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Les couleurs de l’abîme INTRODUCTION « Il est un fait pour beaucoup qu’il ne saurait y avoir d’architecture sans lumière, sans surface pour la réfléchir, et surtout sans yeux pour la contempler. Mais n’est-ce pas restreindre l’art architectural à la seul relation visuelle ? 1 » La vision est le sens spatial par excellence, elle permet d’appréhender simultanément un grand nombre d’informations grâce à son champ perceptif élevé et à sa rapidité de traitement 2 . Elle est aussi la modalité perceptive la plus développée chez les voyants en terme de variété et de finesse des discriminations. C’est pourquoi elle joue un rôle essentiel dans l’apprentissage de l’espace et notamment dans la mobilité. Cependant nous sommes chaque jour inondés d’images, la place de l’oeil est aujourd’hui absolue. Nous sommes à un tel point formatés par cette modalité que nous en sommes arrivés à la seule satisfaction de l’image. Et ceci n’exclut en rien le domaine de l’architecture, bien au contraire, elle n’est pensée essentiellement que par la vision. Elle est faite d’ombres et de lumières, de couleurs, de transparences, d’angles de vue, de cadrages et de perspectives mais elle oubli la place de l’Homme, de son corps et de ses potentiels perceptifs. Que fait-on du système auditif, tactile, kinesthésique ou olfactif ? Qui, à l’heure où l’Art n’a plus de limites, propose une véritable expérience sensorielle à travers l’Architecture ? Ainsi débute notre réflexion qui nous mène à la problématique suivante : Dans notre culture occidentale corrompue par l’hégémonie du visuel, que devient l’architecture sans elle ? Comment peut-on vivre une architecture autrement qu’à travers le regard ? 1 GAEPTUN Esther, «La masse, le volume, l’ombre et la lumière», Poiesis: Architecture, art, sciences et philosophie, 1995 n°3, p.188 2 HATWELL Yvette, « Appréhender l’es- pace pour un enfant aveugle », Enfance & Psy, 2006 n°33, p.69 ___________________________________________________________________________ | 45 Revue de presse

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Mémoire de licence sur le thème des sens perceptifs dans le domaine de l'architecture.

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Les couleurs de l’abîme

INTRODUCTION

« Il est un fait pour beaucoup qu’il ne saurait y avoir d’architecture sans lumière, sans surface pour la réfléchir, et surtout sans yeux pour la contempler. Mais n’est-ce pas restreindre l’art architectural à la seul relation visuelle ?1 »

La vision est le sens spatial par excellence, elle permet d’appréhender simultanément un grand nombre d’informations grâce à son champ perceptif élevé et à sa rapidité de traitement2. Elle est aussi la modalité perceptive la plus développée chez les voyants en terme de variété et de finesse des discriminations. C’est pourquoi elle joue un rôle essentiel dans l’apprentissage de l’espace et notamment dans la mobilité.

Cependant nous sommes chaque

jour inondés d’images, la place de l’oeil est aujourd’hui absolue. Nous sommes à un tel point formatés par cette modalité que nous en sommes arrivés à la seule satisfaction de l’image. Et ceci n’exclut en rien le domaine de l’architecture, bien au contraire, elle n’est pensée essentiellement que par la vision. Elle est faite d’ombres et de lumières, de couleurs, de transparences, d’angles de vue, de cadrages et de perspectives mais elle oubli la place de l’Homme, de son corps et de ses potentiels perceptifs. Que fait-on du système auditif, tactile, kinesthésique ou olfactif ? Qui, à l’heure où l’Art n’a plus de limites, propose une véritable expérience sensorielle à travers l’Architecture ?

Ainsi débute notre réflexion qui nous mène à la problématique suivante : Dans notre culture occidentale corrompue par l’hégémonie du visuel, que devient l’architecture sans elle ? Comment peut-on vivre une architecture autrement qu’à travers le regard ?

1 GAEPTUN Esther, «La masse, le volume, l’ombre et la lumière», Poiesis: Architecture, art, sciences et philosophie, 1995 n°3, p.188

2 HATWELL Yvette, « Appréhender l’es-pace pour un enfant aveugle », Enfance & Psy, 2006 n°33, p.69

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Nous commencerons par étudier la perception de l’espace à travers celle du non-voyant qui est certainement le mieux placé pour nous parler des autres sens que celui de la vision. Puis, avant de discuter d’architecture sensorielle, nous ferons un point sur ce qu’est aujourd’hui la modalité visuelle.

À PROPOS DE L’AVEUGLE

Pour bien comprendre le monde des non-voyants et surtout l’impact des sens dont nous disposons dans l’appréhension de l’espace, il est tout d’abord nécessaire de présenter la notion de cécité.

Le terme de « cécité » est à vrai dire indéfinissable. Tout d’abord parce qu’il en existe une soixantaine de définitions et puis parce que chaque non-voyant est différent. Différent par l’origine de son trouble, par son degré de visibilité, par la manière dont il perçoit objectivement et subjectivement le monde et par une innombrable somme de facteurs. Néanmoins, il est admis par le législation française qu’une personne est déficiente visuelle lorsqu’elle présente une vision de moins de 4/10e de son meilleur œil après correction et qu’une personne est aveugle, donc atteinte de cécité, lorsque sa vue sous

les mêmes critères est inférieure à 1/20e.

L’aveugle a toujours renvoyé en occident, et ce depuis l’antiquité, l’image d’une personne présentant une tare. Cela est dû essentiellement au manque d’accompagnement de ces personnes dans leur évolution cognitive, en particulier dans l’apprentissage de l’espace ; ce qui accentuait leur handicap. En orient, la place des non-voyants à été définie bien plus rapidement. Pour exemple ; dès le 5e siècle apparaît en Syrie, la communauté aveugle de Saint Cimu et au 7e siècle à Jérusalem un espace dédié aux aveugles dans la mosquée d’Al Azhar. Au Japon, la population non-voyante était reconnue pour leur extrême sensibilité au toucher, ce qui faisait d’eux des masseurs ou des artistes de renom.

Aujourd’hui encore, cette image hante nos mémoires collectives d’occidentaux et trop souvent, avec les idées préconçues de chacun, une déficience physique est perçu comme engendrant nécessairement une déficience mentale3. Cependant, comme a pu le montrer l’histoire et la science, la personne atteinte de cécité ne présente pas systématiquement de carence intellectuelle, au contraire, elle a su se démarquer dans beaucoup de domaines.

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VIVRE LA CÉCITÉ

Il faut bien comprendre que l’aveugle-né n’a absolument aucune idée de l’aspect visuel des choses et d’une manière générale de ce qu’est la vue. Il ne voit rien, ni couleurs, ni perspective, ni noir, ni blanc. Il a un regard né de l’absence du regard, il possède une autre perception du monde, la sienne.

Le non-voyant utilise donc ses autres sens pour toutes ses actions de vie quotidienne, d’exploration, de plaisir etc... Il développe pour chaque moment où un voyant utiliserait ses yeux, des techniques d’identification et de repérage. Les sens les plus sollicités sont très souvent l’ouïe et le toucher. C’est la combinaison des différents sens dont il dispose qui lui permettent d’effectuer ces opérations. Mais ces opérations nécessitent plus de temps qu’il n’en faudrait à une personne en possession de toute sa capacité visuelle.

En effet l’appréhension simple d’un objet quelconque nécessite à l’aveugle un processus perceptif lent et séquentiel. Il exécute des procédures

exploratoires qui lui permettront, par l’addition des informations acquises, de déterminer la nature de l’objet. Il met en œuvre pour la plupart des objets, trois procédures exploratoires successives : un frottement (le plus souvent latéral) pour déterminer la texture ; une pression pour déterminer la dureté ; un enveloppement et/ou un suivi des contours pour la forme et la taille4.

Ces mouvements sont évidement intentionnels et nécessaires à une perception la plus juste de l’objet. De plus ils sont peu compatibles entre eux d’un point de vue moteur et doivent se succéder dans le temps. On comprend bien alors l’avantage temporelle par la modalité visuelle d’une personne voyante. Il est tout de même intéressant de noter que l’appréhension de l’objet est bien moins complète pour cette dernière que pour le non-voyant.

La cécité incite ainsi le corps à se mouvoir, à une perception active du monde extérieur puisqu’elle reçoit beaucoup moins de stimulations en provenance de celui-ci, en particulier du lointain. Mais encore une fois le voyant, dont la plupart des informations visuelles sont traitées de manière inconsciente, prête moins attention

4 HATWELL Yvette, « Appréhender l’es-pace pour un enfant aveugle », Enfance & Psy, 2006 n°33, p.71

3 BAYCE Sophie, « Aveugles et percep-tion de l’espace : L’école de l’échappée du corps pour se mouvoir sans voir... », travail de fin d’étude, ENSAPBx, 2005, p.36

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à ses autres sens. Dans son confort visuel, il ne traite que très peu des informations reçues contrairement à l’aveugle qui les traites en majeure partie.

L’audition et le toucher sont les modalités les plus à même de créer une représentation spatiale pour la personne aveugle. L’ouïe permet une perception à distance ainsi qu’une localisation précise mais elle trouve très vite ses limites car tous les objets n’émettent pas de sons. Le toucher comble se manque perceptif, c’est une perception de contact, ce qui lui confère un champs perceptif restreint mais pertinent. Ce champs peut être agrandi par des mouvements d’exploration mais aussi par une canne. Malgré une utilisation intensive des modalités perceptives à disposition, ces dernières sont moins efficaces dans le domaine spatial que la vision et l’aveugle se trouve ainsi handicapé dans sa capacité à maitriser son espace d’action et à élaborer des représentations spatiales adéquates.

On remarque, dans la plupart des cas de cécité complète, un retard prononcé dans l’acquisition d’une locomotion autonome. Ceci est évidement dû à leur difficulté de se représenter l’espace. Mais cette difficulté est le résultat même du système de référence égocentré que se construit le non-voyant. Il s’agit d’un système basé sur son propre

corps qui est adapté et économique lorsque l’enfant aveugle ne se déplace pas encore debout. Mais il devient lourd et éprouvant dès les premiers pas puisqu’il nécessite une actualisation permanente pendant le déplacement pour tenir compte des conséquences spatiales du mouvement. C’est pourquoi une référence spatiale exocentrée, dans laquelle les objets sont localisés grâce à des indices neutres et stables, devient prédominante chez l’aveugle qui se déplace librement dans son environnement5.

Mais un tel référentiel ne suffit pas à une compréhension globale de la spatialité. La plupart des personnes atteintes de cécité, avant l’adolescence, se repèrent dans un espace connu par rapport au parcours à effectuer entre deux points distincts et non par rapport à leur situation spatiale. Dans une maison par exemple, cette personne aura beaucoup de mal à s’imaginer que sa chambre est au-dessus de la salle de bain même après avoir fait le parcours. Elle aura une vision faussé de la distance entre ces deux pièces

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5 DULIN David, MARTINS Daniel, « Expé-riences tactiles et capacités d’imagerie men-tale des aveugles congénitaux », Bulletin de psychologie, 2006 n°482, p.161

6 LEWIS Vicky et al., « Les capacités de représentation d’un enfant aveugle congénital entre 1 et 7 ans », Enfance, 2002 n°54, p.301

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puisque son jugement se fera en termes de parcours et de temps et non en des termes euclidiens6. Sa vision de l’organisation spatiale de la maison est ainsi basée sur une continuité de proximités des indices lui permettant d’aller jusqu’à la pièce désirée.

C’est la manière dont l’aveugle pratique l’espace qui lui en construit sa vision, il en est de même pour tout le monde et particulièrement pour le voyant qui se repère dans l’espace beaucoup grâce à des souvenirs visuels. C’est ce qui explique aussi la difficulté pour un non-voyant de s’imaginer ce que le voyant voit. En effet, lorsqu’on demande à un aveugle de décrire ce que l’on peut voir depuis telle fenêtre, il fera état de ce qu’il peut percevoir avec ses sens, mais il ne s’imagine pas que l’on puisse voir au-delà. Sa compréhension de la vision semble être influencé par sa dépendance aux autres modalités sensorielles.

LA FOIE PERCEPTIVE ET SON OBSCURITÉ

L’évidence du monde nous semble être perçue par l’oeil et la vue nous paraît être la plus claire des vérités. Mais la modalité visuelle, dont l’utilisation est parfaitement familière à plus de 99 % de la population, est très

difficile à décrire et à expliquer par chacun. Elle est une assise profonde et muette. C’est à dire qu’elle est une évidence pour tout le monde, quelque chose d’inné que l’on n’explique pas, et dont la présence n’est plus ressentie car totalement appropriée par l’esprit.

Lorsque je regarde, je constate que ce que je vois n’est visible à mon œil que parce que mon champs de vision est dirigé vers le sujet. Mais ce qui est le plus significatif de cette appropriation est la non-prise en compte par l’esprit d’une partie du visible. En effet, en regardant un vase, ce que je vois est, dans le champ de vision, altéré par le battement de mes cils, le contour indécis de mes joues ou la masse claire de mon nez. Pourtant je n’impute jamais aux choses ces altérations.

A ce choix commun de l’esprit s’ajoute une manière propre à chaque individu de percevoir le sujet. Mon corps est perméable au monde par le biais de mes sens, mais il est aussi relativisation et parole. Car lorsque je vois quelque chose, persuadé de toucher au coeur de l’objet, j’oublie que ce visuel est en fait enveloppé d’un invisible, celui de ma pensée et de mon désir, et que sans doute, ils sont inextricablement liés et entretiennent entre eux des rapports de condition7.

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7 MERLEAU-PONTY Maurice, « Phénomé-nologie de la perception », Gallimard, Paris, 1945, p.93

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Alors la perception rétinienne peut également, par cette condition, être illusion. Car lorsque le visible, le non-visible et l’invisible sont distingués, la vue devient aisément sujette à des erreurs d’interprétations. En prenant en compte le visible (ce que je vois directement avec altérations du corps) lié à la notion de temps et de mouvement, l’interprétation est ce qui se cache par exemple derrière un arbre, c’est une partie de la réalité que l’on se créé est qui compose le non-vu8.

L’invisible, que l’on peut assimiler au pensé, à l’imaginé ou au dit, tient d’une valeur propre à chacun qui, sur la base du vécu, se réapproprie le vu et le non-vu pour en faire une perception. Elle finalise la machination du corps et de l’esprit d’une réalité visuelle qui nous paraissait être la plus claire des vérités. Weiskrantz et ses collaborateurs, ont aussi largement étudié le sujet et notamment de l’attention portée à ce que l’on voit et ils ont, à ce propos, inventé le terme de « vision aveugle9 ». Il définit le fait que, inconsciemment, une personne voyante fait preuve de capacités de

traitement visuel. Cette faculté ayant largement augmenté avec le règne de l’image grandissant, à présent prévaut sur la vision consciente et attentive.

Actuellement l’imprévu tend à disparaître, laissant place à la norme et la facilité, la démocratisation de l’image laisse place au voyeurisme des médias et le tourisme laisse place à la quête de souvenirs. L’oeil ne jouit plus du spectacle en présence mais tente seulement de faire mémoire. Par les automatismes nés de la vision aveugle, le voyant devient non-voyant, dans la peur de le devenir vraiment et ne se laisse plus le temps d’assimiler l’image.

Comme l’indique Italo Calvino dans Les villes invisibles10, « une pluie d’images » s’est bien abattue sur nous ces dernières années et l’enjeu est maintenant de savoir comment retrouver le chemin de nos sensations et de nos sens.

L ’ A R C H I T E C T U R E S E N S O R I E L L E

Pour bien comprendre la notion d’architecture sensorielle nous allons nous intéresser à trois exemples précis d’espaces qui font appel à nos sens périphériques.

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8 MERLEAU-PONTY Maurice, « Le visible et l’invisible », Gallimard, Paris, 1945, p.29

9 WEISKRANTZ L., WARRINGTON E. K. , SANDERS D. M., « Visual Capacity in the hemianopic field following a restricted occipi-tal ablation », Brain, 1974 n°97, p. 711

10 CALVINO Italo, « Les Villes invisibles », Points, Turin, 1974, p. 72

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Commençons par la villa Mairea construite en 1939 par Alvar Alto. Elle se découvre comme une suite d’agglomérations sensorielles. De multiples textures, des détails, des matières peu transformées, des formes parfois volontairement irrégulières sont assemblées avec une attention particulière aux points de contact entre corps humain et bâtiment (mobilier, poignées de porte, mains courantes, etc). Ces éléments donnent à la maison un caractère très charnel, sans doute par sa prise en compte immédiate du corps dans son potentiel perceptif tactile.

Le musée juif de Berlin inauguré en 2001 et dessiné par Daniel Libeskind comporte une installation extérieure appelée « Jardin de l’exil » dont le but est de déstabiliser le visiteur. Il s’agit d’un espace cubique incliné composé de colonnes à base carrée perpendiculaires au sol et alignées orthogonalement sur une grille. Cette mise en tension d’un dispositif commun (les poteaux) sur un sol inhabituel perturbe immédiatement le sens kinesthésique de celui qui parcours le Jardin de l’exil. En effet, notre corps et désorienté, nous perdons nos repères, l’aspect rassurant de l’horizontalité disparaît. L’architecte nous fait vivre ce que peut ressentir toute personne exilée, contrainte de vivre dans un univers qui n’est pas le sien.

Au contraire, dans l’ « espace de méditation » (1941) créé par Tadao Ando au siège de l’UNESCO à Paris, le maître d’œuvre a voulu un espace universel. C’est un espace abstrait qui suggère la solitude et la liberté spirituelle. Il est question d’un ouvrage clos très épuré, construit en béton brut et pouvant être traversé sans ouvrir de porte. La particularité sensorielle ici est le retour brutal d’un son émit à un point précis de la pièce. C’est à dire que lorsqu’on traverse le cylindre, il n’existe qu’un seul endroit déterminé où l’on perçois chaque son ayant rebondi sur les parois de manière très prononcé en contraste avec le reste de la pièce. Un dispositif sensoriel vient ainsi répondre à une idée forte qui est celle de recentrer le corps dans l’architecture.

« Par notre corps la nature se prolonge en nous11 » disait Maurice Merleau-Ponty. Il souhaitait que l’on puisse instaurer un dialogue équitable entre notre condition sensorielle et la prétendue objectivité de la science pour construire un avenir durable. Il souligne ainsi combien le vécu dépasse le connu et combien l’expérience directe du monde à travers nos sens trouve toute son importance. Cette expérimentation nous permet d’abord d’évoluer sans peur dans le corps à corps avec

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11 MERLEAU-PONTY Maurice, « Le visible et l’invisible », Gallimard, Paris, 1945, p.17

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notre environnement. Elle est le lien inébranlable entre notre corpulence vivante et la matière du monde qui nous ouvre à une prise de conscience et donc à une construction de notre réalité environnementale. Elle permet ensuite, par le biais des intelligences sensorielles et émotionnelles, de réguler nos excès de pensée rationalisatrice. Il s’agit alors de revendiquer une assise plus concrète au monde, à condition de faire preuve d’une vigilance réfléchie vis-à-vis des médias et outils numériques dont les pouvoirs sur la relation au réel sont sans précédents.

L’architecture sensorielle ne se limite donc pas à une expérience originale mais elle a, à mon sens, un enjeu sociétal. A l’heure où les grands équilibres de notre écosystème sont menacés, elle apporterait à l’Homme un lien plus étroit avec son environnement. Mais cela dépasserait le cadre d’une simple sensibilisation aux problèmes environnementaux ; la démocratisation de l’architecture sensorielle serait un vecteur de changement plus profond de la pensée pour retrouver une relation complète et épanouie avec ce qui nous entoure.

CONCLUSION

Le long de cette revue de presse s’est dessiné une réflexion sur la place du corps et de son potentiel perceptif dans l’architecture d’aujourd’hui. Elle établie un fait ; celui de la nécessité d’un renouveau dans la pensée architecturale. Car la place du corps n’y est plus complète et l’architecture du visible ne constitue pas toujours la réponse la plus pertinente. Il est tout de même surprenant de constater l’utilisation moindre des sens que l’on appelle aujourd’hui périphériques dans notre appréhension du monde. Cela paraît contraire à l’évolution humaine qui lui a permit d’acquérir des intelligences de plus en plus variées. On peut se demander : « Devrait-on développer notre intelligence sensorielle ou au contraire considérer que l’évolution de notre race doit passer par le déni de celle-ci ? ». Quoi qu’il en soit l’architecture sensorielle reste un domaine encore trop peu exploré et cela constitue, d’une certaine manière, des espaces discriminatoires. L’exploration de ces domaines peut être un formidable vecteur d’évolution des espaces mais aussi, d’une manière plus globale, d’évolution de la vie humaine.

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[Fig. 1]VARSI Christian, photographie N&B sur papier cotton, 100x66cm, 2009

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[Fig. 2]ECKERT Pete, « Cathéfrale », photographie N&B

[Fig. 3]FLOYD FLUDD Victorine, « Children of the Damned », photographie N&B

[Fig. 4]WESTON Kurt, « Peering Through the Darkness », photographie N&B

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[Fig. 3]FLOYD FLUDD Victorine, « Children of the Damned », photographie N&B

[Fig. 5]Principe de la théorie de Gestalt, extrait de l’ouvrage « Principes de la psychologie de Gestalt »,K. Koffka, New York, 1935

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[Fig. 6]Photographies de la Villa Mairea, Alvar Aalto, Noormarkku (Finlande), 1939

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[Fig. 7]Photographies de l’espace pour la méditation, Tadao Ando, Paris (UNESCO), 1995

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[Fig. 8]Dispositifs spatiaux pour le repérage des aveugles, extrait du document « Une architecture scolaire autour des non-voyants », GOBION W., LAGRANGE V., SCHOELL I., ENSAPBx, 1992

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Ouvrage :

BAYCE Sophie, « Aveugles et perception de l’espace : L’école de l’échappée du corps pour se mouvoir sans voir... », travail de fin d’étude,ENSAPBx, 2005

CALVINO Italo, « Les Villesinvisibles », Points, Turin, 1974

GOBION W., LAGRANGE V., SCHOELL I., « Une architecture scolaire autour des non-voyants »,ENSAPBx, 1992

MERLEAU-PONTY Maurice,« Le visible et l’invisible », Gallimard, Paris, 1964

MERLEAU-PONTY Maurice,« Phénoménologie de la perception », Gallimard, Paris, 1945

Article de périodique :

DULIN David, MARTINS Dan-iel, « Expériences tactiles et capacités d’imagerie mentale des aveugles congé-nitaux », Bulletin de psychologie, 2006 n°482, p.159-172

GAEPTUN Esther, «La masse, le volume, l’ombre et la lumière» dans Poiesis: Architecture, art, sciences et phi-losophie, 1995 n°3, p.179-192

HATWELL Yvette, « Appréhender l’espace pour un enfant aveugle » dans Enfance & Psy, 2006 n°33, p.69-79

LEWIS Vicky et al., « Les ca-pacités de représentation d’un enfant aveugle congénital entre 1 et 7 ans », Enfance, 2002 n°54, p.291-307 WEISKRANTZ L., WARRINGTON E. K. , SANDERS D. M., « Visual Capac-ity in the hemianopic field following a restricted occipital ablation », Brain, 1974 n°97, p. 709-728

Site internet :

http://proxy.sciencespobordeaux.fr:2480/encyclopedie/vision-perception-visuelle-et-conscience/, « Vision : Percep-tion visuelle et conscience », CHOKRON Sylvie, MARENDAZ Christian, consul-table sur le site : http://www.universalis.fr, date de première mise en ligne inconnue, 13/01/2014

http://proxy.sciencespobordeaux.fr:2480/encyclopedie/maurice-merleau-ponty/, « MERLEAU-PONTY MAU-RICE (1908-1961) », DE WAELHENS Alphonse, consultable sur le site : http://www.universalis.fr, date de première mise en ligne inconnue, 22/02/2014

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Bibliographie

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