4
Siècle 21 N° 7, automne 2005 Rue des fugues Hafid Aggoune Ici, Ailleurs, Le jour, la nuit, Mes nuits de l’âme, Nuits amères, révélatrices, Nuits douces, Rue des nuits fugueuses où se lève le vent sur les trottoirs du monde, Ici, Ailleurs... * La première fois que la rue s’est mise à écrire sur mon corps, j’avais 2 ans. Sur mon front, on verra toujours la cicatrice, profonde, en forme de fleur aux pétales éclatés. J’ai fait une chute en tricycle dans une ruelle étroite de la ville de Palestro, en Algérie. Des années plus tard, j’ai retrouvé l’Algérie avec la même poussière, les mêmes poubelles éventrées. J’ai 12 ans. Il y a ce ballon qu’il faut garder aux pieds, sous un soleil de plomb, au beau milieu de la rue, dribblant entre les voitures et les chats errants. Sous cette canicule quotidienne, encore une fois elle vient écrire sur ma peau, la rue, effleurant les os, là, au coude. C’est une voie large, en pente, qui va du bas de l’avenue principale à la caserne. Mon pied glisse sur la paroi de la rigole, là où le bitume est lissé comme une assiette, poli à la force des eaux évacuées en aval. La peau du coude est mordu par le sol, arrachée à l’os par la déclinaison de l’espace, la force du mouvement et le poids. Le temps de ce dernier été algérien, je suis comme eux, un enfant des rues aux genoux, coudes, fronts calligraphiés par la réalité. Ce sera mon dernier voyage en Algérie. Les routes de nos vies sont tracées sur notre corps, notre livre originel, notre véritable histoire. * Rue des fugues, Rue des regards, rue de l’oeil vagabond, Rue des croisements d’errances solitaires, Rue des indifférences, rue des éclats, rue de la brutalité, Rue cruelle, nauséabonde, mortifère, Rue des oublis, rue de la chance, Rue des abandons… Rue, ce corps du monde au sang humain, Cette grande ride de notre âme commune... * C’est la nuit et nous quittons la région parisienne. Ce pourrait être n’importe où là-dessous, ces réseaux lumineux, oranges et jaunes, parfois ponctués de pointes rouges pour les constructions hautes. Le temps de rejoindre l’altitude optimale, je peux contempler les voies perdues sur le manteau d’une terre endormie. La nuit avale le voyage. J’ai réussi à dormir. 21

Rue des fugues - revue-siecle21.frrevue-siecle21.fr/Siecle21/F20176D2-0879-4936-91B8-2701730A61BC... · bitume est lissé comme une assiette, poli à la force des eaux évacuées

Embed Size (px)

Citation preview

Siècle 21 N° 7, automne 2005

Rue des fuguesHafid Aggoune

Ici,Ailleurs,Le jour, la nuit, Mes nuits de l’âme,Nuits amères, révélatrices, Nuits douces,Rue des nuits fugueuses où se lève le vent sur les trottoirs du monde,Ici,Ailleurs...

*

La première fois que la rue s’est mise à écrire sur mon corps, j’avais 2 ans. Sur mon front, on verra toujours la cicatrice, profonde, en forme de fleur aux pétales éclatés. J’ai fait une chute en tricycle dans uneruelle étroite de la ville de Palestro, en Algérie.

Des années plus tard, j’ai retrouvé l’Algérie avec la même poussière, les mêmes poubelles éventrées.

J’ai 12 ans. Il y a ce ballon qu’il faut garder aux pieds, sous un soleil de plomb, au beau milieu de la rue, dribblant entre les voitureset les chats errants. Sous cette canicule quotidienne, encore une fois elle vient écrire sur ma peau, la rue, effleurant les os, là, au coude.C’est une voie large, en pente, qui va du bas de l’avenue principale à la caserne. Mon pied glisse sur la paroi de la rigole, là où lebitume est lissé comme une assiette, poli à la force des eaux évacuées en aval.

La peau du coude est mordu par le sol, arrachée à l’os par la déclinaison de l’espace, la force du mouvement et le poids.Le temps de ce dernier été algérien, je suis comme eux, un enfant des rues aux genoux, coudes, fronts calligraphiés par la réalité.Ce sera mon dernier voyage en Algérie. Les routes de nos vies sont tracées sur notre corps, notre livre originel, notre véritable histoire.

*

Rue des fugues,Rue des regards, rue de l’oeil vagabond,Rue des croisements d’errances solitaires, Rue des indifférences, rue des éclats, rue de la brutalité,Rue cruelle, nauséabonde, mortifère, Rue des oublis, rue de la chance,Rue des abandons…Rue, ce corps du monde au sang humain,Cette grande ride de notre âme commune...

*

C’est la nuit et nous quittons la région parisienne. Ce pourrait être n’importe où là-dessous, ces réseaux lumineux, oranges et jaunes, parfois ponctués de pointes rouges pour lesconstructions hautes.Le temps de rejoindre l’altitude optimale, je peux contempler les voies perdues sur le manteau d’une terre endormie.

La nuit avale le voyage.

J’ai réussi à dormir.

21

Maintenant, nous survolons Sao Paulo, pour l’escale avant Rio de Janeiro. Telles une immense dentelle de soie noire cousu d’or, lesrues sont quadrillées par quartier et les quartiers délimités par de longues avenues courbes.

La ville s’éloigne pour laisser place à des îlots fantomatiques, des industries, des entrepôts qu’aucune voie lumineuse ne relie.La nuit, n’existent d’une ville que ses rues, boulevards, avenues : système sanguin de nos corps urbains.Je quitte Sao Paulo dans cette matinée brumeuse. L’avion la survole très bas. Un enfant pourrait nous jeter des pierres. La ville estpresque invisible et pourtant l’âme de ses rues s’élève comme des vapeurs d’alcool flottant sur les corps de la misère et de la folie.

Très vite, nous perçons les nuages. Le ciel apparaît enfin. Tout semble si proche. J’ai le sentiment d’être plus grand, que je peuxtoucher cette cime, là-bas, noire. Je vois la terre, noire aussi. Des piques sombres et tranchants se dressent, creusés par des routes sinueuses cheminant à travers un noman’s land absolu. L’homme a cherché sa route dans ce néant de rocaille, et l’a trouvée. A cette hauteur, la fragilité et la beauté desactes humains éclatent à mes yeux.

Nous approchons de l’aéroport de Rio après ce vol au-dessus d’un Brésil noir et sec. J’ai hâte de découvrir ses rues, son corps de sangs mêlés, son bruit, sa douleur et ses rires.Paris est si loin, et mon Amour, et mes rues parisiennes que je ne finis pas de découvrir, et mes places, mes boulevards si bondés lesjours clairs, si poétiques les jours de pluie.

Mon premier roman est traduit au Brésil. Jamais je n’aurais pensé vivre cette chose extraordinaire : les mots me font voyager. Ecrire me transporte. Les avenirs ont eu la forcephysique de me porter vers un pays que je ne connaissais pas, où je n’aurais jamais imaginé me rendre par l’écriture. Etre traduit,c’est aussi, avec le livre, les phrases, les paragraphes, les rythmes, les images, emporter un auteur vers l’autre langue, celle qui le reçoit.

*Me tenir là, devant Copacabana et me rendre à Ipanema me paraît irréel. Il faut prendre la rue Francisco Otaviano. Elle va de l’hôtel, via av. Atlantica, à la plage d’Ipanema, av. Vieira Souto. C’est à cinq mi-nutes.

*

Tous mes voyages, jusqu’à présent, ont été des découvertes de villes, de rues, d’avenues, de places, de ponts.Etudiant désargenté en histoire de l’art à Lyon, j’ai tenu absolument à partir voir les oeuvres entrevues en diapositives, partir en Italie,monter dans le train, m’en aller vers d’autres rues, d’autres sons, d’autres images. Il y a dix ans donc, je suis parti sur un coup de tête à Florence, ville d’argile, de pierre, ville orange, jaune, vive, artères sanguines oùles rues encombrées de moteur disparaissent tout à coup pour laisser place aux piétons, aux églises, aux musées, ville-campagne oùle trottoir vous fait venir lentement, avec douceur aux abords extra-urbains, vous emmène au coeur de la Toscane et ses couleurs, sesodeurs, ses triptyques secrètement gardés sous les poutres de bois des chapelles centenaires.Puis, Venise, une première fois, Milan, Rome, cette parisienne d’Italie, tout cela la même année, sans doute 1999 (je vivais à Aix-en-Provence, rue Venel, c’est-à-dire rue de la “petite rue”, ou “petite veine”, celle qui part de la place des Cardeurs et dessine sa bellecourbe vers l’Institut d’études politiques et le quartier de Saint-Sauveur).

*

Enfant des villes, né dans la petite clinique stéphanoise de la rue Trousseau, Enfant des montagnes kabyles dans l’exil précoce, Enfant de retour dans les rues de Saint-Etienne à quatre ans,Enfant des rues de Casablanca, à cinq ans, quand ma mère décida de nous emmener, elle et moi, après deux années passées l’un sansl’autre (deux vrais mois de vacances, de mer, de soleil marocain),Enfant à jamais des rues où le désir de liberté a creusé sa ride la plus profonde, de l’enfance à la mort...

*

Je ne peux oublier Lisbonne et ses escaliers marseillais, ses ruelles algéroises, ses librairies parisiennes. Lisbonne où les pâtisseries vousprennent par la main. Lisbonne où le vieux tram vous ramène à l’époque de Pessoa, quand Paris était une fête et la Capitale du mondeet le cœur des écrivains du monde. Lisbonne et cette vision inoubliable d’une rue menant droit au paradis : une courbe, encore, enpente, où neuf orangers se succèdent et vous ouvrent la voie vers le Tage dans un halo clair de sombre mélancolie.Et Londres aux visages multicolores, la seule ville où le mot melting-pot a montré son sens à mes yeux. A côté, Paris est une ville deGhettos.

Et Naples, Beyrouth, Casablanca, l’an dernier, trois étapes d’un séminaire qui dura un an.A Naples, dans une rue commerçante, j’ai essayé et acheté mon premier et, à ce jour, unique costume. J’ai aussi vu le danger urbain des nuits napolitaines, celui des vespas qui vous abordent et vous crient de vous filer votre argent. Là,dans la rue, en plein jour, à quelques pas de mon hôtel, un jeune homme a été tué (on lui voulait son portable) d’un coup de couteau.

Naples est dangereuse ? Pas plus que Paris où, début juin, un jeune homme a été tué, rue Chaptal, à quelques pas de chez moi etmon Amour. Beyrouth sonne encore du crissement des pneus sur le macadam brûlant. A chaque fois qu’une voiture tourne le volant, elle vous lecrie. Le Liban est un pays qui change de direction et le monde entier doit le savoir, car c’est l’un des plus beaux. Chaque rue est lieu de vie et de mort, chaque rue est espace de baisers, de coup de pieds, de crachats, de caresses, de souffrances oude rires. Dans chacune de ces villes, j’ai pensé à mon père qui désirait voyager. Mon frère et moi voyageons pour lui. Chaque homme porteson regard et celui de son père dans ses rêves.

Chaque jour, je retourne à Rio, Beyrouth, Casablanca, Florence, Lisbonne, Venise autrement, dans les rues droites de l’écriture, surles courbes, les venelles, les ruelles de la pensée, dans le désordre d’une ville imaginaire, fourbis labyrinthique de toutes mes visions,plans sans logique de tous mes pas, traversée au fin fond de ma nuit, parce que notre nuit ne finira pas tant que le monde sera fouet sans amour.

Il faut marcher pour donner la vie à une ville et savoir que l’on vit.

*

Un jour de pluie sur Paris.Pour des raisons administratives. Je dois me rendre de Pigalle à la rue du Faubourg Saint-Martin. Comme souvent quand monAmour n’est pas là, je me lève tard et saute le repas de midi. Je sors le ventre vide. Il faut descendre la rue Notre-Dame de Lorette.Je dois prendre le métro à Le Peletier. C’est dix minutes de marche. A chaque pas, le ventre se creuse. A chaque effort le corps puisedans ses ressources profondes. J’ai toujours aimé sentir la faim, ne pas lui répondre, la défier, la toiser par des heures passées sans luicéder le moindre morceau. Et surtout marcher avec cette bête au fond d’organes que je sens rentrer comme celui des félins parfois.Dans ces heures-là, je suis ailleurs, le béton disparaît, un espace sec inonde mes yeux, les enseignes disparaissent, l’époque aussi et jene suis plus que muscles fins tendus pour cette avancée avalante de pas, là, seul dans un désert sans fin.Une fois arrivé à Louis Blanc, je prends la rue du Faubourg Saint-Martin et me rend au 253. Là, une dame me dit qu’il me manqueun document. Je dois revenir faire le chemin inverse. Je repars, reprends la rue, le métro, remonte la rue Notre-Dame de Lorette,tourne à gauche pour descendre un bout de la rue Pigalle, remonte les escaliers de l’immeuble, puis, enfin, ceux de la mezzanine. Et,le document fautif en poche, je repars dans cette chasse insensée au coeur de ma savane fictive, moi l’animal affamé, simple piétonà l’estomac vide.Le temps est un mélange de chaleur et d’humidité. Nous sommes le mercredi 15 juin 2005. La pluie hésite à tomber. Mon corps nepeut qu’avancer au risque de chuter.

*La rue, c’est surtout la voix de mon père parmi les sirènes, les conversations croisées en chemin, les klaxons, les clochettes de bou-langerie, les démarrages en trombe des scooters, etc.Je ne sais pas pourquoi : je n’aime parler à mon père que dans la rue. Je veux dire : lorsque je me trouve dans la rue, en marchant, jesuis complètement présent à lui. Autrement, souvent quand il m’appelle, je suis occupé. Et je n’aime pas lorsque le téléphone vousdicte de répondre, de quitter votre présent, d’interrompre votre activité. Etrangement donc, c’est dans la rue que j’éprouve le plus grand plaisir à lui répondre, à parler. Je me surprends à laisser libre court àun flot ininterrompu et vivant de paroles, d’anecdotes, comme si mes pas se métamorphosaient en mots. Je suis heureux, là, sur lestrottoirs, d’avoir mon père, vivant, aimant, heureux lui aussi. Je n’aime lui parler que dans ces moments-là, quand le mouvement me libère, quand je vois à quel point je deviens un homme libre.

La rue, c’est mes deux ans, jusqu’à l’âge de quatre ans, en Algérie, l’exil, coeur autobiographique de mon premier livre. Le reste estinventé. Inventé, mais rien ne l’ai vraiment.

L’Algérie est cette marque effrontée, la main du passé qui me dit toujours, face au miroir, qu’un homme est celui-ci, devant, maisaussi celui-là, derrière, oublié, passé. Devant, tout proche ou très loin, attendent les cicatrices à venir.

*

Les rues, Rides de nos destins,Lignes de nos vies,D’ici et d’ailleurs, Lignes de coeur, de chance, d’amour, Trajectoires de nos histoires,Pages urbaines de nos aventures modernes...

*

Il n’y a pas d’errance dans ma vie, mais un grand mouvement rues des fugues, la plus grande, sans ville, sans murs, sans frontière,celle qui ne prendra fin qu’une fois le vent tombé.

Inédit - droits réservés.

Hafid Aggoune. Né en 1973 à Saint-Etienne, de parents kabyle et espagnol par le père, juif marocain et berbère marocain par samère. De 2 ans à 4 ans, il vit en Kabylie. A son retour, il perd l’arabe et retrouve sa langue maternelle, le français. Il vit aujourd’hui àParis, rue Pigalle, dans un quartier où les langues du monde s’entrecroisent. Il est l’auteur de deux livres : Les avenirs, éditions Farrago(2004) Prix de l’Armitière 2004. Quelle nuit sommes-nous ?, éditions Farrago (à paraître rentrée 2005).