une évolution de l’État développeur. Si le développe-mentalisme est conçu comme un catalogue fixe de politiques publiques et/

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ou d’institutions, alors le démantèlement de l’État développeur est la seule manière d’interpréter un changement de ces politiques ou de ces institu-tions. Si, au contraire, on comprend le développementalisme, certes non pas exclusivement, mais avant tout comme un ensemble d’idées sur les fins de l’activité économique (construire et faire progresser la nation), l’objectif central de l’État (la transformation industrielle nationale) et ce qu’il doit faire pour l’atteindre (intervenir sur la base d’une vision stratégique), alors on ouvre un espace à l’idée d’évolution (par opposition à celle de déclin) de l’État développeur. Là où il y a une volonté collective d’intervenir sur le marché pour promouvoir la transformation techno-industrielle nationale, il faut s’attendre à voir l’État trouver un moyen d’agir.Dans cette optique, la question centrale devient celle des conditions poli-tiques nécessaires pour que perdure le « consensus développeur » parmi les décideurs de la politique économique. Aujourd’hui, en Corée, un sentiment largement répandu de vulnérabilité favorise l’adhésion populaire à un rôle accru de l’État dans le gouvernement industriel, et plusieurs faits indiquent que, dans l’élite politique, la volonté de piloter le marché à des fins de déve-loppement demeure forte. Les moyens par lesquels cette ambition est mise en pratique sont peut-être moins centralisés que naguère, mais cela ne signale ni sa disparition ni la baisse des capacités de coordination de l’État. Il ne faut certes pas perdre de vue les précautions d’usage quand on construit une thèse sur quelque aspect de « l’État » : l’État coréen n’est pas un acteur unitaire ; la force du consensus politique peut varier dans le temps et selon les ministères ou autres organismes publics. C’est dire combien il est hasardeux de tirer de l’étude de quelque(s) secteur(s) la conclusion générale d’une transformation de l’État, et qu’une telle conclusion doit être accueillie prudemment. ■

Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou

Elizabeth Thurbon est docteur en sciences politiques et administratives de l’Université de Sydney et maître de conférences (senior lecturer) de relations internationales à la Faculté des sciences sociales de l’Université de Nouvelles Galles du Sud (UNSW) en Australie. Ses recherches portent sur l’économie politique internationale du déve-loppement et du changement industriels, spécialement en Asie du Nord-Est et en Australie. Elle a notamment publié « From Developmentalism to Neoliberalism and Back Again? » dans Chang Kyung-Sup et al. (eds), Developmental Politics in Tran-sition (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 274-298) ; « The Developmental Logic of Financial Liberalization in Taiwan », dans William Redvers Garside (ed.), Institutions and Market Economies: The Political Economy of Growth and Deve-lopment (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 87-111) et, avec Linda Weiss, « Investing in Openness: The Evolution of FDI Strategy in Korea and Taiwan », New Political Economy (11 (1), 2006, p. 1-24)[email protected]

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Avis de recherches La vivacité de l’histoire de la mort Jonathan Barbier – La Grande Guerre comme moment interculturel ? Nicolas Patin

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L’État et le développement industriel en Inde : de la petite industrie aux zones économiques spéciales

par Loraine Kennedy

à partir des années 1980, l’économie politique de l’Inde a subi d’importantes transformations : le processus de réformes lancé à cette époque visait en effet à déréglementer les activités industrielles et à réaliser une ouverture progressive aux échanges internationaux. Ce sont en particulier les réformes de 1991, adoptées sur fond de crise des paiements et dans le cadre d’un programme d’ajustement structurel, qui ont le plus ébranlé le modèle dirigiste et protectionniste mis en place au lendemain de l’indépendance en 1947. Si les aspects macroéconomiques des réformes indiennes sont relative-ment bien connus, les politiques sectorielles le sont moins. À cet égard, il est important de souligner la présence continue de l’État. Nous nous intéresserons donc aux politiques de développement industriel et à leur évolution dans le contexte général d’une réorientation de la politique économique.Les réformes structurelles des années 1990, comme celles des années 1980, qualifiées de « pro-business » plutôt que de « pro-market »1, ont contribué à

1. Atul Kohli, « Politics of Economic Liberalization in India », World Development, 17 (3), 1989, p. 305-328.

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déclencher une phase de développement économique très dynamique, avec des taux de croissance supérieurs à 8 % entre 2003 et 2010. Les raisons profondes de ce « décollage » sont très débattues en Inde, les uns mettant l’accent sur les acquis institutionnels construits sur la longue durée2, les autres insistant sur l’effet « thérapie de choc » des réformes structurelles de ces années-là3. Un constat cependant bien partagé est celui de la performance décevante du secteur industriel, et de la manufacture en particulier. Durant la période qui a suivi les réformes, la part de celle-ci dans le PIB a stagné aux environs de 15 %, résultat médiocre si on le compare à ceux de la Chine et de la plupart des voisins asiatiques4. La faiblesse de l’activité manufacturière est en partie responsable du taux très insatisfaisant de création d’emplois. Taxées de « jobless growth », les tendances actuelles inquiètent sérieusement les pouvoirs publics pour lesquels l’absorption d’une main-d’œuvre peu qualifiée et largement rurale représente un enjeu politique majeur. Nous nous proposons de discuter des changements récents advenus dans la politique de développement industriel, à partir d’une analyse diachronique et de quelques exemples précis. Pour cela, nous examinerons les logiques qui sous-tendent les orientations politiques ainsi que les concepts mobilisés (petite industrie, cluster, zone franche), afin d’évaluer l’évolution de l’engagement des pouvoirs publics dans l’industrialisation du pays. La politique actuelle de zone franche, par exemple, exprime la volonté continue de l’État de soutenir le développement industriel tout en opérant un changement significatif à la fois dans sa logique économique et dans les modalités d’accompagnement qu’il propose.

De l’indépendance aux années 1980 : industrialisation et self-reliance

Au lendemain de l’indépendance, le leadership politique indien a exprimé sa volonté de mettre en place une économie mixte dans laquelle l’État tiendrait les leviers de commande à la fois pour définir la stratégie économique et pour réaliser les investissements nécessaires en coordination avec le capital privé. L’industrialisation était la pièce maîtresse de la stratégie de moderni-sation prônée par Nehru. Dans le modèle qui a émergé, concrétisé surtout dans le 2e plan quinquennal (1956-1961), l’État investissait directement dans les secteurs prioritaires (énergie, sidérurgie, biens d’équipement, mines, télécommunications…), créant ainsi des entreprises publiques intensives en

2. Par exemple, Arvind Subramanian, India’s Turn. Understanding the Economic Transformation, New Delhi, Oxford University Press, 2008.3. Par exemple, Montek Singh Ahluwalia, « Understanding India’s Reform Trajectory », India Review, 3 (4), 2004, p. 269-277, et Arvind Panagariya, India: The Emerging Giant, New York, Oxford University Press, 2008.4. Toutefois, la part de l’industrie dans son ensemble, qui comprend les exploitations minières, la manufacture, l’électricité et la construction, est restée stable, à environ 28 % du PIB durant cette même période.

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capital. Suivant une stratégie classique de substitution aux importations, des barrières ont été érigées pour protéger la production nationale de la concur-rence internationale, tandis que des efforts particuliers étaient consentis pour augmenter les capacités de production dans des industries comme la chimie, l’engrais et le ciment.L’agriculture, le commerce et la production des biens manufacturiers de base (textiles, alimentation) étaient considérés comme relevant plutôt du secteur privé. L’État exerçait toutefois un droit de regard sur les investis-sements manufacturiers privés en décourageant par exemple la production des produits de luxe, afin d’éviter le « gaspillage » des capitaux rares de la nation. La mise en place d’un appareil de planification et d’une gestion centralisée des investissements industriels privés – au moyen d’un système complexe d’autorisations et de licences – devait permettre aux planificateurs de mieux diriger le capital privé vers les secteurs prioritaires, d’éviter la formation d’oligopoles, de maintenir un équilibre entre petites et grandes unités de production et d’assurer une répartition des activités industrielles sur l’ensemble du territoire. La période coloniale ayant généré de fortes inégalités interrégionales, la planification trouvait sa légitimité, du moins en partie, dans la volonté affichée d’assurer une distribution spatiale plus juste des activités économiques. Ainsi, outre les contrôles opérés par l’État central, certains États fédérés ont créé sur plusieurs décennies des parcs industriels qui étaient autant d’outils d’aménagement du territoire visant à désenclaver les régions restées à l’écart du développement.Jusque dans les années 1980, le soutien à la petite industrie (small-scale industry)

a été l’un des piliers de la politique indienne, laquelle combinait de façon ori-ginale pragmatisme et idéologie5. Articulée dès les années 1950 à une stratégie d’industrialisation fondée sur la modernisation de l’appareil productif et sur la substitution aux importations, l’approche consistait à opérer une certaine complémentarité entre la « grande » et la « petite » industrie. L’épargne du pays a été canalisée en priorité vers la grande industrie moderne en vue de produire des biens d’équipement et d’entraîner le développement industriel. Le secteur de la petite industrie, lui, devait rester ce qu’il était déjà, c’est-à-dire très faible en capital et intensif en travail, son rôle étant de fournir à bas prix les biens de consommation courants indispensables à la population. En offrant du travail à la main-d’œuvre sous-employée des campagnes, ce secteur devait endiguer l’exode rural et contribuer au développement territorial équilibré que les dirigeants issus du mouvement nationaliste appelaient de leurs vœux. Avant d’examiner le contenu de la politique le concernant, il est utile de rap-peler le poids important de ce secteur dans le tissu productif indien. À la fin

5. Hélène Guetat-Bernard, Loraine Kennedy, « La petite industrie rurale indienne et l’enjeu du développement », Annales de géographie, 115 (647), 2006, p. 92-112.

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des années 2000, la valeur créée dans le secteur manufacturier était encore due pour environ 45 % aux petites entreprises, et ces dernières contribuaient à hauteur de 40 % aux exportations du pays6. Il est remarquable que ces deux paramètres soient restés à peu près constants sur plusieurs décennies ; les réformes économiques des années 1990 n’ont donc pas modifié en profondeur cet aspect de la structure industrielle. La contribution de la petite industrie est également très importante en termes d’emplois, puisqu’elle représente environ 60 % du total des emplois industriels. En 2005, elle employait en termes absolus 28 millions de personnes, ce qui la plaçait au second rang des employeurs du pays après l’agriculture. En prenant en compte les « micro-entreprises » (et notamment l’auto-emploi), ce résultat atteignait 73 millions en 2010, alors que le secteur informatique, pourtant très en vue, ne concernait environ que 2,7 millions de personnes en 20127.La politique publique de soutien à la petite industrie a été fondée sur trois principes : la protection, la promotion et l’organisation des coopératives de production. La protection face à la concurrence des grandes firmes natio-nales a constitué jusqu’à récemment un élément majeur de cette politique. La production d’un grand nombre de produits – des chaussures aux allu-mettes en passant par le chewing-gum – a été « réservée » exclusivement aux petites entreprises. Cette liste, qui est passée de 47 produits en 1967 à 873 en 1984, son maximum, a engendré de facto une division du travail entre les deux grandes catégories du monde industriel, qui devait être maintenue et contrôlée par l’administration. Parallèlement, il a fallu définir ce qu’était la catégorie « petite industrie » pour pouvoir désigner les bénéficiaires de la politique de protection. Depuis 1960, le critère retenu est le montant de l’investissement initial de l’entreprise en capital fixe et en équipements. Ce montant est régulièrement revu à la hausse8 ; en 1997, son seuil est passé de 6 millions de roupies à 30 millions9. Cette décision a eu comme conséquence un infléchissement significatif en faveur de la modernisation, mais celui-ci a bénéficié surtout aux fournisseurs et aux sous-traitants des grandes entreprises publiques et privées, qui ne représentaient qu’une proportion infime du secteur des petites entreprises. En effet, selon un recensement du gouvernement, 98 % des entreprises avaient en 1992 un investissement initial de moins d’un million de roupies, par rapport à un plafond qui était alors de 3 millions10.

6. Rapport annuel du Ministry of Micro, Small and Medium Entreprises (http://msme.gov.in/MSME-Annual-Report-2011-12-English.pdf ) (consulté le 9 février 2012).7. Rapport annuel du Department of Electronics and Information Technology (http://deity.gov.in/sites/upload_files/dit/files/downloads/annualreports/AnnualReport_2011-12/AnnualReportE_2011-12_8412.pdf ) (consulté le 10 février 2012).8. M. H. Bala Subrahmanya, « Shifts in India’s Small Industry Policy », Small Entreprise Development, 9 (1), 1998, p. 35-45.9. Ce plafond a été ramené à 10 millions en 1999.10. Cité par M. H. Bala Subrahmanya, « Shifts in India’s Small Industry Policy », art. cité, p. 42.

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En matière de promotion, plusieurs mesures ont été mises en place : des subventions directes (avances pour le fonds de roulement, tarifs préférentiels pour l’électricité, aides financières), des incitations fiscales et des aides pour importer des intrants ou des machines. Par rapport au régime de contrôle imposé aux grandes entreprises, les petites unités jouissaient de la liberté de produire ce qu’elles voulaient, d’augmenter leur capacité de production sans autorisation préalable et de s’implanter là où elles le souhaitaient. Selon leur taille, elles pouvaient aussi être exemptées d’appliquer la législation sur le travail (salaire minimal, charges sociales, sécurité de l’emploi, etc.)11. Enfin, avec la création des sociétés coopératives, l’objectif de l’État était de libérer les petits producteurs de la mainmise des intermédiaires privés qui leur faisaient crédit et à qui ils étaient obligés, en échange, de remettre leur production. Cette tentative a connu un certain succès, variable selon les régions et les secteurs, mais, même dans le meilleur des cas, les coopératives sont restées dépendantes du gouvernement pour fonctionner et pour commer-cialiser leur production. Il n’empêche que cette politique a été une tentative d’institutionnalisation des relations entre les petits producteurs regroupés géographiquement en clusters et de mutualisation des équipements et des services, afin de les rendre plus autonomes et plus performants. Le bilan de cette politique poursuivie pendant plus de trente ans est nuancé12. Certes, l’Inde a réussi à maintenir un tissu dense de petites industries par ailleurs relativement bien réparties sur l’ensemble du territoire. Du point de vue institutionnel, un certain nombre de coopératives et d’infrastructures ont été mises en place en milieu rural et dans de petites villes. Cependant, la faible productivité du secteur, qui limite sa capacité à créer de la valeur et à offrir des emplois valorisés, constitue sans aucun doute un manque à gagner. Cet échec est attribuable en partie à l’absence de cohérence de la politique en matière d’amélioration technique. La crainte du « chômage technologique » a maintenu le secteur sur la « voie basse », où la compéti-tivité se joue uniquement sur le prix et non sur la qualité13. Les mauvaises conditions de travail sont demeurées la norme : salaires bas, emplois précaires et occurrence fréquente du travail des enfants14.Sur le plan de l’économie industrielle, cette politique a agi comme un frein au développement des économies d’échelle dans de nombreuses filières, comme celle du textile, où l’Inde bénéficie pourtant d’avantages comparés.

11. En principe, une entreprise ayant au moins 10 ouvriers est obligée de se déclarer aux autorités. Dans les faits, les petites entreprises ne sont pas tenues à cette obligation et échappent ainsi à toute réglementation.12. L. Kennedy, « Protégée ou condamnée ? Les politiques publiques à l’égard de la petite industrie », Revue Tiers Monde, 42 (165), 2001, p. 105-128. 13. Keshab Das, Indian Industrial Clusters, Burlington, Ashgate, 2005.14. S. P. Kashyap, « Growth of Small-Size Enterprises in India: Its Nature and Content », World Development, 16 (6), 1988, p. 667-681.

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Dans les années 1990, alors que l’Inde s’ouvrait aux échanges, cette structure industrielle à base de petites unités de production est apparue comme un obstacle majeur à la compétitivité du pays sur les marchés mondiaux, vis-à-vis de la Chine en particulier15. Devenue incompatible avec la libéralisation, cette politique a donc été progressivement abandonnée à partir de la fin de la décennie. En témoignent notamment la réduction des barrières douanières et le démantèlement, petit à petit, de la politique de « réservation » qui a exposé l’industrie indienne à la concurrence internationale. En 2006, 180 produits ont été « dé-réservés », en 2007, 212, et en 2008, 93. En 2012, il ne restait plus que 20 produits « réservés » aux petites entreprises16.

Les années 1990 : l’opportunité des clusters

C’est dans les années 1990, et sur fond de libéralisation économique, que l’idée d’une politique plus sélective à l’égard des petites industries a gagné du terrain. Les décideurs politiques se sont saisis notamment du concept de clusters porté sur la scène internationale par des personnalités telles que Michael Porter et d’autant plus irrésistible qu’il existait objectivement beaucoup de clusters « spontanés » en Inde. Selon un recensement réalisé en 2006 par le gouvernement, on en comptait environ 2 500 composés de micro-entreprises d’artisans, tandis que plus de 46 % des unités de micro-entreprises répertoriées se situaient dans ce type de groupements. La plupart d’entre eux étaient de type « marshallien », terme qui désigne les concentrations spatiales d’entreprises spécialisées dans une filière décrites par Alfred Marshall en Europe à la fin du XIXe siècle17, et différentes de l’idéal type élaboré plus récemment dans le contexte italien18. Les deux types de districts industriels, marshallien et italien, se caractérisent par leur ancrage territorial et par leur « atmosphère industrielle », mais tandis que les exter-nalités positives identifiées par Marshall étaient principalement le fruit d’une coopération « passive », engendrée par la proximité des entreprises et par la circulation de la main-d’œuvre et des connaissances, les districts italiens ont eu le génie de mutualiser les services, de coordonner les campagnes de commercialisation, de partager les risques liés à l’innovation et, ce faisant,

15. M. S. Ahluwalia, « Economic Reforms in India since 1991: Has Gradualism Worked? », The Journal of Economic Perspectives, 16 (3), 2002, p. 67-88. 16. Rapport annuel du Ministry of Micro, Small and Medium Entreprises (http://msme.gov.in/msme_ars.htm) (consulté le 9 février 2012). 17. Alfred Marshall, Principles of Economics, Londres, Macmillan, 1920 (1890).18. Sebastiano Brusco, « The Emilian Model: Productive Decentralisation and Social Integration », Cambridge Journal of Economics, 6 (2), 1982, p. 167-184.

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d’accéder aux externalités supérieures, assimilées à la production high road19. La distinction entre modèle « marshallien » et modèle « italien » permet de dissocier la morphologie (concentration sectorielle et géographique d’entre-prises) du fonctionnement interne des districts. Il existe en Inde de nombreux obstacles à la coopération « active », ou coor-dination délibérée entre les entreprises, et donc à l’opportunité de transposer le modèle normatif du « cluster performant » inspiré du cas italien20. Un des problèmes structurels est l’absence de complémentarité entre les entreprises due au fait qu’elles produisent souvent des biens génériques. C’est le cas en particulier des manufactures à base de transformations simples, où les processus de production ne se prêtent pas à une segmentation en différentes étapes, et où la très forte concurrence mine les possibilités de coopération. Dans d’autres cas, l’hétérogénéité interne des clusters sur les plans de la technologie, de la capacité et de l’organisation productives, et des marchés finaux empêche les entreprises de définir des perspectives communes et agit donc comme un obstacle à la coopération21. En général, les possibilités d’intégrer verticalement les opérations et de gravir ainsi la chaîne de valeur restent limitées pour la vaste majorité des clusters indiens qui ne sont guère innovants. Leur positionnement subordonné au sein des réseaux de production globalisés ne leur permet pas de s’affranchir d’une production qui repose surtout sur le coût bas de la main-d’œuvre. Toutefois, les études menées sur des clusters de textiles/confection et de cuir/chaussures ont montré que certains obstacles pouvaient être surmontés grâce à une volonté collective des acteurs privés, et avec l’appui éventuel des acteurs publics, par exemple pour développer des stratégies commerciales communes22. En revanche, les obstacles qui relèvent d’institutions sociales paraissent plus résistants au changement. La prédominance de régimes de production informels, où règne la précarité, agit contre la mise en place d’une éthique de coopération23, en particulier lorsque les clusters produisent pour les segments les plus bas du marché et que leur compétitivité repose sur le facteur prix.Néanmoins, il existe des clusters performants en Inde, et c’est vers ceux-là que s’est orientée progressivement une première politique de soutien

19. Hubert Schmitz, « Collective Efficiency: Growth Path for Small Scale Industry », Journal of Development Studies, 31 (4), 1995, p. 529-566.20. K. Das, L. Kennedy, « Les clusters industriels : réponse à la libéralisation économique en Inde ? », dans Yves-André Fauré, Loraine Kennedy, Pascal Labazée (dir.), Productions locales et marché mondial dans les pays émergents. Brésil, Inde, Mexique, Paris, IRD-Karthala, 2005, p. 129-155. 21. Poul Ove Pedersen, Ami Sverrisson, Miene Pieter van Dijk, (eds), Flexible Specialization. The Dynamics of Small-Scale Industries in the South, Londres, Intermediate Technology Publications, 1994.22. K. Das, L. Kennedy, « Les clusters industriels : réponse à la libéralisation économique en Inde ? », cité.23. L. Kennedy, « Cooperating for Survival: Tannery Pollution and Joint Action in the Palar Valley (India) », World Development, 27 (9), 1999, p. 1673-1691.

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dans les années 1990. Le rôle de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), du Bureau international du travail et de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) dans la diffusion en Inde du modèle international du cluster a été sans doute déterminant. En réalisant des études sur certains cas indiens et en les confrontant aux exemples européens, notamment italiens, ils ont proposé une boîte à outils compatible avec « l’air du temps », y compris en Inde, c’est-à-dire un modèle reposant davantage sur le dynamisme du secteur privé et sur les interventions publiques indirectes24. Cependant, du fait de la nature ancienne des regroupements d’entreprises et de leurs faiblesses endémiques, surtout en ce qui concerne les manufactures dites traditionnelles, il semble que les mesures de promotion de clusters performants ne puissent être facilement transposées en Inde. En effet, il s’agit moins d’un nouveau vecteur de croissance ou de développement, comme cela a pu être le cas dans les économies de transition en Europe centrale25, que d’un potentiel latent à activer en vue de faire monter en grade les clusters existants. De même, dans les pays industrialisés, l’approche est souvent plus stratégique et vise à asseoir ou à développer des capacités dans des secteurs de pointe ou ayant un fort potentiel de croissance sur des marchés internationaux comme les pôles de compétitivité en France. Au niveau du gouvernement central, le développement des clusters est placé sous la tutelle du ministère des Petites et Moyennes Industries, ce qui n’est pas sans conséquence sur la manière dont les décideurs appliquent la notion et la définissent en relation avec la politique globale de soutien à ce secteur. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une simple substitution de politique, le fait de placer sous la même tutelle la promotion nouvelle des clusters et l’ancienne politique de soutien aux petites industries amène l’administration centrale à opérer des arbitrages entre les entreprises selon leurs caractéristiques (regroupées en cluster ou pas, intégrées dans des chaînes internationali-sées de production ou pas, etc.) et selon leur performance économique. Au demeurant, le modus operandi en matière d’intervention demeure inchangé puisque l’accent continue d’être mis sur le « diagnostic » de clusters et sur le « traitement » sous forme d’interventions ciblées26.

24. Ainsi, la mission de la Foundation for MSME Clusters, établie en 2005 par l’ONUDI, est de promouvoir le développement local « inclusif » sur la base de clusters (http://www.msmefoundation.org/Clusert_Initiative_india.aspx) (consulté le 30 décembre 2012).25. OCDE, « Business Clusters: Promoting Enterprise in Central and Eastern Europe », Paris, OECD - Local Economic and Employment Development (LEED) Programme, 2005.26. Ainsi, 412 clusters ont été sélectionnés par le ministère pour bénéficier d’interventions : 50 pour des « interventions dures », 152 pour des « interventions douces » et 210 pour des études diagnostiques (http://pib.nic.in/release/release.asp?relid=46260) (consulté le 9 février 2013).

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Les années 2000-2010 : les zones économiques spéciales

Votée en 2005, la loi sur les zones économiques spéciales (Special Economic Zones, ci-après zones spéciales) exprime la volonté du gouvernement indien d’adopter une nouvelle approche en matière de développement industriel axée sur l’augmentation des capacités exportatrices du pays. Contrairement aux initiatives en faveur des clusters qui s’appuient sur l’existant, cette loi vise essentiellement la création de nouvelles capacités, à partir notamment des capitaux étrangers (IDE). Certes, le concept de zone franche n’est pas nouveau puisque l’Inde a été le premier pays d’Asie à l’expérimenter dès 1965 avec les export processing zones. Apparemment toutefois, l’expérience n’a pas été convaincante : l’Inde ne comptait que huit grandes zones à la fin des années 1990 et l’importance de celles-ci en termes de création de valeur et de contribution aux exportations est restée très limitée27. C’est donc sous une forme nouvelle que la politique des zones est ressuscitée en Inde en 2000. Le contexte international s’y prête, qui fait de ce type de structures un outil stratégique courant28. L’économie nationale, quant à elle, s’est progressivement ouverte à la concurrence étrangère à partir du début des années 1990. Pourtant, alors que les investisseurs étrangers sont autorisés à tenir une majorité des parts, voire une participation de 100 % dans la plupart des secteurs industriels, y compris les secteurs prioritaires comme l’énergie et les infrastructures, les IDE, qui ont par ailleurs fortement augmenté, se sont déplacés, depuis le milieu des années 1990, des activités manufacturières vers les services29.La nouvelle politique annoncée en 2000 s’inspire explicitement de l’exemple chinois. La justification mise en avant est simple : accélérer les investissements nationaux et étrangers afin de stimuler les exportations et l’emploi. Les fac-teurs d’attractivité supposés des zones spéciales sont des infrastructures de qualité, un régime fiscal favorable (zone franche, exemption de l’impôt sur les profits pour les promoteurs et pour les entreprises s’y implantant) et la possibilité de bénéficier des effets positifs d’agglomération. En 2005, le gouvernement décide de transformer en loi la politique des zones spéciales pour faire de son contenu un principe stable et ainsi rassurer les investisseurs quant à l’engagement du gouvernement dans la durée. En réa-lité, la finalité de cette politique demeure quelque peu ambiguë. Elle peut se

27. Jérémie Grasset, Frédéric Landy, « Les zones franches de l’Inde, entre ouverture à l’international et spéculation immobilière », Annales de géographie, 116 (658), 2007, p. 608-627 ; Aradhna Aggarwal, Social and Economic Impact of SEZs in India, New Delhi, Oxford University Press, 2012.28. Jonathan Bach, « Modernity and the Urban Imagination in Economic Zones », Theory, Culture & Society, 28 (5), 2011, p. 98-122.29. Les IDE sont passés de moins d’1 % du PIB à la fin des années 1980 à 6 % en 2004. Chandana Chakraborty, Peter Nunnenkamp, « Economic Reforms, FDI, and Economic Growth in India », World Development, 36 (7), 2008, p. 1192-1212.

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concevoir comme le lancement d’une nouvelle génération de réformes dont le but serait de faciliter la participation effective des grandes firmes indiennes dans les marchés mondiaux et d’améliorer les infrastructures physiques sur lesquelles elles s’appuient30. Or, si le discours qui fonde la stratégie des zones spéciales exprime la volonté des dirigeants politiques d’approfondir la libéralisation de l’économie et de favoriser son intégration dans les échanges internationaux, la politique mise en œuvre révèle l’incapacité du gouvernement à mener des réformes difficiles, comme celles touchant aux lois du travail et aux procédures d’investissement, qui relèvent largement des compétences des États fédérés. Faute de soutien politique pour faire avancer les réformes sur l’ensemble du territoire, New Delhi déploie un outil qui, selon le principe de l’enclave, permet de délimiter un espace et de définir pour celui-ci un cadre réglementaire et juridique distinct de celui qui gouverne le territoire hors zone, l’hinterland, dont l’espace ainsi créé se trouve coupé31.

Les modalités de la politique des zones spéciales

En l’occurrence, la loi de 2005 cherche à définir un cadre complet, qui couvre les divers abattements fiscaux et toutes les réglementations qui encadrent les activités au sein de la zone, ainsi que sa structure de gouvernance32. Les règles promulguées pour la mise en application de cette politique distinguent, entre autres, les zones spécialisées dans un seul secteur d’activité et celles qui réu-nissent plusieurs secteurs (multi-product). Pour ces dernières, la loi définit une taille minimale de 1 000 ha33. Pour une zone spécialisée dans un seul secteur, ou consacrée exclusivement aux services, la taille minimale est de 100 ha. En revanche, pour une zone consacrée aux technologies de l’information ou aux biotechnologies, elle n’est que de 10 ha. Ces règles, qui permettent des zones de taille modeste, voire très petites, marquent un contraste net avec l’approche chinoise qui privilégie de vastes zones équivalentes à l’aire d’une région ou d’une grande ville. Ainsi la loi indienne présente-t-elle un certain nombre de particularités qui la distinguent à la fois des politiques nationales suivies jusque-là et des politiques de zones spéciales mises en œuvre dans d’autres pays. Nous en relèverons trois.Tout d’abord, l’idée de mobiliser des capitaux et des compétences du secteur privé pour développer des infrastructures de qualité et attirer des entreprises.

30. C’est la thèse défendue par Rob Jenkins, « The Politics of India’s Special Economic Zones », dans Stuart Corbridge et al., (eds), India’s Great Transformation, New York, Routledge, 2011, p. 49-65.31. Pour une étude des diverses réponses des États à cette politique, voir Rob Jenkins, Loraine Kennedy et Partha Mukhopadhyay, (eds), Power, Policy, and Protest: The Politics of India’s Special Economic Zones, New Delhi, Oxford University Press, 2014.32. La loi et les règles sont disponibles sur le site officiel http://sezindia.nic.in/.33. La taille maximale pour l’ensemble des zones est de 5 000 ha.

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Certes, les agences publiques peuvent prendre l’initiative de proposer une zone spéciale ou de se constituer partenaire dans une joint venture avec une entreprise privée, mais, à ce jour, 80 % environ des projets sont privés. Le promoteur demeure propriétaire de la zone ; la loi ne permet pas la vente des parcelles, seulement leur location. Ensuite, l’absence totale de contrôle sur l’implantation géographique des zones. Compte tenu du fait que les investissements ont tendance à se concentrer là où les infrastructures sont les meilleures, il n’est pas surprenant que les projets de zones visent principalement les très grandes villes situées dans les régions les plus industrialisées. Cette disposition se démarque fortement des politiques industrielles antérieures, soucieuses d’une répartition équilibrée des capacités productives.Enfin, le fait de concevoir la zone spéciale non seulement comme un espace de production, mais aussi, dans bien des cas, comme une ville nouvelle, une enclave autosuffisante, équipée de logements, de commerces et d’infras-tructures sociales34. Cette conception plutôt insolite est de nature à rendre l’outil plus attractif pour les promoteurs immobiliers, qui peuvent espérer récupérer plus facilement le coût de leur investissement par des opérations résidentielles et commerciales. En Inde, le secteur immobilier est en plein boom, dopé par la forte croissance économique qui a profité avant tout aux classes moyennes et aisées urbaines. Il est significatif que la loi ait fixé, dans sa version originale, à seulement 25 % la superficie devant être consacrée à l’activité de production stricto sensu dans les zones de production mixte, le reste pouvant servir à d’autres types d’installations (résidentielles ou com-merciales). Très critiqué, ce plafond est passé en 2007 à 35 %, puis à 50 %.

La performance des zones spéciales

Dès son entrée en vigueur, la loi de 2005 rencontre un accueil enthousiaste de la part des investisseurs. En novembre 2011, 582 projets ont l’approbation formelle de l’instance centrale, et sur ce total 380 zones sont « notifiées », ce qui veut dire que les développeurs ont pris possession de l’ensemble du terrain (la loi exige la contiguïté du terrain) et obtenu les autorisations requises des gouvernements provinciaux et locaux. Compte tenu de la période plutôt longue de gestation des projets, seules 143 zones sont aujourd’hui en état de fonctionnement, et parmi elles 19 sont d’anciennes export processing zones converties en zones spéciales après le passage de la loi de 2005. À cause de

34. S. Narayan Menon, Soumya Kanti Mitra, « Special Economic Zones. The Rationale », New Delhi, CPR Occasional Paper Series, no. 16, Centre for Policy Research, 2009 (http://www.academia.edu/4811345/SPECIAL_ECONOMIC_ZONES_Promise_Performance_and_Pending_Issues_CPR_OCCASIONAL_PAPER_SERIES_CENTRE_FOR_POLICY_RESEARCH) (consulté le 12 février 2014).

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la crise de 2008, le rythme des nouvelles propositions a fortement ralenti et plusieurs promoteurs ont obtenu l’annulation de leurs projets. Cela n’empêche pas le gouvernement de se déclarer toujours satisfait de la performance des exportations, en croissance rapide (tableau 1).

Tableau 1. Exportations en provenance des zones économiques spéciales (SEZ)

Année (avril-mars) Taux de croissance (d’année en année)

2006-2007 52 %

2007-2008 93 %

2008-2009 50 %

2009-2010 121 %

2010-2011 43 %

Source : Department of Commerce SEZ Division, « Discussion Paper to Facilitate Stakeholder Consultation on Potential Reform of the SEZ Policy and Operating Framework », (non daté) (http://www.sezindia.nic.in/writereaddata/updates/sez_review.pdf ) (consulté le 4 juillet 2013)

En termes de distribution sectorielle, ce sont les zones spécialisées dans les technologies d’information qui reçoivent de loin le plus grand nombre de projets. En 2011, 80 des 143 zones en état de fonctionnement sont de cette catégorie, qui recouvre aussi bien les activités à haute valeur ajoutée (génie logicielle) que celles de basse valeur ajoutée (centres d’appel, services aux entreprises). Les autres secteurs bien représentés sont l’industrie chimie/pharmaceutique, les biotechnologies et l’ingénierie. Toutes ces activités, en forte croissance à l’échelle mondiale, reposent sur des ressources humaines qualifiées. L’absence relative de zones spécialisées en manufacture (17 des 143 zones) est une source d’inquiétude et de perplexité pour le gouverne-ment. Étant donné que l’un des principaux avantages comparatifs de l’Inde est une main-d’œuvre à coût relativement bas, les architectes de la politique s’attendaient à voir arriver des projets d’investissement de type manufacturier, intensif en travail. Un tel échec fournit à ceux qui lui sont opposés la preuve que cette politique est mal conçue. Ils estiment, par exemple, que l’autorisation de zones de très petite taille (10 ha) revient à promouvoir une politique d’allégements fiscaux en faveur des promoteurs immobiliers. Cette disposition est d’ailleurs contestée dans un premier temps par le ministère des Finances, qui craint de perdre d’importants revenus fiscaux sans que soient pour autant créées des économies d’échelle, lesquelles sont une des justifications annoncées de la politique. Il est vrai que les zones spéciales n’ont pas les résultats escomptés en ce qui concerne la création d’emplois : en juin 2011, selon les chiffres officiels, 579 708 nouveaux emplois ont été créés depuis la mise en application de la loi de 2005

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(714 412 en comptant les anciennes export processing zones converties)35. Ce résultat doit être apprécié à l’aune du nombre de la population active totale qui est estimée à 430 millions de personnes.En outre, les objectifs de performance que les décideurs politiques se sont fixés en matière d’investissements directs étrangers ne sont pas atteints. En 2011, les IDE représentent moins de 12 % de l’investissement total dans les zones spéciales36. Force est de constater que les avantages proposés par cette politique ne sont pas suffisants pour contrebalancer les faiblesses structurelles de l’industrie indienne : le manque de qualification de la main-d’œuvre, une productivité basse, des infrastructures inadaptées, en premier lieu en matière de fourniture d’électricité, et des lourdeurs administratives.

Effets d’agglomération et d’entraînement des zones spéciales

Nous l’avons dit, ce sont de préférence les régions les plus développées sur le plan économique qui attirent la plupart des zones spéciales : 75 % des zones formellement approuvées sont ainsi situées dans le Sud et l’Ouest du pays et 92 % de leur superficie totale se trouvent dans cinq États (Andhra Pradesh, Gujarat, Karnataka, Maharashtra et Tamil Nadu)37. À une échelle plus fine, plus de 80 % des zones proposées sont à proximité des grandes villes. Bien qu’elle s’explique facilement par la quantité et la qualité des infrastructures en milieu urbain, cette tendance à la concentration spatiale soulève des questions politiques sensibles. Les risques de spéculation immobilière, notamment, sont d’autant plus préoccupants que les occupations illégales et les droits de propriété ambigus abondent dans les périphéries particulièrement ciblées pour le développement des zones. De manière générale, la contestation la plus vigoureuse à l’encontre de cette politique concerne les terrains. La plupart des projets de grande taille se heurtent à la résistance des paysans ou d’autres groupes d’ayants droit à la terre. Ce qui alimente surtout la colère et galvanise les mobilisations, c’est l’aide apportée par l’État aux promoteurs des zones, aux dépens des intérêts à la fois particuliers et collectifs des populations rurales. Dans le système fédéral indien, ce sont les États qui sont chargés des questions foncières, et la législation (une loi coloniale datant de 1894)38 leur accorde le droit d’acquérir des terrains par la force, si cette acquisition répond à « l’intérêt général »,

35. Department of Commerce SEZ Division, « Discussion Paper to Facilitate Stakeholder Consultation on Potential Reform of the SEZ Policy and Operating Framework », cité.36. A. Aggarwal, Social and Economic Impact of SEZs in India, op. cit., p. 144. 37. P. Mukhopadhyay, « The Promised Land of SEZs », Seminar, 581, janvier 2008, p. 30.38. Une nouvelle loi, ratifiée en 2013, est entrée en vigueur le 1er janvier 2014.

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formulation qui laisse des marges importantes aux pouvoirs discrétionnaires. En théorie, les zones spéciales ont un potentiel important pour engendrer des effets positifs d’agglomération, à la manière des clusters, et promouvoir le développement économique local. En pratique, ces effets ne peuvent être validés qu’au cas par cas. Ainsi, une étude récente affirme que la zone de Chennai présente bel et bien les avantages d’un cluster, puisque « la concen-tration des compétences et des bonnes pratiques profite à l’ensemble des unités [de la zone] »39, et que les entreprises entretiennent des liens étroits avec la région métropolitaine, dans la mesure où, sous certaines conditions, des tâches fortement consommatrices de main-d’œuvre ou d’espace sont externalisées40. Dans ce cas, des retombées économiques positives peuvent s’étendre aux entreprises à l’extérieur de la zone, de même que lorsqu’un groupe industriel situe stratégiquement ses unités de part et d’autre de la frontière de la zone. Selon une étude menée sur un échantillon des plus grandes zones spéciales, en 2007, 27 % des firmes ont au moins une unité à l’extérieur de la zone, dans l’aire dite de l’économie domestique41.

Dans la perspective longue des stratégies indiennes de développement indus-triel, la politique des zones spéciales opère plusieurs types de rupture. Pour la première fois, elle entérine de manière explicite, et à l’échelle du pays, le principe de développement sélectif des territoires. Ce faisant, elle marque un contraste de fond mais aussi de forme avec la politique très générale de soutien à la petite industrie qui avait vocation à couvrir l’ensemble des entreprises et développait des volets de protection, de promotion et de déve-loppement institutionnel. Elle entérine également la réorientation stratégique en faveur de la croissance tirée par les exportations, avec une spécialisation dans les secteurs porteurs de l’économie mondiale tels que les technologies de l’information et de la communication, les biotechnologies et l’industrie pharmaceutique (tableau 2 en annexe).L’orientation qui avait commencé à se manifester discrètement il y a une quinzaine d’années par des interventions sélectives en faveur des clusters performants à base de petites entreprises s’est amplifiée avec la politique des zones spéciales qui comporte des modalités de nature à favoriser la création de toutes pièces de clusters innovants, à base d’équipements de première qualité. L’exemption de droits de douane sur les machines et les entrants

39. J. Grasset et F. Landy, « Les zones franches de l’Inde, entre ouverture à l’international et spéculation immobilière », art. cité, p. 624.40. Selon les règles, la valeur des biens sous-traités en dehors de la zone ne doit pas excéder la valeur des biens produits par l’entreprise à l’intérieur de la zone. Government of India, Special Economic Zones Rules, New Delhi, Ministry of Commerce and Industry, 2006, p. 34.41. A. Aggarwal, « Impact of Special Economic Zones on Employment, Poverty and Human Development », Working Paper 194, Indian Council for Research on International Economic Relations, New Delhi, 2007, p. 45.

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importés vise précisément à encourager une production de pointe. Reste à savoir si les mesures destinées à aider les milliers de clusters existants à monter en puissance seront maintenues, afin d’éviter la cristallisation d’un système industriel à deux vitesses : les zones spéciales à la pointe des marchés mondiaux et les autres clusters qui produisent à basse qualité et à bas prix pour le marché indien.La politique actuelle diverge également des politiques antérieures par ses implications spatiales. En n’imposant aucune restriction à l’implantation physique des zones, elle encourage la valorisation des actifs présents dans les agglomérations urbaines (capital humain, infrastructures de qualité, connecti-vité) et favorise l’émergence de clusters métropolitains ou le renforcement de ceux qui existent déjà. Les répercussions en termes d’urbanisation s’annoncent importantes. En 2008, une étude a estimé que d’ici dix ans entre 50 et 70 villes satellites, comptant chacune entre 500 000 et un million d’habitants, auront vu le jour autour des zones spéciales42. La question du creusement des disparités régionales qui s’ensuivra néces-sairement est très sensible en Inde où le gouvernement national est perçu comme le garant d’une certaine justice spatiale au sein du système fédéral. En promouvant une politique génératrice de déséquilibres, basée explicitement sur le principe de concentration des actifs, l’État se place du côté des plus forts et s’expose à des critiques facilement exploitables par les formations d’opposition, voire par les membres minoritaires de la coalition au pouvoir. Cela est d’autant plus critique que l’Inde est entrée de façon durable dans l’ère des coalitions, où de petites formations, notamment des partis régionaux, peuvent exercer beaucoup d’influence à l’échelle nationale. Parce qu’elle repose principalement sur le capital privé, la stratégie des zones spéciales pourrait sembler, à première vue, circonscrire significativement le champ d’interven-tion de l’État. Or il n’en est rien. L’implication de l’État dans cette stratégie est indéniable et il est fréquent que les agences publiques relevant des États fédérés viennent en aide aux investisseurs en leur procurant un terrain ou en reliant les zones aux infrastructures en réseaux (électricité, eau, voirie). Comme d’autres États en pleine restructuration néolibérale, l’État indien se réinvente en redéfinissant ses relations avec le secteur privé. Parallèlement, la montée en puissance de groupes privés influents, de plus en plus capables de capter des biens publics, explique en partie le virage pris en faveur de la politique des zones économiques spéciales. Dans ce domaine, les entreprises immobilières, en particulier, deviennent des partenaires privilégiés de l’État. Un tel parti pris n’échappe pas aux individus et aux groupes qui, dans la plupart des régions du pays, sont de plus en plus nombreux à dénoncer cette

42. National Institute of Urban Affairs, « Special Economic Zones and their Implications on Urban Management and Regional Planning in India », Urban Finance, Quarterly Newsletter of the NIUA, 11 (2), 2008, p. 6.

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politique, les premiers étant les paysans dont les terres ont été réquisition-nées pour créer une zone. Dans un régime démocratique comme celui de l’Inde, il est probable que la poursuite acharnée de cette politique aura des répercussions d’autant plus graves qu’elle a souvent participé à des agendas cachés, notamment des gains illicites provenant de projets immobiliers au bénéfice des partis politiques au pouvoir, et contribué à légitimer la défection des classes moyennes de la vie des collectivités locales par leur cantonnement dans des enclaves bien aménagées de la périphérie urbaine43. ■

Loraine Kennedy est socio-économiste, directrice de recherche CNRS au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CNRS-EHESS) à Paris. Ses travaux portent actuelle-ment sur les processus de restructuration économique en Inde et sur les stratégies de re-territorialisation déployées par l’État dans un contexte global de libérali-sation économique. Elle a publié récemment « Comparing State-Level Policy Res-ponses to Economic Reforms in India. A Subnational Political Economy Perspec-tive », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs (avec Kim Robin et Diego Zamuner, 13, 1er semestre, printemps 2013, http://regulation.revues.org/10247) ; The Politics of Economic Restructuring in India. Economic Governance and State Spatial Rescaling (Londres, Routledge, 2014) et Power, Policy, and Pro-test: The Politics of India’s Special Economic Zones (co-édité avec Rob Jenkins et Partha Mukhopadhyay, New Delhi, Oxford University Press, 2014)[email protected]

43. L’auteure remercie les évaluateurs anonymes de Critique internationale ainsi que les responsables du dossier pour leurs commentaires et suggestions.

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Vers un État développeur au Kazakhstan ? Les bases institution-nelles de la transition économique

par Joachim Ahrens et Manuel Stark

bien qu’il ne se soit guère soucié jusqu’à maintenant de suivre les recommandations de réforme inspirées par le consensus de Washington, le Kazakhstan affiche une croissance économique remarquable, une grande stabilité politique (mais point de démocratie) et un pouvoir pré-sidentiel fort. À la faveur de la hausse des prix mondiaux de ses ressources naturelles, il a fait ses propres choix de politique publique et bâti des structures politico-institutionnelles de son cru. Nous allons examiner ces structures, qui ont permis d’assurer la stabilité politique actuelle et d’atteindre un progrès économique et social, en nous demandant si cette « autocratie de marché » émergente est en voie de devenir un État développeur.Étant donné le cadre non démocratique dans lequel se déroule la transition économique du Kazakhstan, le modèle de l’Asie orientale se présente à notre analyse comme une bonne référence conceptuelle. Après une discussion des soubassements institutionnels de ce qu’il est convenu d’appeler un État

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développeur1, nous tâcherons d’évaluer dans quelle mesure ce qui se construit au Kazakhstan est de nature à rendre crédibles les réformes libérales et la volonté de développement de ses dirigeants.

Les bases institutionnelles de l’État développeur

Dans la littérature d’économie politique, l’idée d’un État non démocratique mais capable et efficace est souvent associée au concept d’État développeur capitaliste. Chalmers Johnson oppose ce dernier à l’économie de marché clas-sique comme à l’économie centralement planifiée : alors que les économies dirigées socialistes fonctionnent selon l’« idéologie du plan » et les économies de marché occidentales (réglementées) selon la « rationalité du marché », l’État développeur, lui, fonctionnerait selon la « rationalité du plan »2.

Les traits distinctifs

Le concept d’État développeur a été formulé de manière inductive pour rendre compte des économies à croissance rapide du Japon, de la Corée du Sud et de Taiwan, en faisant ressortir leurs différences avec les économies de marché occidentales, surtout celles des États-Unis et du Royaume-Uni3. Pour Ha-Joon Chang, l’État est « développeur » quand « il est capable de créer et de régir les rapports économiques et politiques propres à soutenir une industrialisation durable (...), prend au sérieux les objectifs de croissance à long terme et de changement structurel, assure une gestion “politique” de l’économie permettant d’amortir les conflits inévitables lors d’un tel change-ment (mais sans jamais perdre de vue les objectifs à long terme) et procède aux adaptations et innovations institutionnelles nécessaires à la réalisation desdits objectifs »4.Les États développeurs ne sont pas identiques entre eux ni immuables, mais tous présentent certains éléments qui les distinguent : l’attachement des dirigeants politiques à l’objectif de développement ; les fonctions de l’État ; les bases politico-institutionnelles du gouvernement économique. Le premier aspect concerne l’ethos de l’élaboration des politiques publiques et

1. Une part importante de cette section est reprise de Joachim Ahrens, Governance and Economic Development: A Comparative Institutional Approach, Cheltenham, Edward Elgar, 2002.2. Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982, p. 18. 3. La théorie de l’État développeur n’a pas été appliquée qu’à l’Asie orientale. Pour l’Inde, l’Amérique latine et les pays européens, voir Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999 ; pour les cas turc et syrien, voir David Waldner, State Building and Late Development, Ithaca, Cornell University Press, 1999. 4. Ha-Joon Chang, « The Economic Theory of the Developmental State », dans M. Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, op. cit., p. 192.

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présente une dimension idéelle : l’engagement des élites pour la croissance économique et la transformation structurelle, dans une visée nationaliste ou de construction de la nation. Pour Tianbiao Zhu, cela s’explique par des menaces extérieures bien réelles (par exemple, en Corée du Sud de la part de la Corée du Nord, à Taiwan de la part de la Chine continentale), qui incitent les élites à œuvrer ensemble à l’industrialisation5. On peut généraliser en parlant de contraintes exogènes ou extérieures s’imposant aux décideurs : il ne s’agit donc pas uniquement de menaces (que l’on retrouve du reste dans d’autres États développeurs comme l’Indonésie ou la Malaisie), mais aussi, par exemple, de l’éventualité de l’interruption de l’aide américaine (à Taiwan, en Corée du Sud) ou encore de l’effet de « discipline » de la concurrence internationale qui force les gouvernements à de véritables réformes libérales. À l’usage, pour les détenteurs du pouvoir, cette priorité au développement s’est révélée être, au-delà d’une stratégie de survie nationale, une précieuse source de légitimité politique6.Le deuxième domaine est celui des fonctions de l’État : formulation des grands objectifs économiques et sociaux, gestion des structures de l’économie, défense des intérêts économiques nationaux, investissement public dans des domaines comme l’enseignement pour tous ou la répartition plus équitable des chances et de la richesse7.Le troisième groupe est celui des caractéristiques institutionnelles : stabilité du pouvoir politique assurée par une élite administrative relativement autonome, qui réunit les meilleurs talents gestionnaires et ne cède pas aux pressions poli-tiques susceptibles d’entraver la croissance ; coopération entre secteurs public et privé, généralement pilotée par une agence de planification économique8.

L’autonomie de l’administration

Une caractéristique essentielle de l’État développeur idéal-typique est d’assu-rer une relative autonomie des responsables politiques et des fonctionnaires chargés de l’élaboration des stratégies et de l’application des programmes économiques, pour éviter qu’ils ne deviennent les instruments d’intérêts

5. Tianbiao Zhu, « Threat Perception and Developmental States in Northeast Asia », Working Paper 2001/3, Australian National University, Department of International Relations, Canberra, 2013 (https://digitalcollections.anu.edu.au/bitstream/1885/40372/3/01-3.pdf) (consulté le 30 décembre 2013) ; Hilton L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, Hong Kong, Oxford University Press, 1996. 6. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit. ; Manuel Stark, The Emergence of Developmental States from a New Institutionalist Perspective: A Comparative Analysis of East Asia and Central Asia, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2012.7. C. Johnson, « The Developmental State: Odyssey of a Concept », dans M. Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, op. cit., p. 32-60. 8. C. Johnson, « Political Institutions and Economic Performance: The Government-Business Relationship in Japan, South Korea, and Taiwan », dans Frederic C. Deyo (ed.), The Political Economy of the New Asian Industrialism, Ithaca, Cornell University Press, 1987, p. 136-164.

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privés. Ce sont ici l’architecture institutionnelle, l’accès des décideurs publics aux moyens financiers et les sources de pouvoir politique qui jouent les rôles principaux. Moins le privé finance le public, plus il est aisé d’assurer l’auto-nomie du politique ; et celle de l’administration économique est au moins aussi importante. Pour réussir une croissance durable en régime de marché, la politique économique doit être cohérente, viser le long terme et disposer d’instruments se complétant mutuellement. C’est vrai dans tous les cas, mais encore plus pour un gouvernement qui entend conduire une politique industrielle sélective.L’organisation de la fonction publique et les motivations offertes à ses agents ont un impact décisif sur les résultats en termes de développement9. Une réforme cohérente de la politique économique exige une administration capable d’appliquer les décisions macroéconomiques, de faire respecter les droits de propriété et de conduire la politique industrielle en toute autono-mie. Max Weber a écrit que le fonctionnement efficace du marché exige une grande prévisibilité reposant sur la rationalité juridique. C’est dire que l’administration est un instrument vital pour construire une économie de marché moderne et opérationnelle. Les fonctionnaires sont alors exclusi-vement voués à des tâches administratives relativement indépendantes des pressions sociales. Selon Weber, l’État peut d’autant mieux renforcer et compléter l’échange marchand que son appareil administratif constitue une entité cohérente et que les fonctionnaires perçoivent la réussite de ses projets économiques comme la meilleure manière d’améliorer leur propre situation individuelle. Une administration dotée d’une forte identité de corps, qui met en concordance les objectifs individuels de ses agents avec ceux du pouvoir politique, doit pouvoir agir de manière autonome, c’est-à-dire être protégée de la pression des intérêts privés10.Pour que se concrétisent en résultats de développement les décisions de politique économique, le professionnalisme de la fonction publique est certes nécessaire mais il ne suffit pas. Dans une administration telle que l’entend Weber, il faut en outre que les nominations, promotions ou révocations de fonctionnaires ne soient plus politiques mais fondées sur des normes de performance contrôlées par des examens et concours impartiaux. Les fonctionnaires doivent se voir offrir des possibilités de carrière longue et gratifiante, avec des règles transparentes de recrutement et de licenciement. Les compétences et l’efficacité de l’administration s’en trouveront amélio-rées, et les fonctionnaires motivés et fidélisés. Pour produire suffisamment

9. Peter Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; Banque mondiale, World Development Report 1997. The State in a Changing World, Oxford, Oxford University Press, 1997.10. Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket (Agora), 1995 (1921).

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de fonctionnaires qualifiés qui donneront le meilleur d’eux-mêmes dans un tel système méritocratique, l’État devra accorder à l’enseignement un rang de priorité très élevé. On voit donc l’importance de bâtir une administration forte et dotée de certaines compétences bien précises. Pourtant, la fonction publique la plus efficace n’engendrera du développement que si les annonces et promesses du pouvoir et l’action de son appareil administratif sont conçues pour être crédibles. Cette idée révèle une lacune du concept d’État développeur fort. Dans un État de ce type, un gouvernement affichant des intentions de réforme et soucieux d’accroître sa crédibilité politique doit démontrer par ses actes sa volonté de développement économique à long terme : par exemple en inves-tissant largement dans l’enseignement public ou la santé. Il peut en outre ouvrir l’économie du pays et l’exposer à la concurrence internationale pour les ressources mobiles, ou encore adhérer à des organisations internationales (OMC, FMI), ce qui restreindra ses choix de politique publique, du moins dans certains domaines. De telles décisions politiques, dont le suivi sera assuré par une fonction publique relativement autonome et compétente, l’aideront à concrétiser ses annonces. Toutefois, en l’absence de dispositifs institutionnels propres à lier un gouvernement à ses promesses, il n’y aura pas non plus de crédibilité : les structures typiques de l’État développeur pourront aisément être détournées par un pouvoir arbitraire et l’État prétendument développeur deviendra un État prédateur.

Les liens entre l’État et le secteur privé

Dans les États développeurs, les relations de l’État avec le secteur privé servent deux objectifs interdépendants : celui de permettre au pouvoir politique de guider les entreprises vers l’objectif national de rattrapage économique par les voies de développement qu’il a choisies, et celui de constituer un mécanisme de communication par le canal duquel le secteur privé fournit un retour d’information sur les mesures décidées par le politique. Seule l’existence d’une telle circulation permet aux États développeurs d’ajuster en continu leurs décisions et d’identifier les nouveaux besoins de réforme11. Ces relations ont réellement amélioré l’efficacité des politiques publiques : Alice Amsden a souligné le penchant (et la capacité) des dirigeants politiques à discipliner le capital privé au moyen de diverses mesures d’autorité pour le plier à la stratégie nationale de développement, par exemple en réglementant l’accès au crédit ou en jouant sur les taux d’intérêt12. Linda Weiss a mis en lumière le

11. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit..12. Alice H. Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1992.

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phénomène qu’elle appelle interdépendance gouvernée13. Peter Evans a proposé la notion d’autonomie intégrée14, Chalmers Johnson celle de guidage administratif15, et Hilton Root a insisté sur l’importance des conseils délibératifs16. Ces auteurs et bien d’autres ont ainsi montré que les relations de l’État avec le secteur privé étaient faites de coopération autant que de coercition, mais que le premier n’apportait son soutien au second qu’à certaines conditions de réalisation d’objectifs fixés au niveau politique (par exemple en matière d’exportations).

La trajectoire du Kazakhstan, réformateur précoce revenu à l’interventionnisme

La volonté de développement et les contraintes exogènes

En 1997, dans un discours exposant sa « Stratégie 2030 », Nazarbaïev décla-rait que la politique économique du Kazakhstan reposerait sur le principe fondamental d’« une ingérence limitée de l’État dans l’économie, n’excluant pas un rôle actif » : « En économie, l’État doit avoir une action réelle, quoique limitée, en fixant les bornes légitimes du marché où le secteur privé se voit attribuer le premier rôle. Nous entendons mener à bonne fin l’élaboration de la base juridique des droits de propriété, créer les conditions d’un marché concurrentiel et poser des règles efficaces contre les monopoles, conduire une politique budgétaire et monétaire dotée de continuité, mettre en place un filet de sécurité sociale, œuvrer au développement des infrastructures, de l’éducation et de la santé, mener une vraie politique de l’environnement. Si (...) les marchés sont faibles et sous-développés, si l’espace marchand est encombré de résidus du système d’économie administrée, l’État doit intervenir pour développer le marché et déblayer cet espace »17. Le rôle économique que Nazarbaïev assigne ici à l’État kazakh, bien que très actif, est largement conforme aux recommandations des institutions internationales et de la plupart des économistes occidentaux. S’il se réfère au modèle des économies en croissance rapide d’Asie orientale, la principale leçon qu’il tire de leur expérience semble être la stabilité macroéconomique : « Pour devenir le premier “Léopard des neiges” de l’histoire asiatique, notre priorité doit être de nous inspirer des meilleures expériences internatio-

13. Linda Weiss, « Governed Interdependence: Rethinking the Government-Business Relationship in East Asia », Pacific Review, 8 (4), 1995, p. 589-616.14. P. Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, op. cit..15. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit..16. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit..17. Nursultan Nazarbayev, Kazakhstan 2030: Prosperity, Security and Ever Growing Welfare of all the Kazakhstanis. Message of the President of the Country to the People of Kazakhstan, 1997 (http://www.akorda.kz/upload/content_files/doc/Gos_programi/%D0%A1%D1%82%D1%80%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%B3%D0%B8%D1%8F%202030%20%28%D0%B0%D0%BD%D0%B3%D0%BB%29.doc) (consulté le 18 février 2014).

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nales en matière d’indices macroéconomiques : faible inflation, faible déficit budgétaire, monnaie nationale stable, taux d’épargne élevé. Cela s’est révélé efficace pour le Japon, la Corée, l’Indonésie, Taiwan et le Chili. On peut espérer qu’il en sera de même pour le Kazakhstan. Jusqu’ici nous n’avons jamais été confrontés au dilemme inflation ou croissance. N’oublions jamais que notre but est la croissance et que la stabilisation macroéconomique n’est qu’un moyen de l’atteindre ».C’est là une position très proche des conclusions de l’étude de la Banque mondiale sur le « miracle asiatique », publiée quatre ans seulement aupara-vant18. Dans l’ensemble, Nazarbaïev paraît dans ce texte adhérer à un modèle d’économie libérale ouverte sur le monde tant en matière d’investissements que de commerce. Il cite des économistes comme Adam Smith et Ludwig Erhard. Cette profession de foi libérale n’est pas forcément sincère, bien entendu, mais le Kazakhstan fait tout de même partie des anciens pays communistes qui ont le plus rapidement mis en œuvre les réformes libérales et levé la plupart des contrôles étatiques sur l’économie19. Le volume excep-tionnellement élevé d’investissements directs étrangers confirme du reste cette impression générale20. Si l’engagement du Président en faveur des réformes libérales s’est progres-sivement affaibli tandis que la politique industrielle gagnait du terrain, nul ne semble contester sa volonté évidente de croissance économique et de développement. Ainsi, Bhavna Dave a remarqué que certes Nazarbaïev dis-tribuait beaucoup à ses parents et amis, mais qu’« il laissait aussi une grande liberté économique aux entrepreneurs en herbe de son pays et offrait des perspectives de carrière publique rapide à la classe toujours plus nombreuse des cadres, technocrates et hauts fonctionnaires »21. Pour Sally Cummings, le pragmatisme l’emportait chez lui sur l’idéologie22. Bruce Perlman et Gregory Gleason, quant à eux, constataient que les élites « [utilisaient] les réformes administratives pour orienter les ressources en direction de leurs propres coffres »23, tout en ayant fort bien compris « que le meilleur moyen de maximiser les ressources de la corruption était de contrôler une économie

18. Banque mondiale, The East Asian Miracle: Economic Growth and Public Policy, Oxford, Oxford University Press, 1993.19. Alexander Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional Consistency », Eurasian Review, 3, 2010, p. 41-66.20. Il faut dire aussi, bien sûr, que le Kazakhstan favorisait les investissements directs étrangers parce qu’il avait cruellement besoin des connaissances techniques des entreprises internationales pour accéder à ses propres gisements pétroliers.21. Bhavna Dave, Nations in Transit 2009: Kazakhstan, Freedom House, 30 juin 2009 (http://www.refworld.org/docid/4a55bb3ec.html) (consulté le 18 février 2014). 22. Sally Cummings, « Understanding Politics in Kazakhstan », DEMSTAR Research Report n° 10, Copenhague, 2002.23. Bruce J. Perlman, Gregory Gleason, « Comparative Perspectives on Third Generation Reform: Realignment and Misalignment in Central Asian Reform Programs », International Public Management Review, 6 (1), 2005, p. 101.

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en forte croissance et d’y multiplier les surplus grâce à l’efficacité de l’État ». Ces trois observations pourraient assez bien s’appliquer aussi aux dirigeants des États développeurs d’Asie orientale.Les professions de foi volontaristes ne suffisent pas à faire un État développeur. Il faut encore que les autorités soient assez fortes pour mettre en œuvre les mesures appropriées et que certaines contraintes leur évitent la tentation d’entraver arbitrairement le développement des entreprises et du marché. La vie politique au Kazakhstan était déjà dominée par Nazarbaïev depuis quelques années lorsque s’est produite la chute du pouvoir soviétique. Malgré un certain pluralisme dans les premiers temps de l’indépendance, le régime est ensuite devenu de plus en plus autoritaire24. La première Constitution, adoptée en 1993, établissait un régime semi-présidentiel relativement libéral. Certes, Nazarbaïev ne s’est pas privé, dès cette époque, d’exercer une autorité informelle sur le Parlement et la Cour constitutionnelle, mais les révisions de la Constitution de 1995 et 1998 ont ensuite renforcé juridiquement ses pouvoirs aux dépens du Parlement. Et en 2007 un amendement l’a autorisé à se porter candidat autant de fois qu’il le voudrait, ses successeurs restant limités à deux mandats25. Aujourd’hui, le Président dispose, avec le fonds national Samruk-Kazyna, d’un puissant moyen de centralisation de la décision économique, dont il maîtrise aussi l’application grâce aux équipes hautement qualifiées de son Cabinet. En même temps, le pouvoir politique connaît certaines contraintes. L’une des plus fortes, et qui a considérablement influencé ses choix et l’évolution des institutions, est l’hétérogénéité ethnique, notamment la présence d’une majorité russe dans la partie Nord du pays. On peut aussi mentionner la structure interne de la société kazakhe, formée de clans familiaux (ou hordes) qui ont conservé un grand poids26.La contrainte ethnique a des prolongements internationaux. Confronté, depuis l’accession à l’indépendance, à la tâche difficile d’établir et d’entretenir la légitimité de son pouvoir sur la population russe du Nord, Nazarbaïev met la politique étrangère à contribution27. Tout en coopérant très étroitement avec la Russie, il cherche à contrebalancer l’influence russe en cultivant des relations relativement étroites avec les pays occidentaux et la Chine. Le Kazakhstan est membre de plusieurs organisations internationales telles que l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et

24. Richard Pomfret, The Central Asian Economies since Independence, Princeton, Princeton University Press, 2006.25. Andreas Heinrich, « The Formal Political System in Azerbaijan and Kazakhstan: A Background Study », Arbeitspapiere und Materialien, Université de Brême, Forschungsstelle Osteuropa, 107, 2010 ; S. Cummings, « Understanding Politics in Kazakhstan », cité.26. Edward Schatz, Modern Clan Politics: The Power of « Blood » in Kazakhstan and Beyond, Seattle, The University of Washington Press, 2004. Toutefois, la thèse qui veut que ce soient les allégeances claniques qui expliquent le mieux la politique kazakhe est controversée. Sébastien Peyrouse, « The Kazakh Neopatrimonial Regime: Balancing Uncertainties among the “Family”, Oligarchs and Technocrats », Demokratizatsiya, 20 (4), 2012, p. 345-370. 27. S. Cummings, « Understanding Politics in Kazakhstan », cité.

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l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), qui réunit les pays d’Asie centrale, la Russie et la Chine.Certes, la position du Président semble aujourd’hui à peu près incontestée, mais il existe des clivages non négligeables au sein de l’élite et une certaine compéti-tion politique aux niveaux inférieurs. Même si le Parlement et la vie politique en général sont clairement dominés par le parti Nur Otan, dont Nazarbaïev est le chef, il y a plusieurs partis d’opposition viables, quoique limités dans leur action par certaines contraintes28. B. J. Perlman et G. Gleason estiment que la contestation des choix du pouvoir et la discussion autour d’autres options sont plus ouvertes au Kazakhstan que dans les autres pays d’Asie centrale (à l’exception, peut-être, du Kirghizistan)29. Selon Anthony Bowyer, la Chambre basse du Parlement est même un lieu de débat authentique, bien que tous les députés soient membres du Nur Otan. Il est vrai que les dissensions qui s’y expriment sont principalement de nature régionale et non idéologique30. On comprend donc que le nationalisme économique ainsi que la visée de croissance et d’émancipation vis-à-vis de la Russie et de la Chine apparaissent comme une bonne stratégie de légitimation pour un pouvoir politique fortement centralisé.

L’administration

Le Kazakhstan ne peut s’adosser à aucune tradition ancienne de fonction publique bien organisée et efficace. C’est essentiellement la colonisation russe qui a apporté l’État dans ce territoire jusque-là surtout peuplé de nomades. Les coutumes qui gouvernent aujourd’hui les attitudes des fonctionnaires sont issues à la fois de l’héritage soviétique et de valeurs culturelles anté-rieures à l’influence russe. Selon Alexander Libman, ces valeurs culturelles sont peut-être en partie responsables de l’idée selon laquelle la bureaucratie soviétique était plus corrompue en Asie que dans la partie européenne de l’URSS. Certes, on ne saurait nier que l’appareil soviétique était inefficace et remarquablement corrompu, mais il était certainement plus efficace que celui de nombreux pays en développement, en ce sens qu’il contrôlait solidement le territoire national, et qu’il était capable de se faire obéir et d’appliquer les décisions prises par le centre31.

28. A. Heinrich, « The Formal Political System in Azerbaijan and Kazakhstan: A Background Study », cité.29. B. J. Perlman, G. Gleason, « Comparative Perspectives on Third Generation Reform: Realignment and Misalignment in Central Asian Reform Programs », art. cité.30. Anthony Clive Bowyer, Parliament and Political Parties in Kazakhstan, Washington, DC, Johns Hopkins University-SAIS, 2008 (http://www.isdp.eu/publications/silk-road-papers.html). 31. A. Libman, « Government-Business Relations in Post-Soviet Space: The Case of Central Asia » (http://www.centralasiaproject.de/index2.php?option=com_docman&task=doc_view&gid=25&Itemid=7), et « The Economic Role of Public Administration in Central Asia: Decentralization and Hybrid Political Regime » (http://www.centralasiaproject.de/index2.php?option=com_docman&task=doc_view&gid=19&Itemid=7) (consultés le 18 février 2014).

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Malgré les quelques aspects positifs de l’héritage soviétique, le Kazakhstan n’était pas particulièrement bien loti en matière de qualité de la fonction publique lors de son accession à l’indépendance. Il semble difficile de mesurer la qualité d’un appareil administratif et aucun système d’évaluation ne rend compte de tous ses traits pertinents. Le méta-indicateur élaboré par la Banque mondiale sous le nom d’efficacité des pouvoirs publics cherche à saisir « la qualité des services publics, celle de la fonction publique et son indépendance vis-à-vis des pressions politiques, celle de la formulation et de la mise en œuvre des politiques publiques, et la crédibilité de la volonté des pouvoirs publics de mener à bien les politiques qu’ils ont définies »32.

Efficacité des pouvoirs publics au Kazakhstan, 1996 à 2009 (en rang centile)

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10

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40

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1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009

Source : Banque mondiale, 2011

Le rang centile est le pourcentage de pays qui se situent au-dessous du Kazakhstan pour l’indice considéré. Antérieurement à 1996, la Banque mondiale était restée plusieurs années sans collecter ses worldwide governance indicators (six méta-indicateurs en tout, dont celui qui nous intéresse ici) ; de 1996 à 2002, elle l’a fait une année sur deux.On constate sur la figure que l’indice d’efficacité du Kazakhstan se situait très bas en 1996, puisqu’à peine plus de 10 % des États examinés faisaient moins bien que lui. Ensuite, et à l’exception d’un recul en 2002, le pays n’a cessé de progresser, même s’il est encore au-dessous de la ligne médiane. La Banque mondiale a d’ailleurs reconnu une amélioration significative de la fonction publique kazakhe33. Toutefois, une monographie récente affirme que l’effort de révision générale de l’organisation administrative a été mené dans une certaine confusion, avec pour conséquence beaucoup de doubles emplois, et que le recrutement des fonctionnaires reste lourdement déterminé par

32. Banque mondiale, World Development Indicators (http://info.worldbank.org/governance/wgi/index.aspx#faq) (consulté le 31 décembre 2013). 33. Kazakhstan: Reforming the Public Sector Wage System, Washington, DC, Banque mondiale, 31707-KZ, 2005, p. 51 (http://documents.worldbank.org/curated/en/2005/04/5872620/kazakhstan-reforming-public-sector-wage-system-policy-note).

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les allégeances politiques34. La même étude constate pourtant aussi que les réformes libérales ont été appliquées avec efficacité, qu’il y a eu des progrès dans la lutte contre la corruption et qu’il existe au sein de l’élite administrative « des îlots qui sont toujours extrêmement bien formés »35.De nombreuses questions demeurent cependant sans réponse. À en juger par les dispositifs formels qui sont censés régir le recrutement et l’avancement des fonctionnaires36, la fonction publique kazakhe devrait être qualifiée de méritocratique. Or il semble que ce ne soit pas tout à fait le cas. Si l’étude déjà mentionnée a raison quand elle dit que certains organismes publics possèdent une haute qualité de services administratifs au milieu d’une fonction publique globalement faible, il reste à savoir où se trouvent ces « îlots ». Rappelons à cet égard que la fonction publique coréenne des premières années de l’État développeur, sous le général Park, a été qualifiée par un auteur de « scindée » (bifurcated), les institutions économiques étant dans l’ensemble efficaces et régies par des principes méritocratiques, tandis que celles qui assuraient les services à la population étaient inefficaces et géraient leur personnel sur un mode clientéliste37. On peut donc penser que la persistance d’usages informels de ce genre n’empêchera pas forcément un État développeur d’émerger au Kazakhstan, d’autant plus que les décisions de politique économique les plus importantes se prennent sous la conduite directe du Cabinet du Président.

La connexion entre l’État et le secteur privé et le rôle économique de l’État

Les principaux changements intervenus dans le rôle économique de l’État ont porté sur ses connexions avec le secteur privé, élément crucial de toute stratégie économique. Ils ne concernent pas seulement les instruments dont se sert l’État dans ses échanges avec les entreprises kazakhes ou étrangères, mais aussi (et c’est le plus frappant) l’intensité de son influence.Le régime de ces relations, tel qu’établi par le pouvoir après l’indépendance, revêtait deux formes bien différentes selon qu’il s’agissait d’entreprises de l’intérieur – liées de près, informellement, au Président et à sa famille – ou d’investisseurs étrangers, surtout dans les mines et l’énergie, qui jouissaient d’importants privilèges38. Toutefois, dans l’ensemble, l’État kazakh a réduit son rôle économique formel dans des proportions remarquables au cours des

34. BTI 2010 – Kazakhstan Country Report, Gütersloh, Fondation Bertelsmann, 2009. 35. Ibid., p. 8.36. Republic of Kazakhstan, Public Administration, Country Profile, Nations unies, décembre 2004 (http://unpan1.un.org/intradoc/groups/public/documents/un/unpan023235.pdf) (consulté le 5 janvier 2014).37. David Chan-oong Kang, « Profits of Doom: Transaction Costs, Rent-Seeking, and Development in South Korea and the Philippines », thèse, Université de Californie, Berkeley, 1995. 38. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional Consistency », art. cité.

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années 1990. Certes, il s’agit là d’une étape essentielle dans la transition d’une économie dirigée vers une économie de marché, mais sous certains aspects la perte de contrôle du gouvernement central semble être allée plus loin que dans les autres anciens pays communistes. Andrea Schmitz observe ainsi que, au cours de cette décennie, les élites régionales ont nettement gagné en influence économique et administrative aux dépens du centre39. La rivalité entre ces deux niveaux politiques, joint à l’arbitraire bureaucratique, a créé des conditions d’incertitude et d’opacité pour les investisseurs étrangers, mais ceux-ci ont tout de même pu s’implanter solidement dans les domaines miniers et énergétiques les plus attractifs du Kazakhstan, où ils ont acquis une position plus forte que, par exemple, en Russie40. Richard Pomfret estime que, durant cette première période, ces investisseurs n’étaient contrôlés que de loin par l’État41. En revanche, ce dernier avait des relations tout autres avec les entreprises kazakhes, et sa position était là beaucoup plus puissante. La rapide privatisation de la propriété publique avait bien fait surgir de grands groupes privés, mais les milieux économiques kazakhs ont continué à dépendre du soutien de l’État et de leurs accointances personnelles à la présidence. S’il n’est pas aisé de déterminer dans quel rapport de force se trouve l’État vis-à-vis de ces groupes en général, on peut affirmer sans crainte de se tromper que sa position s’est nettement renforcée vis-à-vis des compagnies pétrolières étrangères. Jusqu’en 1998, les autorités avaient déployé d’immenses efforts pour développer l’exploitation de leurs ressources, mais, les prix du pétrole se situant à l’époque au-dessous de 20 dollars, les compagnies étrangères n’étaient intéressées que par des projets à faible risque et à bas coût. À par-tir de 2000, la montée des prix a fait basculer le rapport de force en faveur du gouvernement kazakh. Nazarbaïev ne pouvait évidemment pas réécrire les accords de partage de la production, mais il s’est servi de la compagnie KazMunaiGas pour obtenir une plus grosse part des recettes42.C’est également depuis cette époque qu’on assiste à une recentralisation du pouvoir politique, plus précisément à sa reconcentration au bénéfice de Nazarbaïev, ainsi qu’à une renationalisation progressive de l’économie. Dictée par des considérations de nationalisme économique, cette évolution a surtout consisté à reprendre en main le secteur stratégique des matières premières43. Elle représente une « redéfinition radicale de l’un des modèles

39. Andrea Schmitz, Kasachstan: neue Führungsmacht im postsowjetischen Raum, Berlin, SWP-Studie, 2009. 40. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional Consistency », art. cité.41. R. Pomfret, « Constructing Market-Based Economies in Central Asia: A Natural Experiment? », The European Journal of Comparative Economics, 7 (2), 2010, p. 449-467. 42. Les auteurs remercient l’évaluateur anonyme de Critique internationale qui leur a donné cette précision.43. A. Schmitz, Kasachstan: neue Führungsmacht im postsowjetischen Raum, op. cit..

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de relation entre l’État et les groupes privés »44. Si l’on observe une évolution analogue dans les rapports de l’État avec les entreprises kazakhes, il s’agit d’un revirement moins complet, car sur ce terrain il n’a jamais cessé d’être en position de force45. À l’intersection de l’État et des entreprises, les organisations les plus impor-tantes sont sans doute le Conseil des investisseurs étrangers (CIE), l’association Atameken et le fonds Samruk-Kazyna. Le premier est un organe consultatif créé en 1998 pour favoriser le dialogue entre l’État et les investisseurs étran-gers. Présidé par Nazarbaïev, il a deux missions principales : transmettre au gouvernement les recommandations de politique économique des investis-seurs étrangers et étudier, à la demande du Président, certaines questions de politique publique46. L’association Atameken, qui réunit plus de mille entreprises de différents secteurs, assume cette même fonction de commu-nication entre le gouvernement et le secteur privé, mais pour les entreprises kazakhes ; une certaine participation des acteurs privés aux décisions de politique économique s’en trouve peut-être facilitée. Timur Kulibayev, qui dirige l’association depuis 2010, est également président du fonds Samruk-Kazyna depuis avril 2011. Gendre de Nazarbaïev, il est considéré comme l’un de ses successeurs les plus probables47.Le CIE et Atameken sont donc des mécanismes de liaison et éventuellement d’influence réciproque entre l’État et les milieux d’affaires, mais non des moyens d’intervention directe du pouvoir politique dans l’économie. Il n’en est pas de même de Samruk-Kazyna (créé en 2008 par fusion de la société d’État Samruk et du fonds de développement Kazyna) qui est l’un des ins-truments économiques les plus puissants de l’État48. La holding Samruk avait été fondée deux ans auparavant pour gérer de manière coordonnée les grandes compagnies d’exploitation des ressources naturelles et d’infrastruc-ture contrôlées par l’État, à l’image d’organisations analogues à Singapour et en Malaisie49. À l’origine, elle était censée poursuivre les privatisations. Or, depuis la crise financière de 2007-2008, l’État a renforcé son pouvoir sur l’ensemble de l’économie50.Cet interventionnisme croissant se retrouve dans les déclarations du Président. Alors qu’il avait semblé adhérer à un certain libéralisme économique dans son

44. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional Consistency », art. cité, p. 55.45. Ibid..46. Foreign Investors’ Council (FIC), Mission (http://www.fic.kz/eng/o_sii/missija/) (consulté le 7 février 2014).47. Interfax, « Nazarbayev’s Son-in-Law Strengthening Positions », Central Asia General Newswire, 13 avril 2011.48. Roland Scharff, « Kasachstan: aktuelle Wirtschaftslage und wirtschaftspolitische Strategie », Zentralasienanalysen, 26, 2010, p. 2-12 (http://www.bischkek.diplo.de/contentblob/2628418/Daten/700986/ZentralasienAnalysen26.pdf ) (consulté le 31 décembre 2013).49. Ibid., et A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional Consistency », art. cité.50. R. Scharff, « Kasachstan: aktuelle Wirtschaftslage und wirtschaftspolitische Strategie », art. cité.

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programme « Stratégie 2030 », son discours a changé ensuite à bien des égards. Voici, par exemple, ce qu’il disait en 2008 au début de son adresse annuelle au peuple du Kazakhstan : « Nous devons maintenir notre priorité stratégique à l’industrialisation, nous voulons devenir l’une des cinquante nations les plus compétitives du monde, et nous constituerons un groupe choisi de trente dirigeants d’entreprises pour nous conseiller sur ces objectifs »51. Il a aussi préconisé un nouveau code des impôts qui contribuerait à la diversification et à la modernisation de l’économie kazakhe. Ces deux indications semblent pointer vers un rôle plus actif de l’État, notamment sous forme d’incitations destinées à diversifier et à moderniser l’activité économique. Par ailleurs, il est clair, et prouvé par les documents de planification à long terme, que les secteurs jugés stratégiques sont principalement les industries extractives, la construction et la finance, soit les domaines où Samruk-Kazyna joue le premier rôle dans l’intermédiation entre intérêts politiques et intérêts économiques privés et dans la mise en œuvre de la politique présidentielle.Nous n’avons pas répondu à toutes les questions importantes, et l’on ne sait toujours pas si l’engagement du gouvernement, et spécialement du Président Nazarbaïev, en faveur du développement économique, de l’industrialisation et de la diversification est authentique. S’il l’était, resterait à voir, en tout cas, si l’appareil d’État a vraiment la capacité d’appliquer les mesures appropriées.

Parce que le Kazakhstan présente des résultats économiques remarquables depuis plus de dix ans et que son Président autocrate est enclin à donner de lui l’image d’un chef bienveillant fermement attaché à l’objectif de dévelop-pement national, nous nous sommes demandé dans quelle mesure on pouvait qualifier ce pays d’État développeur. Nous avons vu que cette catégorie comporte plusieurs traits distinctifs, notamment l’adhésion des dirigeants politiques au « développementalisme », certaines fonctions de l’État et une certaine base politico-institutionnelle du gouvernement économique. Certes, le Kazakhstan a développé un État fort, doté à la fois d’un appareil capable d’appliquer les décisions prises par les politiques et d’une sphère de l’action publique protégée de l’ingérence des intérêts capitalistes organisés, mais nous avons aussi observé que les élites au pouvoir sont directement ou indi-rectement mêlées aux affaires privées et profitent des bonnes performances économiques du pays. Pour autant, le Kazakhstan n’est pas devenu un État prédateur ; il a réussi à faire son chemin de manière relativement efficace sur le terrain malaisé des réformes. Il a atteint et maintenu durablement des

51. Nursultan Nazarbayev, Growth of Welfare of Kazakhstan’s Citizens Is the Primary Goal of State Policy, discours du 6 février 2008 (http://www.akorda.kz/en/page/page_address-of-the-president-of-the-republic-of-kazakhstan-nursultan-nazarbayev-to-the-people-of-kazakhstan-february-6-2008_1343986980) (consulté le 31 décembre 2013).

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taux de croissance remarquablement élevés. Ses dirigeants ont poursuivi des objectifs non point idéologiques mais rationnels. Les autorités semblent authentiquement attachées au « développementalisme » exprimé en termes de croissance et de progrès social, d’abord, parce que les élites bénéficient directement de cette croissance ; ensuite, parce que les autorités, confron-tées à certaines contraintes exogènes spécifiques, cherchent à légitimer et à stabiliser leur pouvoir par la croissance et la modernisation. À cet égard, la volonté de développement du Président paraît crédible.Pour ce qui est des fonctions de l’État, le gouvernement poursuit des objec-tifs économiques et sociaux concrets, gère les structures économiques, suit une voie de nationalisme économique et investit dans des biens publics. L’économie est plus ouverte et plus libérale que celle des autres pays auto-ritaires d’Asie centrale. Enfin, concernant la base politico-institutionnelle du gouvernement écono-mique, le Kazakhstan a développé des caractéristiques singulières. La qualité et l’efficacité du secteur administratif sont relativement élevées. Le système paraît plus transparent, plus méritocratique et plus ouvert que dans le reste de l’Asie centrale. On ne peut toutefois pas encore parler de fonction publique moderne, professionnelle et indépendante du politique. Les rapports entre l’État et le monde des affaires présentent une certaine institutionnalisation des échanges d’informations, avec le Conseil des investisseurs étrangers ou l’association Atameken, et le fonds souverain Samruk-Kazyna joue un rôle primordial en tant que courroie de transmission des intérêts du pouvoir, ins-trument de mise en œuvre de la politique économique et moyen de contrôle des industries stratégiques.Finalement, bien que l’État kazakh ne corresponde pas exactement à l’idéal type de l’État développeur, certaines caractéristiques clés sont repérables, qui posent les jalons d’une croissance de long terme et nous invitent à qualifier le Kazakhstan d’État développeur hybride52. ■

Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou

Joachim Ahrens est professeur d’économie internationale à la Business School de l’Uni-versité privée des sciences appliquées de Göttingen. Ses recherches portent no-tamment sur l’économie politique des réformes et sur l’interdépendance entre institutions, gouvernement et performance économique. Sur le plan régional, il s’intéresse particulièrement à l’Asie orientale, à l’Europe orientale, à l’Asie centrale et à l’Union européenne. Il a récemment codirigé avec Herman W. Hoen, Institu-tional Reform in Central Asia: Politico-Economic Challenges (Londres/New York,

52. Les auteurs remercient les deux évaluateurs anonymes de Critique internationale pour leurs utiles commentaires. Cet article a pris naissance dans le cadre de deux projets de recherche plus larges financés par la Fondation Volkswagen et le ministère fédéral allemand de l’Enseignement et de la Recherche.

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Routledge, 2013) ; avec Rolf Caspers et Janina Weingarth, Good Governance in the 21st Century: Conflict, Institutional Change and Development in the Era of Globa-lization (Cheltenham, Edward Elgar, 2011). Il est également l’auteur, avec Patrick Jünemann, de « Adaptive Efficiency and Pragmatic Flexibility: Characteristics of Institutional Change in Capitalism, Chinese-Style », dans Werner Pascha et al. (eds), Institutional Variety in East Asia: Formal and Informal Patterns of Coordination (Cheltenham (UK)/Northampton (USA), Edward Elgar, 2011)[email protected]

Manuel Stark est chargé de recherche à la Business School de l’Université privée des sciences appliquées de Göttingen et consultant auprès de Bearing Point. Il a récemment publié The Emergence of Developmental States from a New Institutionalist Perspec-tive: A Comparative Analysis of East Asia and Central Asia (Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2012) et « The East Asian Developmental State as a Reference Model for Transition Economies in Central Asia. An Analysis of Institutional Arrangements and Exogeneous Constraints », Economic and Environmental Studies (10 (2), juillet 2010, p. 189-210). [email protected]

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NOTE AUX CONTRIBUTEURS

Critique internationale publie des articles inédits – c’est-à-dire non publiés préalablement et non soumis simultanément à une autre revue – qui ont pour vocation de contribuer à l’analyse des relations internationales et des dynamiques politiques, économiques et sociales à l’œuvre dans les pays autres que la France. Elle est composée de trois rubriques : la première, intitulée Thema, réunit des textes consacrés à un thème fédérateur, traité à partir de différents terrains et/ou sous différents angles. La seconde, inti-tulée Varia, est une rubrique générale qui propose des articles de recherche (réflexions théoriques, présentations synthétiques de l’état des travaux sur un sujet donné, entretiens, etc.) et des articles mettant en perspective des faits saillants de l’actualité internationale (« Focus »). La rubrique Lectures comprend deux types de contributions : d’une part, des synthèses relatives à l’état des connaissances sur un thème donné (à travers une revue de la littérature existante) ou à un auteur dont l’œuvre exerce ou a exercé une influence singulière ; d’autre part, des recensions d’ouvrages de sciences sociales susceptibles de nourrir les débats contemporains.

Les articles doivent être envoyés par courrier électronique, en pièce jointe et au format word, à Catherine Burucoa, responsable éditoriale ([email protected]). Les auteurs prendront soin d’anonymer préalablement leur document en supprimant toute autoréférence aussi bien dans le texte que dans les notes de bas de pages.Les thèmes des prochains dossiers sont annoncés sur le site du CERI (http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/critique).

La rédaction est ouverte à toute proposition de dossier thématique.

FORMAT

– Thema : 45 000 signes maximum (espaces et notes de bas de pages compris).

– Varia : 65 000 signes maximum (espaces et notes de bas de pages com-pris). Les textes courts, « Focus » (30 000 signes) sont les bienvenus et sont susceptibles d’être publiés plus rapidement que les textes longs en particulier lorsqu’ils portent sur des faits de l’actualité qu’ils remettent en perspective.

– Lectures : 10 000 signes maximum pour les recensions d’ouvrages ; 20 000 signes maximum pour les notes croisées (espaces et notes de bas de pages compris).Les références bibliographiques sont intégrées dans les notes de bas de page. Celles-ci sont présentées de la manière suivante :

– Pour un ouvrage : Prénom Nom, titre, ville, éditeur, année, pagination à laquelle se réfère la citation dans le texte. En cas de répétition de la

Note aux contributeurs — 199

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référence : initiale(s) du prénom, Nom, titre complet, op. cit., pagination à laquelle se réfère la citation dans le texte. – Pour une contribution à un ouvrage collectif : Prénom Nom, « titre de la

contribution », dans Prénom(s) Nom(s) de l’auteur (des auteurs) de l’ouvrage (dir.), titre de l’ouvrage, ville, éditeur, année, pagination à laquelle se réfère la citation dans le texte. En cas de répétition de la référence : initiale(s) du prénom Nom, « titre de la contribution en entier », cité, pagination.

– Pour un article : Prénom Nom, « titre de l’article », nom de la revue, numéro de volume (numéro de parution), date, pages faisant spécifiquement référence à la citation dans le texte. En cas de répétition de la référence : initiale(s) du prénom Nom, « titre d’article en entier », art. cité, pagination.

À l’initiative des auteurs, des documents annexes (tableaux statistiques, comptes rendus d’entretiens, matériaux iconographiques, extraits d’œuvres littéraires, bibliographies, renvois à d’autres sites Internet, etc.) peuvent être mis en ligne. Ces informations complémentaires, dont la diffusion est chaque fois signalée dans la version papier, sont en accès gratuit sur le site du CERI (http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/critique).

PROCÉDURE D’ÉVALUATION

La revue accepte des articles en anglais, en espagnol, en russe et en allemand et fournit aux auteurs des évaluations de leurs textes dans leurs langues originales.

La rédaction se réserve le droit de refuser les articles qui lui sont soumis s’ils ne correspondent pas à la ligne éditoriale de la revue. Ce refus ne s’accompagne pas de rapports d’évaluation.Les textes retenus sont anonymés et font l’objet de deux rapports écrits, également anonymés, qui sont transmis à l’auteur. Sur la base de ces rap-ports, le comité de rédaction prend l’une des trois décisions suivantes, qu’il communique à l’auteur dans un délai maximal de trois mois après réception du manuscrit : a) acceptation immédiate ; b) refus ; c) acceptation envi-sageable sous réserve de modifications. Dans ce dernier cas, le comité de rédaction prend une décision définitive, positive ou négative, en fonction de la prise en compte par l’auteur des commentaires des évaluateurs.

Une fois accepté, le texte fera l’objet d’un travail éditorial effectué en concertation avec l’auteur.

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Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par l’Imprimerie Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau en avril 2014

Dépôt légal : avril 2014. N° d’imprimeur : 105455 Imprimé en France

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Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?

La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?

par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier

L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonaispar Takaaki Suzuki

La reconstitution de l’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan

par Yin-wah Chu

L’État développeur : défense du conceptpar Elizabeth Thurbon

L’État et le développement industriel en Inde : de la petite industrie aux zones économiques spéciales

par Loraine Kennedy

Vers un État développeur au Kazakhstan ? Les bases institutionnelles de la transition économique

par Joachim Ahrens et Manuel Stark

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ThemaVers un renouveau de l’État développeur en Asie ? Le concept d’État développeur formulé au début des années 1980 décrivait les modalités d’intervention de l’État dans le processus de développement du Japon puis de la Corée du Sud et de Taïwan. Il a été ensuite enrichi pour rendre compte des stratégies de développement d’autres pays. À partir des études empiriques de cinq pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Inde et Kazakhstan), ce dossier veut montrer que, si elles engagent nécessairement une évolution des modalités d’intervention de l’État, les caractéristiques du capitalisme contemporain ne rendent pas pour autant caduque la possibilité d’un État développeur. Il s’agit plutôt d’un changement qui implique une évolution du contenu idéationnel de l’État développeur et la prise en compte des facteurs politiques structurels ainsi que des croyances des acteurs. Un autre signe de ce renouveau réside dans le fait que ce concept ne concerne plus seulement les pays en voie de développement mais aussi les pays que l’on peut désormais considérer comme développés, l’État pilotant alors les stratégies de croissance et d’innovation.

VariaL’ascension du capitalisme chinois : l’interdépendance n’empêche pas les tensionspar Tobias ten Brink

Compatriotes de l’atome ? La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976 par Jayita Sarkar

La dynamique de statu quo : financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014)par Julien Meimon

Lecture longueSurmonter l’orientalisme : nouvelles approches de l’histoire moderne des Balkanspar Constantin Iordachi

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Derniers thema parus :Économie politique des soulèvements arabes 61Politiques du changement climatique 62

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