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Armand Colin LE MYTHE DU NÈGRE CHEZ RIMBAUD Author(s): Michel Courtois Source: Littérature, No. 11, RIMBAUD (OCTOBRE 1973), pp. 85-101 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704337 . Accessed: 15/06/2014 00:31 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.49 on Sun, 15 Jun 2014 00:31:20 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

RIMBAUD || LE MYTHE DU NÈGRE CHEZ RIMBAUD

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Armand Colin

LE MYTHE DU NÈGRE CHEZ RIMBAUDAuthor(s): Michel CourtoisSource: Littérature, No. 11, RIMBAUD (OCTOBRE 1973), pp. 85-101Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704337 .

Accessed: 15/06/2014 00:31

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Michel Courtois, Tunis.

LE MYTHE DU NÈGRE CHEZ RIMBAUD

Le nègre est une figure étrange chez Rimbaud. Peu cité : un texte, et une déclaration indirecte sur la colonisation; mais rapidement il appa- raît comme essentiel. Le texte entier de Mauvais sang nous conduit comme un aboutissement à cette vision du nègre, entrevue mais abolie aussitôt dans un conformisme qu'une ironie refuse. Or, Mauvais sang est cette histoire et préhistoire phylogénétique de la pensée de Rimbaud qu'il reprendra incessamment dans une Saison , à travers les autobiographies transposées de Nuit de l'Enfer, des Délires et de L'Impossible. Toute une clé de la démarche de Rimbaud aboutit au Nègre comme figure privilégiée de l'altérité voulue, ou même la seule altérité possible mais en même temps interdite : trop autre, trop vive peut-être pour être vécue, mais la seule, une fois écartées les fausses solutions du paganisme gaulois, du délire, du mirage oriental ou du crime. A la fin de la Saison et de tous les bilans qui s'y dressent, il reste unique premier terme de l'impossible alternative : puisqu'il n'est pas possible de devenir nègre, « nous entrerons aux splendides villes ».

Et cette importance n'apparaît pas seulement dans la thématique intellectuelle d'une Saison. La valeur étrange de ce personnage tient au fait qu'il a été choisi à partir de toute une représentation dualiste de l'univers où s'entrecroisent des analyses politiques et des réactions élé- mentaires, des obsessions et des désirs. Il y a chez Rimbaud tout un monde noir et négatif dont la violence court souterrainement d'un texte à l'autre, et se retrouve en manifestations hétéroclites ou multiples, mais constantes, pour aboutir à cette figuration dernière de l'homme noir où il sombre - s'il est vrai que le dernier Rimbaud à la recherche de l'or solaire et familial ne recherchait pas aussi dans le Harrar quelque impos- sible négritude.

Au point de départ, une association étroite entre la révolte politique et sociale, et la couleur noire, ou plus généralement tout un monde du sombre et du caché; et tandis que cette association se précise, des rami- fications multiples permettent d'y voir une des perceptions majeures autour desquelles s'organise sa vision.

Déjà, le premier révolté, le Forgeron , présente cette liaison :

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Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l'épaule.

S'il est le personnage principal de l'épisode imaginé par Rimbaud, c'est qu'il concentre en lui tout ce qu'est la Révolution : l'irruption des oppri- més maintenus dans l'ombre de la forge ou de l'atelier, et la noirceur de la saleté et des sentiments de rancœur.

Tas sombre de haillons saignant de bonnets rouges.

mais en même temps il produit, il forge, comme on forge l'avenir. Et de même que dans la forge, noir, il est entouré des flammes qui fondent les métaux - à la fois destructrices et créatrices - il se jette dans le feu des batailles :

Nous sommes Ouvriers, Sirel Ouvriers! Nous sommes Pour les grands temps nouveaux où Ton voudra savoir, Où l'Homme forgera du matin jusqu'au soir

O splendides lueurs des forges!

En face de ce personnage et de ce monde noir, d'où ressort le rouge de la flamme et des bonnets phrygiens - de la liberté, monde démoniaque, mais dans le sens où Vulcain est dieu des enfers, l'ordre établi se pare de couleurs pastels : « jolis décrets roses », se meut dans la clarté lumineuse de l'or :

Le Chanoine au soleil filait des patenôtres Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or.

Sans doute cette opposition n'est-elle pas encore totale, et nous voyons par exemple les représentants du peuple, vendus au roi, appelés « hommes noirs ». Surtout, le ton et la couleur de cette pièce semblent si étrangers à Rimbaud, et si proches de Hugo, qu'il est difficile d'admettre que se trouve déjà ici constituée une de ses catégories principales.

Dans Les Poètes de sept ans , Rimbaud, plutôt que la Mère et le Livre du devoir, choisit « l'ombre des couloirs aux tentures moisies », les visions que l'on a les yeux fermés, il s'enferme dans les latrines. Le jour apparaît comme une souillure dont il se délivre

Quand, lavé des odeurs de jour, le jardinet Derrière la maison, en hiver, s'illunait...

Ses sympathies vont aux pauvres, les enfants « noirs de boue », comme sont noirs les effarés, et les ouvriers, qui n'apparaissent que dans le soir :

Il n'aimait pas Dieu, mais les hommes, qu'au soir fauve Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg.

Ses amours, « la fille des ouvriers d'à côté », brune, participent de cette noirceur. Il n'est donc pas étonnant que lui-même dont le caractère étrange était signalé par des « tics noirs », s'enferme à la fin du poème

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dans une atmosphère obscure; « dans la chambre nue aux persiennes closes » - où s'est fait le vide du monde - il pense aux « sombres choses ».

Nous le voyons là très proche de cette autre figuration de lui-même, le jeune homme à la peau brune des Sœurs de charité : aux tics noirs, symboles de participation innée à l'envers des choses correspond cette description :

Impétueux, avec des douceurs virginales Et noires, fier de ses premiers entêtements, Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales, Qui se retournent sur des lits de diamants!

La nuit et l'improbable noirceur de ces douceurs virginales (que marque le rejet) indiquent qu'il ne vit pas dans le monde solaire de la bonne conscience. Aussi le retrouvons-nous, à la fin du poème, après le rejet de la tentation de la « noire alchimie », blessé - le front saignant - « sombre savant d'orgueil ».

Il se dessine ainsi un monde nocturne des réprouvés que choisit Rimbaud pour y vivre, en face du monde de la lumière et de la respec- tabilité. C'est sans doute dans Les Pauvres à V église qu'apparaît le mieux la séparation matérielle entre les deux mondes - ou les deux classes : les femmes pauvres, après six jours noirs, prient parquées dans les coins d'église, « farce prostrée et sombre », tandis que Jésus est jauni par la lumière du vitrail livide, et que les dames des quartiers distingués - aux doigts jaunes - sourient dans « les nefs où périt le soleil ». Quant au choix de Rimbaud pour ce monde, peut-être apparaissait-il déjà dans Ophélie : blanche et fraîche comme de la neige, pure comme le lys, elle a un jour entendu dans la mer et le vent parler l'âpre liberté : et désormais elle flotte « sur l'onde calme et noire, le long fleuve noir ». Cette expérience, qui est aussi celle de l'amour l'a fait basculer du côté noir du monde, qui est aussi la mort.

Ce monde est celui des mauvais sentiments. Il est aussi celui du sale : la saleté des ouvriers, les seins crasseux des pauvresses à l'église, les enfants foireux. Il est finalement celui de toute honte : pour Rimbaud, en particulier, la sexualité.

Elle n'est pas sans lien avec les textes précédents : elle se porte sur la brune fille des ouvriers (pouvons-nous penser aux cheveux bruns de Vénus Anadiomène?) Pour parler des ouvriers, Rimbaud emploie le mot aimer : déjà, le forgeron disait :

Nous avions quelque chose au cœur comme l'amour.

Sexuel ou non, l'amour n'apparaît pas dans le monde de la lumière. Semblable au poète de sept ans, la jeune fille des Premières communions « passa sa nuit sainte dans les latrines », et l'on sait quelles ambiguïtés sexuelles sont liées à ses élans mystiques.

Naturellement, donc, Rimbaud insiste sur la couleur noire, parlant de Vénus, dans Soleil et Chair

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Et son ventre neigeux, brodé de mousse noire

et sur l'ombre, à propos de la femme des Sœurs de charité , où nous voyons apparaître l'image des « rousseurs amères de l'amour » du Bateau ivre :

Ni regard noir, ni ventre où dort une ombre rousse 1.

Dans le poème peut-être le plus sensuel du recueil, Les Chercheuses de poux , se trouve cette bizarre notation :

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences Parfumés 1

Pourquoi préciser la couleur des cils que l'on entend mais ne voit pas, si cette couleur n'a pas une valeur en elle-même? 2

A la rencontre de ces deux aspects, sexualité vaguement scatologique, nocturne, et liée au monde des opprimés, et image précise d'une noirceur du sexe, se trouve l'image de la femme associée à la nuit, qui apparaît magnifiquement dans les Sœurs de charité :

1. Une critique biographique un peu hasardeuse - ce qui est concevable pour Rimbaud - pourrait évoquer ici la possibilité d'une expérience féminine, amère, à propos de cette rousseur qui succède ainsi brutalement au noir et qui lui est arti- ficiellement et bizarrement associée, par la couleur des regards, l'ombre, et l'image du sommeil (nuit, et réveil possible ou attendu). Lorsque l'image physique est éloignée, Rimbaud revient au noir, comme dans ce texte, très proche, de l'Album zutique :

Pourquoi l'ombre Si lente au bas du ventre? Et ces terreurs sans nombre Comblant toujours la joie ainsi qu'un gravier noir?

(Les remembrances d'un vieillard idiot) 2. S'il n'était pas hasardeux d'écrire sur le sonnet des voyelles, il serait évidem-

ment facile de montrer comment il s'insère ici. Le noir, sans être forcément sexuel, est du côté du sale et du puant :

A , noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles , Golfes d'ombre ;

Cela rappelle ce que nous avons vu du sale et du grouillant de la pauvreté et du sexe, et annonce le « moucheron enivré à la pissotière de l'auberge » de Délires 2. Le rouge, « sang craché », est comme dans les Sœurs de charité , mais d'une autre manière, asso- cié à la sensualité : rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes. Le sonnet des voyelles se présenterait ainsi comme l'a dit Verlaine : « il les voyait comme cela et c'est tout ». Une tentative d'explicitation des associations qui s'étaient formées en lui, et portant d'ailleurs probablement plus sur les couleurs que sur les voyelles elles-mêmes dont il se moque peut-être. Les voyelles ne sont là probablement que pour donner un caractère systématique à son texte (cf. Plessen, Promenade et Poésie , p. 299). Mais les associations d'images à partir des couleurs peuvent être à l'occasion la mani- festation de réseaux organisateurs fondamentaux de sa pensée. Sur l'association entre le rouge et le noir, cependant, la formule de J.-P. Richard paraît rapide : « le noir constitue chez Rimbaud un état limite : un rouge foncé, intense, excessif, un rouge dont la véhémence serait à demi explosée ». Le rouge se détache et explose sur fond de noir, qui est son origine et peut-être sa fin.

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Aveugle irréveillée aux immenses prunelles [...] Tu nous rends tout, ô Nuit pourtant sans malveillances Comme un excès de sang épanché tous les mois.

Image bienveillante et obscure, où nous voyons reparaître, comme dans Le Forgeron mais d'une autre manière, le sang. Et comme dans Ophélie, l'identification suprême de la femme, au bout de la nuit, est la mort.

Visiblement, nous sommes renvoyés ici au sentiment de culpabilité ou de tabou que ressentait Rimbaud à l'égard de la sexualité ou de la Femme. Dans Les Déserts de V amour, la femme, ou la servante, rêvée dans une atmosphère de détresse, ne peut être approchée que dans une obscu- rité à la fois complice et angoissante : dans la maison de famille, elle apparaît puis disparaît tandis que se répètent obstinément les mots : « sans lumière ». Dans la maison de campagne, le narrateur se trouve dans une chambre très sombre, il « renverse » la servante dans un coin noir, « puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit ». L'amour est ce qui ne peut être vu par l'œil parental ou solaire.

Sexe et révolte : ces deux aspects sont chez Rimbaud évidemment liés. L'amour est à réinventer exactement comme la vie est à changer. Et si la femme joue ici un rôle prédominant, c'est qu'en 1871 elle semble au cœur des réflexions de Rimbaud. Dans Les Sœurs de charité , la femme est « monceau d'entrailles, pitié douce, mais surtout Passion, ou passivité nourricière » :

C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles Nous te berçons, charmante et grave Passion.

Elle ne peut donc être la sœur de charité qu'attend le poète - en donnant évidemment à « charité » le sens d'amour qu'il aura dans la Saison en Enfer . Mais si le texte du poème est imprécis, s'il permet d'attribuer cette insuffisance à quelque nature féminine, le texte contemporain de la lettre à Izambard montre bien l'origine sociale que Rimbaud reconnaît à cette insuffisance : « Ces poètes seront. Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand l'homme, - jusqu'ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi! »

La femme, comme l'ouvrier, et comme Rimbaud lui-même, sont rejetés par cette société trop claire, forment l'envers souterrain de cette clarté de surface; et y penser, s'intéresser à eux, c'est aussi, par conséquent, faire preuve de noirceur : attitude coupable qui est désormais pour Rim- baud la seule vraie : un voyage « à travers les nuits de Vérité » 3. Nous sommes loin avec cette vision nocturne du vrai, des conceptions tradi- tionnelles où la vérité est une lumière ou une lucidité : tout au plus dans cette nuit la connaissance peut-elle apparaître comme une illumination, feu dans l'obscurité. Cette vérité obtenue à travers un voyage fait inévi- tablement penser à la vigueur rêvée, mais impossible pour le moment, qui scintille un instant à la fin du Bateau ivre :

3. Poésies , t Les Sœurs de charité ».

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- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur?

La nuit est sans doute comme le dit J.-P. Richard la promesse d'une aurore ou d'un jaillissement, mais dans notre présent inconfortable, le seul lieu où réside l'essentiel est la nuit - traversée des lueurs rouges du sang, du feu, de l'éclair, ou des diamants, promesse d'une incorrupti- bilité.

Dans les poèmes politiques de Rimbaud, cette association thématique fonctionne dans toute sa richesse complexe, mais déjà y apparaissent les germes d'une évolution ou d'une catastrophe. Les communards, où revit l'ancien personnage du Forgeron , sont représentés par Les Mains de Jeanne Marie : mains sombres que l'été tanna : « C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort. » L'association étroite du sang et du noir se fait avec le symbole de la mort ou du sommeil - la nuit - , mais aussi de l'éclatement révolutionnaire. Et cette couleur sombre est « une tache de populace », que vient finalement colorer le sang qui coule : « en vous faisant saigner les doigts ». En face de ces mains prolétaires, sont méprisées les mains des femmes nobles; « pleines de blanc et de carmin ».

Entre ce texte et celui de L'Orgie parisienne , le plus important de Rimbaud sur la Commune, la différence essentielle est dans le rôle qu'y joue le soleil. Il n'avait pas de statut particulier jusque-là : nous l'avions vu éclairer, peut-être anecdotiquement, les « dames des quartiers distin- gués », dans Les Pauvres à V église et, en dehors du très artificiel Soleil et Chair , il apparaît çà et là, par exemple dans le Cabaret Vert. Il existait comme une absence, le contraire de cette ombre recherchée. Dans Les Mains de Jeanne Marie , il joue un rôle ambigu :

Elles ont pâli, merveilleuses Au grand soleil d'a,mour chargé, Sur le bronze des mitrailleuses A travers Paris insurgé I

Un instant, à travers une sorte de mythologie de la nature, Rimbaud a-t-il cru à l'impossible union - jusqu'ici - entre le soleil et l'insurrec- tion, à l'épanouissement solaire des forces obscures? Dans L'Orgie pari- sienne, en tous cas, le soleil prend son rôle de symbole de l'ordre en face des vigueurs profondes du noir.

O lâches, la voilà! Dégorgez dans les gares! Le soleil essuya de ses poumons ardents Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares. Voilà la Cité sainte, assise à l'Occident!

Allez! on préviendra les reflux d'incendie, Voilà les quais, voilà les boulevards, voilà Les maisons sur l'azur léger qui s'irradie Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila!

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Le soleil a nettoyé le reste de la barbarie des insurgés, et les quais, les boulevards, les maisons retrouvées par les Versaillais se détachent sur l'azur léger qui s'irradie. La révolution est au contraire avec insistance assimilée au soir, mais un soir où nous retrouvons l'association fonda- mentale avec le rouge de la bataille et même (étoila) les astres. Ainsi est donnée d'emblée l'opposition maîtresse du poème.

Les strophes suivantes déconcertent un peu. Car l'invitation qu'y adresse le poète, s'adressant aux lâches de Versailles, est précisément de plonger dans cette atmosphère nocturne, où l'étoilement des lumières de l'orgie a remplacé le feu des batailles. Cette « nuit de joie aux profonds spasmes », illuminée de la « lumière intense et folle », dans les « maisons d'or », serait-elle maintenant non plus l'envers du monde, mais l'accomplis- sement du triomphe bourgeois? Nous trouvons là, également, une liaison déjà connue : cette atmosphère nocturne est en rapport avec le sexe, indiqué par sa couleur caractéristique :

Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches

Et cela nous conduit naturellement à la puanteur, aux torpeurs ignobles du vin, hontes du ventre, nausée. Mais c'est à travers cette association que se fait le retournement majeur du poème : cette nuit, qui répète dans l'orgie, comme une dérision, le soir de la révolution, redit l'association entre les éléments réprouvés, sexe et ouvriers. Paris devient la Putain Paris, et c'est dans cette alliance entre le sexe et la révolte que s'affirme la victoire finale. Assimilée à la Femme, une femme étouffante

asphyxiant votre nichée infâme Sur sa poitrine, en une horrible pression.

(se lisent ici les obsessions de Rimbaud), à la fois terrible et désirée comme Jeanne Marie, elle doit triompher de ce monde désormais avili.

Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris, Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques Elle se secouera de vous, hargneux pourris I

Et à ce moment, intervient à nouveau l'image de la bataille, et sa couleur rouge, associée à une double vision sexuelle : « La rouge courtisane aux seins gros de batailles. » Par ce retournement se trouve restaurée l'an- cienne alliance : les honteux et les opprimés, les ouvriers et la sexualité forment une unité qui s'oppose au monde de l'ordre. Ce qui est nouveau, c'est qu'ils vaincront, non pas dans la bataille - ordre contre ordre - mais par les qualités propres de la honte, parce que la femme alliée les écrasera après les avoir dégradés. La victoire elle aussi est nocturne et vaguement obscène.

Dès lors, Rimbaud a unifié sa vision, sur tous les plans. Sur le plan imaginaire, en face du monde de la nuit et du feu, s'est organisé un monde du soleil et de l'ordre. Cette organisation est importante, car elle vient préciser les liaisons profondes entre ces deux moitiés de l'univers de Rimbaud. L'image solaire, parentale, est de constitution apparemment

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tardive : nous avons vu avec quelle lenteur elle émergeait, malgré son apparente nécessité logique. Elle s'impose peu (« c'est rire aux parents, qu'au soleil, /Mais moi jene veux rire à rien; /Et libre soit cette infortune». Bannières de mai). Elle manque de force : c'est que toute la force est de l'autre côté, du côté nocturne où apparaissent les embrasements d'une bataille qui pourrait être aussi un désir ou une union physique. Car ce monde est, d'une manière de plus en plus nette, celui de la mère, femme redoutable, guerrière, anéantissant sur elle ses ennemis comme une nichée d'enfants. Force bénéfique, pour l'instant, ou du moins veut-on la croire telle, mais inquiétante, et Rimbaud ne tardera pas à la voir ainsi lorsqu'il ne pourra plus l'imaginer étouffant uniquement ses ennemis. La mère - « Madame » - aussi, est noire, qui court, dans Mémoire , après le départ de l'homme, comme est maléfique dans le même texte, la boue qui attire le canot dans l'obscurité des fonds où vient se perdre l'eau claire. Cette femme inquiétante et sensuelle, et cette menace d'enlisement - d'étouffement - font d'assez près penser à la Putain Paris, et à Jeanne Marie, révolution femme, « asphyxiante » (Ça serrerait vos cous, ô femmes / mauvaises...). La force, et l'on pourrait dire la virilité, est du côté de cette femme-mère, et du monde de la nuit. Mais cette virilité dévirilise : dans L'Orgie parisienne , l'activité sexuelle est considérée comme mortelle, et en tous cas dissolvante pour les vainqueurs de la Commune. Du côté de l'ordre, il n'y a finalement que passivité. Le danger, ici, est visible : pour éviter l'anéantissement, il faut s'identifier à cette image féminine, et unifier autour d'elle le monde de ses convictions et de ses espoirs. Mais si ce monde est celui de la mère, il risque de n'être plus tellement porteur de « fauve renouveau », que relecture du « Livre du devoir ».

Quels que soient les dangers de ces associations, nous atteignons ici un point où la liaison et l'entrecroisement des images prennent une extension rare chez Rimbaud.

Sur le plan idéologique, de même, les positions de Rimbaud arrivent à leur plus grande généralité. Au lieu d'exprimer une simple sympathie pour les ouvriers, Rimbaud solennellement prend parti pour les révolu- tionnaires, et les considère comme seuls porteurs d'avenir. Mais son analyse de la société ne s'arrête pas là : le rôle important donné aux prostituées peut, sans doute, s'expliquer historiquement; mais surtout, Rimbaud prend conscience que la prostitution est une oppression comme une autre, et ici se trouvent rassemblées les deux grandes directions antérieures. La prostituée est la rencontre entre l'oppression sexuelle - que subit la femme - et l'oppression économique. Prostituées et ouvriers sont donc alliés dans la lutte pour l'avenir. Et plus généralement se trouvent rassemblés tous ceux qui, comme dans la « lettre du voyant » se trouvent en marge de la société : les Infâmes, les Forçats, les Maudits. Nous atteignons donc ici un niveau de généralité dans l'opposition au monde qui préfigure celui de Mauvais Sang ; il est normal qu'y apparaisse la figure centrale autour de laquelle s'ordonne sa pensée en cette première moitié de l'année 1871 : celle du poète. Il est dans ce texte une sorte de héraut hugolien, commentant et annonçant les événements. Allié, donc, de la révolution. Mais le véritable lien entre révolution et poésie s'énonce

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dans les dernières strophes. Le rôle du poète, d'une part, est de reprendre ce qu'ont dit ou fait infâmes, forçats, maudits; de flageller les femmes; « ses strophes bondiront ». Inséparable des autres attitudes marginales qu'elle reprend, la poésie est action. Mais surtout, l'action est poésie :

L'orage te sacra suprême poésie.

A partir de ce vers, il y a identité entre révolution et poésie. Le poète a peut-être un type particulier d'action à accomplir, mais la poésie n'a pas de rôle à jouer, elle n'est pas la servante de la révolution; la révolution est le stade suprême, ou l'accomplissement de la poésie. Stade religieux, d'ailleurs : c'est par un sacre qu'elle y accède. Ce couronnement achève aussi la construction de l'univers de Rimbaud : l'opposition entre le monde caché et le monde social a trouvé son expression et son organisa- tion, la révolution; elle a trouvé son essence : la poésie.

Historiquement, l'alternative est fragile. C'est précisément lorsque Rimbaud écrit ce texte où elle est totalement élaborée, que se clôt sa possibilité historique. Malgré la vigueur de certaines formules (« La tête et les deux seins tournés vers l'avenir ») et la croyance affirmée au progrès, ce poème, comme beaucoup de poèmes postérieurs est un poème d'échec. A l'intérieur de la description du retour des Versaillais, l'image de l'avenir et de la révolte ne s'ouvre que pour mieux nous faire buter sur la constatation finale : « Société, tout est rétabli... ». Dès ce moment, l'orgie cesse d'être révolutionnaire, et la lumière du gaz flambe non plus dans le noir de la nuit, mais dans les azurs blafards d'une aube. L'aube n'est pas toujours le lieu du surgissement et de l'éveil : « Mais, vrai, j'ai trop pleuré! Les aubes sont navrantes » l'aube qui pourrait être le temps de la réalisation - « les millions d'oiseaux d'or » - est navrante parce qu'elle indique la fin de l'espoir nocturne, que l'on sait bien qu'elle reviendra - et à ce moment-là toute lumière renvoie à cette déception générale

Toute lune est atroce et tout soleil amer.

Dans cette déception, cependant, s'ouvre pour Rimbaud la possibilité d'une autre attitude, paroxystique, mais sans durée, qui se prolongera jusqu'à l'époque d 'Une Saison en Enfer , et que définit ce titre.

Si L'Orgie parisienne clôt, aussi bien par sa doctrine que par son ton, la série des poèmes sociaux et politiques encore hugoliens, il ouvre la série des textes des Derniers Vers où la nuit et le feu ne sont plus le symbole d'un monde autre, sous-jacent à cette lumière où nous vivons, et prêt à la remplacer, mais donnent leur couleur à la crise violente de la poésie ou de la destruction, crise sans lendemain, phantasme. A partir de la fin de L'Orgie parisienne, ce n'est plus la nuit qui s'oppose au jour, c'est l'orage qui fait fuir, un instant , le soleil.

Orage guerrier et révolutionnaire. Sur ce point, les textes de Michel et Christine et Qu'est-ce pour nous mon cœur ... fonctionnent parallèlement et sont étonnamment proches de L'Orgie parisienne par leur système de relations. Le monde antérieur est celui du soleil, « clair déluge », auquel

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correspond le soleil et le dégorgement dans les gares des Versaillais - semblables peut-être à des moutons, qu'ils sont devenus dans Michel et Christine : « cent agneaux, de l'idylle soldats blonds », et la couleur de leurs cheveux répète la couleur du soleil. Dans les deux cas, une architec- ture solennelle apparaît : boulevards, gares, quais; vieille cour d'honneur. Ces moutons - et leur pasteur, leur chien symbolisent évidemment l'ordre social : dans Qu'est-ce pour nous... cet ordre est nommé - « tout ordre » - : « Industriels, Princes, Sénats », mais aussi « puissance, justice, histoire » et « des empereurs, des régiments, des colons, des peuples ». En face de ce monde solaire de l'ordre, apparaît le monde de la violence sous la forme de l'orage ou de l'Aquilon. Ce monde garde les couleurs de la révolution : le noir de l'ombre, des nuages courant sur le ciel, « les cieux noirs ». Noir aussi des romanesques amis, « noirs inconnus » qui sont les frères du poète. Mais, au moment de l'action, le rouge prédomine; rouge des éclairs et de l'orage dans Michel et Christine

...plaine, déserts, prairie, horizons Sont à la toilette rouge de l'orage I

des cieux glacés de rouge, on passe aux guerriers « rougissant leurs fronts aux cieux noirs » (v. 22, corr. Hartmann, cf. S. Bernard p. 174). Dans Qu' est-ce pour nous... le rouge est celui du feu et du sang des flots de feu, et de la flamme de sang.

Ce monde de l'orage et de la destruction est donc bien le même que celui de la révolution ou de la poésie, par exemple dans L'Orgie parisienne , mais tout est transformé : il n'y a plus d'avenir, plus même d'action. Dans Michel et Christine , ces hordes barbares, ces nuages qui courent « sur cent Solognes longues comme un railway », n'apportent rien, ne mènent nulle part. Même les destructions hyperboliques de Qu'est-ce pour nous... nous laissent sans étonnement. « Ce n'est rien, j'y suis! J'y suis toujours! » constate Rimbaud en conclusion. Dans Michel et Christine , la dernière strophe nous ramène à la clarté (« le bois jaune et le val clair »), aux couleurs symboliquement nationales (« L'épouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule / Et le blanc Agneau Pascal »), enfin, au Christ. Alors que, dans L'Orgie parisienne , il s'était passé quelque chose avant que l'ordre soit rétabli, nous nous établissons ici dangereuse- ment à un niveau qui serait celui du phantasme, si Rimbaud ne nous laissait supposer autre chose, la poésie peut-être, à coup sûr une trans- cendance dans « cette religieuse après-midi d'orage ».

Dans toute sa complexité, le poème Larme laisse apparaître cette tendance. Il s'agit là aussi d'un orage, on pourrait dire du même orage : l'image de la gare y apparaît au même moment que le railway dans Michel et Christine , et les pays noirs ressemblent à 1' « Europe ancienne » que parcourent d'étranges loups et graines sauvages. Mais l'opposition n'est plus la même. En face de l'orage, nous n'avons plus le monde de l'ordre social, mais au contraire un monde désert, inconstitué et clos, rassurant. Le poète est accroupi, entouré d'arbustes, loin des hommes et du bruit, buvant. Atmosphère tiède et fermée où le brouillard et le ciel couvert font qu'on ne distingue plus le ciel de la terre : comme la

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végétation, le brouillard est vert. Mais ce monde heureux, tiède, protec- teur, perd rapidement de sa valeur. Les hommes en sont absents, mais aussi tout être animé; il devient le monde de l'absence : « ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ». Il est frappé de contingence : « je buvais, accroupi dans quelque bruyère... quelque liqueur... ». Et finalement le message que l'on attendait se perd, ou devient dérisoire : la liqueur d'or est fade, et génératrice de malaise. Brusquement, le monde de l'orage introduit l'action, le déplacement (la gare), la verticalité (colonnades, perches, glaçons jetés du ciel). Apparaît surtout la voix de Dieu, surtout dans la version modifiée d'Alchimie du Verbe : « le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ». Le pays noir est donc devenu celui de la révélation. Et cette révélation n'est pas dérisoire comme tout à l'heure, elle est vraie - mais inaccessible, soit par la faute de l'auteur (« dire que je n'ai pas eu souci de boire! ») soit, dans la deuxième version, pour des raisons mystérieuses : « pleurant, je voyais de l'or, - et ne pus boire ». Nous comprenons évidemment que cette révélation pourrait bien être d'ordre poétique. Ce qui est dit dans ce poème, c'est finalement qu'un certain éclairage, ou état - l'orage - transforme la vision, dénature la réalité, la fait autre. Il s'agit d'une alchimie, que symbolise ici l'or potable, et qui deviendra l'alchimie du verbe où, au lieu d'un arbre devenant colonne, nous aurons une cheminée d'usine devenant minaret. A travers les désil- lusions politiques de Rimbaud, et l'affermissement corrélatif de son ambition poétique, l'autre monde, noir et feu, a donc bien changé : du monde des pauvres, du sexe, de la honte et de la révolte, nous passons à un moment d'orage - lustral, a dit Mallarmé - mais qui contient contradictoirement les deux aspects de l'éphémère et de l'absolu.

Cette transformation, c'est le passage d'un monde plein à un monde vide. Cette contrée, très habitée, de révolutionnaires, de prolétaires, de femmes et d'hommes désirés, ou redoutés, d'enfants et de symboles devient simplement le théâtre de quelques phénomènes atmosphériques, par lesquels se devine une grande présence. Plus qu'un vide : il est un dépeuplement. Lorsque l'orage arrive, les moutons idylliques de Michel et Christine s'enfuient, et la frénésie de destruction de Qď est-ce pour nous mon cœur ... s'étend, semble-t-il à l'humanité entière ou à la planète. Le plus caractéristique de ce vide est sans doute le poème Larme . L'opposi- tion ne s'y fait plus entre le monde social et le monde sauvage, mais entre un monde de l'attente et de l'impuissance et un monde de l'événe- ment. Mais, déjà dans la première partie, Rimbaud a supprimé tout élément humain, vivant, ou même simplement remarquable, comme les fleurs. De la même façon, pour que dans Conte apparaisse le Génie à la beauté inavouable, il a d'abord fallu que le prince détruise ses femmes, sa suite, ses animaux. La poésie ne peut apparaître que si l'on a fait le vide, et son univers désormais ne contient lui-même plus personne, elle est événement, ou langage, ou présence, purs. Ce qui témoigne d'une grande évolution depuis la lettre à Démeny. L'inconnu, dans ce texte, avait une réalité. Peut-être que pour le désigner le terme le plus exact serait celui d'inconscient collectif, mais en donnant à ce terme un sens beaucoup plus social et historique que dans le livre contemporain de Hartmann, et dans les théories psychanalytiques courantes. Inconscient,

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il l'est puisqu'il apparaît dans ce théâtre d'ombre qui vient d'un bond sur la scène quand on a reconnu que « je est un autre ». Collectif, il l'est déjà quand on s'aperçoit que le lieu de son occultation est social. C'est par rapport à la société qu'il faut se démarquer, en se déréglant, en deve- nant maudit. Mais surtout, le poète doit dire « la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle ». Sa fonction est donc simplement de mettre au jour ce que l'intelligence de l'humanité produit, mais dont elle n'a pas - encore - conscience. L'orage poétique de Michel et Christine est infiniment moins chargé de réalité. Simple trans- figuration du réel, il apparaît un instant puis s'efïace; on le voit mal « multiplicateur de progrès ».

Il est vrai que cette absence est le corollaire d'une présence : Dieu est derrière ces phénomènes et les authentifie de son grand poids de réalité. Dès lors, les deux univers peuvent être parallèles et s'ignorer. D'ici bas nous n'apercevons que de brèves lumières de ce monde autre, de destruction et /ou de révélation : mais ils existent ensemble, ne s'an- nulent pas l'un l'autre dans leur contradiction. Le retour de la lumière ne frappe pas de nullité l'orage, et la destruction; la réapparition de ses femmes, de sa suite, de ses bêtes de luxe n'implique pas que le prince de Conte ne les ait pas réellement détruites. Et s'il meurt, effectivement à un âge ordinaire, il s'est, malgré tout, anéanti, avec le Génie « dans la santé essentielle 4 ».

Nous voyons donc que la liaison peut se faire ici, entre le monde noir des réprouvés que suggèrent les premiers poèmes de Rimbaud, et le monde chrétien de l'enfer que suppose le titre à' Une Saison . Mais avec l'obsession chrétienne qui se manifeste dans ce texte apparaissent, au niveau même de l'imaginaire, de graves oppositions, et peut-être une impossibilité. Curieusement en effet, l'apparition divine s'y fait selon un chassé-croisé. Si Rimbaud se tient au matérialisme qui a soutenu sa pensée jusqu'à Une Saison en Enfer , il donne à ses attentes des formes religieuses, mais privées de contenu mystique : ainsi le Messie matérialiste de Génie, contrefaçon non religieuse du Christ, ou le Christ non divin des Proses évangéliques. Ainsi, également, le Noël sur la terre, accompagné de la fuite des tyrans et des démons et de la fin de la superstition qui est attendu dans Matin . Si au contraire Rimbaud cède à la religiosité ou au mysti- cisme, se trouve utilisé le monde noir et souterrain que nous venons de parcourir : après Michel et Christine, l'aboutissement de cette série qui remonte au Forgeron Vulcain est La Nu.it de Venfer, qui garde les mêmes aspects de crise grave que le thème de l'orage, mais qui se développe dans un contexte franchement mystique. Tout se passe comme si cet univers maternel, dont apparaît l'ambiguïté et le danger dans L'Orgie parisienne, l'avait à la fin totalement emporté. La mère, en 1871, était

4. Ce parallélisme de mondes qui s'ignorent est le même que celui du regard du forçat et des autres hommes dans Mauvais Sang (v. infra). Il s'agit en fait de la grande revendication du second Rimbaud : il faut créer un monde, qui existera peut-être un jour dans la réalité, « le futur luxe nocturne » (Vagabonds), mais qui, pour l'instant a une existence parallèle à cette réalité, mais ni irréelle ni illusoire. Peut-être est-ce par là que Rimbaud est le plus proche du surréalisme : le monde du rêve (ou de l'inconscient- conscient) et celui de la « réalité » sont contradictoires et ne s'excluent pas.

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une femme attirante et inquiétante. En 1873, l'univers qui s'organisait autour d'elle se centre autour d'une entité infiniment plus redoutable, et qu'elle véhiculait : Dieu. Le lieu nocturne du jaillissement possible, de la révolte et de l'idéal inverse devient désormais le lieu où se manifeste, dans son ambivalence, le produit du baptême et de l'éducation mater- nelle : esclavage et non libération. L'idéal rationnel, qui continue à exister, doit donc se placer ailleurs : mais que devient-il sans le secours des forces profondes? La réapparition soudaine du soleil dans Délires II, est peut-être un essai de solution. L'idéal à atteindre, héritier de l'inconnu et de la révolte, va brusquement passer de la nuit au jour. Après la cita- tion de Larme , les animaux restent souterrains : taupes, chenilles - noc- turnes, mais symboliques d'une lumière ultérieure comme la virginité et la chrysalide. « Le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amou- reux de la bourrache », qui fait penser à la puanteur scatologique ancienne est dissout par un rayon. Et dès lors Rimbaud écarte le noir (l'azur) et vit, « étincelle d'or de la lumière nature ». L'aboutissement ici est « la mer mêlée au soleil ». Le poète est celui qui voulait rendre Verlaine à son « état primitif de fils du soleil ». Soleil ancien, primitif, qui n'est plus celui de l'ordre social, mais plutôt le soleil païen (et parnassien) de Credo in unam. Comme alors, cet état paradisiaque se conçoit en termes de retour en arrière : « Elle est retrouvée / Quoi? l'Éternité. » Il s'agit de rompre avec le monde chrétien, certes, comme dans l'Impossible , l'Orient pays du soleil levant, s'opposait à la brume occidentale; mais ce paradis reste le paradis enfantin que du rêve grec de Leconte de Lisle au vert paradis de Baudelaire, la littérature du second romantisme propose au poète. Dans ce monde primitif - donc antérieurement vécu - Rimbaud se veut fils du soleil. Semble vaincue la malédiction parentale du baptême, mais dans cet « Éden » « impossible », antérieur à toute mémoire ou à toute naissance, revient l'image parentale. Paternelle? malgré l'usage du soleil, cet Éden est trop archaïque et proche des rêveries foetales. Mère et père à la fois; alliés malgré tout le passé, comme la mer est mêlée au soleil. « C'est rire aux parents qu'au soleil », a dit Rimbaud dans la Comédie de la soif. On voit ici que l'éternité solaire si elle essaie de pallier l'échec du monde nocturne renvoie, non plus à la mère seule - plus archaïque peut-être? - mais au couple parental. Et aussi, pour cela précisément, à un christianisme non plus d'espérance certes, mais malgré tout de devoir, ce qui met en parallèle « votre ardeur c'est le devoir » et « la Mère fermant le livre du devoir » (Poètes de sept ans). « Mon âme éternelle, / Observe ton vœu » s'inscrit dans le langage chrétien.

Solution incomplète, par conséquent, et qui retrouve les détermina- tions héritées, le système de croyance occidental, solution surtout invi- vable. Indicible d'abord : Rimbaud pouvait-il écrire contre la nuit? Elle sera par conséquent provisoire : à la fin de Délire II réapparaît l'obscur : « la Cimmèrie, patrie de l'ombre et des tourbillons ». Tout se passe comme si, essayant d'édifier une impossible dialectique, Rimbaud retrouvait dans toutes les figures de ses choix, aussi bien au niveau de l'imaginaire que de l'idéologie, les déterminations anciennes : parents, société, chris- tianisme, et ne pouvait comme Baudelaire qu'osciller entre deux postu- lations en fait identiques : l'enfer, le ciel, ici l'ombre et la lumière là.

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Cette situation, en profondeur, est celle de la crise fondamentale d'une saison. Dans cette recherche incessante d'une alternative, Mauvais Sang nous propose toutes les identifications possibles - et qui, nous l'avons vu, ont été effectivement essayées, - le peuple - Gaulois et manants - le païen, le colonial, le hors-la-loi. Toutes sont extérieures. Leur caractéristique commune est peut-être une certaine qualité du regard. - « L'œil bleu, la cervelle étroite » du Gaulois, « l'œil furieux » du colonial sont des attitudes d'incompréhension et de refus. - Le forçat dont on attendrait une révolte, jette sur le monde un regard différent. « Je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri », dit le narrateur qui s'identifie à lui. Et « au matin, j'avais le regard si perdu et la conte- nance si morte que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu ». Au terme - provisoire - de la progression, nous arrivons à la mécon- naissance; le monde et le forçat, ou le poète, s'ignorent réciproquement. Et c'est là, précisément que nous rencontrons le nègre, qui est aveugle à l'occident. « J'ai les yeux fermés à votre lumière. » Pour se faire autre, il faut cesser de voir et de comprendre et donc cesser d'être vu ou d'exister. Ce qui est aussi le dérèglement de tous les sens, comme on dérègle un instrument d'optique, pour voir autre chose plus loin, ou plus près.

Se faire autre, c'est donc sortir du système de pensée ou de vision habituel, disons occidental et chrétien, et c'est cela que Rimbaud attend de la poésie. Est-il possible d'être autre en restant ici? Refuser l'intégra- tion dans ce monde, prendre ses distances paraît facile, mais c'est être un faux nègre, selon la terminologie de Mauvais Sang. « Marchand, magistrat, général, empereur », sont nègres par leurs crimes : ils se situent par leurs vols, meurtres ou usurpations en dehors des règles du jeu social et religieux : « ils ont bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan » - ils font des crimes, en somme, de contrebande. Ce sont de faux nègres, car ils n'ont pas refusé les autres règles - l'essentiel - du jeu. Au fond, ce sont de vulgaires criminels, « les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal ».

Rester ici, autrement qu'en criminel de contrebande, c'est se résigner à être enfermé. « Le plus malin est de quitter ce monde où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. » Pourquoi ces misérables ont-ils besoin d'otages? Bagnards, fous, opprimés menaceraient-ils vraiment l'ordre bourgeois? Rimbaud l'a cru, et l'image de la folie ici nous met au cœur du drame d'une saison. Cette fausse solution, c'est celle qui court de la lettre du « voyant » à la fin de Délires II, le refus intra-mondain du monde : « Aucun des sophismes de la folie - la folie qu'on enferme - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système. » Elle se caractérise par sa cohérence : un système, qui s'oppose à un autre système, la société. Et dans cette lutte, la société se venge en enfermant, ou, comme le dit la lettre du voyant, en prononçant les trois anathèmes dont elle dispose : médical (« le grand malade »), carcéral (« le grand criminel ») et religieux (« le grand maudit »). Le fou est le poète qui n'a pas voulu devenir nègre - déserter - , peut-être pour combattre. Mais la cohérence même de ce système est, pour Rimbaud, sa faiblesse : elle ne renvoie qu'à elle-même et non à cet inconnu qu'il recherchait dans sa lettre à Démeny. A partir du moment où il s'aperçoit qu'il peut refaire à

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volonté les « trouvailles » de sa poésie, elles n'ont plus de sens : simples fabrications. Il n'y a plus rien à faire, sinon à s'interroger sur l'origine et les déterminations de ce système, et c'est là la découverte la plus amère de la Saison en Enfer . Cette attitude, folie ou poésie, n'est dans sa démarche qu'une imitation de religion : s'être cru « mage ou ange » n'est finalement qu'une façon d'être « esclave de son baptême ». Dans son but, elle est une imitation de science, comme on le voit parfaitement dans ce Discours de la Méthode transposé qu'est la lettre du « voyant ». Seulement, « la science est trop lente», elle rime trop bien, dans U éternité avec patience. Science et religion : celui qui a voulu se séparer des « marais occidentaux » s'aperçoit à la fin qu'il n'a fait que reproduire dans sa folie les deux grands supports de la civilisation européenne, d'ailleurs liés (« cette déclaration de la science, le christianisme »). Finalement, la société enferme le fou, mais par-delà l'enfermement physique, Rimbaud s'aper- çoit qu'une autre fermeture se produit : celle de son système lui-même qui l'inclut dans les limites infranchissables de la pensée de l'occident.

A tous les niveaux, nous nous retrouvons ici devant la même ferme- ture : le monde souterrain de la révolte comme le monde solaire de l'éter- nité débouchent sur la domination parentale et la religion héritée. L'exal- tation de la poésie débouche sur la fermeture d'un système de pensée délirant, qui est folie, mais aussi représentation de l'idéologie occiden- tale - depuis que la révolution, « suprême poésie » n'est plus présente ou possible pour l'authentifier dans le réel : échec politique autant que poétique.

La seule solution est de s'en tenir à ce monde-ci, et de trouver quand même quelque chose ou quelqu'un - un lieu - qui représente l'autre, l'alternative poursuivie depuis le commencement. Pour qu'il corresponde aux besoins intérieurs de Rimbaud, il faut qu'il soit dans la lignée de ce monde du noir, de la nuit, du souterrain, mais qui est en même temps celui de l'éclatement rouge du sang, du feu, de l'éclair : de la vie. Or, ce monde, depuis 1872, s'est singulièrement vidé de son contenu. L'entre- prise poétique nous l'avons vu, l'a privé de toute incarnation dans le réel pour en faire une simple destruction /révélation. Et à présent, aucune des figures qu'y avait insérées Rimbaud ne peut y être réactivée. Le mythe du pauvre et du révolutionnaire n'a pas survécu à la fin de la commune, et l'univers nocturne du sexe, probablement, a perdu son aspect attirant et transformateur depuis qu'avec Verlaine l'amour n'a pas été réinventé. Ce qui reste, c'est donc l'image vide de l'autre, mais un autre maintenant qui n'appartienne plus à l'occident, et même plus au langage, pour éviter qu'il réintroduise cette morale et cette religion indestructibles en chacun de nous. Inconnu, par conséquent, comme cette vigueur qui s'exile dans les Nuits sans fond, comme dans les profondeurs de l'Afrique incomplè- tement explorée. Mais vivant, puissant, éclatant comme le feu et la bataille. On voit que le nègre, symbole immédiat de l'autre /noir, répondait naturellement à ces recherches 5. Il est le vide : absence de langage (« plus

5. Il reste à se demander, avec un peu d'hésitation s'il n'était pas déjà présent dans cette œuvre, au moins à un niveau obscur, proche du lapsus peut-être. Dans le poème qui nous est apparu comme une charnière : Qu'est-ce pour nous mon cœur , un seul continent n'est pas nommé dans cette destruction universelle où s'abîment les peuples

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de mots »), l'abandon de toute science (« connais-je encore la nature, me connais-je? ») Il est la vie : danse, anthropophagie, l'immédiateté irra- tionnelle des appétits : faim et soif.

Résultat sans espoir : le nègre, quand les blancs débarquent, est encore plus intégré, ou plutôt, parce que vide, rempli de toutes les bonnes idées occidentales : Dieu, la science, « l'amour divin octroie les clés de la science ». Se faire nègre à l'époque coloniale n'est qu'un leurre : image supplémentaire, finalement, de Rimbaud qui, où qu'il se tourne, ne retrouve que ses idéologies, de même que le nègre est inévitablement assimilé. Il ne reste qu'à « entrer aux splendides villes », c'est-à-dire se résigner à l'idée que la civilisation bourgeoise triomphante ne laisse aucune possibilité d'exister en dehors d'elle, ce qui s'appelle l'impéria- lisme. Un instant idéal, le nègre redevient le frère du poète et du forçat, en marge ou à l'écart de la société, mais sans réussir pour autant à s'affran- chir des autorités : « prêtres, professeurs, maîtres » qui sont aussi maîtres inévitables à penser.

Ainsi, chez Rimbaud, le mythe du nègre apparaît non pas tellement comme l'application mécanique d'un stéréotype culturel, mais comme une création, issue d'une nécessité profonde, se situant aussi bien au niveau d'une logique de l'œuvre, qu'au niveau d'une représentation imaginaire du monde, mettant en relation des éléments apparemment hétérogènes, parmi lesquels l'aspect politique n'est pas le moins important.

Le stéréotype existe, assurément, pour le nègre comme pour le peau-rouge, dans Le Bateau iure , mais il n'est pas ici visible par lui-même, comme on pourrait le faire apparaître dans une enquête fondée sur des documents historiques, journaux, archives, récits, lois. En réalité, il n'est qu'un matériau utilisé par Rimbaud pour faire apparaître au moment où il le voulait, une certaine image de Vautre . C'est donc en tant qu'autre qu'il nous intéresse, et non pas en tant que nègre - et l'adéquation avec la réalité, dans le cas de Rimbaud est fort incertaine. Il renvoie, non pas à l'Afrique, mais à l'Europe, dont il est par définition le contraire ou le double. Et ainsi, il ne renvoie pas seulement à Rimbaud, mais à tout un ensemble de textes, où est figuré, dans l'espace géographique, un individu ou une nation, ou un groupe qui permette de constituer avec nous une alternative : et parmi ces textes, la figure du nègre, qui n'apparaît pas tellement dans des œuvres majeures, ne sera pas nécessairement au premier plan.

Si Rimbaud a choisi le nègre, c'est entre autres, parce que le recours à l'orient, si abondamment présent dans la littérature française du siècle, ne lui suffisait plus (V Impossible). Il ne s'agit plus pour lui de se rejeter vers un orient représentant les racines de l'humanité, ou d'un groupement social ou religieux plus ou moins défini (comme la franc-maçonnerie de Nerval, et le christianisme des romantiques). Plus généralement, pour la génération de Rimbaud, le problème n'est plus de se chercher des racines : la période romantique recherchait dans des ancêtres ou des garants ces

et les oppresseurs : l'Afrique. Et quand Rimbaud y parle de « noirs inconnus », ne pourrait-on imaginer d'échanger l'adjectif et le nom?

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points d'ancrage que la civilisation occidentale en mutation se refusait à leur donner. Pour la génération de Rimbaud, Lautréamont, et peut-être de Gobineau, héritiers de Baudelaire, la question la plus grave est celle de la relativité. Leur expérience commune est celle de l'impossibilité de sortir des limites de leur propre système de référence, de leur civilisation ressentie dès lors comme une contrainte. Pour Lautréamont, faire un livre tout noir et satanique, ou un éloge des distributions de prix, c'est tout un. Il suffit de « remplacer » un terme par son contraire, comme il l'explique en épigraphe de ses poésies. Quelles que soient les paroles que l'on prononce, elles sont les mêmes, elles font partie du même système, seul le signe peut changer. L'expérience de Gobineau est faite sur un autre plan : celui précisément des rapports entre des civilisations diffé- rentes. Quel que soit le plaisir que l'on retire du scintillement des Nouvelles asiatiques , elles ne font pour l'essentiel que broder sur le vieux thème : Un Persan est un Persan. Qu'on le déguise en français, qu'il fasse des études à Saint-Cyr, il ne sortira pas de son mode de pensée; et de même, une touriste italienne - Lucie, dans La Vie de voyage - n'acceptera pas de ne pouvoir comprendre le système de valeurs et de conduites qui régissent les actes de ses voisins. De ce réseau de déterminations dans lequel se bâtit, mais s'enferme notre pensée, Rimbaud, plus proche de Lautréa- mont peut-être, a fait l'expérience sur soi-même : parti pour faire la tentative la plus révolutionnaire de la littérature française, il s'est retrouvé en pleine philosophie occidentale, en pleine religion chrétienne. Le pro- blème qui se pose pour lui comme pour les deux autres auteurs, est celui de l'évasion (cf. U Impossible).

Cette attitude à l'égard de nos limitations peut faire penser au « mal du siècle », suscité par la prise de conscience d'autres limites, celles de nos désirs; de la nécessité et de l'impossibilité à la fois de s'y cantonner. Dieu était la figure de cette transgression de nos impuissances. Mais aux limitations de pensée doit correspondre une autre figure, toute humaine désormais, puisque Dieu a été reconnu comme le principal blocage, et la clé du système. Le surhomme, le Calender fils de roi, ce sera un instant le poète : mais allant peut-être plus loin, il le considérera comme une fausse solution, une ruse. Pour jouer ce rôle - qui, on le voit, correspond chez Gobineau par exemple, non pas au Persan ou au Turc, sous le vocable tout prêt de l'exotisme, mais plutôt à la race pure et à l'homme supérieur - il fallait concevoir un mythe, de l'homme entièrement extérieur aux systèmes, parce que absolument non civilisé. Bien évidemment, les autres étrangers, Chinois ou Arabes, étaient aussi ligotés que nous. On ne pouvait se douter sans doute que les règles des civilisations africaines sont encore plus contraignantes et précises que celles de l'Occident. Rimbaud a donc fait jouer ce rolé au nègre. C'était un pauvre mythe.

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