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Alternance cognitive et alternance formative dans la formation professionnelle des professeurs des écoles: représentations et « actions connaissantes » Franc Morandi À quels processus cognitifs et à quels modes de formation l'alternance peut-elle être rapportée dans le domaine de la formation professionnefle des enseignants? Après avoir recherché Jes significations d'une alternance cognitive, différentes représentations et postures des professeurs des écoles stagiaires sont analysées. Leur examen permet d'informer un processus original de construction de savoirs profession- neis dans le circuit de l'alternance. L'alternance cognitive (alternance réelle) caractérise l'engagement vers une pratique professionnelle dans une temporalité formatrice. Sa dynamique interroge en retour les modèles et les pratiques d'accompagnement des enseignants en matière d'alternance formative. L'Expérience n'est pas une affaire subjective et personnelle; eile influe sur la formation. Dewey (Expérience et éducation, 1933) L'ALTERNANCE, UN RÔLE NOUVEAU DANS LA FORMATION PROFESSIONNELLE DES ENSEIGNANTS L'alternance (1), attachêe au domaine du pra- tique, devient un principe organisationnel de for- mation à des tàches intellectuelles et d'encadre- ment de plus en plus qualitiées. Intégrée sous différentes formes dans la formation des ensei- gnants du premier degré, elle est devenue un pôle majeur de mise en oeuvre des apprentissages protessionnels. Ainsi, l'enveloppe tormelle de la formation professionnelle des professeurs des écoles en IUFM (2) distribue un procés d'alter- nance selon des moments de formation in situ et des stages. Ce rôle conduit à considérer le rap- port entre les dispositits et la réalité d'une" alter- nance cognitive», mobilisation de l'activité de l'enseignant en formation. Nous ne savons relativement que peu de choses sur les effets cognitifs réels et individualisés des moments d'alternance et les fondements paradig- matiques des pratiques dans ce domaine parti- culier restent à explorer, à l'opposé d'autres champs de formations par alternance. Quelles sont les opérations et les opérateurs cognitifs qui lient l'alternance à la construction de compé- Revue Française de Pédagogie, 128, juillet-août-septembre 1999, 43-54 43

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Alternance cognitiveet alternance formative

dans la formation professionnelledes professeurs des écoles:

représentationset « actions connaissantes »

Franc Morandi

À quels processus cognitifs et à quels modes de formation l'alternance peut-elle être rapportée dans ledomaine de la formation professionnefle des enseignants? Après avoir recherché Jes significations d'unealternance cognitive, différentes représentations et postures des professeurs des écoles stagiaires sontanalysées. Leur examen permet d'informer un processus original de construction de savoirs profession­neis dans le circuit de l'alternance. L'alternance cognitive (alternance réelle) caractérise l'engagementvers une pratique professionnelle dans une temporalité formatrice. Sa dynamique interroge en retour lesmodèles et les pratiques d'accompagnement des enseignants en matière d'alternance formative.

L'Expérience n'est pas une affaire subjectiveet personnelle; eile influe sur la formation.

Dewey (Expérience et éducation, 1933)

L'ALTERNANCE, UN RÔLE NOUVEAUDANS LA FORMATION PROFESSIONNELLEDES ENSEIGNANTS

L'alternance (1), attachêe au domaine du pra­tique, devient un principe organisationnel de for­mation à des tàches intellectuelles et d'encadre­ment de plus en plus qualitiées. Intégrée sousdifférentes formes dans la formation des ensei­gnants du premier degré, elle est devenue un pôlemajeur de mise en œuvre des apprentissages

protessionnels. Ainsi, l'enveloppe tormelle de laformation professionnelle des professeurs desécoles en IUFM (2) distribue un procés d'alter­nance selon des moments de formation in situ etdes stages. Ce rôle conduit à considérer le rap­port entre les dispositits et la réalité d'une" alter­nance cognitive», mobilisation de l'activité del'enseignant en formation.

Nous ne savons relativement que peu de chosessur les effets cognitifs réels et individualisés desmoments d'alternance et les fondements paradig­matiques des pratiques dans ce domaine parti­culier restent à explorer, à l'opposé d'autreschamps de formations par alternance. Quellessont les opérations et les opérateurs cognitifs quilient l'alternance à la construction de compé-

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tences professionnelles d'enseignants? Au carre­four de l'agi et de l'observé, les représentationssont les marques du chemin de l'alternance, d'unmode de formation sous les deux aspects de for­matif et de cognitif.

L'objet de cet article est de lire des effets d'al­ternance entre des construits institutionnels (pro­cés) conçus comme temporalités formatrices(autour de différents stages et moments de for­mation tel celui du mémoire professionnel) et desreprésentations (( en acte» (3) produites par desprofesseurs des écoles en formation (PE) dansdes situations d'alternance (processus). Il inter­roge, autour d'un sujet qui se forme et quiconstruit cette alternance, le principe d'une alter­nance formatrice. Il peut contribuer à informer età modéliser ces situations d'alternance dans laformation professionnelle d'enseignants.

L'ALTERNANCE COMME ACTIVITÉDE FORMATION ET PRAGMATIQUE COGNITIVE

L'alternance formative

La formation des professeurs des écoles nefonctionne pas comme une formation en alter­nance, mais par l'alternance, organisée selon undiagramme de temps alternés, de stages et depériodes à l'institut, une sorte de maillage alter­natif. Ce champ, dans lequel se constituent diffé­rents effets personnalisés, a sa propre forme, sapropre logique. Peut-on trouver dans ces dispo­sitifs le principe d'une situation (Dewey, 1938),d'un « milieu" de formation (Lerbet, 1995), d'unnouveau modèle de formation des maîtres?

L'alternance peut se concevoir comme unesituation de formation fiant une" pratique socialede référence" (Martinand, 1994) et les modes desavoirs d'une profession dans leur acquisition.Les principales formes d'alternance observées (4)nous renvoient à la question d'une alternance« réelle" (Maiglaive, 1994) dans la formation pro­fessionneJfe des enseignants, opposée à unefausse alternance qui consiste " à laisser desblancs dans le cursus de formation" (Malglaive).Peut-on concevoir une formation théorique et pra­tique globale, un modèle de formation pour lesenseignants dont l'alternance serait le moteur?La nécessité de donner une pratique sociale deréférence dans un environnement complexe s'ar­ticule sur l'initiative des acteurs eux-mêmes dansla situation d'alternance et l'organisation du cane-

vas espace-temps de la formation. Une alter­nance interne, comme unité formative du projet,deviendrait ici le principe d'une intégration dusujet dans un processus de formation. De forma­tive, l'alternance peut être conçue comme forma·trice. Rencontre, recherche, lieu de constructiond'un parcours, ou d'une histoire de formation(Pineau, 1998), l'alternance instaurera d'une partun lieu, un milieu de formation, et, d'autre part,pour un sujet, les liens cognitifs qui lui permettentde se construire comme enseignant profession­nel.

Un certain nombre de références se trouventainsi déplacées: références aux terrains, auxsavoirs dits" théoriques» et « pratiques» (dontnous ne discuterons pas ici), aux acquisitions deces savoirs dans la formation, aux rôles des for­mateurs, au lien entre la formation et l'exercice dela profession (5). L'histoire de la formation desprofesseurs des écoles a sa propre synergie. Onpeut seulement rappeler ici que cette profession aété marquée de l'originalité d'une forme d'inté­gration par un système fort, celui de l'école" nor­male", principe d'organisation rationnelle dessavoirs, et, en même temps, d'intégration desacteurs. Les écoles dites "d'application" (deméthodes et comme méthode) attachées auxécoles normales appartenaient au système de for­mation lui-même. Il s'agissait d'un tout autre rapMport à la pratique (l'alternance n'est pas le seulmodèle de rapport aux pratiques en formation),mais aussi à la profession. Le lien entre alter­nance et formation professionnelle s'inscrit dansle nouveau paradigme de la professionnalisation(Bourdoncle, 1994, Morandi, 1997-1): c'est unenouvelle voie vers le métier, un nouvelle manièred'être dans la profession qui sont engagés. Lesmodalités de la formation sont aussi interrogées:il ne s'agit pas d'une immersion, simple observa­tion, étude ou application, ni d'une formation(; par" le terrain, mais d'un procès organisateurd'une expérience pour se former. L'alternancen'est plus l'alternative théorie-pratique, mais ladynamique formatrice rythmée par le mouvementalterné. Le stage, le mémoire professionnel nesont plus les éléments d'un practicum, d'uneapplication (cf. "ècoles d'application ,,). ou desimples rencontres avec les '< savoirs en usages"(Malglaive, 1994), mais les terllles d'une formationprofessionnelle avec alternance (dispositif) et paralternance (pôle cognitif). Ce projet a pOlir fonde­ment le pôle cognitif d'ulle altemance.

1111 Revue FF<_'Hlçaiso de PedagogiD, n" 128, jLlilfel-<\oL'lt-soptelllblü 1\)D~)

L'alternance cognitive

Par (~ alternance cognitive » (6) nous désignonsles opérations qui lient l'alternance aux modesd'organisation et de structuration interne du sujet.Autour des représentations et des processuscognitifs mobilisés, se mettent en place desmodes de construction et de production desavoirs. L'alternance cognitive constituerait ainsiun système de transformation entre un objet ini­tiai (rupture-continuité des dispositifs de forma­tion) et ces modes de formation. Elle serait, cartelle serait l'hypothèse centrale, l'unité cognitivede cette transformation. L'alternance cognitive seconcevrait comme un système partagé, un lienentre les processus cognitifs réellement engagés(que nous observerons) d'une part, et, d'autrepart, les procédures d'alternance en tant qu'acti­vité permettant à ces processus cognitifs de semettre en œuvre. Plus qu'un contexte, l'alternance,sous ce pôle cognitif, ouvrirait à des modes deconstruction et de production de compétences quilui sont propres. Pour décrire la dynamique cogni­tive reliant l'alternance à des processus d'ap­prentissages, différentes significations cognitivessont concevables. Elle serait ainsi un organisateuret un régulateur permettant d'assurer par proxi­mité cogn'Itive, par régulation, par organisation destratégies, une unité cognitive dans la formation.

Pour lire les effets de l'alternance, nous dispo­serons de deux interprétations, de deux modes dedescription du système d'alternance cognitive.L'un - de construction, système des fonctionna­lités - relève d'une approche constructivisteencore marquée du sceau structural, qui observele sujet cognitif proprement dit. L'autre - de pro­duction, système fonctionnel -, considère le sys­tème d'alternance non comme une transformationlinéaire, mais comme une organisation complexe.Chacun se l'approprie selon une stratégie person­nalisée. Dans ce système, le contexte d'alter­nance est lui-même représenté et joue un rôle.

3. Fonctionnalités et significations cognitives

Le premier mode de description souligne lesliens possibles de l'alternance avec les « opéra­tions » cognitives majeures de fa construction del'autonomie cognitive du sujet. On peut, danscette perspective, confronter le pôle cognitif del'alternance aux opérations suivantes:

Le couple figuratif - opératif, tel que le conçoitPiaget (1950), considère deux aspects de la pen­sée et de la connaissance, l'un (le figuratif) appe-

lant la partie des états et des représentations sta­tiques, l'autre (l'opératif) portant sur les actions etles transformations à caractère dynamique.L'opératif est à la fols activité et saut « opéra­toire » : l'opération, selon les principes du construc­tivisme piagétien, « opère » par abstraction réflé­chissante (Piaget) partant des actions et de leurspropriétés et de leurs états pour un sujet. Cesdeux niveaux figurent donc à la fois une ruptureet une continuité dans l'expérience, le couplagedonnant [es conditions de la construction del'opération. À ce titre l'alternance met en scèneces deux aspects de la pensée.

On peut également concevoir, avec Durand(1964), un lien plus étroit entre figuratif et opé­ratif, que l'un ne va pas sans l'autre et que l'onne peut toujours hiérarchiser Jes deux, comme lepropose Piaget, dans la découverte ou dans l'ex­périence. Bachelard G. (1973) souligne qu'unemarche vers l'objectivité n'est pas forcémentobjective. Si l'on peut considérer, selon uneexpression du même auteur, que " psychologi­quement, pas de vérité sans erreur rectifiée », [etravail de rupture ne peut se faire que par laconfrontation entre différents degrés d'expérience.D'autres modes de savoir que les savo'lrs logiquesseront aussi à considérer dans cette dynamique.La figure de l'alternance trouve ici une premièresignification de proximité cognitive et de dyna­mique de la rupture et de l'enchaînement.

La dynamique «( réussir et comprendre»:cette double dimension introduite par Piaget(1974) suggére l'idée d'une prise de conscience,des rapports entre le vécu des actions et leurconceptualisation: " le vécu des actions commetel signifie une réussite (R), qui est une compré­hension en action, alors que la compréhension (C)est une réussite en pensée» (7). Deux significa­tions apparaissent ici: la confrontation, le pas­sage à l'action comme lien cognitif coordonné àune série d'apprentissages, sa compréhension parla réussite, et l'alternance au sein des apprentis­sages comme mécanisme d'intégration cognitive.L'idée de passage de l'inconscient à un conscientcognitif, à la fois élucidation d'un principe et sens,est celle d'un apprentissage significatif (ordreR => C). Mais c'est aussi Ja juxtaposition avec unapprentissage applicatif (e => R) (8), leur alter­nance qui contribue à une meilleure intégration.

Les outils cognitifs: une troisième approcheest suggérée par Barth (9) (1993), celle des outils

Alternance cognitive et alternance formative dans la formation professionnelle des professeurs des écoles 45

cognitifs que sont les trois ordres de représenta­tion : enactif, iconique, et symbolique (Bruner,1983). L'alternance conceptuelle "simultanée"(Barth) opérerait - au sens piagétien - par aller etretour entre des modes de pensée et des modesde représentations, un mode alternant en rapportavec différents supports. L'alternance cognitiveprocéderait du « contrat concept.u.el », lia~t !nf?r­mation sur le monde, outils cognitIfs et medlatlondes liens entre modes de cognition et compré­hension-construction. La médiation cognitiveserait ainsi considérée comme principe intégratifdu systéme d'alternance. L'alternance suggéréeest celle qui permet d'organiser différentes« entrées cognitives» et de les coordonner cogni­tivement. Cette coordination cognitive relève icid'une double dimension: créer les conditions del'alternance cognitive; gérer sous forme demédiation cette alternance au sein d'un systèmede formation. Selon cette proposition, l'alternancedeviendra aussi un principe organisateur au seind'un systéme.

On peut, d'aprés les trois abords proposés,interroger le lien formatif-cognitif, mesurer l'arti­culation entre procédure et processus alternants.Ces éléments permettent d'interroger le modéled'alternance-formation sur le principe d'une acti­vité et d'un apprentissage. Mais, au-delà desfonctionnalités cognitives, le système d'alternancen'a-t-il pas sa propre dimension fonctionnelle?

b. Alternance de système et autonomisation

L'alternance n'est pas la seule conjoncture derencontre de différentes entrées, d'une dyna­mique de rythmes de rupture et de continuité,mais également le moyen de construire un ordrede formation qui a ses propres effets et de l'or­ganiser. L'alternance est ici le système propre­ment dit, l'opérationnalisation (au sens de Piaget)de situations d'apprentissages professionnelsdans une logique propre. Une des significationsnouvelles de l'alternance n'est pas un mouvementvers le terrain (qui n'est qu'un moyen) mais unmouvement dans la formation, nouvelle entréedans la profession d'enseignant, et, sous le modecognitif, de la façon de comprendre et de bàtir lesaccès à une profession. On doit interroger lesfonctionnalités cognitives liées au système d'al­ternance lui-même, essayer de produire les signi­fications possibles d'une alternance cognitiveconçue comme alternance de système ou " sys­téme-alternance " (Lerbet 1981).

Système d'information et milieu actif de formation

L'idée de système provient ici de l'effet de l'en­semble sur les éléments, ensemble des condi,tions, des événements, des personnalités, desdiversités des situations dites de « terrain» et descontenus de la formation. Le systéme est riche,ouvert, complexe, indéterminé. Les acteurs quidécouvrent un métier sont placés dans l'incerti­tude de leur propre devenir. Le système est orga­nisateur en ce sens qu'une alternance conduit à lafois un regard sur le « terrain ", situe les contenusde la formation, mais, plus encore, situe le procèsde formation lui-même en délimitant un temps,des espaces composés, un cadre d'action danslequel l'individu se formant aura à déployer sapropre activité. Ce que nous venons de décrire,ce sont les caractères concrets d'un systèmed'information, sous l'aspect de circulation d'infor­mations, d'une gestion et d'un mode d'accès,mais également sous l'autre aspect d'un systèmequi produit une information. Le sujet « apprend»dans et avec un système d'information, informa­tion au sens de circulation et au sens cognitif,c'est-à-dire opération à réaliser pour conduire unensemble de données et les gérer dans le cadred'une conduite. La compréhension (cf. " réussir etcomprendre ») est un mode d'intégration par Jesystème, constituant une sorte d'intelligence dessituations à investir au cours de sa formation pro­fessionnelle. Intelligence peut s'entendre ici ausens fort d'intelligence de systéme selon l'hypo­thèse maintenant classique de l'intelligence artifi­cielle formulée par Newell et Simon (1961) : « sion réussît à inventer un programme qui stimule lecomportement du sujet de façon quelque peu ser­rée sur un échantillon significatif de résolution deproblèmes, alors on peut considérer ce pro­gramme comme une théorie du comportement".On peut, par analogie, considérer que l'alternanceest une sorte « d'espace à problèmes », selonl'expression de Simon, dont le principe généralest J'organisation d'un parcours, analysé par l'ac­teur comme suite de fins et de moyens, par la for­mation d'un circuit aux entrées cognitives diversi­fiées et coordonnées. L'alternance est icirencontre dans un système organisé de décou­verte de règles d'une profession, un milieu inter­agi, une zone particulière d'échanges entre unsujet et les lieux de la profession, d'exercice et deformation. Ce " milieu" actif est construit selonl'alternance (et non instruit), ce qui donnerait unesignification nouvelle aux apprentissages profes­sionnels.

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L'autonomisation

Elle est l'aspect répondant du système du pointde vue de celui qui est formé. Cette dernièreexpression - être formé - perd son sens, ainsique la dualité formé-formateurs: on parlera plusjustement de différents statuts d'acteurs dans lesystème. Comment l'information est-elle traitéepar le sujet dans le système?

L'autonomisation est une action qui se bâtitselon deux mouvements (la) :

- l'un, intérieur, est processus actualisateur desoi, autonomie mentale inaccessible de l'exté­rieur. Tout savoir est savoir de soi (distinct dumoi) et suppose une action interne qui corres­pond à un rapport à l'action dans le cadre de laformation. Le sujet s'auto-organise entre savoir etexpérience, dans !'autoréférence produite etconduite dans un circuit d'alternance, dans laréalisation personnelle du parcours dont le sujetest le centre (le processus).

- l'autre mouvement est partagé avec les dis­positifs de formation et se constitue comme hété­roréférence (référence que l'on doit s'approprier),issue de la profession et du cÎrcuit de formation.Le sujet est en situation (Dewey, 1938) : un so;­même prend corps dans les références (donchétéroréferences) de la profession. Le sujet peutprendre conscience du (de son) rapport à la pro­fession et à la {sa) formation ; ce sens devientsupport (cf. supra).

Ces deux mouvements sont tous les deuxinternes au sujet, constituant l'intégration réci­proque du sujet et de la profession au sein dusystème de formation.

L'autonomisation rencontre ici l'alternance,comme unité cognitive de travail dans un système" actoriel » (Wittorsky, 1994). Elle est en fait lelien - qui suppose donc le système - entre deuxmouvements. Le système est à la fois intérieur etextérieur, les deux mouvements se co-organisant,étant à la fois subjectif et objectif. L'autono­misation procède également d'un travail para­doxal d'auto-organisation dans une productionqui est adaptation. Rien n'est donné ou pré­construit: le sujet est engagé (l'incertitude). Letout est système de transformation, intégratif. Il ya ici dialogue entre l'identité professionnelle etl'unité cognitive. La notion de compétence estliée à la doubie inscription de l'objet et du sujetdes apprentissages dans un champ collectif. Et

l'alternance est fonctionnellement organisatricedu couplage entre les deux mouvements commesupport du rapport extérieur-intérieur. Dans lesystème actoriel de l'alternance, la formationc'est le parcours et non la carte.

Production des savoirs, savoir de soi

La dynamique du système rejaillit sur les modesd'apprentissages. Entre les sujets et « l'espace àproblèmes )) de l'alternance il y a co-construction.Le système s'oppose au principe d'une consom­mation du savoir. Jerne (1967), sous le modèleassimilation-accommodation proposé par Piaget,distinguait les modes instructif dans lequel l'or­ganisation interne est réorganisation sous formed'instructions externes, ou plus exactement par letraitement accommodant d'informations externeset sélectif d'apprentissage, et sélectif, où le sujetcherche « ses façons d'exister»: sous formed'instructions internes, le sujet puise dans sespotentialités, les crée et les recrée, les actualise,selon le rapport qu'il peut concevoir avec celles­ci. Si, par construction on peut entendre leprincipe d'une faisabilité cognitive (Le Moigne,1990) et d'un apprentissage engageant un sujetcognitif, la production de savoir (Chartier-Lerbet,1993) situe le sujet se formant au centre de l'in­teraction, pose l'équation entre un sujet existen­tiel global (épistémique, psychologique, culturel,social et biologique) et un savoir, lui-même enconstruction-production. Ce " savoir nouveau ",sous le mode la production, savoir de soi, est lepropre et le produit de l'interaction cognitiveentre la construction autonome et l'alternanceformative.

Ce rapport au savoir peut être également décritsous le mode de l'expérience (11). Une alter­nance expérentielle (Dewey, 1933, Rogers, 1966)décrit le principe d'une dynamique interne etexterne dont le circuit alternant constituerait lacontextualisation, et de la dimension temporelle- organiser son temps dans des temporalités -.Elle renvoie non à l'expérience du <c terrain»(figure du temps linéaire), mais à l'expérience del'alternance comme déclencheur de la productionexistentielle de savoirs. Selon cette dimensÎonpragmatique, "l'action intelligente» (Dewey,1925) se conçoit dans la relation entre la situationet la pensée réfléchie: « Un problème réel est unfait mental, psychique, qui implique un certa;nprocessus psychologique chez celui qui le ressent

Alternance cognitive et alternance formative dans la formation professionnelle des professeurs des écoles 47

comme problème. Rien ne peut étre fait problèmepour quelqu'un parce qu'on lui accole l'étiquette:problème, (... ) il faut qu'une dlfflculte lUi appa­raisse comme sa difficulté à lui, comme un obs­tacle né dans et au cours de son expérience, etqu'il s'agit de surmonter s'il veut atteindre sa finpersonnelle, l'intégrité et la plénitude de :,onexpérience propre ». L'action doit donc etreaction de sens, et l'alternance dans sa dimensionpragmatique peut permettre d'actualiser ce lien,mais également jouer ce rôle cognitif que Pierce(1978) prête à l'action: « considérez quels sontles effets pratiques que nous pensons pOUVOirétre produits par l'objet de notre conception.Alors notre conception de ces effets est la totalitéde la conception de l'objet" (Principe de Pierce).Au sein du système-alternance, il Y aurait, par«effet autoréférentiel" (Lerbet 1998), bouclagecognitif entre actions et représentations. C'est lafonction de ces mêmes représentations dans« l'espace des problèmes" de l'alternance cogni­tive que l'on peut alors interroger.

REPRÉSENTATIONS ET ALTERNANCEDANS LA FORMATION

Situation et méthodologie

Pendant une année de formation professionnelle(après le concours de recrutement, deuxièmeannée d'lU FM) les professeurs des écoles (PE 2)sont dits « stagiaires» (12) dans un procès alter­nant. L'alternance peut prendre des sens diffé­rents selon les modalités du cursus, les dispo­sitifs (objet du stage par exemple: observation,lieu dédié, classe, cycle ou école), son momentdans la temporalité formatrice (par exemple pre­mier stage en responsabilité puis second) (13). Lapériodicité est adaptée au flux des groupes enformation, chacun de ces trois stages se situantdans un trimestre différent. Nous observons ungroupe de P.E.2 (50) sur une année de formation.L'exploitation de données recueillies (le corpusest constitué d'un recueil de questionnaires etd'entretiens) permet de configurer (indirectementpar les verbalisations recueillies) des représenta­tions liées au processus d'alternance: leur statut(qu'engagent-elles ?), leurs différences (à l'échelledu processus et du parcours individuels), les atti­tudes ou «postures" dont ces représentationstémoignent, à la fois stratégies et "modes de

vivre ", en feraient des organisateurs personnels àl'entrée dans une profession. Ils décriraient un« curriculum» réel de la formation, curriculum à lafois électif et sélectif (Jerne, 1967).

Les représentations issues de l'alternance

La formation et les effets de l'alternance appa­raissent dans le miroir des représentations, unmiroir bien réel, celui du sens réellement donné à(et dans) une situation d'alternance par les P.E.Une thématique apparaît, partition à la fois libre,« écrite" à la première personne, racontée commeune histoire événementielle, dépassant le momentproprement dit et j'inscrivant dans un discourscollectif. Les thèmes d'un « imaginaire" de la for­mation émergent; la représentation met en scèneautant qu'elle accomplit. Elle constitue la véritéconcrète de la formation pour les professeurs­stagiaires et la clé cognitive nous permettra d'entraiter la réalité et de les situer dans un momentde production de savoir.

Une série de points « critiques» (la critique esiaussi une crise, moment d'une «raison polé·mique ", rappelle Bachelard) sont témoins de CE

passage dans l'alternance. Ils en constituent unesorte de raison pratique que l'on peut présentelsous la forme suivante:

Carte des représentations

- la pratique enfin... : « de la pratique» ; « leplaisir de fa'ire enfin ce que je voula·ls » ; « (Ien nevaut une expérience » ; « beaucoup de joie, êtreen contact avec des enfants, ,.. entrer enfin dansle métier" ; ,< de la pratique, une vraie approchede mon futur métier avec des enfants" ;

- le réel, le concret: "un vision réelle dumétier ", "une confrontation»; " une premièreexpérience" : " une vision plus réaliste du métierde l'enseignant» ; " une réelle mise en situationdans des situations concrètes" : « une expérienceréelle" ; " j'ai vraiment vu ce que c'est que fairela classe" :

- le choix «le stage m'a permis de confirmerque mon choix était le bon" ; « l'enseignementcorrespond à ce que je veux faire" : " une situa­tion authentique» ;

- le révélé «ce stage m'a permis d'apprécierl'écart entre ce que l'on veut et ce que l'on peut»;" l'importance fondamentale de l'élève dans J'en­seignement " ; « la nécessité d'une bonne prépa­ration (mais ce n'est pas suffisant) : le rôle de la

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personnalité de l'enseignant (mais ce n'est passuffisant)>> ; « rien de tel que la pratique poursoulever les vrais problèmes" ; «on y apprendles exigences des élèves par rapport à ce qu'onleur propose >1 ; « il faut "vivre" ce que l'on faitafin de les impliquer, de les impliquer vraiment» ;

- une prise de conscience: « si on ne tient pascompte des enfants et de leur acquis, même uneleçon bien préparée ne réussit pas et n'aboutitpas» ; « le manque de temps, la réalité du quoti­dien » ; « difficulté de faire participer les élèves» ;« la gestion de l'imprévu» ; « difficultés du travailde groupe» ;

- l'apport du maÎtre formateur (maître en titre dela classe) : « un façon de penser, une vision glo­bale, progressive et constructive" ; « remarquable...j'ai essayé de suivre son modèle avec ma proprepersonnalité» ;

- l'appris: " j'ai appris à écrire au tableau » ;« apprendre à gérer une classe» « anticiper surles réactions des élèves» ; « une certaine assu­rance» ; « gérer en gardant une note d'humour» ;« des pistes» ;

- l'apprécié : « les relations entre enseignants(équipe de cycle) " ;

- l'écart théorie-pratique «des interrogationssur la théorie (ex: autorité du maître, remédiation) » ;« m'a permis de pratiquer toute la théorie acquiseet de me rendre compte que les apports à venirne seront certainement pas inutiles". «Ce quimarche sur le papier n'est pas gagné sur le ter­rain" ; « un réinvestissement en classe sur denombreux points: préparation, connaissance desenfants, problèmes certains enfants/apprentis­sages" ; " grâce à la pratique, des exigencesnouvelles, des perspectives autres» ;

- la formation: " je vois les choses d'un autreœil: les programmes, les cours de l'IUFM , la for­mation en général prennent un autre aspect»;« une perspective plus réaliste. Il a été cependantdifficile d'exploiter ce qui a été fait avant » ; " onvoit la mise en œuvre des théories que l'on nousenseigne» ; " les apports devraient être soumis àune pratique immédiate » ; " relativiser et prendredu recul sur les apprentissages inculqués àl'IUFM " ; « limites de certaines compétences dis­ciplinaires, notamment en science » ;

- les problèmes induits: « apprendre à se situerdans une relation» ; " le rôle du maître commemédiation" ; " le travail de groupe, entre petitsgroupes, groupe-classe, individuel » ; <~ les diffi-

cuités semblent provenir de la manière de menerà bien un projet, un travail, en sachant utiliser leserreurs des élèves" ; « comment adapter un ensei­gnement en prenant en compte la diversité?»;« Comment être écouté par tous? Comment réagiravec un élève très dissipé? " ; « comment trouverle juste équilibre entre respect de la discipline etencouragement de l'expression de l'élève?,,;« capacités des élèves difficiles à évaluer » ;

- les envies : « envie de fonctionner seul»;"stagiaire certes, mais PE tout de même»;« envie de continuer le stage toute l'année ".

Le rôle cognitif des représentations

Les attitudes ou «postures", stratégies etmodes de vivre à l'entrée dans une profession ensont des événements cognitifs. Souvent formu­lées sous forme d'écart selon les contours de l'al­ternance, les représentations dessinent les lignesdes « expériences-problèmes" dont Dewey (1938)faisait un point de départ comme fait mental. Lesexpressions sont nombreuses: on ne peut enrendre totalement compte, simplement en remar­quer l'émergence, produite par la situation. Ellesmettent en scène autant le rapport des formés àl'exercice de la profession que le rapport à la for­mation : il s'agit d'en « peser" l'enjeu. Des écartssont représentés, nommés (<< Comment faire avecdes élèves aussi différents? »), ils donnent à unproblème un sens, un lien avec soi-même et laréalité de soi, se voyant faire et « faisant" dans lecas de l'exemple donné. L'articulation de diffè­rents lieux crée ainsi une distance, donne l'es­pace dans lequel on doit construire du sens.Cette distance renouvelée ne peut être donnéepar un seul lieu, quel qu'il soit. L'adaptation n'estdonc pas à un lieu (celui du stage, de la classe oude tels élèves au caractère particulier), mais lamise en scène d'un mouvement. Cette situationpeut permettre de dèvelopper ce que Bruner(1983) dénomme un « apprentissage de l'observa­tion ", qui suppose « la capacité de se différen­cier ou de s'abstraire d'une tâche" ainsi que«l'aptitude à construire un canevas d'action»que Bruner associe à la notion de compétence.Au travers de ces représentations et de leurexpression se constitue aussi une prise deconscience de soi dans une posture profession­nelle, à la fois analyse et réaction provoquée,manifestant une "sensibilité cognitive" (Lerbet1998), où le sens est personnalisé (même s'iln'est pas toujours original), liant la formation, son

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objet et son sujet, dans une diversité cognitive d'ef­fets identificatoires, développementaux (Rogers,1966), réflexifs (Schon, 1994), conflictuels (conflitsd'alternance, Lerbet, 1995) et bien dans unedimension pragmatique (Dewey, 1938, Pierce,1978). Ces représentations sont bien les élémentsactifs de la formation.

Un espace cognitif: les apports de l'alternance

Les observations suivantes soulignent, à partirdes éléments recueillis, le travail cognitif en coursauquel ['alternance donne l'unité. La spécificitéde ces représentations engagées par le circuitd'alternance peut illustrer la logique d'une prag­matique cognitive (articulation action-représenta­tion). À partir des effets réels déjà relevés auprèsdes P.E.2, on peut essayer de mieux décrire l'es­pace de l'alternance, l'articulation de ses signifi­cations sur le plan « cognitif » et sur le plan for­matif. Les verbalisations repérées (ce que nousavons observé) ne sont pas des commentairesmais l'expression de formes d'expérience occu­pant l'espace cognitif. Il ne s'agit pas d'unesimple introspection, mais des traces d'une for­mation « par expérience» produite par un prin­cipe d'alternance, les «outils cognitifs » à partirdesquels se bâtit une raison dans l'alternance (àpropos desquels Le Ny, 1985, parle de cognitifconscient).

Expérience et temps

Un champ cognitif (sorte d'empan personnelpour se former) habiterait 1'« espace à problèmes»(Simon, 1982) et lui donnerait une unité de tempscoordonnant le moment de formation, le tempspersonnel, son développement et la représenta­tion de sa propre adaptabilité à la situation, untemps à combler (les écarts), de soi à soi, auxautres, de soi aux « autres classes >l que l'on auraà rencontrer, aux élèves auxquels on aura affaire,et un temps de développement (Rogers 1966).Une action de soi sur le réel, une action profes­sionnelle, sa représentation" agie" sont donnéesdans cette logique d'unité temporelle. L'alter­nance sollicite, selon ces écarts, un temps per­sonnel, et permet de se représenter en devenir letemps de ce qui est fait et de ce qui est à faire.Le temps de l'alternance n'est donc pas seule­ment celui des rythmes de formation. Un liencognitif, entre « réussir et comprendre ", est celui

du chemin à faire pour soi, dans la formation.Le c< moment" vécu d'alternance s'inscrit dansle rythme, dans l'épaisseur d'une. prise deconscience par l'expérience, et Inscnt le. tempspersonnel dans la temporalité pr~fesslonnelle

(<< arriver à une profession ",' le~ « pr~p~ratlOns .»," j'al appris >l, ••• ), comme lieu a venir, a devenir.Plus qu'une simple prise de conscience, une pro­blématisation du champ professionnel, une dyna­mique des temporalités formatrices liées à l'al­ternance, rejoignent l'autonomie productnce etadaptatrice du sujet. La formati~n n'est plusconçue comme préparatrice ou reparatnce. Letemps de l'alternance est un temps du problème,celui d'un «continuum expérimental" tel que ledécrit Dewey (1938). Le temps cognitif de l'alter­nance est celui du lien « nouveau » (car toujoursrenouvelé) qui régule cognitivement au présent lesévénements, qui relie un " stagiaire" à sa forma­tion et à sa profession (et pas seulement au « ter­rain", aux expériences de formation). L'alter­nance est un temps-expérience: il s'épaissit enmarchant. Dewey en donnait le principe: « touteexpérience influe jusqu'à un certain point sur lesconditions objectives dont dépendent les futuresexpériences ".

Représentations, expressionet travail d'alternance

Les représentations lues donnent corps à unproblème et qualifient doublement ce qui estreprésenté et ce que je me représente. Elles nefournissent pas seulement les images du réel,mais le réel de celui qui se situe dans une actionprofessionnelle. On pourrait rappeler ici le Principede Pierce pour qualifier le travail d'alternance.Les représentations sont l'attestation de l'expé­rience cognitive, permettent aussi par cette expé­rience cognitive, l'actualisation et donc l'attesta­tion d'une formation. Leur expression est majeure.Elle est originale (non quant au contenu) quant àla stratégie cognitive. Le Ny (1979, 1985) soulignele lien dans l'activité cognitive entre" évènement­représentation" et « représentation-types" (oumatrices) que constitue la famille des structuressémantiques. Sur un autre plan, pour Rodas(1993) « dire le faire », celui de soi ou celui del'autre, " est en soi un dévoilement des compé­tences ".

Les expressions recueillies ne sont pas iden­tiques, ou, du moins, ne se « disent" pas de la

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même manière. Ces formulations se situent dansl'espace critique de la formation et dans le dis­cours collectif. L'alternance est Je déclencheurd'une prise de parole et d'un passage au dis­cours. L'enchevêtrement de ces discours (cf. thé­matique) devient lui-même un élément de l'espacecognitif: effets entre pairs, rapport au discoursdu «terrain» et des formateurs, mais aussimédiation du «savoir faire et du savoir dire»(Bruner, 1983), situations à fonction d'étayage(Vygotsky, 1985) dans les échanges entre P.E.2,maîtres et formateurs. Par rapport au corpusrelevé on remarquera simplement le caractèred'expression des récits d'expérience comme rap­port au sens. Bruner (1996) souligne le lien étroitexistant entre narration et cognition. Entre le for­mulé, le représenté et le cognitif se situerait ladistance accomplie de la signification (qui donne­rait l'évidence, ce qui est représenté) au sens (ceque ça représente pour moi). L'expression desdifficultés est ici un moteur: elle n'est pas unecritique contre J'école (signification, ce qui est dit),mais « sa " problématisation, ce qui est parlé, le« comment je vais faire? » (sens). Ce rapport estune sorte de travail, d'actualisation et d'engage­ment dans la pratique professionnelle donnée enreprésentation, les aspects formatifs et cognitifsétant liées. Les représentations constituent icides processeurs (Sallaberry, 1996) et ne sont passeulement des produits sans effets du stage:elles font sens et acte. La variété des contenus deleur expression est variété cognitive. L'alternancey donne son rythme.

L'alternance, pragmatique du sens

Dans une pragmatique cognitive et profession­nelle (les deux étant liés par la « compétence ,,),les représentations, comme outils cognitifs,deviennent opérateurs dans la connaissance entrain de se produire. C'est sous forme d'« actionsconnaissantes » (14) que la production de senssur soi et la profession s'effectue dans le mêmemouvement, ainsi que les effets en témoignent,dans un processus d'alternance. Dans une pers­pective constructiviste, elles participent à la« représentation de problème », ainsi définie parSimon (1982) : «dans un environnement actifdonné, comment une personne disposant d'uneculture et de connaissances antérieures diverses,organise cette masse complexe d'information enun problème formulé? .. ». On retrouve ici unedes significations de l'alternance comme système

actoriel, et comme actualisation autour d'un sujetse formant. Une dynamique des représentations(Sallaberry, 1996) serait au centre d'une co­construction engendrée par ce système. Cesactions connaissantes ((( au fond de l'action, laconceptualisation », Vergniaud, 1996), sont icides (( représentations en actes» jouant un rôlecognitif au sein de l'activité de formation. Cetteplace des représentations peut être soulignéesous forme de noyau cognitif, déjà décrit comme« agent cognitif" (Le Ny, 1985), « structure cogni­tive transitoire " (Richard, 1990), ou « processeur»(Sallaberry, 1996). Les actions connaissantes par­ticipent également à ce que Castoriadis (1978)décrit comme" causation par représentation" (15),non au sens de déterminisme ou d'enchaînementstrictement causal, mais comme condition deséchanges que le sujet entretient avec le mondeextérieur, dans un principe de construction etd'(( autoreférence », dans une pragmatique du sens.

La pragmatique de l'alternance réunit dispositifset processus: elle s'organise par bouclage (cf.Pierce) autour du sujet qui (se) forme, le termeretrouvant un sens fort et actif. L'expérience­problème en est le cadre. Produire un savoir, lesavoir de soi, le savoir qui va de soi vers la pro­fession par actions connaissantes en devient leprincipe formateur. Les conditions subjectivesdeviennent les conditions objectives de la forma­tion. L'alternance, comme expérience du sujet seformant, c'est la formation elle-même.

CONCLUSION: VERS UNE DIDACTIQUEDE L'ALTERNANCE DANS LA FORMATION

Dans la perpective choisie (16), l'alternance estredéfinie comme « objet» même de la formation.Elle est à la fois le réel et l'écart comme entréecognitive dans l'apprentissage; elle est unespace de représentations, d'actions connais­santes. L'alternance regroupe et résume ce quis'y déroule, autour d'un sujet qui se forme et qui" construit" selon cette alternance. Cette réalitéde l'expérience est le point de contact entre lecircuit de formation, ses dispositifs, et le sujetcognitif (autonomisation) dans une alternanceréelle. On peut ainsi parler de principe d'alter­nance dans la formation: le travail d'alternanceet son rôle dans la formation professionnelle desprofesseurs des écoles nous a permis de trouver

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sa réalité, liant les aspects formatifs et cognitifsd'une formation instituée par l'alternance.

Du point de vue de la formation professionnelle,un système-alternance, par sa dynamique propre,unit donc dans une pragmatique représentation etaction, formation personnelle et professionnelle.Le lien observé de l'alternance formative et del'alternance cognitive interroge concrètement lesmodèles de formation professionnelle. PourMaubant (citè par Geay, 1998), l'alternance resteun « impensé éducatif » : elle reste également unimpensé de la formation si celle-ci ne considèreque le dispositif et non le processus. L'alternanceconstitue un paradoxe pour une formation d'en­seignants, formation de l'école par l'ècole. Uneépistémologie de la question (Bachelard, 1973),une expérience cognitive et non une épistémo­logie de la réponse comme logique prévisibled'une formation professionnelle (qui se donnaitcomme objet « sérieux » et donnait les réponses àapporter et à faire comprendre pour savoir faire- l'expérience des autres et non l'expérience desoi), tel est le chemin de l'alternance.

L'alternance est construction, elfe est aussiconduction. Une didactique de l'alternance, orga­nisatrice de l'alternant comme «circuit dyna­mique " (Geay, 1998) s'interrogera alors à la foissur la nature du savoir en formation (savoirs d'ac­tions et savoirs théoriques), sur son mode de pro­duction dans une formation: l'insertion cognitiven'est pas une formation par le terrain, D'une for­mation par «application» (une formation parsimple immersion), comme école du savoir appli­cable et du savoir appliqué (dans les écoles d'ap­plication ; Perrenoud, 1993, parle de formation" àla maison »), à une formation par recherche, expé­rience et production de savoirs, des modèles nou­veaux se dessinent, polymorphiques (Morandi,1997-1), procèdant d'une autre rationaiité, dumode pluriel et sélectif (Jerne, 1969) déjà évoqué.L'alternance n'est pas une «pratique réfléchie»(Sch6n, 1994) comme élucidation de savoirs arti­sanaux. Si ceux-ci existent, ils sont soumis àalternance comme l'ensemble des savoirs profes-

sionnels. Le stage n'est pas l'apprentissage pro­fessionnel, ni i'appiication d'un prét-à-enseig~er.

L'alternance est situation, soumet la formation a lacomplexité et à l'expérience comme activité par lamultiplication des chemins (ceux des représenta­tions notamment) comme point de départ dans unrapport iocal-personnel-global de complexité (LeMoigne, 1990), entre chacun et une profession.

Comment concevoir alors son accompagne­ment, dans le cadre de l'existant de cette forma­tion ? Une pédagogie de l'alternance en forma­tion, établie sur des opérations temporellescoordonnées entre les « temps formateurs» et lestemporalités personnelles d'une chronogénèse(Pineau, 1998), peut organiser cette alternanceformatrice. Des dispositifs anciens (traditionnelretour de stage) ou plus récents, (tel le mémoireprofessionnel) y contribuent. Dans ce travail deformation, la formation peut prendre appui surces élucidateurs. Comme action éducative, l'al­ternance véhicule des positions sur les transfor­mations en cours, et bouscule les références desdifférents éléments qu'elle met en tension: lieux destage, fonctions des formateurs, accompagnement,conception des processus et des modèles de for­mation (Morandi, 1997-1). Une véritable pragma­tique d'alternance lie pratique professionnelle etpratique de formation. L'alternance trouve pourdomaine nouveau une profession dont les tâchesintellectuelles et les compétences ont été tradi­tionnellement attribuées soit à l'enseignementthéorique, soit à la fonctionnalité pratique de i'en­seignement. Une culture nouvelle de l'alternance,redéfinie dans son fonctionnement et adaptée àces métiers qualifiés d'enseignement apparaîtdans le champ de la formation. L'alternance et lesreprésentations des acteurs ne sont pas un sup­plément d'acte (âme) à une formation, mais cetteformation elle-même,

Franc MorandiIUFM d'Aquita'lne

Laboratoire Sciences de l'éducation et de la FormationUniversité F, Rabelais - Tours

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NOTES

(1) Le terme d'alternance est le plus souvent réservé audomaine du manuel, des professions techniques.

(2) Sur la place de l'alternance dans le cahier des charges etles plans de formation des IUFM, cf. Morandi, 1996-2.

(3) Vergniaud (1996) propose la notion de "concept en acte",dans le droit fil de la pensée de Piaget; elle est ici élargieau domaine des représentations, dans une perspectiveconstructiviste.

(4) Juxtapositive, associative et copulative (Bourgeon, 1979)on se reportera â la note de synthèse.

(5) Le lien entre modèle de formation et modèle de professionpouvant être différemment conçu, cf. Morandi, 1997-2.

(6) On se reportera à la note de synthèse de ce dossier, qui sou­ligne l'évolution vers une lecture cognitive de l'alternance.

(7) Lerbet, 1995.

(8) On se réfère ra dans ce dossier à l'article de F. Lerbet­Sereni et D. Violet.

(9) Barth prolonge ici la pensée de Bruner (1993) ; de fait sapensée s'inscrit aussi dans le prolongement de celle dePiaget.

(10) On reconnaîtra le couplage piagétien assimilation - accom­modation. Dans une continuité piagétienne, Lerbet (1995,1998) en s'appuyant sur ia pensée de Varela propose un

cadrage paradigmatique de l'autonomisation et du cou­plage hétéro-auto référenciation. Nous en proposons unemodélisation comme heuristique au sein du système-alter­nance.

(11) Au sens de Dewey (1938), iien avec la situation - mais éga­Iement au sens d'experiencing (Rogers, 1966), lien avec lapersonne

(12) Le terme de stagiaire est à la fois une position dans laconfiguration d'entrée à la profession, et un temps et unespace ou l'on séjourne.

(13) Le contexte de l'alternance observée est celui d'un plan deformation (IUFM d'Aquitaine). Il prévoit, dans l'ordre, sur22 semaines de formation, 3 semaines de pratique" accompa­gnée ", et 8 semaines en responsabilité.

(14) On parlera d'action en la distinguant de « pratique" et enréférence à la pragmatique cognitive de l'alternance, à lareprésentation comme acte.

(15) " Nous tenons pour certain que des modifications de la repré­sentation ou de l'état de ia représentation peuvent entraîner(...) des modifications durables dans les investissements,donc dans la répartition de l'énergie psychique» (Castoriadis,1978).

(16) D'autres perpectives pourraient bien sûr être explorées. Lesobservations, limitées, pourront être également prolongées.

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