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16 Cahiers de Brèves n° 25 - juillet 2010

L’article de StanisławBrzozowski datant de 1904sur l’éthique de Spencer

(publié dans Kultura i Życie (Cultureet Vie) en 1907 rappelle, de maniè-re surprenante, une discussionmenée vingt ans plus tard parRomain Rolland et Henri Barbussedans les revues « Art Libre » et« Clarté ». Ces deux polémiquesnaquirent dans des contextes socio-culturels différents et leur portéen’était pas la même : la réflexion deStanisław Brzozowski sur l’éthiquede Spencer avait un caractère pure-ment théorique alors que la discus-sion menée entre les deux auteursfrançais avait trait à un évènementhistorique bien concret, à savoir lesort du socialisme dans l’entre deuxguerres. Les similitudes de penséeet de conclusions sont néanmoinssurprenantes. Il faut noter cepen-dant qu’une mise en parallèle del’éthique de Spencer et du marxis-me permet de situer la pensée del’auteur polonais dans le contextedes enjeux essentiels de l’époqueet, de ce fait, d’établir un lien directavec le débat qui opposa Rolland etBarbusse.

La polémique eut lieu au débutdes années vingt (février 1921-avril1922), moment où la pensée com-muniste gagnait de nombreuxadeptes en Europe Occidentale. En1919, Rolland publiait « LaDéclaration de l’indépendance del’esprit » dans « l’Humanité » alorsqu’Henri Barbusse coopérait à lacréation de la revue « Clarté » quiétait passée d’un éclectisme depensée lié à la tradition de la démo-cratie républicaine et du pacifismeinternationaliste au communismede la IIIème Internationale. RomainRolland refusait de participer aumouvement de Clarté d’autant plusque, préconisant l’indépendance du

jugement, il tenait à garder sesdistances vis-à-vis du parti socialis-te dont il dénonçait la lâchetédurant la guerre. Rolland etBarbusse représentaient donc,parmi les intellectuels français,deux branches de la pensée degauche. La discussion opposait ainsiles partisans d’un même camp qui,dans les années trente, devaients’unir dans une lutte communecontre le fascisme. Les deux écri-vains critiquaient le régime capita-liste et préconisaient une transfor-mation radicale de la société auprofit du prolétariat. Barbusseappréhendait le socialisme et laquestion de la révolution dans uneperspective politique, du point devue d’un marxiste orthodoxe. Or,pour Rolland la révolution posaitavant tout un problème d’ordremoral : il s’opposait à ce que lesrévolutionnaires sacrifient lesvaleurs éthiques au nom de l’effica-cité de leur entreprise. Ce problèmeconstituait l’enjeu du débat. RomainRolland, s’il avouait ne pas condam-ner les principes sur lesquels repo-sait la révolution russe, ne pouvaitcependant accepter les moyensdont usaient ses adeptes. À cetteépoque, il manifestait en effet unintérêt accru pour la philosophiehindoue de la résistance passive,surtout pour la pensée de Gandhiqu’il aurait volontiers appliquée à lalutte révolutionnaire en Europe.Barbusse, en revanche, se plaçantdu côté du léninisme et du socialis-me révolutionnaire de la IIIèmeInternationale (il rejoignit le particommuniste en 1923), reprochait àl’auteur de Jean-Christophe de pré-senter des arguments puérils, deproposer des solutions impossiblesà mettre en place ainsi qu’unevision vague, impressionniste del’ensemble du problème, d’autant

plus dangereuse qu’elle tuait lavolonté de lutte.

À la vision de l’auteur deClérambault, Barbusse opposait sathéorie du socialisme scientifique,basée sur une analyse rationnellede la réalité sociale et reposant surdes lois inébranlables. Cette derniè-re rappelait la pensée évolutionnis-te de Spencer. Rolland critiquaitchez Barbusse de même queBrzozowski chez Spencer la notiond’éthique scientifique ainsi que lesconséquences qui en découlaient.La réflexion théorique du penseurpolonais jette une lumière sur l’ar-gumentation de Romain Rolland surun évènement historique concretqu’était la révolution. Rolland, demême que Brzozowski démontraitque le socialisme scientifique, c’est-à-dire l’application de méthodesscientifiques à l’éthique ou au régi-me social, menait inévitablement àla reconnaissance du principe selonlequel la fin justifie les moyens.

I

Dans son article intitulé « L’autremoitié du devoir » qui ouvrait ledébat, Barbusse faisait part desreproches adressés aux rollan-distes. Il nommait ainsi les intellec-tuels se prévalant de la pensée deRolland car il voulait éviter de criti-quer l’auteur lui-même auquel ilvouait une profonde estime pourson attitude pacifiste durant laGrande Guerre. Rappelons que dansles années 1914-1918 l’auteur deJean-Christophe avait écrit unesérie d’articles dans lesquels ilcondamnait la haine et la cruautédans les deux camps opposés. Lescritiques de Barbusse, même si for-mellement adressées aux rollan-distes, visaient en réalité RomainRolland. Ce dernier les compritd’ailleurs ainsi et entendait yrépondre.

Romain Rolland, Stanisław Brzozowski

et Henri Barbusse face à la question de

l’éthique scientifique

par Anna Sieroszewska-Kwiatek*

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Barbusse considérait queRolland, se limitant à formuler descritiques à l’égard du régime capita-liste, même si ses remarques nemanquaient pas de justesse, neréalisait que la première partie dudevoir, la partie « négative ». Il n’é-tait jamais passé à la phase « posi-tive », la seconde moitié du devoir,dans laquelle il aurait proposé deremplacer le mauvais régime par unmeilleur, socialiste. Comme toutchangement politique nécessite dessolutions pratiques, Barbusse n’ex-cluait pas l’utilisation de la violencequi aurait forcé l’individu à recon-naître le nouveau régime. Il était eneffet plus simple de changer le régi-me politique d’un pays que l’indivi-du lui-même. Or, les rollandistesrefusaient de légitimer l’utilisationde la violence incompatible, à leursyeux, avec les principes moraux etse limitaient à la condamner danstoutes ses formes, soulignant enmême temps la nécessité dedéfendre l’indépendance de l’esprit.En conséquence, ils évitaient l’ac-tion pratique, se réfugiant dans lacélèbre « tour d’ivoire ». Il man-quaient ainsi de réaliser « la secon-de partie du devoir », que Barbussedéfinit ainsi dans son article :

« édifier contre l’ordre social quiest la vérité de fait, un ordre idéalqui n’est tout d’abord que la véritéthéorique, œuvre spirituelle,comme une science. […] c’est parl’examen réaliste des conditions devie individuelle et collective et par leraisonnement qu’ils bâtissentl’idée »1.

Barbusse désirait substituer àl’ancien régime un nouveau régime,socialiste, conformément à l’idée duprogrès de l’humanité. Il s’agissaiten effet d’une évolution nécessaire,puisque soumise aux lois incontour-nables de l’évolution historique. Cesdernières, loin d’avoir été établiespar Marx ou un quelconque autrethéoricien du socialisme, existentdans la nature et se prêtent à uneanalyse scientifique. Pour définir lenouveau régime Barbusse se ser-vait du terme de « géométrie socia-le », montrant ainsi que le socialis-me scientifique était soumis auxmêmes lois que les sciences :

« Les garanties qu’offre aux exi-gences de l’esprit et de la conscien-ce le plan de reconstruction socialis-te ? Mais n’est-ce point la mise en

application docile et logique desvérités éternelles dont le culte nousest commun à tous ? Nous ne bran-dissons pas, après l’avoir découvertou composé mystérieusement, unrecueil de recettes magiques ethermétiques ; toute la structure dela réorganisation idéale est com-mandée par l’élimination d’anoma-lies abominables et il ne peut yavoir de fautes de calcul dans cettegéométrie sociale révolutionnaireque les principes généraux de« Clarté » bornent et encadrent. Iln’y a pas plus d’outrecuidance à leproclamer qu’il n’y en a de la partdes savants à proclamer l’infaillibi-lité des lois fondamentales dessciences appliquées, dans lesrégions délimitées, restreintes, pra-tiques, où les sciences appliquéessont autorisées à employer cegrand mot de vérité »2.

Une semblable approche dessciences était également propre àSpencer qui identifiait les lois gou-vernant les sociétés aux lois de lanature. Ce point de vue fut combat-tu par Brzozowski dans son articlesur l’éthique de Spencer. Il estimportant de s’arrêter sur les argu-ments de l’auteur de la Légende dela Jeune Pologne.

Pour Brzozowski la question dusocialisme scientifique ne consti-tuait qu’un des exemples d’uneapproche scientifique des questionsrelevant du domaine de l’éthique.La critique de l’éthique de Spencerentrait ainsi dans le cadre plus larged’une lutte que le penseur polonaislivrait au positivisme. SelonBrzozwski, le naturalisme positivis-te, considérant la réalité comme unfait relevant de la nature unique-ment, était le mode de pensée leplus caractéristique des penseursdu XIXème siècle. Ils appréhen-daient en effet le monde comme« une mosaïque de faits interdépen-dants et se définissant les uns lesautres »3, la tâche de la philosophieétant de déceler les relations entreces faits et définir les lois qui lesrégissaient. Cependant, la méthodepositiviste ne s’appliquait pas uni-quement aux phénomènes relevantde la réalité matérielle, elle voulaitégalement étudier le côté spirituelde l’homme, la culture, la religionou l’éthique. Dans cette optique, lesquestions éthiques faisaient l’objetd’une connaissance causale. Afin de

mieux illustrer ses propos,Brzozowski évoquait les mots deTaine « Le vice et la vertu sont desproduits comme le vitriol et lesucre »4. La valeur morale étaitainsi réduite à un fait naturel.L’auteur polonais reprochait auxpartisans d’une telle approched’ignorer la différence fondamenta-le entre valeur et fait que lui-mêmes’efforçait de démontrer.

Il démontrerait en premier lieuque le système éthique de Spencerreposait sur des fondements trèsfragiles qui le rendaient illusoire. Eneffet, il se basait sur des « valeurscomprises en tant que telles ». Ils’agissait de valeurs que le philo-sophe anglais admettait de manièretotalement arbitraire, telles que lebonheur, ou encore l’adaptation del’homme aux lois de la nature qui,indéniablement, devait mener aubonheur. Se servant de la notion devaleurs, Spencer pouvait passer dudomaine des faits au domaine desnormes morales. Les valeurs appa-raissaient ainsi comme des faitsconditionnés de manière biologique,psychologique ou sociale. Les loisrégissant ces faits étaient en mêmetemps des principes moraux. Laseule vérification de la moralitéétant le bonheur, Brzozowski nom-mait l’éthique de Spencer hédonis-te ; il la considérait comme unethéorie du progrès comprise demanière hédoniste. Toutes lesmanifestations spirituelles et maté-rielles soumises à l’idée du progrèsdevaient ouvrir la voie vers le bon-heur. Dans l’éthique évolutionnistede Spencer il n’existait pas d’autreslois hormis la loi de la vie et celle dela lutte pour la survie. Une tellevision purement mécaniste du pro-grès, considéré comme le résultatde l’action de « forces dans la viehumaine avec la nécessité naturel-le »5, était soumise à une forte cri-tique par le penseur polonais.

La théorie du progrès ainsi com-prise était également présente dansla philosophie de Marx. En polémi-quant avec l’éthique de Spencer,Brzozowski polémique de mêmeavec Marx, auquel il fait d’ailleursallusion à plusieurs reprises dansson article, le marxisme constituantun excellent exemple de l’applica-tion de méthodes scientifiques auxsciences sociales. Brzozowskiremarquait que, si pour Spencer la

1. H. Barbusse, L’autre moitié du devoir, à propos du «Rollandisme», «Clarté» 1921, no 3, article cité dans le recueil Romain Rolland, Textespolitiques, sociaux et philosophiques choisis, Jean Albertini, Editions sociales, Paris 1970, p. 194.2. H. Barbusse L’autre moitié du devoir, à propos du «Rollandisme», op. cit. p. 196, 197.3. S. Brzozowski, Kultura i Życie, Varsovie, 1973, p. 258. 4. Ibidem, p. 259.5. Ibidem, p. 263.6. Ibidem, p. 260.

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valeur comprise en tant que telleétait l’adaptation aux lois de lanature, pour les marxistes il s’agis-sait de « l’état de la société quidevait succéder au régime capitalis-te, en vigueur des lois régissant leprogrès social »6.

Brzozowski attirait l’attentionsur la force de la psychologie declasse à laquelle étaient entière-ment soumises lesdites « lois natu-relles nécessaires ». Malgré cer-taines différences, les théories deMarx et de Spencer avaient denombreux points communs, puis-qu’elles reposaient sur des principesthéoriques semblables combattuspar Brzozowski. Les deux théoriesessayaient de déduire la valeur dufait et créer une théorie du progrèspurement naturelle. C’était l’erreurde toute éthique scientifique, aussibien de l’évolutionnisme de Spencerque du matérialisme historique oudu naturalisme positiviste. Pour lesreprésentants de tous ces courantsde pensée, le progrès apparaissaitcomme un processus vital menantpar le biais de la lutte au bonheuruniversel. La notion de bonheurconstituait ainsi un synonyme de lavaleur morale en général.

Les arguments du penseur polo-nais dans sa discussion avec le phi-losophe anglais rappelaient lesréflexions de Romain Rolland qui,dans son échange avec Barbusse,polémiquait avec le marxisme et lesocialisme scientifique. Notons aupassage que Rolland, commeBrzozowski, marquait ses distancesvoire déplorait la sécheresse dupositivisme et du scientisme.

Ainsi, à Barbusse croyant que lenouveau régime social communisteconstituait un idéal puisqu’il étaitdéduit d’une nécessité de fait com-mandant au progrès social, Rollandrépondait que la doctrine du com-munisme néomarxiste avait peu encommun avec le progrès de l’huma-nité. De même que Brzozowski quiluttait contre l’automatisme du pro-grès économique constituant, à sesyeux, une caricature de la penséede Marx, il soumettait à une fortecritique le dogmatisme desmarxistes. Ces derniers, fidèles auxprincipes figés du matérialisme éco-nomique, semblaient ignorer la pro-fonde complexité de la vie aussibien dans sa dimension individuelleque sociale. Or l’histoire, de même

que la vie, contient un élément decréativité, elle coule, semblable aufleuve d’Héraclite, se dérobant auxdescriptions basées sur des normesfixes. Une telle vision était égale-ment applicable au régime socialque fut le socialisme : Brzozowski yvoyait essentiellement un processusvital s’opérant dans les masses quitravaillent alors que Romain Rollandinsistait sur la notion d’indépendan-ce de l’esprit qu’il fallait préserverde tout dogmatisme et fanatisme.L’auteur de Jean-Christophe notaitque Barbusse et ses enthousiastesne doutaient guère des « Vastesnappes souterraines qui s’amassentdans l’âme de l’humanité actuelle,et des puissants courants de fondqui la remuent. Votre attention serestreint un peu trop à la surface dumonde ; elle rationalise la vie, àl’excès. Et la tendance de Clartésemblerait, à vous entendre, deramener l’énigme de l’évolutionhumaine à un problème de géomé-trie euclidienne.[…] vous êtes plusrationaliste que ces savants d’au-jourd’hui, auxquels vous vous com-parez, et qui, eux, sont bien loind’affirmer l’infaillibilité des lois fon-damentales…

Quoi qu’il en soit, mon cherBarbusse, moi, je n’y crois pas, àl’infaillibilité des lois de votregéométrie sociale ; et je ne m’y ral-lie point :

1. Parce que, en théorie – (mais,en matière politique et sociale,qu’est-ce que la théorie – la réalisa-tion est tout) – en théorie, la doc-trine du communisme néomarxisteme paraît (sous la forme absolutis-te qu’elle revêt actuellement) peuconforme au véritable progrèshumain. […]

2. Parce qu’en fait son applica-tion en Russie n’a pas seulementété entachée d’erreurs funestes etcruelles, […] mais parce qu’à cetteapplication les chefs de l’ordre nou-veau ont sacrifié trop souvent, depropos délibéré, les plus hautesvaleurs morales : l’humanité, laliberté, et – la plus précieuse detoutes – la vérité. »7

II

Examinons à présent la questionde ladite scientificité des lois de lanature. En réponse à la premièrelettre ouverte de Rolland, Barbusseécrivait :

« Ce qui est fragile et aléatoire,

ce sont les hypothèses métaphy-siques qu’admet, sans s’en préoc-cuper d’avantage, la science expéri-mentale, mais non les rapportsconstants qu’elle fixe entre lesapparences. Quelle que soit la théo-rie qui prévaille sur la nature essen-tielle d’éléments comme l’espace, letemps ou la matière, la réalité deslois physiques ou chimiques n’enest pas entamée. »8

Nous pouvons retrouver uneidée semblable chez les partisansde l’éthique scientifique du positi-visme. Selon Brzozwski, ils firentreculer la pensée moderne jusqu’àl’époque de la philosophie antérieu-re au kantisme. Ils considéraient lefait naturel comme une expressiondirecte de la réalité, rejetant parcela l’idée principale de Kant, selonlaquelle le fait naturel n’apparaîtque comme le résultat d’une certai-ne transformation de la réalité parl’homme. La forme dans laquelle cefait se manifeste à l’observateurdépend de la position que l’individuchoisit par rapport à la réalité. Lemême fait apparaît, par exemple,de manière différente selon qu’onl’appréhende du point de vue de laphysique, de la chimie ou de la bio-logie. Les faits préétablis n’existentpas. Conformément aux mots deGoethe « Tout fait renferme déjàune théorie ». Rolland analysait lesarguments de Barbusse du point devue d’un kantiste, même s’il necitait pas le nom du philosophedans ses réponses. L’auteur deJean-Christophe s’accordait avecBarbusse que « ce qui est fragile etaléatoire, ce sont les hypothèsesmétaphysiques qu’admet la scienceexpérimentale, mais non les rap-ports constants qu’elle fixe entre lesapparences ». Il considérait, dansl’esprit de Kant, que l’homme peutconnaître uniquement les phé-nomènes qu’il perçoit selon ses pos-sibilités sensorielles, ce qui rend saconnaissance relative.

« Nous ne connaissons, grâce ànos sensations, que des rapports,que nous appelons phénomènes,car nous ne jugeons, nous ne per-cevons que par rapport à une cer-taine unité, base de comparaison,dont le choix indique à quelle échel-le d’observation nous nous plaçons.Ainsi, la science ne connaît que desfaits ; et cette connaissance, à uneéchelle donnée, est vraie. »9

7. R. Rolland, Première lettre ouverte de Romain Rolland à Henri Barbusse, «l’art libre», Bruxelles, 1922, cité dans le recueil Romain Rolland,Textes politiques, sociaux et philosophiques choisis, op. cit., p. 202.8. H. Barbusse, L’autre moitié du devoir, à propos du «Rollandisme», op. cit. p. 208.9. R. Rolland, Première lettre ouverte de Romain Rolland à Henri Barbusse, op. cit., p. 216.10. Ibidem.11. Ibidem, p. 217.12.. Ibidem, p. 217, 218.

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Toutefois les lois que l’hommedéduit des relations entre les faitsne sont pas des lois de la nature etne seront de ce fait jamais objec-tives. Afin de définir les lois com-mandant aux faits, l’homme doit sebaser sur des principes a prioriauquels ces lois vont s’appliquer etqui seront un garant de leur justes-se. Une telle conception nécessite lepassage à un certain niveau d’abs-traction.

« Mais vous semblez confondreces faits scientifiques avec des lois,en rapportant sur celles-ci la véritéde ceux-là. Déduire des faits uneloi, c’est superposer à un groupe defaits une construction abstraite qui,elle, dépend des hypothèses méta-physiques fondamentales. En effet,pour établir une loi, on fait abstrac-tion, dans un ensemble donné, decertains rapports, pour n’enconsidérer que certains autres. Etcette abstraction, qui n’est pas arbi-traire, qui est légitime, n’en est pasmoins une opération de notre cer-veau, qui se surajoute à la réa-lité. »10

Nous voyons ainsi pourquoiRomain Rolland n’était pas d’accordavec la suite de la pensée deBarbusse, selon laquelle « quelleque soit la théorie qui prévaille surla nature essentielle d’élémentscomme l’espace, le temps ou lamatière, la réalité des lois phy-siques ou chimiques n’en est pasentamée ». Or, ces lois n’existentpas dans la nature mais dans le cer-veau humain. Comme l’avaitdémontré Kant, la connaissancedépend des moyens de perceptionet des sens de l’individu. La scienceest donc relative et la connaissancene nous donne qu’une imageapproximative de la nature. Si l’onveut établir des lois objectives gou-vernant la nature, on part en réalitéd’hypothèses métaphysiques.

« Preuve en est que la loi de lagravitation et toutes les lois de laphysique énergétique ont été modi-fiées par les théories d’Einstein.Diriez-vous que cela ne touche pasà leur réalité ? – Mais qu’est-ce quela réalité des lois ? Il n’y a pas delois dans la nature. Elle ne nouslivre que des rapports entre lesfaits ; et la loi vient de nous, denous seuls. Si vous croyez que leslois naturelles ont une existenceconcrète, au livre de la nature, vous

êtes, Barbusse, un mystique sans lesavoir. »11

Par la suite, Romain Rolland atti-rait l’attention du lecteur sur l’in-adéquation fondamentale existantentre les sciences appliquées,notamment la sociologie, et lessciences exactes. Par cette idée ils’inscrivait dans la tradition de lapensée anti-positiviste, dont Ditheyétait considéré comme le « père ».Ce dernier mettait en effet l’accentsur la différence existant entre lessciences humaines et les sciencesnaturelles, et il regardait le systèmede Spencer comme une réelle fan-taisie scientifique. Rolland attiraitl’attention de Barbusse sur ce pro-blème :

« Ici, vous commencez par sau-ter, d’un bond, des sciences puresaux sciences appliquées. […]

Si les lois physiques ou chi-miques sont déjà très difficiles àappliquer aux être vivants isolés,comment les appliquera-t-on à descolonies de vivants, où l’élémentpsychologique joue un rôle énorme,que nous sommes encore dans l’in-capacité de déterminer ? On nepossède en sociologie que des loisde fréquence, approximations gros-sières. Et les seules lois mathéma-tiques que l’on puisse y appliquercouramment sont… celles du calculdes probabilités !

Nous sommes loin de la géomé-trie sociale !...

Je conclus, mon cher Barbusse,que vous êtes un homme de foi. »12

Il est important de noter queRolland traitait Barbusse de « mys-tique », d’ « homme de foi ». Il l’ex-pliquait par le fait que Barbusse,voulant justifier ses idéaux, se réfé-rait à leur prétendue scientificité.Or, ces lois scientifiques et indé-niables de la « géométrie sociale »dépendent en réalité d’hypothèsesde base que Barbusse avaitadoptées a priori et selon lesquellesil définissait toutes les lois. Un sem-blable procédé est visible dans lapolémique de Brzozowski avecSpencer. L’auteur des Flammesconsidérait le philosophe anglaiscomme un idéaliste, puisque ce der-nier ne sut justifier son idéal autre-ment que par la notion de bonheur.Or, le bonheur constitue justementcette hypothèse adoptée a priori,étant donné que rien, aucune loi dela nature ne prouve que le bonheur

est le but ultime de l’homme et saplus importante valeur.

III

Comme nous l’avons déjàremarqué, les partisans de l’éthiquescientifique déduisaient les valeursmorales généralement admises dela loi nécessaire gouvernant lesfaits. Cependant selon Brzozwski lavaleur ne pouvait pas êtreconsidérée au même niveau que lefait naturel. La valeur ne découlepas nécessairement des faits, elleest, de même que les lois scienti-fiques, une création de l’homme. Eneffet, la valeur constitue un certainidéal admis a priori par l’homme,comme imposé, vis-à-vis des faitsnaturels. L’homme perçoit ainsi lesfaits à travers cette valeur, et nonau contraire, la valeur à travers lesfaits. À l’éthique scientifiqueBrzozwski opposait l’éthique aprio-rique de Kant. Kant nous incite àchercher un principe transcendantde certitude morale, c’est-à-direune règle universelle, sur les basesde laquelle l’homme peut bâtir sonsystème d’éthique. À la différencede l’éthique « apriorique », l’éthiquescientifique ne se soucie pas detrouver un principe de certitudeéthique. Elle résout ce problème enintroduisant la notion de valeurcomprise en tant que telle, commele bonheur, dont il fut question plushaut. Le bonheur déduit des lois dela nature, identifié arbitrairement àune valeur absolue apparaît commela mesure de toute morale. Et toutmoyen permettant d’atteindre lebonheur constitue un impératifmoral. Autrement dit, tout moyenest bon pour atteindre le but, acondition d’être efficace.Brzozowski s’opposait fermement àune telle manière de penser :

« parmi nombre de moyensconduisant à la réalisation d’unevaleur, n’est pas toujours considérécomme juste celui qui, d’un point devue purement technique de viséepratique, serait le meilleur. »13

Selon le penseur polonais,Spencer qui identifie la valeurmorale à tout autre but de l’hommene s’aperçoit pas que « lors de laréalisation d’une valeur, c’est leprocessus même de sa réalisationqui doit déjà être sa réalisation, queles moyens sont ici étroitement liésau but plus que dans tout autrecas »14. Autrement dit, Brzozowski

13. S. Brzozowski, Kultura i Życie, op. cit., p. 267.14. Ibidem, p. 268.15. H. Barbusse, L’autre moitié du devoir, à propos du «Rollandisme», op. cit. p. 198.16. R. Rolland, Première lettre ouverte de Romain Rolland à Henri Barbusse, op. cit., p. 203. 17. S. Brzozowski, Kultura i Życie, op. cit., p. 270.18. R. Rolland, Première lettre ouverte de Romain Rolland à Henri Barbusse, op. cit., p. 205.19. S. Brzozowski, Kultura i Życie, op. cit., p. 271.

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s’opposait à la règle selon laquellela fin justifierait les moyens. Laquestion de la relation entremoyens et fin fut également sou-levée par Rolland et Barbusse àl’occasion d’un problème historiqueconcret, à savoir la révolution. Lesdeux auteurs s’opposaient sur laquestion de la nécessité de l’emploide la violence dans la lutte révolu-tionnaire. Partant de la même posi-tion théorique que Spencer,Barbusse justifiait l’emploi de laviolence au nom de l’efficacité,remarquant au passage que la posi-tion de Rolland était celle d’unmoraliste et non celle d’un politi-cien :

« La violence, ou plutôt lacontrainte, car il n’y a pas lieu dedonner d’avance la forme la plustragique à cette indispensable priseen possession du pouvoir par lesvictimes et les exploités, hors desmains des usurpateurs actuels, estpar elle-même un élément neutre.On ne peut la qualifier en bien ou enmal que selon l’usage qu’on en fait.[…]

Son intervention n’est, à touségards, dans l’ensemble de laconception sociale révolutionnaire[…] qu’un détail et qu’un détail pro-visoire. »15

La pensée de Barbusse estempreinte d’un relativisme moral,que l’on retrouve d’ailleurs dans l’é-thique de Spencer, comme danstoute éthique scientifique. Aussibien Rolland que Brzozowski repro-chaient à leurs « interlocuteurs » lerelativisme. Citons la réponse deRolland à Barbusse :

« C’est en ce sens que j’ai écrit,dans Clérambault – (et je le penseplus que jamais) : - Il n’est pas vraique la fin justifie les moyens. Lesmoyens sont encore plus impor-tants au vrai progrès que la fin… –Car la fin (si rarement atteinte, ettoujours incomplètement) ne modi-fie que les rapports extérieurs entreles hommes. Mais les moyensmodèlent l’esprit de l’homme, ouselon le rythme de la justice, ouselon le rythme de la violence. Et sic’est selon ce dernier, aucune formede gouvernement n’empêcheral’oppression des faibles par lesforts.

C’est pourquoi je regardecomme essentiel de défendre lesvaleurs morales, et plus encorepeut-être dans une Révolutionqu’en temps ordinaire. Car lesRévolutions sont l’âge de la mue, oùl’esprit des peuples est plus apte àchanger. »16

Ajoutons qu’un compte renducritique de Clérambault (1920)

dans « Clarté » finit par éloignerdéfinitivement Romain Rolland dugroupe de Barbusse.

Dans les propos de Rolland, citésci-dessus, apparaissent deux idées,sur lesquelles il serait important des’arrêter. Tout d’abord, l’auteurnotait que « la fin est rarementatteinte et toujours incomplète-ment ». Une semblable idée futdéveloppée par Brzozowski lorsqu’ilreconnaissait que le but de l’hommen’était pas le bonheur en tant quetel mais sa quête. Si nous considé-rons cette quête comme un moyenmenant à une fin, il s’avère que lemoyen est plus important que la finelle-même. De plus, remarquaitBrzozowski, l’homme appelle bon-heur la réalisation de ses valeurs.Cette considération se réfère demême à l’éthique de la vie sociale.Les hommes ne tendent pas uni-quement à s’adapter à un régimepolitique mais à la réalisation decertaines valeurs qui doivent êtreprésentes dans ce régime. Il s’agitici surtout de « valeurs qui doiventêtre sauvegardées dans tous pro-cessus et toutes transforma-tions »17. Cette remarque nousconduit à la seconde idée importan-te de Romain Rolland, sa convictionselon laquelle il est nécessaire dedéfendre les valeurs morales lors dela mise en place de tout nouveaurégime, surtout lorsqu’elle s’opèreau moyen d’une révolution. Dans salettre à Barbusse, il notait qu’uneRévolution qui néglige les valeursmorales « est condamnée, tôt outard, à bien plus qu’à la défaitematérielle : - à l’écroulementmoral »18. Une telle déchéancemenace le communisme, dont l’au-teur prévoyait le déclin imminent.

Dans le même état d’espritBrzozowski affirmait qu’il étaitessentiel de transformer tout régi-me du point de vue des valeurs,« sans la réalisation desquelles toutbonheur est une déchéance mora-le »19. Sur ce plan les chemins desdeux idéalistes se rejoignent.

La lutte contre l’éthique scienti-fique n’est pas une chose nouvelle,et chez Brzozwski elle constituait enpartie une réaction contre le positi-visme et le matérialisme historique.La discussion entre Rolland etBarbusse dans laquelle les deuxauteurs débattaient de la questionde l’éthique scientifique en relationà un problème historique concret,ne trouva aucune solution, les deuxécrivains n’étant pas parvenus à unaccord. Ils ne faisaient que répéterles arguments qu’ils avaientexposés au début de leur polé-mique. Leur entente semblait

impossible comme l’est toute tenta-tive de conciliation de la politiqueavec la morale.

Rolland et Brzozowski conce-vaient le marxisme comme uneidéologie qui péchait par excès dedogmatisme, et qui ignorait ladiversité de la vie. Brzozowskis’intéressait à la pensée théoriquede Marx bien d’avantage queRolland, les deux écrivains ayantdécouvert cette pensée à peu prèsau même moment (dans les années90 du XIX ème siècle). Les deuxauteurs s’intéressaient à l’aspectphilosophique de la pensée marxis-te, non à la notion pratique de luttedes classes. À la fois Brzozowski etRolland n’étaient pas des hommesd’action, il étaient des penseursvoire plus, des idéalistes. Ils avaientbesoin de foi pour vivre, d’où lasimilitude de leurs positions dans lapolémique. Ils y défendaient lesvaleurs absolues, la vérité, l’huma-nité, sans lesquelles tout régimesocial est voué à l’échec. Il est vraique Rolland s’est ultérieurementdétaché de cette position afin des’engager aux côtés de la révolutionrusse dans les années 30, mais ledéveloppement futur des événe-ment le força à porter un regard cri-tique sur cet engagement et àreconnaître son erreur. Malgré ceshésitations il était, jusqu’à la fin desa vie fidèle aux idéaux énoncéslors de sa polémique avecBarbusse. Dans ses mémoires, ilreconnut, comme en guise de justi-fication, qu’en tant qu’idéaliste iln’aurait pas dû se mêler à la poli-tique, car il en était toujours ladupe.

À la fin de leurs vies, aussi bienRolland que Brzozowski se tournè-rent vers la religion, montrant parcela leur profond besoin de foi, quiles accompagnait infailliblementtout au long de leur vie, étant à labase de leur idéalisme et peut-êtreaussi de certaines de leurs erreurs.En dépit de toutes les différencesqui les séparaient, nous pouvonsreconnaître que les voies spiri-tuelles des deux artistes s’achemi-naient vers la même direction.

Article paru en 2006 dans Przeglad

Literacko-filozoficzny. Traduction

française d’Anna Sieroszewska-

Kwiatek , en juin 2010, pour les

Cahiers de Brèves.

* Anna Sieroszewska-Kwiatek estdocteur en littérature comparée de

l’Université de Varsovie.