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Revue Distorsions numéro 3

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Revue post-moderne (textes, photos, illustrations, peintures). La revue explore émotions et espaces. Thème du N°3 : "solitude dans la chambre"

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PLAN D’EVACUATION

Direction artistique & Conception graphique : Jérôme Demarquet

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EDITO

Se perdre dans la chambre au hasard des portes qu’on ouvre, désuni au bout du voyage ou englué du quoti-dien qui bat par la fenêtre, y arriver plein de stupeur,

d’attente blanche et de tressaillements, ou alors y être déjà à l’abri des voix qui grondent et calfeutré dans des souvenirs qui résonnent dressés comme des fan-tômes, seul-e dans la chambre où je me réveille, tu divagues, elle s’abandonne, il se terre, où parfois nous tentons de nous échapper quand les murs déjà se resser-rent.Chambre refuge, chambre de passage usée, délaissée, solitaire, close, grillagée, mortuaire. Chambre d’évasion, de jouis-sance, de révélation, d’accomplissement. Souvent chambre de la mémoire, cham-bre noire ou claire de l’humeur explo-sive.On y vient, on y passe. On y est.

Gabrielle G.

Laurence Faure

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Ch. 08Ch. 06

Jean-Marc R.

Michel Delarue

Nikolas Louis

Pierre Bouille

Myriam Linguanotto

Isabelle Faivre

E. Couteller

S. Kaptur Gintz

Tibor Lamoth

Pierre-Clément Julien

Ronan

C. Philibert

M. FaisanT. Valencin

C. Baumer

Catherine Baumer

M. Antoine Pham

R. Grabczan / Dubuisson

F. Campo

F. ForteC. Lefrancq

Frédéric Pruvost

Hequet-Vudici

Anne Mizreh

Fraçois Delandre

Nicolas Lejeune

C. Philibert

Jean-Jacques Castres

Paulain Radici

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Tu te souviens pas de mon blaze, à ct’heure ? Faudrait voir à pas me prendre pour une débile. Allez, vas-y, sors-le !Alberte ? Non, c’tait ta bigote

de mère, ça. Me r’garde pas avec cette face de demeu-ré.En vérité, tu sais très bien qui je suis.La première fois qu’on s’a rencontrés, chez Dédé la Frite. T’étais là avec tes gus, tu me regardais, pi t’as ricané, et t’as sorti un truc dans ta barbe « l’est baisable celle-là quand on aime les gros culs ».

Grand con, va. On s’a souri, t’étais tout mec et tout mielleux à la fois, on a vite allés aux fraises, gros cul ou pas tu faisais pas le diffi cile. Tu m’as même embrassée, j’avais pas l’habitude tu penses, ça m’a fait tout drôle.Après tu m’as fait les moutards, un par an, moi encore plus grosse, toi toujours aussi con mais les dents un peu p’us pourries, mari et femme quoi.Pi t’es d’venu contremaître, on a eu le pavillon à Asnières. Ah…contremaît’, t’étais arrivé, tu faisais tout marcher à la trique. Pour sûr, c’était fi ni les mignar-dises ! T’aimais bien me faire bisquer, pas me donner de sous de toute une semaine de temps, histoire de voir comment que j’allais me débrouiller avec les chiards.

ROMANCEGabrielle G.,

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Et quand j’avais bien zervé tu me jetais 10 francs à la gueule, démerde-toi avec ça la grosse que tu disais, et essaie de maigrir un peu tant que t’y es tu passes p’us à travers les portes. Pi les gamins, t’étais guère tendre non pus. L’premier qui mouftait à table, y fi nissait la tête dans la purée.

Tu te rappelles toujours pas ?

Et c‘te beigne dans la tronche, ça t’rafraichit pas la mémoire ?

Non ? Bon. Mon pauvre bonhomme, t’as toujours l’air aussi neuneu.

Et pi c’est quoi c’t’odeur ? T’as encore fait sous toi ? Ben t’es bon pour attendre l’infi rmière jusqu’à c’soir, compte pas sur moi.

Ah tiens, v’là l’Docteur, t’as pas intérêt à lui dire, pour la beigne, sinon j’vas te soigner, j’te le garantis.

- Alors Madame Berthier ? Com-

ment ça se passe avec Monsieur Berthier aujourd’hui ?- J’ai essayé, Docteur. Y remet même pas mon nom.- Il faut essayer encore, Madame Berthier. Après un accident cardio-vasculaire, même les hommes les plus attentionnés comme Monsieur Berthier en viennent à oublier une épouse chérie.- Bah pourtant j’essaie de lui rappeler des p’tits moments d’not vie commune, comme que vous m’avez conseillé, Docteur, mais c’est comme que si j’pissais dans un violon.- Gardez espoir, Madame Berthier. Avec votre patience et votre dévoue-ment, je suis sûr que cela reviendra petit à petit. Parlez-lui de vous, de ce que vous avez construit ensemble. 50 ans de mariage, c’est quelque chose, tout de même !

Bon. L’esorti. Epouse chérie, non mais t’as entendu comment y cause ? Sacrée tantouze si tu veux mon avis.

Et les jours de paye, tu t’en souviens ? C’était pas la fête pour tout le monde. Tu rentrais tout susurrant, verdâtre et parfumé comme y fallait, t’aimais bien enlever ta ceinture comme t’avais vu faire dans un fi lm, et me savater la

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tronche avec. Tu puais la pisse et le Ricard, tu tombais comme une masse après m’avoir giclé dessus, comme que si j’étais une bête.

C’que tu sais pas c’est qu’dès qu’t’étais à l’usine, y’avait Pépé Jacky qui rappliquait. On s’en est donné, ton paternel et moi, pour sûr.

Tiens, t’ouvres la bouche ? Qu’est-ce que tu jactes ? Ah ah… T’y es presque mon bon-homme, t’as presque remis mon blaze, mais attends un peu que j’te raconte le meilleur. Au fond, ça me plaît bien de discuter avec toi.

Pépé Jacky c’était un sacré coquin, l’enlevait son bénard, y me le faisait par derrière, savait s’y prendre lui c’est pas comme toi. Pi ma cellulite ça l’excitait qu’y disait, c’était bien mieux qu’avec ta mère, qu’était sèche comme un coup de trique, mais bon, la pauv’ vieille Dieu ait son âme, faut pas dire du mal des défunts.

Vingt dieux qu’est-ce donc que tous ces voy-ants qui clignotent au d’ssus d’ton pieu ? C’est

tout rouge, ça fait guilleret parole, pi quasi solennel aussi, ça m’rappelle les fl eurs d’mon jardin tiens. C’te belle variété d’roses qu’on a commandées par correspondance avec mâme Guibert, rubis qu’ils appellent ça, ça m’plaît bien c’t’idée moi, des pierres précieuses dans mon jardin…

O Merde. Hé. DOC…

Euh.

Attends voir. Pourquoi que j’ l’appellerais, le Docteur après tout ?

Pi faut pas qu’j’tarde, ça va êt’ l’heure d’arroser mes rubis.

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Un papier fl euri de grosses roses charnues couvre les murs de la petite chambre.Une petite cheminée en fer forgé sur le côté gauche, de l’autre côté une fenêtre donnant sur la cour.

Je me penchais souvent par la fenêtre afi n d’observer en bas, la toiture en verrière. C’était une cour carrée, d’autres fenêtres en vis-à-vis appartenaient à un au-tre immeuble.

J’échangeais des regards avec les gens d’en face, des conversations aussi. Toute petite, des gazouillis, assise dans le petit parc rose les yeux levés vers le ciel.

Plus tard, j’attendais d’être seule dans l’appartement pour pénétrer dans la chambre des parents, écar-tant les vêtements poussiéreux, j’entrais dans l’armoire.

Tous les jours je creusais un peu

plus, dans le mur, à l’aide d’un tournevis ou d’un couteau.Je voulais voir ce qu’il y avait de l’autre côté.

De l’autre côté il devait y avoir mon voisin. Je pensais que la galerie creusée m’amènerait jusqu’à lui.

Elle m’a paru grande cette cham-bre jusqu’à mes douze ans.Jusqu’au partage avec mon frère devenu grand.J’insistais j’argumentais afi n que ma tête fût du côté de la fenêtre.

Je pouvais parler avec la lune, m’inventer des histoires, pens-er que peut-être mes parents n’étaient pas ceux-là, mais je ressemblais trop à mon père et donc je ne pouvais venir d’un au-tre ventre que celui de ma mère, alors….

J’avais ce privilège de l’aînée - pouvoir mettre ma tête du côté de la fenêtre derrière les rideaux, c’était ce qui me restait.

« LA CHAMBRE »

ANNE MIZREH

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La chambre au papier fl euri est devenue la « chambre mauve ». Elle est devenue minuscule. Je me souviens encore des rires avec mon père lorsque nous faisions la peinture lui et moi. L’essence de térébenthine nous montait à la tête, j’étais seule avec mon père et ça suffi sait à mon bonheur. Ma mère était ailleurs, dans le petit appartement.

Elle est devenue de plus en plus petite cette chambre ou nous avons grandi. Les murs rétré-

cissaient. Avant nous courions au-tour de la table de la salle à man-ger afi n d’échapper à notre mère qui nous courait après. Pour nous attraper après les bêtises que nous faisions.

Je me rappelle des chaussures remplies d’encre noire posées à terre sur le sol en lino près du

téléviseur noir deux chaines.

C’est vrai qu’il n’y avait pas de lumière à cet endroit – l’encre bleue a jailli sur les murs et les jambes de ma mère sont devenues dégoulinantes.

J’avais honte mais je devais me défendre, c’était toujours moi qui endossait les bêtises faites par mon frère. Lui, on ne lui disait ja-mais rien il riait sous cape et pre-nait plaisir à me voir attrapée par ma mère et pincée sur les bras ou recevoir de grandes claques.

En proie à la colère de ma mère vociférant dans une langue que je ne comprenais pas, et pour ne pas trop ressentir les coups j’observais le regard brillant de mon frère. C’était la guerre qui n’a pas cessé je ne trouvais refuge qu’auprès de mon père. J’étais sa fi lle à lui alors que mon frère était fi ls de sa mère.

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A travers la porte, je vois un homme allongé endormi.Je vois le mouvement de ses yeux sous ses paupières closes, ponctuant ses pensées. Peut-être est-il dans une rêverie ?

Son crâne lisse est chauve. J’aperçois le gras du haut de son cou, un léger plissement, comme un léger bourrelet.

L’homme est nu, sa peau claire est légèrement halée de ses nombreux voyages dans le sud.Il est allongé sur le côté, le lit semble défait, les rideaux sont tirés. La chambre est dans la pé-nombre. La porte entr’ouverte je le devine. L’histoire à ra-conter est longue trop longue. J’avais ma tête pleine de ses mots et mon corps tatoué de son empreinte. Je ne pouvais plus m’investir, je ne pouvais plus penser. Je ne pouvais que me taire.

Alors j’ai tout quitté pour le suivre comme un détective privé, fi lant son client, comme une folle courant après son dé-lire, comme un enfant courant après son cerf-volant.

L’homme qui est là, je ne le connais pas, mais je l’imagine depuis si longtemps.Je pourrais même dire que je l’invente quand je le perds de vue, quand il disparaît, quand je souffre trop et que je perds le fi l, quand cela ne fait plus sens.

Il dort dans une chambre car-rée, anonyme. Une grande fenêtre aux portes vitrées sur-plombe un 17ème étage. Som-mes-nous dans un hôtel ?

Son visage semble serein, ses traits sont droits. Des pensées enfermées sous son crâne, des contraintes, des peurs de ne pas savoir, de ne pouvoir vivre cela, de s’ennuyer aussi dans

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un quotidien, dans une routine, dans un enfermement ? Peur aussi de se re-trouver devant un au-tre que soi. Peut-être que toutes ces pensées que je lui prête sont mi-ennes. Envie qu’il me parle, qu’il me touche, envie de voir sa faille. Comme si…

Mais qu’est-ce que ce souvenir qui me court après, comme si je cherchais le regard de ma mère comme si j’attendais une réponse, comme si j’attendais sa reconnaissance…

Je m’avance vers lui, et mes pas aussi légers qu’ils soient... Ses paupières se soulèvent comme un rideau de soie, ses bras se tendent vers moi.

Je m e

penche, aim-antée. Je me soulève

en nage, assise au creux de mon rêve, dans mon lit au mi-lieu de ma chambre aux murs orangés. Combien de temps ce rêve étrange me poursuivra-t-il ?

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Michel Delarue

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L’espace ressemblait plus à un monte-charge qu’à un simple as-censeur. Le genre qu’on trouve dans les lofts new-yorkais ou dans les réserves d’hypermarchés. La porte était sensée coulisser mais elle buta contre un empêchement invisible. Elle se mit à vibrer bruyamment avant de s’escamoter, disparaître, sortir à nouveau, se bloquer, vibrer encore. En levant la tête, j’ai pu lire « Les cieux, mon pote » écrit au feutre moyen sur le plafond métallique le long du grand néon pâle. Celui qui avait écrit ça était certainement venu rendre visite à une connais-sance malade à moins que ce ne soit un malade lui-même, allongé sur un brancard et qui aurait tendu le bras dans un ultime ef-fort d’élévation. La porte se ferma fi nalement.Bonjour je suis monsieur P. je viens pour l’hospitalisation, j’ai dit. Voilà quatre mois que je trainais cette douleur sourde. On vous at-tendait, vous êtes chambre 304. Ils m’attendaient, donc c’était prévu, l’information était bien passée, c’était bien de moi qu’il s’agissait.

Suivez-moi monsieur P., je vais vous conduire à votre chambre. Un mur de la chambre s’effritait en miettes de peinture beige. L’infi rmière m’ouvrit la porte de la petite salle d’eau comme certains garçons d’étage le feraient dans un hôtel international. Un lavabo, un chiotte. Si vous souhaitez prendre une douche, c’est au bout du cou-loir à droite, juste après le foyer des infirmières. L’infirmière me tendit un carré bleu, mi- papier, mi- tissu. Déshabillez-vous et passez cette blouse, vous pouvez mettre vos vêtements dans le petit placard et n’oubliez pas de fermer à clef si vous sortez. Malheureuse-ment, il y a beaucoup de vols ici. Je passerai prendre votre tempéra-ture tout à l’heure. Puis elle quitta la chambre. J’ai posé la blouse sur le lit et me suis assis. C’était un lit électrique d’hôpital avec une télé-commande pour l’élever, le baisser, le redresser, le rabaisser. J’ai joué un moment mais sans vraiment arriver à trouver ça amusant. Il y avait une autre télécommande sur la table de nuit, celle de la télévi-sion dans le mur près du plafond. Je l’ai essayée aussi mais l’écran ne répondait pas.

Frédéric Pruvost

l y avait suf samment de place pour accueillir un brancard et trois personnes.

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Antichambr EJEAN-JACQUES CASTRES

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Mesure de lits sans ciment

Jean-Marc R.

Le sommeil est un genre d’activité auquel je m’adonne volontiers. Quand je dors, je dors à fond : sommeil léger, profond, paradoxal, cycle circadien et ultradien, je n’omets au-

cune phase, je ne néglige aucune étape. Mais au-delà de ces heures nécessaires, dormir est une perte de temps. Les grasses matinées, les

siestes digestives, les purs moments de paresse qu’on passe à rêvasser les yeux au plafond,

la tête sous l’oreiller, très peu pour moi. Mon plafond est noir. Je n’ai pas d’oreiller. J’ai

d’ailleurs mis au point une méthode tout à fait infaillible : je n’ai pas acheté de lit. Je dors à même le sol. Pas de tapis moelleux, ni de

moquette molletonnée, ni de parquet strati-fi é, ni même sur un petit bout de linoléum. Je m’allonge à même le ciment. C’est dur. C’est froid. Je vous assure qu’on n’y reste pas plus

qu’il ne faut. J’ai même pensé à étaler du verre pilé sur ma couche. Mais quand même. Je ne suis pas maso. Je ne suis pas fakir. Sur les murs, pas un tableau, pas de papier peint,

rien. Dans ma chambre, j’ai toujours les yeux fermés.

C’est ainsi qu’on gagne un temps précieux. Ma vie est tout à fait optimisée. Je mets les

précieuses minutes que je gagne à l’optimiser davantage.

Enfi n. Tout ceci, c’était avant que je ne ren-contre Lénie, la nouvelle employée du bureau d’en face, cette fi lle au prénom étrange et aux

façons coquettes. Je l’ai vue la première fois il y a trois semaines, au retour de la cantine. In-MM

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stantanément, j’ai ressenti une précipitation asynchrone de ma respiration, une sensible

déformation du temps doublée d’une altéra-tion de ma capacité de jugement. Je n’avais

pas trop mangé, je ne mange jamais plus que de besoin. L’hypothèse la plus probable

était que je sois tombé amoureux.

Je ne suis pas le genre d’homme que l’amour effraie. C’est une

chose très naturelle qu’il suffi t d’organiser, comme le reste. J’avais envie que nous

passions du temps, avec Lénie, du temps, puis des nuits. J’imaginais tout et tout était

déjà parfaitement réglé. Tout, sauf que je ne pouvais pas me permettre de l’inviter sur

la dalle de béton. Une solide intuition me prévenait que ça manquerait de romantisme.

Ne dit-on pas que l’amour a le pouvoir de changer le plus infl exible des hommes ? J’ai

donc longuement réfl échi à l’installation d’un lit et même d’un moelleux matelas. Je m’interrogeais sur la largeur qu’il con-

viendrait de choisir. Un amour extraordinaire ne peut pas se contenter d’un lit de dimen-sion standard. Certes, le choix d’une taille

modeste favoriserait le rapprochement, l’intimité, peut-être quelques caresses et ce qui s’en suivrait. Mais trop proches même

les plus tendres amants fi nissent par se gêner. Quand à être trop éloignés, je craig-

nais l’absence d’intimité, l’impossibilité des caresses et que s’en suivrait-il ? Au bout de

trois semaines, j’ai fini par ouvrir mon coeur à Lénie. J’ai été direct : je lui ai

demandé quelle était, selon elle, la dimension idéale du lit où elle aimerait coucher avec

moi. Inexplicablement, elle m’a gifl é.

J’ai depuis regagné ma chambre d’ascète, retrouvé ma couche de béton, repris mes

sommeils réglés. Malgré mes efforts, chaque soir, allongé sur le ciment, cette

histoire me pique. Je vous l’ai déjà dit : je ne suis pas fakir.

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2828 La litho de BelliniIsabelle Faivre

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OUGAR BLUES

L’odeur de citronnelle qui imprègne la moustiquaire me prend à la gorge. Il fait trop chaud dans cette cham-bre. Moite. Etouff ant. Qu’est-ce que je suis venue faire dans cette galère ? J’aperçois à l’autre bout de la pièce une araignée grosse comme le poing. J’arrête de respirer, le temps qu’elle ressorte en se faufilant sous la porte. Elles font toutes ça, je ne sais pas pourquoi. Tant mieux. Je ne suis pas sûre qu’une moustiquaire suffirait à arrêter ces monstres et il faut bien que je bouge de temps en temps pour aller aux toilettes et dans la salle de bain. Jamais pieds nus. On ne sait pas trop sur quoi on peut marcher. Il paraît même qu’il y a des scorpions. Toujours vérifier ses chaussures avant de les enfiler.

Et des serpents, aussi, qui remon-tent le long des canalisations. Je n’en ai pas encore vu et je ne sais même pas si c’est vrai mais rien que l’idée me glace le sang. Je hais cet endroit. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté ce voyage au Kenya. Je déteste la chaleur et les bestioles, surtout. Allergique à tout, en plus. Puis ces safaris photos c’est pour les péquenots, les beaufs, les cadres en mal d’exotisme. Même si j’avoue qu’approcher des lions me fascinait, j’ai toujours eu beaucoup moins peur des grosses bêtes que des petites. Un lion, tu peux lui parler, au moins. Puis s’il a bouff é il ne te regarde même pas. Une araignée, un scorpion, c’est sournois, insidieux, ça se glisse dans tes vêtements, ça te parcourt le corps pendant ton som-meil, ça te mord. Les moustiques te pompent le sang, et ici ils sont énormes et te laissent des cloques grosses comme des placards. Beurk. Je suis venue parce qu’il me l’a

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demandé, c’est aussi simple que ça. J’ai tout plaqué, mon mari, mes enfants, pour aller le retrouver. J’ai dit que j’avais besoin de changer d’air et que je partais faire un safari au Kenya. Ce qui techniquement était vrai, puisque Mathias est guide de safaris là-bas. Je l’ai rencontré à mon club de gym, trente ans, frimeur, tout ce que je déteste. Beau comme un dieu, aussi. Putain ! Mais qu’est-ce qui m’a pris de venir ! Pour commenc-er il n’était pas comme prévu à l’aéroport de Nairobi pour m’accueillir, le beau Mathias. Il m’a juste envoyé un SMS pour me dire qu’il avait un empêche-

ment, qu’il était désolé et que le mieux était que je prenne un taxi et que je m’installe dans le Lodge d’un village où il viendrait me chercher. J’ai failli reprendre le premier vol pour Paris. Mais j’aurais dit quoi à mon mari ? Puis je n’étais pas venue jusqu’ici pour rien, quand même ! J’ai regardé les étoiles, respiré un grand coup et je suis montée dans un taxi. On a roulé longtemps, d’abord sur des routes, puis sur des pistes. Le chauff eur ne m’a pas dit un mot, sauf pour me réclamer le prix de la course.L’hôtel semblait correct, à pre-mière vue, le genre de palace pour touristes en fin de safari.

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NICOLAS LEJEUNE

CHAMBRE ANONYME

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J’étais la seule pensionnaire mais Mathias devait arriver le lendemain soir avec son groupe. J’ai trouvé que le per-sonnel me dévisageait avec un drôle d’air, une femme seule, ils ne devaient pas être habitués. J’ai décidé de dîner dans ma chambre, me rassurant en me disant que demain Mathias serait là. Je me suis couchée après avoir fermé la porte à double tour et bloqué une chaise devant, au cas où. J’ai ensuite installé la moustiquaire tant bien que mal et vidé la moitié de ma

bouteille d’essence de citron-nelle dessus. Le lendemain soir Mathias n’était toujours pas arrivé. J’écoutais John Lennon en boucle sur mon portable pour me calmer les nerfs et ne plus entendre le bruit du vent qui s’était levé à l’extérieur. Les communications devenaient de plus en plus difficiles, jusqu’à cesser totalement au fur et à mesure que la tempête se déchaînait dehors. Cela fait trois jours que ça dure et que je suis coupée du monde extérieur. Nous

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ne sommes que quatre dans l’hôtel, moi, le directeur, le réceptionniste et un serveur. Ils m’apportent un plateau dans ma chambre matin, midi et soir, et me parlent à peine. Je reste cloîtrée, repliée sur mon lit, sous la moustiquaire, à attendre que ça s’arrête et à me maudire d’être venue ici. Je vais finir ma boîte de calmants et m’endormir en priant pour qu’à mon réveil ce cauche-mar soit terminé. J’ai chaud, la tête me tourne, pas d’air…Une araignée se glisse sous la moustiquaire…Sortir d’ici…La fenêtre…J’étouff e…La fenêtre…

Bulletin d’alerte. Suite à la tempête qui a frappé Nairobi et ses environs on a retrouvé une femme blonde de type

caucasien, âgée d’environ cinquante ans, errant dans la savane, pieds nus, juste vêtue d’un paréo, ne se souvenant plus de son nom ni de ce qu’elle faisait là, articulant seulement de temps en temps un prénom ressemblant à Mathieu ou Mathias. Elle a été admise à l’hôpital de Nairobi et ne présente aucune blessure grave malgré un état de déshydratation avancé, de multiples plaies aux pieds et des piqures d’insecte sur tout le corps. Toute personne susceptible de nous fournir des informations au sujet de cette personne est priée de contacter les autorités au numéro indiqué ci-dessous.

Catherine Baumer

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Entendez-vous?Un arbre pousse... Un être souffl e...

Le temps est sa béquille. La chaleur, sa nourricière.Il se plante dans ses abîmes. Envisage le monde. Dialogue avec le silence.

Il demeure... Petit.Mais son trésor est immense: le fruit de toute une souffrance.

De ce cadeau au monde, tableau des années passées, se déploie la chimie de la vie.Et sont intervenues, afi n d’en extraire l’essence, labeur et patience.

Ainsi, pour en juger la maturité, ce petit morceau de vie se déguste dans une bullede verre.

Là, capturé dans sa souveraine intimité, il maîtrise les sens,et offre, à l’existence, enfi n... Un sens.

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Clic! Êtes-vous seul?Clic! Ouverture du réseau... Communication en solitaire... Consommation... immédiate.Clic! Etes-vous prêts à y mettre le prix? Etes-vous prêts à donner votre temps?Clic! Choisissez... un masque.Clic! Fantasmez... Ne vous retournez pas!... Continuez...Clic! Sentez-vous... aimé! Consommation en mode procuration... Choisissez beauté... choisissez vitesse... choisissez plaisir...

Choisissez... bonheur... obtenez... immédiatement! Ne vous retournez surtout pas!... Continuez... Résistez!Clic! J’ai dit, ne vous retournez pas! NE VOUS RE... ... Regrets... Activé! Souvenirs... Activés! Pression... Activée! Colère... Activée! Frustration... Activée! Désordre... Activé! Existence... en cours...

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Elle était là dans le noir. Éteinte comme endormie. ll n’y avait plus

un son. Pas un bruit, pas un rire.Le lit ne bougeait pas et la commode

se tenait silencieuse.Un doudou trainait encore, oublié

dans un placard.Qui aurait cru que cela fi nirait ainsi ? Qui aurait dit qu’elle serait seule ?

Vide et délaissée ?Car (il n’y a pas si longtemps et elle s’en rappelle) elle était au coeur de

la vie. Au coeur de sa famille,au coeur des rires et des chants. Des chansons d’enfants, des jouets et de

ses rêves d’antan.Elle était alors comme le ventre de la mère, chaud et intime, comme le

sein accueillant sur lequel sereposer, comme une épaule prête à

tout supporter.Maintenant il n’y a plus que ses sou-venirs, ses quatre murs, sa moquette

usée et son plafonddéfraichi. Personne ne l’occupe,

personne ne s’en occupe. Le silence est devenu son seul compagnon.

Seul cet espoir qu’un jour un enfant profi te à nouveau de son espace la

fait encore tenir debout.Cet espoir qu’un jour elle se rem-plisse encore de jeux, de cris et de

fous rires. D’histoire du soir, debonjour du matin et de rires coquins.Mais ce temps est passé, ses souve-nirs sont dépassés par le présent et

ces moments si précieux deconfi dence où elle devenait le refuge

de tous les chagrins n’existent plus que dans son esprit.

Ce qu’elle aimait ces moments où elle était l’oreille silencieuse, la

compagne vaillante des soucis etdes peines, elle aimait se sentir aimante

et protectrice.Ces moments-là elle se sentait vivre.

Elle etait la dans le noirRonan

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Un chat.

Tu es un chat.Tu es un chat et il t’arrive de tuer.

De dehors, par ce que laissent passer à l’étouffée les doubles fenêtres de la pièce, parviennent quelques bruits de

la rue. Vrombissement atténué d’un camion qui redémarre d’un feu rouge,

éclats de métaux qu’on transporte à l’installation d’un étalage de maraîcher,

claquement de porte d’immeuble. Dans une économie. Comme l’un après l’autre. Comme si une seule chose à la fois pouvait se mouvoir dans l’espace.

Tu te relèves un peu. Tu étires un membre, puis l’autre. Tu bailles sans

retenue. La bouche s’ouvre largement. Sans un son.

Le lit, aux draps un peu défaits d’un bleu Pacifique, t’accueille et te con-

tient dans son cadre de bois simple, sans après, sans souci de mode ou de design particulier. Et positionné contre le mur qui fait face à celui de la porte,

il te permet de trôner, comme un chat,

entre deux tables de nuit rouge et noir achetées un jour de brocante près de

Vierzon.

Tu fermes les yeux sans hâte, puis tu les rouvres. Les pupilles comme déli-catement happées par un infini tran-

quille et maîtrisé.

L e voisin du dessous s’éveille : du sol monte la vibration de son

réveil. Dans dix minutes suivra une odeur de café et de pain grillé. Tu

la perçois mais ne t’en incommodes ni ne t’en réjouis pas.

Le lit, bien vide de tout vêtement oc-casionnellement abandonné – de la soie ? Du coton ? – de toute lecture

interrompue – un poche ? Un broché ? – de tout rêve de voyage ou de concert

au détour d’une revue - Gershwin ? La Corse ? Zanzibar ? Les musiques

carnatiques ? - te laisse y chauffer cette place ronde et ramassée que tu

as constituée par l’enroulement de ton corps.

Est-ce la même chose dans la tête d’un chat ? Empilement de souris et de

Le chat et

l�aiguilleLaurence Faure

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griffes ? D’oiseaux et d’arêtes ?Tes yeux restent fermés sur un mi-

nois impassible. Pas même frémisse-ment alors que parvient un bruit de

chute de vaisselle suivi d’un juron, crié puis étouffé. La circulation au dehors semble s’animer, pression

sanguine de la ville qui remonte après le sommeil apparent de la nuit.

Tu es là.Bientôt l’heure de se lever

Sur le lit.Se laver, se préparer, manger et

boireTu ne profères aucun son.

Certains vont à l’école, d’autres au marché

Tu peux tuer.Et toujours acheter ce qui nourrira,

ce qui vêtira, ce qui fera rêverOn peut te tuer également.

R ouvrant les yeux, calmement, ton regard balaie l’univers clos.

Des livres sur leur havre, placés à ta gauche, accolés à la table de

nuit, qui ne servira plus à rien qu’à engouffrer de menues babioles sous

peine que des souvenirs en surgis-sent qui terrassent et qui lacèrent, à

l’armoire, placée à ta droite, accolée elle aussi mais à l’autre table de nuit

où s’abandonne, près de la lampe, un tout petit flacon entr’ouvert de

ces puissantes gélules, rien qui surprenne, rien qui ait changé depuis

hier soir au moment où, dans une stupeur, après avoir saisi le combiné

téléphonique du salon qui sonnait, tu avais traversé la pièce pour te jeter sur le lit, sans un mot, sans

un cri, étouffée toute une nuit par l’épaisseur d’un vide qui venait de se

déclarer.

Tu es un chatTranquille et écorché

Qui prend des substances pour as-sourdir les bruits du dedans et vitri-fier tes cris en regards tranquilles. A peine le goût d’un feulement, au plus l’odeur d’une plainte. Manger

son poing comme un poumon mou et réveiller les enfants, les emmener

à l’école, faire le marché sans leur expliquer que Maman a perdu son

amant.

Et que dans son cœur git une aiguille, l’aiguille d’un temps arrêté.

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LueursMyriam Linguanotto

au matin une blancheur diffuse, la lumière tellement crue qu’elle transperce l’épaisseur du bois jusqu’au milieu de

la pièce où de minuscules grains de poussière en constellation s’étiolent

au-dessus d’elle, un geste de la main pour les faire disparaître, elle se sou-

vient alors du froid qui tétanise ses muscles dès qu’elle sort le bras de sous la couverture, se met à compter les pas

qu’il faudrait faire, emmitoufl ée dans le couvre-lit pour arriver à la cheminée et toutes ces minutes à attendre que le feu reprenne et réchauffe la chambre,

il lui faudrait d’abord repousser les draps où elle s’est enroulée plusieurs

fois dans la nuit, se demandant qui de la fi èvre ou du froid la faisait grelot-

ter, quand elle avait voulu se lever pour remuer et attiser les cendres qui

s’éteignaient doucement, elle avait eu du mal à prendre ses repères malgré les lueurs que le feu émettait, dans

la semi-obscurité les silhouettes du fauteuil, de la petite table et de la lampe

semblaient des ombres impossibles à repousser pour trouver son chemin,

les forces lui manqueraient sûrement et si elle tombait là, sur le parquet, elle aurait beau crier, personne ne

l’entendrait, sa voix résonnerait dans le vide comme ce jour où elle était arrivée

à la ferme, c’était un temps de neige où les corneilles trouaient l’étendue blanche jusqu’à la lisère de la forêt,

une brise glacée cinglait son visage et soulevait des couches de poudreuse,

elle avait senti sa peau se rétracter sous l’air coupant, un cri était sorti de sa

gorge serrée pour s’éteindre dans les claquements du vent, alors elle s’était

inquiétée du peu de temps à pouvoir tenir ainsi, sans bouger, jusqu’à ce

qu’une vieille femme lui fasse signe de venir se réchauffer à l’intérieur

d’une bicoque, le train disparaissait déjà dans la forêt, les épaisseurs de vêtements l’empêchaient d’avancer

et ses jambes s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans la neige, le vent s’était

brusquement levé pour s’entortiller dans les arbres, les bourrasques la font encore

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frissonner, si elle pouvait au moins être capable de marcher jusqu’au feu

pour le réanimer et faire chauffer l’eau pour le thé, elle risque son pied hors

du lit, aussitôt ses orteils se rétractent instinctivement, pris en étau, la peau

fi ne de la cheville légèrement violacée du sang fi gé en plaque par endroit, elle

s’effraie de la température à laquelle le corps ne parvient plus à fonctionner,

le sang à circuler, est-ce qui lui reste suffi samment de forces avant le retour

de la vieille Marta, si elle pouvait se lever, ne serait-ce que pour sentir le

sol ferme sous ses pieds, est-ce qu’elle tiendra sur ses jambes fl ageolantes

à force de disette, elle avait eu beau fouiller les placards ces derniers jours et tout le mois durant monter jusqu’au

grenier pour inspecter les moindres recoins des granges, elle n’avait trouvé

que quelques sacs de blé éventrés sur le sol, c’était quand elle avait eu peur

de la vieille Marta qui, en colère, avait tapé rageusement du pied à la vue des

provisions qui s’étaient amenuisées et des rats enragés par la faim qui

couraient sous les combles, Marta qui s’était imaginé chasser les corneilles à

l’aide de pièges, pour sûr qu’en ren-trant dans quelques heures du village

où elle est partie chercher de l’aide, elle ne tarderait pas à aller voir si les

pièges avaient pu attirer les oiseaux, même si, eux aussi, à force de piquer la terre gelée, eux aussi n’avaient qu’une fi ne peau recouvrant leurs os, l’air de-vient plus coupant dans la chambre, la

température doit encore baisser dehors, les mois les plus durs sont loin d’être

terminés d’autant qu’il lui semble que depuis que la ferme s’est vidée des

derniers occupants qui sont récemment partis plus à l’est, là où la terre encore molle s’enfonce sous les pas, le temps

s’est considérablement étiré, jusqu’à avoir du mal à se rappeler du nombre

d’années passées ici où elle n’avait pas voulu laisser Marta trop vieille

pour quitter sa ferme, ici où elle attend chaque semaine que le train déverse

de nouveaux arrivants qui, comme elle, ont cru en la possibilité d’une vie

meilleure ici, loin de la ville, à l’abri des confl its qui rongent les frontières

du pays, est-ce qu’il n’est pas déjà trop tard pour rejoindre ceux qui ont fui

vers l’est.

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Clotilde se terra dans sa chambre et se roula en boule sur son lit. Elle n’en pouvait plus de ce tapage dans le salon. A chaque dispute, ses parents faisaient un boucan pas possible. Son père déclenchait tou-jours le premier les hostilités. Cett e fois-ci, il reprochait à sa mère de s’absenter de la maison sans raison. Et surtout, de ne pas revenir suffi samment à l’heure pour pré-parer le repas du midi. Clotilde connais-sait le scénario par cœur. Son père fi nirait par remporter le morceau. Il criait en eff et beaucoup plus fort et pouvait même se servir de sa force physique en cas de forte résistance. Clotilde se boucha les oreilles pour ne pas entendre la violence verbale à travers la cloison. Elle tenta de rêver à d’autres parents comme elle le faisait sou-vent la nuit seule dans son lit. Il lui suffi sait pour cela de fermer ses paupières. Mais cett e dispute était trop bruyante pour son imaginaire. Elle se releva et regarda par la fenêtre. L’arbre en face de sa chambre était toujours là, immobile. Ses parents l’avaient planté à sa naissance, il y a 7 ans. En ce début de printemps, des bourgeons

recouvraient chaque branche. Clotilde distingua même quelques feuilles pointer le bout de leur nez. Une nouvelle fois, cet arbre avait réussi à traverser l’hiver. Elle eut l’impression qu’il reprenait vie. Sa ri-gidité et sa robustesse l’impressionnaient. Elle voulut l’enlacer dans ses bras. Une larme coula le long de sa joue gauche et vint mourir dans le coin de sa bouche. Elle quitt a la fenêtre et ouvrit son armoire. Elle rentra dans la penderie et referma la porte sur elle. Elle resta un moment plongée dans l’obscurité. Puis elle hurla de toutes ses forces. Quelques minutes plus tard, son père entra dans la chambre. Il l’appela mais elle se tut. Il la chercha rapidement, regarda sous le lit, puis repartit. Clotilde sortit de sa cachett e. Elle s’approcha de son bureau et saisit sa chaise. Elle la plaça sous sa fenêtre, grimpa dessus et ouvrit en grand les deux batt ants. Elle monta sur le rebord et se mit debout dans l’encadrure. Elle ferma les yeux et inspira lentement. Des effluves des branches de l’arbre en

Calfeutrage

Elle resta un moment plongée dans l ’obscurité. Puis elle hurla de toutes ses forces.

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plein bourgeonnement pénétrèrent dans ses narines. Elle respira très profondément pour faire circuler ces odeurs dans son corps. Elle les sentit tournoyer en elle mais fut rapidement prise de vertige. Clotilde manqua de tomber et rouvrit les yeux. Elle fi xa cet imposant arbre et lui sourit. Puis elle redescendit dans sa chambre. Elle fouilla sous l’oreiller de son lit et att rapa une lampe de poche. Puis elle saisit un livre caché sous son matelas. Le rythme de son cœur s’accéléra en caressant la cou-verture de ce roman. Elle savait qu’il ne lui restait plus qu’une trentaine de pages à

lire avant de terminer ce Club des cinq. Il contait les aventures de ces quatre enfants et leur chien partis à la conquête du trésor de Roquépine. C’était

l’un des derniers de la série qu’elle n’avait pas encore lu. Comme tous les autres, elle l’avait emprunté à la bibliothèque. Elle râpa sa langue contre son palais rien qu’à l’idée de reprendre la lecture. Une importante quantité de salive se forma dans sa bouche. Elle eut l’impression de sentir à nouveau les odeurs de son arbre enfermées en elle. Clotilde pénétra à nouveau dans sa penderie et ferma la porte sur elle. Elle alluma sa lampe et s’assit dans ce minuscule espace. Elle ouvrit grand ses yeux et dévora chaque phrase jusqu’à la dernière.

NIKOLAS LOUIS

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Installé devant ma web-cam, je pliais mon linge

fraîchement lavé devenu sec. J’exhibais mon sexe à la

terre entière sur ce site de cul dûment nucléarisé. Je les

savais derrière à me mater. J’aimais les faire baver, les

faire mouiller. Ils ou elles me reluquaient, me scrutaient

dans un désir purement virtuel. Je paradais dans

le plus simple appareil. Ils avaient ainsi l’avantage de

ne pas sentir la puanteur de ma chambre dans laquelle je

m’étais branlé toute la nuit passée. Je mettais à nu mon

ego quelque peu détrempé dans la naphtaline. Au pe-

tit matin, mon esprit malin ressemblait aux dégâts provo-qués par l’attentat de Locker-

bie. J’étais anéanti par cette

nouvelle récurrente et obsé-dante qui venait du Japon.

L’émotion m’avait submergé d’iode et de césium. Je n’avais rien compris à ce déferlement médiatique. Ma seule énergie

se focalisait sur ce pliage de ces rouges serviettes de toilette.

Elles me parlaient. Elles me disaient que seul, j’existais.

Je me lavais avec, puis les retrouvais anesthésiées dans

le tambour de la machine à laver. Putain ça ressemblait à

une méga réaction nucléaire. Mon esprit sous pression

se lamentait de tant de radioactivité échappée. Je

ne pouvais plus me branler tant que j’avais déjà donné.

La révolution allait passer, et moi, inexorablement j’allais

être zappé.

Foutre à Fukushima.

© Pierre-Clément Ju

Pierre-Clément Julien

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ulien

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Camera obscura...

Je suis au téléphone, et parle d’hier soir.

Je me souviens de tous les détails, j’y suis encore ...

Là, dans une solitude discrète, à l’intérieur de la chambre, je regarde.

J’imagine ce corps que je croyais connaître. Je le touche. Je me regarde le toucher.

Se deviner à travers un miroir déformant. La surface du verre.

Entrevues. Constat du contact de ma peau sur ma peau.

© H

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Géographie tactile. Découvertes...

Une fois développée la pellicule attestera. Le geste aura été.

D’ici là, elle contient, recèle, détient en son étendue plusieurs traces perforées.

Empreintes qui attendent enroulées sur elle-même.

Miroir presque “différant”.

Les gestes d’alors existent bel et bien!

En mes souvenirs, mais déjà hors de moi-même.

Captés, ils attendent, enfermés au-dedans.

Rouleau de pellicule. Petite boite.

Son ouverture n’est peut-être plus nécessaire…

Hier soir, J’ai pris quelques photos de moi, disais-je à cet ami.

La pellicule exposée était là, près du téléphone…

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CHAMBRE CLAIRE...

du regard couvrir

parcourir et toucher

du regardatteindre contenir essouffl é

du regard

quels désirs?

du regard correspondre.

fi gure toiencore.Orange

ton regarddistance

affl eurementmots ou coeurespace béant

une porte touchée juste avant le sommeil.

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Seul dans la

chambrePAULAIN RADICI

Je suis seul dans la chambre, installé à mon bureau. Par la fenêtre devant moi

je peux voir une portion non négligeable (j’habite au vingt-cinquième étage de

mon immeuble) de cette ville tentacu-laire qui semble constituer tout le pay-

sage partout où le regard s’étend. Même

le ciel, cet infi ni courbe, se fait coloniser par les couleurs grises, métalliques de

la cité, devient le pendant aérien de son macadam.

En bas, il y a les linéaments tortueux des routes et des voies rapides, les fulgurances des panneaux publicitaires géants et des

enseignes lumineuses. Un immeuble à peu près semblable au

mien – je dis à peu près mais il l’est peut-être entièrement – se dresse en

face, si exactement en face que seule la perspective me permet de distinguer vaguement ses deux façades latérales.

Les vitres sont couvertes de refl ets grisâtres. Seule celle de l’appartement d’en face me laisse voir au travers une

pièce, meublée sensiblement comme la mienne d’après le peu que qui m’en

paraît. Coïncidence, j’aperçois dans cette chambre, qui me tourne le dos, un jeune homme penché sur son bureau ; il est en train d’écrire ou de dessiner et de temps

à autre il regarde devant lui et semble rêver ou chercher l’inspiration.

Il a l’air un peu jeune pour être aussi studieux, mais après tout, d’ici, je vois

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surtout sa nuque. Peut-être s’enfl amme-t-il dans un poème pour sa belle. Peut-être a-t-il quelque dissertation ennuyeuse à rédiger pour le lendemain. Peut-être écrit-il une de

ces lettres longues et embuées de souve-nirs que l’on envoie à un vieil ami perdu

de vue depuis une éternité.Si je devais écrire une de ces lettres

j’ignore quels souvenirs j’invoquerais. Il me semble qu’il n’y a rien eu d’autre que cette petite chambre et la solitude dans la ville immense – en suis-je jamais sorti ?

De cette ville ? De cette chambre ?A trop vouloir me rappeler je ne fais que

m’embrouiller avec des détails. Des images surgissent… De quand datent-elles ? Des

gens prennent la parole… De qui s’agit-il ? Cette phrase, l’ai-je imaginée, entendue ou

bien lue, il y a longtemps ? Peut-être l’ai-je déjà écrite. Je ne sais plus. C’est pour ça que je tiens ce journal chaque jour. Mais à quoi cela peut-il servir, si je ne regarde pas la page du jour précédent pour véri-

fi er que je ne réécris pas toujours la même rengaine.

Et si je regardais, et que je retrouvais mot pour mot ce que je viens d’écrire ? Alors,

quoi ?

[…]

Il pose sa plume et s’arrête un instant, le regard fi xé sur le journal. Il tourne la page

de gauche vers la droite. C’est la page d’hier qu’il a maintenant sous les yeux.

Pendant qu’il lit, dans l’appartement d’en face, dans la chambre, accoudé au bureau,

le jeune homme – qui lui tourne toujours le dos – s’arrête d’écrire. Auparavant, il

avait considéré longuement la fenêtre qui lui fait face et d’où il peut voir une por-tion non négligeable (il habite au vingt-

cinquième étage de son immeuble) de la ville tentaculaire.

Il avait écrit un certain temps sur son jour-nal et, maintenant qu’il a déposé sa plume,

il s’apprête à tourner la page de gauche dans le sens inverse de la lecture comme

s’il voulait vérifi er une information écrite la veille.

Juste avant qu’il ne tourne la page on a le temps de lire les premiers mots écrits en

dessous de la date d’aujourd’hui :

Je suis seul dans la chambre, installé à mon bureau. Par la fenêtre devant moi…

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Dans le fl ottement entre deux

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ROBERT GRABCZAN

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Être seul dans une chambre (et non pas dans une salle, un cloître, une prairie ou l’océan)

c’est être en condition concentrée attentive créative

c’est être dans son silence intime

les murs et les choses commencent à nous parler :

- ouvre-moi, je suis un livre- dessine-moi, je suis une feuille- gratte-moi, je suis une guitare- mange-moi, je suis un fruit- regarde-moi, je suis une fenêtre

elles sont mémoires et souvenirs ; dépôts d’une trace

comment

- en tant qu’architectes -

pourrait-on représenter le silence ?

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Texte de Camille Philibert

Ô MOUSSON, RENONÇONS

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Endormie sur des montagnes de papiers comptables de mes mots, je succombe à la beauté inouïe d’un

monde éblouissant.

Je m’y perds dans des rues qui dévalent des collines foisonnantes, au milieu d’hommes et de femmes

en marche. Les petites maisons bordant ces rues se transforment sous mon regard en palais de métal

transparent et de stuc rose.

Elles descendent toutes à la plage ; la mer, violette, est encombrée de goélettes et de minuscules embar-

cations. Le ciel bien trop clair virevolte au-dessus des mouettes. Le soleil est-il au zénith ? Sa lumière, à l’aplomb des bateaux, est bien trop vive pour que

je puisse le situer avec exactitude.

Maintenant, tous agitent des drapeaux et des fanions aux couleurs chatoyantes et inconnues de mon œil, qui changent selon la direction du vent.

L’air est chaud, portant des crépitements d’armes, des grondements de canons et des rumeurs d’orages encore lointains, mais personne ne s’en inquiète. Au

contraire, chaque salve déclenche des « hourras » dans la foule. Serait-ce l’approche de combattants

amis ?

Des bataillons d’enfants paradent sur les trottoirs, montés sur de petits chevaux racés qui fi lent à une

vitesse incroyable.

Est-ce une fête ? Un peuple en liesse prend

possession de la ville aux palais miroitants et aux plages de palmiers en terrasses. Je suis éblouie par

la beauté de ces hommes et de ces femmes, vêtus de tissus légers qui fl ottent sur des corps puissants et des membres déliés. Ils portent tous de longues chevelures, en tresses tombant sur leurs reins, ou

librement fl ottant au vent.Leurs yeux sont noirs, doux et profonds.

Certains se tiennent par la main, d’autres lèvent la tête au ciel, tous chantent. Je ne comprends pas ces chants, mais leur harmonie étrange me donne envie

de pleurer.

Je me réveille sur mes monceaux de papiers. Le chant du peuple des rêves résonne à mes oreilles, mais leur monde m’est désormais fermé. La pluie tombe doucement sur les carreaux, laissant passer une lumière aux refl ets d’ardoise entre les gouttes.

Je regarde, hébétée, les quatre murs jaunis de ma chambre, la fenêtre aux carreaux crasseux. Dehors,

un camion benne passe ; puis une ambulance ; les lampadaires sont encore allumés, fouillant le ciel

lourd de leur lumière orangée.

Je repousse les papiers en tas au pied de mon lit et j’essaye de me rendormir.

Pas moyen. Alors je prends une feuille sur le tas, un crayon qui traîne à terre, et j’écris.

_______________________Françoise Campo

Incursion

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Au milieu des infinis,il y a le zero.

F ini de veiller avec le soleil avant cette fête, c’est sûrement par

erreur qu’Eléonore l’a invité. Dans cette pièce au plafond bas et aux

murs violets, fl otte une odeur de banane mûre qui déconcentre le jeune homme. Sans

compter les crocs qui poussent, sa fringale qui s’est muée en faim cet après-midi. Faut qu’il se secoue. Deux jours à mariner dans

l’éventualité de se faire beau pour cette soirée, que la porte a claqué, sept heures qu’il n’arrive pas à traîner sa longue car-

casse dehors, à faire ne serait-ce qu’un pas dans le couloir. Deux jours qu’il scrute des

vêtements tombant des cintres, peaux de trophées en coton fraichement dépecées,

sans arriver à choisir un truc qui ne serait que mettable, n’importe quoi qui emballe-rait proprement sa viande avec style, voir

même une allure appétissante de bonbon. Il recompte les pantalons, les chemises...Pull

blanc avec gilet noir ou tenter un blouson ? Noir

et blanc, mélange zéro risque, des couleurs antipodes qui font bon ménage, n’aurait-il

pas l’air un peu ridicule ? Dans la penderie obscure les vestes à l’endroit pendent dans un recoin isolé ; la noirceur de son blouson à mille lieux de sa main amorçant un geste

annihilé la seconde suivante.

Pierre se laisse tomber de tout son long sur le lit, il attend, se lever trop dur. Il

démarrerait bien un décompte de secondes comme avant un départ de fusée, le défi lé des nombres l’apaise. Ses paupières pâles

se ferment, il dérive à la surface d’eaux lourdes, pile au milieu d’un fleuve

sablonneux parsemé de quelques minuscules îles, rives aux détours arrondis, il fl otte,

(ses fringues sortiraient de la penderie de leur propre chef, le casse-tête de devoir

choisir, quoi mettre, ce qui irait avec quoi, se brise...). Les femmes remarqueront forcé-

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Installation bless you de Sylvie Kaptur Gintz

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ment un bouton à moitié cassé, un ourlet pas à la bonne hauteur, elles ont les yeux

aiguisés. Buzzbrrr. Et verront tout de suite son incapacité à être dans le coup. Celles

qui ne le ratent pas de leurs sourires de souris navrées et de leurs clignements de

cils charbonneux. Pouvoir passer dans cette fête en mode furtif, bien dans des

baskets invisibles, jaugé par aucune, quel plaisir ça serait. Si une fois, seule-

ment une... profi ter de leurs rires, ne plus être nul... De l’appartement du septième s’élève une chanson énervée : - Malade,

est-ce que je suis malade ? Et pendant ces cinq dernières années, j’étais sorti d’ici

ici, à l’intérieur de ce cerveau qui s’écoule dans la société, injectez-le dans vos veines. Se fait pas chier le parolier pense Pierre en se fi xant ses pantalons. Encore cette saveur

sucrée du hors-jeu, chaque fois qu’il est invité à une fête de fi lles, ses épaules se

creusent. Bzzbrrr bzzbrr, répété, régulier, ça vibrillonne, une palpitation rèche calée

sur la batterie de la chanson... De l’endroit isolé sous le sommier, de sa noirceur

s’extrait une libellule qui s’élève vers une bulle d’air flottante, annihilant ses

angoisses.

H orizontale, papillonnante, miroitante, elle le dépasse

en apparition suspendue au milieu d’un halo pailleté. Puis

stagne avant qu’une petite brise l’aspire sèchement et la colle au plafond. Le jeune

homme sursaute, tire en grand les rideaux, ouvre fenêtre et volets, chope le premier pull qui lui tombe sous la main, (pas mal

ce violet, ne jurerait-il pas avec le gilet noir ?). Le vrombissement des ailes

redouble, l’insecte aux refl ets d’arc-en-ciel bloque son vol sur-place. A l’intérieur des oreilles de Pierre, de petits marteaux-

piqueurs attaquent les tympans. De la cour extérieure une colonne de poussières

moites s’engouffre dans la chambre, le fait hoqueter. Il ferme les yeux pour visualiser

l’emplacement exact de la fenêtre, de la penderie. A quelle distance se maintient la libellule, il inspire l’air délétère. Paf ! Coup énergique de pull sur la bourdon-nante. Quel silence. Il inspecte sous le

lit. Le plancher vitrifi é lisse telle la sur-face d’une mer morte sans trace de vie

ni d’insecte. Sous la commode non plus. Un soupir lâché en claquant la fenêtre.

S’allonger. Ses pupilles dilatées dérivent sur le plafond. A l’encoignure de la porte

une craquelure grise n’est-elle pas en train de s’étendre ? Sous peinture et enduits,

du béton, et dessous ? Du béton, des parpaings, est-ce qu’ils se servaient

de pierre à l’époque de la construction, cette vieille époque où ses parents se sont rencontrés à une projection de la Nuit des

morts vivants ? Réalisé par Romero, ça doit être ça, un nom de moulin à vents grippé. Il tend le bras pour rabattre les

rideaux entièrement. Il est au fond d’une mine de charbon ou ses yeux se sont collés

... ...

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? Si ça se trouve, ses paupières se sont rabattues sans qu’il le veuille, faudrait les soulever même si ça doit bouffer le reste

de son énergie molle, son esprit fatigué lance une minuscule impulsion dans la

direction des yeux. Les ouvrir, soulever leur peau de plomb. Devant, une indéchif-frable nuit vide. Ses yeux, n’étaient-ils pas déjà ouverts. Une petite peau sablonneuse

frémit-elle sur les pupilles ? Peut-il regarder le noir sans être aveuglé par la pénombre ? L’isolement, l’annihilation

poisseuse de noirceurs métamorphosent l’obscur en endroit dont on ne s’échappe

pas.

V ite, démarrer un décompte de secondes. Ça peut calmer. Il

glapit intérieurement jusqu’à deux cent cinquante, il repart

en arrière, cent soixante quatre, vingt huit...Arrivée haletante de neuf, une

étendue lumineuse sous lui, à sept un vent cingle sa joue gauche alors que ses jambes

fl échissent, sous ses pieds un tremplin verglacé, une immensité blanche fi lant

à toute blinde... à cinq relever le menton pour ne plus être aspiré par la glace, une

bruine dégringole du ciel, à trois que vertige... tomber comme ces gouttes froides qui le transpercent, à zéro rien d’autre que l’air

pour le soutenir. Où tombe sa carcasse ? Ark ! Le dos encaisse tout le choc. Bois

puant la marée. Des cordes, il en pleut des paquets, qui dégoulinent du mât et sur son visage. Que cette fois ses yeux soient

grand ouverts (sa main à couper) il n’y voit goutte. Ouvrir la bouche pour boire la

pluie tiède, déjà ça dans son estomac qui rétrécit. Un picotement sourd au niveau du plexus, l’impression qu’une autre tempête

s’approche. Silhouettes de chats tapis, deux îles se rapprochent dans le rythme

lent de l’étranglement noirci des eaux. La route du retour, comment la repérer ?

On l’a visiblement attaché au mât avec un assortiment de nœuds compliqués,

ses poignets sont trop serrés, il hoquète. Rien dans le bide, et paradoxalement la

sensation qu’il est en train de se détacher de choses qui encombraient sa vie. Pas besoin au moins de se demander quels

habits mettre pour sortir. Un rire entre ses lèvres. Il paraîtrait qu’aux alentours de

la zone traversée, sévissent des créatures aux mots envoûtants, aux chants clairs. (Sans déconner, on va où là ?). Têtes de

femmes sur corps de mouettes, incapables de s’élever dans les airs, ailes coupées.

Certaines aux longues chevelures noires, d’autres chauves. Des faces plus blanches que la neige, des yeux invisibles tellement ils sont enfoncés dans des orbites verdâtres.

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Elles se déplacent en trainant leurs pattes maigrelettes qui raclent le sol. Ce qui sort

de leurs gosiers attire comme des diamants cliquetants. Pour sauver sa peau, faut les

ignorer en se bouchant les oreilles, et le plus important : ne pas craindre de les craindre.

De leurs bouches défaites aux sourires désolées, des mélodies glapies : - Donnez-

moi des grenades manuelles, donnez-moi des lames de rasoir, donnez-moi quoi de quoi faire la douleur partir. Elles trônent

sur des collines d’os brisés, de tendons, de colonnes vertébrales, des monceaux d’osselets, des charniers de nerfs des

têtes coupées, restes de marins égarés et déchiquetés par le tranchant des brisants.

Bien qu’attaché et les tympans sans protec-tion, Pierre n’entend que la vibration du

vide. Rien. Ni chant des créatures, ni même du vent. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Personne ne dénoue ses cordes, elles sont

tranchées par un homme qui fredonne d’une voix grave : - Parlez de ces pilules qui

n’agissent pas, parfois elles me rendent plus mauvais. Et maintenant je descends lentement

dans cette satanée évacuation. Une tache sombre surmontée d’arbres encore loin, la pluie s’est arrêtée, bzzzbrrr fi ne onde

sonore à faire s’envoler ou repousser les masses sombres des moussons futures, à trouer l’espace au dessus de son crâne. A

mille lieux de l’isolement dans plusieurs endroits de son cerveau, les chanteuses

annihileront l’obscur qui

se met en branle

dans la noirceur du champ

métallique

rien

déliédébarrasser, sans pas glissé,

l’obstacle c’est lui

avancement et ce

... ...

Installation “bless you” de Sylvie Kaptur Gintz

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buzzbrrr qui découle

voler nœud pas

allongé sur un matelas

écarquillement des yeux sombres, à bout son esprit sans but au croisement d’infi nis

contradictoires, pile au milieu, se reprendre presto. Il appuie sur l’interrupteur et fouille

entre les vêtements fl asques, pas ce cos-tume gris choisi par Eléonore, il atteint la pile de tee-shirts, mille-feuilles de coton

rêche, sa main revient vide, mauvaise pioche. Comment sortir de la chambre puis de la

maison puis de l’immeuble à poil ? Comment les pythons changent de peau ? Est-ce

qu’ils mangent des insectes ? Bzzzbrrrr d’où revient ce satané son énervant, déjà

recouvert par la chanson braillarde - Main-

tenant je suis malade dans la tête, dans ma tête de connard, les lumières sont bran-

chées mais il n’y a personne à la maison. Et je suis assis dans mon endroit sombre

seul. De loin et presque étouffé derrière la cacophonie ambiante, Pierre surprend un

raclement métallique d’une insupportable régularité, un murmure derrière la porte.

Doublé d’un écho nouveau. Comme des pas sur le sol. Infi mes, trainants, nombreux. Des milliers de semelles qui racleraient les dalles

du couloir. Pierre soulève les oreillers, la couette grise, un coup d œil sous le som-mier d’où jaillit une forme légère et zig-

zigzagante, tache noire désordonnée, d’un noir mat presque inrepérable : une chauve-souris qui se projette dans d’imprévisibles directions contradictoires et désordonnées

tandis que les bruits s’amplifi ent. Le jeune homme s’habille précipitamment,

ça résonne de plus en plus fort, un mouvement fait palpiter le rideau, d’un

bond il traverse la pièce et secoue le tissu, la revoilà en plus vrombissante, la chauve-

... ...

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souris qui suit la bordure des murs, se cogne, rebondit légère. Annihiler l’obscur

au milieu d’endroits clos où s’amassent les noirceurs d’une souris ailée...

Pierre se précipite sur la poignée de la porte. Sa main dégoulinante de sueur

s’agrippe convulsivement sur le métal de la poignée, l’abaisse. Clic.

Une lumière mate se déverse dans la chambre, ça s’est ouvert.

Q uelques secondes pour que les yeux suivent ce point sombre

virevoltant à toutes vitesses dans des directions autant saccadées

qu’improbables, la chauve souris loin devant qui trace dans le couloir vers des créatures qui se déplacent en trainant la

patte. Des converses rouges aux liens dénoués, des enjambées maladroites,

certaines chutent et s’écrasent platement. Se relèvent. Des faces plus blanches que la neige, des yeux invisibles tellement ils sont enfoncés dans des orbites verdâtres, des

bouches défaites d’où sortent des bor-

borygmes chuintants comme des vagues. Toutes en robes de soirée recouvertes de sang.

Une vingtaine de plus, on aurait pu parler de foule. Bien que leurs démarches soient d’une lenteur malhabile, elles ne tiennent pas en place. Comment les empêcher de laisser une trace défi nitive dans sa vie ?

Ces corps désarticulés qui se trainent, de quel cauchemar sortent-ils ? L’illusion

serait de se rassurer de leurs progressions d’escargot, d’espérer que courir suffi t, d’imaginer que ronde est la terre. La notion

de temps cramée dans leurs cervelles avides, elles le rattraperont où qu’il aille.

Brinquebalements des démarches déséquilibrées aux déhanchements

instables. Sauver sa peau, retourner dare-dare dans la chambre et s’y barricader. A quadruple tour. Incapable de remuer, Pierre s’immobilise. Cet endroit dont la

noirceur inverse sa volonté autant qu’elle annihile l’espoir d’un lieu où l’obscurité

serait amie. La chambre n’est plus ce refuge où suintait seule son angoisse.

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Des mains encadrent son visage. La peau ravinée des couches de derme

se décolle d’un visage de jeune fi lle, des squames en lambeaux dentelés

s’effritent en granules retenus par des fi ls gluants. D’autres ont des mains

sans doigts, des doigts encore baguées de diamants, sans ongles où saillent

des os. Au milieu des visages des trous sans dents, fi let mousseux de salives

dégoulinant de boudins de lèvres gercées pendouillant sur les mentons,

mains crispées sur les cous, plaques de cheveux scalpés à moitié... La lu-

mière grise du couloir se reflète sur les quelques dents accrochées sans chanceler qui brillent de blancheurs

nacrées, des perles luisantes d’un immense collier qui avance vers lui, le

sautoir d’une foule de Kali. Un talon rouge racle le lino dans un chuintement qui s’étire bzzzbrrr. Tourner, décamper,

fi ler... le plus rapidement possible. Il s’immobilise sans respirer. Plus rapide

que les autres, une femme s’approche, derrière le creux de ses orbites

quelque chose d’éteint s’agrippe à ses pupilles dilatées, le face-à face est rude enfi n puante, elle repart. Ouf, il a

fait illusion. Il frémit, quel lien entre elle et lui ? Passage à blanc. Ça lui

revient, bon sang, des fi ls se tissent dans ses galaxies de souvenirs. Il sait com-

ment procéder, tout s’éclaircit malgré

l’anéantissement de ses pulsions. - Comme le mort vivant, mort vivant,

connard, maintenant je suis malade dans la tête, dans la tête connard. Comme le

mort vivant, mort vivant, le mot connard s’évanouit dans des grognements. Son cœur bat plus vite, requinqué il passe

en mode furtif, celui qui laisse zéro trace. Il ferme les yeux avance dans le couloir, trois créatures endimanchées le choppent. Collisions de la nacre de

canines branlantes et de sa joue, de son épaule, de sa hanche. Eparpillé vite

fait et sans un cri en petits lambeaux sur le tapis écarlate. Zéro, dézingué,

fi ni. Une morsure de seconde, mis en pièce entièrement. Ça ne change pas

la face de la terre, en tout cas pas tout de suite. La noirceur du lieu profond

et carnivore recèle suffi samment d’obscurité pour abriter la désintégra-tion de Pierre. L’isolement de chaque

morsure annihile jusqu’à l’endroit de son cœur qui dispatchait le sang

dans sa carcasse. Demain, au cas où le soleil se lèverait, demain, qui aura une

bonne excuse pour ne plus se lever ?

Camille Philibert

Citation des paroles de la chanson My dark place alone des Murderdolls

... ...

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Sans titre - MAP (Mai ANTOINE PHAM )

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Petit soldat

Tu as choisi…Quel jour au fait ?Ton esprit confus

Ne peut s’en rappeler :Si c’est un combat,

Tu as choisiDe déserter.

Au fond de la chambre,Dans la moiteur du soir,

Au creux chaud de ton litTu broies l’espoir,

Éructant des sanglots noirsEt de loin en loin tu n’ouvres les yeux

Que pour mieux les fermer.

Tu as choisi :Qui donc pourrait t’aider ?

Allons, vient donc te battre,Allons, le jour s’est levé.Mais ton corps est sourd

Ton cœur trop lourd :Comment les soulever ?

Mais oui, c’est de ta faute,Et tu t’y vautres,

RecroquevilléSur quelques rêves enchantés,Un peu de vin, des cigarettes,

Puni sans doute :Petit soldat défait.

_________

Françoise Campo

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Du corps disloqué, au désir retrouvé.Jean-Jacques Castres.

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Sonnets platssoldat d’une petite chambre . son instrument . cube dans cube plus grand . de sambre / dans le sombre . hors ses appartements . où un mur est un mur est un écran . que la vue encombre / la gamme de ses activités . n’a pas été identifi ée . et la lumière qui gicle / de sa petite fenêtre peut-être est un leurre . personne ne sait l’heure . ni

où ni dans quel cycle.

FREDERIC FORTE

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>Charles Lefrancq

Dans ma chambre j’suis ja-mais seul. J’ai beau gueuler,

hurler pour qu’on me laisse tran-quille, rien n’y fait. Le pire, c’est que tout c’beau monde s’entasse dans une si petite surface. Même quand j’me range sur mon lit, que j’colle ma table de chevet au pieu, y sont tous là, s’empilant comme un Tetris, sans jamais faire de ligne. Tous en vrac. En plus, j’me fais chambrer con-tinuellement à l’unisson, j’me prends des seaux d’injures, j’me fais cracher d’ssus à bout portant. Ils m’tapent sur le système, r’mettent en route ma mauvaise conscience, m’poussent vers la sortie, veulent m’virer de ma chambre.

>Faut dire qu’j’suis vraiment pas verni parce tout p’tit déjà, on a commencé par m’expulser avant la fi n du bail. Sept mois et elle voulait déjà plus d’moi. Elle a hurlé, j’ai hurlé, on s’est souhai-té la bienvenue. Et j’crois qu’j’ai crié trop longtemps les années après car j’ai vite fi ni au placard. Mon placard, rien qu’à moi dans l’sous-sol. Et l’matelas qui m’a servi de lit, par la suite, tenait à peine dedans. Mais comme ça au moins on s’entendait plus.

>Un jour on est v’nu

m’chercher, pas ma mère non, elle, elle était

partie tapiner ailleurs. Non, des mecs que je connaissais pas qui m’ont donné à d’autres mecs

Le placard

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que je connaissais pas et ainsi de suite jusqu’à temps que je me barre, moi aussi sans laisser d’adresse. Ça va, j’étais p’t-être pas majeur, mais j’leur ai tendu, bien haut. Ciao.

>Ma vieille, j’l’ai plus jamais r’vue sauf que maintenant elle est là avec moi. J’sais pas c’qu’elle fout dans ma chambre elle aussi. C’est pas ma famille. Ma famille à moi c’est mon pote : Callahan. J’l’ai pas cher-ché longtemps, dans la rue on trouve vite les emmerdes et lui c’en était le roi. Pas de bol, le mec que j’ai tout de suite aimé est celui que tout le monde a détesté. Faut dire qu’on n’est jamais vraiment apprécié, un gun à la main. À moins de ne pas t’en servir, ça fi nit toujours mal. Notre premier coup a été le dernier. A fl inguer tout va, on peut pas réellement imaginer se faire une bande de potes.

>

C’est ce qu’ont dû se dire les mecs et les nanas dans

la banque. D’ailleurs ils sont là aussi, eux. J’comprends pas, la femme n’avait plus qu’un demi visage quand je l’ai quit-tée. Je savais pas qu’une balle de Magnum ça arrache tout. Je croyais que ça faisait un trou bien net. Peut-être pas d’aussi près. Enfi n bref, elle est là aus-si, rayonnante à me parler alors que j’essaye de dormir. Mais c’est elle qui l’a cherché, elle criait sans arrêt, j’ai voulu la faire taire mais le coup est parti tout seul. J’ai serré les poings et y’avait un doigt sur la gâchette. Elle m’regardait d’trop près avec sa tête de première d’la classe, maquillée comme si elle allait à un enterrement. Ben tu s’ras aux premières loges, ma poule !

>Après c’est confus, les

fl ics étaient là. Déjà là. Pourtant ils mettent du

temps à venir d’habitude ; mais là, c’est comme s’ils étaient au

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n

courant de l’heure et du lieu. Callahan, il s’est fait trouer comme à la fête foraine ; en plein dans le mille. Moi rien, que dalle. Et si y’avait pas eu cette femme avec le landau qui m’barrait la route à la sortie, je s’rais d’jà loin. Mais au lieu de ça, j’me suis pris le landau dans le bide avec quatre gros bébés en uniforme de 110 kilos chacun, sur le dos. Ha bah j’ai bien hurlé, les bras pliés dans l’dos mais ils ont rien entendu.

>Ils sont là aussi eux, ils parlent

tout l’temps en même temps et ça résonne dans mes trois

mètres carrés. C’est une vraie

bouillie de mots, leurs phrases. Y’en a même un qui m’a dit sois heureux le seigneur t’attend. Mais il en sait quoi lui, il a beau m’appeler mon fi ls, c’est pas mon père. Heureusement que j’vais pas y rester longtemps dans cette pièce, c’est du provisoire. En plus les murs, y réduisent à vue d’œil. Comment on va faire pour tous tenir là d’dans. Demain ou après-demain, on vient m’chercher et là où j’irai, j’pourrai enfi n dormir tranquille. Entre quatre planches.

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CENTRE23

Seul dans ma chambre, je fixe le miroir placé au milieu du mur blanc, il refl ète un fantôme.

1 an auparavant. La première fois que j’ai vu Roséane, c’était au centre 23 dans les nouveaux ensembles administratifs de la santé intérieure. Je la remarquai parce qu’elle renifl ait beaucoup. En vieil habitué de la maison je m’approchai d’elle et lui demandai. - C’est la première fois que vous venez ? En guise d’acquiescement, elle baissa les paupières. - Ne vous en faites pas, lui dis-je,

ils font les choses très bien, que vendez-vous ? Elle leva une main et agita son auriculaire. J’affi chai mon sourire rassurant et lui montrai ma main droite où il ne restait que le pouce et le majeur. - Tant qu’on peut l’actionner comme une pince, ça va. Regardez…Je pris un stylo et écrivis sur le dos de ma convocation « Vous avez les plus beaux yeux du monde ». Elle esquissa un sourire et me demanda à son tour. - Et vous que vendez-vous ?Je dégageai mes cheveux. - Mes oreilles, elles sont affreuses et comme plus personne ne me parle…Ses grands yeux bleus s’agrandirent encore plus. - Ne dites pas de bêtise ou peut-être

MARC FAISAN

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que je parle toute seule dans ce cas c’est plutôt mon cerveau que je devrais vendre…C’est à ce moment précis que je tombai amoureux de Roséane. - Dans un quart d’heure vous m’aurez oublié alors à quoi bon conserver ces vilaines oreilles qui soit dit en passant sont camou-fl ées par une magnifi que chevelure. Elle éclata en sanglot. - Pourquoi sommes-nous obligés de vendre notre corps, qu’avons-nous fait de si méprisable pour que les grands anciens nous abandonnent ? Je la pris par les épaules. - Ils ne nous ont pas abandonnés, ils sont morts. Vous le savez bien ce sont les machines encéphaliques qui ont pris le contrôle de la nouvelle direction. Notre avis, nos émotions n’ont plus d’oreille dans l’organisation centrale alors à quoi bon conserver les nôtres ? Je lui tendis un mouchoir, c’est alors qu’elle me dit ce que je ne pensais plus jamais entendre.

- Et si quelqu’un vous demandait de l’écouter, voudriez-vous toujours vous séparer de vos oreilles ?Cette fois c’est moi qui laissai couler une larme, elle me rendit mon mouchoir. - Ne vous moquez pas… marmonnai-je.Elle me caressa la joue et mit sa tête contre mon épaule. Nous restâmes silencieux jusqu’à l’annonce de son nom dans le haut-parleur. Elle se leva et se dirigea vers la petite porte verte. J’aurais voulu l’en empêcher mais mes jambes pesaient des tonnes. Lorsqu’elle ressortit, elle s’avança vers moi et me montra sa main à laquelle il ne restait que le pouce et le majeur. - Je crois que j’en pince pour toi alors j’en ai vendu trois, tu peux garder tes oreilles encore un peu, j’ai des tas de choses à te raconter.Elle me prit la main et nous sortîmes par la grande porte blanche.

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Les crédits de la vente des doigts de Roséane nous permirent de louer une villa et deux robots domestiques dans le quartier des « Grands Arbres ». Le matin quand j’ouvrais les yeux elle était déjà réveillée, c’est avec son sourire que je commençais la journée. Elle tomba enceinte le troisième mois.Au sixième mois une infection du fœtus mit en péril la nais-sance de « drôle de petit loustic » comme l’appelait déjà Roséane. L’opération coûtait trois mille crédits et nous avions presque épuisé notre réserve. C’est par une journée ensoleillée que je partis au centre 23. Mes oreilles n’intéressaient plus le planifi cateur, par contre il offrait cinq mille crédits pour mon bras gauche et son remplacement gratuit par une prothèse plus puissante et plus maniable que l’original.Aux premiers jours de l’automne, « drôle de petit loustic » nous salua d’un braillement phénoménal. J’eus à peine le temps de l’apercevoir

que les services de la restructuration infantile l’emmenèrent. Roséane voulut les en empêcher mais un nouveau décret les autorisait à prélever des organes sur les nour-rissons de classe 4, nous étions de classe 4. « Drôle de petit loustic » nous fut rendu deux jours plus tard sans cornée.Roséane se noya avec lui la semaine suivante.

Aujourd’hui je dois de nouveau me rendre au centre 23 pour y vendre les restes de ma pince et leur offrir un enterrement digne du quartier des « Grands Arbres ».

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Photo de Thierry Valencin

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Catherine Baumer, bibliothécaire, participe à des ateliers d’écriture, écrit des textes et nou-velles qu’elle publie sur son blog http://catiminiplume.unblog.fr/ et sur le blog des 807 http://les807.blogspot.com/search/label/Catherine%20Baumer

Pierre Bouillé, illustrateur-plasticien numérique. Après des études à l’ENSAD (Arts-déco Paris) et un parcours collectif au sein d’un studio d’illustrateurs, travaille en solo depuis le début des années 90, principalement pour la presse-mag, l’édition et la com culturelle. Parallèlement il développe un travail personnel numérique, qu’il expose régulièrement ces dernières années à Paris et en [email protected] et http://www.pierre-bouille.com

Françoise Campo, née en 1953 à Paris, j’ai fait des études littéraires et j’ai été attirée très jeune par l’expression poétique. Après quelques années d’indécision sur ma future carrière, j’ai repris des études à l’Université Paris III et suis entrée dans l’éducation nationale où j’ai exercé en tant que professeure d’anglais. J’ai redécouvert la poésie tardivement, et je vis actuellement dans l’Yonne, où je me consacre essentiellement à l’écriture.

Jean-Jacques Castres, photographe, vit à Paris. [email protected]

Elizabeth Couteller, directrice artistique dans la pub, le marketing relationnel, a participé au fanzine Toi et Moi pour Toujours avec Camille Philibert. A exposé ses sérigraphies à la galerie art et communication en 1986. Peintre, sérigraphe et musicienne. http://www.da-couteller.com

Michel Delarue photographie les murs, les fl eurs et les paysages depuis toujours ou presque. Depuis quelques années, les traces, papiers déchirés et autres témoignages éphémères du street art retiennent son attention.

Marc Faisan, Marco quinqua heureux, ex-héroïnomane, ex-alcoolique, ex-punk, ex-queutard, ex-vivant ! Pour vous servir mes agneaux sauvages !

BIOGRAPHIE

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Laurence Faure, mime de formation, est aujourd’hui comédienne, formatrice et anime des ate-liers d’écriture. Gestuelle du corps, du texte. Toucher la matière avec les mots. Tant de mystères passionants.

Frédéric Forte est poète et membre de l’Oulipo. Il est né en 1973 à Toulouse et vit aujourd’hui à Paris.Derniers ouvrages publiés : Opéras-minute (Théâtre Typographique, 2005) ; Comment(s) (l’Attente, 2006) ; Une collecte (Théâtre Typographique, 2009).

Gabrielle G., née en 1981 à Bourg-la-Reine, dans la région parisienne. Elle vit aujourd’hui à Paris et travaille comme juriste. Elle s’évade avec bonheur de l’aridité de la prose juridique en participant à des ateliers d’écriture depuis deux ans.

hequet.vudici 08 / 01/ 1960 - Inlassablement questionner la représentation de l’espace… Pour cela envisager l’image comme une architecture de la mémoire avec la photographie comme outil… Et puis l’enfance !

Pierre-Clément Julien vit et travaille à Paris. Artiste plasticien et vidéaste, il explore, en mots et en images, le monde qui l’entoure. Il vient de terminer un fi lm sur la première femme transsexuelle du Grand Orient de France : « Ma Très Chère Sœur Olivia »[email protected]

Sylvie Kaptur Gintz : La nécessité de créer est une évidence pour moi ; l’acte artistique permet de multiples renaissances. Le monde, ou plus exactement l’être au monde, le fait d’être là, est l’entremêlement de mille imperceptibles histoires vécues où force et fragilité se rencontrent.http://www.kapturgintz-plasticienne.com et [email protected]

Tibor Lamoth, architecte depuis 2007, écrit et dessine. Premier prix Fumetto Luzern du Festival International de la bande-dessinée en 1997, guide Hallen für Neue Kunst Schaffhausen, www.modern-art.ch

Nicolas Lejeune, vit aux Alluets-le-Roi (78), directeur artistique. [email protected]

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Myriam Linguanotto participe à des ateliers d’écriture. Ecrit des nouvelles et des 807 http://les807.blogspot.com/search/label/Myriam%20Linguanotto

Nikolas Louis est journaliste et auteur de textes littéraires.

Camille Philibert écrit sur les807.blogspot.com, sur convoidesglossolales.blogspot.com, camillephi.blogspot.com et dans la revue Dyptique.

Paulin Radici :“Je suis né dans le Nord, la blancheur d’une villeSolitaire accueillit mon enfance et ses cris ;Mes genoux écorchés à peine, je m’éprisDes livres et des mots - une pesante idylle.”

Thierry Valencin réalise et vend ses tirages dans son atelier : Atelier Valencin Photographie, 46 rue Saint-Sébastien, 75011 Paris. 06 03 01 45 62. [email protected] http://www.thierryvalencin.com

Isabelle Faivre : vit et travaille à Paris dont elle croque les coins et les recoins avec jubilation ! Son atelier est aussi un lieu d’agitation autour de livres sculptés en papier - http://isabellefaivre.blogspot.com

MAP (Mai Antoine Pham) Artiste-Peintre, Sculpteur, vit à PARIS - http://www.map-artiste.com

Jérôme Demarquet - Graphiste-Concepteur multimédia, vit à PARIS.

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GNAQUES ! NIAQUES ! On veut des Niaques !

Faire un numéro de Distorsions dans une énergie différente, une énergie qui mord ! de rage, de joie, de plaisir, de nouveautés qui secouent pour changer du

tout qui se ressemble.

Gnaque : de l’occitan nhac (« mordant »). L’expression est toujours employée

au masculin dans le français populaire parlé en Occitanie : avoir le gnac.

“quand la niaque plante ses crocs dans le tissu du réel s’ouvre l’horizon d’un infi ni de miettes qui deviendront traces” dixit Pac Man

Photos, vidéos, musique, textes, poésie, à vous de gnaquer !

A envoyer à [email protected] le 16 décembre 2011.

Appel à contributions pour distorsions 4.