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Les coups de cœur de la planète Rubrique dirigée par Delphine Veaudor 101 PÉRISCOPE Jaron Lanier, Who Owns the Future? (« À qui appartient l’avenir ? »), Simon & Schuster, 2013. C eux qui ont lu le dernier livre de l’Américain Jaron Lanier s’accordent sur un point : si l’auteur a un talent, ce n’est pas l’écriture. Par bonheur, son style décousu n’occulte pas le fond de sa pensée. De l’avis général, Who Owns the Future ? est une contribution importante à l’analyse de la société de l’information. Par « information », Lanier entend « toute contribution intellectuelle, artistique ou pra- tique apportée de façon consciente à la production de biens, de services ou d’œuvres culturelles, mais aussi les don- nées que nous semons sans nous en apercevoir par le simple fait d’exposer certains de nos comportements et habitudes de consommation », rapporte Lau- rence Scott dans le Guardian. Une fois agrégées et synthéti- sées, ces informations ont une valeur marchande considérable. Comme le rappelle Evan Hughes dans le New Republic, « si Facebook et Google valent quelque chose, c’est parce que des milliards d’entre nous ont entré des données dans leur ordinateur, sans contrepartie ». Et c’est bien le problème : pour- quoi, interroge Lanier, partici- perions-nous chaque jour à la production d’une valeur ajoutée aussi importante sans en retirer le moindre bénéfice ? Les systèmes toujours plus com- plexes conçus par une poignée de petits génies de l’informa- tique seraient, de surcroît, en passe de se substituer aux savoir-faire humains que nous les laissons exploiter gratuite- ment. Hughes donne en exemple le service de traduction en ligne de Google : « En lisant un texte traduit par ce biais, on peut avoir l’impression qu’un robot a fait tout le travail de façon imparfaite, certes, mais tout de même impressionnante. Alors qu’en réalité les serveurs de Google ont assemblé une énorme quantité de traductions d’origine humaine et les ont mises en corrélation automa- tique avec le texte en question. Google Traduction n’est donc rien d’autre que la somme robo- tisée d’une intelligence humaine et d’un travail qualifié. » Pour Lanier, le même schéma d’auto- matisation risque de s’appliquer demain, de façon bien plus sophistiquée, à des domaines comme la médecine ou le trans- port. Et cette dévalorisation pro- gressive du travail au profit de quelques monopoles conduira, à terme, à la mort de la classe moyenne. Parce qu’il n’émane pas d’un auteur réfractaire par principe aux nouvelles technologies, le constat fait mouche. Informati- cien de métier, Lanier passe en effet pour l’un des gourous de la Silicon Valley, un pionnier de la « réalité virtuelle ». Ce geek à dreadlocks, passionné par les instruments de musique anciens, a notamment travaillé à la mise au point d’un périphé- rique permettant de jouer à des jeux vidéo sans manette. Aujourd’hui employé par l’unité de recherche de Microsoft (l’un des géants qu’il dénonce), Lanier l’admet sans mal : « J’ai aidé à formuler bon nombre des idées que je critique aujourd’hui. » Et, de fait, l’homme n’a rien d’un luddite irrévocablement opposé à la machine. Au contraire. Là où la technologie crée des dis- torsions, il plaide pour encore plus de technologie. Lanier pré- conise notamment de concevoir un système généralisé de « nano-paiements » : chaque internaute posséderait une « identité numérique univer- selle » afin d’être automatique- ment rémunéré chaque fois qu’une entreprise vendrait ou utiliserait ses données person- nelles. De même, il toucherait des « micro-royalties » pour toute contribution, directe ou non, à l’amélioration d’un ser- vice en ligne. « Un couple se forme sur un site de rencontre, écrit Scott. Leur union se révèle durable. Dans l’économie de compensation imaginée par Lanier, si, trente ans plus tard, un nouveau couple devait se for- mer sur la base de certaines sta- tistiques de compatibilité fournies par le premier, alors celui-ci devrait toucher un dédommagement. » Abstraction faite des problèmes éthiques qu’il ne manquerait pas de poser (en termes notamment de confidentialité et de respect de la vie privée), la faisabilité d’un tel système est douteuse, de l’aveu même de Lanier. Mais, face au vide de la pensée dans ce domaine, il a au moins le mérite de « proposer quelque chose », estime Hughes. INTERNET REND-IL PAUVRE ? Jaron Lanier, héraut de la Silicon Valley devenu pourfendeur des utopies numériques, en est persuadé : Internet est en train de tuer le travail. LA MÉMOIRE RETROUVÉE DES DÉSERTEURS Charles Glass, The Deserters: A Hidden Story of World War II (« Les déserteurs : une histoire cachée de la Seconde Guerre mondiale »), Penguin Press, 2013. Le 31 janvier 1945, Eddie Slovik, 25 ans, était passé par les armes dans un petit village d’Alsace. Il resterait dans l’histoire comme l’unique soldat américain fusillé pour désertion au cours de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les combats entraient dans leur phase finale en Europe, il s’agissait pour l’état-major de faire un exemple afin de pallier le risque de défections massives. Cette réalité est longtemps restée taboue dans le monde anglo- saxon, tant elle écorne le mythe du soldat héroïque et de la « Greatest Generation » améri- caine. D’après l’ancien correspon- dant de guerre Charles Glass, environ 50 000 Américains et 100 000 Britanniques ont été enregistrés comme déserteurs à un moment ou un autre du conflit, le phénomène se canton- nant pour l’essentiel aux fronts d’Europe et d’Afrique du Nord (dans le Pacifique, il n’y avait le plus souvent nulle part où se réfugier). Comme le souligne le Washington Post, le sous-titre de l’ouvrage de Glass (« Une histoire cachée de la Seconde Guerre mondiale ») est quelque peu trompeur : « Davan- tage qu’un tableau d’ensemble, il développe le cas de trois hommes qui ont quitté leur unité, et ont dû en assumer les consé- quences. » Parmi eux, le sergent Whitehead, originaire d’un coin miséreux du Tennessee, était mû par des préoccupations essentiel- lement pécuniaires. Ayant survécu au Débarquement et à la bataille de Normandie, il prit la tangente L’auteur plaide pour la rémunération de l’internaute chaque fois qu’une entreprise vend ou utilise ses données. N o 47 | OCTOBRE 2013

Rubrique Périscope, Books n°47 (octobre)

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Les coups de cœur de la planèteRubrique dirigée par Delphine Veaudor

101PÉRISCOPE

Jaron Lanier, Who Owns the Future?

(« À qui appartient l’avenir ? »),

Simon & Schuster, 2013.

Ceux qui ont lu le dernier livre de l’Américain Jaron

Lanier s’accordent sur un point : si l’auteur a un talent, ce n’est pas l’écriture. Par bonheur, son style décousu n’occulte pas le fond de sa pensée. De l’avis général, Who Owns the Future ? est une contribution importante à l’analyse de la société de l’information. Par « information », Lanier entend « toute contribution intellectuelle, artistique ou pra-tique apportée de façon consciente à la production de biens, de services ou d’œuvres

culturelles, mais aussi les don-nées que nous semons sans nous en apercevoir par le simple fait d’exposer certains de nos comportements et habitudes de consommation », rapporte Lau-rence Scott dans le Guardian. Une fois agrégées et synthéti-sées, ces informations ont une valeur marchande considérable. Comme le rappelle Evan Hughes dans le New Republic, « si Facebook et Google valent quelque chose, c’est parce que des milliards d’entre nous ont entré des données dans leur ordinateur, sans contrepartie ».

Et c’est bien le problème : pour-quoi, interroge Lanier, partici-perions-nous chaque jour à la production d’une valeur ajoutée aussi importante sans en retirer le moindre bénéfi ce ? Les systèmes toujours plus com-plexes conçus par une poignée de petits génies de l’informa-tique seraient, de surcroît, en passe de se substituer aux savoir-faire humains que nous les laissons exploiter gratuite-ment. Hughes donne en exemple le service de traduction en ligne de Google : « En lisant un texte traduit par ce biais, on peut avoir l’impression qu’un robot a fait tout le travail de façon imparfaite, certes, mais tout de même impressionnante. Alors qu’en réalité les serveurs de Google ont assemblé une énorme quantité de traductions d’origine humaine et les ont mises en corrélation automa-tique avec le texte en question. Google Traduction n’est donc rien d’autre que la somme robo-tisée d’une intelligence humaine

et d’un travail qualifi é. » Pour Lanier, le même schéma d’auto-matisation risque de s’appliquer demain, de façon bien plus sophistiquée, à des domaines comme la médecine ou le trans-port. Et cette dévalorisation pro-gressive du travail au profi t de quelques monopoles conduira, à terme, à la mort de la classe moyenne. Parce qu’il n’émane pas d’un auteur réfractaire par principe aux nouvelles technologies, le constat fait mouche. Informati-cien de métier, Lanier passe en effet pour l’un des gourous de la

Silicon Valley, un pionnier de la « réalité virtuelle ». Ce geek à dreadlocks, passionné par les instruments de musique anciens, a notamment travaillé à la mise au point d’un périphé-rique permettant de jouer à des jeux vidéo sans manette. Aujourd’hui employé par l’unité de recherche de Microsoft (l’un des géants qu’il dénonce), Lanier l’admet sans mal : « J’ai aidé à formuler bon nombre des idées que je critique aujourd’hui. »Et, de fait, l’homme n’a rien d’un luddite irrévocablement opposé à la machine. Au contraire. Là où la technologie crée des dis-torsions, il plaide pour encore plus de technologie. Lanier pré-conise notamment de concevoir un système généralisé de « nano-paiements » : chaque internaute posséderait une « identité numérique univer-selle » afi n d’être automatique-ment rémunéré chaque fois qu’une entreprise vendrait ou utiliserait ses données person-nelles. De même, il toucherait des « micro-royalties » pour toute contribution, directe ou non, à l’amélioration d’un ser-vice en ligne. « Un couple se forme sur un site de rencontre, écrit Scott. Leur union se révèle durable. Dans l’économie de compensation imaginée par Lanier, si, trente ans plus tard, un nouveau couple devait se for-mer sur la base de certaines sta-tistiques de compatibilité fournies par le premier, alors celui-ci devrait toucher un dédommagement. » Abstraction faite des problèmes éthiques qu’il ne manquerait pas de poser (en termes notamment de confi dentialité et de respect de la vie privée), la faisabilité d’un tel système est douteuse, de l’aveu même de Lanier. Mais, face au vide de la pensée dans ce domaine, il a au moins le mérite de « proposer quelque chose », estime Hughes.

INTERNET REND-IL PAUVRE ?Jaron Lanier, héraut de la Silicon Valley devenu pourfendeur des utopies numériques, en est persuadé : Internet est en train de tuer le travail.

LA MÉMOIRE RETROUVÉE DES DÉSERTEURS

Charles Glass, The Deserters: A

Hidden Story of World War II

(« Les déserteurs : une histoire

cachée de la Seconde Guerre

mondiale »), Penguin Press,

2013.

Le 31 janvier 1945, Eddie Slovik, 25 ans, était passé par les armes dans un petit village d’Alsace. Il resterait dans l’histoire comme l’unique soldat américain fusillé pour désertion au cours de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les combats entraient dans leur phase finale en Europe, il s’agissait pour l’état-major de faire un exemple afi n de pallier le risque de défections massives. Cette réalité est longtemps restée taboue dans le monde anglo-saxon, tant elle écorne le mythe du soldat héroïque et de la « Greatest Generation » améri-caine. D’après l’ancien correspon-dant de guerre Charles Glass, environ 50  000 Américains et 100  000 Britanniques ont été enregistrés comme déserteurs à un moment ou un autre du confl it, le phénomène se canton-nant pour l’essentiel aux fronts d’Europe et d’Afrique du Nord (dans le Pacifi que, il n’y avait le plus souvent nulle part où se réfugier). Comme le souligne le Washington Post, le sous-titre de l’ouvrage de Glass (« Une histoire cachée de la Seconde Guerre mondiale ») est quelque peu trompeur : « Davan-tage qu’un tableau d’ensemble, il développe le cas de trois hommes qui ont quitté leur unité, et ont dû en assumer les consé-quences. » Parmi eux, le sergent Whitehead, originaire d’un coin miséreux du Tennessee, était mû par des préoccupations essentiel-lement pécuniaires. Ayant survécu au Débarquement et à la bataille de Normandie, il prit la tangente

L’auteur plaide pour la rémunération de l’internaute chaque fois qu’une entreprise vend ou utilise ses données.

No 47 | OCTOBRE 2013

Page 2: Rubrique Périscope, Books n°47 (octobre)

Les coups de cœur de la planète

dument extra-vierges qui sont en réalité des jus de mauvaise qua-lité venus d’Espagne ou de Tuni-sie ; des tomates pelées d’origine italienne qui, pour les trois quarts, ne proviennent pas d’Italie ; et même de la Mozzarella di Bufala fabriquée avec du lait venu d’Inde. » 

COLOMBO-TORONTO, ET RETOUR

Shyam Selvadurai The Hungry

Ghosts (« Les fantômes

affamés »), Doubleday Canada,

2013.

L’histoire du Sri Lanka, où il est né, irrigue toute l’œuvre du romancier canadien Shyam Selva-durai1. Son dernier opus, paru sous le titre The Hungry Ghosts, ne fait pas exception. Shivan, son narrateur, a fui la montée des vio-lences entre la minorité tamoule et la majorité cinghalaise dans les années 1980. Né (comme Selva-durai) d’un père tamoul et d’une mère cinghalaise, le jeune homme est déchiré entre « des loyautés confl ictuelles », relève Hasanthika Sirisena dans le Globe and Mail. Ville rêvée, Toronto se révèle être à la fois un lieu d’épa-nouissement et le berceau de nouveaux tourments. Là, Shivan peut vivre son homosexualité au grand jour, sans crainte de repré-sailles. Mais il se heurte à des pré-jugés latents, pernicieux, qui le renvoient à ses origines : ainsi que le rapporte la critique, «  il soupçonne ses amants canadiens de voir en lui un “autre exotique”, d’être plus attirés par la diff érence ethnique qu’il incarne que par le désir de nouer une véritable rela-tion ». L’un d’eux va jusqu’à le supplier, pour pimenter leurs jeux sexuels, de bien vouloir revêtir un pagne et un turban… Prolongeant cette réfl exion sur les identités confl ictuelles, le thème du retour est aussi abordé dans ce roman d’immigration qui « explore de

façon inoubliable la façon dont les aspirations individuelles inter-agissent avec la tragédie natio-nale », souligne Sirisena. 

1| En français, ont été traduits (chez Robert Laff ont) Jardins de cannelle et Drôle de garçon (éditions épuisées à ce jour).

BOMBAY, LA VILLE CINÉMA

Madhusree Dutta (dir.), dates.

sites: Project Cinema City (« dates.

lieux : le projet Ville Cinéma »),

Tulika Books, 2012.

«  Une réalisation extraordi-naire » ; « un graphisme somp-tueux  ». Ce beau livre intitulé dates.sites a manifestement impressionné le critique Baradwaj Rangan, dans The Hindu. Ne taris-sant pas d’éloge à son sujet, il décrit dans les pages du quotidien un objet « insolite », conçu par un collectif d’artistes et de chercheurs comme un hommage à Bombay – un portrait intime de la ville « par le prisme de son institution la plus chère : le cinéma ». Sur chaque page, fragments de textes et éléments visuels (collages de timbres, de calendriers anciens, de réclames publicitaires) se mêlent pour former une vaste frise. Ensemble, ils éclairent des bribes de l’histoire de la méga-pole. Où l’on apprend que la durée des fi lms de Bollywood fut autoritairement limitée en 1942, la bobine étant réquisitionnée pour les besoins de la propagande britannique (chaque film ne devait pas dépasser 3 352 m) ; et que la prohibition instaurée en 1949 (toujours en vigueur de manière très relâchée) eut un eff et assez inattendu sur les géné-riques : comme un pied de nez à cette législation puritaine, de nombreux acteurs ont en effet choisi de prendre des noms d’al-cool (comme par exemple John-nie Walker), rendant la boisson omniprésente sur les écrans ! 

pour Paris et se reconvertit en tra-fi quant. En eff et, souligne le Guar-dian, « à la fi n du confl it, des villes comme Londres, Paris ou Naples grouillaient de déserteurs souvent recrutés par des gangs afin de voler des armes et de les revendre ». Les deux autres his-toires, qui disent le traumatisme et le dégoût de la guerre (l’un des hommes cités avait vu ses cama-rades dépouiller les cadavres de soldats amis), posent en creux la question de ceux qui sont restés. Devant tant d’atrocités, « le plus stupéfiant n’est pas que tant d’hommes aient fui, mais plutôt qu’ils n’aient pas été plus nom-breux à le faire  », souligne Glass. 

MAIS QUI SONT DONC LES BAVAROIS ?

Brigitte Haas-Gebhard, Die

Baiuvaren. Archäologie und

Geschichte (« Les Bavarii.

Archéologie et histoire »),

Friedrich Pustet, 2013.

Cela peut surprendre, mais la question de l’origine des Bavarois a donné lieu à des spéculations sans fin au cours des siècles. Aujourd’hui encore, les réponses restent très lacunaires. Une seule hypothèse est à peu près défi niti-vement écartée : celle qui faisait d’un roi mythique – Alemanus Hercules – l’ancêtre de tous les Bavarois… La réalité est, on s’en doute, plus complexe. « Au haut Moyen Âge apparaît dans les chroniques une tribu dont il n’avait jamais été question jusqu’alors : les Baibari, Baioarii, Beiere (le nom exact diff ère selon les sources) », écrit Rudolf Neu-maier dans le Süddeutsche Zei-tung. Ces mentions sont le fait d’auteurs étrangers, comme saint Venance Fortunat, évêque de Poi-tiers au VIe siècle, et restent suffi -samment vagues pour que « chaque hypothèse ait déjà été réfutée vingt fois, poursuit Neu-

À LA RENCONTRE DU GORILLE

Monte Reel, Between Man and

Beast (« Entre l’homme et la

bête »), Doubleday, 2013.

Singulier destin qui celui de Paul Du Chaillu  : fils d’un marchand français installé au Gabon, il fut, au milieu du XIXe siècle, « le premier non-Africain à observer un gorille en liberté », écrit Matthew Hutson dans le Wall Street Journal. Instruit par des missionnaires américains, le jeune homme partit dans un premier temps enseigner le fran-çais aux États-Unis. Lorsqu’il revint en Afrique, il avait une mission : collecter des spécimens d’oiseaux pour l’Académie des sciences de Philadelphie. Du Chaillu en profi ta pour se mettre en quête d’un singe mystérieux et eff rayant, dont il avait pu observer un crâne chez les missionnaires. Après des mois d’expédition périlleuse, il rentrait en Amérique avec en sa possession une vingtaine de peaux de gorilles. Sa découverte n’intéressa d’abord personne  : l’Académie ne prit même pas la peine de lui rembour-ser ses frais ; et lorsqu’il exposa ses « monstres » sur Broadway, Du Chaillu fut éclipsé par le célèbre imprésario P.  T. Barnum, dont l’une des « créatures » en vogue (un homme noir au crâne dif-forme) passionnait bien davantage les foules de New-Yorkais. (Lire aussi « Les années freak », p. 86.) La célébrité advint au bout de quelques années, lorsque Du Chaillu fut invité à présenter ses singes à Londres devant le gratin de la science anglaise. Darwin ne se trouvait pas dans l’assistance, mais ses thèses étaient dans tous les esprits (L’Origine des espèces avait été publié deux ans plus tôt, en 1859). De par leur apparence étrangement humaine, les gorilles ne pouvaient que « sug-gérer des idées hérétiques à pro-pos des origines et de la nature de l’homme », souligne David

maier. Au point que les historiens en perdent leur latin ». Dans un livre salué par le critique, l’archéo-logue Brigitte Haas-Gebhard entreprend de résoudre l’énigme en faisant appel aux méthodes de la science moderne. Sa conclu-sion, analyses radiologiques, iso-topiques et ADN (d’ossements) à l’appui, est la suivante  : à un noyau romain tardif se sont agré-gées diverses peuplades venues d’Asie centrale (les Huns notam-ment), d’Europe de l’Est et du nord de l’Allemagne, dont a résul-té le groupe multiethnique que l’on nomme aujourd’hui les Bava-rois. Cela bat évidemment en brèche les thèses des « bavarolo-gues  » du XXe siècle (et de quelques hommes politiques contemporains), qui préféraient, eux, y voir une race pure. 

NOT MADE IN ITALY

Mara Monti et Luca Ponzi, Cibo

criminale (« Nourriture

criminelle »), Newton Compton

Editori, 2013.

Au rayon des scandales alimen-taires, on ne trouve pas unique-ment des lasagnes à la viande de cheval ou du lait chinois frelaté. Les journalistes Mara Monti et Luca Ponzi ont enquêté sur le vaste marché des produits fausse-ment étiquetés «  Made in Ita-ly ». Selon eux, le détournement des labels de qualité dans la Péninsule rapporterait environ 12,5 milliards d’euros par an à l’« agro-mafi a », sur un marché total estimé à 60 milliards. Comme le souligne Giuseppe Ceretti dans Il Sole 24 Ore, la mul-tiplication des intermédiaires au sein de la fi lière favorise l’intru-sion des organisations criminelles. « Nous avons ajouté un couvert à la table, et c’est la mafi a qui s’y est assise  », résume  Ceretti. Résultat, selon La Repubblica  : «  Nous  retrouvons dans nos assiettes des huiles d’olive préten-

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Les coups de cœur de la planète

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Juan Gelman, Poesía reunida

(« Poésie réunie »), Seix Barral,

2012.

À 83 ans, Juan Gelman a écrit plus de mille trois cents pages de poèmes, aujourd’hui réunis dans une édition unique. Depuis ses vers de jeunesse jusqu’aux recueils les plus récents, en pas-sant par le superbe Vers le Sud (Hacia el Sur, 1982) – des poèmes sur la dictature argentine que tra-duisent ce mois-ci les éditions Gal-limard –, tout y est. Ou presque. Car le titre de cette somme le dit bien : il s’agit de poèmes « réu-nis », pas encore, d’œuvres com-plètes  ! «  Par le fait même d’exister, la poésie est une forme de résistance », déclare l’auteur infatigable dans un entretien à El País. Et lui compte bien encore se faire entendre.Fils d’émigrés juifs ukrainiens, né en 1930 dans un quartier popu-laire de Buenos Aires, Gelman intègre, dès le coup d’État de 1966, les Forces armées révolu-tionnaires (FAR), la rébellion gué-variste. Dix ans plus tard, sous la dictature militaire de Jorge Videla, il rejoint cette fois la guérilla péro-niste des Montoneros, avec laquelle il prendra assez rapide-ment ses distances. Chargé de dénoncer, à l’étranger, les viola-tions des droits de l’homme com-mises par le régime, Gelman vit en exil : Rome, Madrid, Paris, Mana-gua, New York, Mexico. Pendant ces années de convulsions poli-tiques, comme happé par l’his-toire, l’homme de lettres, dont les

LES MOTS RESCAPÉS DE LA DICTATURETémoin meurtri du régime militaire argentin, le poète Juan Gelman rend leur dignité aux « mots mutilés sur le champ de bataille de l’histoire ».

enfants sont enlevés en 1976 – son fi ls et sa belle-fi lle (enceinte de sept mois) fi gurent parmi les 30  000 disparus –, cesse de publier des vers. La voix du poète le cède à celle de l’opposant, jusqu’à ce que paraisse enfi n, en 1980, Hechos y relaciones (« Faits et relations », non traduit), pre-mier d’une longue série de recueils.« Entrer dans ces poèmes, rap-porte Rodolfo Edwards dans le quotidien Clarín, c’est, aujourd’hui comme hier, l’occasion de com-prendre l’Argentine, sa nature propre, sa métaphysique, ses confl its non résolus. Dans l’œuvre de Gelman, les mots sont suspen-dus dans un temps dont seule la poésie peut parler, un temps par-delà le temps, qui rend présent le passé, reconstruit les faits, recons-titue les corps, les lieux, les mor-ceaux de ce qui a volé en éclats. » « La violence qui s’est déchaînée pendant la dictature n’a pas seu-lement brisé des vies, poursuit le critique, elle a aussi blessé le lan-gage. Gelman, prix Cervantès 2007 [la plus importante récom-pense littéraire du monde hispa-nique], ramasse sur le champ de bataille de l’histoire les mots muti-lés pour leur rendre la dignité de la beauté. » L’écrivain, cependant, prend bien soin de ne pas laisser l’idéologie contaminer le fait poé-tique. « Jamais il n’a assujetti ses recherches esthétiques à ses prises de position morales et poli-tiques », précise le poète mexicain José Ángel Leyva dans La Jornada.Confianzas, l’un de ses plus célèbres textes, s’achève sur ces mots : « “avec ce poème tu ne prendras pas le pouvoir” dit-il / “avec ces vers tu ne feras pas la Révolution” dit-il / “même avec des milliers de vers tu ne feras pas la Révolution” dit-il / puis il s’as-soit à la table, et écrit. » 

Quammen dans le New York Times. C’est ainsi que l’apprenti explorateur se trouva mêlé à la plus grande querelle scientifi que de son temps : les pro-Darwin voyaient là le «  chaînon man-quant  » entre le singe et l’homme qui confi rmait la jus-tesse de sa théorie ; les « anti » se prévalaient de différences dans l’anatomie du cerveau pour la disqualifi er. Après avoir lu la biographie de cet homme aux mille vies – il fut aussi auteur de livres pour enfants et spécialiste de mythologie nordique, « on est étonné que Hollywood ne se soit pas encore intéressé à lui  », relève Hutson. 

LA VIE RÊVÉE DES APPALACHES

Scott McClanahan, Crapalachia: A

Biography of Place (« Crapalachia :

biographie d’un lieu »), Two Dollar

Radio, 2013.

Publié chez un petit éditeur de l’Ohio sous la signature d’un quasi-inconnu, Crapalachia partait avec certains handicaps (le pire étant son « aff reuse couverture », sou-ligne malicieusement un critique du Washington Post). La singula-rité de sa langue et de son regard aura pourtant permis à son auteur, Scott McClanahan, de se tailler un joli succès d’estime dans la presse américaine. Plusieurs critiques ont salué ce livre qui entend donner une autre version de la terre où McClanahan a grandi : la Virginie-Occidentale, un État à la réputa-tion sinistre, à l’économie ravagée et aux bourgades perdues au milieu des Appalaches. Tournant le dos au misérabilisme qui carac-térise selon lui la production litté-raire locale, l’écrivain raconte ses amis et sa famille, au premier rang desquels la grand-mère Ruby et son inoubliable recette de poulet, sans oublier l’oncle Nathan, para-lysé, à qui le jeune Scott donnait de la bière par son tube d’alimen-

tation… « Comme tous les grands écrivains du Sud américain, com-mente Allison Glock dans le New York Times, McClanahan puise dans les malheurs matière à comé-die. On rit lorsque le chat de la maison a la tête arrachée par un chien. Et on rit aussi lorsque sa grand-mère essaie de lui faire prendre en photo des cadavres. » Mémoires poétiques, peut-être inventés (McClanahan se targue de jouer avec les frontières de réa-lité et de la fi ction), Crapalachia «  n’est pas un livre que l’on savoure, écrit Glock. C’est un livre que l’on inhale ». 

MOURIR DE MANGER

Lionel Shriver, Big Brother, Harper

Collins, 2013.

« Traditionnellement, chez Lionel Shriver, l’eff ondrement moral des personnages est représenté par leur manque de discipline corpo-relle », relève Christine Smallwood dans le New Yorker. Dans le cas d’Edison, le héros pathétique de son dernier roman, le relâchement est tel qu’il en paraît presque gro-tesque. Edison a pris du poids… énormément de poids. À sa des-cente de l’avion, après plusieurs années de séparation, sa propre sœur (Pandora) peine à le recon-naître. Pianiste de jazz naguère mince et séduisant, l’homme pèse à présent 175 kilos. Il n’a plus aucune activité, ni professionnelle, ni sociale, ni sexuelle. Christine Smallwood voit en lui le double à peine déguisé du frère de la romancière, décédé des consé-quences de son obésité. « Big Bro-ther explore la possibilité que ce frère ait pu être sauvé », analyse-t-elle. En guise de cure, Pandora propose à Edison de suivre en même temps que lui un régime liquide à base de protéines en poudre et de thé. Un appartement est loué spécialement à cet eff et, qui contribuera à la naissance d’une obsession (celle du jeûne)

aussi puissante que l’était aupara-vant le désir de manger. Ainsi Shri-ver – l’auteur, entre autres, de Il faut qu’on parle de Kevin et de La Double Vie d’Irina – poursuit-elle son exploration de la notion de contrôle ; contrôle de soi, du cours de sa vie, de son corps, dont l’ab-sence tue, mais dont l’excès engendre «  une autre forme d’anarchie ».  

UNE PART D’ENFANCE

Neil Gaiman, The Ocean at the End

of the Lane (« L’océan au bout du

chemin »), Headline, 2013.

«  Je me rappelle mon enfance avec acuité. Je savais des choses terribles. Mais je savais aussi que je ne devais pas le laisser deviner aux adultes. Cela les aurait eff rayés. » Cette citation du dessi-nateur américain Maurice Sendak, placée en exergue de The Ocean at the End of the Line, ne pouvait mieux éclairer le propos de Neil Gaiman. Habitué des rayons jeu-nesse, l’auteur britannique fait un retour remarqué à la littérature « pour adultes », qu’il avait délais-sée depuis quelques années. Son roman s’ouvre sur un homme venu enterrer un parent (son père, probablement) dans le village de sa jeunesse. Devant la mare qu’il prenait jadis pour un océan, lui revient en mémoire l’année de ses 7 ans : le suicide du locataire de ses parents  ; la créature mons-trueuse qui se mit alors à le han-ter, mais dont personne à part lui ne percevait la présence ; et le refuge qu’il trouvait chez sa petite voisine, Lettie, dont la grand-mère était capable de faire se lever chaque nuit la pleine lune… La romancière A. S. Byatt a aimé ce récit subtil, regard d’un petit gar-çon sur le « glissement terrifi ant de la nature des choses ». « Il y a un plaisir particulier, souligne-t-elle, à lire avec des yeux d’adultes ce qui frappe l’imagination d’un enfant. »  

No 47 | OCTOBRE 2013