Roger Dangeville - Marx et la Russie (suivi de Lettres de Marx à Vera Zassoulitch)

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    chroniques

    marxet la russie 1

    ROGER DANGEVILLE

    La Russie, les Etats-Unis et le CapitalLa chronique nous rapporte que leplus souvent le Gnral (2) tait satisfait.Son ami, Karl Marx, avait du gnie etlaborait essentiellement la thorie en selivrant aux recherches fondamentales eten laissant ceux qui avaient simplementdu talent (3) le soin des questionssecondaires et des recherches moins ardues sur l'histoire et l'actualit, la politique et la tactique immdiate du parti.Mais, il arrivait, parat-il, que l'auteurdu Capital dlaisst les sentiersescarps qui mnent aux sommets lumineux de la science (4) pour se disperserdans les dtails et le quotidien. Ainsiperdrait-il son temps, pendant des(1) En commmoration de l'anniversaire de laRvolution d'Octobre, ce texte entend rapporterfidlement les conceptions historiques de Marxrelatives au domaine rvolutionnaire en gnralet la Russie en particulier. Si le lecteur yrencontre des vues insolites ou qu i lui paraissent 'carter des ides couramment admises,

    c'est que les thses de Marx sont rvolutionnairest que nous les reproduisons telles quelles,sans les accommoder un traitement acadmique.f. nos notes n"' 10a et 15.(2) Les proches d'Engels rappelaient familirement gnral .(3) Marx se tient plus haut, il voit plus loin,il embrasse davantage et saisit plus vite quenous autres. Marx tait un gnie, nous avonstout au plus du talent. Sans lui, la thorie neserait pas, et de loin, ce qu'elle est aujourd'hui.C'est pourquoi, elle porte juste titre sonnom. Cf. Engels, Ludwig Feuerbach et le dclin de la philosophie classique allemande.(I) L'expression est l e Marx lui-mme, cf . salettre l'diteur franais du Capital , publieau dbut du premier livre.

    annes, prparer des interventions etdes rapports dtaills et minutieux pourun petit cercle d'ouvriers plus ou moinsinstruits (comit central de la I,e Internationale), ou bien il dvorait et annotait es milliers d'ouvrages traitant dessujets les plus disparates . Il allait mmejusqu' faire ces travaux dans le plusgrand secret, et on assure qu'Engels futsurpris lorsqu'il recensa l'hritage littraire de Marx, car il crivit Sorge : Il y a aussi 3 ou 4 cahiers de mathmatiques. J'ai eu l'occasion de montrer ton iils un exemplaire sur les basesnouvelles du calcul diffrentiel. S'il n'yavait pas eu l'norme matriel sur l'volution de la Russie et des Etats-Unis(plus de deux mtres cubes rien qu'enmatriel et statistiques russes), ledeuxime livre du Capital serait depuis longtemps l'impression. Les tudes de dtail ont accapar Marx pendantdes annes. Comme toujours, il tenait ce que tout soit parfaitement tenu jour, et maintenant tout est ananti, l'exception de ses extraits (5). Il arrivait alors, poursuit la chronique,(lue le gnral s'impatientait et entraitdans des colres noires. Mais, ici, elledevient mauvaise langue et insinue quecertains travaux sont accessoires, voireinutiles dans l'uvre de Marx. Qui plusest, elle en appelle l'autorit d'Engels. En ralit, comme nous allons le

    (5) Cf. Engels Sorge 29-6-1883.

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    i5o ROGER DANGEVILLEvoir, ces travaux secondaires illustrent le mieux les desseins de Marx :ne portent-ils pas sur des vnementsqui, aprs la mort de Marx, on t boulevers la vie de millions d'tres humainset de gnrations entires?

    Pourtant Engels avait bien pris soinde lever toute quivoque. Sur la tombemme de Marx, il prcisait que les rec h erc h es de son ami ne s'expliquaientpas seulement par son got pour lestudes, mais par ses desseins rvolutionnaires6). Engels ne disait l que lastricte vrit, mais il heurtait le bonsens mme, car on ne tient pas leshommes politiques pour des hommes descience. Il avait beau expliquer que larvolution ne se fait pas en agitant lesides et en travaillant les esprits, maisen ayant une connaissance profonde dece phnomne matriel, inscrit dans ledveloppement mme de la socit.Certes, c'tait comme un ouragan quise dchane soudainement, mais, en fait,les condensations qui engendrent desformations sociales nouvelles et plusdveloppes s'accumulent lentement etprogressivement partir des contradictionsociales de toute l'poque prcdente et sont donc parfaitement con-naissables. Et justement, il s'agit de nepas se laisser surprendre par l'orage,car alors il est trop tard pour mener bonne fin les transformations socialesqui sont possibles dans les priodes debouleversement.

    En effet, l'exprience historique deplusieurs rvolutions manques avait rvl que si l'on voulait viter qu'l'heure de la dcision le proltariat hsite, louvoie ou renouvelle les errementsqui lui avaient fait lcher prise si souvent, il fallait qu'un parti rvolutionnairenregistre les expriences faitesdans le pass et prvoie le droulementdes phases successives de la rvolution.Engels rappelle ainsi qu'en 1849 il avaitcrit : Le rpit probablement court quinous est accord entre la fin du premieracte et le dbut du second nous donne,heureusement, l'occasion d'excuter l'unedes parties ncessaires de notre tche :tudier les causes qui on t provoqu ladernire explosion rvolutionnaire et

    en ont en mme temps amen l'chec.Or ces causes, il ne faut pas les chercher dans de simples facteurs accidentels fforts maladroits, talents incertains, malchances, fautes et trahisonsdes chefs , mais dans la situation dela socit en gnral et les conditionsd'existence particulires des nations entranes dans le mouvement rvolutionnaire7).Dj Blanqui avait dit sans ambageque toute erreur du parti dont lamission est de diriger devait treassimile une trahison pure et simple,puisqu'il faillissait son devoir premier. Plus que Rlanqui encore, Marx etEngels s'attachrent dterminer partir des causes profondes l'orientationque devait prendre le parti dans lesvnements historiques. Comme lui, ilaffirmait que chaque erreur et chaquedfaite tait une consquence ncessairede vues errones dans le programmetabli l'avance (8).Il est vident que pour satisfaire cette partie ncessaire de leur tche,Marx et Engels devaient non seulementmener bien leurs recherches fondamentales sur les lois de la socit, maisencore les confronter au dveloppementlocal et historique particulier, autrement dit, accumuler une documentationimmense. Lnine expliquait mme queles travaux de Marx sur la dialectiqueet la logique taient la cl de la comprhension du Capital . Il n'y a paslieu de s'tonner qu'au lieu de finir le Capital , Marx ait pass le plusclair des dix dernires annes de savie tudier les conditions matrielleset historiques opposes des Etats-Unis etde la Russie, en ce qui concerne notamment a forme de la proprit foncire.Un tel reproche pouvait s'expliquer lalin du sicle dernier, mais aujourd'hui

    Quoi qu'il ait un grand amour pour lascience, celle-ci ne remplissait pas elle seuleson tre... Il considrait en effet la science commele grand levier de l'histoire, une force rvolutionnaire au sens le plus propre du terme. C'esten ce sens qu'il utilisa ses gigantesques connaissances, notamment historiques.

    (7) Cf. Rvolution et contre-rvolution en Allemagne (1849).(8) Cf. Engels F. Kelley Wischnexvetzky, le28-12-188(5. L'identit de la conception qu'ontMarx, Engels et Lnine du parti communiste etde sa fonction ressort de la comparaison entreleur action et leurs crits sur ce point fondamental. Deux ouvrages rcents ont collationnles textes l e Marx, Engels et tie Lnine sur cesujet : Marx, Engels, Lenin, Uber proletarischenInternutionalismns, Diet/. Verlag, Berlin, 195,p. 717, et un oux-rage collectif analysant l'actionde Marx et d'Engels depuis la Ligue des communistes usqu' leur rle de conseillers despartis ouvriers europens : Aux der Geschichledes Kampfes von Marx und Engels fi'ir die pro-letartsche Parlei, Dietz Verlag, Berlin, 1961,695 p.

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    MARX ET LA RUSSIE 151o la vie quotidienne nous montre l'influence des deux Grands sur l'histoire et le sort de l'humanit, la mauvaise fo i de l'argument est vidente. Enfait, ces travaux montrent la convergence relle entre l'analyse et le dve-II n'y a pas de sottes tudes.

    C'est Bernstein qui introduisit chezMarx l'opposition entre l'homme descience et le rvolutionnaire pour opposer ystmatiquement ce qu'il appelaitla science pure du socialisme marxiste et sa partie applique . Or,il est vident que, chez Marx, ces lments forment un tout indissoluble. Enfait, les sparer revenait mutiler toutle sens de son uvre. C'tait, en outre,ouvrir la porte aux spculations ultrieures sur le caractre plus ou moinsutopique de la science marxiste (ou socialisme scientifique, selon l'expressionde Marx lui-mme), sur l'ambigut decette doctrine, sur l'opposition entre lemarxisme de Marx, d'Engels et celui deses successeurs authentiques, te l Lnine.Enfin, c'tait tablir un choix parmi lesuvres de Marx et d'Engels, en vue d'encarter certaines.Parmi les ouvrages les plus gnants,on trouve au premier rang ce qu'onappelle les crits militaires qui reprsentent presque le quart de l'uvre deMarx et d'Engels. La chronique nousles prsente comme des travaux de caractre personnel et circonstantiel, autrement dit d'ouvrages qui n'ont pasun lien ncessaire avec tout le reste.S'il est vrai qu'Engels s'occupa particulirement de ces questions, il n'endemeure pas moins que Marx s'en proccupa plus que son ami certainsmoments (9) et trs souvent lui fournissait les directives sur la manired'en traiter et sur les conclusions entirer.(8 a) Dans une lettre au traducteur russe du Capital , Engels plaisante sur les travaux secondaires qu i l'empchent de mener sesuvres bonne (in : ... La masse des matriaux que je tiens non seulement de Russie, maisdes Etats-Unis, etc., me fournit un agrableprtexte pour continuer mes tudes, au lieu deleur donner leur conclusion pour le public. (10-4-1879).(9) Prenons titre d'illustration le tome 10(anne 1854) des uvres de Marx et d'Engels, o sont publis les crits militaires sur laguerre de Crime et la guerre civile en Espagne.Nous y trouvons 36 articles militaires de Marxcontre 19 d'Engels.

    loppement historique concret et lestudes fondamentales puisque Marx avaitl'intention d'incorporer les rsultats deses analyses sur la Russie et l'Amriquedans le troisime livre du Capital (8 a).

    Dans sa Prface aux Notes d'Engelssur la Guerre de 1870-1871, Bracke montre j que ces travaux avaient un buttout fait pratique et vident : Quandon l'appelait Gnral, ce n'tait passans quelque ide qu'un jour viendraito l'on ferait appel Engels pour diriger l'arme rvolutionnaire. Mais cen'est l qu'un but tout fait immdiatqui a certes son importance, puisqu'ilconvient que des hommes capables s'occupent d'affaires aussi dcisives quecelles des batailles rvolutionnaires ole sort des masses se joue parfois enquelques heures pour les dcennies suivantes (10).En fait, le secret des tudes militaires de Marx et d'Engels est ailleurs :elles sont la fois la conclusion de leursrecherches les plus thoriques et l'application pratique d'tudes de dtaildans une science et un art particuliers.En un mot, Marx et Engels y dterminaientquelle tait la constellation desforces issues du cours historique et desrapports conomiques et sociaux. Enconsquence, chaque phase historique,Marx et Engels ont tabli une sorte deparalllogramme des forces en dterminant'picentre du mouvement et envaluant les forces dans leurs rapportsrespectifs. C'est ainsi que, pendant plusde la moiti du sicle dernier, l'picentrevolutionnaire se trouvait en France,puis en Allemagne et enfin en Russie.Cette vision du marxisme se heurte toute sorte d'ides simplistes sur lalutte des classes. En effet, on comprendmal le rle des armes et des Etats dansles guerres et on les oppose commedes aberrations aux luttes de classes.Or, lorsque le marxisme substitue l'histoire des peuples et des Etats celledes classes, il n'limine pas d'un coup

    (10) Cf. les critiques adresses par Marx etngels la conduite des oprations militaires dea Commune de Paris qu i hsita passer l'attaque, ce qu i lu i fut fatal. Lnine a insistlui-mme pour que soient publies les lettreso l'on trouve ces dtails : Lettres de Marx Kugelmann , avec une prface de Lnine.

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    152 ROGER DANGEVILLEde pied les Etats et ne ferme pas lesyeux sur ce qui s'y passe. En effet, aprsavoir trouv leur explication dans lanotion de classe, il les analyse et lescomprend dans toute leur complexitrelle. Il montre ainsi que les classesissues des rapports conomiques commencent par s'organiser en parti politique, puis en Etats politiques, dont lesarmes sont des prolongements. L'histoire voit ainsi les classes se substituerles unes aux autres dans la directionpolitique et conomique de la socit,dans le temps aussi bien que dans l'espace.Ici encore il faut des recherches dedtail en quantit norme. En effet, larelation tablie par le marxisme entrela base conomique et la superstructurepolitique n'aurait jamais pu tre dter-L'picentre de la rvolution.

    C'est ainsi que le marxisme n'appliqueas seulement son observation auxpays capitalistes les plus dvelopps,mais aux dveloppements sociaux etproductifs quels qu'ils soient. A fortioriconsidre-t-il le systme capitaliste l'chelle mondiale. C'est ce qui expliquequ'il ne considre pas que la lutte desclasses soit automatiquement la plusvive tous moments dans le payscapitaliste o les classes sont les pluslabores, autrement di t que l'picentrede la rvolution se situe dans le payscapitaliste le plus dvelopp. En effet,ce serait oublier que les classes s'organisent en Etats et que la bourgeoisieest de toute vidence la plus forte lo le capitalisme est le plus dvelopp,comme en Angleterre au sicle dernieret aux Etals-Unis de nos jours.C'est dire que Marx et Engels on tattach la plus grande importance l'analyse des contradictions sociales l'chelle internationale et notamment audveloppement d'Etats nouveaux quientrent dans le mouvement historiqueet dsquilibrent l'ancien rapport desforces. C'est ainsi qu'au sicle dernier,en devenant des nations modernes, laFrance, puis l'Allemagne et enfin laRussie ont reprsent le point faible dusystme mondial de la domination capitaliste, comme de nos jours le mouvement 'est propag dans les pays ex-coloniaux qui symbolisent l'instabilit dusystme de domination capitaliste.Il est facile d'opposer Marx lui-mme en montrant qu'il soutenait ici ce

    mine sans une profonde observation etune vaste connaissance des faits dontl'conomie fournit la cl. De mme, iln'existerait pas de lois sur la gravitation niverselle confirme aujourd'hui e manire exprimentale par lesfuses et les satellites sans les minutieuses observations des mouvementsapparents des astres et les rgles etconcommittances que Kepler a traces partir d'eux. Qui plus est, une foisdgages les lois historiques et conomiques, le marxisme les applique denouveau la multiplicit des phnomnes sociaux qu'il lui importe au plushaut point de saisir dans toute leur profondeur et leur tendue.L'histoire humaine est trop importante pour qu'on l'aborde avec des prjugs et des -peu-prs.au'il condamnait l. En fait, le rapportes forces avait simplement volu.C'est ainsi que la bte noire de Marxet d'Engels a t, pendant la plus grandepartie du sicle dernier, la Russie, tandis qu'elle reprsenta finalement l'espoir de la rvolution. Ils ne se contredisent nullement, ni ne tournent leurveste, ils suivent simplement l'volutionhistorique.Ds la fin de la phase de systmatisationes Etats d'Europe occidentale etcentrale, symbolise par l'unit allemande scelle Versailles par Bismarcken 1871, Marx montre comment le mouvement historique va progresser imptueusement l'Est, et notamment enRussie partir de la situation historiqueacquise. Il crivit en consquence : Une guerre entre l'Allemagne et laRussie doit natre de la guerre de 1870aussi fatalement que la guerre de 1870est ne elle-mme de la guerre deI860 (10 a). Je dis fatalement, sauf lecas peu probable o une rvolution claterait auparavant en Russie. En dehorsde ce cas, la guerre entre l'Allemagneet la Russie peut d'ores et dj treconsidre comme un fait accompli. Siles Prussiens prennent l'Alsace-Lorraine,la France s'unira la Russie pour combattre l'Allemagne. (10h).

    (Ill ) On voit ici, le manire applique, quelleest la conception de l'histoire chez Marx. Pourcelui-ci, l'histoire n'est pas seulement la connaissance des faits, mais elle lui permet dedchiffrer les vnements venir.

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    MARX ET LA RUSSIE 15 3En janvier 1888, Engels prcise encorela nature de la guerre en perspectivedans une lettre Sorge r L'Allemagnelverait environ cinq millions d'hommessoit 10 9o de sa population, les autresde 4 5 %, et la Russie un peu moins.Il faudra voir comment ils seront nourris. es dvastations seront comparables celles de la guerre de Trente ans. Laguerre ne pourra tre termine rapidementmalgr les normes forces armes,car la France est protge par un systme de fortifications sa frontireNord-Est, et la dfense est admirablementien faite au Sud-Est et autour deParis. Cela durera donc longtemps et,de mme, la Russie ne pourra tre battue d'une traite. Si la guerre ne peuttre stoppe par des rvoltes internes etse trouve mene jusqu'au bout, l'Europeserait plus puise qu'elle ne le fut j

    amais au cours des deux derniers sicles.L'Amrique et son industrie aurait alorstriomph sur toute la ligne, et il n'yaurait qu'une seule alternative : retour une agriculture pour la consommationirecte, car les crales amricainesmpcheraient d'autres formes deculture, ou bien la rvolution sociale. Nous pourrions citer des dizaines depassages sur la guerre et la rvolutionen Russie. Citons simplement la Prfacerusse du Manifeste communiste de1882 : Si la rvolution russe donne lesignal d'une rvolution proltarienne enOccident, et si toutes les deux fusionnent, l'actuelle proprit collective deRussie pourra servir de point de dpart une volution communiste. En 1924, une fois le prologue russeralis, Staline lui-mme ne disait riend'autre dans son style si particulier :Cependant Lnine ne craignit pas decourir ce risque (d'une rvolution dansun pays arrir). Il savait, il voyait d'unAllemagne et Russie.Notre intention n'est nullement demonter en pingle les mrites ingalables de Marx et d'Engels, mais bienplutt de relier leur action avec desralits sociales profondes et fondamen-

    oeil lucide que l'insurrection tait invitable; que l'insurrection triompherait;que l'insurrection en Russie prpareraitla fin de la guerre imprialiste; quel'insurrection en Russie mettrait enbranle les masses puises des paysd'Occident (11).Si l'on a oubli aujourd'hui que larvolution russe et europenne avait tprvue quarante ans au moins l'avancepar Marx et Engels dont Lnine fut lefidle continuateur, c'est que la rvolution n'a triomph que dans un seulpays et que Staline en a fait la thoriedu socialisme dans un seul pays, thorisant ainsi la dfaite du proltariatinternational battu l'extrieur de laRussie. Bref, c'est que la vague rvolutionnaire prvue par Marx et Engelsa t brise par la contre-rvolutionarme, lorsque, de Russie, elle tenta de

    gagner l'Europe centrale et d'accomplira seconde phase de la prvision 12).Aujourd'hui, o tout le monde est suspendu aux informations et l'actualit,en disposant des instruments de diffusion les plus perfectionns, mais selaisse toujours surprendre par ce quiarrive, on ne peut admettre, bien entendu, qu'il soit possible de prvoir, desdcennies l'avance, les vnementsmajeurs de la socit. C'est pourquoinous consacrerons une ample partie decet article expliquer comment Marxet Engels ont fait pour prvoir le coursultrieur de l'histoire. Il se trouve que,ce faisant, nous restons dans le sujetassign : la prparation de la rvolutionrusse. Nous verrons que pour mener bien cette tche, il n'tait pas ncessaireque Marx et Engels fussent des surhommes : il leur fallut simplement fairepreuve d'esprit de suite en allant aufond des choses, bref en tant des rvolutionnaires consquents et radicaux.

    (10 b) Marx a fourni le texte du Manifeste enfaveur de la paix et contre l'annexion, du Comitexcutif du Parti ouvrier dmocrate-socialisted'o est extrait ce passage. Ce manifeste valut ses signataires les dirigeants socialistesallemands d'tre incarcrs par Bismarck. Cf.Marx, Engels, Werke, 17 , p. 269.

    (11) J, Staline, Pravda du 12-2-1924.(12) Diffrents auteurs se sont donns du malpour recenser les erreurs de prvision de Marxet d'Engels. Tout d'abord, ils ont embrouill lesprvisions successives qu'ils ont mises en contradiction. Ensuite, ils ont al'iirm a posteriorique Marx s'est tromp; par exemple parce quela rvolution a bien clat en Russie, mais n'apas triomph en Europe occidentale. Or Marxa prvu qu'elle y claterait et non qu'elle ytriompherait. De nos jours, a posteriori, certainsdisent donc que Marx s'est tromp parce quela rvolution y fut battue et ne s est donc pas...ralise Ml

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    154 ROGER DANGEVILLEtales. Il est vident ainsi qu'en rappelant'intrt majeur que portaient Marxet Engels la rvolution russe, nousrappelons simplement que c'tait l uneproccupation du proltariat de tous lespays qu' cette poque ils reprsentaientdirectement. Ce n'est qu'en nous rfrant des faits historiques trs vastesque nous pourrons donc comprendre dequelle nature relle tait le lien entrela rvolution russe et l'action de Marxet d'Engels, expression du proltariatinternational. Il nous faut donc entranere lecteur dans des vnements historiques immenses qui seuls peuventexpliquer objectivement leur gnie. Or ,c'est l'Allemagne qui nous fournira cettecl.Le marxisme lui-mme s'est dfinicomme la synthse des enseignementstirs de la lutte du proltariat sur leplan conomique en Angleterre, sur leplan politique en France et sur le planthorique en Allemagne (13). Ce dernierapport peut paratre mince par rapportaux deux prcdents, car ce n'est qu'unlment intellectuel, un fait de conscience. Mais au fond, c'est la contribution dcisive du marxisme lui-mme la lutte des classes.

    Il est vident que le proltariat engagen dernier dans la bataille et bnficiant de la maturit des deux prcdents pouvait mieux que tout autrethoriser l'action du pass en vue dufutur. Le proltariat franais qui avaitmen tant de luttes glorieuses sur leterrain, tait trop engag dans ses propres conditions de lutte pour lever savue la hauteur de toute l'histoire etde toutes les nations. C'est en Allemagnealors attarde que les conditions existantes donnaient une vision universelleau proltariat. En effet, les rapportsdvelopps et arrirs s'entremlaientdans ce pays, tout comme les modes deproduction les plus varis se superposaient our craser les niasses jusque(13) Cf. Engels, The Sew Moral World, n 19 ,4-11-1843 : ... La doctrine du communisme aune origine diffrente dans les trois pays : LesAnglais parvinrent ce rsultat d'une manirepratique (conomique) la suite de l'accroissementapide de la misre, de la dmoralisationet du pauprisme dans leur pays; les Franaisde manire politique du fait qu'ils exigrentd'abord la libert et l'galit politiques et, lorsqu'ils trouvrent cela insuffisant, ils ajoutrent ces revendications politiques la revendication de la libert et de l'galit sociales; lesAllemands devinrent communistes par la philosophie en tirant les conclusions partir des premiers principes. (Werke, 1, p. 480-481).

    dans leur vie la plus quotidienne. Iltait normal qu' cette universalit deconditions matrielles correspondt unevision universelle de l'histoire.L'histoire de l'Allemagne en effet,tait relie la fois celle des paysdvelopps l'Angleterre et la Francemais aussi celle de pays arrirscomme la Russie, car son dveloppementvait t en outre gravementaffect par l'action de l'imprialismetranger pour utiliser le terme classique. Marx tait donc prpar treattentif l'action de la contre-rvolution,ncarne alors par l'autocratie tsa-riste.L'analogie entre l'Allemagne d'alors etla Russie tait si grande que, dans le Manifeste communiste (1848) Marxprvit que la prochaine rvolution serait le prlude immdiat en Allemagne une revolution proltarienne. En effet,l'histoire allemande lui avait montrque la socit bourgeoise y subissait unedfaite avant mme d'avoir ft victoire et y dveloppait les obstacles son rgne avant mme d'avoir surmontes obstacles du fodalisme (14). Enfin, l'histoire de l'Allemagne est la pluspropre suggrer qu'il existe des loisdu dveloppement social, tant cette histoire suit un cours inflexible. Pourcomprendre l'histoire mme de la Russie, il nous semble ncessaire d'voquerrapidement celle de l'Allemagne, car,comme nous le verrons, son histoire at une sorte de rptition gnrale pourla Russie, ou, en d autres ternies, la Russie vrifi mutatis mutandis les loisdu dveloppement historique dgagesen Allemagne. C'est dire qu'il tait possible en Allemagne de prvoir le dveloppement ultrieur de la Russie (15).

    (14) Cf. la Critique de la philosophie duroit de Hegel (Introduction).(15) Les textes tablissant la corrlation entrel'exprience historique et rvolutionnaire del'Allemagne et la rvolution russe sont rassembls ans les trois volumes d'environ 2 500pages du recueil sur l'histoire de l'Allemagne(Marx-Engels-Lenin-Stalin : Zur deutschen Ges-chichte, Berlin 1935). On voit notamment comment Lnine a utilis l'exprience allemande(portant sur l'Allemagne aussi bien que sur laRussie) pour la prparation de la Rvolutiond'Octobre.Nous avons utilis telle quelle l'interprtationde l'histoire de l'Allemagne et de la Russiedonne par Marx. Comme on le voit, cette conception diffre de celle qui est traditionnellementonne par les historiens offlciels qu i nepeuvent s'empcher d'utiliser l'histoire pour exalter es vertus nationales ou flatter la vanit deleurs concitoyens. L'histoire n'a rien voir avecces justifications ni ces travestissements complaisants de la ralit sociale.

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    MARX ET LA RUSSIE 155Marx voit que le retard historique del'Allemagne par rapport la France et l'Angleterre par exemple est d essentiellement aux faiblesses de son dveloppement national. Il voit le dbut decette carence dans le Trait de 843 quiintroduisit en Allemagne la fatale idedu Saint Empire romain germanique,remis l'ordre du jour par les Empereurs Ottons, dont la tche aurait dconsister bien plutt dans la centralisatione l'Allemagne qui ne formait pasun complexe national puisqu'elle dtenait des terres franaises et slaves etconsidrait l'Italie comme lui appartenantt voyait son centre dans Rome.Les Hohenstaufen poursuivirent cettepolitique plus trangre et expansionnisteu'allemande , lorsqu'ils pillrentles villes italiennes.En raison du morcellement provincialet de l'absence prolonge d'invasionstrangres menaant le cur de l'Allemagne, le besoin d'unit nationale sefit moins sentir de 1500 1648 en Allemagne qu'en France (qui dut se dfendre ontre les Anglais) qu'en Espagne(qui venait tout juste d'tre reconquisesur les Maures) qu'en Russie (qui venaitde chasser les Tartares du pays). La dcomposition du fodalisme et l'closiondes villes eurent un effet dcentralisateurupplmentaire.En se fondant sur ces faits, Engelspouvait expliquer en 1862, au moment ola question de l'unit nationale se posaiten Europe centrale, que l'Allemagneavait un intrt vital l'unit italienne,car l'unit de ces deux nations auraitpu se raliser si les Allemands n'avaientpas gaspill leurs forces dans les expditions italiennes (comme l'Autrichecontinuait de le faire en plein xix'- sicle).A cause de ces faits politiques, la rvolution bourgeoise ne put se faire en

    Allemagne au moment o les conditionsconomiques l'eussent permis. Fin effet,les intrts conomiques des classestaient par trop divergents et carte-laient la bourgeoisie au lieu de la renforcer : les seigneurs pillaient les villeset opprimaient la paysannerie, tandis queles villes pillaient les paysans. La rvolution bourgeoise tente au moment dela Rforme choua donc : les routes lucommerce mondial cessrent de passerpar l'Allemagne mise ainsi l'cart. Celaeut pour effet de briser la force de labourgeoisie allemande.

    On voit clairement apparatre ici lelien entre le dveloppement conomiqueet les rapports politiques, et l'histoire ysuit un cours d'une rigueur implacable.La rvolution manque profita aux payspriphriques et affaiblit encore l'Allemagne : la Hollande, seule partie de laHanse qui conservt son importancecommerciale, se dtacha de l'Allemagne,1)rivant celle-ci de l'embouchure duihin. La dsagrgation du territoire allemand tait amorce. A la frontire duNord, le soin fut confi aux Danois deprotger l'Allemagne contre les Danois(Slesvig-Holstein), tandis qu' la frontire Sud, le garde-frontire suisse, dpourvu de fonctions, s'arracha l'Allemagne.La Rforme manque eut encore uneautre consquence idologique (politique) le Nord devint protestant, le Sudcatholique pour l'essentiel (le Sud-Ouesttant fortement mlang, et le Sud-Estexclusivement catholique) ; c'tait le dbu t de la coupure entre le Nord et leSud, entre la Petite Allemagne et l'Autriche. (En France, les Huguenots furentcrass par le pouvoir centralisateur dela monarchie absolue). La dsagrgationse poursuivit au cur mme de l'Allemagne et s'organisa mme : des boutsd'Etat comme l'Autriche et le Brandebourg Prusse) finirent par se partagerl'Allemagne. Ils concentraient en euxtoutes les faiblesses historiques de la nation allemande : ils n'taient ni l'un nil'autre allemand, mais des colonies bavaroise et saxonne en territoire slave etils s'emparrent du pouvoir tatique enAllemagne en s'appuyant sur des possessions trangres, non allemandes : l'Autriche en s'appuyant sur la Hongrie etla Bohme, le Brandebourg en s'appuyant "sur la Prusse et la Russie. Le symbole deces hrsies nationales fut le partage dela Pologne. Marx et Engels ne manqurentamais d'affirmer que le rtablissemente la Pologne tait la condition del'unit allemande elle-mme.Prive de ses Etats priphriques oudomins par eux, l'Allemagne devintensuite la proie des autres Etats europens (Sude, France, Angleterre, Russie, etc.), une sorte de Chine europenne.Les Franais intervinrent les premiersen s'alliarit aux princes protestants qu'ilsachetrent comme mercenaires. Le pointculminant en fut la guerre de Trenteans, o la Sude et la France se partagrent le pays et garantirent la souverainet des princes allemands (Trait de

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    15 6 ROGER DANGEVILLEWestphalie). La Sude fit mme partiede l'Empire allemand. A chaque guerre,l'Empereur allemand trouva ainsi desprinces allemands dans le camp ennemi, e sorte que chaque guerre se transformait en guerre intestine ou civile.C'est pourquoi, renonant se renforcerl'intrieur, il porta tous ses effortsvers la priphrie, l'Autriche.Ds lors, toutes les guerres devinrentdes guerres de concurrence entre l'Autriche et la Prusse. Cette dernire fitentrer en scne une autre puissancetrangre : la Russie. Dj Pierre leGrand chercha prendre pied dans cetteAllemagne que la France exploitait siavantageusement et que la Sude taittrop faible pour exploiter fond. Ilcommena donc par briser la Sude pouressayer, mais en vain, d'acqurir de laterre allemande et devenir prince allemand. Il chercha ensuite s'apparenteravec des princes allemands et exploitasystmatiquement les dissensions internes e l'Allemagne au moyen de sa diplomatie. Dans sa chair, l'Allemagnesut ainsi que l'exploitation des classesse complte par celles des Etats .L'Empereur allemand eut bientt, l'intrieur, un rival presque aussi puissant que lui, grce l'assistance de laFrance, puis de la Russie. En effet, plusla Prusse mergeait de l'Allemagne, pluselle devenait vassalle de la Russie. Dansce fait historique Marx vit qu'il taitpossible au fodalisme, compensant safaiblesse qualitative par la quantit desa masse, de tenir en chec les forcesprogressives la frontire de l'Europedveloppe d'alors. Jusqu'en 1870, Marxdevait craindre ainsi que le capitalismeencore faible soit ou bien renvers parun retour triomphal du fodalisme, oubien arrt ou frein dans sa progression. 'est dans l'autocratie russe queMarx voyait cette force rtrograde, capable de faire tourner en arrire laroue de l'histoire. L'Allemagne taitainsi soumise aux coups de la contre-rvolution fodale, alors que l'Angleterreet la France en furent pour ainsi direpargnes. L'histoire de l'Allemagnemontrait ainsi que les forces politiquespouvaient influer sur le dveloppementconomique et social non seulement demanire rvolutionnaire en faisant avancer 'histoire, mais encore de manirecontre-rvolutionnaire en annulant leprogrs ou en l'empchant.

    Au moment o en France, en

    terre, etc. l'Etat encourageait les manufactures, l'Etat allemand tait ruinet l'Allemagne vit s'installer un rgimepatriarcal et petit-bourgeois. Elle taitpurement passive sur le march mondial en voie de dveloppement rapide.Les douanes intrieures empchrentmme la circulation fluviale, et le libre-change impos de l'extrieur ne faisait qu'augmenter le morcellement territorial. Alors que les petits Etats foisonnaient l'intrieur, la Prusse etl'Autriche, l'Est et au Sud, cherchaientavidement conqurir des territoiresqui n'avaient pas d'intrt pour l'Allemagne mais seulement pour la Prusseet l'Autriche.Marx di t lapidairement qu' la veillede la Rforme, l'Allemagne officielleavait t l'esclave inconditionnelle deRome, tandis qu' la veille de la rvolution moderne elle est l'esclave inconditionnelle de moins que Rome, dela Prusse et de l'Autriche. Il tait clairque la bourgeoisie allemande ne seraitpas rvolutionnaire, comme le dmontrait on alliance avec des Etats priphriques mi-fodaux et mi-bourgeois(Prusse et Autriche, allis de la Russiefodale et ractionnaire). // suffisait,pour le savoir, de connatre l'histoire.La bourgeoisie allemande devait doncncessairement s'appuyer sur une forceextrieure, l'tranger ou Bismarck. Larvolution franaise tenta de la tirerd'embarras. Selon l'expression de Marx,Napolon Ier devint ainsi le pre de labourgeoisie allemande. Il russit mettre sur pied l'Ouest la FdrationRhnane o afflurent les bourgeois allemands et balayer les petits Etats, maisil ne vint bout ni de la Prusse ni del'Autriche, car il fut battu en Russie.La Sainte-Alliance de 1815 laissa l'Allemagne en piteux tat : elle avait manqu sa rvolution. La France futrestaure bourgeoisement, l'Angleterrefaisait plus d'affaires que jamais, et laRussie devint l'arbitre de l'Europe.De cette simple constellation de forces Marx put dduire quelle serait lanature de la rvolution de 1848, aprsla rptition de 1830 : l'Angleterre s'allierait avec la Russie pour empcher

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    MARX ET LA RUSSIE 15 7ment allemand sera annonc par le chantde ralliement du coq gaulois (16). Faut-il s'tonner si aprs 1870, lorsque l'unit allemande sera enfin ralise

    et la socit bourgeoise consolide aucentre de l'Europe, le mouvement gagnela Russie qui devient ds lors la pointedu mouvement rvolutionnaire.1848, la Russie et l'Angleterre.

    Le proltariat parisien qui donna leignal de la rvolution europenne de1848 et se tint l'avant-garde socialede la lutte, ne pouvait dominer l'ensemble de la crise rvolutionnaire,comme c'tait possible en Allemagne. Eneffet, Paris, le proltariat se heurtaitdirectement l'Etat bourgeois et sesdfenseurs, arme, bourgeois et petits-bourgeois, alors que le proltariat allemand eu t faire, outre l'ennemi intrieur, aux forces organises l'chelleinternationale, l'Angleterre et la Russie.Dans la Nouvelle Gazette Rhnane dirige par Marx, Engels dnona dansl'ordre les ennemis de la rvolution : LaPrusse, l'Angleterre et la Russie sont lestrois puissances que la rvolution allemande et sa premire consquence l'unitllemande ont le plus craindre : laPrusse, parce que l'unit ralise, ellecesse d'exister; l'Angleterre, parcequ'alors le march allemand est soustrait son exploitation; la Russie, parce quela dmocratie avancera non seulementjusqu' la Vistule, mais encore jusqu'la Duna et au Dniepr (17).Ds le dbut de la crise rvolutionnaire,a Russie en appela aux accordsde 1815 de la Sainte-Alliance o elles'tait engage perptuer le statu quoen Allemagne la division en 36 petitsEtats et s'leva contre les tentativesd'unit prne par Marx et Engels.Nesselrode (18) prtextait qu'une Allemagne unie s'engagerait invitablementdans une guerre avec ses voisins.Dj, pour prvenir l'extension de larvolution europenne en Pologne, lesarmes du tsar rprimrent avec nergiela tentative de soulvement effectuedans la partie prussienne de la Pologne.L'absolutisme russe intervint ensuiteouvertement dans la question du Slesvig-Holstein (19).

    Marx avait considr que la rcupration de cette province allemande, dtenue par le Danemark tait le dbut dela guerre rvolutionnaire de l'Allemagne (20) Mais ce fut la Prusse qui lamena la place d'une Allemagne rvolutionnaire et unie et ne lit qu'un simulacre de guerre sous la pression russe.En revanche, la Prusse intervint avecduret en Pologne, en Bohme, en Italieet mme en Hongrie.Il tait clair que l'ennemi intrieur de

    la rvolution allemande la Prusseavait partie lie avec les ennemis extrieurs russe et anglais. Mais, cette situation tait en train d'voluer : la Prussetait partage entre ses devoirs de raliser 'unit l'intrieur et ses engagementscontre-rvolutionnaires en Europecentrale. Certes, Marx dnona les Allemands qui servaient le tsar en Russie etles troupes de mercenaires hanovriensavec lesquels Wellington avait tenu enchec les chartistes en Angleterre au dbu t de la rvolution de 1848. Mais, ilprcisait que les forces contre-rvolutionnairesssentielles taient anglaiseset russes : On a toujours dit jusqu'icique les Allemands taient les hommes demain du despotisme. Nous sommes lesderniers nier le rle infme des Allemands dans les guerres honteuses menes contre la rvolution franaise de1792 1815, dans l'oppression de l'Italiedepuis 1815 et de la Pologne depuis1772. Mais, nous posons la question :Qui a utilis ses mercenaires? l'Angleterret la Russie (21).

    (16) Cf. La critique de la philosophie deHegel (Introduction).(17) Nouvelle Gazette Rhnane, 10-9-1848.(18) Cf. compte rendu de Nesselrode au tsar,le 20-11-1850.(19) En tudiant en juin 1853 la questiond'Orient, Marx se proposa d'crire comment la

    Russie tait intervenue dans cette province allemande. Les cahiers de Marx bauchant cettequestion restent indits. >(20) Cette guerre devait aboutir au heurt avecla Russie tsariste : Seule la guerre avec laRussie est une guerre de l'Allemagne rvolutionnaire,ne guerre o elle rachtera les fautesdu pass, ou elle se virilisera, o elle pourravaincre ses propres autocrates, o, comme il estde rgle lorsqu'un peuple brise les chanes d'unelche et longue servitude, il paie la propagatione la civilisation par le sacrifice de sesfils et se rend libre l'intrieur en se librantvers l'extrieur. (Marx, La Nouvelle GazetteRhnane, 12-7-1848.)(21) Marx, La Nouvelle Gazette Rhnane, 2-7-1848.

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    15 ROGER DA NGEVILLEIl ne faut pas voir ici une ractiond'amour-propre national de Marx etd'Engels, mais au contraire une remarque trictement objective : la Prussecontre-rvolutionnaire, saisie par le mouvement historique, vacillait, hsitait,

    avant de devenir l'instrument de la rvolution allemande avec Bismarckcette sorte de Napolon prussien enralisant l'unit allemande, point de dpart de structures sociales et productives odernes.Cette exprience historique allemandedevait inspirer Engels lorsque le mouvement historique gagna l'Europe orientale ers la fin du sicle, car il n'hsitapas un seul instant admettre que l'infme gendarme de la contre-rvolution

    internationale la Russie sortiraitde sa stagnation millnaire pour se placer l'avant-garde de la rvolution proltarienne. Ce serait l'Europe alors quitenterait d'teindre l'incendie rvolutionnaireusse : C'est pourquoi, le jour ola principale forteresse de l'ennemi passeentre les mains de la rvolution, les gouvernements ractionnaires d'Europe perdront tout sentiment de confiance et descurit : ils seront alors tout seuls etne disposeront plus que de leurs propresforces. Ds lors, tout sera diffrent.Peut-tre seront-ils amens faire entrerleurs armes en Russie pour rtablirl'autorit du tsar : quelle ironie de l'histoire (22).L'histoire de la Russie.

    Pour prvoir ia rvolution russe, Marxuivit donc la dmarche suivante : Toutd'abord, il acquit une connaissance profonde de l'histoire de l'Allemagne quis'identifie dans ses grandes lignes cellede toute l'FIurope et notamment de laRussie, et en tira les normes pour larvolution moderne dans les pays attards.Marx put exprimenter lui-mme en1848 en Allemagne les lois de cette rvolution; aprs quoi, il fut en mesured'en prvoir l'application aux pays del'Europe orientale o devait ncessairemente drouler l'acte suivant dudrame.Mais, pour viter tout schmatismeabstrait, Marx dut recourir une documentation immense sur les conditionsconomiques et sociales relles de laRussie afin de vrifier en quoi ellestaient analogues celles de l'Allemagneet en quoi elles taient spcifiques. Marxs'attela donc tout d'abord l'tude dela question d'Orient, ce pont aux nesde la diplomatie europenne de toutecette priode, puis l'histoire diplomatiquee la Russie (23), pour passer enfin l'tude de son dveloppementconomique (lorsqu'elle commena sortir de sa stagnation conomique).

    (22) Engels, La politique extrieure du tsarisme russe, publi en allemand dans l'organeofficiel du parti Neue Zeit, en 1890.(23) Marx traita souvent de la questiond'Orient dans les articles de la New York Tribune. Pour les rdiger il lut un nombre considrable d'ouvrages qu'il annota et commentadans ses cahiers d'tudes des annes 1853. Lescahiers d'tude de Marx ne sont pas publis ce jour.

    Lnine lui-mme nous indique quellefut la diffrence essentielle entre la Russie de 1917 et l'Allemagne de 1848 : Pour ne pas tomber dans l'erreur d'unreport mcanique du modle allemandau demeurant si juste et si prcieux, ilfaut avoir clairement en vue que le dveloppement allemand exigeait le rglement de la question nationale et l'unitde la nation, tandis qu'en Russie l'essentiel est la question agraire (c'est--dire paysanne). Tel est, pour nous lefondement purement thorique de la diffrence dans l'application du marxismedans l'Allemagne des annes 1848 1868et dans la Russie des annes 1906 19?? (24). Si la question agraire se pose avecacuit en Russie, c'est, nous dit Marxdans le livre II du Capital, en raison des conditions climatiques et gophysiques qui y rgnent et qui immobilisenta plus grande partie des activits.En effet, plus le climat est dfavorable,plus la priode de travail agricole et,en consequence, la dpense de capitalet de travail, se resserrent en une courtepriode d'activit, et donc de rendement,par an. Ainsi, dans les rgions du Nordde la Russie, le travail des champs n'estpossible que de 130 15 0 jours par an.Si les 85 Vc de la population russe queconstituent les paysans restaient sansoccupation pendant les 6 ou 8 mois d'hiver o tout travail agricole est arrt,leur capacit de production serait catas-(2 0 Lnine I.I. Skxvorzoxv-Stepanov, 1909, in Marx-Engcls-Lenin-Stalin , Zur deutschenGeschichte.

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    MARX ET LA RUSSIE 15 9trophiquement basse. Marx note en consquence qu'il a fallu trouver du travail la campagne pour les paysans inactifspendant les trois quarts de l'anne. Outre les 200 000 paysans qui travaillentdans les 10 500 fabriques de la Russie,l'industrie domicile s'est dveloppedans tous les villages. C'est ainsi que,dans certains villages, tous les paysanssont, depuis des gnrations, tisserands,tanneurs, cordonniers, serruriers, couteliers, etc.On voit ainsi comment l'cart entre lapriode de production (l'anne dansl'agriculture) et la priode de travail (4 6 mois en Russie) forme la base naturelle de la combinaison de l'agricultureet de l'artisanat rural, domestique etaccessoire. Autrement dit, un mode deproduction trs stable et traditionnel ol'agriculture prdomine. En effet, celle-ci a besoin d'un nombre de bras d'autant plus considrable que la saison detravail est courte, et qu'il faut rassemblereaucoup de travailleurs pour fairele travail indispensable en un temps trscourt, c'est--dire les employer collectivement. C'est pourquoi la forme d'appropriation communautaire y est particulirement vivace et tenace, d'autant quel'agriculture y est troitement lie l'artisanat.Marx n'exclut pas un passage au capitalisme par la voie classique en Russie, mais il constate que la phase difficile est celle de l'accumulation primitive, ar le temps de travail tant courtdans l'agriculture, le surproduit accu-mulable y est minime, et l'industrie ca-ftitaliste doit y supplanter l'artisanat so-idement ancr dans les murs et l'chelle nationale.Ce sont ces considrations conomiques,utre les vnements historiques etpolitiques, qui expliquent la longuestagnation de la Russie dans la phaseprcapitaliste, et donc son retard social vis--vis de l'Europe occidentalejusqu'en 1917.

    En passant de l'analyse conomique l'histoire politique de la Russie, Marxrelve aussitt le fait dominant l'histoirerusse de l'poque tsariste : la contre-rvolution ou la rgression sociale. Eneffet, jusqu' l'invasion tartare, la Russie artageait le sort de l'Europe mdivale,mais elle rgressa ensuite vers uneforme semi-asiatique centralise. Il semble que cette rgression soit due troiscauses essentielles : lu les conditions

    physiques et climatiques de la Russie;2 la nature centrifuge de la premirepriode du fodalisme et le fait qu'il selimitait une zone rduite et coexistaiten Europe orientale avec d'autres modesde production, ce qui laissait, sa limite, une zone fluctuante; 3 les interfrences politiques et historiques, invasions, guerres, etc.Ainsi que le reste de l'Europe, la Russie fut submerge par l'invasion desbarbares germains. Comme l'Empire deCharlemagne prcde la formation de laFrance, de l'Allemagne et de l'Italie,l'Empire des Rurics (Normands venusde Sude au ix* sicle) prcde la formation de la Pologne des pays baltes,de la Russie et de la Moscovie (les Slavesexercrent une influence au travers dela rpublique urbaine de Novgorod).Toutes les institutions y taient alorscomparables celles des monarchies fodales du reste de l'Europe.Cependant, la suite du dplacementvers le sud de la route du commercemondial, reliant la Scandinavie Constantinople, et la suite de l'invasiontartare, les traditions de l'Etat normandde Kiev furent dtruites. Des territoiresentiers furent transforms en steppesdsoles d'aprs le mme principe conomique que celui qui dpeupla les hauts-plateaux d'Ecosse et la Campagne romaine : l'limination des hommes par lesmoutons et la transformation en pturages de terres jadis cultives et peuples. Marx nous dit que les Tartares agirent conformment leur mode de production pastoral qui exige d'immenseszones herbeuses. Cependant, ils nedtruisirent pas les principauts qu'ilstrouvrent devant eux, mais les assujettirent leur domination.La principaut de Moscovie finit parmerger de toutes les autres et se substitua, partir de 1328, la dominationtartare dont elle garda les caractristiques.lle limina les derniers vestigesdes formes politiques et sociales d'an-tan (rpublique de Novgorod, etc.). C'estIvan III qui symbolisa le triomphe dfinitif de la principaut de Moscovie, oMarx trouve tous les lments fondamentauxe la politique tsariste du xix' sicle : la Russie tait devenue un Etatcentralis semi-asiatique.Marx remarque que tous les historienseuropens furent surpris de l'apparitionsoudaine, aux portes de l'Europe, d'unEtat aussi puissant et immense. Outrequ'ils ne surent jamais relier l'existence

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    i6o ROGER DANGEVILLEde la puissance russe aux conditionsmatrielles de cet immense pays, ils nepurent s'expliquer les raisons politiquesde cet Etat puissamment centralis.D'o leur frayeur irraisonne ou leuradmiration dmesure pour la Russietsariste.

    A propos d'Ivan III qui rvla aumonde l'existence de la Moscovie, coince usque-l entre la Pologne, la Lithua-nie et la Tartarie qu'il vainquit enmme temps que la rpublique de Novgorod, Marx crit : Ivan ne libra pasMoscou du joug tartare par un coup demain audacieux, mais par une actiontenace s'tendant sur plus de vingt annes. Il ne brisa pas ce joug, mais s'endpouilla subrepticement : plutt quel'uvre d'un homme, il semble que cesoit celle de la nature (25).La diplomatie russe, nous di t Engels,disposait pour tous ses exploits contre-rvolutionnaires, d'une base matrielletrs concrte. Le territoire est immenseet peupl d'une race particulirementhomogne, ce qui permet une grandeunit nationale centralise. La population, uoique clairseme, augmente rgu lirement . Autrement dit, le pouvoirs'accroissait mesure que le tempss'coulait. Le pays lui-mme, tourn d'unseul ct vers l'Europe l'Ouestne pouvait tre attaqu que de ce ct;dpourvu de centres, dont la conquteaurait pu lui imposer la paix, il chappait resque totalement une occupationnnemie, grce l'absence de routes, l'tendue des espaces et la pauvretdes ressources. Bref, c'tait une positionde force inattaquable pouvant tre facilement exploite et d'o l'on pouvaitentreprendre en Europe tout ce qu'onvoulait, impunment, sans craindre, contrairement tout autre gouvernement,de s'attirer des guerres sans fin.Invulnrable dans la dfense, la Russie 'en est pas moins faible dans l'attaque. La diplomatie russe a fort biensaisi cette faiblesse : c'est pourquoi ellea toujours cherch viter, autant quepossible, la guerre l'extrieur, ne l'acceptant qu'en tout dernier recours. Elleprfrerait donc exploiter ses fins lesintrts et les convoitises antagoniquesdes autres Etats, en les excitant les unscontre les autres. C'est seulement auxennemis vraiment faibles tels que laSude, la Turquie, la Pologne, la Perse(25) Cf. Marx, Secret diplomatie History.

    que le tsarisme fit la guerre pour sonpropre compte.C'est Pierre le Grand qui russit abstraire le pouvoir des conditions purement locales et contingentes, en gnralisant l'administration politique toutl'Empire, puis en transformant la Moscovie de puissance purement continentalen un Empire confinant la mer.Il occupa d'abord les bouches de la Neva, dbouch naturel des produits de laRussie du Nord aux mains des Sudois;puis celles du Don, du Dniepr et duBoug ainsi que le dtroit de Kertch auxmains des Tartares pillards et nomades.Pierre le Grand ne visait pas seulement les pays baltes, mais la suprmatiede la Russie sur les Etats nordiques voisins, en tablissant un contact direct etconstant avec toutes les autres puissancesmaritimes d'Europe, qui dpendaient dela Russie pour l'quipement de leurs navires. Marx estime qu'en s'emparant despays baltes, la Russie s'empara desmoyens de raliser sa politique expansionniste, car ces provinces lui fournirent les diplomates, les administrateurset les gnraux indispensables. Alors quepour s'agrandir les khans avaient tarta-ris la Moscovie, Pierre le Grand dut laciviliser; bref, il agit, par l'intermdiairede l'Occident, sur l'Occident.Dsormais et jusqu' la chute dutsarisme en fvrier 1917 la Russieallait utiliser tous les moyens en sonpouvoir pour arrter la marche de l'histoire dans le monde civilis d'alors,autrement dit, pour jouer le rle de gendarme de la contre-rvolution, et si possible faire triompher la raction, c'est--dire dtruire la socit bourgeoise l oelle venait peine de se dvelopper pourla ramener au fodalisme.Mais, il se trouve que, dans cette action rtrograde, la Russie pouvait compterur le pays le plus avanc de l'poque l'Angleterre. En tant que nationbourgeoise, celle-ci avait intrt cequ'aucun autre pays ne progresse versle capitalisme, c'est--dire ne se metteen mesure de la concurrencer et de luienlever une partie de ses marchs extrieurs. Plus tard, la bourgeoisie anglaisele despote du march mondial devait ncessairement renforcer encorecette alliance, ds lors que le proltariatvolutionnaire la menaait jusquedans la mtropole. Ainsi l'action de laRussie se conjugua troitement celledu capitalisme anglais : elle ne s'expliqueu'en fonction des rapports internationaux.

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    MARX ET LA RUSSIE 161Marx s'est donn beaucoup de peinepour trouver le point de jonction initialentre le despotisme tsariste et l'imprial ismenglais. Il l'a trouv dans Peuro-pisation de la Moscovie : Nous constatons que la Moscovie n'a pu devenir laRussie qu'en se transformant de puissance continentale moiti asiatique enpuissance maritime prpondrante dansla Baltique. Ce simple fait ne nous con-firme-t-il pas dans notre conclusion quel'Angleterre, la plus grande puissancemaritime de l'poque qui, de plus, setrouvait l'entre de la mer du Nordet de la Baltique, a t pour quelquechose dans cet important changement (26).La Russie aida l'Angleterre devenirle premier pays bourgeois du monde :dans sa lutte contre la Sude, l'Angle

    terre it pencher la balance en faveurde la Russie, et celle-ci favorisa l'Angleterreour supplanter la Hollande commeEremier pays industriel du monde, siicn que le capitalisme moderne, au lieude prendre pied sur le continent

    pen, o sa propagation et t rapide,fut relgu sur une le.Le mme fil relie cette collusion initiale celle qui se poursuivit contre lespays avancs, la France, l'Allemagne, lePortugal, l'Italie, la Hongrie, etc. au moment de la rvolution de 1789, de 1830,de 1848, etc., sans compter contre laPologne, la Turquie, la Perse, etc. Dansles pays avancs, c'tait surtout l'Angleterre ui en profitait directement, tandis qu'en Europe orientale ou centrale,en Orient et en Asie, c'tait la Russiequi tendait son hgmonie.Ces analyses de Marx qui restent sousle boisseau, ne portent-elles pas sur l'imprialisme capitaliste, dont elles suiventpas pas la gense et dont la nature etles moyens n'ont pas chang de nosjours : l'imprialisme amricain qui est prsent le plus avanc s'allie mmeaux forces les plus rtrogrades qui ontrussi subsister en Asie, en Afrique,en Amrique du Sud, ete.: propritairesfonciers fodaux, chefs de tribus, esclavagistes de tous poils.

    Ferments de dissolution du tsarisme.La raction incarne par la puissanceemi-asiatique tsariste tait infinimentangereuse en Europe tant que la so

    cit bourgeoise ne s'y tait pas consolide, utrement dit, tant que le colosserusse tait en mesure de renverser lesystme capitaliste pour replonger lasocit dans le fodalisme. En consquence, chaque progrs de la socitbourgeoise constituait un chec pour letsarisme russe. Ainsi, le triomphe de larvolution bourgeoise en France signi-fia-t-il l'implantation du capitalisme etde la dmocratie sur le continent, et laprmisse du dveloppement de nationsbourgeoises au centre de l'Europe, etc.(20) Ce passage est extrait de l'importantouvrage de Marx, Secret Diplomatie History ofth e ISth Century. Nous l'avons tir de l'articlede D. Riazanov dans la Neue Zeit du 5 mars1909 que nous avons utilis pour l'histoire dela Russie, Karl Marx iber den Ursprung derVorherrschaft Russlands in Europa (Karl Marxsur l'origine de l'hgmonie russe en Europe),(H p. Ainsi, Riazanov crivait ds 1909, dansl'organe international de la Social-dmocratie,que Marx et Engels prvoyaient que la rvolution uture claterait en Russie et donnerait lesignal la rvolution en Europe centrale. Dansla Maladie infantile de 1921, Lnine cite Kautskytie l'poque o il tait encore marxiste, qu i cri-xait dans Vlskra russe (1905) que l'picentrc dela rvolution tait en train de se dplacer versla Russie qui constituait l'espoir de la rvolu

    tionuropenne venir.

    Aujourd'hui o, en Europe et en Amrique, on ne conoit plus d'autre progrs que l'accroissement conomique duvolume de la production, l'esprit rvolutionnaire s'est considrablement assoupi,t en gnral on ne comprend plusque les rvolutions politiques soient lesgrands leviers du progrs social.L'exemple de la Russie de 1917 a tpour l'Europe le dernier clair de comprhension du mcanisme assurant leprogrs de la socit, en rvlant quec'est la rvolution qui donne naissance un mode de production suprieur, etnon les indices de production industrielle, qui ne sont jamais que l'effet etnon la cause premire (27).

    Ce ne sont donc pas les germes dedissolution conomique l'intrieur dela Russie, mais les rapports politiques de(27) Sans vouloir amorcer un dveloppementqu i sortirait du cadre de cet article, rappelonsseulement que la perspective de Marx tait internationale et liait la rvolution russe la rvolution des pays dvelopps et notamment larvolution allemande; la prvision dans l'espace se compltait alors de la prvision dansle temps : Les trax'aux conomiques de Marxrendent compte de cette dialectique trs complexe du cycle de la production, de la crisegnrale de la socit et du mouvement rvolu

    tionnaire.

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    1 62 ROGER DANGEVILLEtoute l'Europe qui ont permis le renversement du tsarisme. En effet, ni Marx,ni Lnine n'ont craint de prvoir unervolution proltarienne en Russie, malgr l'conomie arrire qui y rgnait.Ce furent donc les facteurs de violence politique qui engendrrent les premiers ferments de dissolution de l'immense Empire russe, tant du point devue politique qu'conomique et social.De 1854 1856, Marx et Engels consacrrent toute leur attention la guerrede Crime mene conjointement par laFrance et l'Angleterre. Ils y virent lacause premire de l'abolition du servagedcrte en 1861. Mais, ils s'aperurentbientt que des puissances bourgeoises, prsent solidement assises et conservatrices, taient incapables de mener unelutte srieuse contre le principal soutiende l'ordre tabli en Europe (28). Ilsse convainquirent rapidement que labourgeoisie europenne craignait davantage e proltariat rvolutionnaire quele despotisme semi-asiatique du tsarisme.Il apparut alors que l'alli des forcesprogressives anti-tsaristes de Russie cessa d'tre l'Ouest au moins ladmocratie et la rpublique bourgeoises,pour devenir le proltariat rvolutionnaire.elui-ci eut donc lutter, ds lors,sur deux fronts : contre la bourgeoisieet les forces ractionnaires du fodalisme.

    Ce n'est que par une tude extraordi-nairement approfondie de l'histoire etde l'conomie qu'il fut alors possible Marx de dterminer quelle devait treson apprciation sur le poids relatif dechaque facteur dans le cours historique.En Russie, l'histoire avanait apparemmentu travers de deux mouvementsopposs : les germes bourgeois d'uneconomie moderne; et le maintien deslarges rapports de production communautaire dans l'agriculture.En effet, tout dveloppement intrieurdans l'conomie et dans la socit russe,ft-il bourgeois, constitutionnel ou dmocratique, branlait finalement la puissance du tsarisme et servait donc lacause du proltariat. Mais, par ailleurs,comme la Russie avait su conserver desstructures communautaires l'chellenationale, Marx estimait que si la rvolution proltarienne russissait fairebnficier les communes rurales russes

    des moyens techniques modernes, ellespourraient voluer directement vers lecommunisme suprieur (29). Le proltariatnternational trouvait ainsi un allidans le paysan russe, et vice versa.Le gouvernement tsariste s'en prit la paysannerie, lorsqu'en 1860, il abolit e servage en Russie . Voici ce qu'endit Marx : L'mancipation des serfs nevisait qu' parfaire l'autocratie en abattant les obstacles que le grand autocratetrouvait dans les petits autocrates de lanoblesse et dans les petites communesrurales dont la proprit collective devait tre dtruite par cette prtenduemancipation (30).Mais, le gouvernement tsariste ouvraitainsi une brche dans son propre syst me , comme le remarque Engels : Nousavons gagn un alli dans le paysanasservi de Russie. La lutte qui vientd'clater en Russie entre la classe dominante et les opprims de la campagne,sape ds prsent tout le systme de lapolitique extrieure russe. En effet, cesystme ne pouvait durer qu'aussi longtemps qu'il n'existait aucun dveloppementolitique l'intrieur de la Russie.Or, ce temps est rvolu. Le dveloppementndustriel et agricole, promu parle gouvernement et la noblesse, a atteintun niveau incompatible avec les rapportssociaux existants (31).Dsormais, seule une analyse dtaillede l'volution conomique et sociale enRussie montrera dans quelle mesureexacte la rvolution future aura tenircompte de l'lment communautaire dela campagne ou des rapports montaireset mercantiles. Les recherches ont dslors pour but essentiel de dterminerquel sera le processus exact que suivradans la ralit la rvolution venir.Aprs la mort de Marx, ce fut Engels,f>uis Lnine qui s'attelrent cette tche.

    1 nous suffira de les rapporter pourmmoire. En effet, la prvision fondamentale est dj trace partir de Marx,sur la base des interfrences internationalesui dominaient la politique russeet devaient aussi donner un caractreinternational (proltarien) la rvolution venir. C'est surtout cette phasefondamentale que la rvolution russedoit effectivement sa signification et son

    (28) Cf. lettre d'Engels Danielson, 15-3-1892,in lettres sur le Capital , Ed . Soc. Paris.(29) Cf. les lettres de Marx Vra Zassou-litch publies dans ce mme numro.(30) Cf. Herr Vogt (1860).(31) Cf. La Savoie, Nice et le Rhin (1860).

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    MARX ET LA RUSSIE 163retentissement l'chelle internationaleIl est vident que certains vnementsextrieurs ou intrieurs taient susceptiblesd'avancer ou de retarder la rvolution, et d'en accentuer ou d'en attnuercertains traits particuliers, sans pourautant modifier la perspective fondamentalelaquelle nous nous attachons danscet article. C'est pourquoi, aprs la mortde Marx, Engels suivit de prs les vnements russes. Dj dans la polmiqueavec Tkatchev (1875 et 1894), Engelsavait analys en dtail l'implantation ducapitalisme en Russie et sous l'gide dequelles classes il s'effectuait. Il montraen mme temps que les communes rurales taient en voie de dcompositionet n'avaient que peu de chance de servir de point d'appui un dveloppementommuniste ultrieur (32).Mais, il serait faux de croire que cettedissolution tait susceptible de modifierla perspective gnrale de la rvolutionfuture. En effet, comme nous l'avonsmontr, celle-ci tait le fruit du rapportde forces europen tout entier, que deslments contingents n'taient pas enmesure de modifier. Cette dissolutionn'tait mme pas susceptible d'empcherque le proltariat ne prenne rapidementla direction de la rvolution russe,comme le mrissement des vnementsle rendait de plus en plus probable. Lefacteur temps allait, dans ces limites,jouer un rle important. En effet, plusla rvolution russe tardait, plus elle devait tre radicale. Il fallait donc consacrer oute son attention au mrissementde la situation.En 1875, Engels pouvait encore penserque la Russie officielle y avait un rle jouer : Ainsi les couches les plusclaires, qui sont concentres dans lacapitale, reconnaissent de plus en plus((lie la situation est devenue intenable etqu'un bouleversement est imminent, maiselles gardent l'illusion qu'elles peuventcanaliser cette rvolution dans une voiepacifique. Toutes les conditions sontrunies ici pour une rvolution, unervolution dclenche par les classessuprieures de la capitale, et peut-tremme par le gouvernement (Engels prcise ailleurs qu'une rvolution de palaispourrait donner le signal au mouvement. N.d.R.), une rvolution qui devraensuite tre pousse en avant par les

    paysans au-del de la premire phaseconstitutionnelle (32).On retrouve ici le schma double dela rvolution de 1917 : phase correspondantla rvolution bourgeoise en fvrier 1917, et phase de la rvolutionsocialiste en octobre.C'est Lnine qui poursuivit l'uvre deMarx et d'Engels aprs leur mort. Reprenant leur prvision sur le cours dela rvolution future, il su t confronter leschma fondamental avec les faits et nejamais perdre confiance en sa ralisation. n outre, par une analyse minutieuse du dveloppement conomique etsocial en Russie (33), il su t lui-mme prvoir quel en serait exactement le coursafin de dterminer l'action possible duproltariat rvolutionnaire. Cette prvision n'a rien d'un pari, elle repose surune dmarche qui lui est diamtralementoppose, puisqu'elle suppose une analyse objective trs pousse pour prendrecorps et s'expliciter jusque dans les dtails. Ainsi Lnine a montr qu'une analyse approfondie des diverses classes enprsence et des intrts matriels quiles poussent, permettait de dterminerclairement quelle serait leur attitude aucours de la rvolution sociale.Dans Les deux tactiques de la social-dmocratie russe dans la rvolution dmocratique (1905), il engagea toutd'abord la lutte contre l'imprcision desperspectives rvolutionnaires des men-chviks en montrant qu'elle condamnaitceux-ci l'impuissance au moment crucial. Puis, il passa en revue la positiondes diverses forces politiques et socialesen prsence et dfinit la position desbolcheviks comme suit : instaurationd'une rpublique dmocratique, la suited'une insurrection arme; le gouvernementrovisoire convoquera l'Assembleconstituante, lue au suffrage universel,et le parti proltarien y participera ven-

    (32) Cf. Fr. Engels, Les problmes sociauxen Russie , 1875 et 1894.

    (33) Admirateur du talent de Plkhanov,Engels exprimait le dsir de le x*oir s'occuperde ce problme fondamental pour la Russie.Mais c'est Lnine qui, plus tard, s'attacha lersoudre (E. Stepanoxa, Friedrich Engels, Moscou, 1958, p. 251). Voir, par exemple," l'ouvragede Lnine Le dveloppement du capitalisme enRussie. Processus de formation du march intrieur pour la grande industrie, commenc enprison, en janvier 1896, ditions en languestrangres, Moscou, 758 pages.(34) Voir notamment dans les Deux tactiques,la rsolution sur le gouvernement rvolutionnairerovisoire, pp. 15-16, in uvres choisiesen deux volumes, tome I, deuxime partie, Moscou, 1953.

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    164 ROGER DANGEVILLEtuellement pour viter le triomphe dela contre-rvolution (34).Dans ses Thses d'Avril (35), Lnine montrait que seul le proltariatpouvait liminer dfinitivement le systme tsariste en neutralisant la grandebourgeoisie capitaliste terrienne et enmobilisant la moyenne et petite paysannerie (phase politique anti-fodale etbourgeoise de la rvolution : Fvrier).Seul le proltariat pouvait dissocier decette paysannerie riche les petits paysans et salaris de la terre en les mobilisant sur les mots d'ordre anti-bourgeoiscessation de la guerre, dictaturedmocratique et, enfin, cration du premier Etat proltarien, en lanant le motd'ordre de la rvolution europenne etde l'Internationale communiste, organede cette rvolution : Octobre.Si la rvolution russe mit fin l'influence des menchviks sur les masses,c'est essentiellement parce que leur vision errone du droulement de la rvolution les plaait toujours en dehors del'action rvolutionnaire des niasses.La faillite de la Seconde Internationalela veille de la Premire Guerremondiale n'a pas empch la prvisionde Marx de triompher en Russie, ce quimontre, d'une part, que la prvision tait

    (35) Cf. Lnine, uvres , tome 24. Lesides exprimes dans les Thses d'Avril trouventleur dveloppement dans les Lettres sur latactique , Les taches du proltariat dans notrervolution , Les Partis politiques en Russieet les tches du proltariat , que l'on trouvedans le mme volume.

    enracine objectivement dans le courshistorique lui-mme, et, d'autre part,qu'elle ne pouvait se raliser que si leparti rvolutionnaire prenait la tte dumouvement prvu.Si Lnine a fustig durement la social-dmocratie allemande qui s'tait laissesurprendre par la crise sociale aiguque reprsente une guerre qui clate,c'est qu'il savait que cela se ramenait une trahison, et les documents de l'poque ont confirm qu' la veille de laguerre les dirigeants les plus en vue dela social-dmocratie avaient pass desaccords avec le gouvernement pour raliser l'union sacre.S'il tait facile de prvoir qu'aprsl'Europe centrale, ce serait la Russie quidevrait secouer ses structures productivest sociales archaques, parce quele mouvement historique gagnait cetimmense pays de faon irrsistible, iln'tait gure possible, l'poque deMarx (27), de prdire le moment oclaterait la crise sociale dans les payscapitalistes dvelopps et le cours qu'ellesuivrait.Mais, comme on l'a vu, il tait facilede dterminer la nature du bouleversement qui gagne des pays prcapitalistes si l'on connat la nature ducapital et son effet sur les formes deproduction archaques qui sont lies des conditions matrielles d'espace et declimat. C'est ainsi que Lnine a pu prvoir que la rvolution russe propageraitles conditions sociales modernes aucontinent asiatique tout entier.

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    lettres de marx

    vera zassoulitch

    Vra Zassoulitch, ne en 1851, adhra au populisme et au mouvementocial-dmocrate de Russie. Elle fonda, avec des amis, le groupe marxisteLibration du travail , puis vcut en Suisse aprs son clbre attentat,n 1878, contre le prfet de Ptersbourg; elle fut rdactrice Z'Iskra[l'Etincelle], journal fond par Lnine en 1900. Elle traduisit diffrentesuvres de Marx en russe et resta toujours en contact avec Engels. Lorsde la scission du Parti russe, elle se joignit en 1903 aux menchviks. Ellemourut en 1919.Vra Zassoulitch crivit Marx le 16 fvrier 1881, au nom de diversrvolutionnaires russes {dont Plkhanov, Axelrod et Deutsch) pour luidemander de les clairer sur les perspectives de l'volution historique dela Russie et notamment des communes rurales russes. Ce groupe continuaitles traditions de la section russe de la Premire Internationale qu i s'taitforme Genve en 1870 et avait mandat Marx pour la reprsenter ausein du Conseil Gnral de Londres.Voici quelques extraits de la lettre de Vra Zassoulitch Marx :Mieux que quiconque, vous savez avec quelle urgence cette question se pose en Russie, et notamment notre Parti socialiste russe . Cesderniers temps, on a prtendu que la communaut rurale, tant une formearchaque, tait voue la ruine par l'histoire. Parmi ceux qui prophtisentune telle issue, certains sont des marxistes qu i se disent vosdisciples... Vous comprenez donc, citoyen, quel grand service vous nousrendriez, si vous nous exposiez votre opinion sur les destins possibles denos communauts rurales et sur la thorie qui veut que tous les peuplesdu monde soient contraints, par la ncessit historique, de parcourir toutesles phases de la production sociale. Marx rdigea en franais quatre projets de lettres, dont le derniercorrespond pratiquement la lettre qu'il envoua finalement Vra (et quenous ne publions donc pas ici pour ce motif). Nous les reproduisons d'aprsMarx-Engels Archiv, 1926, p. 318 sq.

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    1 66 LETTRES DE MARX A VERA ZASSOULITCHCette correspondance permet de constater combien pour Marx lesperspectives des tches rvolutionnaires taient complexes et pratiques,autrement dit, loignes du schmatisme abstrait de ceux qu i prnaientla ncessit pour tous les pays du monde sans exception de passer mcaniquement par tous les modes de production sociaux. Elle rfute l'avance

    Kautskij par exemple, qui prtendit que la rvolution socialiste tait prmature n Russie et devait se limiter tre bourgeoise.Si Marx, dans la lettre qu'il adressa Vra, renona finalement entrer dans de plus amples dtails, c'est qu'il renvoyait tout simplementles rvolutionnaires russes la lecture du Capital o il avait rpondu demanire gnrale la question souleve par sa correspondante. Il dmontraitinsi que le Capital n'tait pas seulement une critique thorique de lasocit bourgeoise, mais encore un programme rvolutionnaire tout faitpratique. La publication des brouillons de lettres Vra Zassoulitch permet donc au lecteur d'largir et de vrifier sur ce point sa comprhensiondu Capital.

    1er Brouillon1) En traitant la gense de la production capitaliste, j'ai di t (que son secretest) qu'il y a au fond la sparation radicale du producteur d'avec les moyensde production (p. 315, colonne I, d. franaise du Capital) et que la basede toute cette volution c'est l'expropriation des cultivateurs. Elle ne s'est encoreaccomplie d'une manire radicale qu'en Angleterre... Mais tous les autres paysde l'Europe occidentale parcourent le mme mouvement . (l.c.C.II.)

    moyens de production individuels et pars en moyens de production socialement oncentrs, faisant de la proprit naine du grand nombre la propritcolossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette pouvantable expropriation dupeuple travailleur, voil les origines, voil la gense du capital... La propritprive capitaliste, fonde sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat. (p. 340. C. IL) v\Ainsi, en dernire analyse, i7 y a la transformation d'une forme de la proprit prive en une autre forme de la proprit prive (mouvement occidental).La terre entre les mains des paysans russes n'ayant jamais t leur propritprive, comment ce dveloppement saurait-il s'appliquer?2) Au point de vue historique le seul argument srieux plaid en faveur del dissolution fatale de la commune des paysans russes, le voici :En remontant trs haut, on trouve partout dans l'Europe occidentale laproprit commune d'un type plus ou moins archaque; elle a partout disparuavec le progrs social. Pourquoi saurait-elle chapper au mme sort dans laseule Russie?Je rponds : parce que en Russie, grce une combinaison de circonstancesuniques, la commune rurale, encore tablie sur une chelle nationale, peut graduellement se dgager de ses caractres primitifs et se dvelopper directementcomme lment de la production collective sur une chelle nationale. C'est justement grce la contemporanit de la production capitaliste qu'elle s'en peutapproprier tous les acquts positifs et sans passer par ses pripties (terribles)affreuses. La Russie ne vit pas isole du monde moderne; elle n'est pas non plus

    la proie d'un conqurant tranger l'instar des Indes Orientales.Si les amateurs russes du systme capitaliste niaient la possibilit thoriqued'une telle volution, je leur poserais la question : pour exploiter les machines,les btiments vapeur, les chemins de fer, etc., la Russie a-t-elle t force,

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    LETTRES DE MARX A VERA ZASSOULITCH 16 7l'instar de l'Occident, de passer par une longue priode d'incubation de l'industriecanique? Qu'ils m'expliquent encore comment ils ont fait pour introduirechez eux en un clin d'oeil tout le mcanisme des changes (banques, socits decrdit etc.), dont l'laboration a cot des sicles l'Occident?Si au moment de l'mancipation les communes rurales avaient t de primeabord places dans des conditions de prosprit normale, si, ensuite, l'immensedette paye pour la plus grande partie aux frais et dpens des paysans, avec lesautres sommes normes, fournies par l'intermdiaire de l'Etat (et toujours auxfrais et aux dpens des paysans) aux nouvelles colonnes de la socit transformes en capitalistes si toutes ces dpenses avaient servi au dveloppementultrieur de la commune rurale, alors personne ne rverait aujourd'hui lafatalit historique de l'anantissement de la commune; tout le monde y reconnatrait l'lment de la rgnration de la socit russe et un lment de supriorit sur les pays encore asservis par le rgime capitaliste. (Ce n'est pas seulement la contemporanit de la production capitaliste qui pouvait prter lacommune russe les lments de dveloppement).Une autre circonstance favorable la conservation de la commune russe(par la voie de dveloppement), c'est qu'elle est non seulement la contemporainede la production capitaliste (dans les pays occidentaux), mais qu'elle a survcu l'poque o le systme social se prsentait encore intact, qu'elle le trouve aucontraire, dans l'Europe occidentale aussi bien que dans les Etats-Unis, en lutteet avec la science, et avec les masses populaires, et avec les forces productivesmmes qu'il engendre (en un mot, qu'il s'est transform en arne d'antagonismescriants, conflits et dsastres priodiques, qu'il rvle au plus aveugle qu'il estun systme de production transitoire, destin tre limin par le retour dela soc(it) (...).Elle le trouve en un mot dans une crise qui ne finira que par son limination,par un retour des socits modernes au type archaque de la propritcommune, forme o comme le di t un auteur amricain (1), point du toutsuspect de tendances rvolutionnaires, soutenu dans ses travaux par le gouvernement de Washington (le plan suprieur) le systme nouveau auquella socit moderne tend sera une renaissance (a revival) dans une forme suprieure (in a superior form), d'un type social archaque.

    Mais alors il faudrait au moins connatre ces vicissitudes. Nous n'en savonsrien (2). D'une manire ou d'une autre cette commune a pri au milieu desguerres incessantes trangres et intestines. Elle mourut probablement de mortviolente quand les tribus germaines venaient conqurir l'Italie, l'Espagne, laGaule, etc. La commune du type archaque n'existait dj plus. Cependant savitalit naturelle est prouve par deux faits. Il y en a des exemplaires pars,qui ont survcu toutes les pripties du moyen ge et se sont conservs jusqu' nos jours, p.e. dans mon pays natal, le district de Trves. Mais ce qu'il y ade plus important, elle a si bien empreint ses propres caractres sur la commune qui l'a supplante commune o la terre arable est devenue propritprive, tandis que forts, pturages, terres vagues etc. restent encore propritcommunale que Maurer en dchiffrant cette commune (d'origine plus rcente)de formation secondaire, put reconstruire le prototype archaque. Grce aux(1) Allusion L. Morgan : Ancient Society... London 1877, p. 552.(2) Les dveloppements suivants de In page 13 peuvent se rattacher ce passage : L'histoire de la dcadence des communauts primitives (on commettrait une erreur en les mettanttoutes sur la mme ligne; comme dans les formations gologiques, il y a dans les formationshistoriques toute une srie de types primaires, secondaires, tertiaires, etc.) est encore a faire.Jusqu'ici on n'a fourni que de maigres bauches. Mais en tout cas l'exploration es t assezavance pour affirmer : 1. que la vitalit des communauts primitix'cs tait incomparablementplus grande que celle des socits smites, grecques, romaines, etc. et , a fortiori, que celle dessocits modernes capitalistes; 2. que les causes de leur dcadence drivent de donnes conomiques qu i les empchaient de dpasser un certain degr de dveloppement, de milieux historiques point du tout analogues au milieu historique de la commune russe d'aujourd'hui.(Quelques crivains bourgeois, principalement d'extraction anglaise, comme p. e. Sir HenryMaine, ont avant tout le but de montrer la supriorit et faire l'loge de la socit, du systmecapitalistes. Des gens pris de ce systme, incapables comprendre la (...).En lisant les histoires de communauts primitives, crites par des bourgeois, il fauttre sur ses gardes. Ils ne reculent (devant rien) pas mme devant des faux. Sir Henry Maine,

    p. c. qu i fut un collaborateur ardent du gouvernement anglais dans son truvre de destructionviolente des communauts indiennes, nous raconte hypocritement que tous les nobles efforts dela part du gouvernement de soutenir ces communes chourent contre la force spontane deslois conomiques!

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    l6g LETTRES DE MARX A VERA ZASSOULITCHtraits caractristiques emprunts de celui-ci la commune nouvelle, introduitepar les Germains dans tous les pays conquis, devenait pendant tout le moyenage le seul foyer de libert et de vie populaire.Si aprs l'poque de Tacite nous ne savons rien de la vie de la commune(germaine), (rurale), (archaque) ni du mode et du temps de sa disparition, nousen connaissons au moins le point de dpart, grce au rcit de Jules Csar. Ason temps la terre (arable) se rpartit dj annuellement, mais entre les gentes(Geschlechter) et tribus des (diffrentes) confdrations germaines et pas encoreentre les membres individuels d'une commune. La commune (agricole) ruraleest donc issue en Germanie d'un type plus archaque, elle y fut le produit d'undveloppement spontan au lieu d'tre importe toute faite de l'Asie. L auxIndes Orientales nous la rencontrons aussi et toujours comme le dernierterme ou de la dernire priode de la formation archaque.Pour juger (maintenant) les destines possibles (de la commune rurale ) un point de vue purement thorique, c'est--dire en supposant toujours desconditions de vie normale, il me faut maintenant dsigner certains traits caractristiques qui distinguent la commune agricole des types plus archaques.Et d'abord les communauts primitives antrieures reposent toutes sur laparent naturelle de leurs membres; en rompant ce lien fort, mais troit, lacommune agricole est plus capable de s'adapter, de s'tendre et de subir lecontact avec des trangers.Puis, dans elle, la maison et son complment, la cour, sont dj la propritprive du cultivateur, tandis que longtemps avant l'introduction mme de l'agriculture la maison commune fut une des bases matrielles des communautsprcdentes.Enfin, bien que la terre arable reste proprit communale, elle est divisepriodiquement entre les membres de la commune agricole, de sorte que chaquecultivateur exploite son propre compte les champs assigns lui et s'en approprie ndividuellement les fruits, tandis que dans les communauts plus archaquesa production se fait en commun et on en rpartit seulement le produit.Ce type primitif de la production collective ou cooprative fut, bien entendu,le rsultat de la faiblesse de l'individu et non de la socialisation des moyensde production.On comprend facilement que le dualisme inhrent la commune agricole puisse la douer d'une vie vigoureuse, car d'un ct la proprit commune ettous les rapports sociaux qui en dcoulent rendent son assiette solide, en mmetemps que la maison prive, la culture parcellaire de la terre arable et l'appropriation prive des fruits admettent un dveloppement de l'individualit, incompatible avec les conditions des communauts plus primitives. Mais il n'est pasmoins vident que le mme dualisme puisse avec le temps devenir une sourcede dcomposition. A part toutes les influences des milieux hostiles, la seuleaccumulation graduelle de la richesse mobilire qui commence par la richesseen bestiaux (et admettant mme la richesse en serfs), le rle de plus en plusprononc que l'lment mobilier joue dans l'agriculture mme et une foule d'autres circonstances, insparables de cette accumulation, mais dont l'expos memnerait trop loin, agiront comme un dissolvant de l'galit conomique etsociale, et feront natre au sein de la commune mme un conflit d'intrts quientrane d'abord la conversion de la terre arable en proprit prive des forts,ptures, terres vagues, etc., dj devenues des annexes communales de la proprit prive (1). C'est par cela que la commune agricole se prsente partoutcomme le type le plus recent de la formation archaque des socits et que dans le

    (1) A la page 12 du texte, cette pense revient dans une variante peine dix-erse :part toute action du milieu hostile, le dveloppement graduel, la croissance des biensmobilires, n'appartenant pas la commune, mais a ses membres particuliers, comme parexemple des bestiaux, et il ne faut pas oublier des biens meubles, entre les mains des particuliers . e. la richesse en bestiaux et parfois mme en serfs ou esclaves... Le rle de plusen plus accentu que joue l'lment mobile dans l'conomie rurale, cette seule accumulation peutservir de dissolxant...). A part la raction de tout autre lment dltre, de milieu hostile,la croissance graduelle des biens meubles entre les mains de familles particulires p. e. leurrichesse en bestiaux et parfois mme en esclaves ou serfs, cette acumulation prive suffitseule la longue d'oprer comme dissolvant l'galit conomique et sociale primitives, et fairenatre au sein mme de la commune un conflit d'intrts qu i entame d'abord la propritcommune des terres arables et finit par emporter celle des forts, pturages, terres vagues, etc.aprs les avoir auparavant dj converti en annexe communale de la proprit prive.

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    LETTRES DE MARX A VERA ZASSOULITCH 16 9mouvement historique de l'Europe occidentale, ancienne et moderne, la priodede la commune agricole apparat comme priode de transition de la propritcommune la proprit prive, comme priode de transition de la formationprimaire la formation secondaire. Mais est-ce dire que dans toutes les circonstances et dans tous les milieux historiques) le dveloppement de la communeagricole doive suivre cette route? Point du tout. Sa forme constitutive admetcette alternative : ou l'lment de proprit prive qu'elle implique l'emporterasur l'lment collectif, ou celui-ci l'emportera sur celui-l. Tout dpend de sonmilieu historique o elle se trouve place... Ces deux solutions sont a prioripossibles, mais pour l'une ou l'autre il faut videmment des milieux historiquestout fait diffrents.3) (En arrivant maintenant la commune agricole en Russie, j'cartepour le moment toutes les misres qui l'accablent. Je ne considre que les capacits d'un dveloppement ultrieur que lui permettent et sa forme collective etson milieu historique.)La Russie est le seul pays europen o la commune agricole s'est maintenue sur une chelle nationale jusqu'aujourd'hui. Elle n'est pas la proie d'unconqurant tranger l'instar des Indes Orientales. Elle ne vi t pas non plusisole du monde moderne. D'un ct la proprit commune de la terre lui permet de transformer directement et graduellement l'agriculture parcellaire etindividualiste en agriculture collective (en mme temps que la contemporanitde la production capitaliste dans l'Occident, avec lequel elle se trouve dans desrapports matriels et intellectuels...) et les paysans russes la pratiquent djdans les prairies indivises; la configuration physique de son sol invite l'exploitationmcanique sur une vaste chelle; la familiarit du paysan avec le contrat(Yartel lui facilite la transition du travail parcellaire au travail coopratif etenfin la socit russe, qui a si longtemps vcu ses frais, lui doit les avancesncessaires pour une telle transition. (Certes, on devrait commencer par mettrela commune en tat normal sur sa base actuelle, car le paysan est partoutl'ennemi de tout changement brusque). De l'autre ct, la contemporanit dela production (capitaliste) occidentale, qui domine le march du monde, permet la Russie d'incorporer la commune tous les acquts positifs labors par lesystme capitaliste sans passer par ses fourches caudines.

    Si les porte-parole des nouvelles colonnes sociales niaient la possibilitthorique de l'volution indique de la commune rurale moderne, on leur demanderait si la Russie a-t-elle t force comme l'Occident passer par une longuepriode d'incubation de l'industrie mcanique pour arriver aux machines, btiments vapeur, aux chemins de fer etc.? On leur demanderait encore commentils ont fait pour introduire chez eux en un clin d'oeil tout le mcanisme deschanges (banques, socits par actions etc.) dont l'laboration (ailleurs) a cotdes sicles l'occident?Il y a un caractre de la commune agricole en Russie qui la frappe defaiblesse, hostile dans tous les sens. C'est son isolation, le manque de liaisonentre la vie d'une commune avec celle des autres, ce microcosme localis, qu'onne rencontre pas partout comme caractre immanent de ce type, mais qui partout o il se trouve a fait surgir au-dessus des communes un despotisme plusou moins central. La fdration des rpubliques russes du Nord prouve quecette isolation, qui semble avoir t primitivement impose par la vaste tenduedu territoire, fut en grande partie consolide par les destines politiques quela Russie avait subir depuis l'invasion mongole. Aujourd'hui c'est un obstacled'limination la plus facile. Il faudrait simplement substituer la volost, institutgouvernemental, une assemble de paysans choisis par les communes elles-mmes et servant d'organe conomique et administratif de leurs intrts.

    Une circonstance trs favorable, au point de vue historique, la conservation de la commune agricole par voie de son dveloppement ultrieur,c'est qu'elle est non seulement la contemporaine de la production capitalisteoccidentale (de sorte qu'elle) et puisse ainsi s'en approprier les fruits sanss'assujettir son modus operandi, mais qu'elle a survcu l'poque o le capitalisme se prsentait encore intact, qu'elle le trouve au contraire dans l'Europeoccidentale aussi bien que dans les Etats-Unis