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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

RUSCA

Revue électronique de sciences humaines et sociales - Maison des Sciences de l’Homme de

Montpellier (MSH-M)

en collaboration avec l’Institut de Recherches Sociologiques et Anthropologiques – Centre de

Recherches sur l’Imaginaire de Montpellier (IRSA-CRI).

Rusca est une revue en ligne à comité de lecture de Sciences Humaines et Sociales. Elle a pour

vocation de publier des articles originaux autour de numéros thématiques transdisciplinaires.

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

OURS

Coordination éditoriale

Marianne Celka, Matthijs Gardenier, Éric Gondard et Bertrand Vidal

Comité scientifique

Ali Aït Abdelmalek, Professeur de sociologie à l’université Rennes 2

Jean-Marie Brohm, Sociologue

Ricardo Freitas, Professeur de communication à l’université d’État de Rio de Janeiro.

Hélène Houdayer, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Denis Jeffrey, Sociologue, Faculté des sciences de l’éducation à l’université Laval

Philippe Joron, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Fabio La Rocca, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Michel Moatti, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Paul Pandolfi, Ethnologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Jean-Martin Rabot, Sociologue, université Do Minho, Braga, Portugal

Vincenzo Susca, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Danièle Vazeilles, Ethnologue

Rosza Vel Zoladz, Anthropologue, Université Fédérale de Rio de Janeiro, Brésil

Patrick Tacussel, Sociologue, université Paul-Valéry Montpellier III

Martine Xiberras, Sociologue, Université Paul-Valéry Montpellier III

Comité de lecture

Marianne Celka, Docteure en sociologie de l’université Paul-Valéry Montpellier III

Matthijs Gardenier, Docteur en sociologie de l’université Paul-Valéry Montpellier III

Éric Gondard, Docteur en sociologie de l’université Paul-Valéry Montpellier III

Raphaël Josset, Docteur en sociologie de l’université Paris Sorbonne, René Descartes

Bertrand Vidal, Docteur en sociologie de l’université Paul-Valéry Montpellier III

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

SOMMAIRE

ÉDITORIAL ........................................................................................................................................ 2

UTOPIES, DYSTOPIES ET UCHRONIES

PIERRE BOURGOIS, DE L’HUMAIN AU POSTHUMAIN : ANALYSE D’UNE UTOPIE CONTROVERSÉE........ 5

VINCENT GUÉRIN, « RÉINVENTER LE RÊVE AMÉRICAIN » : LE PARTI TRANSHUMANISTE ................ 19

MARION ROUSSEL, DU CYBERESPACE AU MIND-UPLOADING : DE LA LIQUÉFACTION À LA

LIQUIDATION DE LA VILLE ? ............................................................................................................ 27

ALFONSO PINTO, IMAGINAIRES CINÉMATOGRAPHIQUES DE LOS ANGELES. PROJETS UTOPIQUES ET

REPRÉSENTATIONS DYSTOPIQUES. ................................................................................................... 37

FLORIAN BESSON & JAN SYNOWIECKI, UCHRONIES D’UNE UTOPIE : RÉÉCRIRE MAI 68.................. 46

KATH TYLDESLEY & MIKE TYLDESLEY, « CONTRE LE FOOTBALL MODERNE » : UNE « UTOPIE

INTERSTITIELLE » ? ......................................................................................................................... 55

GEORGES BERTIN, GLASTONBURY ET DAMANHUR, DES UTOPIES POUR NOTRE TEMPS .................... 61

OMER MOUSSALY, LE PROJET D’UTOPIE MARXISTE ........................................................................ 73

MARGES

SÉBASTIEN JOFFRES, LES SCIENCES SOCIALES AU TRAVAIL DU COMMUN : LE SAVANT FAIT

POLITIQUE. ...................................................................................................................................... 94

FLORIAN LOMBARDO, DU CONSTRUCTIVISME SOCIAL VERS UNE SOCIOLOGIE CONSTRUCTIVISTE. 107

RECENSION

YANN RAMIREZ, CORPS ET ÂME. CARNETS ETHNOGRAPHIQUES D’UN APPRENTI BOXEUR, DE LOÏC

WAQUANT .................................................................................................................................... 117

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

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Dossier thématique : Utopies – dystopies et uchronies.

RUSCA, Revue électronique en sciences humaines et sociales

« Bien qu’il soit prudent de mettre en doute la promesse du bonheur dans une

citée réglée sur le principe de sa perfection, le pari utopique demeure une étoile de

la conscience. Sa luminosité attire les yeux fertiles vers un lieu improbable où

s’efface la ligne d’horizon historique séparant la nature et la culture. »

In, Patrick Tacussel, L’imaginaire radical, 2007.

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

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Éditorial

Pierre Versins, auteur en 1971 d’une anthologie notable des utopies intitulée Outrepart1,

précise : il existe deux catégories d’utopistes, ceux qui écrivent et ceux qui agissent. Au-delà des

discours qui assènent que dans chaque projet utopiste réside le germe du progrès, la connaissance

de la « mentalité utopiste » sert aussi de vaccin. En effet, elle permet de mieux prévoir le

comportement de ces utopistes actifs que sont les gouvernants, chefs de partis et d’armées,

dignitaires, fonctionnaires, professeurs ou encore agents de la force publique qui derrière un

bureau, un livre ou une matraque, dominent le bas monde. « L’ordre est leur religion »2 et l’on

peut démontrer le mécanisme de leur intellect par l’étude du « modèle », idéel et idéal, bien

souvent paroxystique, que nous offrent les écrivains utopiques. L’étude des utopies et leur

réversibilité dystopique est d’une utilité toute heuristique puisqu’elle permet de rendre attentif à

ce (ou ceux) qui, dans notre propre contemporanéité, tente de dominer, domestiquer ou réguler

les passions humaines.

De Tommaso Campanella (La Cité du Soleil, 1602) et avant lui Thomas More (Utopia,

1516) à Auguste Comte, le comte de Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen, Karl Marx ou

encore Edward Bellamy, à l’époque industrielle, nombreux sont les auteurs à avoir dessiné les

contours des utopies modernes. Au cours du XXe siècle, ces récits promoteurs de l’harmonie

universelle ont viré de bord et ont revêtu les habits de la contre-utopie. George Wells, Evgueni

Zamiatine, George Orwell, Ayn Rand ou James Graham Ballard ont su faire la démonstration de

cette fragile dialectique, cette tension intime, qui voit le glissement toujours possible des bonnes

intentions institutionnalisées vers le règne totalitaire de la transparence, de l’individualisme

exacerbé et de la masse anonyme et consensuelle.

Les récits de cités alternatives qui se projettent dans un outrepart, s’évadent également

dans un autre temps. Alors que les temps actuels semblent manquer de projections à venir, de

récits science-fictionnels qui nous enverraient dans les confins de nos jours futurs, alors que

l’esprit du temps semble figé dans un éternel instant (André Breton), dans l’immanence d’un

quotidien qui se perpétue, comment est-il possible de penser le destin des hommes ? Si de Marc

Augé (Où est passé l’avenir, 2008) à Nicolas Nova (Futur, la panne des imaginaires

1 VERSINS P., Outrepart, Paris, La Tête de Feuilles, 1971. 2 Idem, p. 8.

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

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technologiques, 2014), les auteurs contemporains tentent de signaler que nos récits d’avenir sont

comme épuisés, l’appel à contribution que nous avions proposé il y a plusieurs mois déjà, a reçu

de nombreuses réponses qui témoignent d’une vivacité encore là des discussions utopiques.

Les articles de Pierre Bourgois, de Vincent Guérin et de Marion Roussel semblent

signifier une obsession. Les principaux récits ou micros récits qui allient notre quotidien

technologique et un futur plus ou moins proche technophile et/ou technophobe, mettent en relief

que les contours des projections futures épousent ou récusent les idéaux d’un transhumanisme

comme au-delà de l’humanisme des Lumières. Ainsi, la controversée utopie

transhumaine/posthumaine tente de s’institutionnaliser en un projet politique, par exemple le

Parti Transhumaniste de Zoltan Istvan, et révèle la cristallisation des imaginaires du cyberespace

dont la teneur liquide a souvent réveillé les risques contre-utopiques. De même nous parlent les

territoires sombres que de nombreux cinéastes ont su mettre en scène, notamment via la ville

iconique de Los Angeles, dont Alfonso Pinto montre comment elle est le support de

représentations inquiètes de voir la figure du Terminator en finir avec les restes de l’humanité

désenchantée.

L’uchronie en tant que clé interprétative (à rebours) de l’Histoire, en tant que manière de

saisir à nouveau les futurs possibles, permet de donner du sens à des espoirs jadis déchus mais

qui ne sont pas pour autant complètement annihilés. Florian Besson propose ainsi un texte sur la

réécriture de mai 68 et rappelle comment notre rapport au temps – passé, présent et futur –

constitue une matière première intellectuelle riche de signification. La confrontation des temps,

des modèles qui les caractérisent, cela est aussi au cœur du texte de Kath et Mike Tyldesley. Le

temps et l’espace d’une expérience cruciale – dans le sens où elle se joue et se rejoue au

quotidien – celle du football moderne et de son dépassement, permet de penser ces « utopies

interstitielles » comme autant de zones de renégociation des normes et valeurs sociales, et

témoigne que l’utopie unique se décline dorénavant en une utopie multiple.

Des utopies non plus hégémoniques et globalisantes mais comme éclatées, disséminées,

multiples, qui s’installent au quotidien, ici et là, comme l’illustrent les communautés New Age

dont Georges Bertin nous propose l’analyse. Des communautés avaloniennes de Galstonbury aux

écovillages tel que Damanhur, notre contemporanéité ne se montre pas avare de tentatives

utopiques, à petite échelle, se concrétisant et s’offrant comme réservoir d’expériences, d’images

et de sens. Enfin, Omar Moussaly, reprenant les complexes et contradictoires ambitions des

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RUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n°9 :

Utopies, dystopies et uchronies.

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utopies marxiennes, nous montre comment l’éthique utopique n’est jamais à l’abri de trahison, à

l’image du renversement de l’idéal libertaire par les bureaucraties rigides.

En marge de ces contributions riches et pertinentes constituant le dossier thématique de ce

numéro 9, Sébastien Joffres propose une interprétation d’une sorte d’utopie en acte ou comment

le savant fait politique, et Florian Lombardo permet la mise en discussion du constructivisme

social et sociologique. Pour terminer, Yann Ramirez nous offre une lecture d’un carnet

ethnographique révélant les linéaments de la pratique sportive d’un boxeur in situ.

Bonne lecture !

Le comité,

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

5

De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée

Par Pierre Bourgois, Université de Bordeaux.

Ces dernières années ont vu « fleurir » une multitude d’utopies, dont certaines alimentent

et ce, de manière significative, les débats contemporains. En ce sens, l’utopie semble même être

devenue, pour certains, une idée « à la mode »3. Parmi ces « porteurs » d’utopie,

le mouvement transhumaniste, dont l’un des principaux objectifs demeure, à court ou moyen

terme, celui de dépasser les limites de la nature humaine et donc, d’une manière générale, de

propulser les sociétés humaines à l’ère de la posthumanité. Les utopistes du posthumain partagent

ainsi « la conviction que les sciences et les techniques peuvent constituer le tremplin qui

permettra de dépasser ce que les hommes ont figé en réalités intangibles, malgré les pouvoirs

qu’ils se sont arrogés sur la nature »4.

À cet égard, cette utopie posthumaine semble être portée par les nombreux progrès

technologiques à l’œuvre ces dernières années, notamment dans le champ des NBIC5, permettant,

de fait, le développement des trois principales « prophéties transhumanistes »6, à savoir la fin de

la naissance, la fin de la maladie et la fin de la mort7. En ce sens, un nombre croissant d’acteurs

(chercheurs, entreprises, think tanks…) participent aujourd’hui à la consolidation de ce

mouvement, prétendant ainsi que la technique permettra à l’homme de combler la plupart, si ce

n’est l’ensemble, de ses lacunes biologiques, ce au profit d’une « perfection post-humaine ».

Toutefois, il est évident que de telles affirmations représentent des enjeux considérables et

cristallisent fortement les réflexions scientifiques contemporaines. Nombreux sont effectivement

ceux qui, dans les champs disciplinaires les plus variés, s’opposent à ces utopies posthumaines

célébrant, à tout-va, l’avènement prochain d’un homme nouveau, débarrassé de ses faiblesses.

D’une manière générale, ces critiques dénoncent ainsi les espoirs du mouvement transhumaniste

3 STAQUET A., L'utopie ou les fictions subversives, Zurich/Québec, Éditions du Grand Midi, 2003, p. 6.

4 BESNIER J.-M., Demain les posthumains : le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, coll. « Pluriel »,

2012 (2009), pp. 47-48. 5 NBIC désignant la convergence entre les nanotechnologies (N), les biotechnologies (B), les sciences de

l’informatique (I) et les sciences cognitives (C). Voir ROCCO M. C. et BAINBRIDGE W. S. (Dir.), Converging

Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and

Cognitive Science, Arlington (Virginia), National Science Foundation, 2002. Pour Jean-Michel Besnier, cette convergence offre ainsi « depuis le début du millénaire une marche supérieure à

l’utopie d’une humanité accomplie grâce aux technosciences : elle alimente l’idée que nous serions sur la voie de

préparer un au-delà de l’humain – un posthumain, une espèce inédite ». BESNIER J.-M., « L’utopie d’un

posthumain », in Les utopies, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013, p. 141. 6 BESNIER J.-M., Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Op. Cit., p. 67.

7 Ibidem.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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qui, alimentés par les progrès technologiques en cours, pourraient mettre un terme à l’humanité

en tant que telle, au profit d’un monde nouveau, celui du posthumain.

Comment peut-on analyser aujourd’hui l’émergence de ces nouvelles prophéties

posthumaines ? Ce travail tentera, tout d’abord, de mettre clairement en avant le lien entre utopie

et posthumanisme. En ce sens, nous verrons que les attentes du courant transhumaniste

constituent un parfait exemple d’utopie contemporaine. Il conviendra ensuite de présenter plus en

détails les forces qui sous-tendent ces utopies posthumaines. Portés par des acteurs de plus en

plus nombreux et par des progrès technologiques constants, les projets transhumanistes semblent

ainsi s’éloigner de plus en plus du champ de la science-fiction, certaines idées relevant désormais

clairement du domaine du possible. Enfin, nous tenterons de confronter ces utopies

contemporaines à leurs principaux détracteurs, ceux qu’on appelle les bioconservateurs et qui,

d’une manière générale, voient dans ces progrès technologiques mis en avant par les

transhumanistes, une atteinte au caractère immuable de la nature humaine.

UTOPIE ET POSTHUMANISME

Tout d’abord, il convient de revenir sur les termes de transhumanisme et de

posthumanisme. Si par posthumanisme nous entendons, comme on l’a vu précédemment, l’idée

générale d’un dépassement, par la technologie, de l’homo sapiens et des caractéristiques qui

définissent aujourd’hui l’humain, au profit d’une espèce nouvelle, à savoir le posthumain8, qu’en

est-il du transhumanisme ?

Le transhumanisme, terme utilisé pour la première fois par Julian Huxley9 mais

véritablement employé dans son sens actuel au cours des années 1980 par Fereidoun M.

Esfandiary (rebaptisé FM-2030)10

, est défini, par ses membres, comme « une manière de penser

l’avenir fondée sur la prémisse que l’espèce humaine dans sa forme actuelle ne représente pas la

fin de notre développement mais une phase relativement précoce »11

. Il se focalise ainsi sur

l’amélioration des capacités physiques et mentales de l’être humain et vise donc, par conséquent,

8 On peut souligner ici que le terme de posthumanisme est en réalité bien plus large et peut notamment regrouper,

dans une conception plus classique, des critiques adressées aux conceptions de l’humanisme traditionnel. Nous

n’aborderons pas ici ces distinctions et considérerons simplement le posthumanisme dans sa conception

technoscientifique, à savoir l’idée selon laquelle la technique permettra d’atteindre un stade supérieur de l’évolution

humaine, où l’homme se sera tellement éloigné de ses caractéristiques biologiques actuelles qu’il ne sera alors plus

vraiment humain. Il adviendra donc un au-delà de l’humain, une ère nouvelle : la posthumanité. 9 Le frère d’Aldous Huxley. Voir HUXLEY J., New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957.

10 Voir notamment FM-2030, Are You a Transhuman ? Monitoring and Stimulating Your Personal Rate of Growth

in a Rapidly Changing World, New York, Warner Books, 1989. 11

BOSTROM N., « Transhumanism FAQ », site de Humanity+. [En ligne], http://humanityplus.org/philosophy/trans

humanist-faq/, (consulté le 14 janvier 2016). Traduction de l’auteur.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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la transition de l’espèce humaine à un stade postérieur d’évolution où les faiblesses biologiques

actuelles de l’homme auront disparu.

En cela, il se rapproche inéluctablement du posthumanisme. Pour le mouvement

transhumaniste, il s’agit effectivement, « de soustraire l’être humain à toute condition biologique,

de le “libérer de la biologie” elle-même. C’est cet au-delà de la biologie et de ses pesanteurs que

symbolise notamment l’idée de “posthumain”, cet être “plus qu’humain” qu’appellent de leurs

vœux les transhumanistes »12

. En ce sens, le transhumanisme représente bien l’idée d’une

transition entre l’humain et le posthumain : il vise « à exploiter toutes les ressources pour

atteindre un état posthumain, voire postbiologique »13

.

Ainsi, bien qu’il existe des nuances à l’association des deux termes14

, on peut dès lors les

regrouper, d’une manière générale, concernant leurs vues principales :

« Posthumanisme et transhumanisme : les deux courants se rejoignent et se

confondent. Selon eux, s’il y a eu quelque chose comme une préhumanité avant

l’homo sapiens, il est maintenant temps d’imaginer la prochaine étape, “après l’homo sapiens”, la posthumanité, et d’accélérer son avènement, puisque ce sera

nécessairement un stade “supérieur” »15

.

Par ces deux termes nous entendons donc l’idée générale selon laquelle la science et la

technologie vont permettre d’aboutir à un avenir différent et plus souhaitable pour l'humanité. Au

vu de ce constat, on considère donc généralement le posthumanisme comme une véritable utopie.

Le terme d’« utopie » apparaît pour la première fois sous la plume de Thomas More. La

publication de son célèbre Utopia en 1516 introduit effectivement « dans le vocabulaire ordinaire

un mot inusable – du moins toujours utilisé – et controversé, car polysémique »16

. Thomas More

posait donc déjà les fondations d’une notion complexe et discutée, à tel point de donner

« l’impression que le mot “utopie”, depuis cinq siècles, possède, telle une médaille, deux faces :

l’une positive – le projet d’une nouvelle société plus juste, plus fraternelle, plus généreuse et

12 LE DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme ,

Montréal, Liber, 2015, p. 208. Nicolas Le Dévédec citant ainsi ici l’ouvrage More than Human de Naam Ramez :

RAMEZ N., More than Human: Embracing the Promise of Biological Enhancement, New York, Broadway, 2005. 13

SUSSAN R., Les utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Sophia-Antipolis,

Omniscience, 2005, p. 150. 14

Pour une approche plus détaillée présentant et distinguant l’ensemble des termes associés au transhumanisme, voir

notamment HOTTOIS G., MISSA J.-N., PERBAL L. (dir.), Encyclopédie du trans/posthumanisme. L’humain et ses

préfixes, Paris, Vrin, 2015. 15

ROBITAILLE A., Le nouvel homme nouveau. Voyage dans les utopies de la posthumanité, Montréal, Boréal,

2007, p. 12. 16

PAQUOT T., Utopies et utopistes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007, p. 5.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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libératrice – et l’autre négative – un projet contraignant, totalitaire, irréfléchi, inconséquent, peu

sérieux »17

.

Si, d’une manière générale, on considère l’utopie comme « un lieu fictif, créé par un

auteur ou un groupe de personnes, dans lequel il est possible d’imaginer une société idéale, et de

dénoncer par-là les travers de son temps »18

, le mouvement transhumaniste s’y assimile alors

parfaitement19

. Les utopistes du posthumain voient ainsi dans la technique un moyen de rompre

directement avec le déterminisme qui englobe depuis toujours l’humanité et empêche sa

progression :

« Le message des utopies posthumaines est simple : nous avons aujourd’hui les

moyens scientifiques et techniques d’accomplir l’humanité, c’est-à-dire de supprimer toutes les imperfections qui lui barrent l’accès au bonheur. C’est le

message de la plupart des transhumanistes […] qui se reconnaissent sous le label

H+. L’utopie est bien présente en tant que telle, dans la perspective d’un bonheur qui mettra un terme aux errements de l’histoire »

20.

De fait, on retrouve initialement, à travers ces utopies, « une lassitude d’être ce qu’on est, une

manifeste fatigue d’être soi, une désaffection pour les significations qui exigeraient qu’on veuille

s’incarner dans l’histoire, qu’on s’implique dans les expériences qui façonnent l’individualité »21

.

Günther Anders évoquait déjà, en 1956, ce qu’il appelait « la honte prométhéenne », c'est-à-dire

« la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même

fabriquées »22

. Ici, c’est donc le rapport de l’homme à lui-même qui est en cause : « Le

transhumanisme n’annonce pas autre chose que l’atteinte prochaine, par la grâce des

technologies, d’une vitesse de libération d’où émergera ce qui ne s’est jamais vu ni conçu. Ni

17 Idem, p. 9.

18 Voir l’introduction de l’ouvrage l’Utopie réalisée par Quentin Deluermoz : DELUERMOZ Q., « Les utopies

d’Elias. La longue durée et le possible », in L’utopie, Paris, La Découverte, 2014 (2009), p. 9. 19

Comme l’écrit Jean-Michel Besnier, les utopies « posthumaines » sont ainsi « comme toutes les utopies : elles se

construisent à partir d’un contexte historique qu’elles rejettent systématiquement. En l’occurrence, leur repoussoir,

l’ancien monde avec lequel elles proposent la rupture, c’est le XXe siècle décrit comme une période ayant imposé un

ordre mortifère et endigué tout ce qui promettait d’émerger. C’est l’ennui d’être ce qu’on est qu’il faut secouer, parce

qu’il s’accommode de l’entropie qui mine l’histoire des hommes. Héritiers, sans toujours le savoir, du surréalisme,

les utopistes du posthumain entendent faire prévaloir la cause de l’imaginaire et orchestrer systématiquement la

subversion, en mobilisant les forces de la science et de la technologie ». BESNIER J.-M., Demain les posthumains,

le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Op. Cit., p. 47. 20

BESNIER J.-M., « L’utopie d’un posthumain », Op. Cit., p. 140-141. 21

BESNIER J.-M., Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Op. Cit., p. 71. 22

Voir ANDERS G., L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ,

Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002 (1956), p. 37. Également cité par Jean-Michel Besnier. Voir BESNIER J.-M., Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin

de nous ?, Op. Cit., p. 75.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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réalité ni désir ne sont en jeu. Seulement l’abandon à ce qui surprendra un jour et gommera un

passé de faiblesses trop humaines »23

.

Pour le mouvement transhumaniste, il s’agit donc « d’arracher ni plus ni moins l’homme à

tout ancrage biologique en vue d’accéder à un nouveau stade de l’évolution »24

. En ce sens, son

projet remplit parfaitement sa fonction d’utopie. Par cette vocation à s’opposer au cadre

définissant aujourd’hui l’humain, le mouvement fait la promotion d’une société idéale émancipée

de toute forme de déterminisme biologique. L’objectif devient ainsi l’amélioration de l’homme et

plus particulièrement, le passage tant attendu de l’humain au posthumain, celui-ci s’abandonnant

totalement à une technique devenue, quant à elle, de plus en plus autonome25

.

DE LA SCIENCE-FICTION À LA RÉALITÉ ? UN MOUVEMENT EN PLEINE PROGRESSION

Mais de qui et de quoi parle-t-on concrètement ? Doit-on prendre au sérieux ces utopies

posthumaines ? Les transhumanistes représentent-ils ainsi « simplement une secte d’illuminés

technophiles issus de la classe moyenne, en mal d’ascension sociale et de sensations fortes ? »26

,

ou une mouvance plus large implantée dans différents milieux scientifiques ? Sur ce sujet,

Nicolas Le Dévédec observe ainsi :

« Si le transhumanisme demeure aujourd’hui relativement confidentiel, en Europe particulièrement, et le nombre de ses adeptes plutôt restreint, ce serait néanmoins

une erreur d’en minimiser l’importance et l’intérêt sociologique. Son projet

inspire de fait des projets politiques et technoscientifiques d’envergure […] L’utopie d’un humain augmenté par les technosciences portée par le mouvement

trouve une importante résonance dans les sociétés occidentales contemporaines où l’aspiration à améliorer techniquement l’être humain et ses performances aussi

bien physiques et intellectuelles qu’émotionnelles (human enhancement) gagne

chaque jour en importance, traversant peu ou prou l’ensemble de la société »27

.

23 Idem., p. 77. Jean-Michel Besnier souligne ainsi que : « Décomplexées par rapport aux exigences de la mémoire,

les utopies posthumaines assument et revendiquent la rupture avec le passé ». Ibid., p. 143. 24

LE DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme , Op.

Cit., p. 197. 25

Cette idée d’une autonomie de la technique a notamment déjà été annoncée par Jacques Ellul, même si celle-ci

revêt, chez lui, un sens bien plus large. Voir notamment sa trilogie consacrée à la technique. ELLUL J., La technique

ou l'enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954 ; ELLUL J., Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977 ;

ELLUL J., Le bluff technologique, Paris, Hachette, 1988. 26

GIESEN K.-G., « Transhumanisme et génétique humaine », in L‘Observatoire de la génétique, n° 16, mars-

avril 2004. [En ligne], http://www.omics-ethics.org/observatoire/cadrages/cadr2004/c_no16_04/c_no16_04_01.html,

(consulté le 8 janvier 2016). 27

LE DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme , Op.

Cit., p. 196.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

10

Apparu dans les années 1980 aux États-Unis, le mouvement semble aujourd’hui s’être

particulièrement consolidé. Il compte désormais plusieurs organisations considérables gravitant,

pour la plupart, autour de la World Transhumanist Association (WTA)28

, créée en 1998 par Nick

Bostrom et David Pearce et rebaptisée en 2008 Humanity+. On y retrouve notamment les

principales figures du mouvement, telles que Max More, fondateur (avec Tom Morrow) de

l’Extropy institute, célèbre organisation transhumaniste d’inspiration libertarienne active jusqu’en

2006 où encore, à titre d’exemple, James Hughes, qui dirige l’Institute for Ethics and Emerging

Technologies, think tank ayant notamment le contrôle, depuis 2004, du Journal of Evolution and

Technology, anciennement Journal of Transhumanism29

. Parmi les grands noms du courant

transhumaniste30

, on pense également à Natasha Vita-More, Présidente d’Humanity+ et épouse de

Max More, à l’ingénieur Kevin Warwick ou encore, à Eric Drexler, ingénieur dans les

nanotechnologies et fondateur du Foresight Institute. Cependant, comme l’observe Rémi Sussan,

« il ne faudrait pas identifier ce courant d’idées à une appartenance formelle à un groupe : dans le

monde scientifique notamment, nombreux sont ceux qui partagent beaucoup des idées de ces

groupes sans pour autant le clamer haut et fort »31

, tels que Marvin Minsky, Hans Moravec ou

encore Ray Kurzweil, qui « appartiennent de toute évidence à cette mouvance, sans pour autant

participer activement à une quelconque association militante »32

.

Think tanks, chercheurs, publications scientifiques… On semble donc loin du groupuscule

esseulé. Le transhumanisme représente ainsi aujourd’hui, et ce quoi qu’on en dise, un mouvement

de pensée à part entière et dispose d’une influence considérable, tissant des réseaux importants,

notamment aux États-Unis. À cet égard, plusieurs grandes firmes se sont d’ores et déjà

positionnées et investissent désormais à grande échelle dans plusieurs des projets

transhumanistes. On pense bien entendu ici à Google qui, à titre d’exemple, a notamment recruté

en 2012 l’icône du transhumanisme et le promoteur du concept de Singularité, à savoir Ray

Kurzweil, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet33

et adulé par les « fans » du mouvement. La

28 À cet égard, on peut souligner ici qu’en France, le mouvement est principalement implanté via l’Association

Française Transhumaniste – Technoprog présidée par Marc Roux. 29

Le Journal of Transhumanism accompagna effectivement la création, en 1998, de la World Transhumanist

Association. Cependant, en 2004, la revue change de nom et devient le Journal of Evolution and Technology et est

donc désormais publiée par l’Institute for Ethics and Emerging Technologies. 30

Concernant le profil général des transhumanistes, Klaus-Gerd Giesen observe notamment que « les

transhumanistes sont dans leur immense majorité des libertarians anarcho-capitalistes convaincus des seules vertus

du marché, et que les œuvres du théoricien néolibéral Friedrich von Hayek figurent sur pratiquement toutes les listes

de lectures recommandées ». GIESEN K.-G., « Transhumanisme et génétique humaine », Op. Cit. 31

SUSSAN R., Les utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Op. cit., pp. 150-151. 32

Idem, p. 151. 33

Voir notamment KURZWEIL R., Humanité 2.0. La bible du changement, Paris, M21 Éditions, 2007 (2005).

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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firme américaine a notamment lancé en 2013 sa filiale Calico (California Live Company), dont

l’objectif principal est de lutter contre le vieillissement et les maladies qui lui sont associées.

Outre ces différents acteurs, ce mouvement semble également s’appuyer sur des avancées

technologiques considérables. Ainsi, si bon nombre d’espoirs transhumanistes relèvent encore

aujourd’hui de simples fantasmes et trouvent davantage leur reflet dans le champ de la science -

fiction, il serait toutefois illusoire de les repousser d’un simple revers de main en ne s’attardant

que sur leur aspect fictif. En effet, plusieurs évolutions technologiques majeures se produisent

d’ores et déjà dans les divers domaines scientifiques et suscitent de nombreux et vastes débats.

Aujourd’hui, il est ainsi devenu de plus en plus difficile de distinguer médecine thérapeutique et

médecine méliorative. Ainsi, ne serions-nous pas déjà, d’une certaine manière, des

transhumains ?

Si la science-fiction semble avoir inspiré ce mouvement, l’essor du transhumanisme

s’explique ainsi, en partie, par les nombreux progrès technologiques réalisés dans les domaines

scientifiques les plus variés et qui risquent d’impacter durablement nos modes de vie. Déjà

aujourd’hui, en matière d’avancées médicales, il est presque devenu banal d’évoquer des

technologies comme les exosquelettes, cet équipement externe fixé au niveau du bassin ou des

membres et qui permet d’accroître et de dépasser de manière significative les capacités physiques

« naturelles » humaines34

. Dans le même ordre d’idées, on peut également citer l’exemple des

bras bioniques, des puces directement implantées dans le cerveau et permettant de contrôler

plusieurs objets à distance, des rétines artificielles, du contrôle de certaines émotions via des

médicaments35

Mais la frontière entre réparation et amélioration semble bien floue, plus particulièrement

dans des sociétés où le culte de la perfection demeure constant. Ces avancées scientifiques

entretiennent ainsi les nombreuses craintes quant à la perspective d’un « homme augmenté », tant

mise en avant par les transhumanistes et qui repose notamment sur « un slogan : devenir plus

forts, plus intelligents, plus heureux et vivre indéfiniment »36

. Au premier rang des attentes du

34 Utilisé principalement dans le cadre militaire, l’exosquelette est ainsi amené à se développer au sein de la société

civile, notamment concernant les personnes handicapées, qui pourraient bénéficier à grande échelle de ces nouvelles

technologies, mais également dans de nombreux domaines de la société. On peut citer l’exemple de l’Aéroport de

Tokyo-Haneda, qui vient récemment d’équiper les membres du personnel devant porter des charges lourdes. Voir

notamment DE LOOPER C., « Next-Generation Robots' Set To Be Introduced Into Japanese Airport », in Tech

Time, 3 juillet 2015. [En ligne], http://www.techtimes.com/articles/65987/20150703/next-generation-robots-set-introduced-japanese-

airport.htm, (consulté le 11 janvier 2016). 35

Ces éléments ne constituent que de simples exemples de progrès technologiques en matière médicale. 36

LE DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme, Op.

Cit., p. 209.

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Par Pierre Bourgois.

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courant transhumaniste se trouve donc, ni plus ni moins, la victoire contre la mort elle-même ! Ce

mouvement s’érigeant ainsi comme la solution aux faiblesses humaines, il n’est effectivement pas

étonnant d’observer que la quête de perfection humaine des transhumanistes s’achève dans

l’atteinte de l’immortalité. Jean-Michel Besnier observe ainsi :

« L’immortalité s’est banalisée. Elle a quitté le terrain de la religion dans laquelle elle figurait comme le mobile des tout premiers cultes et donc, si j’ose dire,

l’aliment de base des croyants. Elle a débordé l’espace de la métaphysique où l’on s’obstine à en finir avec la finitude humaine, à force de systèmes visant à

rendre raison de l’illusion du mal et du temps. Elle a acquis à présent la dignité

d’un objet scientifique au sein des laboratoires qui entreprennent de comprendre les mécanismes du vieillissement afin de les contrôler, voire de les neutraliser »

37.

L’immortalité (ou plutôt la fin de la mort programmée)38

devient ainsi l’un des thèmes de plus en

plus populaires39

, si ce n’est la « marque de fabrique » du mouvement. On retrouve en

permanence, chez les transhumanistes, l’idée que le vieillissement et la mort ne sont finalement

que de « simples » faiblesses biologiques que la science peut résoudre. On pense ici tout

particulièrement à Ray Kurzweil, Eric Drexler, Kevin Warwick ou encore à Aubrey de Grey et

son Projet « SENS » (Strategies for Engineered Negligible Senescence). L’immortalité est ainsi

« devenue chose banale, et l’on accueille avec de plus en plus de respect ceux qui font métier

d’inciter les technosciences à lui donner crédibilité et acceptabilité, en l’occurrence : les

mouvements transhumanistes »40

.

La technique doit (et peut) donc, selon eux, venir à bout de l’ensemble des faiblesses

inhérentes à l’homme. La maladie, la vieillesse et la mort ne sont ainsi nullement des

caractéristiques immuables, mais seulement des entraves à l’évolution et au perfectionnement de

l’être humain41

. Pour ces promoteurs du posthumain, il s’agit donc « de dépasser la nature

humaine, ni plus ni moins. La science-fiction avait préparé le terrain, sur un plan littéraire. Il

37 BESNIER J.-M., « D’un désir mortifère d’immortalité. À propos du transhumanisme », in Cités, n° 55, 2013/3,

pp. 13-14. 38

Bien que l’immortalité demeure leur horizon symbolique, il convient effectivement de souligner que, d’une

manière générale, les transhumanistes souhaitent surtout en finir avec la tyrannie que constituent le vieillissement et

la mort. 39

Voir notamment, à titre d’exemple, ALEXANDRE L., La Mort de la mort. Comment la technomédecine va

bouleverser l'humanité, Paris, J.-C. Lattès, 2011. 40

BESNIER J.-M., « D’un désir mortifère d’immortalité. À propos du transhumanisme », Op. Cit., p. 15. 41

Sur ce sujet, Nicolas Le Dévédec observe notamment que les transhumanistes se réclament souvent, à tort, de la

conception humaniste de la perfectibilité humaine : « La conception de la perfectibilité humaine qui ressort des écrits

transhumanistes est au contraire exempte de toute dimension sociale et politique ». DEVEDEC N. Le, La société de

l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme, Op. Cit., p. 210. Il ajoute que : « Loin de

parachever la quête humaniste de la perfectibilité, la quête biotechnologique de la perfection portée par les

transhumanistes en consacre ainsi plutôt, en définitive, le renversement radical ». Idem, p. 212.

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Par Pierre Bourgois.

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devient possible de lui accorder désormais le crédit philosophique qui légitimera les programmes

techniques et scientifiques de l’avenir »42

.

Mais si le progrès technologique affecte la nature même de l’être humain, peut-on (et

doit-on) toujours parler d’humanité ? En ce sens, ce qui fait l’homme n’est-il pas justement

l’ensemble de ses faiblesses et vulnérabilités ? On touche ici au cœur même des critiques

formulées à l’égard du transhumanisme, notamment par ceux que l’on appelle, d’une manière

générale, les bioconservateurs.

UN MOUVEMENT FORTEMENT CRITIQUÉ : LES BIOCONSERVATEURS

L’émergence et la diffusion d’un tel mouvement suscitent ainsi à la fois espoir et

angoisse, entre les partisans d’une évolution de l’humain et ceux qui, au contraire, considèrent la

nature humaine comme une valeur fondamentale et immuable. À cet égard, on oppose donc

traditionnellement aux transhumanistes les bioconservateurs qui s’inquiètent, pour leur part, de

cette évolution possible des frontières de l’humain. Ainsi, nombreux sont ceux qui, dans les

champs disciplinaires les plus variés, s’opposent à ces utopies posthumaines qui célèbrent, à tout-

va, l’avènement prochain d’un homme nouveau, débarrassé de ses faiblesses.

On pense particulièrement ici à Francis Fukuyama43

qui, s’appuyant notamment sur la

dystopie du meilleur des mondes44

, s’inquiète ouvertement de l’impact que pourrait avoir

l’évolution des progrès biotechnologiques sur la nature humaine et donc sur les sociétés

politiques contemporaines45

. Celui qui fut membre du President’s Council on Bioethics46

de 2001

à 2004 formule ainsi de nombreuses critiques à l’égard de cette révolution biotechnique. Outre

ses inquiétudes concernant les sciences du cerveau, la neuropharmacologie (où la diffusion à

grande échelle dans certains pays de la Ritaline et du Prozac nous rapproche notamment, à ses

yeux, d’un être humain androgyne mais surtout du dernier homme de Nietzsche) et la

prolongation de la vie, ses craintes se tournent également vers l’ingénierie génétique humaine47

42 BESNIER J.-M., Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Op. Cit., p. 48.

43 Politologue américain né en 1952 à Chicago, Francis Fukuyama s’est notamment fait connaître grâce à sa célèbre

thèse de « la fin de l’histoire », parue initialement sous forme d’article en 1989, puis détaillée dans un ouvrage publié

en 1992, traduit sous le titre La fin de l’histoire et le dernier Homme. FUKUYAMA F., « La fin de l’histoire ? », in

Commentaire, vol. 12, n° 47, automne 1989, pp. 457-469 et FUKUYAMA F., La fin de l’histoire et le dernier

homme, Paris, Flammarion, 1992. 44

HUXLEY A., Le meilleur des mondes, Paris, Plon, 1933 (1932). 45

Voir notamment FUKUYAMA F., « La post-humanité est pour demain », in Le Monde des Débats, n° 5, juillet-

août 1999, pp. 16-20. Cette analyse se retrouve de manière plus approfondie dans l’ouvrage FUKUYAMA F., La fin

de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Paris, La Table Ronde, 2002. 46

Créé par George W. Bush en 2001, le President’s Council on Bioethics fut dissout en 2009 par Barack Obama. 47

Nous reprenons ici les quatre étapes évoquées par Fukuyama dans son ouvrage La fin de l’homme.

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Par Pierre Bourgois.

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qui, selon lui, « soulève très directement la perspective d’une nouvelle sorte d’eugénisme, avec

toutes les implications morales et historiques dont ce terme est chargé, l’objectif ultime étant la

capacité à changer la nature humaine »48

. Les craintes de Fukuyama reposent donc sur l’idée que

les biotechnologies auraient désormais, dans un futur proche, la capacité d’influer directement sur

la nature humaine, si ce n’est de la changer radicalement. Or, c’est cette nature humaine, avec ses

caractéristiques positives et négatives, qui a fait, selon lui, le lit de l’histoire et qui a permis aux

sociétés de s’acheminer, pour la plupart d’entre elles, vers le libéralisme politique et économique.

En impactant la nature humaine, la recherche scientifique pourrait ainsi transformer directement

le cours de l’histoire et l’ensemble de l’ordre politique et social des sociétés contemporaines.

Fukuyama s’érige donc comme un farouche opposant aux transhumanistes qui, comme il

l’observe, souhaitent tout simplement « libérer la race humaine de ses contraintes biologiques »49

.

Outre Fukuyama, nous pensons également, à titre d’exemples, à Jürgen Habermas50

,

Michael Sandel51

, Bill McKibben52

mais encore et surtout, à Leon Kass, « l’une des figures

intellectuelles emblématique du courant “bioconservateur” »53

et président, entre 2001 et 2005,

du President’s Council on Bioethics54

. Pour Leon Kass, il faut à tout prix préserver la nature

humaine contre les avancées technologiques qui pourraient notamment menacer, à ses yeux, la

dignité fondamentale de l’être humain55

. Ces auteurs sont donc des figures importantes du

courant bioconservateur et défendent, d’une manière générale, le caractère immuable de la nature

humaine56

. Selon eux, les avancées technologiques à l’œuvre ces dernières années menaceraient

ainsi directement l’ordre social des sociétés humaines. Comme l’écrit Gilbert Hottois :

48 Idem, p. 117.

49 FUKUYAMA F., « Transhumanism », in Foreign Policy, n° 144, septembre-octobre 2004, p. 42.

Fukuyama fait ainsi du transhumanisme l’idée « la plus dangereuse du monde », pour reprendre le titre de Foreign

Policy. 50

Voir notamment HABERMAS J., L'avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard,

2002. 51

Voir notamment SANDEL M. J., The Case Against Perfection: Ethics in the Age of Genetic Engineering,

Cambridge, MA, Belknap Press of Harvard University Press, 2007. 52

MCKIBBEN B., Enough: Staying Human in an Engineered World, New York, Henry Holt and Company, 2003. 53

LE DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme , Op.

Cit., p. 214. 54

On peut noter ici que l’un des principaux rapports du conseil demeure celui publié en 2003 sous le titre Beyond

Therapy. PRESIDENT’S COUNCIL ON BIOETHICS, Beyond Therapy: Biotechnology and the Pursuit of

Happiness, Washington, D. C., 2003. 55

Voir notamment KASS L., Life, Liberty, and the Defense of Dignity: The Challenge for Bioethics, San Francisco,

Encounter Books, 2002. 56

Pour une présentation plus détaillée de ces auteurs et du bioconservatisme en général, voir notamment LE

DEVEDEC N., La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme, Op. Cit.,

pp. 212-224.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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« Les bioconservateurs (tels Jonas, Habermas, Fukuyama, Kass, etc.)

entretiennent deux certitudes angoissées qui fondent leurs interdits : selon la première, toute manipulation trans- ou post-humaine est dégradante pour l’être

qui la subit, car elle lèse la valeur – la dignité – qui s’attache à tout être humain. Selon la seconde, l’avènement de transhumains supérieurs ou de posthumains

étrangers met en danger la dignité des humains eux-mêmes qui seront traités

comme des êtres inférieurs »57

.

Le développement des idées transhumanistes ne suscite donc pas que des admirateurs et

s’accompagne de multiples et diverses critiques. En ce sens, la nature même du monde de demain

dépendra en grande partie de l’« affrontement » entre les bioconservateurs et les transhumanistes

ou, pour reprendre les termes de Dominique Lecourt, entre les « biocatastrophistes » et les

« technoprophètes »58

. Deux visions de l’homme et du monde s’affrontent donc présentement et

l’issue demeure encore aujourd’hui incertaine, bien que les idées transhumanistes semblent être,

indéniablement, en pleine progression59

. Du moins, semblent-elles jouir de soutiens considérables

et leur réception n’apparaît pour l’instant que très peu affectée par ces critiques. Ainsi, selon

Jean-Michel Besnier écrit : « On ne soulignera jamais assez combien les discours “hype” tenus

par les technoprophètes d’aujourd’hui nous ont habitués à atteindre l’impossible, qui aura raison

bientôt de notre clairvoyance à l’égard de la démesure technologique »60

.

CONCLUSION

Bien qu’elles soient fortement critiquées, les idées véhiculant l’idée d’un posthumain

gagnent aujourd’hui inéluctablement du terrain. Comme on a pu le voir précédemment, loin de

constituer un groupuscule isolé, le mouvement transhumaniste semble ainsi se consolider,

notamment de part sa forte institutionnalisation, mais également en s’appuyant sur les

nombreuses avancées technologiques à l’œuvre aujourd’hui. À cet égard, certains considèrent que

le transhumain est d’ores et déjà présent parmi nous et que nous venons donc d’entrer,

« beaucoup plus tôt que prévu, dans la phase de fusion de la vie et de la technologie »61

et que

57 HOTTOIS G., Dignité et diversité des hommes, Paris, Vrin, 2009, p. 58.

58 Voir LECOURT D., Humain, posthumain. La technique et la vie, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.

59 Pour Fukuyama, il ne faut cependant pas tomber dans le fatalisme et arborer une démarche passive. Ainsi, selon

lui, « l’idée qu’il est impossible de stopper ou de contrôler le progrès de la technique est tout simplement fausse ».

FUKUYAMA F., La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Op. Cit., p. 31. 60

BESNIER J.-M., « D’un désir mortifère d’immortalité. À propos du transhumanisme », Op. Cit., pp. 16-17. 61

ALEXANDRE L., « Transhumanisme versus bioconservateurs », in Les Tribunes de la santé, n° 35, été 2012, p.

76.

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RUSCA, n°9 : « De l’humain au posthumain : analyse d’une utopie controversée »,

Par Pierre Bourgois.

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« dans la guerre pour ou contre la modification de l’homme, les transhumanistes ont gagné la

bataille de l’expertise et de l’influence »62

.

Pendant longtemps, les idées transhumanistes ont été confinées dans le champ de la

science-fiction. Celle-ci apparaît d’ailleurs encore aujourd’hui une source d’inspiration majeure

des discours transhumanistes, qui mélangent constamment mythes et réalité, fantasmes et

avancées technologiques probables. C’est donc « au carrefour de ces champs — science,

technoscience et science-fiction — que logent le transhumanisme et le posthumanisme. Entre la

réalité des découvertes dans les labos, les applications qu’on espère pouvoir en tirer et les autres

projets qu’elles suscitent »63

.

Pour sa part, ce travail a cherché à mettre en perspective le posthumanisme à travers le

prisme de l’utopie, dont l’une des caractéristiques essentielles est de proposer une société

futuriste idéale en rupture avec le monde d’aujourd’hui. En ce sens, les utopies posthumaines

accomplissent parfaitement « la fonction critique de toute utopie : percer à jour les folies du

monde réel, derrière l’imaginaire ou les fantasmes qu’il produit, afin d’orienter le présent vers un

avenir désirable »64

. Comme on l’a vu précédemment, la prolifération des idées transhumanistes

s’appuie sur une véritable dépréciation de l’homme, sur le dégoût, la honte « d’être ce qu’on

est ». Jean-Michel Besnier observe ainsi que le désir d’immortalité des mouvements

transhumanistes apparaît, de fait, comme « le masque d’une haine de la vie »65

. Face à ce constat,

l’avenir de ces utopies posthumaines semble donc indéniablement reposer sur la représentation

que se font les hommes du monde actuel et, plus particulièrement, de celle qu’ils se font d’eux-

mêmes. De ce critère dépend sans aucun doute la nature même de l’homme de demain.

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62 Idem, p. 78.

63 ROBITAILLE A., Le nouvel homme nouveau. Voyage dans les utopies de la posthumanité, Op. Cit., p. 10.

64 BESNIER J.-M., Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Op. Cit., p. 208.

65 BESNIER J.-M., « D’un désir mortifère d’immortalité. À propos du transhumanisme », Op. Cit., p. 22.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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« Réinventer le rêve américain » : Le parti transhumaniste

Par Vincent Guérin,

Docteur en histoire contemporaine, Université d’Angers & Université Catholique d’Angers.

« Vote for Zoltan if you want to live forever »

Digitaliser le cerveau, télécharger la conscience dans un ordinateur, le cloud computing,

naître d’un utérus artificiel, créer des bébés sur mesure, vivre indéfiniment et en bonne santé :

science-fiction ? Pas pour Zoltan Istvan, candidat à l’élection présidentielle aux États-Unis.

Zoltan Istvan est transhumaniste, un courant de pensée qui prône l’affranchissement des limites

physiques, cognitives et émotionnelles humaines par les technosciences et une prise en main de

l’évolution naturelle jugée imparfaite66

. En 2014, il a fondé le parti transhumaniste américain.

Depuis, il s’est lancé dans la campagne présidentielle. En décembre dernier, après trois mois de

voyage à travers les États-Unis à bord du « bus de l’immortalité » (en forme de cercueil), il a

déposé symboliquement une Bill of Rights au Capitol, à Washington, revendiquant entre autres,

pour les humains mais aussi les intelligences artificielles « sensibles » et les cyborgs, que des

recherches soient effectuées afin de favoriser l’extension de la longévité en bonne santé67

.

L’objet de ce texte est d’observer un désir d’insuffler, donner du sens, à une perfectivité

technoscientifique radicale, un « nulle part »68

, en quête de légitimité.

QUI EST ZOLTAN ISTVAN ?

Zoltan Istvan est né aux États-Unis en 1973 de parents ayant fui la Hongrie et le régime

communiste69

. Il étudié la philosophie et la religion à Colombia University de New York70

. C’est

lors d’un cours qu’il découvre la cryonie : c’est une révélation71

.

66 MORE M., VITA-MORE N., The transhumanist reader, Hoboken, John Wiley & Sons, 2013 ; BOSTROM, N., «

A history of transhumanist Though », in Journal of Evolution & Technology, n°14/1, 2005. 67

ISTVAN Z., « Immortality Bus delivers Transhumanist Bill of Rights to US Capitol », IBT, 21 décembre 2015. 68

RICOEUR P., L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 37. 69

LESNES C., « Zoltan Istvan, le candidat de la vie éternelle », in Le Monde, 14 septembre 2015. 70

RAJ A., « The transhumanist who would be president », in Reform, 6 mars 2014.

Page 25: RUSCA, Revue électronique de sciences humaines …msh-m.fr/IMG/pdf/Finish_him_V4-1.pdfRUSCA, Revue électronique de sciences humaines et sociales, n 9 : Utopies, dystopies et uchronies

RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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À 21 ans, il embarque sur un bateau avec 500 livres et entreprend un voyage

transocéanique de plusieurs années. Devenu reporter il publie entre autres pour The New York

Times Syndicate, National Geographic.com, et Sunday San Francisco Chronique72

. Il sera ensuite

recruté par National Geographic Channel. En 1999, il couvre la guerre du Cachemire opposant

l’Inde et le Pakistan et réalise Pawns of paradise : inside the brutal Kachmir Conflit, un

documentaire qui sera récompensé par plusieurs prix. Athlète de l’extrême, il inaugure une

pratique sportive pour le moins originale : la planche sur volcan73

.

En 2004, alors qu’il accompagne des « chasseurs de bombes » américains au Vietnam,

directement exposé à la mort, il revient avec deux convictions : vivre le plus longtemps possible

et pour cela consacrer sa vie à promouvoir le combat contre la mort74

.

En 2013, il publie The transhumanist Wager (Le pari transhumaniste), un roman de science-

fiction. L’action se situe aux États-Unis dans un futur proche. Alors que des changements

technologiques radicaux sont en cours dans l’intelligence artificielle, l'ingénierie génétique, la

cryonie, etc., les transhumanistes font l’objet d’attaques de la part de politiciens, de religieux

chrétiens, des scientifiques sont assassinés. Dans ce contexte, Jethro Knights, son personnage

principal, défend une philosophie radicale qu’il nomme Teleological Egocentric Functionalism,

qui consiste à promouvoir l’augmentation et l’immortalité.

Pour Zoltan Istvan, il s’agit d’explorer ce que nous serions prêts à faire pour vivre

indéfiniment. En partie autobiographique : Jethro Knights est étudiant en philosophie, il a

traversé les Océans, couvert le conflit du Cachemire, fait de la planche sur les volcans et œuvre

pour le magazine International Geographic. Récusant la posture radicale, violente, de son

personnage, Zoltan Istvan évoque la fiction.

LE PARTI TRANSHUMANISTE AMÉRICAIN

En octobre 2014, il passe à l’action et fonde le parti transhumaniste américain75

.

Jusqu’alors les éventuels sympathisants, souvent ingénieurs, scientifiques, étaient peu versés dans

71 NUSCHKE M., « Fireside Chat with Zoltan Istvan – Author of “The Transhumanist Wager” », in Retirement

singularity, 4 mai 2014. 72

Site de Zoltan Istvan : http://www.pawnsofparadise.com/ 73

ISTVAN Z., « EXTREME SPORTS / Really Good Pumice, Dude! / Volcano boarding : Russian roulette on a

snowboard », in Sfgate, 8 décembre, 2002. 74

ID., « Forget Donald Trump. Meet Zoltan Istvan, the only presidential candidate promising eternal life », in Vox, 8

septembre 2015. 75

Site du parti transhumaniste américain : http://transhumanistparty.org/.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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la politique76

. Simultanément il crée, avec l’Anglais Amon Twyman, le Party Transhumanism

Global qui vise à favoriser le développement et la coopération entre les différents partis

transhumanistes émergeants77

.

La naissance de ce parti est une nouvelle étape dans l’histoire du transhumanisme. Si le

terme est né sous la plume du biologiste Julian Huxley (frère d’Aldous) en 192778

, c’est

seulement dans les années 1980 qu’il prend son sens contemporain. Longtemps diffuse, cette

constellation s’incarne en 1998 avec le World Transhumanist Association, une organisation créée

par les philosophes David Pearce et Nick Boström qui a pour but non seulement de donner corps

au transhumanisme, mais aussi du crédit à ses idées afin de générer des recherches

académiques79

.

L’objectif de Zoltan Istvan est d’unifier politiquement le transhumanisme, lui donner une

voix80

. Le parti est affilié à un think tank : Zero State/Institute for Social Futurism. L’expression

Social Futurism, forgée par Amon Twyman est synonyme de techno-progressisme. Apparenté à

la gauche libérale, se présentant comme une alternative aux libertariens, il a pour slogan « positif

social change throught technology ». Le Social Futurism, qui associe socialisme et technologie, a

pour objectif de faire converger justice sociale et transformation radicale de la société par la

technologie81

. Dans la nébuleuse transhumaniste, les technoprogressistes tranchent par leur

volonté de favoriser des changements devant bénéficier à tous82

.

En octobre 2014, Zoltan Istvan s’est ouvertement déclaré candidat à la présidence des

États-Unis. À cette fin, il s’est entouré des célébrités anciennes et montantes du transhumanisme.

Le « biogérontologue » anglais Aubrey de Grey et la jeune biophysicienne Maria Konovalenko,

cofondatrice en Russie du Parti de la longévité, sont ses conseillers anti-âges. Natasha Vita-More,

figure mythique du transhumanisme, est sa conseillère transhumanisme, Jose Luis Cordeira,

membre de la Singularity University, est son conseiller technique. Gabriel Rothblatt, qui a

concouru comme démocrate pour un siège au Congrès en 2014, est son conseiller politique83

.

76 RAJ A., « The transhumanist who would be president », Op. Cit.

77 Site de l’Institute for social futurism : http://socialfuturism.net/transhumanist-party.

78 HUXLEY J., Religion without revelation, Santa Barbara, Greenwood Press, 1979 (1927).

79 BOSTROM, N., « A history of transhumanist Though », Op. Cit.

80 ISTVAN Z., « An interview with Zoltan Istvan, founder of the transhumanist party and 2016 U.S. presidential

candidate », in Litost Publishing Collective, 23 novembre 2014. 81

Institute for social futurism, Op. Cit. 82

TREDER M., « Technoprogressives and transhumanists : What’s the difference ? », in IEET, 25 juin 2009. 83

ISTVAN Z., « Why I’m running for president as the transhumanist candidat », in GIZMODO, 5 juillet 2015.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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Il évalue ses supporters, regroupant ingénieurs, scientifiques, futuristes et techno-

optimistes à 25 000 personnes84

. Initialement constitué surtout d’hommes blancs, situés

académiquement, le mouvement serait en train de se diversifier, avec de jeunes hommes et

femmes, d’horizons géographiques, politiques et professionnels divers. Certains seraient LGBT,

d’autres handicapées, beaucoup athées85

.

L’objectif de la campagne est de toucher ces trois groupes spécifiques : les athées, les

LGBT et la communauté handicapée, soit environ 30 millions de personnes aux États-Unis86

.

Lucide, il considère ses chances de remporter l’élection proche de 0. Ses ambitions sont toutes

autres : faire croître le parti, promouvoir des idées politiques qui unissent les nations dans une

vision techno-optimiste, favoriser des désirs illimités87

. Avec une population américaine à 75 %

chrétienne et alors que 100 % du Congrès est religieux, il estime que son plus grand obstacle est

son athéisme88

.

En octobre dernier, Amon Twyman apportait une autre limite à l’ambition politique de

Zoltan Istvan en réaffirmant la pluralité du transhumanisme. Selon lui, la force du parti réside

dans sa diversité. Les idées de Zoltan Istvan, perçues comme libertariennes89

et potentiellement

schismatiques, risquent d’affaiblir le transhumanisme. Tout en reconnaissant le bienfondé de son

action, Amon Twyman considère qu’un discours centré sur la longévité fait oublier les autres

aspects du transhumanisme et se heurte au techno-progressivisme90

. Confrontée au réel, l’utopie

s’affaiblit.

« RÉINVENTER LE RÊVE AMÉRICAIN »

Trois thèmes dominent la campagne : la superintelligence artificielle, le devenir cyborg et

le dépassement de la culture mortifère.

84 Ibidem.

85 ISTVAN Z., « A new generation of transhumanists is emerging », in Huffpost, 3 octobre 2014.

86 ID., « Why I’m running for president as the transhumanist candidat », Op. Cit.

87 Ibidem.

88 Ibidem.

89 BENEDIKTER R et al., « Zoltan Istvan’s “Teleological Egocentric Functionalism”: A approach to viable

politics ? », Op. Cit. 90

TWYMAN A., « Zoltan Istvan does not speak for the Transhumanist Party », in Transhumanity.net, 12 octobre

2015.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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Zoltan Istvan défend l’idée que dans trente ans le président des États-Unis pourrait être

une intelligence artificielle91

. Considérée comme peu influençable par d’éventuels lobbys, une

intelligence artificielle agirait, « de manière altruiste », pour le bien de la société. Mais un

dysfonctionnement, une prise de contrôle par une autorité malveillante, un devenir « égocentré »

de la machine seraient les faiblesses de cette prospective92

. Cette idée fait écho aux

préoccupations « académiques » de deux transhumanistes : Eliezer Yudkowsky du Machine

Intelligence Research Institute et Nick Boström (Université d’Oxford), directeur de l’Institut for

Future of Humanity. Ces derniers sont inquiets des risques anthropiques liés, entre autres, à

l’émergence possible d’une superintelligence inamicale93

. Zoltan Istvan occulte ce danger en

postulant que les transhumanistes n’ont pas pour ambition de laisser les machines agir à leur

guise. Proche du discours techno-optimiste libertarien de Ray Kurzweil et Peter Diamandis, dans

une vision plutôt adaptative qu’émancipatoire94

, la fusion avec la machine, le devenir cyborg,

permettra selon lui de réduire le risque95

. La faiblesse de l’argumentaire éthico-politique est ici

frappante.

Techno-évolutionniste, se positionnant ouvertement au-delà de l’humain, il souhaite

améliorer le corps humain par la science et la technologie, faire mieux et plus rapidement que la

sélection naturelle. Zoltan Istvan se dit porteur d’une « nouvelle façon de penser », un nouveau

territoire pour l’espèce humaine96

. Qualifiant d’anti-progrès, d’anti-innovation le moratoire sur

l’ingénierie génétique, il souhaite que les recherches se poursuivent dans un cadre éthiquement

borné ; l’enjeu : vivre mieux. Il défend l’idée qu’avec cette ingénierie les maladies du cœur, les

cancers, les hérédités pathogènes, seront éliminés. Dans une approche résolument eugéniste, il

serait donné aux parents le choix de leur enfant : couleur des cheveux, taille, genre, aptitudes

athlétiques et cognitives. Récusant les critiques, il les estime infondées et fruits de la religion. La

crainte de créer une race non-humaine, des êtres monstrueux, est, selon lui, surestimée et habitée

par un imaginaire hollywoodien. À cela, il oppose la création d’une population libérée de la

91 HENDRICKON J., « Can this man and his massive robot network save America », in Esquire predicts, 19 mai

2005. 92

Ibidem. 93

BOSTROM N., Superintelligence, Paths, Dangers, Strategies, OUP, 2014. 94

LE DEVELEC N., « De l’humanisme au post-humanisme : mutations de la perfectibilité humaine », in MAUSS,

21 décembre 2008. 95

ISTVAN Z., « The morality of artificial intelligence and the three laws of transhumanism », in Huffpost, 2 février

2014. 96

ID., « The culture of transhumanism is about self-improvement », in Huffpost, 4 septembre 2015.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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maladie. Ici techno-progressiste, il évoque le risque que seuls les riches pourraient se le

permettre97

. Au-delà du devenir cyborg, c’est la mort qui est visée.

Un des obstacles majeurs à la croissance du transhumanisme résiderait, selon Zoltan

Istvan dans la culture mortifère (deathist culture). 85 % de la population mondiale croit à la vie

après la mort et au moins 4 milliards d’habitants considèrent le dépassement de celle-ci par la

technologie comme un blasphème. Beaucoup de gens souscrivent à une culture qui suit les

principes de la Bible : mourir et aller au paradis98

. Partant du constat que 150 000 personnes

meurent chaque jour, pour la plupart de vieillesse et de maladie, il suggère deux voies

« prometteuses » pour réduire cette mortalité : la digitalisation du cerveau et le téléchargement de

l’esprit ainsi que l’inversion du processus de vieillissement développé par Aubrey de Grey99

. Les

millions de dollars investis dans la recherche anti-âge et la longévité grâce notamment par

Google et le projet Calico, Human LLC et Insilico, le rendent optimiste. Mieux encore, l’idée de

faire une fortune autour de l’immortalité ferait son chemin100

. Matérialiste, comme Aubrey de

Grey, il perçoit le corps comme une voiture que l’on peut réparer101

. Il ne s’agit pas de vivre

éternellement mais plutôt de choisir de mourir ou non. C’est une transcendance opératoire, un ici

et maintenant, qu’il propose102

.

Récemment, Zoltan Istvan a fait scandale en évoquant le contrôle des naissances. Dans la

perspective d’une conquête de la mort, il s’interroge : « Devra-t-on encore permettre à n’importe

qui d’avoir autant d’enfants qu’il souhaite ? ». Il imagine un permis, accordé suite à une série de

tests, qui permettrait l’accès à la procréation et la possibilité d’élever des enfants. En seraient

exclus les sans domicile fixe, les criminels et les drogués. Mobilisant, tour à tour, l’argument

humanitaire – donner une meilleure vie aux enfants –, environnemental, démographique,

féministe – les enfants qui nuisent à la carrière professionnelle –, il conclut qu’il ne s’agit pas de

restreindre la liberté mais de maximiser les ressources pour les enfants présents et à venir103

. Ces

97 ID., « Transhumanist party scientists frown on talk of engineering moratorium », in Huffpost, 5 avril 2015.

98 ID., « Why I’m running for president as the transhumanist candidat », Op. Cit.

99 ID., « Transhumanism is booming and big business is noticing », in Huffpost, 17 juillet 2015.

100 Ibidem.

101 GREY A. de avec RAE M., Ending Aging. The Rejuvenation Breakthrought That could Reverse Human Aging in

Our Lifetime, NY, St Martin Griffin, 2007, p. 326. 102

ISTVAN Z., « Can transhumanism overcome a widespread deathist Culture ? », in Huffpost, 26 mai 2015. 103

ID., « It’s time to consider restricting human breeding », in Wired. co.uk, 14 août 2014.

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RUSCA, n°9 : « "Réinventer le rêve américain" : le parti transhumaniste »,

par Vincent Guérin.

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propos tenus dans la revue libertarienne Wired co.uk, lui ont valu l’ire d’une presse104

qu’il

qualifie de « conservatrice ». Il aurait même reçu des menaces de mort105

.

Le transhumanisme sort de sa sphère techno-scientifique et philosophique, il s’aventure

maintenant sur le terrain politique, éprouve ses forces. Sans surprise, cette irruption dans le réel

attise le conflit entre les bioconservateurs et les bioprogressistes. Plus intéressant, cette campagne

électorale révèle un obstacle encore largement invisible : la colonisation politique de l’utopie, qui

s’incarne dans les tensions entre les libertariens et les technoprogressistes.

Si les résultats de l’élection seront sans surprise pour Zoltan Istvan, le « pari » de faire

connaître le transhumanisme à une large audience est d’ores et déjà remporté, quant à l’idée

d’unifier les forces potentielles en présence : nous le verrons lors de l’élection.

Cette candidature doit attirer notre attention sur les mutations technologiques radicales en

cours, leurs ressorts et motivations. Plus encore, c’est une invitation cruciale à penser les

implications politiques et sociales et la nécessité d’anticiper les arbitrages et risques associés.

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RUSCA, n°9 :

« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la

liquidation de la ville ?

Par Marion Roussel,

Docteure en architecture, ENSA Paris La Villette/Université Paris 8 Saint-Denis.

Bien qu’issu de la littérature cyberpunk, genre ayant pour trait principal la mise en scène

de mondes dystopiques, le cyberespace a été érigé au rang d’utopie dans la décennie 1990. Puis,

dès le début des années 2000, ce monde électronique fluide des réseaux informatique sera

délaissé. C’est la question d’une ville augmentée qui occupera le devant de la scène : « le

cyberespace […] a colonisé le monde matériel »106

, écrit l’auteur de science-fiction William

Gibson. Si l’urbanité s’impose à nouveau dans toute sa matérialité, elle semble osciller entre

utopie et dystopie, entre fantasme d’une ville « intelligente » et prise de pouvoir des machines.

Devant cette menace, les transhumanistes prônent le téléchargement de l’esprit, rendant alors

toute forme d’urbanité obsolète. À la cyber-liquéfaction de la ville succède sa liquidation pure et

simple. La surface terrestre délaissée, ne bascule-t-on pas une nouvelle fois dans la dystopie ?

LE CYBERESPACE : DE LA DYSTOPIE À L’UTOPIE

Le cyberespace comme motif dystopique

Apparu pour la première fois en 1982 dans la nouvelle Gravé sur Chrome107

de William

Gibson, l’imaginaire du cyberespace n’acquière une véritable notoriété que deux ans plus tard,

avec la publication de Neuromancien. Considéré comme l’œuvre fondatrice du mouvement

cyberpunk, le roman raconte l’histoire du Case, protagoniste d’un monde hostile, dominé par un

capitalisme des plus perfides, gouverné par de sournoises multinationales. Dans Neuromancien,

Case est un hacker qui chaque jour s’immerge dans cet espace de données dématérialisées

parallèle à l’agglomération saturée de la « Conurb ». Le cyberespace, décrit par Gibson comme

106GIBSON W., « Google’s Earth », New York Times [en ligne], 31/08/2010, URL :

http://www.nytimes.com/2010/09/01/opinion/01gibson.html?scp=1&sq=william+gibson&st=nyt. [Consulté le

13/09/2011]. 107

ID., Gravé sur Chrome, Paris, J’ai Lu, 2006 (1982).

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RUSCA, n°9 :

« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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« [u]ne hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de

millions d’opérateurs, dans tous les pays », « [u]ne représentation graphique de données extraites

des mémoires de tous les ordinateurs du système humain »108

, est un espace psychotechnique,

immersif, accessible par le biais d’électrodes branchées sur le crâne de quiconque souhaite y

entrer, elles-mêmes reliées à une console permettant d’accéder à ce réseau informatique global.

Neuromancien est emblématique de la diffusion de l’imaginaire du cyberespace tout au long des

années 1980 et 1990, et cela quelques soient les noms qu’il revêtira (« métavers » dans Le

Samouraï virtuel de Neal Stephenson (1992), « infosphère » dans la série des Cantos D’Hypérion

de Dan Simmons (1989-1997), etc.). Le cyberespace sera également figuré à l’écran, notamment

dans les films Johnny Mnemonic (Robert Longo, 1995, adapté de la nouvelle homonyme de

William Gibson) et Matrix (Lana et Andy Wachowski, 1999). La grande majorité de ces œuvres

met en scène des mégalopoles dystopiques, faisant du cyberespace un motif du genre.

Le cyberespace, ou l’éclosion d’une utopie

Dès le début des années 1990, le cyberespace fait l’objet d’une abondante littéra ture

théorique109

. Analysé comme un nouveau niveau de réalité habitable collectivement, comme un

nouveau royaume pour l’émergence d’une conscience humaine planétaire, le cyberespace,

idéalisé, n’est alors plus perçu comme partie prenante d’un monde dystopique, mais s’impose

comme une véritable utopie. L’intérêt des milieux académiques et scientifiques pour le

cyberespace est bien évidemment lié à la mise en place d’Internet (1983), à la commercialisation,

dès 1985, des périphériques d’immersion de réalité virtuelle, au développement des premiers

moteurs de recherche (Archie en 1990, Gopher en 1991, etc.) et enfin, à la mise à disposition du

public du World Wide Web (1993). Reprenant bien souvent l’idée d’une « hallucination

consensuelle », s’appuyant sur celle de « village global » de Marshall McLuhan110

ou encore de

108 ID., Neuromancien, Paris, J’ai Lu, 2001 (1984), p. 64.

109 Voir notamment BENEDIKT M. (dir.), Cyberspace : First Steps, Cambridge, The MIT Press, 1992 (1991) ;

BURROWS R., FEATHERSTONE M. (dir.), Cyberspace/Cyberbodies/Cyberpunk : Cultures of Technological

Embodiment, Londres, Sage Publication Ltd, 1996 (1995) ; QUÉAU P., Le virtuel, vertus et vertige, Seyssel, Champ

Vallon, 1993 ; LÉVY P., L’intelligence Collective : Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La

Découverte/Poche, 1997 (1994). 110

Dans Pour comprendre les médias, Marshall McLuhan considère les médias électroniques comme une extension

du système nerveux humain, imposant l’idée d’une conscience transindividuelle technologiquement simulée, étendue

à l’ensemble de la planète. Il adopte l’image d’un « village global », puisque c’est bien selon lui cette impression que

donne le fait de pouvoir récupérer des informations très rapidement en n’importe quel point de la planète raccordé à

un réseau. Ce village se caractérise par l’interactivité, la communauté et le tribalisme, la variété des médiums (mots,

images, sons) et la vitalité (émergences d’actions et décisions collectives), préfigurant de notre World Wide Web

actuel.

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« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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« noosphère » (Pierre Teilhard de Chardin)111

, il est dépeint comme un ailleurs invisible,

immatériel et transcendantal, ajoutant à un espace mondial lésé de ses terrae incognitae un

« neuvième continent », plein de plis et de recoins, extensible à dessein, soumis à d’autres règles,

d’autres lois, ou l’on devient autre tout en restant le même, d’où l’on ne peut revenir que le

regard transformé, l’expérience enrichie. Selon Michael Benedikt, professeur d’architecture

spécialiste du digital design, l’émergence du cyberespace devait permettre la mise en place et la

collectivisation via la technologie de cet espace si particulier qu’est l’espace mythique, l’espace

mental du rêve conscient ou inconscient, l’espace de l’imagination, de la mémoire que l’on

rejoue. « [R]eflet inversé de l’espace mental privé »112

, milieu phénoménologique, perceptuel et

phénoménal pénétrable à tout instant et à plusieurs, modifiable à dessein, le cyberespace devait

être une technologie puissante et collective, voire révolutionnaire, à même de bouleverser les

cultures et les identités humaines113

.

Une architecture « liquide » pour une ville dématérialisée

Dans Neuromancien, Gibson décrit le cyberespace ainsi : « Une complexité impensable.

Des traits de lumières disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de

données. Comme les lumières de villes, dans le lointain »114

. Depuis cette référence aux lumières

urbaines, la représentation du cyberespace sous la forme d’une ville est devenu lieu commun115

.

Sa théorisation en tant qu’espace en propre, parallèle à ceux de nos villes, aura grandement

inspiré ceux que l’on appellera alors les « cyberarchitectes »116

. Selon leur chef de file, Marcos

Novak, « le cyberespace est une architecture ; le cyberspace a une architecture ; et le cyberespace

contient de l’architecture »117

. Dès 1991, émerge l’idée d’une « architecture liquide »,

111 Pour Pierre Teilhard de Chardin, la noosphère, du grec, νοῦς (noüs, « l’esprit ») et σφαῖρα (sphaira, « sphère»),

est une enveloppe éthérée similaire à l’atmosphère ou à la biosphère, un « Esprit humain global », agrégat de

l’ensemble des pensées, des consciences et des idées produites par l’humanité. 112

DE KERCKHOVE D., L’intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 260. 113

THOMAS D., « Old rituals for new space : rite de passage and William Gibson’s cultural model of cyberspace »,

in BENEDIKT M., Op. Cit., pp. 31-48. 114

GIBSON W., Neuromancien, Op. Cit., p. 64. 115

À ce propos, voir DESBOIS H., Carnets de géographes [en ligne], n°2, mars 2011, URL :

http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_recherches/rech_02_02_Desbois.php. Consulté le 09/10/2010. 116

Sur ce point, voir notamment AD Architectural Design : « Architects in Cyberspace », vol. 65, n°11/12, nov.-déc.

1995, et AD Architectural Design : « Architects in Cyberspace II », vol. 68, n° 11/12, nov.-déc. 1998. 117

NOVAK M., « Liquid Architectures in Cyberspace », in BENEDIKT M., Op. Cit, pp. 225-254, p. 226.

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« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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architecture qui ne serait pas faite de béton ou de verre mais d’informations, propre à l’espace

fluide des réseaux électronique :

« Le cyberespace est liquide. Cyberespace liquide, architecture liquide, villes

liquides. […] L’architecture liquide produit des villes liquides, des villes qui

changent quand changent les valeurs, où les visiteurs de différents horizons voient

différents repères, où les voisinages varient en fonction des communautés d’idées et

évoluent à mesure que ces idées mûrissent ou se fanent »118

.

Dans le cyberespace, les règles de la physique ordinaire, celles qui caractérisent notre espace

physique et actuel, ne sont plus des conditions intrinsèques, inconditionnelles : c’est un espace

fluide, malléable, déformable, métamorphique. Dès lors, l’« architecture liquide » n’a que faire

de la géométrie euclidienne, des logiques perspectivistes ou des lois de la gravité : « Une

architecture liquide dans le cyberespace est clairement une architecture dématérialisée. C’est une

architecture qui ne se satisfait plus seulement de l’espace, de la forme, de la lumière et de tous les

aspects du monde réel »119

. L’idée d’une architecture liquide aura influencé nombre d’architectes

durant les années 1990. Néanmoins, dès la fin de cette décennie, l’utopie du cyberespace est bel

et bien fanée.

L’HYBRIDATION DU VIRTUEL ET DE L’ACTUEL : VERS UNE URBANITÉ AUGMENTÉE

L’éclatement de la bulle cyberspatiale : l’érosion de l’utopie

Si le cyberespace a nourri pendant près de vingt ans un imaginaire riche et fécond, il n’a

jamais été concrétisé de façon tangible. Il ne sera resté qu’un espace fictionnel ou mythique,

espèce d’espace mental semblable à celui de la transe chamanique, à celui du théâtre ou de la

lecture d’un roman120

. Malgré tout, le terme « cyberespace » devient rapidement le synonyme

d’Internet, et plus précisément du lieu immatériel où il prend place. La métaphore spatiale

empruntée par Gibson est filée dans l’ensemble du vocabulaire propre au World Wide Web.

Ainsi, l’on va sur internet, l’on navigue de site en site, l’on surfe sur la toile. Tout ce vocabulaire

implique une spatialité autre, fluide, liquide, qui ne se situe pas dans notre espace physique et

tangible mais dans un lieu singulier, séparé de notre monde. Il nous faut cependant admettre

qu’Internet fait bien partie de notre réalité actuelle et physique : « [l]e moment est venu de faire

118 Idem, pp. 250-251.

119 Idem, p. 251.

120 BENEDIKT M., « Cyberspace: Some Proposals », Op. Cit., pp. 119-224.

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« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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le deuil du mythe du cyberespace, d’admettre qu’il n’est qu’une sorte de superstition… En

réalité, l’espace dans lequel nos interactions en ligne ont lieu est notre espace quotidien, notre

espace tangible »121

. Via le développement exponentiel des technologies numériques, la « bulle

virtuelle » aurait éclaté et se serait déversée dans l’espace actuel, physique, de nos expériences

quotidiennes. Gibson l’a bien noté, annonçant qu’« [i]l n’y a pas si longtemps, le cyberespace

était un lieu extérieur bien défini, que l’on visitait périodiquement, en le scrutant depuis le monde

matériel familier. Maintenant le cyberespace s’est retourné comme un gant ; il a colonisé le

monde matériel122

. Le terme « cyberespace », l’imaginaire d’un espace en propre distinct de notre

espace physique, se révèle finalement inadéquat, et même obsolète.

Réalité augmentée/mixte et numérique ambiant : la ville « intelligente »

Alors que smartphones et tablettes envahissent l’espace public, que les lunettes de réalité

augmentée seront bientôt sur tous les nez, que l’interface s’annonce de plus en plus incorporée, le

populaire dualisme réel/virtuel semble définitivement évacué. En 1995, Novak avançait déjà que

la distinction entre actuel et virtuel était sur le point de disparaître123

: « Les deux fusionneront

plutôt dans l’amalgame qui se forme déjà sous des appellations telles que celles de réalité

augmentée124

ou d’environnement intelligent »125

. À l’imaginaire de la ville liquide du

cyberespace se substitue celui d’une ville « intelligente », augmentée par le numérique ambiant126

et la réalité mixte127

, fournissant services et informations aux habitants, améliorant leurs cadres

de vie. D’après l’artiste américain Roy Ascott, l’on aurait aujourd’hui affaire à une réalité

121 CASILI A., « Internet et nouveaux liens sociaux », La rentrée des débats, Paris, Odéon Digitale, 15/10/2010 [en

ligne], URL : http://www.fnac.com/Internet-et-nouveaux-liens-sociaux-Antonio-Casilli/cp3050/w-4. 122

GIBSON W., « Google’s Earth », Op. Cit. 123

NOVAK M., « Excess », in LÉNÁRD I., OOSTERHUIS K., RUBBENS M. (dir.), Sculpture City, Attila

Foundation, Rotterdam, 010 Publishers, 1995, pp. 24-27, p. 26. 124

La réalité augmentée désigne la superposition d’éléments 2D ou 3D à la perception de l’environnement actuel.

Cette superposition se fait en temps réel et via une interface (téléphone, tablette etc.), généralement dans un flux

vidéo. 125

NOVAK M., « TransArchitecture, Building The Edge Of Thought », décembre 1996 [en ligne], Telepolis, URL :

http://www.heise.de/tp/artikel/6/6069/1.html [Consulté le 06/10/2011]. 126

L’expression « numérique ambiant » désigne l’ensemble des dispositifs techniques et technologiques – le plus

souvent discrets et ayant pour support l’informatique ubiquitaire –, qui, ensemble, forment un écosystème numérique

dans lequel individus comme états ou organisations « baignent » et évoluent. Voir RIGUIDEL M., « Une

épistémologie des modèles informatiques de l’espace ambiant : Les verrous de l’intelligence ambiante », Génie

Logiciel, n°26, décembre 2009, pp. 2-20. 127

La réalité mixte désigne des dispositifs et environnements articulant des éléments de notre actualité physique et

des éléments numériques dans une même perception de la réalité, fusionnant le monde matériel et le monde

numérique.

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« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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complexe, comme tissée ou feuilletée, similaire à celle des cultures indigènes de l’Amérique du

Nord ou de l’Australie, « où les perceptions "ordinaires", la réalité ordinaire, les états d’être

communs, sont traversés, entremêlés et convergent avec des états de conscience non-ordinaires et

non-locaux »128

. Selon Ascott, et en continuité des récits ayant émergés dans les années 1990 à

propos du cyberespace, nous serions en train de devenir, en quelque sorte, des « techno-

chamans ». Mais tous ne partagent le même enthousiasme. La surveillance généralisée, la

puissance de contrôle grandissante des machines et les modifications perceptives qu’elles

entraîneraient sont sans doute les motifs les plus forts d’une inquiétude grandissante. La ville

« intelligente », l’invisibilité croissante de la technologie qui l’accompagne – incorporée dans des

objets connectés et communicants –, nourrit en effet bien des peurs.

L’intelligence des machines, ou la concurrence faite à l’homme

Le numérique ambiant de la ville « intelligente » s’impose pour certains comme une

technique de la possession et de la dépossession129

, au sens où nos actes et nos comportements se

révèleraient bien souvent influencés par lui, au point qu’on pourrait se demander si l’on en est

bien les véritables décideurs. Pour Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’Université de

Reading (Royaume-Uni) et premier cyborg auto-proclamé de l’humanité, « [a]u train où vont les

choses, c’est bientôt [l’ordinateur] qui prendra les décisions, pas nous. Si nous voulons conserver

notre avantage, nous devons progresser au même rythme que lui. La technologie risque de se

retourner contre nous »130

. Seul remède pour ce tenant du transhumanisme : la fusion de l’homme

et des technologies. Victime de cette « honte prométhéenne » développée par le philosophe

autrichien Günther Anders131

, définie par Jean-Michel Besnier comme « la prise de conscience

accablée que nous ne sommes pas à la hauteur des machines que nous avons produites »132

, les

transhumanistes les plus radicaux prônent même une transsubstantiation machinique entière et

complète, le téléchargement de l’esprit dans les réseaux informatiques (mind-uploading). Selon

128 ASCOTT R., « Planetary Technoetics : art, technology and consciousness », 28/11/2001 [en ligne], Leonardo,

URL: http://www.olats.org/fcm/textes/planetary.php [Consulté le 08/06/2014]. 129

LESTEL D., « Des enjeux de la tentation posthumaine », in MUNIER B. (dir.), Technocorps, La sociologie du

corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, François Bourrin, 2013, pp. 145-170, pp. 167-168. 130

WARWICK K., cité dans BOLTANSKI C., « Kevin Warwick, l’Homo Machinus », Libération [en ligne],

12/05/2002, URL : http://www.liberation.fr/week-end/2002/05/11/kevin-warwick-l-homo-machinus_403267.

Consulté le 07/05/14. 131

ANDERS G., L’obsolescence de l’Homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris,

l’Encyclopédie des Nuisances, Ivréa, 2002 (1956). 132

BESNIER J.-M., « Métaphysique du Robot », in MUNIER B. (dir.), Op. Cit., pp. 67-86, p. 82.

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RUSCA, n°9 :

« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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eux, le développement de technologies ultraperformantes et ultra-intelligentes met en péril

l’avenir des humains, lesquels ne pourrait trouver de salut, tenir la cadence, accéder à une

intelligence équivalente ou supérieure à celles des machines, qu’en s’arrachant à leur

enracinement charnel, qu’en se dissolvant dans la machine. Hans Moravec, chercheur en

Intelligence Artificielle, prédit ainsi « la cybernétisation complète de l’univers, sa conversion en

données informatiques, au point où nous passons complètement dans l’univers virtuel »133

.

LE MIND-UPLOADING : VERS LA LIQUIDATION DE LA VILLE

Moravec, comme Ray Kurzweil ou Vernor Vinge, considèrent qu’autour des années 2050-

2060, nous atteindrons la « singularité », c’est-à-dire un point où le progrès ne serait plus que le

fait des intelligences artificielles, si bien que l’humanité deviendrait obsolète. Cette croyance

justifie leur volonté de mind-uploading. Mais le transhumanisme se fait aussi, selon Brigitte

Munier, « l’expression d’un découragement profond, cette "fatigue d’être soi" développée par

Jean-Michel Besnier après Alain Ehrenberg : l’homme, en effet, ne décide plus de rien et préfère

s’abandonner à la technologie »134

. D’après Besnier, c’est le sentiment d’impuissance qui nous

pousse à nous tourner vers les machines135

. Notre dépression, pathologie identitaire, est ce

qu’Alain Ehrenberg appelle « la maladie de l’homme sans guide ». C’est le désenchantement du

monde, dont nous avons nous-mêmes creusé les sillons, nous affranchissant du cosmos

aristotélicien, de l’autorité religieuse, des mythes et du sacré, si bien que plus rien, et en

particulier la condition humaine, ne semble désormais trouver de fondement viable ou valide136

.

C’est le sentiment d’insuffisance, certes de devoir assumer notre devenir face à des machines qui

nous dépassent, mais surtout de devoir y faire face dans un monde auquel nous échouons à

donner sens. Désireux de s’affranchir du poids du corps, n’est-ce pas surtout du poids du monde

dont les partisans du mind-uploading cherche à se délivrer ? Ne peut-on pas voir là le symptôme

d’une crise de l’habiter, dénoncée en son temps par Martin Heidegger et plus récemment par

133 ROUSSEL J.-F., « Cyborg et Robot Sapiens : deux approches de la corporalité technologisée », in ALLARD M.,

COUTURE D., NADEAU J.-G. (dir.), Pratiques et constructions du corps en christianisme, Montréal, Éditions

Fides, 2009, p. 221. 134

« Actualités du cyber-humain », introduction à MUNIER B. (dir.), Op. Cit., p. 14. 135

BESNIER J.-M., « Les nouvelles technologies vont-elles réinventer l’homme ? », Études, vol. 414, n°6,

juin 2011, pp. 763-772. 136

Voir notamment CANTIN S., Nous voilà rendus au sol : Essais sur le désenchantement du monde, Québec,

Éditions Bellarmin, 2003 et GAUCHET M., Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

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« Du cyberespace au mind-uploading : de la liquéfaction à la liquidation de la ville », par Marion Roussel.

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Peter Sloterdijk137

? Quoiqu’il en soit, imaginons un instant ce que serait une terre dégagée de

toute présence humaine, où chacun se serait téléchargé dans les réseaux. Il va sans dire que sans

corps habitant, les villes ne seraient plus d’aucune d’utilité, elles seraient tout simplement

liquidées, totalement effacées. Ce n’est pourtant pas dire que la surface terrestre serait « rendue »

à la nature. Elle serait sans doute de toutes parts occupée par des data centers monstrueusement

énergivores mais nécessaires au fonctionnement des réseaux. De quoi rappeler, indéniablement,

le monde des machines de la fameuse trilogie Matrix.

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137 Voir notamment HEIDEGGER M., « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980

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RUSCA, n°9 :

« Imaginaires cinématographiques de Los Angeles. Projets utopiques et représentations dystopiques »,

par Alfonso Pinto.

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Imaginaires cinématographiques de Los Angeles. Projets

utopiques et représentations dystopiques.

Par Alfonso Pinto, chercheur en géographie, ENS Lyon.

Le concept d’Utopie, ainsi que son contraire, Dystopie, possède une relevance

géographique non négligeable. La racine grecque du mot (topos) est déjà un signe éloquent, bien

que, selon l’acception du terme proposée par More, cette géographicité ne serait que figurée. Cet

aspect ne doit pas pourtant décourager une analyse axée sur l’imaginaire spatiale qui peut se lier,

sous formes différentes, à ces concepts. L’espace, bien que philosophiquement figuré, est matière

pertinente dans les réflexions sur les Utopies et les Dystopies. En revanche pour ce qui concerne

le temps, il faudrait peut-être recourir à l’idée d’Uchronie. Si l’on tient à un parallélisme

étymologique, le mot « Utopie », à la lettre, indiquerait un « non-lieu », dans le sens d’un lieu qui

n’existe pas. De manière spéculaire, l’Uchronie substitue la dimension spatiale avec celle

temporelle. Le résultat est donc un « non-temps », un temps qui n’existe pas. Cependant, la

question ne se résout pas si facilement. En 1936, Régis Messac définit l’Uchronie comme une

« terre inconnue, située à côté ou en dehors du temps, découverte par le philosophe Charles

Renouvier, et où sont reléguées, comme des vieilles lunes, les événements qui auraient pu arriver,

mais qui ne sont pas arrivés »138

.

Comme on peut facilement le déduire, la notion géographique (terre inconnue) ne

disparaît pas. Elle change de référent figuratif. L’Uchronie selon Messac n’est pas un temps, mais

au contraire une terre qui contient en son intérieur des temporalités « autres », qui ne se sont pas

produites. L’espace, avec une certaine subtilité, devient alors une sorte de métaphore visant à

exprimer le temps.

Le but de cette contribution n’est pas celui de retracer historiquement et

philosophiquement les concepts d’Utopie, Dystopie et Uchronie. D’autres, plus compétents, ont

déjà offert nombreuses réflexions à ce propos139

. Ici on voudrait offrir un regard sur deux couples

de films qui ont contribué à la fabrication du riche imaginaire cinématographique de la ville de

138 MESSAC R., « Voyage en Uchronie. Propos d’un utopien », in Les Primaires no 83, novembre 1936, p. 542.

139 Cf. PAQUOT T., Utopies et Utopistes, Paris, La Découverte, 2007 ; RICOEUR P., L’idéologie et l’Utopie, Paris,

Seuil, 1997 ; SERVIER J., Histoire de l’Utopie, Paris, Folio, coll. Essais, 1997 ; RENOUVIER C., L’Uchronie

(L’Utopie dans l’Histoire), Paris, Bureau de la critique philosophique, 1876.

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RUSCA, n°9 :

« Imaginaires cinématographiques de Los Angeles. Projets utopiques et représentations dystopiques »,

par Alfonso Pinto.

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Los Angeles. Bien que le point de vue soit géographique, néanmoins il est important de préciser

que le vrai intérêt, ici, n’est pas celui de s’interroger sur les singularités du lieux physique, mais

plutôt de mettre en place une réflexion géo-culturelle sur le rôle symbolique et idéel que

l’imaginaire los-angelin joue. Les films en question, divisés en deux couples complémentaires,

sont Heat (1995) et Collateral (2008) de Michael Mann, et les deux premiers chapitres de la saga

des Terminators (Terminator, 1984 et Terminator 2 : The judgement day, 1991), de James

Cameron. La complémentarité de ces deux couples réside dans le rôle joué par l’espace et par le

temps. En effet, si les films de Mann semblent suggérer une expérience urbaine axée sur la

spatialité, en revanche ceux de Cameron peuvent être considérés comme une puissante réflexion

temporelle qui mêle présent, passé et futur. L’imaginaire qui en résulte, comme on le verra, se

nourrit à plusieurs reprises des idées d’Utopie, Dystopie et Uchronie. Mann produit un espace

paradoxal, dans lequel les personnages sont constamment côtoyés par des ailleurs qui ne

dépassent jamais le statut de rêve utopique. Le résultat est une dialectique constante entre un ici

et un ailleurs. Cette ville, qui devait représenter l’apogée de l’idéal urbain américain, devient, aux

yeux de Mann, une spatialité profondément dystopique.

Cameron, selon les codes de la science-fiction, transpose ces réflexions sur un plan

temporel. Dans les Terminators Los Angeles est cette terre inconnue qui contient tout ce qui peut

arriver. Les films basculent en effet entre un pessimisme radical (l’holocauste nucléaire) et la

quête d’un avenir, enfin ouvert à toutes les possibilités. Comment définir donc cet imaginaire ?

Comment se met en place donc cette tension entre Utopie, Dystopie et Uchronie ?

L’« ICI » ET L’« AILLEURS »… LOS ANGELES ET MANN.

Il suffit de jeter un œil aux nombreux spécialistes de l’urbain pour comprendre comment

la ville de Los Angeles, dans son histoire urbaine et dans sa géo-morphologie, incarne une sorte

de contradiction entre les intentions qui ont animé sa naissance et ce qu’elle est devenue au cours

du XXe siècle

140. Dans ses prémisses la métropole californienne devait constituer « le modèle le

plus épuré de la conception du cadre de vie américain »141

. Absence de concentration, faible

densité, valorisation de la sphère privée et facilité pour les transports individuels. En lisant des

auteurs comme Giandomenico Amendola142

ou encore Mike Davis143

, il est très facile de

140 GHORRA-GOBIN C., Los Angeles, Le mythe américain inachevé, Paris, CNRS Éditions, 1997.

141 Idem, p. 7.

142 AMENDOLA G., La città postmoderna. Magie e paure della metropoli contemporanea, Milano, Laterza, 1997.

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« Imaginaires cinématographiques de Los Angeles. Projets utopiques et représentations dystopiques »,

par Alfonso Pinto.

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constater comme aujourd’hui ce cadre a subi un effet pervers. La faible densité, qui devait assurer

un rapport de proximité avec le milieu naturel, a donné lieu à un espace sans limites, sans centres,

un espace qui est souvent assimilé à une galaxie ou à une immense région. D’un point de vue

cinématographique le résultat est pour certains aspects, paradoxal. L’horizontalité semble

déborder le cadre, et la morphologie los-angeline fatigue à trouver une identité visuelle efficace et

exhaustive. Pourtant, ce paradoxe fait de Los Angeles un espace cinématographique doué d’un

charme qui trouve dans le genre « noir » sa pleine réalisation.

Comme le rappellent Erwan Higuinen et Olivier Joyard, « si, dans l’imaginaire collectif,

New York est la ville de la comédie romantique, c’est à un autre genre majeur du cinéma

américain que l’histoire a associé Los Angeles. […] Le cinéma a créé ou révélé une autre ville,

sombre, tortueuse, perturbée et terriblement érotique »144

. Il suffit de citer quelques classiques du

genre comme The big sleep de Howard Hawks (1947), Chinatown de Roman Polanski (1974), ou

les plus récents L.A. Confidential de Curtis Hanson (1997), Pulp Fiction de Quentin Tarantino

(1994), Mulholland drive de David Lynch (2001), sans oublier, bien évidemment les deux films

de Mann dont on est en train de s’occuper.

Dans Heat, mais surtout dans Collateral, cet univers de routes et autoroutes, de lumières

au néon, de faubourgs sans fin, ne se limite pas au rôle de simple décor, mais devient personnage

à plein titre, ou même deus ex machina. Le tissu géométrique, les formes froides, l’anonymat des

espaces, sont tous des éléments déterminants tant dans la caractérisation des personnages que

dans le développement de l’action. « La puissance conceptuelle du cinéma de Mann, sa tendance

à l’abstraction, réside dans les manières à travers lesquelles ses films parviennent à convertir ce

qu’ils racontent en paradigmes spatiaux ou géométriques »145

. Dans les deux films, la géométrie

matérielle de l’espace concret coïncide toujours avec un ailleurs tant spatial que temporel. Dans

le premier, Neil McCauley (Robert de Niro) est un braqueur de haut niveau. Il s’agit d’un

personnage froid, lucide, calculateur et obsédé par son occupation, « I am alone, but I don’t feel

lonely » dira-t-il. Sa maison est un cauchemar d’architecture postmoderniste dans laquelle miroirs

et vitres substituent les murs. Pas de meubles, pas d’objets personnels ou de photographies… rien

qui ne puisse laisser entrevoir une identité, un passé.

143 DAVIS M., City of Quartz. Excavating the future in Los Angeles, Verso, 1990.

144 HIGUINEN E., JOYARD O., « Los Angeles », in La ville au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, p. 452.

145 THORET J.-B., « Michael Mann », in La ville au cinéma, Op. Cit., p. 756.

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Une séquence assez intéressante est celle qui nous présente la rencontre entre Neil et la jeune

Eady. Cette fille déclenchera en Neil le désir de quitter cette vie et cette ville pour un futur

différent, avec elle, en Nouvelle-Zélande.

Les deux se trouvent sur une terrasse qui domine l’infini skyline los-angelin, (peut-être la

seule image qui peut assumer le rôle d’icône de cette ville). À ce propos Jean-Baptiste Thoret

affirme qu’ici « Michael Mann souligne en même temps l’artificialité du plan, et donc des désirs

qui s’y expriment, puisque le couple semble plaqué sur un fond auquel il n’appartient visiblement

pas. Plutôt que de relier par la profondeur de champ les personnages à l’arrière-plan urbain et de

ratifier optiquement l’actualisation possible de leur désir, Mann traite Los Angeles comme une

surface de projection, inaccessible et inconsistante, qui dit l’absence de perspective de leur

relation, au sens propre (un écran bleu sur lequel est projeté le skyline de L.A.) comme au sens

figuré »146

. En fait, à la fin, on sait que Neil, obsédé par son aberrante « éthique du travail »

abandonnera Eady à la vue de son rival.

Le rôle de l’espace trouve son apogée dans Collateral. Higuinen et Joyard définissent le

film de Mann comme une « stridente promenade jazz » 147

. Selon les deux critiques la vraie clé de

lecture de l’œuvre réside dans la mise en scène de Los Angeles, et de sa singulière morphologie.

Collateral est un film qui rythmé constamment par les mouvements du taxi, par son parcours fait

d’échangeurs, avenues, autoroutes et lumières.

Dans le profond éclectisme qui caractérise la nuit los-angeline, le taxi semble conférer

une ultérieure profondeur à la dialectique entre Utopie et Dystopie qui s’exprime dans le rapport

entre la condition actuelle de Max (taximan « temporaire » depuis douze ans!) et son projet d’un

ailleurs spatio-temporel (son rêve de mettre en place une compagnie de Limousine, mais aussi la

petite carte postale caribéenne qui incarne son désir d’évasion). De l’autre côté le personnage de

Vincent, le tueur, est pour certains aspects semblable à celui de Neil de Heat. Les deux incarnent,

dans le gris de leurs costumes, et dans la froide lucidité de leurs comportements, l’anonymat de la

métropole, son apparente absence d’identité. Les deux, en effet se révèlent incapables de briser

les trajectoires imposés par leur rôle (le tueur et le braqueur). L’impression est que leur existence

n’ait du sens qu’en fonction de leurs rôles respectifs.

De ce point de vue, Max, le conducteur du Taxi, semblerait au contraire incarner une sorte de

maître de la route. Il semble gérer parfaitement la fascinante morphologie los-angeline, il connaît

146 Idem, p. 752.

147 HIGUINEN E., JOYARD O., « Los Angeles », in La ville au cinéma, Op. Cit., p. 457.

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les temps et les meilleurs chemins. Toutefois son contrôle sur l’espace est purement illusoire,

puisque, en réalité, il ne peut jamais choisir la destination de son voyage. Le fait qu’il se soit

trouvé, malgré lui, impliqué dans cette via crucis meurtrière, ce n’est rien d’autre qu’une

exaspération de sa condition habituelle.

Sa fuite vers les Caraïbes, son futur à la direction d’une entreprise satisfaisante,

apparaissent longuement sous la forme d’une Utopie stricto sensu. De manière tant figurée que

littérale, son espace de projection se situe bien au-delà de ses possibilités d’action (le projet

velléitaire et la fuite). Son présent/ici se résout dans une pérégrination imposée par une volonté

qui n’est jamais la sienne. Dans ce sens Los Angeles, derrière le charme de ses lumières, de son

rythme éclectique, se révèle être un espace paradoxal, géométriquement sans fin et dans lequel

toute tentation de fuite, en restant perpétuellement en dehors du cadre, retombe dans une actualité

dystopique.

Bien que la forte relevance géographique de ces deux films mériteraient un traitement

plus approfondi, on peut néanmoins affirmer que les rapports entre les personnages et leur décor

incarnent une expérience spatio-temporelle qui se manifeste dans une perpétuelle tension entre la

dystonie de l’« ici » et du « maintenant » et l’utopie de l’« ailleurs » et du « demain », qui en tant

que telle, se voit reléguée en dehors du cadre diégétique de l’action.

LES TERMINATORS. L’UCHRONIE RETROUVÉE.

La structure temporelle des deux films de Cameron est sans doute un des éléments qui

contribuent à l’efficacité du récit. En particulier, il est utile rappeler les différents décalages entre

passé, présent et futur qui caractérisent l’univers diégétique du récit. La plupart des événements

racontés se déroulent en 1984, pour le premier chapitre, et en 1991 pour le deuxième, c’est-à-dire

dans univers temporellement contemporain à celui du spectateur à la sortie du film. En revanche,

dans la diégèse, ce temps n’est pas le présent, mais le passé. Le vrai présent diégétique se trouve

bien après l’année 1997, (l’année dans lequel l’ordinateur Skynet déclenche l’holocauste

nucléaire afin d’anéantir l’humanité). Le présent est donc constitué par un univers post-

apocalyptique, sombre, angoissant, où les hommes peinent à survivre parmi les ruines et les

décombres de celle qui fut, autrefois, la ville de Los Angeles. L’effet est sans doute remarquable,

notamment dans le premier chapitre de la saga. La ville californienne, représentée en 1984, est un

univers décadent, laid, que le spectateur sait déjà être destiné à la destruction. Aucun espoir,

aucune possibilité d’éviter le cauchemar nucléaire ne semble exister. D’ailleurs tout le premier

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film, avec un ton biblique, tourne autour de la survie de Sarah, future mère de John Connor, qui

guidera la résistance contre les machines. La lutte entre le soldat Reese (qui doit protéger Sarah)

et le Terminator ne peut en aucune manière remettre en discussion la catastrophe de 1997. Tout

ce que les protagonistes peuvent faire c’est assurer la naissance de celui qui guidera les hommes

vers une possible revanche. L’holocauste, quant à lui, apparaît comme inévitable. D’une certaine

manière, le futur semble jouir de la même inéluctabilité qui caractérise les temps passés.

L’ambiance est donc caractérisée par un pessimisme radical qui, comme nous le rappelle Pierre-

André Taguieff148

, dériverait de l’union entre la révolte absolue et totale contre l’actualité, et

l’inéluctabilité de cette dernière. Selon cette perspective la « maladie est inhérente à l’existence

humaine même »149

.

Le final est éloquent. Reese est mort, le Terminator a été définitivement anéanti. Sarah,

enceinte de John, voyage à bord d’une jeep. Dans une station d’essence, probablement au

Mexique, un vieil homme lui annonce l’arrivée d’un orage. « I know » répond Sarah. Le film

s’achevé avec l’image emblématique de la voiture qui s’éloigne le long d’une route parfaitement

droite. En perspective sur le fond, on voit des montagnes et en haut, un groupe de nuages noirs et

menaçants qui s’approchent de la route. La métaphore est suffisamment claire. Sarah avance vers

un futur noir, vers une apocalypse à laquelle on devra survivre. La route droite ne permet aucune

déviation, aucune possibilité d’éviter l’orage.

De ce point de vue, il n’y a aucune « terre inconnue ». La survie ou la mort de Sarah,

appartenant au passé diégétique, constituent donc une sorte d’Uchronie « en train de se faire ».

Seulement le décalage temporel permet au spectateur d’assumer le recul nécessaire à rendre le

passé partiellement ouvert et à pouvoir contenir deux différentes possibilités : celle de

l’anéantissement total ou celle d’une possible revanche symbolisée par le nouveau messie John

Connor. Ce dispositif reste quand même inséré au sein de la grande inéluctabilité du cauchemar

nucléaire dont la remise en cause n’est pas contemplée.

C’est dans le deuxième chapitre que les possibilités s’ouvrent et que le dispositif

uchronique s’élargit. La structure temporelle est identique, mais cette fois l’enjeu initial est la

survie du jeune John Connor. Cependant, au fur et à mesure, cet enjeu change, et pour la première

fois les personnages se trouvent face à une possibilité inédite : le grand holocauste nucléaire peut

être évité. Il s’agit d’une perspective, d’un certain point de vue, plus progressiste, du moins par

148 TAGUIEFF P.-A., Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion 2004.

149 Idem, p. 260.

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rapport au pessimisme radical du chapitre précèdent. Ici la critique du progrès s’alterne avec une

véritable quête de futur. L’impression est que dans ce film l’être humain puisse encore retrouver

son rôle perdu d’homo faber, de celui qui peut encore déterminer son destin. Suivant le décalage

entre les temporalités de la diégèse et l’extra-diégèse, le spectateur se trouve face à un dispositif

de translation uchronique. Les différentes temporalités susceptibles d’exister se concrétisent dans

le récit : l’anéantissement total de l’humanité (la mort de John Connor encore jeune), la survie et

la renaissance de l’homme sous le guide de ce messie post-apocalyptique, mais surtout la

possibilité que tout cela n’arrive pas du tout. À ce propos il est intéressant de noter comment,

encore une fois, revient la métaphore de la route. Mais ici, par rapport au premier chapitre,

l’image est très différente. La route est cadrée de très près, dans un noir total qui empêche la vue

de toute autre chose. Pas de perspective, pas de destination, mais seulement un mouvement dans

le noir. À souligner cet aspect c’est la voix off de Sarah : « The future, always so clear to me, has

become like a black highway at night. We were in uncharted territory now… making up history

as we went along ». Au final, non seulement les protagonistes empêcheront le meurtre du jeune

John Connor, mais surtout, ils mettront en discussion le développement du super-ordinateur

Skynet et donc sa révolté génocidaire. Il ne s’agit donc pas de retrouver un futur positif et idéal,

mais tout simplement de reconstituer une temporalité brisée en reconstituant le caractère

indéterminé du temps futur, qui après une perspective radicalement pessimiste, revient à son

incertitude.

Le futur retourne donc ouvert, et toutes les différentes temporalités se redéploient dans le

domaine du possible.

La complexe structure narrative des Terminators, ainsi que les évidentes liaisons avec le

dispositif uchronique, ne relèvent pas en revanche d’un questionnement esthétique. Comme nous

le rappelle Raymond Perrez, « au-delà d’un simple reflet, les films sont aussi des avertissement et

participent à un débat philosophique et idéologique sur les fondements de la société et l’avenir de

l’humanité »150

. D’ailleurs nombreux sont les thèmes que Cameron exploite : le rapport au

progrès et à la technologie, la capacité de l’homme d’intervenir sur son propre destin, le rôle des

machines... Travailler sur l’aspect uchronique de la narration ne doit pas donc être considéré

comme une démarche indépendante, mais au contraire doit s’insérer au sein d’une réflexion plus

150 PERREZ R., « Futurs imparfaits: Visions du troisième millénaire dans le cinéma de science-fiction

contemporain », in Anglophonia. French journal of english studies, n° 3, 1999, p. 217.

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« Imaginaires cinématographiques de Los Angeles. Projets utopiques et représentations dystopiques »,

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large sur l’expérience temporelle de la modernité et de ses modifications. De manière spéculaire,

les films de Michael Mann, selon des codes esthétiques et des univers narratifs différents,

proposent une réflexion tout autant importante. Los Angeles dans ce cas transcende ses

spécificités locales pour devenir un univers idéel dont la morphologie si singulière (notamment

pour un observateur européen) se veut comme la métaphore d’une expérience spatiale

généralisée, caractérisée par une profonde tension dialectique entre l’« ici » dystopique et

l’« ailleurs » utopique.

En conclusion on pourrait définir l’imaginaire que ces quatre films fabriquent comme

« catastrophique », mais à condition de considérer la catastrophe dans un sens plus large. Elle ne

doit pas se lier à la spécificité d’un événement néfaste, qui soit probable ou non, imminente ou

futur. La véritable catastrophe prend la forme d’une expérience de l’espace et du temps

caractérisée par le grand déséquilibre qui émerge entre l’idée de « projet utopique », tant dans le

sens spatial que temporel (construction d’un lieu capable de contenir un avenir positif), et un

contemporain qui apparaît marqué par la Dystopie. Cet imaginaire exprime l’idée d’un monde

sans issue, d’un « ailleurs/demain » qui reste loin et souvent hors de portée et un « ici-

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RUSCA, n°9 : « Uchronies d’une utopie : réécrire Mai 68 »,

par Florian Besson & Jan Synowiecki.

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Uchronies d’une utopie : réécrire Mai 68

Par Florian Besson – Sorbonne Universités – Université Paris-Sorbonne

& Jan Synowiecki – EHESS, Paris.

L’uchronie est souvent définie en reprenant la définition proposée par Charles Renouvier,

comme le versant historique de l’utopie151

; mais cette définition est trop réductrice, car

l’uchronie est surtout une méthode qui permet aux historiens de se ressaisir des futurs possibles

pour mieux travailler sur les causes des événements advenus, comme l’ont souligné Paul Ricœur

et Antoine Prost152

.

Nous nous proposons ici de prendre l’exemple des événements de Mai 68153

. Ceux-ci sont

intéressants à double titre. D’une part, ils sont à l’origine de plusieurs uchronies dont l’étude sera

au cœur de notre article : deux bandes dessinées de la série Jour J, scénarisées par Jean-Pierre

Pécau154

, un chapitre du Et si on refaisait l’histoire  ? d’Anthony Rowley et Fabrice

D’Almeida155

, un roman de Jorge Semprun, L’Algarabie156

, et un roman de science-fiction

intitulé La République des enragés, écrit par Xavier Bruce157

. Ces cinq œuvres adoptent un point

de vue extrêmement différent sur les issues possibles des événements de mai. Si certains

scénarios sont très optimistes, voire complètement utopiques, d’autres, au contraire, déroulent

une histoire alternative nettement plus sombre et plus dure que la nôtre, allant jusqu’à frôler la

dystopie158

. Entre ces deux pôles, A. Rowley et F. d’Almeida proposent une réflexion plus fine,

151 RENOUVIER C., Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Histoire de la civilisation européenne telle qu’elle n’a pas

été, telle qu’elle aurait pu être, Paris, E. Martinet, 1876. 152

RICŒUR P., Temps et récit, 2. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983 ; PROST A., Douze leçons sur

l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Série Essais », 1996. Voir aussi BESSON F. et SYNOWIECKI J. (dir.),

Écrire l’histoire avec des si, Paris, Presses de l’École Normale supérieure, coll. « Actes de la recherche à l’ENS »,

2015. 153

Sur Mai 68, voir ARTIÈRES P. et ZANCARINI-FOURNEL M. (dir.), Mai 68, une histoire collective (1968-1981),

Paris, La Découverte, coll « Cahiers libres », 2008 ; et DAMAMME D., GOBILLE B., MATONTI F. et PUDAL B. (dir.),

Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008. 154

Tome VI, L’Imagination au pouvoir, scénario Pécau J.P. et Duval F., dessin Mr Fab, Éditions Delcourt, 2011 ;

tome VIII, Paris brûle encore, scénario Pécau J.P. et Duval F., dessin Damien, Éditions Delcourt, 2012. 155

ROWLEY A. et D’ALMEIDA F., Et si on refaisait l’histoire ?, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2009. 156

SEMPRUN J., L’Algarabie, Paris, Fayard, 1981. 157

BRUCE X., La République des enragés, Chambéry, ActuSF, 2015. 158

Sur les dystopies, voir MUSSET A., Le Syndrome de Babylone : géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin,

2012 ; et, tout récemment, DESSY C. et STIÉNON V., (Bé)-vues du futur: les imaginaires visuels de la dystopie (1840-

1940), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Littérature », 2015.

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centrée sur l’histoire politique et les institutions de la Ve République. D’autre part, les acteurs

contemporains, engagés dans la lutte politique ou dans les réformes sociales, ont produit

énormément de scénarios construisant des avenirs possibles. « Qu’est-ce que Mai 68 ? Un

devenir révolutionnaire sans avenir de révolution » disait Gilles Deleuze dans son Abécédaire,

plaçant ainsi la focale sur une révolution pas comme les autres159

. Si Mai 68 a pu susciter tant

d’émules uchroniques, c’est qu’il est, pour ces contemporains, à la fois l’événement initial des

possibilités de transgression de l’ordre social et d’invention d’imaginaires – ce que Cornelius

Castoriadis appelait des institutions imaginaires de la société160

. Réécrire Mai 68, ce n’est pas

seulement imaginer dans le vide, mais aussi se situer au plus près des horizons des acteurs

contemporains, horizons forcément ouverts et pluriels, car pour eux l’avenir n’était pas fixé : les

scénarios construits, plusieurs années après, par les romanciers ou les historiens correspondent en

fait aux questionnement des acteurs contemporains. Faire l’uchronie d’une utopie permet ainsi de

restituer « l’incertitude des événements161

».

En croisant les histoires alternatives proposées par ces auteurs, qu’ils soient historiens,

romanciers ou scénaristes de BD, il s’agira de dégager les lignes de force qui traversent ces

différents récits, et de pointer que les réécritures contrefactuelles de Mai 68 renvoient, dans un

jeu entre l’uchronie et l’utopie, à la façon dont on pense l’histoire aujourd’hui.

DES RÉÉCRITURES FRANCO-CENTRÉES

Les cinq uchronies étudiées ici reprennent et relaient un discours bien ancré : Mai 68

appartient à l’histoire de France. À chaque fois, en effet, la France, à la fois comme nation et

comme aire géographique, est clairement au cœur des réécritures. Elle devient un aimant : dans

L’imagination au pouvoir, la guerre civile française attire des utopistes et des révolutionnaires

venus du monde entier, dont Jim Morrison162

. Autrement dit, la France est au centre. De plus, non

seulement ces uchronies se centrent sur la France, mais elles se centrent surtout sur Paris, un

Paris qui est le théâtre des affrontements. Jorge Semprun condense ainsi l’action dans une Zone

d’Utopie Populaire, nouvelle Commune qui ne déborde pas de la rive gauche. Il y a bien sûr, ici,

une part de jubilation de la part des auteurs : on sent par exemple que J.P. Pécau s’amuse, autant

159 Cité par LE BLANC G., « Mai 68 en philosophie. Vers la vie alternative », Cités, 2009, n° 4, pp. 97-114, p. 99.

160 CASTORIADIS C., L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, coll. Esprit », 1975.

161 RICOEUR P., Temps et récit, 2. Op. Cit., p. 332.

162 PÉCAU J.P. et DUVAL F., dessin Mr Fab, L’Imagination au pouvoir, Op. Cit., p. 33.

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avec ce Paris déchiré et détruit (t. 8) qu’avec ce Paris rose fluo où des vaches paissent devant le

Sacré-Cœur (t. 6).

Au-delà de cette dimension ludique, reste qu’on observe une incapacité à penser Mai 68

en dehors de Paris. Il y a là une double illusion historique, et donc une double erreur

méthodologique. La première illusion, c’est d’isoler Paris du pays, de passer d’une macrocéphalie

– Paris décide pour la France – à une autocéphalie – Paris vit toute seule. Or il n’est pas crédible

par exemple que la révolution se fasse à Paris sans que le pays ne bouge. Dans Paris brûle encore

comme dans L’imagination au pouvoir, l’armée est par exemple représentée comme un élément

purement extérieur, qui n’intervient que pour faire feu sur les grévistes : or l’armée française est

elle-même, évidemment, composée d’hommes qui se sentaient souvent partie prenante des

événements. Le Times, dans un éditorial du 30 mai 1968, demandait significativement « De

Gaulle peut-il utiliser l’armée ? », et concluait largement par la négative163

. Illusion, donc, qui

consiste à identifier Paris à la France. Deuxième illusion, plus grave : mettre la France au cœur

d’une uchronie sur Mai 68, c’est isoler les événements de 68 de leur contexte international. Or les

manifestations étudiantes du quartier latin ne sont que l’une des facettes de la grande vague de

troubles qui ébranlent la planète : du Mexique aux États-Unis, de Prague à Pékin, c’est toute la

jeunesse de la planète qui bouge, et les mouvements s’inspirent mutuellement164

. Ici, ces

réécritures oublient à chaque fois cette dimension. Cela revient à supposer qu’une éventuelle

révolution ou guerre civile en France n’aurait eu aucun impact sur le reste du monde ; et c’est

aussi sous-entendre que le contexte international ne pèse guère sur les événements français.

Par exemple, A. Rowley et F. d’Almeida proposent un turning point légèrement décalé :

De Gaulle meurt dans un accident d’hélicoptère le 29 mai 1968. Les auteurs imaginent alors, avec

beaucoup de finesse, une conséquence inattendue de cette mort soudaine : suite au décès du

président de la République, c’est le président du Sénat qui devient immédiatement président par

intérim. Or, en 1968, celui qui occupe cette fonction est Gaston Monnerville... qui est noir : « un

Noir est le premier personnage de l’État en France, trois mois après l’assassinat de Martin Luther

King et quarante ans avant l’élection de Barack Obama ! »165

. Mais les auteurs ne font rien de

cette excellente idée : or on peut supposer que cela aurait eu des répercussions énormes,

163 Article accessible sur le site des archives du New York Times :

http://query.nytimes.com/gst/abstract.html?res=9B07E2DC1638E134BC4850DFB3668383679EDE. 164

Voir AMORÓS M., 1968. El año sublime de la acracia, Muturreko Burutazioak, Bilbao, 2014. Le site

aternativelibertaire.org propose une très utile cartographie des mouvements de ces années :

http://www.alternativelibertaire.org/?Dossier-68-Carte-dans-le-monde. 165

ROWLEY A. et D’ALMEIDA F., Et si on refaisait l’histoire, Op. Cit., p. 178.

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notamment au niveau des relations entre la France et l’Afrique. Avec un président noir en 68, très

attaché qui plus est à la politique de prestige de De Gaulle, qu’en serait-il de la Françafrique ? Et,

quarante ans plus tard, l’élection de Barack Obama aurait-elle causé le même enthousiasme ?

Bref, isoler la France, c’est perdre en crédibilité. Pourquoi cette lecture franco-centrée qui

oublie le reste du monde ? Peut-être faut-il y voir le poids du contexte politique et géopolitique

actuel : on a l’impression que la France est isolée, en retrait, ne pesant plus sur les grandes

décisions du monde. La réécriture uchronique porte du coup une vision politique et idéologique

de la place de la France dans le monde : elle invente un monde dans lequel la France est toujours

au centre des événements révolutionnaires, oubliant le contexte international pour mieux

construire la singularité du destin français.

DES RÉÉCRITURES POLITIQUES

Deuxième point commun de ces textes, ils ont tous un arrière-plan politique très fort. Les

uchronies s’intéressent en effet à la transition du pouvoir et mettent en scène des hommes

politiques. Certains personnages reviennent dans plusieurs œuvres, sous un jour parfois peu

flatteur : Jacques Chirac est ainsi représenté comme un ignoble arriviste dans la bande dessinée166

et comme un ambitieux prêt à tout chez A. Rowley et F. d’Almeida. Dans L’Algarabie, J.

Semprun décrit de longues discussions idéologiques entre divers groupes marxistes, discussions

qui tournent à vide, d’où le titre de l’œuvre – algarabie étant la version francisée de charabia.

Mettre l’accent sur la dimension politique, c’est oublier les dimensions économique,

sociale, culturelle, pourtant pleinement constitutives des événements de Mai 68. Ce tropisme

participe bien sûr de l’oubli du monde et du pays : ce qui compte, c’est Paris, et Paris c’est le

politique. C’est l’un des problèmes de l’uchronie, qui pèse lourdement sur sa production et

explique sûrement le scepticisme de nombre d’historiens : dans une France où l’école des

Annales a profondément marqué le paysage historiographique, une histoire qui oublie

l’économique et le social au profit du seul politique ne pèse pas lourd. Cette coupure entre

histoire économique et uchronie est d’autant plus curieuse que Robert Fogel a été l’un des

premiers à souligner l’intérêt de la démarche contrefactuelle dès lors qu’elle est croisée à une

approche économétrique167

.

166 PÉCAU J.P. et DUVAL F., L’Imagination au pouvoir, Op. Cit., p. 16.

167 FOGEL R. W., Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, John

Hopkins University Press, 1964.

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D’où, bien souvent, une impression de superficialité – qui tient aussi, évidemment, à la

brièveté des œuvres ici étudiées : quelques pages, loin des centaines de pages que Jacques Sapir a

consacré à la seconde guerre mondiale168

. Très vite, en effet, cette focalisation sur le politique

conduit à des visions caricaturales, puisque décontextualisées : l’hypothèse d’une guerre civile en

France à la suite de la mort de De Gaulle, adoptée dans l’Algarabie et dans Paris brûle encore,

surestime très largement les divisions de la population. À l’inverse, dans la même bande dessinée,

si la présence de plusieurs groupes marxistes est plausible, la formation des « néo-templiers »,

une milice chrétienne armée, l’est beaucoup moins, les scénaristes de la bande dessinée sous-

estimant l’importance de la déchristianisation dans la France des années 60. Denis Pelletier, et à

sa suite Hugh McLeod, ont en effet démontré à quel point cette décennie était aussi celle d’une

profonde crise religieuse qui touchait tous les secteurs de la société169

.

DES RÉÉCRITURES GAULLISTES

Troisième caractéristique de ces textes : la place-clé accordée à De Gaulle dans tous ces

récits. À chaque fois, en effet, c’est sa mort qui marque le turning point : assassiné au cours d’une

nuit de troubles dans Paris brûle encore, mort, sans plus de détail, dans L’Imagination au

pouvoir, tué dans un accident d’hélicoptère chez d’Almeida et Semprun, et disparu

mystérieusement suite à sa rencontre avec un mutant chez Xavier Bruce. Cette lecture pose De

Gaulle comme une pesanteur, une structure à lui seul, comme si l’histoire n’aurait pas pu être

différente tant que De Gaulle était là, sa mort soudaine est un vide dans lequel va dérailler le train

de l’histoire. Et les récits, souvent, ne détaillent pas les conséquences précises qui pourraient

amener de la mort du président à la guerre civile : les deux s’enchaînent sans autre caractéristique

que l’immédiateté, comme un allant de soi.

Les différentes uchronies reprennent ici, sans forcément s’en rendre compte, le mythe

gaulliste – et contribuent, évidemment, à le renforcer : c’est De Gaulle qui assure l’ordre et la

cohésion de la France, et sa mort rime avec guerre civile et bouleversement politique – « après lui

le chaos », en quelque sorte. Paradoxe : c’est en faisant disparaître De Gaulle qu’on le mythifie le

168 SAPIR J., STORA F. et MAHÉ L., 1940, et si la France avait continué la guerre. Essai d’alternative historique ,

Paris, Tallandier, 2010 ; SAPIR J., STORA F. et MAHÉ L., 1941-1942, et si la France avait continué la guerre. Essai

d’alternative historique, Paris, Tallandier, 2012. 169

PELLETIER D., La Crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, coll.

« Histoire », 2002 ; MCLEOD H., The Religious Crisis of the 1960s, Oxford, Oxford University Press, 2007.

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plus. J.P. Pécau écrit avec une sensibilité de gauche évidente et assumée170

, mais il n’en pose pas

moins De Gaulle comme ce grand homme dont la seule présence a empêché la guerre civile.

Indice, peut-être, que la figure du général transcende désormais le clivage politique droite-

gauche ? Plus généralement, les turning points s’attachent très fréquemment aux grands hommes,

prophètes, généraux, chefs politiques, représentés comme les seuls gonds sur lesquels peut

tourner la porte de l’histoire. Ici, de toute évidence, De Gaulle est mis sur le même pied que

Napoléon ou le Christ : on touche ici à la fabrication d’une mythologie contemporaine, qui

héroïse les grandes figures du passé.

DES RÉÉCRITURES UTOPIQUES ?

On pourrait penser, a priori, que Mai 68 est le cadre par excellence où déployer une

réécriture utopique, en prenant au sérieux les souhaits et les projets de réforme des acteurs

contemporains. La bande dessinée est ici une expérience intéressante : un tome montre en effet

un Mai 68 qui « a réussi », autrement dit dans lequel les groupes révolutionnaires l’ont emporté

sur l’ordre établi, l’autre tome un Mai 68 où les événements dérapent et conduisent à la guerre

civile. Dans le premier tome, l’utopie est surtout architecturale : des bâtiments futuristes, aux

couleurs vives et aux formes étranges, envahissent Paris. Mais on finit par retomber sur la même

situation : la reconstruction d’une France ruinée par la guerre civile, sous l’étroite surveillance

des États-Unis. Même quand « l’imagination a pris le pouvoir », selon le titre du tome six,

reprenant en l’actualisant un slogan de Mai 68, l’uchronie livre une vision cynique de la vie

politique – Mitterrand fait assassiner ses rivaux, dont Chirac, pour prendre le pouvoir – sur fond

de sexe, d’argent, et de scandales. Cette lecture est très révélatrice et renvoie à une vision critique

de Mai 68, qu’on retrouve aussi, évidemment, dans la bouche de certains responsables

politiques : le 29 avril 2007, dans un discours à Bercy, Nicolas Sarkozy, alors candidat à la

présidentielle, appelait à « liquider Mai 68 »171

– rejouant Napoléon face à la Révolution. Au-delà

de la critique des événements eux-mêmes, le candidat de l’UMP dénonçait toute la culture

politique qui en était issue, ramenée au relativisme moral et à l’appétit de jouir – suscitant, en

retour, une vague de protestations qui s’attachèrent à défendre l’héritage de Mai 68.

170 Voir « Entretien avec Jean-Pierre Pécau », in BESSON F. et SYNOWIECKI J., Écrire l’histoire avec des si, Op. Cit.,

p. 56. 171

Le discours est accessible ici : http://sites.univ-

provence.fr/veronis/Discours2007/transcript.php?n=Sarkozy&p=2007-04-29 (consulté le 22 décembre 2015).

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La série Jour J a pu proposer, au fil de ses tomes, des uchronies qui dessinaient vraiment

des mondes meilleurs – comme le premier tome, centré sur la course à l’espace pendant la guerre

froide. Mais, de toute évidence, Mai 68 ne peut pas porter ce genre de visions. Ce qui s’exprime

ici, c’est une lecture désabusée des utopies : en 68, on croyait sincèrement aux utopies,

notamment communistes ; en 2010, on est plus sceptique172

... L’uchronie s’arrache donc ici à

toute tentation nostalgique : le but de ces récits n’est jamais de dire ou de faire penser que « ça

aurait dû se passer comme ça », mais au contraire de souligner que les futurs hypothétiques

forment de bien tristes possibles. Le Paris déchiré de J. Semprun joue comme un écho de la

guerre d’Espagne, les milices chrétiennes mettent le feu à la Joconde dans Paris brûle encore, et,

chez A. Rowley et F. d’Almeida, l’État français vire à l’État policier pour empêcher les attentats

maoïstes173

. Ici, on tire au mortier depuis le Sacré Cœur ; là, les chars du général Massu

massacrent les grévistes dans le quartier latin. Partout, les pavés volent, et il n’y a aucune plage

dessous. Ce traitement n’est pas propre aux réécritures françaises : le début de Watchmen, film

réalisé par Zack Snyder en 2009, propose ainsi une uchronie visuelle qui passe par la déformation

d’images célèbres : on y voit notamment les GI de la photographie « La jeune fille à la fleur » de

Marc Riboud ouvrir le feu sur la foule réunie, en 1967, pour manifester contre la guerre du

Vietnam. Loin de la nostalgie des soixante-huitards, qui pensent Mai 68 comme une occasion

manquée174

, les uchronies soulignent ainsi que la France a plutôt évité une catastrophe.

CONCLUSION

Il y a donc dans toutes ces uchronies un traitement très curieux et, au fond, un peu

contradictoire des événements de 1968. D’un côté, on les isole de leur contexte international, on

en fait un événement seulement français et seulement politique : c’est qu’en fait toutes ces

uchronies sont tributaires d’un discours qui a essentialisé Mai 68. Un processus que l’on retrouve

pour la Résistance : de même qu’il faut sans cesse rappeler qu’il y a eu des résistances partout en

172 Entre temps, bien sûr, il y a eu l’ouvrage de FURET F., Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au

XXe siècle, Paris, R. Laffont, 1995, et surtout Le Livre Noir du communisme, publié en 1997 par un collectif

d’universitaires. 173

Lu fin novembre 2015, le chapitre de Rowley et d’Almeida prend une surprenante et inquiétante actualité. 174

Voir par exemple GUILHAUMOU J., Cartographier la nostalgie. L’utopie concrète de Mai 68, Besançon, Presses

Universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté », 2013. On retrouve

aussi cette nostalgie sur plusieurs blogs d’extrême-gauche : http://reconstructioncommuniste.eklablog.fr/mai-68-la-

trahison-opportuniste-commentaires-sur-un-article-de-la-ripo-a106970744 ou

http://reconstructioncommuniste.eklablog.fr/mai-68-la-trahison-opportuniste-commentaires-sur-un-article-de-la-ripo-

a106970744 (consultés le 22 décembre 2015).

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Europe, y compris en Allemagne nazie, il faut ici rappeler qu’il y a eu des Mai 68 partout dans le

monde. D'un autre côté, alors même que ces uchronies reprennent le mythe de Mai 68, elles le

passent au crible de notre scepticisme, du désenchantement du monde175

, soulignant que les

utopies ne fonctionnent plus. Ce ne sont plus des années héroïques, mais des années chaotiques...

On peut penser que les auteurs de ces uchronies reprennent et retravaillent des idées qui viennent

avant tout des acteurs de l’époque eux-mêmes : en 2008, Daniel Cohn-Bendit, dans un ouvrage

écrit en réponse à la déclaration de Nicolas Sarkozy évoquée plus haut, appelait ainsi à « oublier

Mai 68 »176

, pour qu’on cesse de l’accuser de nostalgie. L’enjeu, soulignait-il, est de régler les

problèmes contemporains, et non pas de se disputer sans fin sur les événements du passé.

Les uchronies de Mai 68 reprennent finalement un discours assez sombre, une vision

relativement cynique et désabusée de l’histoire, en soulignant soit que les choses n’auraient pas

pu tourner autrement – on finit toujours par revenir dans le fil de « notre » histoire – soit que les

divergences auraient forcément été catastrophiques. À cet égard, ces uchronies, rédigées à des

moments différents et sur des supports variés – livre d’historien, roman, bande dessinée –

renvoient pourtant à une même façon de penser l’histoire : la place-clé du grand homme, le repli

sur l’espace français, la vision critique des projets utopiques. Comment ne pas deviner, derrière

ces lignes de force, les tensions qui traversent notre contemporain ?

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RUSCA, n°9 : « "Contre le football moderne" : une utopie interstitielle »,

par Kath Löwy & Mike Tyldesley.

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« Sans nostalgie du passé il ne peut pas exister de rêve d’avenir authentique.

Dans ce sens, l’utopie sera romantique ou ne sera pas ».

In Michael Löwy & Robert Sayre, Révolte et Mélancolie, 1992.

« Contre le football moderne » : une « utopie interstitielle » ?

Par Kath Tyldesley, University of Manchester

& Mike Tyldesley, Manchester Metropolitan University.

Une certaine remise en cause existe parmi les personnes proposant leurs commentaires sur

le slogan/mouvement/expression « contre le football moderne ». Cette remise en cause existe en

effet sans doute aussi dans les propos de certaines personnes défendant celui-ci. Mais que

signifient réellement ce slogan et ce mouvement ? On pourrait analyser les choses en faisant une

liste des éléments auxquels il s’oppose : le prix élevé des billets, les stades comportant

(seulement) des places assises, l’atmosphère stérile des matchs, la marchandisation générale

figurant sur plusieurs de ces listes, ainsi que les bizarres aversions personnelles survenant

occasionnellement (les gens qui prennent des photos d’eux-mêmes – selfies – lors des matchs, par

exemple). Ceci peut ensuite mener à un refrain commun : eh bien, s’il s’agit d’être contre tout

ceci, s’agit-il de prôner le retour de l’hooliganisme de masse ? Et, quoi qu’il en soit, le football

n’était-il pas une commodité dans les années 1980, 1970, 1960 ou 1950 (l’époque étant à choisir

selon l’âge et l’inclination) ? Si vous habitiez dans la partie occidentale de l’Europe à cette

époque, la réponse à cette dernière question est bien évidemment positive. Si vous habitiez dans

la partie orientale de l’Europe, la réponse est largement différente, mais tout aussi problématique

à plusieurs égards : les équipes dirigées par la police secrète de ces États, qui se faisaient une

habitude de remporter les ligues « par tous les moyens nécessaires », viennent ici à l’esprit.

À notre avis, adopter un tel regard sur le phénomène du mouvement « contre le football

moderne » est vraiment peu profitable. Il serait préférable de voir celui-ci comme un mouvement

utopique, utopique tout d’abord dans le sens exposé par Michael Löwy et Robert Sayre177

. Ce qui

signifie que le fait de faire partie du mouvement « contre le football moderne » pourrait être vu

177 LÖWY M. & SAYRE R., Révolte et Mélancolie. Le romantisme á contre-courant de la modernité, Paris,

Éditions Payot, 1992.

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RUSCA, n°9 : « "Contre le football moderne" : une utopie interstitielle »,

par Kath Löwy & Mike Tyldesley.

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comme le rêve romantique d’un futur authentique, un futur où les désirs et les besoins des fans de

football ont une influence primordiale. Pour utiliser un terme de la pensée sociale, ce qui est

important, si nous voyons les choses de cette façon, est d’essayer de voir quel imaginaire, selon

les termes de Michel Maffesoli, par exemple, entre ici en jeu. Quelle forme prend la nostalgie et

quels genres de rêves cette nostalgie alimente-t-elle ? (Nous souhaitons ajouter ici que la

nostalgie est toujours sélective. L’important est d’analyser la façon dont la sélectivité entre en jeu

dans une situation donnée).

Examiné sous cet angle, faire partie du mouvement « contre le football moderne » devient

le gage de quelque chose de radicalement neuf (et de nostalgique), une croyance et une

conviction que ce que nous pensons en tant que fans de football a une importance lors des

matchs. (Le slogan qui est parfois utilisé ici est « Football without fans is nothing » c’est-à-dire

« Le football sans les fans n’est rien ». Le football sans les fans serait plutôt un loisir de masse

comparable à – par exemple – la pêche à la ligne, mais le point plus général est valable). Nous

devons cependant aussi examiner un autre point avancé par Michel Maffesoli, à savoir, que nous

ne sommes plus dans l’ère de « l’utopie », quelle qu’elle soit, mais dans l’ère de « d’utopies

multiples » (ou l’« utopie interstitielle »178

, selon ses propres termes).

Dans notre contexte, ceci signifie que l’utopie ou – mieux – les utopies que représente le

fait de faire partie du mouvement « contre le football moderne » sont finalement assez variées.

Certains fans de Manchester United FC (pas tous les fans, mais seulement un nombre très réduit

d’entre eux) ont réagi au rachat de Manchester United FC par des capitaux-risqueurs américains

ayant une stratégie financière fondée sur l’endettement, en créant leur propre club, le FC United

of Manchester, et en le gérant comme une coopérative. Par rapport à cette situation, la réaction

des fans de Bolton Wanderers a été différente. L’équipe a en effet annoncé qu’elle avait

l’intention d’avoir une société de prêt sur salaire, QuickQuid, comme sponsor principal du

maillot de l’équipe à la fin de la saison de 2013. (Généralement, les sociétés de prêt sur salaire

offrent des prêts à ceux qui ont des difficultés à obtenir des prêts auprès de leur banque, mais à un

taux d’intérêt plus élevé. Wonga figure parmi les sociétés de prêt sur salaire – « wonga » étant un

mot d’argot signifiant « argent » – qui sponsorisent Blackpool FC et Newcastle United FC, ou du

moins qui les sponsorisaient. Blackpool FC est maintenant si peu populaire que même Wonga ne

souhaite pas avoir de liens avec l’équipe. Le fait que ce type de société soit engagé dans le

sponsoring d’équipes offre un aperçu intéressant sur le football contemporain). Pour réagir par

178 Voir MAFFESOLI M., « Utopie ou utopies interstitielles. Du politique au domestique», in Diogène, n°

206, 2/2004, pp. 32-36.

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par Kath Löwy & Mike Tyldesley.

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rapport à cela, une pétition exigeant que cette entente ne soit pas conclue a instantanément été

lancée en ligne, pétition qui a à son tour suscité un intérêt national, une manifestation en ville, des

commentaires favorables à cette pétition de la part des politiciens de Bolton, et, chose

surprenante pour ceux qui d’entre nous étaient engagés, un changement rapide de politique de la

part du club, qui a alors choisi un sponsor plus acceptable.

Pour certains fans qui font partie du mouvement « contre le football moderne », avoir un

sponsor quelconque du maillot est inacceptable. Mais c’est justement de quoi il s’agit lorsque

l’on prend en compte la vision de l’utopie interstitielle de Maffesoli : celle-ci comprend un

éventail relativement important de campagnes, d’oppositions, de propositions et autre. Cette

vision peut prendre la forme d’activités physiques relativement évidentes, et elle peut aussi

prendre la forme de pétitions en ligne. Ce qui importe est qu’elle soit une vision nouvelle, qui

représente une conviction croissante parmi les fans de football que les clubs ne peuvent pas agir

« en notre nom » sans suivre un certain processus. Lorsque la Fédération allemande de football

(la DFB) a annoncé une « conférence sur la sécurité », été 2012, dans un très court délai, le

président de l’un des clubs qui a boycotté cette conférence, le 1. FC Union Berlin, a dit : « On

peut développer et appliquer un code de conduite pour les supporters du FC Union Berlin

seulement s'ils collaborent avec nous » explique-t-il Dirk Zingler, le président du 1. FC Union

Berlin, en ajoutant: « Le FC Union Berlin est toujours prêt à apporter son aide pour trouver une

solution aux problèmes non euphémiques à l’intérieur et à l’extérieur du stade »179

. Ceci est un

exemple très réel de ce nouvel imaginaire qui existe parmi les fans que nous venons de

mentionner. Zingler assiste d’autre part aux matchs debout dans le « Waldseite » (Tribune nord),

avec les fans de l’« Eisern Union ».

La déclaration fondamentale de Maffesoli sur l’utopie interstitielle démontre que l’on ne

recherche plus une utopie distante, dans un ailleurs, comme il l’a indiqué. Au contraire, pour

reprendre l’expression de Claude Levi-Strauss, il s’agit « de "bricolages" existentiels, quelque

chose qui va faire nicher ces petites utopies – qu’elles soient sexuelles, religieuses, culturelles,

musicales ou autres [ou, dans notre cas, sportives] – dans les petits interstices de l’existence, à

savoir dans la vie quotidienne. Je dirais donc qu’il y a inversion de polarités : non plus le lointain,

mais le proche »180

. Notre passion pour le football s’inscrit dans la vie de tous les jours. C’est là

où nous trouvons notre identité tribale, en tant que fans de telle ou telle équipe. Nous la vivons

179 DIRK Z., cité in http://unionberlinman.blogspot.fr/2012/07/union-chief-shuns-security-summit-sides.html

[Traduit de l’anglais, consulté le 3 Juillet 2015]. 180

MAFFESOLI M., Op. Cit., p. 34.

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RUSCA, n°9 : « "Contre le football moderne" : une utopie interstitielle »,

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tous les jours parmi nos amis et nos connaissances – que ceux-ci soient des fans de Wanderers,

des rouges, des bleus, ou des fans de Rovers. Le weekend, le samedi particulièrement (et ceci est

un point sur lequel le mouvement « contre le football moderne » en Grande Bretagne est très

clair : le football se déroule le samedi, et il commence à 15 h), peut-être toutes les deux semaines

en automne, en hiver et au printemps, notre utopie existe de façon concrète.

Nous souhaitons suggérer ici un contexte différent du mouvement « contre le football

moderne » : la Zone Autonome Temporaire, ou TAZ, décrite par Hakim Bey181

. Dans les sections

de son livre où il décrit l’aspect festival de la TAZ182

, il nous indique un élément qui pourrait

nous aider à comprendre ces « utopies interstitielles ». Bien que cet aspect soit d’une certaine

façon à des années lumières des exemples de « contre-culture » bien évidents et quasiment

stéréotypés de la TAZ que propose Bey, les zones des fans situés derrière les buts, ou « Zones des

fans », ou « curvas », ou « Seites » du stade de football, ne sont-elles pas après tout des exemples

de ses propos ? Des coins de territoire qui sont la plupart du temps simplement des lieux

comportant des sièges plastiques vides ou des terrasses, mais qui reprennent vie toutes les deux

semaines, et qui sont envahies et contrôlées par les fans sur une période de deux heures – pour

ensuite redevenir vides. Il semble que cette qualité nomade, que Bey nomme le « nomadisme

psychique » (en gardant à l’esprit le fait que Maffesoli a aussi présenté l’aspect nomade comme

un aspect clé de la postmodernité183

), soit présente ici. Les tribus se réunissent, et le match se

déroule. Des chants sont chantés, les héros sont salués, et tout disparait. Pour ce qui concerne le

FC Union Berlin, après le match, vous disparaissez littéralement dans une forêt sans lumière –

une expérience toute particulière dans une nuit d’hiver. Cela ne nous rappelle-t-il pas la « Zone

Autonome Bimensuelle » ?

On observe d’autre part de plus en plus un lien entre la diaspora physique des tribus entre

les matchs et l’existence des forums internet, où ces tribus nomades poursuivent en quelque sorte

une existence cybernétique entre les matchs. Ces tribus existent dans le cadre des « grands

clubs », mais aussi dans le cadre des clubs de taille moins importante. Prenons l’exemple de

Bolton Wanderers : l’équipe a au moins trois forums avec un nombre relativement important de

membres – forums dont l’approche est subtilement différente. Prenons aussi l’exemple de

Tooting et Mitcham United, un club du sud de Londres qui a environ 250 fans lors des matchs, et

qui gère un site dynamique nommé « La Puissante Zone des Fans Marécageuses » («The Mighty

181 BEY H., The Temporary Autonomous Zone, New York, Autonomedia, 2003 (1991).

182 Idem, p. 20 et seq.

183 Voir MAFFESOLI M., Du Nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, 1997.

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Bog End»), et qui comprend un forum très vivant et intéressant. Ces forums et leur relation avec

les communautés physiques bien réelles des fans qui se réunissent lors des matchs indiquent

finalement que les adjectifs de « réelles » et de « cybernétiques » se rapportant à ces

communautés ne sont pas suffisamment subtils. Il est probable que la nette distinction entre les

deux, que certains semblent suggérer, n’existe finalement pas. Ces forums apportent en outre un

élément « rhizomatique »184

aux communautés des supporteurs, alors que les divers groupes de

fans finissent par parler de la même chose, bien que ce soit de manières différentes. Les fans d’un

club vont parfois sur le forum d’un autre club, dans certains cas pour y « traîner », et dans

d’autres pour participer à des discussions. On peut donc voir un fan de Blackburn sans motif

caché entamer un post sérieux sur un forum de Bolton. L’un de nos membres est membre du

forum de Dulwich Hamlet (sans pour autant être fan de Dulwich Hamlet en soi), et a utilisé leur

forum pour entrer en contact avec les fans de SV Altona 93, qui joue à Hambourg.

Pour ce qui concerne l’aspect britannique du mouvement « contre le football moderne », il

semblerait que l’élément « romantique » de l’utopie soit fortement présent dans la « Zone

Autonome Bimensuelle » de ces « Zones des fans ». Au cours des 30 dernières années, plus ou

moins, les terrains de football ont énormément changé en Grande Bretagne – surtout depuis le

désastre d’Hillsborough, où 96 fans sont décédés lors d’un écrasement qui est survenu en raison

d’actions policières inadéquates lors du match. Les « Zones des fans » qui ont précédé le football

moderne étaient composées de larges terrasses où les fans se réunissaient pour chanter debout.

Dans le club fréquenté par l’un d’entre nous, celui de Bolton, la « Zone des fans » était la Great

Lever End. Aujourd’hui, Bolton joue dans un stade de forme plus ou moins ovale, où l’ambiance

est très différente de celle de l’ancien stade. On remarque avec intérêt que l’un des chants

préférés de l’équipe est actuellement : « Allant sur l’Avenue de Manny pour aller voir les as de

Burnden ». (« Walking down the Manny Road to see the Burnden aces »). L’Avenue de Manny

réfère à l’Avenue de Manchester, la rue principale sur laquelle se trouvait le parc de Burnden, où

était situé l’ancien stade de Bolton. Certains d’entre nous qui chantent ce chant aujourd’hui

n’étaient pas nés lorsque le club a quitté le parc de Burnden. Ceci nous amène à un point parfois

soulevé à l’encontre du mouvement « contre le football moderne », à savoir, que celui-ci a un

aspect générationnel. Et c’est peut-être le cas. C’est le cri d’une génération particulière qui

184 Voir DELEUZE G. & GUATTARI F., Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit,

1980. En Anglais, voir : DELEUZE G. & GUATTARI F., On the line, New York, Semiotext(e), 1983. Section 1,

« Rhizome ».

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RUSCA, n°9 : « "Contre le football moderne" : une utopie interstitielle »,

par Kath Löwy & Mike Tyldesley.

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déplore des « souvenirs d’enfance » (« Childhood memories ») lointains, pour citer la bannière

souvent affichée lors des matchs de FC United of Manchester.

Pour résumer, il serait préférable de ne pas chercher à donner un sens unique au

mouvement « contre le football moderne » en lui appliquant une définition ou quoi que ce soit

d’autre. Cherchons plutôt les divers sens de ce mouvement dans les décisions que prennent les

fans de football, et en utilisant ce terme comme cri de ralliement. Cherchons l’imaginaire qui les

pousse à prendre ces décisions. Un nombre important d’éléments entreront en jeu, et certains

d’entre eux sembleront contradictoires. Mais les mouvements sociaux se développent justement

de cette façon. Et soyons clairs sur ce point : comme nous en sommes conscients, cet élément de

contradiction pourrait comprendre des éléments réactionnaires. Il est possible que certains d’entre

eux – dont peut-être les fans de Chelsea, qui ont chanté des chants racistes dans le métro de Paris,

en février 2015 – soient « contre le football moderne », du fait que, de nos jours, nous avons de

nombreux footballeurs noirs dans nos équipes, contrairement aux « bons vieux jours ». Ces

éléments existent bel et bien, tout comme les clubs dont les supporteurs accueillent des

demandeurs d’asile, comme ceux de St Pauli et d’Altona 93, et tout comme les clubs qui

s’opposent à l’homophobie dans le football, comme ceux de Dulwich Hamlet ou de FC United.

Mais c’est bien là le point important : il n’existe plus une seule utopie, mais des utopies

multiples. Et comme dans d’autres aspects de la vie et de la société, vous pourriez estimer

dystopique ce que nous estimons utopique.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps

Par Georges Bertin, Socio-anthropologue, CNAM des Pays de la Loire, membre du CRI.

Phénomène contemporain185

, le Nouvel Age (New Age), réseau des réseaux aux

origines prolixes, concerne des millions d’individus. Entre marges et marché, les réseaux du

New Age récupèrent le « religieux flottant ». Il trouve de nombreuses traductions artistiques

(littérature populaire, chanson, mode…) et participe, de ce fait, à l’émergence de

significations imaginaires sociales plus ou moins partagées dans une société que l’on dit

désenchantée. Il est utopie fondatrice et conjugue dans ses espaces vécus, les catégories de

l’Imaginaire social définies par François Laplantine : messianisme, possessions et utopie. À

son service, les mass medias, le numérique et ses réseaux, sont de puissants adjuvants,

constituant une amplification des phénomènes constatés, provoquant un haut niveau de

conscience planétaire.

Dans notre étude, nous présentons deux communautés New Age : la communauté néo

celtique de Glastonbury au Royaume Uni (culte de la déesse) et l’éco-communauté de

Damanhur (Italie).

GLASTONBURY ET LES NÉO AVALONIENS, UNE UTOPIE TRANSCULTURELLE ?

En 2010, Glastonbury est une petite ville du comté du Somerset (UK) , autrefois haut

lieu spirituel celte puis catholique et aujourd’hui, centre de mouvements alternatifs

caractérisé par la multiplicité des cultes et pratiques touchant 30% de la population, avec un

impact certain sur l’économie locale.

185 Cf. FERGUSON M., Les Enfants du Verseau, Paris, Calmann Levy, 1994 (1980).

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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Les prêtresses de la Déesse.

Le culte de la Grande Déesse (ou Mother Earth) qualifié de néo-païen est également

fondé sur le ressourcement personnel, une certaine libération…

Kathy Jones, en tant qu’auteur de nombreux best-sellers, a joué un rôle clef dans

l’éveil des consciences. Elle délivre un message sur le rôle éminent de la Déesse, invitant les

femmes à changer le monde grâce à la prise de conscience féminine qui s’opère de nos jours.

Les prêtresses de la Déesse offrent de fait des rites de passage vers la Féminité, la déesse

devenant la source d’un vrai potentiel humain féminin. Elle y a initié et formé plusieurs

femmes de conviction et de talent par des cycles organisés en spirales et assez coûteux.

Les prêtresses ont entre 40 et 60 ans, parfois plus, sont des femmes de la classe moyenne

originaires d’Angleterre de Nouvelle Zélande, d’Australie, du Canada, d’Allemagne,

d’Espagne, des USA. Elles pratiquent souvent les thérapies les plus diverses. Leurs opinions

politiques sont du côté des verts ou libérales, d’abord féministes. Leurs mœurs sont libérées,

professant un retour à la Nature et à une sexualité libre, à l’hédonisme, elles manifestent

aussi une grande liberté de ton touchant à ces questions. La formation change leur

représentation du monde et leur relation aux autres et à l’Univers à travers un travail sur

elles-mêmes, soit une thérapie par effet cathartique.

Les célèbres « Goddesses Conferences » sont organisées aux quatre grandes époques

de l’année celte (1er novembre : Sahmain, 1er février : Imbolc, 1

er mai Beltène, 1

er août

Lugnasad) avec cérémonies, processions, fêtes, réalisations artistiques, musiques, jeux, et

grand concours de peuple « au service de l’Amour et de la Beauté ». S’y retrouvent de

nombreuses spiritualités orientées vers le culte de la Nature : chamanes, druides, hindous,

bouddhistes, amérindiens, etc. mettant en valeur la fécondité et l’énergie sexuelle de la

Grande Déesse, fée de l’Ile de Verre, Dame d’Avalon. Des expositions et ateliers, tous

onéreux, fonctionnent en parallèle avec le programme officiel.

Les codes

Les cérémonies comprennent de nombreuses processions, cercle de dansés, chaîne

d’union et surtout une dominante de la couleur rouge sombre, laquelle est directement à

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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référer au rouge nocturne, ou rouge centripète. Rouge matriciel, comme celui des initiés aux

mystères de Cybèle qui recevaient sur leur corps le sang d’un taureau. C’est encore le

pourpre ou sang profond des menstrues, condition de la vie…

La société locale, Glastonbury aujourd’hui : une micro société utopienne ?

Glastonbury est un mixte social en continuel développement caractéristique de la

post modernité. Mélange entre une petite ville de province anglaise, lieu d’un pèlerinage

celte puis chrétien très ancien et une cité cosmopolite, Glastonbury devient un point de

ralliement de mouvements d’une grande mixité sociale et d’une diversité qui produit parfois

des conflits mais attire aussi l’attention sur des intérêts communs, les problèmes résolus s’y

transformant en bénéfices mutuels. Un très grand festival pop « The Glastonbury Festival »

s’y tient depuis les années 60, c’est le second en importance au monde.

Nombre d’avaloniens possèdent des styles de vie différents. Venus de la marge

culturelle de nos sociétés, en ce pays de marches, ils y expérimentent des idées, des

connaissances, des points de vue divers et variés qui peuvent représenter une évolution

sociale moins marquée ailleurs. Liés au soin, à l’enseignement, à l’écologie, beaucoup

d’entre eux sont créateurs de leur propre activité professionnelle en autonomie avec un

système monétaire original : le système « Avalon Fair Shares », un groupe de l’Economie

sociale (non profitable) qui propose, depuis 1972, une monnaie locale, un partage juste de

services équitables, une banque communautaire et un réseau d’échanges et services

solidaires186

.

186 www.timebanks.co.uk.

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Activités

Le guide « Oracles »187

offre un échantillon éclectique des prestations fournies dans

ce lieu. On y retrouve les topiques présentes sur les différents sites américains et anglais :

épanouissement personnel, spiritualité panthéiste, libération des affects et des mœurs,

écologie, techniques orientales, voire contacts surnaturels. L’offre représente une mosaïque

assez impressionnante…

Publics

Nous avons mis en relation les activités pratiquées in situ avec les travaux de Daren

Kemp188

spécialiste du Nouvel Age, et avons relevé quelques similitudes.

● Nouvel Age : psychothérapie, thérapies corporelles. acupuncture, Yoga, Tai chi,

végétarisme, médecines naturelles, Zen,…

● Avalon : artistes, pédagogues, religieux (dont druides, prêtresses), chercheurs,

thérapeutes, sorcières, libraires, chercheurs…

Cette comparaison offre de semblables similitudes avec à Avalon mais une

surreprésentation des femmes, (85 % à Avalon contre 52% dans les groupes New Age). Les

origines et identités socio-professionnelles n’offrent par contre que peu de divergences : cols

blancs, cultivé, aisés, opposés à la bureaucratie et au complexe militaro industriel, engagés

dans structures communautaires et sociales, issus des professions thérapeutiques, éducatives,

culturelles et sociales ou des cadres des nouvelles technologies.

Interprétation

Certes, un des aspects de la globalisation consiste à faire du monde un seul lieu mais

il est à noter toutefois que Glastonbury maintient simultanément une variété de mondes et de

points de vue lesquels interagissent entre eux.

La population présente donc une mixité sociale et une diversité qui produit parfois

des conflits mais attire aussi l’attention sur ses intérêts communs. Les problèmes résolus se

transforment en bénéfices mutuels. Cette partie de « l'île d’Avalon » est ainsi en continuel

développement, et sa composition se reflète maintenant sur les villages environnants qui se

trouvent contaminés peu à peu par l’esprit d’Avalon.

187 Glastonbury, mai 2010, éd locale.

188 KEMP D., New Age, a guide, Glasgow, Edinburgh University press, 2004 (1998).

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La richesse locale est ainsi organisée en considérant que chaque activité est d’égale

valeur. L’expérience contribue également à sortir certains individus de leur isolement en

rendant possible un service actif auprès de la communauté. Glastonbury a le taux de change

le plus bas du Somerset, solution efficace pour lutter contre le chômage. On peut adhérer aux

systèmes collectifs à titre individuel ou collectif. Elle marque également une forte capacité

de mobilisation en cas de conflits avec les pouvoirs publics.

Un réseau tribal et médiatique

Les caractéristiques du réseau avalonien nous sont également fournies dans nos

enquêtes in situ et sur internet, nous pouvons les résumer par :

1. Une agrégation sociale constituée de chevauchements et d’entrecroisements

multiples, du religieux à l’économie alternative ;

2. Une inscription active au cœur d’un réseau de réseaux où le World Wide Web joue

un rôle majeur ;

3. La réactualisation de l’antique mythe de la communauté sur une base archaïque

facilite la mise en correspondance d’aires différenciées.

Les thèmes récurrents dans les discours produits étant

1. la libération de la femme, notoirement soutenue par l’implantation de la religion de la

Déesse (Mère Nature). Ceci entraîne un refus de l’industrialisation à outrance, des

positions pacifistes et anti nucléaires, soit une prédominance marquée d’un régime de

l’imaginaire nocturne ordonné au mysticisme et à la protection de la vie ;

2. un tropisme contre culturel et pour l’ouverture morale de la société sur fond de

libération des mœurs, d’épanouissement corporel, (néo reichianisme) enseigné dans

les divers ateliers artistiques et thérapeutiques très nombreux sur le site.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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Classement des professions sur 108 réponses du public local enquêté

Prêtres ou religieux 35

Formateurs et professeurs 22

Thérapeutes 15

Artistes créateurs 15

Cadres 8

Chercheurs SHS 3

Libraires 2

Secrétaire 1

Journaliste 1

Guide touristique 1

Non renseignés 5

Total : 108

La communauté locale est soutenue, en outre, à l’international grâce au numérique

par un réseau informel mais bien réel que nous avons interrogé et qui est impressionnant.

Nous avons dénombré 70000 sites internet sur les 5 continents qui rendent compte de la vie

d’Avalon et sont en correspondance régulière avec les avaloniens. Les pays les plus

fréquents étant le Royaume Uni, le Canada, l’Irlande, la France, les USA, l’Argentine,

l’Australie, l’Espagne, le Portugal, le Brésil, l’Allemagne la Belgique et le Maroc. La

connotation celtique de l’origine du site est sans doute un des facteurs de cet engouement,

mais tout se passe comme si l’utopie avalonienne était vécue à la fois sur place et par

correspondance, reliée par le numérique dans des communautés constituées ou chez des

sympathisants, « all around the world ». Ici le concept McLuhanien de village global trouve

toute sa signification.

Chemin faisant il nous a semblé pertinent de confronter cette enquête à celles d’une

collègue italienne, Maria Immacolata Macioti, sur le site de Damnahur au Piémont italien.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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DAMANHUR, UNE ÉCO SOCIÉTÉ189

En 1975, un assureur italien, Oberto Airaudi, alors âgé de 40 ans, réunit 12 à 15

personnes pour travailler sur les synchronicités et le phénomène divin en l’homme pour

lutter contre le potentiel de destruction propre à l’homme ; aussi Damanhur sera une société

basée sur l’optimisme. En 1997, ils s’installent à 50 kilomètres de Turin, dans le Piémont

alpin (vallée de Vachiusella) sur un emplacement placé à un croisement de forces telluriques

particulier.

Les terrains de la communauté totalisent de nos jours 700 acres cultivables, des bois,

25 acres d’habitation et 80 maisons. On y trouve producteurs, ateliers, plantations,

laboratoires, universités…

Pendant 16 ans, les adeptes vont creuser en souterrain, le Temple de l’Humanité

(inachevé), constitué d’un dédale impressionnant de couloirs et de salles immenses

organisées en labyrinthe, il est le cœur de la Communauté, symbolisant le rêve de son

créateur190

: créer une cité spirituelle différente de tout ce qui a existé et capable de nourrir et

refléter la perception spirituelle de ses citoyens, sorte d’utopie concrète.

Aujourd’hui la communauté compte quelques 1000 habitants (et 60000 sympathisants à

travers le monde). Elle se présente comme une éco-communauté constituée d’éco villages

dédiés au progrès social, elle a sa propre constitution sociale étant organisée en groupes de

189 Damanhur appartient à Global Ecovillage Network (GEN Europe) lequel comprend :

The Hub (Brussels) : The Art of Hosting, new communication technologies and skills to create synergy amongst

professionals ; Center for Human Emergence : Spiral Dynamics, a way of thinking about the complexities of human

existence and understanding the evolutionary status of a society ; Transition Town Movement (Totnes and Ireland) :

Transition Town, a model for converting urban environments and creating ecological and autonomous

communities with solidarity-based social structures, able to develop resilience and reduce carbon dioxide emissions

190 Celui-ci utilise le symbolisme de la religion des anciens égyptiens et la figure d’Horus, le dieu naît de la grande

déesse Isis.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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vie nommés nucleos fédérés, sa structure politique interne, ses écoles, et un système

monétaire avec sa monnaie : le credito.

Les frontières de Damanhur sont en perpétuel contact avec le monde extérieur.

Laboratoire social et technique, les équipes de recherches locales contribuent à développer

des techniques de vie en société basées sur l’énergie renouvelable, la médecine holistique,

les études touchant à proposer un modèle de développement durable original à la marge de la

société italienne.

Damanhur se présente comme la « Cité du futur », un modèle sur lequel se constituerait une

nouvelle humanité. Ainsi Damanhur est à la fois admirable et frustrant :

● admirable car on y combat le fanatisme et l’intolérance des églises instituées ;

● frustrant car ce rejet inconditionnel de l’autorité ne permet pas de distinguer les

bonnes et mauvaises autorités.

Captivé par sa propre authenticité et sincérité, le New Ager arrivant à Damanhur y

devient une sorte « d’intermittent psychique », mêlant existentialisme et messianisme,

psychologie et mysticisme dans un raccommodage perpétuel.

Les Damanhuriens seraient ainsi des athées ratés, des survivants psychiques qui soufflés par

l’épidémie de dépression ambiante se sont échappés du matérialisme rationaliste et

recherchent désespérément la sérénité dans d’autres espaces du monde.

Utilité sociale

La fédération de Damanhur a su convaincre les pouvoirs publics de son utilité à tel

point qu’elle se désigne comme un « écovillage modèle » en éducation au développement

durable (programme des Nations Unies pour la formation et la recherche). Elle expérimente

des expériences de transformation sociale en créant des études de cas reproductibles portant

sur la restauration de la prise en compte de la Nature dans les programmes de construction et

le développement des approches artistiques pour résoudre certains problèmes existentiels.

Les Damanhuriens sont dans l’utopie, elle est vécue par eux comme une réalité et née pour

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par Georges Bertin.

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réaliser le rêve d’une société basée sur l’Optimisme entre l’extraordinaire (les Temples de

l’Humanité) et le quotidien (usines, activités artisanales et studios, fabrique d’objets basés

sur des structures selfiques, création de boutiques dans le monde pour y exporter des produits

en art mobilier, etc.). Ainsi la Fédération est devenue une multinationale à l’exportation, tant

de ses objets que de ses idées.

Au niveau du maniement des codes, Damanhur a créé son propre langage dit

ancestral et sensé préexisté à l’usage des langues connues. On observe également dans les

vêtements des adeptes une dominante de la couleur rouge sombre ce qui correspond bien à la

symbolique de la Terre Mère et de ses flux matriciels.

Interprétation

Société écologique et durable, « œuf cosmique », la communauté est une

communauté fortement structurée dans une tentative parfaitement utopienne de réalisation

d’une nouvelle société et organisée au regard des réseaux informels du Nouvel Age,

largement plus libertaires et éclatés191

.

Les points positifs qui se dégagent de cette expérience unique sont :

1. l’idée de complémentarité de l’habitat ;

2. la refondation de l’idée de tribu ;

3. la mise en œuvre d’une relation différente Ville/ Village ;

4. une tendance observée à s’opposer à l’idée de séparation ;

5. l’idée force d’autosuffisance ;

6. une position politique visant à une nouvelle donne internationale pour un nouvel

équilibre mondial.

Elle illustre les définitions données de l’Utopie par François Laplantine : la clarté

logique de l’organisation établie, une cité idéale soumise aux impératifs d’une planification

voulue, « un roc qui au sommet de la pyramide, programme, organise, légifère et transforme

les désordres en régularités »192

.

191 IMMACOLATA MACIOTI M, « Oberto Airaudi et le rêve Damanhur », in Les leaders charismatiques, quelles

fonctions sociales et spirituelles ?, Paris, L’Harmattan, 2009. 192

LAPLANTINE F., Les Trois voix de l’imaginaire, Paris, Ed Universitaires, 1974.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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COMPARAISON ET RELATIONS MARGES/MARCHÉS

Malgré leurs différences contextuelles, les deux communautés possèdent nombre de

points communs.

Du côté de la marge :

● une désinstitutionalisation marquée, entre individuel et collectif que l’on s’efforce de

renégocier différemment ;

● un mode singulier de relation au sacré ;

● la conviction que la volonté et une relation forte à la spiritualité peuvent entraîner des

changements sociaux importants.

Du côté du marché :

On y vend des produits spirituels à forte valeur ajoutée, diversifiés, développant

même une consommation liée à un marché qui s’organise de façon autonome et en même

temps qui développe des produits d’appel en direction de la sphère de la consommation

(vêtements, bijoux, modes…) tout en revendiquant une indépendance vis-à-vis d’eux

(monnaie spécifique, réseaux de solidarités), l’un concourant à faire vivre les autres.

Pour autant, ces deux expériences appartiennent à ce que Dominique Felder nomme les

mutants pacifiques193

. La liste suivante semble en effet le manifester : la volonté affirmée de

mettre en place des réseaux d’entraide et de solidarité, le caractère très chaleureux des

relations enregistrées sur les réseaux sociaux concernés, le souci manifesté dans les deux cas

de la sauvegarde de la Planète, le caractère cosmopolite des adhésions aux deux lieux,

nouveaux terrains d’ancrage de communautés dispersées.

Avec Max Weber qui pensait que chaque société est singulière et se caractérise toujours par

des critères multiples, qu’ils soient économiques, politiques, culturels, moraux, juridiques

etc., on voit bien que dans les deux cas étudiés, les actions sont :

● soit par rapport aux valeurs qui sont principe de l’action (Déesse-Mère dans un cas,

spiritualité Horusienne dans l’autre)

193 FELDER D., Les mutants pacifiques, expériences communautaires du Nouvel Age en Californie, Lausanne, éd

d’En Bas, 1985.

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RUSCA, n°9 : « Glastonbury et Damanhur, des utopies pour notre temps »,

par Georges Bertin.

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● soit par rapport à l’adaptation des moyens aux fins, ce qui est aussi le fait de

communautés ayant su adapter leur vécu aux impératifs des réalités économiques en

tentant de ne pas se renier.

CONCLUSION

Finalement, et plus largement, nous pouvons avancer que nous trouvons sur ces deux

sites, les caractéristiques de nombre de projets utopiens :

1. La recherche d’une société idéale, heureuse, d’un monde parfait, voire d’un idéal

inaccessible. De même l’adjuvant semble bien commun, de nature religieuse dans les

deux cas et prônant un retour à l’origine (Grande Déesse à Avalon ou Humanité

divinisée dans son temple à Damanhur ; les mythes fondateurs : Avalon ou l’Egypte

ancienne) et la possibilité de nouveaux mondes par extension des liens sociaux dans

des cités bien réelles qui se présentent comme cités du futur.

2. Le fait de rendre possibles des rêves partagés en ouvrant la voie à la transversalité

des pratiques vers l’accès à une certaine plénitude ; l’interface milieu /acteurs qui met

en scène les corps des sujets et leur relation affective y est un puissant adjuvant.

Ce qui est en jeu, comme l’avait déjà perçu Herbert Marcuse194

, c’est l’idée d’une

nouvelle anthropologie, non seulement comme théorie mais aussi comme mode de vie : c’est

l’apparition et le développement d’un besoin vital de liberté et des besoins vitaux attachés à la

liberté, d’une liberté qui ne soit plus fondée sur (ni limitée par) le travail aliéné dans la médiocrité

et la nécessité. Contre sa vision un pur pessimiste de l’utopie, il nous apparaît dans ces deux

exemples, qu’il devient possible et nécessaire sinon actuel de développer des pratiques

qualitativement nouvelles.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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Le projet d’utopie marxiste

Par Omer Moussaly, Chercheur postdoctoral à la Chaire UNESCO d’études des fondements

philosophiques de la justice et de la société démocratique.

Étymologiquement, l’utopie vient du latin moderne « utopia » qui veut dire en aucun lieu.

Ce terme renvoie donc à un idéal, à une vue politique ou sociale qui décrit une conception ou un

projet apparemment irréalisable. De grands auteurs d’utopie ont jalonné l’histoire de Platon à

Thomas More et au-delà. Par l’utilisation de la dialectique dans sa République, Platon fait

progresser ses interlocuteurs (disciples et adversaires de Socrate) vers un idéal où le beau, le juste

et le bien constituent des vérités ultimes de l’existence terrestre de l’âme humaine qui ne

transmettent aux mortels que leur reflet. Aussi fait-il naître une cité idéale. De surcroît les écrits

utopistes afficheront par la suite une démarcation entre deux mondes : le réel exécré et

l’imaginaire idéalisé. Cette antonymie agira en catalyseur du changement mélioratif.

Bien que ne se réclamant pas utopiste, Antonio Gramsci croit néanmoins que la

transformation de la vie découle d’une prise de conscience de l’écart entre ce qui est et ce qui

devrait être. Il va même jusqu’à admettre que dans certaines circonstances l’illusion agit en tant

que facteur de motivation à l’action révolutionnaire195

qui oppose utopistes et pragmatiques. Ces

derniers accusent les utopistes d’abuser de la crédibilité du genre humain en lui miroitant des

paradis artificiels. Notre article porte sur la dimension utopique du marxisme que nous allons

illustrer en s’inspirant, entre autres, de Marx, critique du marxisme de Maximilien Rubel196

. Dans

la préface de ce livre, Louis Janover197

assimile, d’entrée de jeu, l’utopie à une connaissance

défectueuse. Et pour étayer son point de vue, il note que les Bolcheviks ont mis à profit leur

hégémonie pour s’infiltrer à travers les interstices de la société et vendre leur version d’une

réalité cousue de fils blancs.

« La chute définitive de l’URSS a laissé debout le mythe originel

de la révolution russe, baptisée [faussement] révolution

prolétarienne et socialiste. Il en a même été renforcé en ce sens que

195 GRAMSCI A., Guerre de mouvement et guerre de position, (textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan)

Paris, La fabrique éditions, 2011. 196

RUBEL M., Marx, critique du marxisme, Paris, Payot et Rivages, 2000 (1974). 197

JANOVER L., Les intellectuels face à l’histoire, Paris, Éditions Galilée, 1980.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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le régime s’est effondré non pour ce qu’il était, mais comme

réalisation de ce qu’il n’était pas »198

.

Comment se fait-il donc que la manipulation du communisme par Lénine, Trotski et Staline, n’ait

pas sonné suffisamment l’alarme ou tout au moins dissocier Marx de cette aventure qui a mal

tourné199

. Pis encore la révolution bureaucratique et totalitaire s’est maintenue trois quarts de

siècle sous un déguisement trompeur200

.

L’EXPLICATION DE L’AUTORITARISME MARXISTE-LÉNINISTE PAR MAXIMILIEN RUBEL

Si Gramsci est considéré aujourd’hui comme source d’inspiration pour la théorie critique c’est en

grande partie parce qu’il s’est distancié du modèle révolutionnaire de haut en bas typique du

marxisme-léninisme. Le parti marxiste autoritaire, victorieux dans la Russie encore largement

agraire et paysanne, a su mobiliser des populations plus ou moins colonisées à se soulever en vue

de s’émanciper du joug impérialiste. Autre pays avec une large paysannerie, la Chine, grâce à la

centralisation de l’économie et au dirigisme du parti unique, a connu un développement

économique fulgurant dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais avant de se tourner vers le

rôle qu’ont joué les partis autoritaires dans la montée en puissance de l’ex URSS et de la Chine

contemporaine il serait important de jeter un regard sur l’interprétation que donne Maximilien

Rubel de la pensée de Karl Marx et de son idéal relatif à l’émancipation humaine.

Dans un de ses premiers grands ouvrages portant sur la vie et l’œuvre de Marx201

, Rubel

décèle dans les écrits de ce dernier une forte composante éthique et utopique. À la suite de

l’obtention de son doctorat en philosophie à l’Université d’Iéna, Karl Marx se lance dans une

carrière journalistique. Confrontant les problèmes sociaux et politiques de l’Allemagne du XIXe

siècle avec les outils de la philosophie hégélienne, Marx ne tardera pas à s’apercevoir des limites

du panlogisme hégélien et de son caractère mystificateur. Pour dénoncer la censure et les

injustices de son époque, Marx adopte, selon Rubel, une posture libérale extrême. Mais il se rend

vite compte que cette position philosophique n’abolit pas les inégalités sociales ni l’aliénation

politique. Seule une position révolutionnaire associée à la cause des travailleurs démunis

198 RUBEL M., Marx, Critique du marxisme, Op.Cit., p. 11.

199 KORSCH K. et al., La contre-révolution bureaucratique, Paris, UGE, 1973.

200 MATTICK P., Marxisme, dernier refuge de la bourgeoise?, Genève, Entremonde, 2011 (1983).

201 RUBEL M., Karl Marx, Essai de biographie intellectuelle, Paris, Marcel-Rivière, 1957.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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permettra une véritable émancipation humaine. Le point important que note Rubel a trait à

l’adoption par Marx d’une position radicale antérieurement au développement de ce que l’on

nommera le matérialisme historique et de l’appareillage scientifique qu’il associera plus tard à sa

théorie de l’émancipation sociale. En d’autres termes l’impulsion éthique et le caractère

humaniste utopique de Marx précèdent le développement de sa théorie sociale et la guident.

D’ailleurs, Rubel s’appuie sur les dires mêmes de Marx dans Zur Kritik der politischen

Oekonomie de 1859 où le penseur résume les phases de sa formation intellectuelle et spirituelle,

« Que résulte-t-il de cet aperçu que Marx nous donne des débuts de sa carrière intellectuelle? Un fait simple en lui-même, mais d’une

importance capitale pour saisir le fond même de l’œuvre

scientifique de Marx : il a adhéré au communisme non pas après, mais avant d’en avoir étudié les prémisses sociologiques,

historiques et économiques. En quelque sorte, Hegel l’y avait conduit, mais il fut pour Marx un guide négatif, qui l’avait mené

dans une impasse; un guide à écarter, avant de risquer le pas décisif

dans une voie nouvelle. Il fallait que Hegel provoquât en Marx la crise intellectuelle dont la seule issue possible était l’adhésion

spontanée à une cause réclamant un engagement total et la mise en jeu des meilleures facultés de son être ».

202

Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de 1927 que l’ampleur de la critique du jeune Marx envers Hegel

sera pleinement dévoilée. Les prouesses verbales mystificatrices y sont dénoncées et surtout la

thèse centrale de la philosophie politique divinisant en quelque sorte l’État y est fortement

critiquée. Comme le souligne à juste titre Rubel, « Il [Marx] dénonce chez Hegel des antinomies

imaginaires […] dont le philosophe se sert pour faire admettre sa thèse centrale […] le peuple et

la société ne sont rien par eux-mêmes; l’État, personnifié par le monarque, est tout »203

. C’est

exactement l’inverse que Marx voudra soutenir : non pas en invoquant le concept large de

« peuple » ou de « nation » mais en étudiant et en observant la lutte matérielle et spirituelle du

prolétariat. Dans les années 1840 Marx signale que l’État et l’argent sont les deux sources de

l’aliénation dans la société bourgeoise. Il se sert d’ailleurs de certaines idées qu’il a tirées de

Ludwig Feuerbach dans sa critique de la religion pour étayer sa perspective politique

« L’influence de l’anthropologie de Feuerbach paraît de plus en

plus sensible, à mesure que la critique de Marx se précise et prend

un aspect positif. Au centre de ses préoccupations il y a désormais l’homme, être social, en face de ce pouvoir souverain auquel Hegel,

dans plusieurs paragraphes de son ouvrage, confère généreusement

202 Idem, p. 56.

203 Idem, p. 58.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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tous les attributs d’une divinité. Ce que Feuerbach avait fait pour la

religion – en exhortant l’homme à retirer à Dieu les forces qu’il lui avait prêtées – Marx croit pouvoir et devoir le faire pour la

politique, en incitant l’homme à s’insurger contre un pouvoir auquel il a livré la meilleure part de lui-même, sa vocation

sociale »204

.

La solution démocratique redonnant le pouvoir aux dépossédés semblait être la réponse tant au

problème éthique que social. Par contre, les adeptes des régimes politiques en place à l’époque de

Marx, même ceux qui aux États-Unis se targuaient d’être libres, ne partageaient pas l’idéal

politique du jeune révolutionnaire allemand. Dans les faits l’homme dans une société de classe

vivait nécessairement dans deux mondes diamétralement opposés. D’un côté il y a le monde

matériel ou subsistent les inégalités de fortunes et où les classes subalternes sont forcées de vivre

au jour le jour en travaillant à la sueur de leur front pour une classe dominante qui s’enrichit sur

leur dos et, de l’autre, un monde idéel dans lequel tous les citoyens sont en principe, libres et

égaux. Encore une fois l’humanisme de Feuerbach servira de point de départ à la réflexion de

Marx en vue de pallier l’aliénation politique et sociale de l’homme moderne. Rubel va même

jusqu’à dire que Marx était de plus en plus porté à croire que l’État n’avait plus sa raison d’être et

à manifester des affinités avec des tendances de facture anarchiste,

« Mais la démocratie vraie n’est encore réalisée dans aucune des

formes de gouvernement existantes, puisque toutes, sans exception,

monarchiques ou républicaines, supposent la disjonction, dans l’homme, de son être politique et de son être privé […] Ce qu’il y a

de certain, c’est que l’humanisme de Feuerbach avait contribué plus que toute conception politique à révéler à Marx que le

problème des rapports entre les individus et l’État était avant tout

un problème social autant qu’éthique. Ainsi, de déduction en déduction la critique de la philosophie politique de Hegel prenait

chez Marx une orientation de plus en plus radicale, jusqu’à se transformer purement et simplement en négation de l’État. Sans

que le mot ne soit jamais prononcé, l’anarchisme est le sens

profond de la conception que Marx, dans son manuscrit, oppose à la théorie hégélienne de l’État, sous le terme de « démocratie »

205.

Selon Rubel ce n’est donc pas à la suite d’une étude exhaustive des modes de production et des

types d’États historiques successifs, que Marx fera plus tard et qui lui confirma la justesse de son

idée voulant que sur l’abolition de l’État et du Capital soit un antidote à l’aliénation. Il s’agit

d’abord et avant tout d’un « [C]hoix éthique, d’une adhésion spontanée aux postulats humanistes

204 Idem, p. 61.

205 Idem, pp. 64-65.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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de Ludwig Feuerbach, opposés aux spéculations hégéliennes »206

. Ce choix éthique, cette prise de

position morale à caractère utopique pour mettre fin aux différentes aliénations produites par

l’homme et qui l’oppriment spirituellement aussi bien que matériellement, restera le fil

conducteur humaniste de l’œuvre entière de Marx, y compris le Capital. Même ses derniers

écrits, y inclus la Critique du programme de Gotha contenait cette même critique radicale du

monde bourgeois. Pour Feuerbach rétablir la dignité humaine exige la négation de Dieu et de la

religion. Pour Marx, l’émancipation sociale exige l’abolition de l’exploitation capitaliste et de

l’État.

MARX, CRITIQUE DU MARXISME

L’interprétation de la pensée de Marx par Rubel tient la route d’autant plus quand on prend la

peine de lire attentivement l’œuvre de Karl Marx. Il serait alors difficile de nier la thèse de Rubel

voulant que l’engagement éthique de Marx précède ses analyses minutieuses du fonctionnement

de l’exploitation capitaliste ou ses recherches sur les formes de domination étatiques bourgeoises

tel que le bonapartisme. Mais comment en arrive-t-on à expliquer la façon dont une pensée visant

l’émancipation de l’humanité et la fin de l’aliénation politique et économique ait pu servir de

source d’inspiration pour des régimes totalitaires au XXe siècle? La réponse facile des uns est de

blâmer Marx lui-même en pigeant à gauche et à droite dans son œuvre pour prouver qu’il a

toujours été un penseur autoritaire. De cette façon on s’épargne l’effort de réfuter le leitmotiv

libertaire que Rubel a clairement identifié dans l’ensemble de l’œuvre de Marx, de ses écrits de

jeunesse au Capital. Du côté des militants du Parti communiste qui ne veulent pas renier la

pensée du maître, on s’évertue à condamner des tendances marxistes autres que celle qui leur est

chère, en citant la trahison et la mauvaise foi comme facteurs explicatifs des dérives totalitaires.

L’originalité de l’explication de ce phénomène par Maximilien Rubel et qui sera reprise

par Louis Janover, est de recourir aux interprétations découlant de la loi du moindre effort qui, au

fond, n’expliquent rien. Rubel ne cache pas d’ailleurs que certains marxistes plus proches du

courant libertaire, tels que les communistes de « Conseils » l’ont précédé dans sa méthode

d’analyse207

. Il s’agit en fait pour Rubel d’appliquer la méthode d’analyse du matérialisme

historique aux pays qui ont, les premiers, fait la révolution en s’inspirant de l’idéologie marxiste.

Le cas de la Russie sert souvent de modèle aux explications de Rubel et s’avère transférable,

206 Idem, p. 65.

207 KORSCH K. et al., La contre-révolution bureaucratique, Op.Cit.

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jusqu’à un certain point, en terre chinoise. Nous allons donc nous concentrer sur les événements

qui tournent autour de la Révolution d’octobre et de la création de l’URSS.

Dans son ouvrage qui regroupe plusieurs de ses essais sur Marx et le marxisme208

Maximilien Rubel résume la plupart de ses idées concernant la genèse du marxisme comme

idéologie et éventuellement de sa variante autoritaire, le marxisme-léninisme. Marx lui-même

avait, selon Rubel, une certaine méfiance à l’égard des systèmes philosophiques qui se voulaient

complets et capables de tout expliquer. La grande masse de ses écrits n’ayant jamais été publiée

de son vivant, Marx trouvait que ses recherches n’étaient pas assez rigoureusement scrutées par

son autocritique et redoutait de publier les résultats de ses recherches avant qu’ils ne soient

satisfaisants à ses propres yeux. Marx se voyait lui-même comme un compagnon de route de la

classe ouvrière, un scientifique et un militant qui cherchait à offrir des éléments de culture

scientifique pour promouvoir la lutte du prolétariat en vue de son émancipation. Selon Rubel, le

marxisme, en tant que système, est le produit de la pensée d’Engels, compagnon fidèle de Marx,

« Le marxisme n’est pas venu au monde comme un produit authentique de la manière de penser

de Karl Marx, mais comme un fruit légitime de l’esprit de Friedrich Engels »209

. C’est avec cet

acte fondateur d’Engels, qui avait surtout pour but de distinguer les idées de Marx de celles des

socialistes utopiques et des anarchistes, tels que Proudhon, que prit naissance l’idéologie marxiste

qui sera ensuite instrumentalisée par toutes sortes d’organisations politiques. D’ailleurs Engels

justifiera sa décision d’adopter le terme marxiste pour désigner tous ceux qui s’inspireront de

Marx en excluant ses détracteurs au sein de la première Internationale, qui accolaient à ceux-là

toutes sortes d’épithètes ridicules. D’après Rubel, cet acte est en quelque sorte le point de départ

de toutes les dérives subséquentes du marxisme au XIXe et surtout au XX

e siècle. Marx lui-même

lorsqu’il rédigeait des documents pour la première Internationale fit toujours très attention à ne

pas se présenter comme chef de parti ou théoricien aux réponses justes contrairement à ce que

feront plus tard les idéologues staliniens ou maoïstes,

« Dans presque tous les textes internationaux dont Marx est

incontestablement l’auteur, on constate ce double souci de l’observation documentée et de l’évaluation en perspective, en un

mot la volonté, chez l’éducateur politique, de lier la lutte momentanée à la conscience d’une finalité révolutionnaire. Le

principe de l’auto-émancipation, placé en tête du préambule des statuts, interdit à l’intellectuel prêt à lutter dans les rangs de la

208 RUBEL M., Marx contre le marxisme, Op. Cit.

209 Idem, pp. 47-48.

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classe ouvrière de se livrer à une activité autre que l’éducation

politique au sens le plus universel du terme : compréhension de la société existante et aspiration à l’émancipation complète »

210.

Nous sommes donc ici à l’antipode du « substitutisme » des futurs partis marxistes qui voudraient

assumer le rôle de la classe ouvrière en lutte pour l’auto-émancipation. Bien qu’en Russie du

début du XXe siècle les forces productives aient été trop faibles, la classe ouvrière peu

importante, et la paysannerie massive, il n’en reste pas moins que certains intellectuels bourgeois

ont tenté d’organiser une révolution d’inspiration « marxiste ». Rubel soutient que les termes

mêmes de la pensée de Marx ne laissent pas entendre qu’une telle tentative révolutionnaire puisse

mener à bon port. En croyant ériger le socialisme dans un seul pays, les marxistes russes, de

Lénine à Trotski et à Staline ne feront en réalité que bâtir un capitalisme d’État dirigé d’en haut

par une bureaucratie prétendument rouge. Cela aura un effet direct sur leur propre idéologie, leur

concept de parti, bref leur révolution. Les efforts des pays qui adopteront le modèle

révolutionnaire marxiste-léniniste seront surtout orientés vers le rattrapage des niveaux de

développement des forces productives capitalistes et de croissance économique. Sauf que ce

rattrapage se fera selon des méthodes encore plus brutales, car réalisable sur une plus brève

échéance et de façon systématique par l’État, alors que l’accumulation primitive dans les

premières nations capitalistes occidentales telles que l’Angleterre, la France et les États-Unis,

s’est échelonnée sur une assez longue période. Même la critique de l’anarchiste Bakounine à

l’endroit de l’attitude autoritaire de Marx et de certains de ses acolytes est, de l’avis de Rubel,

non-fondée,

« Certes, dans ses critiques d’un certain comportement de Marx et

de ses disciples, Bakounine a anticipé la critique actuelle des méthodes d’action et des attitudes intellectuelles marxistes, mais ce

n’est nullement un argument contre la validité normative de l’enseignement révolutionnaire, élément constitutif de la sociologie

« matérialiste ». Le triomphe du marxisme signifie seulement le

triomphe d’une idéologie politique qui, se réclamant de l’enseignement de Marx, ne saurait échapper à l’action

démystificatrice d’une sociologie qui, la première, a élevé la critique sociale à la hauteur d’une éthique »

211.

Ici Rubel revient donc sur la thèse avancée dans sa biographie de Marx. À l’éthique humaniste de

Marx, qui remonte à sa critique de Hegel et à certains postulats anthropologiques de Feuerbach,

se joint la lutte du prolétariat en vue de son auto-émancipation. Tout régime politique ou

210 Idem, p. 71.

211 Idem, p. 78.

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économique asservissant les travailleurs à un pouvoir externe qui les dominent et les écrasent que

ce soit l’État ou le Capital va à l’encontre de l’esprit et de la lettre de l’enseignement de Marx.

Les marxistes, qui au nom d’une soi-disant fidélité au maître, s’ingénient à créer de tels systèmes

d’oppression sont les premiers à mécomprendre les prémisses théoriques de Marx. Il serait donc

erroné de croire qu’un parti ou une minorité active puissent remplacer la lutte des classes ou créer

des conditions matérielles propices à une révolution communiste là ou ces conditions n’existent

pas. Dans un essai intitulé Marx théoricien de l’anarchisme Rubel rappelle aux lecteurs que,

« Idéologie dominante d’une classe de maîtres, le marxisme a réussi à vider les concepts de socialisme et de communisme, tels

que Marx et ses précurseurs les entendaient, de leur contenu

originel, en lui substituant l’image d’une réalité qui en est la totale négation. Bien qu’étroitement lié aux deux autres, un troisième

concept semble pourtant avoir échappé à ce destin mystificateur : l’anarchisme. Or, si l’on sait que Marx a eu peu de sympathie pour

certains anarchistes, on ignore généralement qu’il n’en a pas moins

partagé l’idéal et l’objectif : la disparition de l’État »212

.

En fait les disputes de Marx avec des anarchistes comme Proudhon et Bakounine ont des causes

multiples. Parfois c’était Marx lui-même qui était incapable de reconnaître un point valide chez

ses interlocuteurs anarchistes. Il croyait, à tort, que ces derniers n’avaient pas compris que les

principes moraux et les idéaux révolutionnaires ne peuvent remplacer les conditions et les forces

matérielles indispensables au changement social radical. Lorsqu’il critiqua Proudhon dans Misère

de la philosophie par exemple, Marx considérait que Proudhon continuait à défendre une

conception idéaliste de l’histoire parce qu’il ne comprenait pas les rouages du développement

économique ni les transformations historiques. Marx cherchait à convaincre les partisans de

Proudhon et de Bakounine de s’abstenir de faire circuler des idées métaphysiques auprès des

classes subalternes. Le ton tranchant que Marx prenait pour faire passer son message laissait

souvent à désirer. C’était un intellectuel d’une grande érudition qui voulait que les

révolutionnaires sincères apportent, coûte que coûte, des éléments de culture à la classe ouvrière

qui les aideraient dans leur lutte sociale contre la bourgeoisie,

« La négation de l’État et de l’argent, tout comme l’affirmation du

prolétariat en tant que classe libératrice, sont dans le

développement intellectuel de Marx, antérieures à ses études d’économie politique; elles précèdent également sa découverte du

« fil conducteur » qui le guidera dans ses recherches historiques ultérieures, à savoir la conception matérialiste de l’histoire. La

212 Idem, p. 82.

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rupture avec la philosophie juridique et politique de Hegel d’une

part, et l’étude critique de l’histoire des révolutions bourgeoises d’autre part, lui ont permis de fixer définitivement les postulats

éthiques de sa future théorie sociale dont la critique de l’économie politique lui fournira les assises scientifiques »

213.

Partageant avec les anarchistes le même idéal d’une société sans État et se servant de leurs

arguments pour une critique de la société capitaliste, Marx semblait bien placé pour fournir des

outils propices à la libération de la classe ouvrière. Que s’est-il donc passé avec la Révolution

d’octobre et la naissance du marxisme-léninisme autoritaire pour faire reculer la cause de l’auto-

émancipation des travailleurs ?

LE MYTHE D’OCTOBRE

Selon Marx, ce sont les nations qui ont entamé un long processus de développement historique

capitaliste qui sont plus à même d’effectuer une transition vers le socialisme et le communisme

intégral. Bien que dans certains de ses écrits, il ait admis que d’autres schémas de développement

historiques sont possibles là où le capitalisme était faiblement développé, il n’en reste pas moins

que Marx avait une aversion pour les paradoxes. Que Marx, dans ses lettres à des

révolutionnaires russes admette que le mir (la communauté villageoise primitive en Russie)

puisse contenir certains éléments de solution de rechange au développement du socialisme est

une chose. Mais lui faire dire, par un tour de passe-passe, que par décret du parti marxiste-

léniniste une société pût sauter par-dessus des étapes entières de développement économique et

passer d’une économie surtout agraire à la construction du socialisme en est une autre,

« [L]’hypothèse la plus fréquente que Marx nous offre dans ses

travaux politiques est celle de la révolution prolétarienne dans un pays ayant connu une longue période de civilisation bourgeoise et

d’économie capitaliste; elle doit marquer le début d’un processus

de développement englobant peu à peu le reste du monde, l’accélération du progrès historique étant assurée par osmose

révolutionnaire. Quelle que soit l’hypothèse envisagée, un fait est certain : il n’y a pas de place, dans la théorie sociale de Marx, pour

une troisième voie révolutionnaire, celle de pays qui, privés de

l’expérience historique du capitalisme développé et de la démocratie bourgeoise, montreraient aux pays ayant un long passé

capitaliste et bourgeois le chemin de la révolution prolétarienne »

214.

213 Idem, pp. 83-84.

214 Idem, p. 89.

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Et c’est pourtant cette troisième voie qu’on a voulu, par le biais des partis marxistes-léninistes et

des États qu’ils dirigeaient, faire croire à tout le monde qu’ils possédaient la solution pour sortir

du capitalisme et bâtir un monde nouveau. Mais encore une fois Rubel ne blâme ni Marx, ni tout

à fait les acteurs historiques sincèrement convaincus d’œuvrer à construire le socialisme, sans

pour autant les exonérer de tous les crimes qu’ils ont commis chemin faisant. Il est évident qu’en

matière de morale Rubel condamne les actes de terreur commis par les régimes stalinien et

maoïste mais en même temps il reconnaît que les nouveaux dirigeants d’un capitalisme d’État

soumis à l’idéologie marxiste n’étaient pas entièrement libres d’agir à leur guise. Ils étaient

victimes des idées fausses qu’ils se faisaient à propos des possibilités historiques réelles de

révolution dans leur pays. Ils jouaient le rôle que l’histoire leur avait réservé. C’étaient des

bourgeois étatistes et autoritaires ayant développé les forces productives de leurs nations

respectives sous le couvert de l’idéologie marxiste mais qui n’avaient, du reste, plus grand-chose

à avoir avec la pensée de Marx. Par exemple lorsqu’on analyse la pensée de Lénine et des

Bolcheviks une fois aux commandes de l’État l’on peut voir que,

« La théorie économique de Lénine, au lendemain de la conquête du pouvoir par le parti bolchévique et jusqu’à sa mort, se résume en

une phrase : la Russie n’étant pas mûre pour le socialisme, au sens marxiste du terme, il incombe au pouvoir prolétarien, donc à l’État

ouvrier, donc au Parti bolchevique, de hâter, par des réformes

d’économie bourgeoises et étatiques, ce processus de maturation; l’étape préparatoire, la période de transition, le chaînon

intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme devait être, aux yeux de Lénine, le capitalisme d’État, surveillé et dirigé par le

pouvoir ouvrier »215

.

Évidemment, dans ce cas-ci, le pouvoir ouvrier ne veut pas dire le pouvoir direct des Soviets et

des producteurs, mais le pouvoir de bureaucrates qui supervisent et coordonnent le

développement économique national au nom de la classe ouvrière. Les idéologues du Parti

marxiste-léniniste ont trouvé toutes sortes de moyens pour régir le rapport social d’exploitation et

de domination en vigueur dans le cadre de l’économie planifiée de l’URSS. Comme l’indique

Rubel, les discours et les traités interminables que l’Union soviétique a produits ne visaient qu’à

cacher le fait fondamental de l’exploitation de la classe ouvrière russe par une couche

bureaucratique dirigeante. Une analyse matérialiste selon la méthode de Marx révèle facilement

la réalité de la situation économique et politique des travailleurs dans le socialisme factuel.

Maintenant que l’URSS est redevenue la Russie dirigée par un dictateur en collaboration avec

215 Idem, p. 112.

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une classe capitaliste puissante et que la Chine est devenue une superpuissance économique sous

l’égide d’un parti unique, les explications de Rubel sont moins concluantes. La mystification des

idéologues marxistes-léninistes dogmatiques ne peut plus cacher aussi facilement leur

falsification de l’histoire et le tort qu’ils ont infligé à la cause, chère à Marx, de l’émancipation

humaine,

« Marquons dès à présent, afin de bien dégager la méthode suivie

par nos auteurs [rédacteurs de traités économiques en URSS], que pour eux, l’économie est socialiste, puisque les rapports de

production le sont; que le caractère socialiste de ces rapports se déduit lui-même du fait que la production est étatisée; que la

disparition des capitalistes signifie l’avènement du socialisme,

puisqu’elle entraîne visiblement dans leur esprit celle du capital. Pour Marx, en effet, le capitaliste personnifie le capital, mais cette

notion ne vaut qu’interprétée ainsi : le capitaliste personnifie le capital dans la mesure où il en est le "fonctionnaire" : en tant que

tel il est indispensable sans doute au capital mais ne se substitue

pas à lui. En d’autres termes, il est le porteur d’un rapport social de production bien déterminé, rapport où le producteur est séparé de

ses moyens de production; soumis ici au mécanisme aveugle du marché, là au diktat "rationnel" de l’entreprise étatisée, à l’État-

Patron, à l’État Capitaliste, il est toujours dominé par le

Capital »216

.

La nationalisation de l’économie par des révolutionnaires jacobins qui prirent le contrôle des

rênes de l’État à la place d’une bourgeoise nationaliste et sous le couvert du socialisme marxiste

ne veut pas dire qu’ils ont réellement pavé le chemin vers le socialisme ou le communisme. Cette

élite révolutionnaire a joué le rôle d’une bourgeoisie ultra-concentrée qui a pris la meilleure

idéologie disponible pour lui permettre de justifier ses actions à l’endroit des travailleurs qui

demeuraient sevrés de leurs moyens de production. Selon Louis Janover217

, qui reprendra à son

compte plusieurs des thèses de Rubel, le rôle des intellectuels de gauche en Occident n’était pas

de se faire les promoteurs de ces régimes totalitaires, mais, de par tous les moyens mis à leur

disposition, de les critiquer avec les outils théoriques mêmes de Marx. Un penseur comme

Antonio Gramsci, qui a subi aussi bien l’influence des communistes de Conseil, des anarchistes

ainsi que de l’idéologie marxiste-léniniste, mérite néanmoins d’être revisité aujourd’hui. C’est

que malgré le fait que plus de 80 ans se sont écoulé depuis sa mort, Gramsci a su conjuguer dans

son œuvre éthique libertaire et réalisme politique.

216 Idem, p. 123.

217 JANOVER L., Les intellectuels face à l’histoire, Op. Cit., p. 168.

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L’UTOPIE RÉALISTE DE GRAMSCI

L’engouement que manifeste la critique aux recherches consacrées à un penseur

longtemps après sa mort reflète la reconnaissance du mérite de son œuvre non seulement à

l’époque de sa production, mais bien au-delà. Sa consécration se confirme quand son

enseignement se répercute chez des disciples provenant de tout horizon. L’œuvre de Gramsci est

un cas d’espèce parce qu’elle ne cesse de faire couler beaucoup d’encre et de susciter de vifs

débats entre exégètes en ce qui concerne leurs interprétations parfois diamétralement opposées.

Les uns reconnaissent le marxisme libertaire de Gramsci, les autres n’y voient qu’un dogmatisme

plutôt autoritaire. Des thèmes principaux qu’avait développés Gramsci dans ses écrits, les

critiques ont notamment retenu la Question méridionale, la notion de l’État, l’hégémonie, la

société civile, le concept d’intellectuel organique, la lutte de classe, la philosophie de la praxis.

Certains exégètes ont même fait état de son double isolement, de sa détermination de passer de la

périphérie au centre et de son penchant libertaire, conjugué à une éthique de haut calibre. Mais

l’aspect le plus marquant de son apport réside dans la distinction entre ce qui existe et ce qui

devrait être. Le plus grand est l’écart entre les deux visions, le plus dynamique est le moteur de

transformation. Autrement la velléité de changement tend à s’étioler par manque de motivation.

« Le politique en actes est un créateur; il suscite, mais il ne crée

pas à partir de rien et il ne se meut pas dans le vide trouble de ses désirs et de ses rêves. Il se fonde sur la réalité effective,

mais qu’est-ce que cette réalité effective? Est-ce quelque chose

de statique et d’immobile ou n’est-ce pas plutôt un rapport de forces en continuel mouvement et en continuel changement

d’équilibre ? Employer sa volonté à créer un nouvel équilibre entre des forces qui existent et agissent réellement, en se

fondant sur cette force déterminée qu’on pense être progressive

et en accroissant sa puissance pour la faire triompher, c’est toujours se mouvoir sur le terrain de la réalité effective, mais

pour la dominer et la dépasser (ou contribuer à le faire). Le "devoir-être" est donc du concret, c’est même la seule

interprétation réaliste et historiciste de la réalité; le devoir être

est seulement histoire en acte, philosophie en acte, seulement politique ! »

218.

À la veille de la Première Guerre mondiale, Gramsci abandonna ses études universitaires pour se

consacrer à une activité journalistique militante en faveur des couches subalternes de la société

italienne. À cet effet, il joignit les rangs du Parti socialiste mais ne tarda pas à se désillusionner

218 GRAMSCI A., Cahiers de prison, Cahier 13, Paris, Gallimard, 1978, p. 305.

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de l’empressement de cette formation à réaliser l’affranchissement des masses opprimées ou

appuyer leurs revendications. John Cammett souligne d’ailleurs que la teinte libertaire des

« Conseils d’usine » bénéficie de l’appui d’un grand nombre d’anarchistes qui saluèrent la

participation active des travailleurs aux décisions qui les concernent.

« The idea of the councils as forces for liberation of the working class attracted many anarchists to Gramsci’s movement, to the

great chagrin of some Socialist leaders. By the midsummer of 1920, both of the Italian anarcho-syndicalist organizations had

declared themselves in favor of collaboration with the Ordine

Nuovo movement »219

.

Dans ses écrits de cette époque, Gramsci conjuguait l’enseignement marxiste aux revendications

anarchistes et s’employait à dénoncer l’exploitation des classes dirigeantes. En 1921, à la suite du

congrès de Livourne, Gramsci et certains de ses camarades quittent le Parti socialiste pour former

le Parti communiste d’Italie (PCI). Gramsci s’occupera notamment de l’organisation de cette

nouvelle formation politique dont la survie était menacée par la montée du fascisme. En tant que

délégué du PCI, Gramsci s’installe à Moscou à partir de mai 1922. Deux ans plus tard, ayant été

élu député, Gramsci décide de rentrer chez lui, en dépit du risque de se faire arrêter. Peu de temps

après, il assumera la chefferie du PCI. À ce titre, il attaque la notion de l’État qu’il considère,

d’abord et avant tout, comme appareil de coercition au profit de la classe dominante. Il fut arrêté

le 8 novembre 1926 et passa, à toutes fins pratiques, le restant de ses jours en prison. Il mourut en

1937. Durant la période de son incarcération, il noircira une trentaine de Cahiers.

Cette brève biographie laisse suggérer la pertinence d’appliquer aux écrits de Gramsci une

grille de lecture marxiste-libertaire. Pour le moment nous nous contentons, d’esquisser de brèves

définitions des notions de « marxisme », d’« anarchisme » et de « marxisme-libertaire ». Désigné

par Gramsci sous les appellations « matérialisme historique » ou « philosophie de la praxis », le

marxisme constitue une réaction contre l’idéologie libérale et toutes formes d’idéalisme destinées

à servir les intérêts de la classe dominante et à affaiblir le prolétariat dans sa lutte. Par « praxis »,

Gramsci entend la fusion de la pensée et de l’action qui s’étend à tous les aspects de la vie

sociale, y compris les contradictions entre les modes et les rapports de production. Les termes

« libertaires » et « anarchistes » qui se recoupent en partie cessent d’être des synonymes. Quant à

219 CAMMETT J.M., Antonio Gramsci and the Origins of Italian Communism, Stanford, Standford University

Press, 1967, p. 123.

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la définition du marxisme libertaire, nous nous référons principalement à un idéal-type établi par

Daniel Guérin220

, à savoir :

1. Ne pas se contenter d’interpréter le monde, mais viser aussi à le transformer.

2. Croire au pouvoir créateur de la philosophie de la praxis.

3. Rejeter le déterminisme et le positivisme sociologiques.

4. Privilégier l’équilibre entre la spontanéité et la direction consciente.

5. Faire accorder le socialisme international avec les mouvements propres à un pays en

particulier.

6. Croire à la démocratie directe impulsée de bas en haut.

7. Favoriser la contribution participative des minorités actives, liées organiquement aux

classes subalternes.

8. Formuler des solutions de masse à la révolution sociale221

.

L’appel de Gramsci à plus de participation active de la part de la base, l’impulsion de bas

en haut qu’il donne aux prises de décision, sa défense acharnée des minorités, pour n’en citer que

ces quelques exemples impriment à sa philosophie une dimension nettement libertaire. Il y a lieu

de noter que la dichotomie attraction/répulsion entre marxisme et pensée libertaire tend à exclure

l’harmonie entre ces deux courants bien que Gramsci s’empresse d’établir la proximité des vues

entre Marx, Kropotkine et Malatesta. En effet, dans la 11e thèse sur Feuerbach, Marx exprime sa

volonté de changer le monde et de ne pas se contenter de le décrire. Quant à Pierre Kropotkine, il

mesure les bienfaits d’une action révolutionnaire à l’aune du profit qu’en tire la collectivité. Sans

affilier Gramsci au mouvement libertaire, Carl Levy reconnaît néanmoins qu’il avait été, très tôt,

influencé d’une façon marqué par ce courant de pensée.

« As details about Gramsci’s life are readily available elsewhere, I will not rehearse his biography […] I will highlight those cultural,

social and political formative influences during his political

apprenticeship (1911-1919) that brought him into direct contact with syndicalist and libertarian politics and ideas. I will also

220 GUÉRIN D., Pour un marxisme libertaire, Paris, Robert Laffont, 1969.

221 Idem, pp. 283-288.

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demonstrate the elective affinities between Gramsci’s unorthodox

Marxism, anarchism and syndicalism »222

.

D’ailleurs le penchant marxiste-libertaire de Gramsci s’est manifesté tout au long de sa carrière, à

l’exception, peut-être, d’une courte période où la survie du PCI était mise en jeu en raison de la

montée du fascisme. Dans son récent ouvrage sur la vie et l’œuvre de Gramsci, Peter Thomas223

affirme que le projet de recherche entamé sur l’esprit créateur des classes subalternes par l’auteur

des Cahiers de prison demeure encore d’actualité pour deux grandes raisons :

« [T]he Prison Notebooks contain at least two perspectives that will

be decisive for the emergence of any genuinely mass, class-based politics: 1. A permanent perspective on the integral unity of the

capitalist state-form, its production of the ‘political’ in bourgeois

society as a function of hegemonic relations, and the need to elaborate a proletarian hegemonic apparatus capable of challenging

it with a power of ‘a completely different type’; 2. A novel reformulation of Marxism as a ‘philosophy of praxis’, as a

theoretical formulation of the perspectives of the united front and

as the expansive philosophical form at last discovered with which to construct a proletarian hegemony, ‘renewing from head to toe

the whole way of conceiving philosophy itself.’ In this perspective, the ‘Gramscian moment’ still confronts us today as our

contemporary »224

.

Nous avons relevé, plus haut, que Rubel s’est appliqué à dénoncer les soi-disant marxistes qui ont

déformé l’enseignement de Marx et à reconnaître le mérite des penseurs qui ont traduit

fidèlement le marxisme tel que son fondateur l’avait conçu. C’est donc en tant que penseur

politique original qui jette un nouvel éclairage sur la philosophie marxiste et offre des pistes de

réflexions toujours pertinentes pour mener à bien la lutte des classes au XXIe siècle que Rubel

aurait abordé Gramsci.

LES INTUITIONS GÉNIALES DE PAUL PICCONE

Toute tentative fructueuse pour cerner la pensée politique de Gramsci passe

obligatoirement, affirme Paul Piccone225

(philosophe et fondateur de la revue américaine Telos)

par une première étape qui consiste à dissiper l’ambiguïté qui a déjà donné du fil à retordre à

222 LEVY C., Gramsci and the Anarchists, Oxford, Berg, 1999, p. 63.

223 THOMAS, P.D., The Gramscian Moment, Philosophy, Hegemony and Marxism, Chicago, Haymarket books,

2010. 224

Idem, p. 241. 225

PICCONE P., « Gramsci’s Hegelian Marxism », in Political Theory, vol. 2, n°1, février 1974.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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nombre d’analystes chevronnés. Le malentendu provient, au départ, d’une erreur d’aiguillage

faisant de Gramsci, à tort d’ailleurs, l’épigone d’un Lénine, réduit au préalable à sa plus simple

expression en ne se référant qu’à son Que faire ?226

Piccone doute que Gramsci ait pris

connaissance de ce fascicule ou qu’il s’en soit inspiré. Les idées force qui se dégagent de ce livre

se rapportent à l’acte de foi des masses en l’infaillibilité de leurs dirigeants éclairés, à

l’interdiction formelle de critiquer l’appareil de parti, acte considéré comme pratique bourgeoise

destinée à dénaturer l’esprit révolutionnaire.

L’antidémocratisme parfois affiché par Lénine dans le fascicule, ci-haut mentionné, aurait

pour motif la répression pratiquée par les sbires du régime tsariste. Tout relâchement de la

discipline interne du parti équivaudrait à une reddition éhontée. À toutes fins utiles, la logique

qu’on impute à Lénine contribuait à valoriser la révolution par le haut. Prévoyant une attaque en

règle de la part de ses détracteurs, Lénine s’est employé à les prendre de court en les accablant

d’invectives cyniques pour avoir choisi la naïveté des foules au détriment des décisions réfléchies

des têtes bien pensantes, « Les sages viennent nous dire sentencieusement avec la profondeur de

pensée d’un gribouille : “C’est chose fâcheuse lorsqu’un mouvement ne vient pas d’en bas”»227

.

Ce qui est chose fâcheuse aux yeux de Gramsci c’est la révolution par le haut qu’il qualifie de

passive. Sur ce point, en particulier, les positions de Gramsci et de Lénine sont, de toute

évidence, diamétralement opposées.

Ayant dissipé le malentendu au sujet de l’affiliation de Gramsci à un Lénine autoritaire,

Piccone s’emploie ensuite à contextualiser les écrits de Gramsci. Il avance que les périodes

troubles de l’histoire dérangent le confort que procurent les idées reçues causant ainsi leur remise

en question. À titre indicatif, Piccone fait état des grands chambardements survenus dans les

premières décennies du XXe siècle tels que la Première Guerre mondiale, la Révolution

d’octobre, la montée du fascisme et l’échec des soulèvements socialistes en Occident pour

expliquer la faillite de la perception mécaniste faussement accolée au marxisme et l’éclosion

d’une vision moins déterministe que partageaient, entre autres, Lukács, Korsch et Gramsci à

quelques nuances près. Même Lénine n’a pas tardé, soutient Piccone, à nuancer ses prises de

positions initiales et à prendre ses distances vis-à-vis du positivisme préconisé par la deuxième

Internationale. D’autres révolutionnaires, dont Rosa Luxembourg ont dénoncé la stagnation

provoquée par la deuxième Internationale sans pour autant remettre en cause le fondement

226 LÉNINE V.I., Que faire, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1975.

227 Idem, p. 151.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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mécaniste de la doctrine marxiste, alors que Lénine a évolué au point de ne plus imputer

catégoriquement l’échec du capitalisme à ses contradictions intrinsèques et à restreindre le lien de

cause à effet aux seules questions ayant trait à la conscience.

« Although Lenin went beyond Luxemburg at least to the extent that

he was able to shake off the determinism typical of the Second International, he retained a mechanical theory of consciousness [...]

Much more concrete than Luxemburg’s, Lenin’s account of the

Second International generated the problem of external mediation which, his intentions to the contrary notwithstanding, logically

developed into the problems of bureaucratization and Stalinism »228

.

Piccone soutient, à juste titre, que Gramsci s’est inspiré de Machiavel pour forger sa

notion d’un « Prince Moderne » qu’il identifie à la volonté collective du Parti. Appréhendant les

répercussions néfastes de la révolution par le haut, le penseur sarde a toujours pris soin de mettre

ses camarades en garde contre le danger de la bureaucratie et, à l’encontre de Lénine, rejetait la

"médiation externe", c’est-à-dire, la manipulation des masses par l’élite instruite qui était au poste

de commande. De son point de vue, une complémentarité se dégage des diverses facultés mises

en jeu : Gramsci reconnaît que les masses ont la capacité de sentir mais que leur savoir et leur

compréhension s’avèrent limités, alors que les intellectuels savent sans nécessairement

comprendre ni même sentir. Le « processus cathartique » est le moyen, note Ernst Jouthe229

, par

lequel cette complémentarité se réalise dans l’histoire grâce au rôle joué par les intellectuels

organiques. « Nous retrouvons ici deux éléments du processus cathartique : l’identification

("fusionner" avec les sentiments populaires) et la distanciation critique (pour les expliquer et leur

donner une forme rationnelle) »230

. Au sujet de la question que soulève l’échec des révolutions

communistes en Europe de l’Ouest et la montée du fascisme, il semble que Piccone estime que le

concept gramscien d’hégémonie est tout indiqué pour apporter une explication qui va au-delà des

assertions superficielles d’autres théoriciens qui ont succombé à des dérapages malencontreux.

« Gramsci bypassed the entire Luxemburgian and Lukacsian account that saw the seemingly indefinite postponement of the

revolution as a function of the immaturity of the working class and

the latter as a function of the non ripeness of objective economic conditions. [...] Thus although he has been linked with Leninism,

his concept of the party was rather different from the Bolshevik model. To the extent that the paramount prevailing pre-

228 PICCONE P., « Gramsci’s Hegelian Marxism », Op. Cit., p. 34.

229 JOUTHE E., Catharsis et transformation sociale dans la théorie politique de Gramsci , Québec, P.U.Q., 1990.

230 Idem, p. 36.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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revolutionary preparatory task was the defeat of bourgeois

hegemony »231

.

S’inscrivant en faux contre certaines idées développées par Luxemburg et Lukács qui sont peu

favorables à l’action révolutionnaire, Gramsci privilégie la prise de conscience de l’appartenance

à une classe sociale dont les intérêts sont bien identifiés et démystifie l’action manigancée par la

classe dominante qui induit en erreur les ouvriers en leur faisant miroiter les avantages du statu

quo. Toujours dans l’optique de souligner la distinction entre Lénine et Gramsci, ce dernier

assigne, selon Piccone, au Parti le rôle de médiateur interne entre intellectuels et masses. Cet

échange constant entre éducateurs et éduqués vise à doter les prolétaires d’une culture compatib le

avec leur appartenance de classe et susceptible de contrecarrer l’idéologie bourgeoise aliénante.

En rejetant les éléments qui maintiennent les classes subalternes soumises, et en lui substituant

une conception du monde qui mette de l’avant les intérêts du prolétariat, Gramsci s’inscrit en

faux, affirme Piccone, contre un léninisme qui ne cherche qu’à réaliser le socialisme en

développant à outrance certains caractères autoritaires du jacobinisme bourgeois.

S’étant démarqué de la vision qui réduisait le léninisme à un système bureaucratisant et

mécaniste, Gramsci élargit la notion d’intellectuel en avançant que la capacité mentale d’acquérir

le savoir est la chose la mieux partagée chez les êtres humains. N’importe qui a droit au titre

d’intellectuel bien que quelques-uns seulement en assument le rôle dans la société. Qui plus est,

Gramsci préfère les intellectuels issus des rangs du prolétariat à ceux provenant de la bourgeoisie

dont certains n’ont jamais mis les pieds dans une usine. La tâche principale que Gramsci assigne

aux intellectuels venus de la base consiste à contrecarrer les manigances de la classe dirigeante

destinées à endoctriner et à gagner à sa cause les dirigés qu’elle exploite. À cet effet, Piccone

note que chez Gramsci, tous les membres de la classe ouvrière sont appelés à participer aux prises

de décision dans les affaires qui les concernent.

« Party members organize and run the class and prepare this class

to organize and run society [...] In this Gramsci is perfectly consistent with the dialectical live wire that electrifies all of

Marxism: the part-whole dialectic whereby the active part redeems the passive whole precisely through its political activity »

232.

Tout en soulignant l’engouement manifeste de Gramsci pour la participation active des masses

ouvrières, Piccone ne pousse pas son argument jusqu’au point d’attribuer à Gramsci la paternité

231 PICCONE P., « Gramsci’s Hegelian Marxism », Op. Cit., p. 38.

232 Idem., p. 41.

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RUSCA, n°9 : « Le projet d’utopie marxiste »,

par Omer Moussaly.

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d’un marxisme libertaire. Tout au plus, il se contente de nous suggérer de tirer nos propres

conclusions. Néanmoins, Piccone prend soin de souligner l’apport de Gramsci à l’enrichissement

de la science politique, en transposant certains de ses concepts sur le terrain du capitalisme tel

qu’il se présente actuellement aux États-Unis. Piccone est d’avis que le concept d’intellectuel, par

exemple, semble avoir fait son temps, notamment quand on insiste à maintenir tel quel le rôle

organisationnel que Gramsci lui a assigné. Il est toutefois à noter que la récupération par le

capitalisme de quelques revendications sociales-démocrates s’est vite arrêtée en-deçà de

l’affranchissement de la classe ouvrière et que l’amélioration du sort des travailleurs se heurte à

l’hégémonie de la classe dirigeante. Ce constat d’échec dans la lutte contre l’injustice porte

Piccone à réviser son jugement au sujet du concept gramscien de l’intellectuel. Dès lors, Piccone

estime que, moyennant son élargissement, ce concept est appelé à reprendre du poil de la bête.

« It is at this point – our present political predicament – that

Gramsci’s notion of the organic intellectual becomes once again

relevant, not in its historically obsolete guise of the technician (the organic intellectual of the industrial proletariat), but in the guise of

the organizer of new modes of opposition not limited to any one class but distributed throughout society since capital dominates

everyone, thus making everyone a potential revolutionary »233

.

En plus, Piccone juge que l’actualité de la pensée politique de Gramsci se prête au contexte

contemporain en tant qu’antidote aux insuffisances des réformes concédées par les capitalistes. À

vouloir confiner le marxisme gramscien dans un cadre spatio-temporel on ne fait qu’annoncer sa

désuétude. Mais vue sous un autre angle, l’œuvre de Gramsci s’inscrit dans un riche patrimoine

théorique. Piccone est porté à faire état de la pérennité du legs laissé par Gramsci qu’il considère

comme source d’inspiration pour la théorie critique d’aujourd’hui. Rappelons brièvement les

prises de position utopiques de l’auteur des Cahiers de prison. En premier lieu, il a tenu à

privilégier l’impulsion de bas en haut comme démarche démocratique, nonobstant que la thèse

inverse avait le vent dans les voiles. En deuxième lieu, sa vision bipolaire qui oppose ce qui est à

ce qui devrait être, s’inscrit en plein dans l’utopie considéré comme solution de rechange à un

réel exécrable.

EN GUISE DE CONCLUSION

Ridiculisant ses camarades qui préconisaient l’impulsion de bas en haut, Lénine s’inscrit en faux

contre une vision utopique, telle qu’exprimée par les communistes de Conseil, d’Antonio

233 Idem., p.42.

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par Omer Moussaly.

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Gramsci et suivie en cela par Rubel. Par contre, la marche de l’histoire a marqué le marxisme du

sceau de l’autoritarisme en lui reprochant d’avoir une voie contraire à l’idéal libertaire qui se

dégage des écrits de Marx. L’éthique utopique que Rubel attribue à Marx s’explique par sa prise

de position en faveur des subalternes dépossédés contre une classe dominante hégémonique. En

tant que grand érudit, Marx en est venu à identifier les deux sources d’aliénation de la société

bourgeoise qui affligent la classe ouvrière, l’État et l’argent. La 11e thèse sur Feuerbach présente

de façon succincte la volonté de Marx de passer à l’action. Il décida donc de dédier sa vie et son

œuvre à l’émancipation des travailleurs tout en sachant qu’il allait à contre-courant des idées

reçues. Il s’est battu farouchement contre l’aliénation infligée aux subalternes et leur a fourni de

précieuses armes théoriques. Que son enseignement fasse l’objet de dérapages Marx n’en doutait

pas et, partant, ne se prenait pas pour un marxiste. La bureaucratie ne tarda pas, peu de temps

après la Révolution d’octobre, à trahir les idéaux de Marx. Rubel s’en prend donc aux promoteurs

du totalitarisme marxiste. Gramsci, avant lui, avait critiqué le bureaucratisme rouge pour lui

opposer certains idéaux libertaires234

.

Merci à Maggy de m’avoir encouragé à redoubler d’efforts et à ne pas lâcher.

BIBLIOGRAPHIE

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234 GRAMSCI A., Cahiers de prison, Cahier 14, Paris, Gallimard, 1990, p. 87.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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MARGES

Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait

politique.

Par Sébastien Joffres, doctorant en sociologie, Université Paul-Valéry Montpellier 3.

Dans l’histoire de la sociologie, les liens de notre science avec le politique ont été

régulièrement questionnés. Après les pères fondateurs posant un interdit quant à l’action

politique du sociologue, plusieurs ont réengagé cette réflexion pour en proposer diverses

traductions. Nous pensons – pour ne citer qu’eux – à Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Bruno

Latour, Michael Burawoy... Pour la discipline, cette question est bien fondamentale. Les

réponses que nous lui apportons viennent dire selon quelles conditions le sociologue entend

produire des discours et quelle(s) validité(s) nous pouvons leurs accorder. Elles définissent

aussi la place du chercheur dans l’ordre du monde et sa construction.

Avec un peu d’imagination, nous pouvons dire que si Weber a laissé derrière lui Le

savant et le politique, alors Pascal Nicolas-Le Strat lèguera Le savant fait politique235

. Il

travaille aussi ce chantier236

en y développant une version originale et radicale de la réponse à

la question épistémologique qui devient sous sa plume « épistémopolitique »237

. Dans le cadre

du projet politique des communs – qui se pose comme voie alternative à l’État et au

capitalisme – il propose que le chercheur et avec lui les sciences sociales, soit pleinement

partie prenante de la construction de cette nouvelle voie. Ce n’est plus en tant qu’expert ou

bien qu’intellectuel avant-gardiste qu’il participe à la construction d’un futur désirable. Il ne

pose pas un discours à distance, décrétant ce qui devrait être. C’est en tant qu’acteur, apportant

les outils de la recherche, selon une certaine éthique ou épistémopolitique, qu’il contribue au

même titre que les autres, à fonder les communs dans le cadre d’expérimentations de modes de

vie, de collaboration, de travail, d’intervention... Le chercheur n’est donc plus missionné ou

bien intéressé à distance. Il participe en tant que citoyen concerné. Nicolas-Le Strat propose

235 Titre fictif. 236 Cet article s’est inspiré de la lecture de ses deux derniers ouvrages : Le travail du commun, Saint Germain sur Ille,

Les éditions du commun, 2016, et Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Sainte-Gemme, P.U.S.G.,

2014. 237Voir par exemple le chapitre « Vers une épistémopolitique du commun », in Le travail du commun, Op. Cit.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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donc d’inscrire les sciences sociales au cœur d’un projet de société.

CONSTRUIRE LES COMMUNS

Nous communerons238

« Le commun, en tant que principe politique, laisse espérer une réappropriation collective des questions qui nous concernent en commun ; en tant que forme de

gouvernement, il garantit que les biens et services d’intérêt collectif seront bel et

bien administrés en commun, sur une base démocratique »239

.

Le projet du commun vient s’opposer à deux ennemis. D’une part, le capitalisme avec

son marché produit des inégalités, soumet les gens à ses objectifs de rentabilité, détruit les

liens entre individus... D’autre part, l’État contrôle, rigidifie, gouverne... Dans ces deux

logiques, la vie est gérée ailleurs que là où elle se déroule et par d’autres que ceux qui la

vivent. Chacun est dépossédé de ce qui le concerne au profit de l’intérêt public défini par

l’État et/ou du marché. En réponse, le terme « commun » porte cette revendication que

l’ensemble des éléments naturels (l’eau, le gaz, la terre...) et artificiels (le langage, les espaces

de vie, l’organisation du travail...) qui nous concernent soient notre propriété commune et

soient gérés selon la voie d’une démocratie radicale. Ces éléments doivent être utilisés,

entretenus, gouvernés et travaillés en commun sans qu’une instance supérieure à l’individu et

aux communautés concrètes qu’il institue avec les autres, prétende les gérer. C’est un

gouvernement par le bas, où les seuls entités de gestion et de décision peuvent être celles qui

sont pensées, décidées, construites et animées par celles et ceux qui prennent part.

Cette démocratie doit être participative en ce que chacun puisse s’exprimer à partir de

son expérience de vie et contributive240

en ce que chacun puisse proposer à partir de ce qu’il

expérimente. Il s’agit donc à la fois de discuter sur ces communs, mais aussi d’essayer, de

contribuer, d’inventer, de se tromper... C’est une démocratie du commun en ce que son

principe général est de gérer en commun et une démocratie « des communs » en ce que cette

logique se joue partout où les individus sont en mesure de la mettre en place241

. L’horizon

qu’offre l’auteur est celui d’une globalité pensée selon le commun et qui soit constituée d’une

multitude de lieux, de projets effectivement pensés et agis selon cette logique. Le commun est

238 Le verbe « communer » est un néologisme introduit par Negri et Hardt : « De même que le boulanger fait du pain,

que le tisserand tisse ou que le meunier moud son grain, l’homme du commun ''commune'', c’est-à-dire qu’il produit

du commun », in HARDT M. et NEGRI A., in NICOLAS-LE STRAT P. (dir.), Le travail du commun, Op. Cit., p. 23. 239 NICOLAS-LE STRAT P., Le travail du commun, Op. Cit., p.14. 240 Idem, pp. 14-15. 241 Idem, p. 14.

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à la fois principe global et local. Nicolas-Le Strat présente ce projet comme désirable et

absolument nécessaire pour notre époque. Il le qualifie de « déboîtement radical »242

, de

« décalage »243

. Il ne s’agit pas d’appeler une troisième voix qui servirait de béquilles aux

deux autres, mais de proposer un voie alternative qui remplacerait les précédentes. Le commun

est donc un horizon : il se conjugue au futur.

Nous communons

Une fois que nous avons dit cela, nous n'avons rien dit du propos central de l’auteur. Si

le commun peut être vu comme futur utopique, celui dont il parle principalement et qu’il

étudie se conjugue au présent. Il ne s’agit pas de constater un passé ou de regarder vers un

avenir désirable, l’encenser et prouver sa supériorité. Il est question d’étudier comment se

constituent les communs maintenant. C’est cette activité, de manière située, dans des projets

de vie en communauté, des créations artistiques, la gestion de squats, des interventions

sociales, etc. que l’auteur étudie sous le terme de « travail du commun ». Il n’est pas question

d’analyser comment les gens agissent ensemble (travail en commun), mais comment est-ce

qu’ils créent les conditions, les règles et les dispositifs pour agir en commun.

Un constructivisme radical

« [...] dans quels processus sommes-nous entraînés, voire emportés ? Dans nulle

autre perspective que celle déterminée par nos coopérations et collaborations »

244.

Le projet politique que défend l’auteur n’est en rien basé sur une vision ontologique de

l’humanité ou naturalisée du monde. Le commun n’est pas l’essence de la vie en société ou

bien des ressources naturelles. C’est un construit. C’est un choix. L’auteur s’inscrit donc dans

une perspective politique radicalement constructiviste. Ce qui est mis au centre c’est d’une

part le choix des modalités de l’être ensemble et d’autre part leur réalisation concrète. Le

projet des communs se justifie sur la base des critiques localisées que portent des individus

concrets se retrouvant à l’encontre de l’État et du capitalisme. Il vient à l’existence à travers ce

que les gens mettent en place pour le vivre. Le commun n’existe que parce que nous le

construisons et non parce qu’il s’impose comme principe transcendant.

Le commun est au présent politique : il ne s’agit pas de l’attendre pour demain, mais de

242 Idem, p. 11. 243 Idem, p. 13. 244 Idem, p. 15.

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le construire aujourd’hui, au « rez-de-chaussée de nos activités »245

, c’est-à-dire dans les

projets collectifs que nous pouvons porter, dans nos institutions de travail, dans nos relations

quotidiennes. Le commun est aussi au présent sociologique : il s’agit de tracer sa constitution

dans l’activité des militants. Le monde est abordé à travers les processus qui lui donnent

consistance et l’activité des acteurs qui lui permet d’exister. L’auteur passe peu de temps en

Histoire et consacre aussi peu de temps à définir l’horizon utopique. L’essentiel de son effort

est de décrire les micro-politiques du commun. Nous retrouvons ici la filiation Félix Guattari.

Le projet politique global n’est qu’en arrière-plan. Ce qui compte principalement, c’est la

multiplication d’initiatives qui localement tentent de construire autre chose de manière à faire

bouger les lignes de forces. C’est dans la démultiplication de ces expériences moléculaires que

peut se trouver la force d’un changement à un plus grand niveau.

Ces caractéristiques constituent une dimension extrêmement importante et stimulante

du travail de Nicolas-Le Strat tant sur le plan sociologique que politique. Il y a dans son

approche quelque chose d’original. Il consacre par exemple un chapitre du Travail du commun

à la capacitation246

. Il permet de mesurer le décalage avec d’autres approches. Il y critique

certaines définitions de l’empowerment, très en vogues dans les politiques publiques et le

travail social, qui décrivent le pouvoir d’agir comme quelque chose d’ontologique. Du fait de

ce caractère, la capacitation est repoussée à demain car doit se faire au préalable tout un travail

de révélation du pouvoir d’agir. Les intervenants sociaux doivent accompagner les usagers à

trouver en eux ce pouvoir avant d’en faire usage. Or, l’auteur, plaçant la capacitation du côté

d’une construction, il la conjugue au présent. L’enjeu n’est pas de la trouver en nous, mais de

travailler au commun. Par ce travail, elle s’exprime dès maintenant et en même temps nourrit

ses conditions d’existence. Elle n’est pas limitée par ce qu’ontologiquement nous avons

comme capacité, mais par le projet que nous portons et ce que nous mettons en place. Nous

sommes presque tentés de dire que ce choix d’un constructivisme radical est émancipateur en

ce qu’il libère d’une nature présupposée de l’être humain. Le regard est alors porté sur le

dispositif, sur l’environnement et non sur la nature et la valeur fantasmée de l’individu. Sur le

plan sociologique, cette approche rabat sur la question du « comment ? » et permet de ne pas

réifier le commun ou l’être humain capable. Comment peuvent-ils exister ? Comment se

construisent-ils ? Par quels outillages leurs donne-t-on corps ? Et ces questions permettent

d’étudier la réalité en profondeur. Bien plus que d’autres qui réifieraient le commun, le rendant

245 Idem, p. 16. 246 Ce terme est une des possibles traductions du mot empowerment.

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ainsi opaque.

Ce type de sociologie est une sociologie de l’activité car elle se centre sur ce qui est

fait, sur les processus animant et construisant une réalité ainsi qu’une sociologie des dispositifs

en ce qu’elle porte son regard sur des assemblages de personnes, d’outils, de discours... Le

commun de Nicolas-Le Strat n’est pas un lieu de débat entre individus discursifs ou bien un

trésor de l’humanité. Il est une création qui ne pourra exister que parce qu’auront été mis en

place certains agencement de personnes, d’objets, de temps, d’espaces, d’outils d’expression,

et parce que ses participants y travaillent.

Le commun est-il une utopie ?

Si le projet d’une démocratie du commun reste en ligne d’horizon, c’est le commun au

présent et tel qu’il se fait au réel qui occupe l’auteur. Son dernier livre est très utopique par

certains aspects car chargé d’un désir de changements radicaux. Mais ce qui l’intéresse encore

plus fort est la construction concrète des communs, réalisations fragiles, partielles, mobiles, en

évolution. Il donne à voir des communs en tension entre réalisation et projection. Ces

communs-là n’ont rien d’imaginaires et n’habitent pas des lieux fantasmatiques. Ils sont en

tous lieux où nous arrivons à les construire et ils sont au présent bien que tendus vers le futur.

Ses communs n’ont rien de méthodiques, il n’en pose pas une définition claire, univoque, pure

et parfaite. Ce qu’il étudie est ce qui s’inscrit, de manière large, dans les dynamiques qui se

retrouvent sous ce label. En bref, son travail du commun, bien que motivé par un futur idéal,

est plein de réel. Nous pouvons alors nous demander si le commun est une utopie ? Le but de

la question n’est évidemment que rhétorique. Son seul intérêt est de pointer vers l’analyse de

l’auteur en tension entre réel et désir au présent et société transformée au futur.

LES SCIENCES SOCIALES COMMUNENT

La recherche-expérimentation

« Ma préoccupation […] n’est pas principalement l’engagement individuel du

sociologue dans l’action, mais bien l’engagement collectif d’un métier et d’une pratique, à savoir une recherche en science sociale en tant que dispositif de

coopération pour agir et penser. Comment la recherche en science sociale s’engage-t-elle dans l’action et prend-elle sa part, et toute sa part, aux enjeux

politiques du moment »247

.

247 NICOLAS-LE STRAT P., Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Op. Cit., p. 255.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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Lorsque l’auteur écrit sur le travail du commun, il ne le fait pas en tant que chercheur-

observateur des projets étudiés, mais en tant que « citoyen-chercheur-impliqué ». En parallèle

et en antériorité de son travail sur le commun, il a développé tout un propos sur la manière

dont la sociologie, et par extension les sciences sociales, peuvent et doivent participer de la

construction d’alternatives. Sa pratique de la recherche s’est inscrite notamment dans le cadre

de ce qu’il appelle « expérimentations » à la suite de Jean Dubost et André Lévy, c’est-à-dire :

« des actions ou des expériences concrètes, qui se veulent innovantes,

prospectives (communautés, groupes autogérés...) et qui constituent en elles-

mêmes une forme de recherche, une recherche en acte […]. Elles constituent des recherches non seulement parce qu’elles mettent à l’épreuve des idées ou des

utopies, mais aussi parce qu’elles s’accompagnent d’une réflexion et d’une analyse, menées au fur et à mesure par leurs auteurs ou promoteurs (carnets de

notes, échanges plus ou moins organisés, comptes rendus écrits...) pour mieux

comprendre les conditions et les limites de leurs expériences et éventuellement pour les faire connaître »

248.

Le chercheur prend part au projet de constitution d’un commun. Il le fait en tant que personne

concernée, avec son expérience et, entre autres mais pas que, avec ses outils et pratiques de

chercheur. L’intérêt est que la recherche puisse s’intégrer comme activité ayant place dans

l’écosystème de l’expérimentation et qu’elle soit un outil de connaissance et de

transformation.

Pour comprendre cette nécessité, il est important de saisir ce que fait la recherche. Elle

est créative249

. En général, le chercheur espère contrôler les biais qu’il introduirait en situation.

Notre hypothèse est que les sciences sociales, malgré toutes leurs réflexions épistémologiques

pour qualifier au plus près ce qu’elles font – au sens d’activité et de produit de cette activité –

gardent cette impression que faire du terrain revient à plonger dans la vie réelle. Cela est

comme réaliser un prélèvement de tissu pour le mettre sous le microscope en ayant une

impression de contact direct avec le réel. Seulement, cette sensation oublie tout l’artifice de la

situation : un microscope nécessite des produits colorants, des révélateurs, des polarisateurs,

etc. afin de voir le réel. Il est un metteur en scène, il n’ouvre pas un accès direct au monde.

Nicolas-Le Strat, en ce qui concerne cette illusion naturaliste des sciences sociales, ne fait que

déplier entièrement les postulats de base : la présence du chercheur compte. Le chercheur

perturbe et cette perturbation est sa force. Il est un créateur d’agencements qui permettent à la

réalité de venir s’actualiser tout comme le microscope permet à des tissus d’être visibles pour

248 DUBOST J. et LÉVY A., in Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Op. Cit., pp. 263-263. 249 Pour plus de détails, la lecture du chapitre suivant sera intéressante « La portée constituante (instituante) d’une

sociologie » in Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Op. Cit., pp. 319-330.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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l’homme. Elle vient se mettre en scène dans le cadre qu’offre le dispositif de recherche. Et

cette actualisation est à penser par le collectif et le chercheur en fonction de ce qu’ils espèrent

percevoir de leur expérimentation. Cette actualisation n’est pas simplement à penser comme

un processus de révélation, mais bien dans le plein sens du terme : la réalité se recrée, vient

exister à nouveau compte pour des objectifs de connaissance et d’action. La recherche

participe à constituer la réalité de l’expérimentation sous un nouvel angle de vue, avec de

nouveaux mots, en offrant de nouvelles possibilités. Par exemple, si un collectif souhaite

réfléchir et travailler sur les affects ou bien sur les rapports genrés, le dispositif de recherche

devra être pensé pour faire apparaître l’expérimentation sous l’angle nécessaire à ce travail.

Cela crée un espace de pensée et de travail dans la réalité. Voir, dire et lire250

à nouveau

compte cette réalité en tension entre un présent et un devenir, un réalisé et un désirable qu’est

l’expérimentation est un des objectifs de la recherche. Elle crée un décalage pour mieux saisir

les enjeux politiques et sociaux afférents et pour voir ce qui est produit. Il est à la fois question

de penser l’existant, mais aussi de poser des hypothèses sur le possible. Et encore, penser

l’existant n’est pas poser une vérité, une explication, mais proposer des centres de perspective

en espérant qu’ils seront opérant, qu’ils affecteront l’expérimentation en reconfigurant le voir,

le dire et le lire des acteurs. La recherche constitue au sens fort. Elle permet à

l’expérimentation d’exister dans un nouvel espace et de nouveaux processus. Dans le

dispositif de recherche, les rapports genrés pourront apparaître en exergue par exemple,

mettant de côté d’autres dimensions, afin d’être questionnés et agis.

Il en découle que dans la recherche-expérimentation, le savoir n'est pas « à côté » de

l’action, mais à avoir avec l’action et nous sommes même tenter de dire « est une action » :

une action qui a pour but de reconfigurer le pensable et le possible et ainsi de construire le

pouvoir d’agir des acteurs et de l’éprouver. Même en termes de dispositif, ce projet de

connaissance n’est pas « à côté » de l’expérimentation, espace de réflexivité, où le chercheur

accompagne un processus de pensée dont les autres acteurs seraient responsables du retour

vers l’action. Il est pleinement dans l’expérimentation en tant que partie prenante, en tant que

dimension, que mode d’existence de l’expérimentation. De manière concrète, les dispositifs

peuvent être des espaces-temps à part, mais pensés de manière à ce qu’ils puissent

communiquer avec les autres parties de l’expérimentation. Le chercheur peut par exemple

mener des entretiens sur l’histoire de vie et faire retour sur ces entretiens. Ils peuvent aussi être

250 Idem, p. 329.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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des dispositifs couplés à des activités ne relevant pas strictement de la recherche. Par exemple,

lorsque le chercheur introduit un concept dans une réunion pour tenter de qualifier la réalité,

cet apport peut venir rebattre les cartes du voir, du dire et du lire.

Si la recherche est pleinement affirmée comme contributive, elle ne se suffit pas à elle-

même pour faire l’expérimentation. Elle s’insère à côté d’autres dynamiques (les relations

interpersonnelles, la relation avec les institutions, les temps de travail...) et d’autres éléments

(environnement, espaces, matériels...). Le chercheur doit donc se préoccuper de ce que fait la

recherche à la situation, de comment est-ce qu’elle s’articule et affecte. Il n’est pas en charge

de la recherche, de son côté, en parallèle du reste, mais il travaille à ce que la recherche ait sa

place dans le quotidien de l’expérimentation, au même titre que d’autres aspects. Il est

conscient que ce n’est pas le processus de penser tout seul qui affecte, mais que c’est parce

qu’elle s’articule aux autres dimensions de l’expérimentation et aux autres personnes qu’il y a

des transformations. Ces idées permettent de mettre en avant le fait que malgré l’affirmation

du rôle constituant de la recherche, il n’en reste pas moins que ce n’est pas joué d’avance. Cela

fait partie de la construction des communs et n’existera qu’en fonction de ce qui se mettra en

place.

Cela nous permet de parler d’une tension qui traverse le travail de l’auteur. D’une part,

nous avons le chercheur. Il porte une part de responsabilité quant à l’existence de la

dynamique de recherche, notamment quant à la manière dont elle se déroule : respecter les

autres savoirs, reconnaître les compétences de chacun... Mais la recherche est appelée à

devenir une activité collective, c’est-à-dire dont les objectifs, la mise en place et l’évaluation

sera portée par chacun. La recherche-expérimentation, au réel, se situera donc dans les

multiples possibilités de concrétisation qui se sont entre un chercheur portant toute l’initiative

et une activité totalement collectivisée. Si le lecteur a été attentif, il aura aussi perçu le

prolongement de cette tension. La recherche-expérimentation oscille entre dynamique

clairement identifié – « là, maintenant, on fait de la recherche » – et dynamique diffuse, à la

manière de la figure du chercheur qui est tendue entre figure individuelle et figure collective.

La recherche dont l’auteur nous parle n’est évidemment pas celle qu’il a prévue avant

d’arriver le terrain. Ici, le chercheur ne peut pas être protégé par un protocole méthodologique,

par un échantillonnage préalable. La production de connaissances se fait selon la vie de

l’expérimentation, en fonction des questions qui surgissent, des évènements et des possibilités.

En fait, le chercheur ne dirige pas la recherche. Si elle devient réellement une activité

collective, c’est que le travail de problématisation et de production de connaissances est

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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l’affaire de tous. Cela implique que le chercheur reconnaisse à chacun une compétence égale à

participer à l’effort de recherche et donc qu’il ne s’inscrive pas dans un rapport de supériorité.

Par ailleurs, cette modalité demande à ce que le chercheur et les savoirs produits par la

recherche acceptent la confrontation avec les autres savoirs circulant dans l’expérimentation,

voir même que cette confrontation soit pensée. Alors que la science s’est construite en

s’extirpant du sens commun, la proposition de Nicolas-Le Strat est qu’ici, elle se construit en

dialogue avec lui. Cette position vient enrichir les tensions déjà exposées. D’une part,

l’importance de la recherche est affirmée en tant qu’apport spécifique. D’autre part, sa non-

supériorité est mise en avant ainsi que la nécessité qu’elle ne soit pas le seul mode d’existence

des communs.

L’activité comme centre de perspective

La recherche est une activité

Dans les écrits de Nicolas-Le Strat, la recherche n’est pas une institution, c’est-à-dire

un territoire normé, différencié, introduisant une hiérarchie des savoirs et définissant un rôle

exclusif du chercheur. S’il en reconnaît cette dimension, c’est essentiellement sur le registre de

l’activité concrète qu’elle implique. C’est ce qu’il fait lorsqu’il décrit la recherche-

expérimentation. Il définit les processus qu’implique ce type de démarche. Mais c’est aussi un

effort qu’il a mené quant à sa propre activité notamment lors de deux journaux de recherche

qui ont été publiés251

. Il vient y dire ce qu’est chercher au quotidien. De même, sur le type de

terrain qu'il pratique, il appelle à une recherche open-source, c'est-à-dire qui rend visible ses

processus aux personnes qui y sont confrontées, et ce en critique de la recherche classique qui

ne laisse que très peu voir ses coulisses. Ainsi dépeinte, la recherche perd de son caractère

exclusif au chercheur. Elle perd une part de son attache à l’institution universitaire. Décrite

essentiellement sous l’angle de l’activité, elle peut alors être pensée sur des terrains autres que

ceux qu’elle pratique habituellement et s’articuler à d’autres logiques, il est alors pensable

qu’elle perde de sa pureté pour venir au sein de l’action. Et surtout, c’est pour cela qu’il est

possible de la penser comme appelée à devenir collective. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut

être réellement constituante de l’expérimentation. Elle ne se construit en tant que bien

commun créatif et productif que parce que tous peuvent y prendre part. C’est une activité

avant d’être un statut et un capital symbolique.

251 Fabrique de sociologie (Journal d'activité – Novembre 2009/Février 2011), Montpellier, Fulenn, 2011 ; Carnets

de correspondances. Cuaderno de correspondencias (édition bilingue), Montpellier, Fulenn, 2011.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

103

Cette approche de la recherche vient nourrir le constructivisme radical de l’auteur.

C’est ce que la recherche produit qui est mis en avant. De même, une des compétences

fondamentales du chercheur est l’attention aux processus qu’il impulse et auxquels il participe.

Il est attentif à les penser au préalable mais aussi à savoir s’insérer dedans de manière

opportune ainsi qu’à accompagner les effets de la recherche. Cette posture épistémopolitique

porte fondamentalement son regard sur ce qui se construit et ce qui peut se construire ou est

empêché. Et nous pourrions terminer en disant que ce qui prime pour l’auteur est que la

recherche produise quelque chose pour l’expérimentation plutôt qu’elle fabrique du savoir

pour l’institution universitaire. L’action est centre de perspective pour l’analyse mais aussi,

d’une certaine manière, étalon pour l’évaluation de la recherche.

L’activité, opérateur d’objectivation ?

Il est clair qu’une telle position rentre de prime abord en opposition avec

l’épistémologie classique car le chercheur fait politique et la recherche est transformée en

sport de combat. Et pas seulement en lutte idéologique à distance, mais en sport qui se

pratique directement sur le terrain de la construction d’alternatives locales. Le chercheur peut-

il être plus lié que ça à l’action lorsque l’intérêt fondamental de la recherche est de construire

pour le quotidien et non pour le savoir ? Cependant, nous défendons l’idée que la démarche de

l’auteur, notamment du fait de sa centration sur l’activité, offre des perspectives intéressantes

en termes d’objectivation.

Tout d’abord, elle permet une forme de symétrie. Alors qu’habituellement, le chercheur

analyse principalement l’activité des autres, et dans quelques encarts méthodologiques, il se

questionne – souvent a minima – sur la sienne et son impact, l’auteur mène ici une analyse qui

englobe l’activité de tous car elle s’inscrit dans le même objet : l’expérimentation. Il n’y a pas

d’un côté l’objet et de l’autre le chercheur, chacun bénéficiant d’un régime d’analyse différent.

Le chercheur est un élément assumé du microcosme et son approche permet de bien prendre

en compte ce que cela produit.

Par ailleurs, dans le cadre de ses journaux de recherche, nous constatons qu’il ne se

limite pas à décrire une activité factuelle. Il détaille aussi ses implications subjectives avec ses

objets de recherche et les personnes rencontrées sur ses terrains. Et comme nous l’avons déjà

écrit, il prône une recherche dont les coulisses sont accessibles Au final, du fait de cette mise

en visibilité de son activité, c’est un chercheur que ses lecteurs et collègues-expérimentateurs

peuvent «géo-localiser » facilement dans un paysage politique. Le chercheur ne cache pas qui

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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il est, ce qu’il fait et les raisons de ce qu’il fait sous l’apparat méthodologique habituel. Il

avance à découvert, permettant ainsi aux autres de comprendre sa posture, sa place discursive

et d’action. Son travail peut alors être regardé du point de vue de l’activité réelle (bien sûr

médiée par son énonciation) et non sur la base d’un apparat méthodologique servant en fait de

boîte quasi-noire.

Sa perspective par l’activité offre d’autres choses. De nombreuses recherches arrivent

sur le terrain en ayant défini au préalable ce qu’elles allaient trouver. Par exemple, dans le

champ de la formation qui est le nôtre, le « savoir », la « formation », « les compétences »,

« l’apprendre » sont souvent définis avant. Le chercheur sait donc ce qu’il va trouver,

imposant ainsi à la réalité ce dont elle est constituée. Ce faisant, il réifie en partie ce qu’il

étudie, niant à notre avis, une grande part de leur historicité. De même, il s’empêche de voir ce

qui sous-tend l’existence de ces choses. Cette approche permet de maintenir l’illusion

commune de l’existence des objets. Par exemple, concernant les « savoirs », ceux qui les

étudient tentent d’en définir les différentes catégories. Assez couramment, sont distingués des

savoirs qui relèveraient de l’action et d’autres qui seraient théoriques. Ces définitions réifient

ces savoirs et empêche de voir toute l’armature institutionnelle qui vient couper le monde en

deux ordres. Du côté des formations, les dispositifs sont construits sur cette dichotomie venant

ainsi asseoir son pouvoir. Partir des définitions des savoirs empêche de voir ce qui leurs

donnent de l’existence en tant que catégories différenciées.

Avec le travail du commun, l’auteur offre une autre perspective. Son approche par

l’activité casse l’illusion d’une existence réifiée du commun. Il n’existe pas. Il est un travail.

Le voir comme un travail permet de prendre de la distance avec le quotidien. S’il n’est pas une

chose transcendante, alors il faut aiguiser son regard pour voir les multiples processus, lieux,

temps, objets qui le construisent. S’il n’est pas défini par le haut, mais dans ce que nous

voulons bien mettre derrière lui, alors il est face à nous, dans nos mains, comme un objet que

nous pouvons travailler et penser plus aisément et en détail. Cette approche, selon nous,

destitue les choses de leur pouvoir transcendant, de manière à nous permettre de les penser à

nouveau compte, comme le fruit de notre activité. Casser la réification permet selon nous de

mieux manipuler ce que l’on étudie comme des objets car ils perdent l’illusion de réalité qu’ils

ont sur nous. C’est en perdant le statut de chose finie et existante, qu’elles deviennent de bons

objets scientifiques d’une certaine manière.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

105

En conclusion, nous souhaiterions appuyer le propos de notre dernière partie. Les

propositions épistémopolitiques de l’auteur sont extrêmement originales et « scientifiquement

incorrectes » pour ce qu’elles mettent le chercheur (l’individu) et la recherche (l’activité

collective) comme un des fondements potentiels du travail du commun. La cité du savoir s’en

retrouve presque complètement dissoute pour faire partie du quotidien de la cité commune. Et

pourtant, ce faisant, il répond à sa manière à deux exigences fondamentales de notre discipline.

Non seulement, il questionne et socialise sa subjectivité. Ce travail permet de répondre à

l’exigence de réflexivité du chercheur sur sa pratique. Mais encore, il objective ce qu’il étudie

grâce à son approche par l’activité.

Il est clair que ces deux exigences prennent un sens particulier dans le cadre des

expérimentations. En effet, l’ouverture de son activité au regard des autres permet d’empêcher

un rapport de pouvoir symbolique entre le chercheur-sachant et les autres recevant le savoir du

chercheur. Cette ouverture, comme dans le cas de l’open-source, est aussi source d’une prise

de pouvoir. Cela répond aux valeurs politiques défendues dans ces expérimentations. De

même, l’attention à ce qui se fait a un sens tout particulier dans ces alternatives qui sont non

seulement centrée sur le présent pour prêter attention à comprendre ce que produit ce qui est

tenté et aussi centrée vers un futur désirable. Ces situations mettent particulièrement en avant

la construction. La nécessité d’agir et la fragilité des configurations, l’incertitude du futur

attirent probablement les regards vers la construction.

Mais il nous semble que son projet d’une sociologie au cœur de l’utopie est aussi

extrêmement inspirante pour la recherche qui ne se revendiquerait pas d’une telle implication

politique. Au final, Nicolas-Le Strat propose une démarche disposant d’une forte cohérence

interne. Le sociologue regarde ce qui se construit par l’activité. Il fait partie des constructeurs.

Il analyse donc sa recherche au même titre que les actions des autres et en lien avec l’action

des autres. Cette cohérence est renforcée par une sorte de mise en abîme. La recherche porte

sur, entre autre, la dynamique de recherche. Et étudier l’activité se fait par une activité qui

tombe donc sous notre regard de chercheur. Ce tour est réussi simplement par une acceptation

de ce que la recherche reconnaît comme inévitable, mais dont elle se méfie habituellement :

l’implication et la perturbation. Les assumer et en jouer dans la perspective constructiviste

permet d’une certaine manière de les contrôler en les intégrant pleinement à l’objet d’étude. À

sa manière, l’épistémopolitique de Nicolas-Le Strat nous donne une belle leçon

d’épistémologie.

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RUSCA, n°9 : « Les sciences sociales au travail du commun : le savant fait politique »,

par Sébastien Joffres.

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BIBLIOGRAPHIE

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2011), Montpellier, Fulenn, 2011.

ID., Carnets de correspondances. Cuaderno de correspondencias (édition bilingue), Montpellier,

Fulenn, 2011.

ID., Le travail du commun, Saint Germain sur Ille, Les éditions du commun, 2016.

ID., Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Sainte-Gemme, P.U.S.G., 2014.

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RUSCA, n°9 :

« Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste », par Florian Lombardo.

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Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste

Par, Florian Lombardo, doctorant en sociologie, Université Paul-Valéry, Montpellier 3.

La sociologie est une discipline académique qui possède la spécificité de ne pas avoir de

discours hégémonique. Là où la plupart des disciplines universitaires fonctionnent sur le modèle

d’une voie principale se spécialisant par la suite, la sociologie est constituée d’une multitude de

manières de faire qui n’ont parfois rien en commun. Cette pluralité s’observe dès les premiers

balbutiements de la discipline : la sociologie d’Émile Durkheim252

n’a rien à voir avec celle de

Max Weber253

, cependant les deux sont incontestablement des sociologues. La sociologie n’est

pas une dénomination suffisante pour présenter un cadre académique, il est important de préciser

de quelle sociologie il s’agit, lorsque nous souhaitons en parler. Cette pluralité rend la discipline

complexe à aborder mais elle constitue aussi sa richesse. Une grande diversité d’approches va de

pair avec une multitude d’observations et d’interprétations qui permettent à des objets d’études

complexes d’être envisagés de part plusieurs de leurs aspects.

L’Histoire nous montre que, dans la plupart des cas, la différence justifie la lutte. La

sociologie ne fait pas défaut. Elle est marquée par des nombreuses batailles intellectuelles depuis

ses origines. Celles-ci sont parfois menées avec honnêteté et deviennent des controverses

fécondes, mais lorsque les perspectives sont trop éloignées les unes des autres, il devient

laborieux de parler la même langue. Les conflits prennent alors une autre tournure et il apparaît

un discours stérile ou chacun montre à l’autre sa suprématie d’après ses propres règles. Si avec

Peter Berger et Thomas Luckmann c’est « celui qui a le plus gros bâton qui a le plus de chance

d’imposer ses définitions de la réalité »254

, un minimum de savoir-vivre évite à ces confrontations

de devenir physiques. Il en résulte une stagnation malsaine et défavorable à la transdisciplinarité.

La sociologie apparaît marquée par des conflits internes, à tel point que ceci pourrait en être un

élément de définition.

252 DURKHEIM É., Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004 (1895).

253 WEBER M., Économie et société I. Les Catégories de la sociologie, Paris, Plon Pocket, coll. « Agora », 1995

(1956).

254 BERGER P., LUCKMANN T., The Social construction of reality. A treatise in the sociology of knowledge , New

York, Anchor Books, 1967 (1966), p. 109.

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RUSCA, n°9 :

« Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste », par Florian Lombardo.

108

CONSTRUCTIVISME SOCIAL ET SOCIOLOGIE

Parmi toutes ces perspectives, il en est une qui retient notre attention, à la fois vielle de

plusieurs décennies et toujours enveloppée d’un certain voile mystique. L’approche

constructiviste a porté ses fruits en mathématiques ou en psychologie développementale, mais

semble avoir du mal à faire ses classes en sociologie. Son avènement dans la discipline peut être

daté à la publication de La construction sociale de la réalité de Berger et Luckmann en 1966255

.

Ceux-ci proposent une théorisation typifiée de la société répondant à la question : Comment la

société est-elle possible ? Dans ce but, ils s’inscrivent dans l’héritage d’Émile Durkheim et

d’Alfred Schütz – lui-même étant au croisement de la phénoménologie de Husserl et la sociologie

de Max Weber – pour proposer une approche originale mêlant objectivisme et subjectivisme. Ces

notions sont à comprendre dans l’héritage du philosophe Emmanuel Kant et ne désignent pas

respectivement une réalité aussi immuable qu’un objet et un point de vue personnel indigne

d’intérêt mais deux modes d’accès à la réalité. Celle-ci est dépendante de la pression effectuée

par le groupe sur l’individu mais celui-ci n’est pas sans arme face à cette dernière et son point de

vue personnel est pris en considération dans la perspective de Berger et Luckmann.

Cette approche est séduisante et plusieurs sociologues tentent de l’approfondir.

Cependant, l’ouvrage initiateur propose une théorie de la société et « non une méthodologie

sociologique » 256

. Il en résulte qu’une unité n’est pas aisément observable entre les travaux des

sociologues qui se revendiquent constructivistes. Cette sensation d’éparpillement est accentuée

par une tendance à attribuer le même qualificatif à des sociologues qui n’en ont pas l’ambition.

Ainsi, parmi les travaux de présentation du constructivisme, même les plus bienveillants

échouent à saisir et présenter une unité constructiviste qui permettrait d’envisager une définition.

Ceci a pour conséquence d’empêcher l’élaboration d’une controverse saine puisque les bases sur

lesquelles repose la discussion sont instables.

Est-ce pour autant que le constructivisme social en sociologie doive être considéré comme

un courant fantaisiste de peu d’intérêt ? Pour répondre à cette question, il est avant tout important

de se poser la question de ce qu’est le constructivisme. Il n’existe pas de définition claire à ce

jour. Nous pouvons cependant remarquer qu’une approche constructiviste place au centre de sa

réflexion un processus par lequel une chose est construite par une autre. En psychologie, par

exemple, le constructivisme de Jean Piaget place au cœur de la réflexion la construction de la

255 Ibidem.

256 Idem., p. 14.

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RUSCA, n°9 :

« Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste », par Florian Lombardo.

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connaissance effectuée par l’enfant tout au long de son développement257

. Ceci l’amène à

envisager l’apprentissage autrement et la perspective didactique du psychologue suisse est à

l’origine de nombreuses pratiques pédagogiques actuelles. Cette même approche est à l’origine

de l’apparition du street-art en Russie à la fin des années 1920258

et permet au courant

mathématique intuitionniste de proposer une Logique originale dans les années 1930259

.

Les premières pierres d’un constructivisme social en sociologie ont été posées aux alentours de

1966. Bien que peu exploité depuis, il semble pertinent de reprendre l’étude de ce dernier là où

elle avait été laissée. Qu’est-ce que le constructivisme social ? Comment se manifeste-il en

sociologie ?

Dans la mesure où une étude exhaustive de tous les travaux « constructivistes » actuels

dans le but d’en dégager des points communs a déjà été réalisée par Razmig Keucheyan et que

celui-ci conclut qu’il n’existe pas d’unité constructiviste260

, il ne semble pas pertinent de suivre la

même voie. Nous préférerons une étude généalogique des divers courants intellectuels qui ont

mené à la rédaction de La construction sociale de la réalité. Ce travail de reconstitution

d’influence permettra la mise en exergue de quelques fonctionnements constructivistes en

sociologies.

ORIGINES INTELLECTUELLES DU CONSTRUCTIVISME

Comme pour beaucoup des perspectives actuelles en sciences sociales, la philosophie

d’Emmanuel Kant peut – à bien des égards – être considérée comme le point de départ de la

généalogie du constructivisme social. Le philosophe n’est pas cité par Berger et Luckmann mais

le vocabulaire qu’ils emploient ne se dote de sens qu’à la lumière des concepts kantiens. De

même, Alexei Gan, artiste constructiviste russe, avait suivi un cours sur le philosophe allemand et

en a retenu les mêmes aspects261

.

257 Voir PIAGET J. et INHELDER B., La psychologie de l’enfant, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982 (1966).

258 KEUCHEYAN R., Le constructivisme. Des origines à nos jours, Paris, Herman, coll. « société et pensée », 2007,

p. 20.

259 Idem, p. 14.

260 Idem, p. 86.

261 Il est l’auteur d’un livre intitulé Konstruktivizm publié en 1923 dans lequel il théorise le courant artistique russe.

Nous n’avons pas réussi à le trouver. Il est mentionné, ainsi que l’anecdote biographique, dans KEUCHEYAN R., Le

constructivisme, Op. Cit., p. 20.

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De l’importante œuvre du philosophe, c’est une partie de la critique de la raison pure

intitulée « de la déduction des concepts purs de l’entendement » qui attire notre attention262

. La

connaissance y est présentée comme résultant de la mise en communication intentionnelle du

monde du sensible et de celui de l’entendement. Ce faisant, le philosophe propose une étude sur

la manière dont le savoir lui-même peut être acquis et légitime la place du sujet pensant dans ce

processus, puisqu’il est à l’origine de l’initiative menant à la connaissance.

Cette place du sujet dans le rapport au savoir est rendue centrale dans la perspective

phénoménologique. Edmund Husserl est un représentant important de cette approche et la

filiation avec Kant est explicite puisqu’il fait partie des rares philosophes mentionnés par

Husserl263

. Pour ce dernier chaque chose possède une essence et le but de la Science est de

l’atteindre. Cependant celle-ci ne se laisse pas attraper facilement et les techniques des sciences

traditionnelles ne sont pas aptes à saisir la subtilité de l’essence. Le temps de mettre en place un

appareillage conceptuel, ou concret, rigoureux que la voilà déjà modifiée, déplacée et envolée. La

solution réside dans l’attitude même du philosophe qui peut la saisir directement s’il la cherche

correctement. Il est important d’ôter à la chose tout ce qui ne ressort pas d’elle-même pour que

seule l’essence subsiste. Ce regard particulier résulte d’un effort intentionnel effectué par

l’humain et Husserl le nomme réduction phénoménologique (ou épochè transcendantale)264

. Elle

est complétée par Heidegger qui lui donne deux étapes supplémentaires : la destruction et la

construction phénoménologique. Il en découle une philosophie où c’est l’Homme en tant que tel

qui peut accéder aux « choses mêmes » 265

.

La philosophie phénoménologique est mise en relation avec la sociologie sous la plume

du sociologue new-yorkais Alfred Schütz. Ses travaux sont directement inspirés de ceux de

Husserl dont il reçoit la reconnaissance266

. Il a pour ambition d’étudier la vie quotidienne dans

une perspective inter-subjective à la lumière de la phénoménologie et de la sociologie de Max

Weber. La réalité apparaît comme étant constituée de plusieurs mondes qui obéissent à des règles

différentes et dans lesquels les humains vont et viennent. Parmi ceux-ci, le monde de la vie

quotidienne est celui dans lequel chacun passe la plupart de son temps et il est étudié par le

262 KANT E., « De La Déduction des concepts purs de l’entendement », in Critique de la raison pure, Paris,

Flammarion, coll. « GF », 2006 (1781/1787), pp. 169-197.

263 Voir HUSSERL E., Idées directives pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1995 (1913).

264 Idem, p. 109. Husserl précise que, d’un point de vue épistémologique, il serait plus précis de parler de

« réduction transcendantale ».

265 HEIDEGGER M., Être et temps, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1986 (1927), p. 54.

266 Voir la lettre en date du 3 mai 1932 de Husserl E. à Schütz A., citée dans SCHÜTZ A., Essais sur le monde

ordinaire, Paris, Le Félin Poche, 2010 (2007), p. 10.

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« Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste », par Florian Lombardo.

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sociologue lorsqu’il se situe dans le monde scientifique267

. Pour en expliquer les fonctionnements

Schütz transpose du monde scientifique au Lebenswelt268

deux concepts phares. La réduction

phénoménologique s’oppose désormais à la réduction de l’attitude naturelle269

qui caractérise

l’aptitude de l’homme du quotidien à prendre pour acquis (take for granted) tout ce qui rendrait

sa vie impossible : il n’est pas nécessaire de questionner la solidité du sol pendant des heures

avant de marcher dessus. L’idéal-type de Weber270

est lui aussi réemployé et désigne désormais

la projection que réalise chacun de ce qu’il ignore de l’autre pour communiquer avec lui.

Berger et Luckmann sont deux élèves, puis amis, de Schütz. Ils lui empruntent sa conception

intersubjective de la vie quotidienne et la mettent en relation avec la perspective durkheimienne

de la sociologie pour créer en 1966 le constructivisme sociologique. Dans La construction sociale

de la réalité ils présentent les processus qui rendent l’existence de la société possible. Ceux-ci

s’organisent en deux grandes parties. L’institutionnalisation et la légitimation placent le groupe

en avant tandis que c’est l’individu qui est mis au cœur de la réflexion lorsque la société est

appréhendée comme ayant une réalité subjective. C’est alors les différents processus de

sociabilisation et les impacts que peuvent avoir l’individu sur le groupe qui sont mis en

exergue271

.

CRITIQUES ADRESSÉES AU CONSTRUCTIVISME

Les perspectives de Berger et Luckmann sont perçues comme prometteuses dans un

premier temps. Elle se présente comme un dépassement de plusieurs des conflits qui marquent la

sociologie depuis son apparition. Il n’est plus question de privilégier l’individu ou le groupe au

détriment de l’un ou l’autre, la pression effectuée par le premier peut être envisagée

conjointement à l’action que peut avoir le second. Il n’est par conséquent pas nécessaire de faire

un choix entre quantitatif et qualitatif ou entre explicatif et compréhensif. Chaque outil est adapté

à une appréhension du social à partir du moment où il est énoncé que l’individu participe avec ses

pairs à un projet plus vaste dans lequel la réalité perçue par chacun est sans cesse modifiée par

tous.

267 SCHÜTZ A., « Sur les réalités multiples », in Le chercheur et le quotidien, Paris, Klincksieck, 2008 (1971), pp.

103-167.

268 Terme emprunté à Husserl par Schütz pour désigner le monde de la vie quotidienne. Voir SCHÜTZ Alfred,

« Quelques structures du monde-de-la-vie », in Essais sur le monde ordinaire, Op. Cit., p. 113.

269 Idem, p. 127.

270 WEBER M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1992 (1965), p. 181.

271 BERGER L., LUCKMANN T., The Social construction of reality. A Treatise in the sociology of knowledge, Op. Cit.

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Pour certains, les promesses du constructivisme ne sont pas respectées. En ce sens,

Philippe De Lara n’hésite pas à qualifier le constructivisme social de « mirage sociologique » 272

.

Il est reproché à cette perspective de reposer sur un relativisme radical qui, appuyée par une

rhétorique agréable, laisserait au final le lecteur dans « le sentiment de n’avoir guère gagné ni en

connaissance ni en compréhension ni en incitation véritable à la réflexion » 273

. Le

constructivisme social partagerait alors avec les travaux de Schütz une limite énoncée en ces

mots par Frédéric Tellier : « Cette pensée n’a jamais tort, elle ne peut avoir tort. Partout elle s’en

remet à cette évidence tautologique que les choses sont ce qu’elles sont parce que des modalités

chaque fois différentes nous le font apparaître ainsi » 274

. Il n’est pas évident de répondre à ces

critiques et la raison principale en est qu’elles ne s’adressent pas au livre de Berger et Luckmann,

mais au constructivisme en général. Or, nous avons eu l’occasion de mentionner que si un

élément de définition peut être apporté à ce dernier, il s’agit bien de son manque d’unité.

Le manque d’unité de l’approche constructiviste en sociologie, ainsi qu’un fond commun

à l’ensemble des critiques est expliqué par l’épistémologue de la sociologie Alain Bouvier. Il

annonce que le constructivisme souffre de reposer sur un « intermédiaire théorique pauvre » 275

.

C’est-à-dire que le mouvement repose sur ce que l’on pourrait appeler une théorie descriptive

(qui décrit les conditions d’existence de la société) plutôt que sur une théorie épistémologique

(qui précise le contexte ontologique et épistémologique) ou opératoire (qui livre une marche à

suivre ou des méthodes)276

. En effet, Berger et Luckmann n’ont aucune ambition méthodologique

et le précisent au début de leur ouvrage277

. Une sociologie n’a aucunement besoin d’être dotée

d’un tel appareillage conceptuel pour être intéressante mais c’est celui-ci qui garantit à un

mouvement son unité. Dans la mesure où un tel mouvement, bien que disparate, semble

apparaître autour du constructivisme, il est légitime d’en chercher les postulats ontologiques et

épistémologiques.

272 LARA (De) P., « Un mirage sociologique : la construction sociale de la réalité », in Le Débat, Gallimard, Paris,

n° 97, novembre - décembre 1997, pp. 114-129.

273 BOUVIER A., Philosophie des sciences sociales, Paris, PUF, coll. « interrogations philosophiques », 1999, p. 14.

274 TELLIER F., Alfred Schutz et le projet d’une sociologie phénoménologique, Paris, PUF, coll. « Philosophies »,

2003, p. 105.

275 BOUVIER A., Philosophie des sciences sociales, Op. Cit., p. 15.

276 Cette typologie des théories n’est pas empruntée à l’ouvrage d’Alain Bouvier mais relève d’une réflexion

personnelle sur la question.

277 BERGER L., LUCKMANN T., The social construction of reality. A treatise in the sociology of knowledge, Op. Cit.,

p. 14 : « Our enterprise is one of sociological theory, not of the methodology of sociology » [Notre projet est de

l’ordre de la théorie sociologique, non de la méthode en sociologie].

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ÉLÉMENTS DE DÉFINITIONS

Il apparaît que l’approche constructiviste se positionne dans un relativisme radical. Celui-

ci lui donne une grande liberté d’action – puisque le monde scientifique est par exemple

saisissable de la même manière que le Lebenswelt – mais fixe aussi à la perspective ses limites :

en sociologie c’est le groupe qui est envisagé et la réalité dont il est question est celle qui est

perçue par chacun des membres de l’ensemble. Ce relativisme dote la perspective constructiviste

d’un accès à la transdisciplinarité dans la mesure où il est possible de prendre en considération

des informations étrangères dans leur contexte et de les reformuler.

Ces éléments de définition, bien qu’intéressants, restent superficiels. Le problème se pose

au niveau le plus profond : quelles sont l’ontologie et l’épistémologie du constructivisme ? Pour

Razmig Keucheyan, « le constructivisme se caractérise par une confusion systématique de

l’épistémologie et de l’ontologie » 278

et de ceci découlerait son imposture. L’étude généalogique

du courant ainsi que celle du livre de Berger et Luckmann nous invite à reconsidérer cette

affirmation. L’ontologie – qui livre la plus petite unité de sens – est, dans la perspective

constructiviste, le processus par lequel tous et chacun modifient continuellement la réalité perçue

par chacun et tous. L’épistémologie – qui livre la marche à suivre de l’étude – désigne le

processus par lequel le sociologue va lui-même participer d’une création de la réalité. Celle-ci est

d’une part volontaire et s’effectue dans le monde scientifique, et d’autre part involontaire de par

la simple présence dans le monde de la vie quotidienne du sociologue.

Il apparaît alors – et il s’agit d’un point fort de nos recherches – que l’épistémologie et

l’ontologie constructiviste sont effectivement proches : elles désignent toutes les deux un

processus de création de la réalité. Cependant chacune s’exprime à sa manière, légitimant

l’emploi de deux notions différentes. Il n’y a pas de confusion entre les deux concepts, mais leur

proximité, et le fait qu’ils désignent chacun un processus plutôt qu’un aspect gravé dans le

marbre – comme c’est par exemple le cas dans la perspective naturaliste – n’est pas évident à

envisager et explique pourquoi certains n’hésitent pas à confondre complexité et confusion.

Ces remarques épistémologiques dotent le constructivisme de bases souples et robustes qui

suffisent à garantir une unité tout en laissant le choix de la méthode. De plus, celle-ci est élaborée

sur la base d’un processus de même ordre que celui étudié, ce qui rend possible l’appréhension de

l’objet d’étude sans pour autant le forcer à rentrer dans le moule d’une méthode atemporelle :

celle-ci est tout aussi mouvante que ce qu’elle étudie et s’adapte par conséquent à ses contours.

278 KEUCHEYAN R., Le constructivisme. Des origines à nos jours, Op. Cit., p. 102.

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Le constructivisme se situe en ce sens dans un dépassement du débat qui opposait Émile

Durkheim et Jules Monnerot. Alors que pour le premier, la méthode est la seule garantie

d’objectivité et d’unité scientifique, pour le second elle force le fruit de l’étude à rentrer dans un

cadre qui ne lui convient pas nécessairement279

.

RÉFLEXION CONSTRUCTIVISTE

Il apparaît pertinent d’essayer de rapprocher la théorisation épistémologique dont il vient

d’être question d’une application empirique. La première étape de tout travail sociologique

consiste à recueillir des informations, effectuer ce que l’on appelle un travail d’archive. Dans la

perspective constructiviste telle qu’elle est ici envisagée, la description contextualisée joue ce

rôle.

Nous avons passé en revue un certain nombre de régions typifiées afin de les reformuler

dans notre perspective. Nous empruntons la notion de typification à Weber puis à Schütz et celle

de région à Goffman pour qui la notion désigne un « espace limité à un certain degré par des

barrières à la perception » 280

. Par exemple, la foule apparaît comme un regroupement humain

particulier dont le fonctionnement repose plus sur le symbolisme que la raison et au sein duquel

la réalité peut être très rapidement amenée à changer pour une courte période : celui qui brûle des

voitures au cours d’une émeute ne le fera pas le lendemain lorsqu’il sera seul dans la rue. Afin

d’éviter d’alourdir cette présentation nous nous contenterons de cet exemple pour passer

directement aux conclusions de l’étude. Cette reformulation nous permet de relever un nombre

réduit de paramètres ayant un rôle important dans le processus de création sociale de la réalité. Il

s’agit là du second point phare de nos recherches. Cinq critères apparaissent suffisants pour

envisager la force avec laquelle la réalité est modifiée au cours – ou à la suite – d’un événement.

Les deux premiers paramètres qui permettent d’envisager la force avec laquelle la réalité varie

sont le temps et l’espace qui cadrent la recherche. Chacune de ces notions doit être comprise de

deux manières, le temps livre le moment et la durée, et l’espace, le lieu et la superficie. Les deux

caractéristiques suivantes sont la quantité et la qualité, ou le nombre et l’intensité : pour qu’une

chose soit réelle, il faut que l’on soit nombreux à y croire et que nous y croyons fort. Cependant

la perspective constructiviste ne positionne pas le sociologue à l’extérieur de son objet d’étude et

279 MONNEROT J., Les Faits sociaux ne sont pas des choses, Paris, Nrf-Gallimard, coll. « Les essais XIX », 1946,

p. 64.

280 GOFFMAN E., The Prensentation of self in everyday life, New Jersey, Penguin Books, coll. « Penguin

Psychology », 1996 (1959), p. 109 : « A region may be defined as any place that is bounded to some degree by

barriers to perception ».

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« Du constructivisme social vers une sociologie constructiviste », par Florian Lombardo.

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refuse systématiquement tout essentialisme. Ce sont donc le nombre et l’intensité perçus qui

présentent un intérêt. Le dernier critère est celui de la force de démonstration ostentatoire : pour

qu’une chose apparaisse réelle à mes yeux, il me faut avoir l’impression que je ne suis pas le seul

à y croire intensément. Dans cette perspective, la « société » étudiée est la somme de ces

individus qui construisent leur réalité en fonction de ce qu’ils perçoivent tout en extériorisant un

comportement adapté à celui qui leur semble correct.

Ces facteurs minimaux de créations de réalité laissent envisager une appréhension

constructiviste conceptuellement systématique en accord avec les points de théorisation

épistémologique précédemment énoncés. En ce sens, ils constituent une théorie opératoire qui

permettrait une appréhension constructiviste du réel.

En adoptant une stratégie historiciste plutôt que synchronique, nous avons été en mesure

de proposer des éléments de définitions à l’approche constructiviste en sociologie. Avant d’être

acceptés sans méfiance il est encore nécessaire de les tester, de les employer pour explorer des

réalités sociales variées et mettre en exergue leur pertinence, ou absence d’intérêt. Les avancées

majeures qu’a permis une perspective constructiviste unifiée dans d’autres domaines intellectuels

laisse envisager que de nombreuses observations pertinentes pourraient être réalisées en

sociologies si le courant arrivait à se doter d’une réflexivité épistémologique.

BIBLIOGRAPHIE

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« Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, de Loïc Waquant », par Yann Ramirez.

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RECENSION

Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur,

de Loïc Waquant

Par Yann Ramirez, Docteur en Sociologie, Université Paul-Valéry, Montpellier 3.

Depuis sa publication en janvier 2001, l’ouvrage revient régulièrement dans les

publications scientifiques. Les travaux sur la nouvelle discipline sportive du Mixed Martial Arts,

nous invitent à revisiter la démarche ethnographique d’un sociologue plongé au cœur d’un sport

de combat.

Comme le titre l’indique, l’ouvrage est un carnet ethnographique qui décrit de façon

détaillée une salle de boxe au cœur d’un milieu urbain et défavorisé : à savoir le « ghetto noir »

de Chicago. Son observation participante intense fut totale puisqu’il poussa son engagement

jusqu’à la compétition amateur, à la suite d’un entraînement drastique. Au sein des trois textes

composant le livre, Loic Wacquant décrit l’« habitus pugilistique » et ses conséquences sur le

« corps » devenu stratège et capital. L’interaction entre l’individu et le groupe produit par le club,

ainsi que la relation complexe entre le gym et la rue constituent un axe très important de

l’ouvrage. La méthode scientifique à la croisée des chemins entre la démarche explicative et

compréhensive fait de cet ouvrage, une recherche singulière et percutante. Cette recension insiste

plus particulièrement sur la pratique temporalisée et l’environnement sensoriel.

Né à Montpellier, étudiant à Nanterre puis doctorant en sociologie à l’Université de

Chicago, Loïc Wacquant enseigne à l’Université de Californie Berkeley. Également membre

associé au Centre de sociologie européenne, il est l’auteur de travaux sur la théorie sociologique,

l’État pénal et l’inégalité urbaine. Ses travaux conjoints avec William Julius Wilson concernant la

question raciale le mènent à étudier le quartier afro-américain de Woodlawn, considéré comme

un « ghetto noir » du South Side à Chicago. Cette sociologie « au ras du sol » le conduit

fortuitement dans un club de boxe qui se révéla être une fenêtre sur la vie quotidienne des jeunes

de ce quartier. Á partir d’août 1988, il s’entraîna et observa le club du Woodlawn Boys Club

durant trois ans. Le point d’orgue de son engagement fut sa participation à un combat amateur au

sein de la compétition prestigieuse des Golden Gloves de Chicago. Des articles à partir des notes

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« Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, de Loïc Waquant », par Yann Ramirez.

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ethnographiques sur ses « carnets » furent publiés entre 1989, 1995 et 1998281

. L’ouvrage final de

Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur fut publié en janvier 2001. La

« passion du pugiliste » est un terme qui peut résumer l’ouvrage, caractérisant la dialectique du

désir et de la domination dans la socialisation de la vocation du boxeur, l’économie pugilistique,

le travail maternel des entraîneurs, les croyances archaïques sur le sexe et les femmes, et enfin la

ritualisation « homoérotique » de masculinisation des athlètes sur le ring. La réflexivité en

anthropologie par la praxis fut analysée et critiquée lors d’un numéro spécial de la revue

Qualitative Sociology en 2005282

.

« Pour savoir qui est en bas de la société, tu n’as qu’à voir qui boxe »283

. Cette phrase

n’est pas de Loic Wacquant mais de son entraîneur DeeDee Armour, qui le supervisa durant ses

trois années d’entraînement de boxe anglaise. Cette citation fait l’écho des propos de l’historien

André Rauch284

: la boxe a revêtu le statut de sport populaire depuis les années 1920 où le

paupérisme dans l’environnement urbain voit la boxe comme un outil de développement social ;

cela est notamment le cas pour de nombreux afro-américains insérés dans ce tissu urbain

défavorisé. En 2011, fut édité un travail similaire sur les arts martiaux mixtes, réalisé par le

sociologue canadien Dale Spencer285

, nous y reviendrons régulièrement. En 2002, la recension de

Clara Lévy286

insiste sur la méthodologie employée par Wacquant et l’héritage Bourdieusien de

sa pensée, la logique sociale caractérisée par la complexe interaction entre l’individu et le groupe,

ainsi que la violence contrôlée. Afin de ne pas faire la répétition du compte-rendu de Clara Lévy,

nous allons nous intéresser à la sociologie du corps, du temps et au champ sensoriel.

281 WACQUANT L., « Corps et âme : notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur », in Actes de la recherche en

sciences sociales, n° 80, 1989, pp. 33-67 ; « Protection, discipline et honneur : une salle de boxe dans le ghetto

américain », in Sociologie et sociétés, n° 27-1, 1995, pp. 75-89 ; « The Pugilistic Point of View : How Boxers Think

and Feel About Their Trade », in Theory & Society, n° 24-4, 1995, pp. 489-535 ; « Pugs at Work : Bodily Capital

and Bodily Labor Among Professional Boxers », in Body & Society, n° 1-1, 1995, pp. 65-94 [trad. française : « La

fabrique de la cogne : capital corporel et travail du corps chez les boxeurs professionnels », in Quasimodo, n° 7,

2003, pp. 181-201] ; « The Prizefighter’s Three Bodies », in Ethnos : Journal of Anthropology, n° 63-3, 1998, pp.

325-352. 282 Voir Qualitative Sociology, vol. 28, n°4, 2005. 283 WACQUANT L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Paris, Éditions Agones, 2001, p.

44. 284 RAUCH A., Boxe, violence du XXe siècle, Paris, Aubier, 1992. 285 SPENCER D., Ultimate fighting and embodiment: violence, gender and mixed martial arts, Routledge, New -

York, 2011. 286 LEVY C., « Wacquant (Loïc).- Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur », in Revue française

de sociologie, vol. 43, n° 43-3, Paris, 2002, pp. 614-617.

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« Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, de Loïc Waquant », par Yann Ramirez.

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LE CAPITAL CORPS ET L’ENVIRONNEMENT SENSORIEL

La boxe anglaise est « une pratique dont le corps est tout à la fois le siège, l’instrument et

la cible »287

. Ce corps total est un capital, un outil de travail car l’auteur considère la boxe comme

un « métier manuel qualifié bien que répétitif »288

, délaissant le qualificatif d’« artiste » pour

celui d’ « ouvrier consciencieux » où la répétition est inhérente à l’apprentissage. Le capital

symbolique est également mis en jeu puisque le « Moi » est exposé289

. Sans tomber dans le

masochisme, les boxeurs ont un seuil de tolérance à la douleur plus élevé que les non-initiés. Le

corps devient un « stratège spontané »290

qui est inscrit dans l’habitus pugilistique, l’expérience

accrue est traduite par une pratique plus instinctive alors que les novices paraissent plus

mécaniques et téléguidés.

Son capital corps doit être géré en considérant que les entraîneurs et les managers

espèrent un « retour sur investissement »291

. Dans Ultimate fighting and embodiment : violence,

gender and mixed martial arts, Dale Spencer insiste également sur cette relation ambigüe avec un

corps rudement mis à l’épreuve et l’incorporation de techniques corporelles.

Il est indéniable que l’ethnographie permet une analyse fine de l’environnement sensoriel

dans la boxe anglaise. L’incorporation directe des schèmes fondamentaux, qu’ils soient corporels,

émotifs, visuels et mentaux, est le résultat d’une répétition de l’entraînement et des exercices.

Tous les sens sont mis en éveil. Ce travail perceptuel émotif et physique correspond à ce que

Michel Foucault appelle : une « structure pluri-sensorielle »292

qui ne s’exprime que dans

l’action. Par conséquent, l’expérience du ring à travers le sparring est une éducation des sens qui

permet une impulsion des affects. L’apprentissage visuel et mimétique passe par une dialectique

de la maîtrise corporelle et visuelle. Cependant, l’usinage collectif des schèmes de perception se

vit individuellement. Là aussi, des résultats analogues sont observés dans l’étude de Dale Spencer

où il décrit l’omniprésence des perceptions auditives, olfactives, tactiles, visuelles et même

gustatives lorsqu’il prend l’exemple du goût du protège-dents et de l’eau après l’entraînement ou

le combat.

287 WACQUANT L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Op. Cit., p. 19. 288 Idem, p. 67. 289 Idem, p., 80. 290 Idem, p., 97. 291 Idem, p., 138.

292 FOUCAULT M., Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963, p. 168.

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« Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, de Loïc Waquant », par Yann Ramirez.

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La place de la peur n’est pas oubliée. Les intervenants l’affirment : « si tu n’as pas peur,

c’est qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond »293

. La compétition est marquée par

l’angoisse où il est nécessaire de comprendre la peur afin de la maîtriser.

La pratique est temporalisée, une coordination temporelle des exercices et des coups : le

timing. Wacquant voit la gestion de trois facteurs : la temporalité de la carrière individuelle, la

trajectoire des adversaires et le temps économique des promoteurs. Cette combinaison oblige le

boxeur à se soumettre à l’école de la patience puisqu’une carrière d’un boxeur se construit à long

terme, sur plusieurs années. Dale Spencer voit dans la vie d’un combattant de Mixed Martial

Arts, une succession de décisions temporelles qui rythment la journée. La perception du temps

durant le combat est vécue différemment selon les athlètes : le temps semble alors accéléré ou

ralenti. Cela a également été traité par André Terrisse294

lorsqu’il interpréta les trois temps de

Jacques Lacan295

pour les appliquer aux sports de combat. Effectivement, à partir de la

subjectivation des prisonniers par Lacan, les boxeurs agiraient avec ces trois temps : l’ « instant

du regard » avec la prise de l’information, le « temps pour comprendre » avec la recherche du

moment opportun, et le « moment de conclure » illustré par le placement de ces coups.

LA PORTÉE ET LES LIMITES DE SA DÉMARCHE

Il n’était pas évident de se lancer dans une énième recension avec une approche singulière. Par

conséquent j’ai voulu mettre l’accent sur les points plus ou moins oubliés des recensions passées,

et pourtant présents dans l’ouvrage de Wacquant.

Le fait qu’un sociologue soit autant impliqué dans l’objet de sa recherche questionne. Le danger

du subjectivisme est présent même s’il défend son travail en affirmant que : « Ce n’est pas du

tout une chute dans le puits sans fond du subjectivisme, dans lequel se lance l’auto-ethnographie,

au contraire : c’est s’appuyer sur l’expérience la plus intime »296

. Au fil de l’ouvrage, l’on se rend

compte de la pertinence de l’analyse, similaire à celle de Dale Spencer. Au-delà du compromis

qui nous semble avoir été réalisé entre les démarches explicatives et compréhensives, nous

293 WACQUANT L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Op. Cit., p. 190.

294 TERRISSE A., « Épistémologie de la recherche Clinique en sports de combat », in Terrisse A. (dir.), Recherches

en sports de combat et en Arts Martiaux, état des lieux, ED. Revue EPS, coll. « Activités physiques et sports,

recherche et formation », Paris, 2000, pp. 157-174. 295 LACAN J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in Jacques Lacan, Écrits, Éditions du Seuil,

Paris, 1966, pp. 197-214. 296 WACQUANT L., « Le corps, le ghetto et l'État pénal. Entretien réalisé avec Susana Durão », in Labyrinthe [En

ligne], n° 31, 2008, consulté le 06 novembre 2013, URL : http://labyrinthe.revues.org/3920.

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pouvons donc en conclure que les ressemblances sont nombreuses entre la pratique et les

pratiquants de la boxe anglaise et du MMA. Nous y retrouvons cette dévotion aux entraînements,

la présence d’adhérents déjà socialisés au départ et le lien social complexe, car les deux sports

mêlent l’ultra-individualisme et l’apprentissage collectif. Enfin, nous rencontrons aussi la

violence contrôlée, l’engagement total du corps et les schèmes de perception.

Cependant, il est présomptueux d’affirmer qu’il s’agit d’une sociologie de la boxe. En

effet, les questions de genre sont peu nombreuses dans l’ouvrage, exprimant selon Wacquant la

rare présence féminine au sein des gyms américains. De plus, le caractère orienté vers la

compétition de nombreux adhérents de ce club, occulte quelque peu la pratique « loisir » de la

boxe anglaise. Ceci est la conséquence d’un terrain d’observation trop étroit. L’analyse détaillée

d’un seul club n’est pas représentatif d’une pratique globale. Nous regrettons donc un manque de

pluralisme dans la représentativité de l’enquête de terrain.

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