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c <09491 BIBLIOTHÈQUE DES CENTRES D'ÊTUDES SUPÊRIEURES SPÊCIALISÊS Travaux du Centre d'Etude8 Supérieures spécialisé d'Histoire des Religions de Strasbourg SAGESSE ET RELIGION Colloque de Strasbourg (octobre 1976) PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Sagesse et religion

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Colloque de Strasbourg (octobre 1976)

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c <09491

BIBLIOTHÈQUE DES CENTRES D'ÊTUDES SUPÊRIEURES SPÊCIALISÊS

Travaux du Centre d'Etude8 Supérieures spécialisé d'Histoire des Religions de Strasbourg

SAGESSE ET

RELIGION

Colloque de Strasbourg (octobre 1976)

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Page 2: Sagesse et religion

C( /: 1 1

. )

ISBN 2 13 035795 4

1" édition : 2' trimestre 1979 © PreBBes Universitaires de France, 1979

108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris

AVANT-PROPOS

En 1962, le Centre de Recherches d' H isloire des Religions de l'Université de Strasbourg avait consacré son Colloque annuel aux Sagesses du Proche-Orient antique ( 1). Les travaux qui y ont été présentés mettaient en lumière les deux grands pôles de la tra­dition sapientale, l'Egyple el la Mésopotamie, ainsi que l'écho de la sagesse orientale en Israël où sa rencontre avec la Loi el les Prophètes lui a imprimé une tonalité originale.

La période envisagée par le Colloque de 1976 est celle qui se situe après la confrontation de la sagesse orientale avec la philosophie grecque. On ne saurait nier que nous assistons alors à un nouvel épanouissement de la sagesse, sous son double aspect qui la carac­léris,e dès l'origine, spéculatif el pratique. L'aspect spéculatif apparaît dans la mise en valeur de certains éléments déjà présents dans l'antique sagesse orientale, tels que la personnification de la sagesse avec ses prolongements dans le Logos philonien el johan­nique el son impact sur la christologie de l'Eglise naissante. Mais la sagesse n'a jamais cessé d'être une éthique, aussi bien dans le stoïcisme que dans la pensée juive du Moyen Age.

Le volume que nous présentons aujourd'hui n'a pas la préten­tion d'être complet; les exigences du programme ainsi que l'absence de certains concours, sur lesquels nous espérions compter, en expli­quent l'aspect apparemment disparate. Il nous est apparu cepen­dant que, plutôt que de nous limiter dans le lemps d la période hellénistique, un regard porté vers d'autres milieux était susceptible de mettre en évidence certaines constantes.

Le lecteur le vérifiera aisément en constatant que la sagesse scandinave, née loin du monde méditerranéen, présente structurelle­ment el spirituellement bien des apparentements avec la vieille sagesse de l'Orient. Les aspects de la sagesse tels qu'ils se sont développés autour de certains lieux privilégiés comme Jérusalem, Alexandrie et Rome nous montrent que ces endroits ont été davantage

(1) Les textes Les sagesses du Proche-Orient ancien ont paru aux PUF,

1963.

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des lieux de rencontre que d'affrontements, car la sagesse, alliée avec el soule~ue par la crainte de Dieu, qui est le respect devant le réel, .a toUJOurs été un f~cleur d'ouverture el de tolérance, là où le durczssement du dogmallsme et de l'institutionnalisme risquait de provoquer des ruptures.

Pour des raisons ~·ordre le~hnique il ne nous a pas été possible d~ donner le lexie des mlervenlwns qui ont suivi les exposés. Disons szmP_lemenl que celles-ci furent nombreuses el ont montré ['intérêt susczlé ~a~ .le lhèr:ze.auprès. ~es exégèl,es, des historiens el des philo­sop?es, l. mlerdzsczpllnarlie, lorsqu elle est bien pratiquée, est touJours feconde.

. Nous avons également renoncé à pu blier les allocutions de bzenve~ue pr?~oncées lors ~ela. séance d'ouverture par MM. Etienne Troc me, preszden~ de l U nwersifé des Sciences humaines, el J;-E_· J'.!enard, d.zrecleur en exercice du Centre de Recherches d,lf_zslozre de Rehgions, qui l'un el l'autre ont donné le ton du ~erzeux el de la cordialité qui n'ont cessé de régner durant les trois JOurs de celle rencontre.

Edmond JACOB.

LES SAGESSES DE L'ÉGYPTE PHARAONIQUE ÉTAT DE LA BIBLIOGRAPHIE RÉCENTE

par JEAN LECLANT (Paris)

Lors du Colloque organisé à Strasbourg en mai 1962, j'avais présenté « Documents nouveaux et points de vue récents sur les Sagesses de l'Egypte ancienne » ; ce rapport a été publié dans les Acles de la réunion, Les sagesses du Proche-Orient ancien, Paris, 1963, p. 5-26.

L'exposé que je voudrais vous soumettre aujourd'hui, sur l'amicale insistance des organisateurs de ce nouveau Colloque, ne peut, et ne veut, être qu'un simple complément bibliogra­phique, à la faveur des études parues depuis cette date.

I. - RÉÉDITIONS D'OUVRAGES GÉNÉRAUX

H. BRUNNER, Die Lehren, dans B. SPULER, Handbuch der Orien­lalislik, I :!Egyptologie, II: Literalur, 2e éd., 1970, p. 113-139 (la tre éd., 1952, p. 90-110, présentait Die Weisheitsliteratur).

J. B. PRITCHARD, Ancient Near-Easlern Texls relaling lo the Old Testament a connu une 3e éd. en 1969 (contribution de J. A. WILSON).

II. - PuBLICATIONS RÉCENTES TEXTES, TRADUCTIONS ET COMMENTAIRES

A) Publications de lexies et fragments de sagesses

H. GoEDICKE etE. F. WENTE, Ostraka Michaelides, Wiesbaden, 1962, pl. 16 et 17 (Instruction d'un homme à son fils, infra, § II, J), pl. 38 (Sagesse nouvelle, infra, § II, L).

G. PosENER, Catalogue des oslraca hiératiques littéraires de Deir el Medineh, t. II, fasc. 3, nos 1227-1266, Le Caire, 1972, contient des versions de plusieurs textes de sagesses : Hard-

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jedef, Ptahhotep, Enseignement loyaliste, Enseignement d'un homme à son fils, Any, Amennakhte, Sagesse anonyme. L'index par sujets, p. 45-48, porte sur l'ensemble du tome.

Cf. également :

Tablette de Brooklyn 35.1394 E (G. PosENER, infra, § II, D) ; Papyrus Milligen (J. LoPEz, infra, § II, H); Enseignement loyaliste (G. PosENER, infra, § II, I) ; Ashmolean Museum 1964, 489 a, b (J. BARNS, infra, § II, M) ; Papyrus de Deir el Medineh (S. SAUNERON, infra, § II, N) ; Sagesse d'Amenemope (cf. infra, § II, Q); Fragments démotiques Michaelidis (E. BRESCIANI, infra, § II, S).

B) Traductions dans des recueils

Plusieurs recueils généraux relatifs à la littérature égyptienne ou à l'Ancien Testament ont accordé une place de choix aux textes sapientiaux.

1) E. BRESCIANI, Lelleralura e poesia dell' anlico Egillo, Turin, 1963 : Hardjedef (p. 28-29), Kagemni (p. 30-31), Ptahhotep (p. 32-47), Merikarê (p. 83-94), Amenemhat (p. 143-147), Ensei­gnement loyaliste (p. 148-150), Kheti (p. 151-157), Any (p. 285-296), Sagesse anonyme (p. 297), Amennakhte (p. 298-299), Amenemope (p. 491-507), Ankhsheshanqy (p. 563-584), Insin­ger (p. 585-610), Pap. Louvre 2414 (p. 611-612).

2) W. K. SIMPSON, The Lilerature of Ancien! Egypl, New Haven et Londres, 1re éd. 1972, 2e éd. 1973, p. 159-265 : Ptahho­tep (R. O. F(aulkner), p. 159-176), Kagemni (W. K. S., p. 177-179), Merikarê (R. O. F., p. 180-192), Amenemhat (R. O. F., p. 193-197), Enseignement loyaliste (W. K. S., p. 198-200), Amenemope (W. K. S., p. 241-265).

3) M. LICHTHEIM, Ancien! Egyplian Lileralure, A Book of Readings, I: The Old and Middle Kingdoms, Los Angeles, 1973: Hardjedef (p. 58-59), Kagemni (p. 59-61), Ptahhotep (p. 61-80), Merikarê (p. 97-109), Enseignement loyaliste (p. 125-129), Ame­nemhat Ier (p. 135-139), Kheti (p. 184-192); II: The New King­dom, Los Angeles, 1976; Any (p. 135-146), Amenemope (p. 146-163).

4) H. BRUNNER dans W. BEYERLIN, Religions geschichlliches Texlbuch zum allen Testament, Gottingen, 1975 : Merikarê (p. 70-72), Enseignement d'un homme à son fils (p. 72-73), Any (p. 73-75), Amenemope (p. 75-88).

J. LECLANT. - L'EGYPTE PHARAONIQUE 9

C) Les Sagesses de l'Ancien Empire

L'attribution des plus anciennes sagesses à l'Ancien Empire a été mise en question par W. HELCK, Zur Frage der Entstehung der agyptischen Literatur, dans Wiener Zeilschrifl für die Kunde des Morgenlandes, 63-64, 1972, p. 14-20. Selon lui, on n'a pas honoré les défunts parce qu'ils avaient composé des sagesses, mais on a fait auteurs de sagesses des personnages que l'on continuait de vénérer.

D) Instructions de Hardjedef (Djedefhor ), fils de Chéops

1) Editions de textes :

G. PosENER a publié la tablette Brooklyn 35. 1394 E dans Revue d'Egyptologie, 18, 1966, p. 62-65 et pl. 1, bas ;

G. PosENER, Oslraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, § II, A).

2) Traductions : BRESCIANI, LICHTHEIM (cf. supra, § II, B).

3) Reprise du texte à basse époque : P. SIEBERT, Eine Mah­nung des Horgedef in deutscher Übersetzung, dans XV 1. Deut­scher Orientalislenlag, Heidelberg, 1 er_5 août 1965.

H. BRUNNER, Djedefhor in der rômischen Kaiserzeit dans Sludia !Egypliaca, I (=Recueil d'Eludes V. Wesselzky, Buda­pest, 1974, p. 55-64).

E) Instructions de Kaïrès pour Kagemni

Traductions BRESCIANI, SIMPSON, LICHTHEIM (cf. supra, §II, B).

F) Maximes de Plahholep

1) Texte : G. PosENER, Oslraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, § II, A).

2) Traductions : BRESCIANI, R. O. F(AULKNER) dans SIMPSON, LICHTHEIM (cf. supra, § II, B).

3) Etudes :

A. DoBROVITS, Sur la structure stylistique de l'enseignement de Ptahhotep, dans Acta Antiqua Academiae Scienliarum Hun-garicae, XVI, 1968, p. 21-37. . . .

A. PoLAi'.:EK Gesellschaftliche und Junshsche Aspekte m alt­agyptischen Weisheitslehren, dans !Egyplus, XLIX, 1969 ( = Raccolla A. Calderini, III), p. 14-34.

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10 SAGESSE ET RELIGION

J. L. FosTER, Thought complets and clause sequences in a literary text : the Maximes of Ptah-hotep, dans Newslelter, American Research Center in Egypt, 91, FaU 1974, p. 27-28.

4) Commentaires de passages particuliers : L. 88-89: U. LUFT, dans Studia !Egyptiaca, II, Budapest, 1976,

p. 48-51. L. 457-462 : H. GOEDICKE, Unrecognized Sportings, dans

Journal of the American Research Center in Egypt, 6, 1967, p. 97-102.

L. 534-563 : G. FECHT, Lilerarische Zeugnisse zur << personlichen Frommigkeil nin !Egyplen, Heidelberg, 1965, p. 125-130.

L. 575-587 : P. SEIBERT, Die Charakteristik, Wiesbaden, 1967, p. 71-84.

G) Inscriptions de Metjelji

P. KAPLONY, Eine neue Weisheitslehre aus dem alten Reich (Die Lehre des Mttj in der altagyptischen Weisheitsliteratur) dans Orientalia, 37, 1968, 1-62, 329-345. '

H) Instructions pour Merikarê

1) Traductions: BRESCIANI, R. O. F(AULKNER) dans SIMPSON, LICHTHEIM, BRUNNER (cf. supra, § II, B).

2) Etudes :

G. PosENER, dans Annuaire du Collège de France, 62, 1962, p. 290-295; 63, 1963, p. 304-305; 64, 1964-1965, p. 306-307; 65, 1965-1966, p. 345-346; 66, 1966-1967, p. 345-346.

R. WILLIAMS, dans Essays in Honour of T. J. Meek, Toronto, 1964, p. 16-19.

A. PoLACEK (cf. supra, § II, F). S. DoNADONI, A propos de l'histoire du texte de Merikarê dans

Proceedings of the XXV !th Congress of Orientalists ' New Dehli, 1964, vol. II, publ. 1968, p. 8-ll. '

J. L6PEZ, L'auteur de l'enseignement pour Merikarê, dans Revue d'Egyptologie, 25, 1973, p. 178-191.

3) Commentaires de passages particuliers : L. 53-54 : D. MüLLER, dans Zeilschrift für !Egyptische Sprache,

94, 1967, p. ll7-123. L. 88-89 : H. KEES, dans Mitteilungen des Deutschen Archiiolo­

gischen Instituts, Abt. Kairo, 18, 1962, p. 6. L. 91-94 et 97-98 : P. SEIBERT, Die Charakteristik, Wiesbaden,

1967, p. 90-98.

J. LECLANT. - L'ÉGYPTE PHARAONIQUE 11

I) Instructions d'Amenemhat Jer

1) Texte :

W. HELCK, Der Texl der << Lehre Amenemhats I. für seinen Sohn n, Wiesbaden, 1969, III + 103 p.

J. L6PEZ, Le papyrus Millingen, dans Revue d'Egyptologie, 15, 1963, p. 29-33, pl. 4-8.

2) Traductions: BRESCIANI, R. O. F(AULKNER) dans SIMPSON, LICHTHEIM (cf. supra, § II, B).

3) Etudes et commentaires de passages :

A. DoBROVITS, I. Amenemhat Kirâly tanitâsa, dans Philologiai Kozlony, Budapest, 14, 1968, p. 268-307.

H. GOEDICKE, The Beginning of the Instruction of King Ame­nemhet, dans Journal of the American Research Center in Egypt, 7, 1968, p. 15-21.

J. L6PEZ, Un passage de l'Enseignement d'Amenemhat Ier (Pap. Millingen, I, 7-9), dans Revue d'Egyptologie, 25, 1973, p. 252-253.

J) L'enseignement loyaliste

1) G. PosENER, L'enseignement loyaliste. Sagesse égyptienne du Moyen Empire, Centre de Recherches d'Histoire et de Phi­lologie de la IVe section EPHE, II, 5, Genève, 1976.

2) Texte : G. PosENER (cf. § 1) et Ostraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, §II, A).

3) Traductions: G. PosENER (cf. § 1); BRESCIANI, SIMPSON, LICHTHEIM (cf. supra, § II, B).

4) Commentaires: G. PosENER (cf. § 1); Annuaire du Collège de France, 67, 1967-1968, p. 349-354; 68, 1968-1969, p. 407-410; 69, 1969-1970, p. 379-381 ; 70, 1970-1971, p. 396-398; 71, 1971-1972, p. 72; 72, 1972-1973, p. 433-438; 73, 1973-1974, p. 367-369.

5) Une comparaison, d'ailleurs assez lâche, entre le texte de la stèle de Sehetepibrê et les Prov. 25, 2-27 a été présentée par G. E. BRYCE, Another Wisdom-Book in Proverbs, dans Journal of Biblical Literature, Missoula, Montana, 91, 1972, p. 145-157.

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12 SAGESSE ET RELIGION

K) Enseignement d'un homme à son fils

1) Texte, traduction et commentaires :

H. GoEDICKE, Die Lehre eines Mannes für seinen Sohn, dans Zeilschrifl für !Egyptische Sprache, 94, 1967, p. 62-71.

K. A. KITCHEN, Studies in Egyptian Wisdom Literature, I, The instruction by a man for his son, dans Oriens Anliquus, VIII, 1969, p. 189-208 (avec également translitération en strophes et vocabulaire).

2) Nouveaux textes :

H. GoEDICKE etE. F. WENTE, Ostraka Michaelides, 1962, pl. 16 et 17, O. M. 37 et 94 (cf. supra,§ II, A).

G. PosENER, Ostraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, § II, A). E. BLUMENTHAL, Eine neue Handschrift der « Lehre eines

Mannes für seinen Sohn » (P. BERLIN, 14374), dans Fesf­schrift zum 150 jiihrigen Bestehen des Berliner !Egyplischen Museums, Berlin, 1974, p. 55-66, pl. 3 a, 2 fig.

3) Traductions : BRUNNER (cf. supra, § II, B).

4) Etudes :

G. PosENER, dans Annuaire du Collège de France 67 1967-1968 p. 349-354; 71, 1971-1972, p. 372-373; 'n,' 1972-1973: p. 433-438; 73, 1973-1974, p. 367-369.

5) Commentaire d'un passage vantant le roi : « Il apprend à parler au muet, il ouvre les oreilles du sourd », cf. G. PosENER, dans Revue d'Egyptologie, 17, 1965, p. 193.

L) Instructionp de Kheti (Satire des métiers)

1) Edition, avec étude de la tradition textuelle :

W. HELCK, Die Lehre des Dwk(Jtjj, 2 vol., Wiesbaden, 1970; W. Helck estime, après P. Seibert, que le nom de l'auteur est Doua-Khéty et il rejette la dénomination de « satire ».

2) Traductions : BRESCIANI, LICHTHEIM (cf. supra, § II B).

M) Fragment de lexie de sagesse

1) Texte: H. GoEDICKE etE. F. WENTE, Ostraka Michaelides, 1962, pl. 38, O. M. 16 (cf. supra, § II, A).

--J. LECLANT. - L'ÉGYPTE PHARAONIQUE 13

2) Trànslitération en strophes, traduction, commentaire et vocabulaire : K. A. KITCHEN, Studies in Egyptian Wisdom Literature, II,

Counsels of Discretion (0. Michaelides, 16), dans Oriens Antiquus, IX, 1970, p. 203-210, 1 fig.

N) Fragment de texte de sagesse

Texte, traduction et commentaires :

J. BARNS, A new Wisdom Text from a writing-board in Oxford, dans Journal of Egyplian Archaeology, 54, 1968, p. 71-76.

Il s'agit d'une tablette en bois couverte de plâtre, donnée à l'Ashmolean Museum, 1964, 489 a, b, par Sir Alan H. Gardiner. Le texte, en hiératique, a été attribué à l'époque hyksos par ce dernier. Texte obscur, d'intention morale et patriotique, sans parallèle ailleurs.

0) Sagesse d'Any

1) Texte : G. PosENER, Ostraca Deir el Medineh (cf. supra, §II, A). Pour un papyrus de Deir el Mediheh portant une version de la sagesse d'Any, cf. S. SAUNERON, dans Bulletin de l' Inslitul français d'Archéologie orientale, 71, 1972, p. 202, § 164.

2) Traductions : BRESCIANI, LICHTHEIM, BRUNNER.

P) Instruction d'Amennakhte (Ostacon B.M. 41541)

1) Texte : G. PosENER, Ostraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, § Il, A).

Traduction : BRESCIANI.

Q) Sagesse anonyme XJXe-xxe dyn. (G. PosENER, dans Revue d'Egyptologie, 7, 1950, p. 71-84, 3 fig.)

1) Texte : G. PosENER, Oslraca Deir el Medineh, 1972 (cf. supra, § II, A).

Traduction : BRESCIANI.

R) Sagesse d'Amenemopé

1) Textes :

J. PETERSON, A new fragment of the Wisdom of Arnenemope, dans Journal of Egyptian Archaeology, 52, 1966, p. 120-128,

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14 SAGESSE ET RELIGION

pl. XXXI et XXXI A : fragment du Medelhavsmuseet de Stockholm 18416.

G. PosENER, dans Revue d'Egyptologie, 18, 1966, p. 45-68, pl. 1 et 2 : tablette du Musée Pouchkine, inédite ; tablette Louvre E 17173 et tablette de Turin Cat. 6237.

- Une nouvelle tablette d'Amenemopé, dans Revue d'Egypto­logie, 25, 1973, p. 251-252 : tablette de Turin, suppl. 4661.

2) Traductions : BRESCIANI, SIMPSON, LICHTHEIM, BRUNNER (cf. supra, § II B).

3) Traductions et études :

A. MARZAL, La Ensefianza se Amenemope, Instituto Espafiol de Estudias Eclesiâsticos, Monografias 4, Madrid, 1965; cf. le compte rendu de R. A. CAMINOs, dans The Catholic Biblical Quarterly, XXX, 1968, p. 275-277.

I. GRUMACH, Untersuchungen zur Lebenslehre des Amenemope, Münchner .Àgyptologische Studien, 23, 1972; cf. les comptes rendus de R. J. WILLIAMS, Journal of Biblical Literatur, 92, 1973, p. 598-600; H. GoEDICKE, Journal of the American Research Center in Egypt, 10, 1973, p. 105; P. V. JoHNSON, Journal of Egyptian Archaeology, 59, 1973, p. 266-268; G. FüHRER, Zeitschrift für die Alileslameniliche Wissenschaft, 85, 1973, p. 125-126; K. A. KITCHEN, Orientalia, 43, 1974, p. 125-128 ; D. LoRTON, Bibliotheca Orientalis XXXII 1975, p. 348-349. ' '

4) Commentaires de passages particuliers :

Chap. ~V : R. ANTHES, dans Festschrift für Kurt Galling, Archiio­logte und Alles Testament, 1970, p. 9-18 ; G. PosENER, dans Zeitschrift für lEgyptische Sprache, 99, 1973, p. 129-135.

Chap. VI, A, 8, 4 : J. F. BoRGHOUTS, dans Journal of Egyptian Archaeology, 59, 1973, p. 147, n. 13.

Chap. XX, 21, 13 : G. PosENER, Amenemopé 21, 13 et bj~jt au sens d'oracle, dans Zeitschrift für lEgyptische Sprache, 90, 1963, p. 98-102.

Chap. XXI, 22, 9-10 : G. PosENER, Amenemopé, 22, 9-10 et l'infirmité du crocodile, dans Festschrift für Siegfried Scholl zu seinem 70. Geburtstag, Wiesbaden, 1967, p. 106-111.

Chap. XXV, 24, 13-18 : R. P. CouROYER, dans Revue biblique, LXXV, 1968, p. 549-561.

Chap. XXIX, 26, 15-27, 5: Martin KAISER, Agathon und Amene­mope, dans Zeitschrift für lEgyptische Sprache, 92, 1966,

---J. LECLANT. - L'ÉGYPTE PHARAONIQUE 15

p. 102-105 (survie de la tradition sapientiale dans un apoph­tegme copte).

W. HELCK, Proverbia 22, 17 sq. und die Lehre des Amenemope, dans Archiv für Orientforschung, XXII, 1968, p. 26-27.

S) Sagesse démotique du Louvre (Pap. Louvre 2414)

Traduction : BRESCIANI (cf. supra, § II, B).

T) Papyrus Insinger

Traduction : BRESCIANI (cf. supra, § II, B).

U) Instructions d' Onkhsheshanqy

1) Traduction : BRESCIANI (cf. supra, § II, B).

2) Etudes :

J. PIRENNE Les instructions d'Onchsheshonqy, Académie royale de Belgi~ue, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e série, t. L, 1964, p. 65-81.

J. H. JOHNSON, Conditional Clauses in Onchsheshonqy, dans Serapis, 2, 1970, p. 22-28.

V) Sagesse démotique

E. BRESCIANI, Testi demotici nella collezione Michaelidis, Orientis Antiqui Collectio, II, 1963, p. 1-4 et pl. I.

A basse époque, Amenhotep fils de Hapou, promu dieu gué­risseur et patron des morts, fut considéré comme l'auteur d'un recueil de maximes.

u. WILCKEN, Zur agyptisch-hellenistischen Literatur, dans lEgyptiaca (Festschrift G. Ebers), Leipzig, 1897, "P· 142-152.

J. BERGMAN, dans Studia lEgyptiaca, 1 ( = Recuezl d'Etudes V. Wessetzky), Budapest, 1974, p. 14-15.

L'inventaire que nous venons de dresser fait apparaître le caractère provisoire de nos connaissances de base concernant les sagesses de l'Egypte ancienne. Les sources demeurent encore partielles et fragmentaire~ ; de.s découvert~s d'importance ?emeu­rent possibles, que ce soit grace aux fomlles sur le terram, q,ue ce soit aussi par des recherches systé~ati<;rues à tra-;~rs mu~ees et collections. Il s'agit de textes très difficiles, dont l mterpreta-

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tion est sou'":ent mal assurée ou sujette à contestation. II manque enco.re ce_rtames grandes études essentielles, telles qu'un lexique systematique de la langue des sagesses ou des enquêtes sur la phraséologie.

III. - ETUDES CONCERNANT LES SAGESSES

En fait, les sagesses ont été prises en considération dans un grand nombr_e d'études et de publications portant sur la religion, la psych_ologiC, les problèmes politiques ou sociaux de l'Egypte pharaomque.

A) Plusieurs études se sont attachées à l'analyse du O"enre sapiential. "

, Une étude sur les ~~ve:s thèmes des sagesses, les témoignages qu elles offrent sur l ethique, leur fondement religieux, a été offerte ~ar J. ZA~DEE dans une suite de quatre articles (en hollandais), Egyptische Levenswijsheid, dans Phœnix, 9, 1963, p. 37-44 et 89-93; 123-128 et 172-178.

On se reportera aussi aux passages concernant les sagesses de G. PosENER, Literature, dans The legacy of Egypl, 2e éd, par J. R. HA~Rrs, Oxford, 1971, p. 225-233, 245-257, 249, 253.

Au, S~Jet des termes qu'employaient les anciens Egyptiens pour designer ce genre complexe: sb~yl et mir, le R. P. CouROYER (dans Revue biblique, LXXXII, 1975, p. 210-211) a attiré l'att,~ntion s~r le d!but de la sagesse d'Amenemopé : << Début de l mstructwn ( s b,yt) pour la vie, enseignement ( mtrw) pour la prospérité (ou la santé). »

Sur la qualité de gr(w), le «silencieux », cf. E. BRESCIANI dans Studi Classici e Orienlali, XXV, 1976, p. 17-18. '

H. B~UNN~R, Di_e « Weisen », ihre « Lehren »und« Prophezei­ungen >> m altagypbscher Sicht, dans Zeitschrifl für lEgyptische SP__rache, 93, 1966, p. 29-35, signale que le Pa p. Chester Beatty IV, Ruc~s. !1, 5-111, 11 groupe huit « sages >> du passé ; ceci permet de defimr ce que les anciens Egyptiens entendaient par« sagesses>>.

. ~) On a également, de divers côtés, considéré la position religieuse, psychologique et littéraire des sagesses :

J. DuPONT, Béatitudes égyptiennes, dans Biblica 47 1966 p. 185-222. ' , '

W. BARTA, Der anonyme Gott der Lebenslehren dans Zeilschrifl für !Egyplische Sprache, 103, 1976, p. 79-88:

J. LECLANT. - L'ÉGI'PTE PHARAONIQUE 17

L. V. ZABKAR, A Sludy of the ba-concept in ancien! Egyplian Texls, 1968, p. 115-123 (The ba in didactic literature).

A. BARUCQ, L'expression de la louange divine el de la prière dans la Bible el en Egyple, Le Caire, 1962.

B. V AN DE W ALLE, L'humour dans la littérature el dans l'art de l'ancienne Egyple, Leiden, 1969.

F. DAUMAS, La naissance de l'humanisme dans la littérature de l'Egypte ancienne, dans Oriens anliquus, 1, 1962, p. 155-184. Maîtres spirituels dans l'Egypte ancienne, dans Hermès, recherches sur l'expérience spirituelle, Paris, 4, 1966-1967, p. 10-35.

M. GrTTON, La sagesse divine, réflexions sur un parallèle entre Maât et Hokma, dans Résurrection, n° 28, p. 42-55.

L. FôTr, The History in the Propheties of Noferti ; Relationship between the Egyptian Wisdom and Prophecy Literatures, dans Studia !Egypliaca, II, Budapest, 1976, p. 3-18.

C) Sur le « climat >> politique des sagesses, voir :

G. PosENER, L'apport des textes littéraires à la connaissance de l'histoire égyptienne, dans Le Fonti indirelte della sloria Egiziana, Rome, 1963, p. 11-30.

P. KAPLONY, Bemerkungen zum agyptischen Konigtum, dans Chronique d'Egyple, XLVI, 92, 1971, p. 250-274.

A. PoLACEK, Gesellschaftliche und juristische Aspekte in altagyptischen Weisheitslehren, dans lEgyplus, XLIX, 1969 = Raccolta A. Calderini, III, p. 14-34.

R. J. WILLIAMS, Litera ture as a Medium of political Propaganda in Ancient Egypt, dans The Seed of Wisdom, Essays in Honour of T. J. Meek, ed. by W. S. McCuLLOUGH, Toronto, 1964, p. 14-30.

D) D'une façon plus générale, les sagesses de l'Egypte pha­raonique peuvent être considérées dans le cadre d'ensemble des sagesses du Proche-Orient antique ; une attention toute spéciale a été apportée à des comparaisons avec la Bible.

1) H. H. ScHMID, Wesen und Geschichte der Weisheil, eine Vnler­suchung zur altorienlalischen und israelilischen W eisheilsli­leralur, Berlin, 1966 = Beihefte zur Zeitschrift für die alt­testamentliche Wissenschaft, 101 ; cf. les nombreux comptes rendus signalés par H. VAN Voss et J. J. JANSSEN, Biblio­graphie égyplologique annuelle, 1966, n° 66534; y ajouter C. J. BLEEKER, Bibliolheca Orienlalis, XXV, 1968, p. 221-222;

Page 9: Sagesse et religion

18 SAGESSE ET RELIGION

A. BARUCQ, Chronique d'Egyple, XLIII, 1968, p. 82-84; H. CAZELLES, Revue d'Egyptologie, 20, 1968, p. 192-195.

F. Ch. FENSHAM, The change of the situation of a persan in Ancient Near Eastern and Biblical Wisdom Literature, dans Annali del Istituto Orientale di Napoli, 31 (N. S. 21), 1971, p. 155-164.

R. N. WHYBRAY, Wisdom and Problems Studies, in Biblical Theology, London, 1965.

- The Intellectual Tradition in the Old Testament, BZA W, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1974.

B. LANG, Die weisheitliche Lehrrede, Stuttgarter Bobelstudien 54, 1972.

G. von RAD, Weisheit in Israel, Neukirchner Verlag, 1970, trad. franç., La sagesse en Israël, Genève, Labor & Fides, 1972.

T. N. D. METTINGER, Solomonic Stale Officiais, A sludy of the civil gouernmenl officiais of the Israelite Monarchy, Lund, 1971 (p. 140-157, The scribal school and Egyptian influence).

Wisdom, revelation and doubt : perspectives on the first mille­nium Be, dans Daedalus, Cambridge, Mass., Spring 1975.

J. J. CoLLINS, Jewish Apocalytic against its hellenistic Near Eastern Environment, dans Bulletin of the American Schools of Oriental Research, 220, décembre 1975, p. 27-36. The Sibylline Oracles of Egyplian Judaism, SBL Dissertation Series lB, Missoula, Montana, 1974.

Dans Questions disputées d'A. T., traitées aux Journées bibliques de Louvain de 1972, signalons (Desclée, 1975) deux études consacrées à la sagesse :

H. D. PREuss, Alttestamentliche W eisheit in chrisflicher Theologie?, et J. LévÊQUE, Le contrepoint théologique apporté par la réflexion sapienlielle.

2) L'Ecclésiaste continue à être au centre des études sur la sagesse biblique :

D. LYs, L'Ecclésiaste, Que vaut la vie? Commentaire des cha-pitres 1-4, thèse de Lettres, Lille, 1973.

A. MAILLOT, La contestation. Commentaire de l'Ecclésiaste, 1971. E. GLASSER, Le procès du bonheur par Qohelel, Ed. du Cerf, 1971. A. BARUCQ, L'Ecclésiaste, coll. « Verbum Salutis », éd. Beau­

chesne, 1968. R. BRAUN, Kohelet und die frühhellenistische Popularphiloso­

phie, BZAW, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1973.

J. LECLANT. - L'ÉGYPTE PHARAONIQUE 19

3) Sur le livre de la Sagesse de Salomon, cf. l'important ouvrage du P.C. LARCHER, Eludes sur la Sagesse, Eludes bibliques, Paris, Gabalda, 1970.

4) Sur la Sagesse de Ben Sira, signalons parmi d'autres :

Jean HADOT, Penchant mauvais el volonté libre dans la Sagesse de Ben Sira, Bruxelles, Ed. Universitaires, 1970.

T. MmnENDORP, Die Slellung Jesu ben Sù·as zwischen Judenlum und Hellenismus, Leiden, Brill, 1973.

5) Le Livre des Proverbes a fourni, bien entendu, des thèmes de comparaison importants :

A. BARUCQ, Le liure des Proverbes, Sources bibliques, Gabalda, 1964. .

C. KAYATZ, Sludien zu Prouerbien 1-9. Eine form- und molw­geschichlliche U nlersuchung uni er Einbeziehung .agyplischen Vergleichsmalerials, Neukirchen-Vluyn, 1966, Wissenschaft­liche Monographien zum Alten und Neuen Testament, Bd. 22.

F. VATTIONI, dans Augustinianum, Rome, 12, 197~, p. ~21-168 (p. 129-137 : bibliographie sur les sagesses egyptiennes ; p. 137-138 : sur Egypte et Bible).

V. CALOIANU, Rapports entre la conception de la sagesse des Proverbes de Salomon et la sagesse de la tradition des textes égyptiens (en roumain), dans Glas. Bisericii, 33, 1974, p. 63-72.

6) Les textes ougaritiques cOI-~ prenant aussi des «.sagesses >>

(cf. U garitica, V), il faudra ouvnr, u~e. nouvell~ rubnque dans l'étude des sagesses du monde semitique occidental ; cf. . en attendant : J. KHANJIAN, W isdom in Ugarit and in the Anczent N ear East, Claremont, 1973.

Tout comme l'inventaire des nouvelles publications de sources, un rapide coup d'œil sur les travaux les plus récents indique que les sagesses de l'Egypte pharaonique méritent encore études et recherches.

A la discussion qui suivit ont pris part : MM. Barreau, Gœtschel, Grimal, Jacob, Ménard, Rocca Serra.

Page 10: Sagesse et religion

DISCOURS D'ADIEU - TESTAMENT DISCOURS POSTHUME

Testaments juifs et enseignements égyptiens

par JAN BERGMAN

Le titre de cette étude présente un genre littéraire qui peut être examiné sous divers aspects. Ses trois termes en donnent déjà une première idée. Le sous-titre signale qu'on étudiera ce genre dans deux civilisations voisines, celle d'Israël et celle de l'Egypte ancienne. On ne suivra pas un ordre chronologique. Le point de départ est un groupe de << Testaments J) composés et transmis dans des cercles juifs- et plus tard judéo-chrétiens­aux alentours du début de l'ère chrétienne. Nous tournerons ensuite notre attention vers l'Egypte de l'Ancien Empire pour étudier les enseignements les plus anciens dans la perspective indiquée. Puis on trouvera quelques constatations de nature génétique et historique. Un court épilogue, enfin, traitera d'une tradition arétalogique bien connue, qui, dans une perspective particulière, peut être comprise comme un discours posthume.

Un discours d'adieu peut fonctionner dans une situation où une personne prépare les siens à une séparation pour une longue période ou dans des circonstances dangereuses, qui laissent soupçonner que c'est peut-être une séparation définitive. Même si le contexte n'est pas toujours directement lié au contexte mortuaire, il y a une tendance naturelle à donner au dernier discours d'adieu, celui qui se formule dans la perspective de la séparation absolue que causera la mort imminente, une place importante. En fait, on peut noter qu'une grande majorité des nombreux exemples de discours d'adieu qui nous ont été conservés dans des civilisations diverses se présentent comme des << dis­cours devant la mort JJ. Dans l'Antiquité, il y avait une tradition bien répandue d'exiius clarorum virorum, où se trouve une

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:1 ii

22 SAGESSE ET RELIGION

ultima vox (1) du héros mourant, embryon de discours d'adieu, ou un véritable discours (2). On doit noter que les deux «types » peuvent coexister dans une même tradition, comme par exemple dans l'Evangile de Jean (le discours d'adieu composite, chap. 13-17, et les ultimae voces du Crucifié, cha p. 19, 26-30). E. Stauffer, qui en a fait l'inventaire (3), mentionne pour le discours d'adieu idéal - dont le dialogue platonicien du Phédon est le para­digme (4) -les éléments formels suivants: 1° pressentiment de la mort et sa déclaration ; 2° décision sur les conditions des sur­vivants (responsabilité et succession) ; 3° action de grâce adressée au(x) dieu(x) ; 4° paroles d'adieu et d'encouragement à l'inten­tion du cercle des intimes ; 5° reddition des comptes de la vie et paroles d'enseignement et d'admonition devant un auditoire élargi ; 6° testament politique et philosophique. Or, il y a une tendance à donner à ces éléments une vie indépendante, selon les cas spécifiques. C'est ainsi que le genre « testamentaire >> s'est développé. Cela explique aussi bien les limites assez flot­tantes entre le genre du « Discours d'adieu >> et celui du « Testa­ment>>. C'est plutôt une question d'accent que de différence essen­tielle. Nous reviendrons plus bas sur quelques traits distinctifs du « testament spirituel n. Dans les cas des 6e:~oL &vape:ç, la préparation de l'anabase est souvent fort développée : ici des paroles mystérieuses de révélation sont en situation, et la mort se réalise d'une manière extraordinaire. A cela correspond aussi de temps en temps un retour pour attester la continuation de son existence, inaugurer un culte, etc. Pendant ce retour un discours d'adieu posthume a souvent lieu. Ainsi un discours d'adieu devant la mort et un autre discours posthume peuvent être reliés entre eux de sorte que le discours posthume fonctionne comme le complément du premier ou - s'il y a une opposition entre eux - comme le remplacement du discours antérieur qui doit être abrogé.

Il nous semble aussi utile de réfléchir un peu ici sur les condi­tions temporaires qui caractérisent par nature le testament comme document juridique. Un testament peut être rédigé

(1) Cf. W. ScHMIDT, De ultimis morientium verbis, Diss., Marbourg, 1914. (2) Les deux genres montrent une grande affinité. On peut trouver des

exemples d'une ultima vox qui s'est développée en tout un discours. Peut-être y a-t-il aussi des versions courtes, qui condensent en une u/tima vox un dis­cours d'adieu.

(3) Dans RAC, t. I, pp. 29-35 s. v. Abschiedsreden; cf. aussi l'Appendice VI de son livre Die Theo~ogie des Neuen Te~taments, S~uttgart, 1941, pp. 327-330.

(4) PLATON, Phedon, ll8 A, contient la curieuse recommandation sur l'offrande du coq à Asclépios qui fonctionne comme une ultima vox.

.....

J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 23

assez tôt dans la vie du testateur. Ainsi ~l pe~t exister un laps de temps considérable entre -la date de redactiOn du testament et le moment de la mort du testateur .. A cet ég~rd; les textes du testament peuvent s'éloigner d'un d1scours d adwu devant la mort. Mais comme le testateur doit exprimer ex~c~ement, les dernières volontés du testateur, il peut être compl~te. et .meme abrogé (1). D'autre part, il faut constater q~e la reahsabon du testament a lieu seulement post mortem. A cet egard, le testament est bien un document posthume. Et particulièrement dans le c~s où le contenu du document est inconnu antérieurement, on pourra1t l'appeler avec raison « discours d'adieu pos~h~m~ du testateur ».

Ces brèves constatations nous aideront a eclmrer le~ rapports qui peuvent lier « discours d'adieu», <<discours (d'~d1eu) post­hume net<< testament n entre eux. Si l'on ajoute le fmt que, dans plusieurs sociétés, des testaments oraux étaie.nt. valabl.es, et, de plus, que l'on n'a pas tardé à consigne: par ecnt les d1scours d'adieu _ et aussi, naturellement, les d1scours posthume~ -, les affinités des genres sont encore soulignées. Dans plus1eurs cas littéraires la préférence d'une désignation à. l'autre peut sembler assez' arbitraire. II est justifié de les tra1ter ensemble dans une même étude.

Mais pourquoi s'occuper de ces genres l~ttéraires dans un Colloque sur Sagesse el religion, qui, en contmua~t le C~lloque de StrasbourO' de 1962 sur Les sagesses du Proche-Orzenl anc!en (2), s'intéressera"' particulièrement à une période plus .tard1ve du développement de la tradition sapientiale ? La rmson en est que le << Testament >> comme ge~re lit~éra~re indépendant semble apparaître dans le cadre des écnts sapwnbaux seu.l~men~ ~endant les deux derniers siècles avant J.-C. dans les m1heux Jmfs. Par la suite le genre trouve une popularité remarq~able, ~e .sor~e que no~s rencontrons toute une série d'écrits qm sont mbtules << Testaments >>, OLIX6~x'YJ (oLIX6~X1XL) et Teslamentum dans les manuscrits grecs et latins. Outre le corpus des Testaments des

(1) Dans l'Egypte ancienne, on ava~t l'habitude de renouveler chaque année le testament pour garantir l'actualité du document (cf· .P· e~g~g LAc~~· Une stèle ·uridique de Karnak, ASAE, suppl. 13, La Caire, , , P·. • r ne 13 ~i témoigne de cette règle). Si un tel usage a existé, ons explique /g ôle d~ ?a fixation de l'âge du testateur dans le document et dans le rapport s~~ la mort . c'est un contrôle de l'actualité du testam~nt. Dar:s le ge~~e littéraire du· • testament ~ la mer:tion de l'âge est aussi un trait carac -ristlque comme nous le verrons CI-dessous. ,

(2) Publié sous le titre donné dans la • Bibliothèque des c.entres d E~ur.e: supérieures spécialisés •, Travaux du Centre. d'Etudes supérieures spéc1a IS d'Histoire des Religions de Strasbourg, Pans, 1963.

Page 12: Sagesse et religion

24 SAGESSE ET RELIGION

Douze Patriarches, que nous prendrons comme testament de référence, nous connaissons des testaments séparés de quelques fils de Jacob, comme le Testament araméen de Lévi le Testament h~breu de Nephtali, et encore le Testament de Job,' le Testament d Abraham et le Testament d'Isaac, le Testament de Jacob le Test~ment de Moïse - qui semble être identique à l'Assum~tio Moszs -, le Testament de Salomon et le Testament d'Adam Dans_u_n éta~ très fragmentaire un testament d'Amram- appelé les Vzswns d Amram- et un Testament de Qahat ont été retrouvés à Qumran. Un premier coup d'œil sur ces écrits permet de constater que les « Testaments n mentionnés se différencient beaucoup, non seulement quant au contenu, mais aussi quant à la forme. Nous nous contenterons ici- à la suite des recherches de A. Hultgârd, qui s'occupe en premier lieu de la structure formelle du genre littéraire de testament - de distinguer un groupe c~ntral, assez homogène, des autres écrits formant un gro~pe disparate qui dans l'ensemble paraît secondaire - du moms dan~ l'état. dans lequel ils nous sont parvenus. Le premier groupe, qut nous mtéresse particulièrement, a été étudié soigneu­s_ement par notre collègue suédois le Dr A. Hultgârd dans son hvre sur L'e_schatologie des Testaments des XII Patriarches (1). Cette « famille testamentaire n compte naturellement comme membres les testaments individuels des fils de Jacob qui compo­sent le célèbre ?orpus, quelques testaments séparés' et indépen­dants : pour _l'mst_an_t nous ne connaissons que ceux de Lévi et de Nephtali, mais Il est possible qu'il y en ait eu d'autres, le Testament de Job (2) et les Testaments fragmentaires de 'Amram et de Qahat, trouvés à Qumran.

Qua~t _à la plupart des écrits restants, on doit se demander ~o~rquoi Ils ont le titre de Testament. Evidemment, ce titre e~ai.t c~urant dans les milieux porteurs de ces traditions assez heteroge_nes. On peut comprendre l'attraction du titre Testa­ment. ~Ien que ces textes n'aient jamais reçu comme titre celui de « diScours. d'a~ieu n, il faut en outre admettre que « testa­~ent n, du fait qu'Il rappelle un document juridique d'une valeur mcon~est~ble, est extrêmement utile, si l'on a l'intention de couv:nr d une. ~utorité _des doctrines particulières, une éthique spéciale, un regime radical, etc., comme c'est ici souvent le cas.

{1) Le t?me II est maintenant sous presse; le chapitre II traite c le genre testamentaire • et les Testaments des Douze Patriarches

(2) Pour les relations entre les Testaments de la Collection et les testa­ments séparé~, je ~envoie à l'étude de HuLTGÀRD, où l'on trouve aussi un exposé des d1scusswns antérieures et actuelles de la question.

J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 25

Dans le cadre de la spéculation pseudépigraphique, la découverte d'un testament rédigé par un des anciens créateurs des traditions religieuses pourrait avoir un grand impact (1 ). Le caractère futur et posthume d'un testament a, sans aucun doute, contribué à la popularité de ce titre à basse époque. D'autre part - et il y a ici un écart remarquable entre le titre et le contenu -les dispositions testamentaires que donnent les prétendus testa­ments consistent en des règles, des exhortations et des admoni­tions, des prophéties, etc., qui ne visent pas la perspective courte (une seule génération) - normale dans un testament authentique -, mais une perspective longue, qui correspondra mieux à la distance réelle entre le patriarche et le cercle qui prétend être l'héritier légitime de son testament. On peut, d'ailleurs, noter que c'est seulement dans les écrits de ce groupe secondaire que se trouvent des notices expresses sur la rédaction du << testament n en question. Ainsi, le Testament de Salomon, écrit curieux sur les démons au service de Salomon et sur l'apo­stasie du roi, se termine par la déclaration inattendue : << Voici pourquoi j'écris ici mon testament n, dont l'exhortation fon­damentale est de prier pour les démons qui ont aidé Salomon mais pas pour les idoles qui l'ont séduit. Dans le Testament d'Adam, écrit très composite contenant des onomastiques diverses, on trouve la notice : << Et moi Seth, j'écris ce testa­ment-ci » (3, 18), suivie de la remarque que lui et son frère l'ont scellé et déposé dans la caverne des trésors (2). Dans le prologue du Testament d'Abraham, Michel est chargé de porter le message: << Voici, les courts jours de ta vie sont terminés! » à Abraham, afin qu'il <<prenne avant la mort les dispositions pour la maison » (1, 3), formule qui peut être équivalente à << rédiger son testa­ment ». Or, on cherchera en vain un discours d'adieu dans la suite, qui est consacrée, surtout, à un voyage aux cieux. Dans le Testament d'Isaac - ou << récit du décès de notre père Isaac » selon la formule finale (10, 13) -nous retrouvons dans le pro­logue l'archange Michel, dont le message est, cette fois, encore plus précis : <<Ecris maintenant ton testament et prends les dispo­sitions pour ta maison, puisque tu entreras dans le repos» (1, 11),

( 1) M. PHJLONENKO, qui a publié une traduction commentée de ce pseu­dépigraphe, à tort négligé, dans Semitica, XV_III, 1968, a indiqué ses rapp?rts étroits avec les Testaments des Douze Patrwrches (pp. 12-13 et pass1m). A. Hultgârd, aussi, les a soulignés et en a donné d'autres exemples quant au cadre formel.

(2) Cf. Test. Adam 3, 20 : • Et nous - Seth, qui a dressé le testament de son père, et son frère - scellâmes ce testament-ci et le déposâmes dans le caveau de trésors, où il est resté jusqu'à aujourd'hui.

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1

i.

26 SAGESSE ET RELIGION

Autrement dit, cet écrit hagiographique ne se présente pas non plus essentiellement comme un testament, même s'il y a un discours d'adieu dans les chapitres 3-5 (1 ). Le Testament de Moïse - qui semble être un autre titre de l'Assomption de Moïse ou d'une partie de cette composition hétérogène- souligne que ce testament-ci est identique au « testament que Moïse a proclamé déjà dans le Deutéronome » (1, 5) et commande à Josué de recevoir « cet écrit-ci >> ( 1, 16). Or, on peut constater que le document qui suit correspond assez mal à cette présen­tation, du moins dans la version latine qui reste la mieux connue.

Ce bref résumé illustre bien la popularité du titre « testa­ment de NN >> et le peu de justification à l'emploi de ce titre. Presque tout genre littéraire peut être présenté, dans ces cercles juifs ou judéo-chrétiens, comme le testament de l'un ou de l'autre des grands hommes d'autrefois. L'exemple le plus carac­téristique est le Testament de Salomon. On ne s'étonne pas qu'un testament soit attribué aussi à ce « sage des sages >> dans la tradi­tion sapientiale juive, mais la forme et le contenu du testament indiquent nettement que ce n'est pas dans la tradition de sagesse salomonienne qu'est né le testament comme genre particulier de sagesse.

Retournons au premier groupe des testaments, le plus homo­gène - du moins du point de vue formel- et le plus important! En ce qui concerne les membres de cette famille de testaments - les grandes affinités de ces écrits justifient, à mon avis, l'emploi du terme « famille >> pour les désigner -, on peut, au contraire, noter que l'usage du mot << testament >> est assez rare - sauf dans les titres - et que les notices sur des écrits ou sur la rédaction des documents sont absentes (2). Même dans la formule introductive &.nlypacpov 'AbyCùv/~tafJ~XYJÇ l'usage de Myot est l'expression originale, comme l'a bien démontré A. Huit-

(1) A noter le rôle que joue la date mortuaire comme jour mémorial d'Isaac- et d'Abraham (1, 1; 8, 9 s., 10, 4.10) -,l'importance de son nom (8, 4, 8) et les règles pour sa fête (cha p. 8). On peut aussi noter la description de l'écrit dans le passage (8, 19), qui souligne le mérite de ceux qui font • une copie de cette volonté-ci et de ce testament-ci et du récit '· Cf. «écrire son testament et sa volonté '' (8, 10).

(2) La dernière partie du Testament de Job (les chap. 46-53) constitue un cas spécial. Ces chapitres nous présentent, comme on l'a noté (cf. M. PHI­LONENKO, op. cil., p. 10), un appendice, ajouté après coup et dont l'attribu­tion à Néreus, le frère de Job, est donnée au chap. 51. Dans cette partie aussi trois collections d'hymnea sont mentionnées, l' • Epltre d'Héméra • (48, 3) - la conjecture de M. J. Schwartz, acceptée par M. Philonenko, me semble évidente -, les « hymnes de Casia • (49, 3) et les « Prières de Corne d'Amalthée» (50, 3).

...

J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 27

gard (1). Cependant, la tenda~ce à re.mplacer Myot par .~tafJ~xYJ témoigne aussi (2) du prestige crOissant de la désignatiOn << testament n, dont nous avons donné les exemples du gr~upe secondaire ci-dessus. Et l'emploi conséquent du t~rme techmque &.vT[ypacpov <<copie» (3) présuppose l'idée que le discours d'a.~Ieu (<<les paroles ») a été mis par écrit et copié comme les dermeres volontés du défunt. Pour donner une image co1_1crè~e de la ~truc­ture testamentaire idéale de ce groupe d'écnts, Il est utile de présenter sommairement les éléments qui entre~t dans l~ p~o­logue et l'épilogue, qui constit~ent le cad;e. du discours d ~~1eu proprement dit, le corps essentiel - et d ailleurs assez vane -des testaments.

Le préambule contient normalement les éléments suivants : 1 o formule introductive : << copie des paroles du testament de NN, qu'il a dites à ses fils » ; 2o annonce ;Iue. la mort est proche ; 3o mention de l'âge du mourant; 4° reumon des fils autour du mourant· 5o ordre d'écouter les paroles.

Quant à l'épilogue, il renferme en général les éléments sui­vants : 1 o formule indiquant la fin du discours ; 2° an1_1once des dispositions à prendre pour les funérailles ; 3° .mentiOn de la mort ; 4o traitement des ossements, etc. Ces traits donnent un cadre modèle, dont la réalisation n'est pas complète pour chaque membre de la famille testamentaire (4).

Regardons le caractère testamentaire de ces écrits d.e plus près sans entrer dans tous les détails.!. Tout d'abord, Il faut constater qu'il s'agit de <<testaments spmt~els ». ~u << testam~nts éthiques ». Les règlements quant aux dispositions de~ biens matériels du mourant manquent presque totale~ent, à l excep~ tion de la question des funérailles (5). La déclaratiOn de Nephtali

(1) Voir pour les détails, op. cil., la partie «Analyse du cadre des Test. XII Patr. ». · l t' d 1

(2) Hultgàrd en s'intéressant particulièrement a ~ ques wn e ~ langue originale du cadre, trouve ici • la tendance à substituer à Mywv, qu1 est sémitisant un concept plus grec et plus exact ''·

(3) HuLTGARD a bien noté la présence analogue de prsgn dans la formule introductive de 4Q 'Amram. On peut ajouter que dans .le prologue ~u Testa­ment de Job le manuscrit V contient la formule • sa v1e et la copte de son testament •. H · d · ·

(4) Les variantes sont soigneusement notées par ultgar ? qu1 a aussi établi les listes des éléments du préambule et du passage fmal données ci-dessus. .

(5) Test. Job 45, 4 : • Voici donc, je partage en~re vous tout ce que Je possède, en sorte que chacun dispose de sa. part hbrement », est u~ ca~ spécial. Le court chapitre 45, formant en sm un testament. en réductiOn · formule annonçant la mort quatre commandements succmcts, ~ont les trois derniers sont subordon~és au premier, • N'oubliez pas le ~e1gneur », et la sentence citée, semble avoir constitué, dans un état anténeur, la fln

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dans la version tardive en hébreu (1, 3) : « Je ne vous donne aucun règlement sur mon argent, ni sur mon or, ni sur les autres biens, que je vous laisse sous le soleil >> - est à cet égard signi­ficative pour l'attitude de nos testaments. Le texte le plus topique se trouve dans le Testament de Benjamin en position finale et a donc évidemment fonction de conclusion : « Sachez donc, mes enfants, que je meurs. Faites la vérité, chacun à son prochain, et gardez la Loi du Seigneur et ses commandements ! Cela je vous laisse au lieu de tout (autre) héritage. Et vous­mêmes, donnez-le à vos enfants comme une possession éternelle ! Car c'est ainsi qu'ont fait Abraham et Isaac et Jacob » (Test. Benj. 10, 2-4). Ce passage succinct, qui constitue en soi un testa­ment en réduction (1), nous rappelle l'affinité de la conception de l'alliance et celle du testament éthique, qui sont, tous les deux, désignés par le mot aLIX6~X"Y) (2). Dans le cadre général de l'alliance des patriarches, les testaments divers tendent à souligner chacun une vertu ou un vice particulier qui s'est mani­festé dans la vie du patriarche en question et attire sur lui la bénédiction ou la malédiction (3). Cela explique l'action réci­proque entre des moments de récits de caractère haggadique et des passages de parénèses.

Dans cette composition déjà variée entrent aussi des prédic­tions, qui peuvent se fonder sur des visions ou des révélations qui sont relatées (4). Leur fonction est d'une grande importance pour tout le genre testamentaire, puisqu'elles neutralisent la distance temporelle du testateur et actualisent ses parénèses, fondées sur l'expérience de sa vie. Comme il a prévu dans la

du Testament de Job. Dans la forme actuelle de l'écrit, il a aussi la fonction de faire une transition à l'appendice qui amplifie l'héritage des trois filles de Job (chap. 46-53). Etant donné que c'est exactement la sentence sur les dispositions des biens qui forme le lien effectif- le chap. 46 commence par constater que le testament oral est immédiatement effectué -, il est possible qu'on ait fait ici des remaniements pour faciliter l'addition du récit remar­quable sur les dons uniques des filles, ce qui a, d'ailleurs, rendu nécessaire un retard de la mort (cf. 52, 1-2). Nous ne savons pas comment étaient notées, dans la version antérieure, la mort de Job et ses funérailles.

(1) Cf. la structure analogue frappante Test. Job 45, passage traité dans la note précédente.

(2) Pour l'emploi de 8Lcx6-i)x1) en général, voir les monographies, J. BEHM, Dialheke im NT, Leipzig, 1912, et E. LOHMEYER, Dialheke, Leipzig, 1913; WBzNT II, s. v. 3Lcx6-i)x1) (pp. 106-137; J. BEHM). Cf. W. SELB, 3Lcx6-i)x1) im Neuen Testament, Studies in Jewish Legal History (Essays in Honor of David Daube), London, 1974, pp. 183-196.

(3) Cf. M. PHILONENKO, op. ci!., p. 13. (4) HuLTGARD, op. cil., dans la partie • Relation entre cadre et contenu

du genre littéraire du testament •, donne des tableaux utiles, qui résument l'ordre des éléments.

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situation mortuaire propice à la dairvoyance, le développement futur de l'histoire, il devient contemporain des cercles, qui dans ses prédictions reconnaissent leur propre situation. Ils se sentent directement interpellés par le testateur : c'est à eux de réaliser les bénédictions ou les malédictions qu'il a exprimées. L'héritage spirituel, qu'une génération ~ trans~is à l'autre .et qu~ la gén~­ration actuelle transmettra a la smvante, est neanmoms consi­déré comme plus directement destiné à la génération vivante. Grâce à l'interaction de ces éléments divers dans les Testaments, leur testateur est toujours actuel et l'héritage reste «une posses­sion éternelle ». Et non seulement l'héritage, mais aussi le nom du testateur, est conservé pour l'éternité. Ce n'est pas par hasard que le Testament de Job se termine par la constatation que le testateur a reçu << un nom glorieux pour toutes les générations du siècle» (1). Aussi, le caractère d'enseignement de ces Testaments est-il indéniable, même si les passages qui constituent de purs enseignements ne sont pas nombreux. C'est bien la composition en soi, où les éléments se soutiennent l'un l'autre, qui donne cette impression fondamentalement sapientiale.

Quels sont alors les rapports entre un testament spirituel et un testament authentique comme document juridique ? Nous nous contenterons de noter ici quelques ressemblances et quelques différences (2).

Si l'on commence par les dates extérieures, on peut constater qu'il n'y a pas de listes de témoins qui assurent la validité des testaments spirituels, comme on le demande pour assurer la validité d'un testament. Naturellement, les destinataires, les fils et leurs familles, sont témoins des paroles du testateur, mais étant intéressés ils sont récusables d'un point de vue strictement juridique. Néanmoins, on peut rappeler à ce propos un passage unique dans le Testament de Lévi, qui se trouve immédiatement avant l'épilogue ordinaire. Comme conclusion de son discours, Lévi place les enfants devant le choix décisif entre la lumière et les ténèbres ou entre la Loi du Seigneur et les œuvres de Béliar. Quand ses fils ont confirmé leur choix, le père leur dit : << Le Seigneur est témoin et ses anges sont témoins, vous êtes témoins et moi, je suis témoin de la parole qui est sortie de votre bouche ! » Et les fils lui dirent:<< Nous sommes témoins.» Ce passage indique

(1) Test. Job. 53, 8; cf. la prome~se antérieure de Dieu (4, 6) ; • Mais si tu résistes, je rendrai ton nom glorieux pour toutes les génératwns de la terre jusqu'à la fin du monde. •

(2) HuLTGARD, op. cil., a le mérite d'avoir poursuivi cette comparaison avec application.

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une sorte d'action rituelle pour conclure une alliance mais comme il y a des affinités entre alliance et testament s~ cita­tion ici peut être à sa place ( 1 ). Quant aux notices te~porelles, les dates précises pour la rédaction du testament - et pour la mort du testateur- manquent dans les testaments spirituels (2). D'autre part, l'âge du mourant est normalement indiqué. Ce trait peut être une influence des listes généalogiques si fré­quentes dans les livres bibliques et apocryphes, mais il pourrait aussi être inspiré par la présence de cette indication dans les testaments authentiques. La tonalité juridique de « copie » dans la formule introductive des testaments spirituels a déjà été relevée. Des notices sur l'état physique et mental du testateur sont ordinaires dans le document juridique (3). Or, l'on trouve aussi des commentaires sur la santé du patriarche dans nos testaments. Il faut pourtant observer qu'il y a une certaine diffé­rence à cet égard. Les testaments proprement dits attestent que le testateur a la santé et tous ses sens à l'heure de la rédaction du document, tandis que le testament spirituel décrit la situation mortuaire, où le patriarche proclame son discours d'adieu comme testament oral. Cette combinaison révèle une ambiguïté : d'un côté, la situation mortuaire impliquera naturellement un état de maladie ou, du moins, d'affaiblissement, de l'autre la validité du « testament » demandera un état de bonne santé. La moitié environ de nos testaments contient une notice sur l'état de santé. Trois nous donnent une information négative (le patriarche tombe malade et convoque ses fils (Test. Ru b. 1, 2; Test. Sim. 1, 2; J?b 1, 2 et encore une fois dans la partie ajoutée 52, 1), tan­dis que la bonne santé est notée dans trois ou quatre cas (Test. Lévi 1, 2; Test. Nepht. 1, 2 (4); Test. As. 1, 2; Test.

(1) Dans le Testament d'Isaac, il y a un passage qui mentionne aussi une sorte de confirmation des paroles du patriarche. Isaac a adressé à Jacob et à un groupe non identifié toute une série de commandements (5, II-13). ;'\près cela nous lisons : « Quand la multitude qui l'entourait entendit cela Ils proclamèrent et crièrent tous : Parfaitement juste et vrai est tout c~ qu'a dit ce vieillard pieux 1 ''

(2) Exception Test. Nepht. I, 2, où se trouve la combinaison de date et de repas, tous le~ deux uniques dans toute la collection. Est-ce qu'il y a eu un repas mémonal, célébré chaque année à la date mentionnée ? - Dans le Testament. d'Isaac, po~rtant, la date de la mort - le 28• Misri - qui a é~é au_ssi le JOUr mortumre _d'Abraham - est donr:ée plusieurs fois, ce qui s explique par le rôle que JOUe dans cet écrit la fete mémoriale d'Isaac et d'Abraham.

(3) _Yo_ir. HuLTGÀRD, op. cil., la partie • Description du cadre des Testa­ments JUridiques •.

. {4) Lfl: formule uyLodvoV"t"OÇ OCÙ"t"OÜ n'est pas attestée par tous les manus­crits, mais la smte - les fils refusent de croire à sa parole, quand il leur

-J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 31

Js. 7 9 (1)). Compte tenu de cette complexité, la conclusion de Hultgard, selon laquelle la formule uy~cxlvwv dans les préam~ul~s de trois testaments est << un emprunt au style de testament JUri­

dique », peut être contestée. Loin d'en nier la possibilité, je trouve néanmoins utile de considérer - pour ces détails concrets - les autres possibilités d'interpréter les renseignements à cet égard. En tout cas, il faut admettre la difficulté suivante : si l'on sou­ligne l'ambition juridique du genre << testamentaire ''• la formule uy~cxlvwv se laisse expliquer facilement, mais en même temps les testaments d'un testateur malade risqueront d'être proclamés invalides, conséquence fatale que l'auteur n'a certainement pas recherchée. Comment expliquer alors ces notices diverses ? Dans le cadre des Testaments des Douze Patriarches, on doit remarquer que ce sont précisément Ruben et Siméon qui nous sont présentés comme affaiblis. A eux seuls est attribuée une confession des péchés de jeunesse, relatée dans la suite (Test. Rub. 1, 6-10; Test. Sim. 11, 4-14). Cette correspondance entre la faiblesse morale de la jeunesse et l'affaiblissement dû à la vieillesse me semble intentionnelle. Il y a aussi un autre effet qui doit être encore plus désiré : ainsi, Lévi devient-il le premier dans la série des patriarches qui rencontre la mort en bonne santé, Lévi qui est, à plusieurs égards, le protagoniste de l'œuvre, et cela à l'âge de 137 ans, comme Nestor parmi les patriarches (2). On peut penser à d'autres motifs encore qui peuvent contribuer à accentuer la bonne santé dans la situation mortuaire. Si aucun signe physique ne rend la proximité de la mort évidente, la conscience sûre de la mort imminente chez le patriarche peut être expliquée par une révélation personnelle. C'est bien le cas préci­sément pour Lévi (1, 2) : <<Il lui avait été révélé qu'il allait mourir.>>

On pourrait continuer à mentionner d'autres traits caracté-

annonce sa mort - semble le présumer. De même le fait qu'il prépare un repas et qu'il le renouvelle après le discours - « Après avoir mangé et bu dans la joie de l'âme, il s'enveloppa la tête et mourut • {9, 2) - souligne sa bonne santé.

(1) Il y a ici dans les manuscrits une version courte-« dans une belle vieillesse • - et une plus longue - avec l'addition : « Tous ses membres étaient sains et il conservait sa force. •

(2) Selon le Testament araméen de Lévi (v. 81) Lévi est mort âgé de 127 ans; dans ce cas Nephtali le dépasserait de cinq ans. A ce propos, on doit observer un fait dont on semble ne pas avoir tenu compte. Le verset suivant (v. 82) nous informe que c'est dans sa IlS• année, à savoir l'année de la mort de Joseph, que Lévi a convoqué ses fils et leurs fils et a commencé à les instruire. Le Testament araméen de Lévi ne se présente pas, par consé­quent, comme un discours d'adieu mais comme un enseignement particulier, qui a été actualisé par la mort de Joseph. Evidemment, Lévy agit ici comme le successeur de Jose ph.

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ristiques du genre du testament spirituel, mais les exemples donnés en illustrent suffisamment les grandes lignes et quelques points particuliers. L'idée conçue par cette présentation nous servira de base, quand nous nous tournerons vers la civilisation de l'Egypte ancienne, célèbre dans tout le Proche-Orient pour sa sagesse et ses Sagesses.

Mais avant ce changement de scène, il convient de prêter attention à la question des dramatis personae dans les Testaments traités. Pour commenter la sélection faite ci-dessus dans la litté­rature sapientiale vaste et variée, il me semble utile de poser la question fondamentale : quels sont les testateurs idéaux ? Autre­ment dit, de qui désire-t-on avant tout être l'héritier ? Pour les cercles qui nous ont occupés, la réponse se trouve assez faci­lement. Cette famille de testateurs s'étend de proche en proche à partir du centre que constituent Jacob et ses fils, point de départ déjà donné par les discours d'adieu qui se trouvent dans les derniers chapitres de la Genèse. « Car c'est de cette manière qu'ont agi Abraham, Isaac et Jacob n est une perspective fonda­mentale de ce genre testamentaire. Voici l'héritage exclusif à garder et à transmettre à la postérité. Les rapports avec Jacob sont en conséquence d'une importance décisive. L'exemple qu'en donne le Testament de Job est très éloquent. Le Livre de Job en hébreu ne dit aucun mot sur une relation entre Job, l'homme du pays d'Uts, et nos patriarches (1), mais la version grecque, dans le post-scriptum (Job 42, 17 b-d), en l'identifiant à Jobab, deuxième roi d'Edom (cf. Genèse 36, 33), le présente comme <<le cinquième après Abraham n. Le Testament de Job, en se fondant sur cet enseignement de la Septante, insiste, pourtant, sur une ascendance encore plus noble pour la postérité de Job que donne la lignée d'Esaü. Job le dit explicitement : <<Quant à vous, vous avez une ascendance choisie, précieuse, issue de la race de Jacob, le père de votre mère. Quant à moi, je descends des fils d'Esaü, le frère de Jacob, dont descend Dina, votre mère, de qui je vous ai engendrés>> (Test. Job 1, 5 b-6) (2). Dans les Testaments des Douze Patriarches les postérités des fils de Jacob, des patriarches, sont interpellées, l'une après l'autre; dans le Testament de Job il est question de la postérité de Dina, seule fille connue de Jacob,

(1) Cf. pourtant le nom d'Uts dans la généalogie de la postérité d'Esaü selon la Genèse (36, 33).

(2) Pour cette tradition, cf. les renvois chez M. PHILONENKo, op. cil., p. 26 (note).- Les couples Jobab-Sitis, la première femme de Job, et Job­Dina conviendraient très bien à la typologie de conversion. Mais Dina ne joue, dans la suite, aucun rôle, et Sitis et ses enfants - même si elle se laisse tenter - sont finalement reçus par Dieu.

-J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 33

seule << matriarche n. II est typique que cette mention de Dina se trouve dans le cadre du testament (dans l'introduction), on la chercherait en vain ailleurs dans l'écrit. II faut aussi constater qu'il n'y a, autant que je sache, aucune trace d'un << Testament de Dina n, quoique l'exemple du testament en réduction de Rebecca dans le Livre des Jubilés (1) nous indique que le genre pourrait être, du moins dans certains milieux, lié à une femme. De plus, un << Testament de Dina n aurait-il été, dans le milieu responsable du Testament de Job dans son état actuel, moins étonnant, vu le rôle frappant que jouent précisément, en héri­tières privilégiées (3), les filles de Job dans la partie finale ajoutée.

L'existence des Testaments de Qahat et de 'Amram, prouvée par les fragments trouvés à Qumran, ne nous étonnera pas non plus. La position extraordinaire de Lévi et de sa lignée est bien documentée dans tous les Testaments de la collection. Qahat, le deuxième fils de Lévi (Genèse 46, 11 ; Nombres 3, 17 ; I Chron. 6, 1), fut préféré à son frère aîné selon le Testament de Lévi (10, 2-6) (3), où la promesse de devenir grand-prêtre est donnée à lui et à sa lignée. Son fils aîné, 'Amram, eut une position remar­quable à bien des égards : il fut appelé 'Amram, << Je peuple élevé n, par Lévi lui-même (4), il fut marié à Jokébed, la fille de Lévi (Exode 2, 1 ; 6, 20), son âge est de 137 ans, exactement comme celui de son grand-père Lévi. Comme le père d'Aaron et de Moïse, 'Amr am constitue un lien fondamental entre Jacob et Moïse, dont les discours d'adieu et bénédictions futures sont les points de départ bibliques du genre testamentaire, et entre Lévi et Aaron pour ce qui est du grand sacerdoce. Beaucoup d'autres liens encore entre les traditions et les personnages passés en revue peuvent être notés. Ce résumé suffit pourtant à mettre en relief les rapports étroits entre les personnes, qui figurent comme testateurs dans le groupe central du genre testamentaire des traditions juives (ou judéo-chrétiennes).

Tournons maintenant notre attention vers l'Egypte ancienne et voyons s'il y a aussi dans sa vaste littérature sapientiale assez variée des exemples du genre testamentaire.

(1) Jub., chap. 35. Dans un cadre testamentaire on trouve ici toute une série de petits discours d'adieu.

(2) L'addition de la fin a pris, évidemment, son point de départ dans la notice Job, 42, 13-15, où sont mentionnés les noms des filles, où est louée leur beauté et où il est constaté que leur père leur accorde une part d'héri­tage avec leurs frères.

(3) Cf. aussi les versets 63-67 du fragment grec (éd. R. H. CHARLES, pp. 252-253).

(4) Voir le Testament araméen de Lévi, vv. 76-77.

SAGESSE 2

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Il convient de commencer par l'étude des Instructions de Ptahhotep, écrit appelé dans la jeunesse de l'égyptolo?ie par F. Chabas «le plus ancien livre du monde ll. Même si ces mstruc­tions, datant de la ve dynastie, ne sont pas le.s plus anciennes que nous connaissions, cette collection de maximes est la seule de l'Ancien Empire à nous être parvenue intégralement. Or, les instructions de Ptahhotep nous sont présentées dans un double cadre. Le cadre extérieur consiste au début (vv. 1-41) en un dialogue entre le vizir Ptahhotep et le roi Isesi, et rappelle un peu l'introduction de la Konigsnovelle, genre typiquement ~gyp­tien. A la fin, il n'y a pas de dialogue correspondant, mais on peut noter le dire hypothétique du maître, annoncé vers la fin (vv. 628-632) et le rôle que joue le roi dans les dernières lignes (vv. 638, 642, 644). Le cadre intérieur (vv. 42-51) présente une nouvelle introduction, assez conventionnelle pour une sagesse et indépendante de la partie précédente. Il nous informe que c'est le vizir Ptahhotep, dont tous les titres sont énumérés, qui s'adresse à son fils Ptahhotep pour l'instruire « des règles de la bonne parole, chose profitable à celui qui les entendra bien, chose nuisible à celui qui les enfreindra )) (vv. 48-50). Toute une cinquième partie du texte, à la fin (vv. 507-636), est consacrée au thème des destins qu'auront le fils obéissant et le fils déso­béissant.

Or, on aurait raison de désigner ces instructions comme un testament. Ainsi on trouve, dans le premier préambule, une description de la vieillesse, de la situation de Ptahhotep devant la mort imminente, qui est absolument sans égale dans toute la littérature égyptienne - et probablement dans celle du Proche­Orient ancien tout entier. Voici la présentation réaliste : « La vieillesse s'approcha, la sénilité vint, les membres deviennent caducs, la faiblesse se renouvelle, la force périt à cause de la fatigue du cœur, la bouche est silencieuse ; elle ne peut plus parler ; les yeux sont faibles, les oreilles sourdes ; le cœur se repose, étant fatigué tout le jour, l'esprit a des absences ; il n'est plus à même de se souvenir du passé, les os souffrent à cause de la longueur (de l'âge). Ce qui était bon est devenu mauvais ; tout goût s'en est allé. Ce que fait la vieillesse aux hommes est quelque chose de mauvais sous tous les rapports ; le nez est bouché ; il ne peut plus respirer à cause de la fmblesse pendant n'importe quelle action )) (vv. 8-23). Cette description par Ptahhotep aboutit à la demande de se constituer « un bâton de vieillesse )) -- formule métaphorique pour « successeur )) ou « héritier )) --, ce que le roi lui accorde. L'introduction pourrait

ps

J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 35

indiquer la décision de Ptahhotep de faire son testament et l'accord du roi. Ce procédé impliquera aussi que le roi accepte que Ptahhotep le jeune succède à son père comme vizir. << Que mon fils soit mis à ma place )) (v. 29). Voici le désir de l'ancien vizir, procédé qui permettra une continuation ininterrompue de l'office et de la politique royale, « de sorte qu'on agisse envers toi ( = le roi) de la même façon, pour que le mal soit détourné du peuple et que les Deux Rives ( = l'Egypte) te servent!'' (vv. 33-35). En passant, nous pouvons constater qu'il y a ici le même écart que celui que nous avons observé plus haut (1) entre l'état caduc du vieillard comme il est écrit si éloquemment - « la bouche est silencieuse ; elle ne peut plus parler'' (v. 13), «l'esprit a des absences ; il n'est plus à même de se souvenir du passé ll, etc. - et la longue série de maximes très élaborées qui suit dans l'enseignement propre de Ptahhotep.

De plus, la partie finale nous offre d'autres traits caractéris­tiques du genre testamentaire. Les dernières volontés du père sont exprimées de la manière suivante : « Puisses-tu me rejoindre, ton corps étant sauf et le roi content de tout ce qui a été fait, puisses-tu passer une quantité d'années de vie ! )) Déjà ces vœux exprimés en conclusion auraient pu être une illustration indi­recte de l'idéal de vie du père, l'héritage spirituel légué à son fils. Or, dans la suite, le vieillard est encore plus précis et présente une véritable somme de sa vie : << Ce n'est pas peu de chose, ce que j'ai fait sur la terre; j'ai passé cent dix ans de vie que le roi me donna, les faveurs ayant surpassé celles des ancêtres, parce que j'ai pratiqué l'équité pour le roi jusqu'à l'habitacle de la béatitude )) (vv. 140-144). Ainsi, nous trouvons ici la mention de l'âge de Ptahhotep : 110 ans, âge idéal dans l'Egypte ancienne, qui est aussi attribué à Joseph (Gen. 50, 22 et 26- Test. Jos. 20, 6) (2). Les derniers mots indiquent sans doute le fait que c'est bien, à cette époque-là, le roi qui arrangera l'enterrement pour un serviteur, qui est resté obéissant « jusqu'à l'habitacle de la béatitude ''· Cela expliquera aussi le fait qu'il n'y a dans le contexte aucun commandement adressé au fils quant au processus funéraire. La mort de Ptahhotep et ses funérailles ne sont pas

(1) En contraste avec ce délabrement de la vieillesse, on pensera par exemple à l'état d'Abraham (Genèse, 5, 8) et de Moïse (Deut. 34, 7) et à la description de Rebecca, annonçant sa mort, selon le Livre de Jubilée (35, 7).

(2) J. M. A. JANSSEN, On the Ideal Lifetime of the Egyptians ((OMRO, 31, 1950, pp. 33-34), en a rassemblé 27 exemples, dont la plupart appartiennent à l'époque ramesside. Notre sagesse est jusqu'ici le seul témoignage datant de l'Ancien Empire. Voir aussi J. VERGOTE, Joseph en Egypte (Orientalia et Biblica Lovanensia, III), Louvain, 1959, pp. 200-201.

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directement notées à la fin. On doit cependant observer que la dernière partie du texte, prise à part, fait sans doute penser à un discours posthume. En Egypte, la déclaration selon laquelle on a << pratiqué l'équité jusqu'à l'habitacle de la béatitude » trouve sa juste place dans une inscription de tombeau. Ces lignes corres­pondent bien à la louange autobiographique que portent norma­lement en Egypte les stèles. Déjà la formule << puisses-tu me rejoindre, ton corps étant sauf » se comprend mieux, à notre avis, dans la perspective du père mort et justifié, s'adressant à son fils vivant et successeur. Une formule parallèle se rencontre dans Les instructions pour Merikarê (v. 139) (1) : << Puisses-tu me rejoindre en étant sans accusateur!» Dans ce cas-ci il est évident que le père mort, Kheti, dont le tombeau a été violé (cf. vv. 69 et 119), s'adresse du royaume des morts à son fils encore vivant. Tout l'enseignement pour Merikarê se présente comme une sorte de <<lettre des morts », un testament du roi mort (2). Les instruc­tions pour Merikarê comme celles d'Amenemhat Ier, qui dépen­dent de la même tradition, sont des sagesses politiques ou royales, où le roi mort (Kheti et Amenemhat Ier) donne son testament par un discours posthume au fils successeur (Merikarê, Sesos­tris Ier) (3). Dans le cas de Ptahhotep, cependant, le plan royal forme une superstructure idéologique correspondant à l'état tout à fait souverain du pharaon : c'est bien le roi qui lui-même donne les années de vie- Ptahhotep souligne, comme nous l'avons lu, que ses 110 ans de vie sont un don du roi (vv. 641-642). Par conséquent, non seulement la retraite, mais aussi la mort de Ptahhotep dépendent du roi, de même que les funérailles et la succession. Dans le dialogue même, le rôle du roi est pourtant assez modeste. Ses paroles (vv. 37-41), qui légitimeront le pro­cédé de l'instruction et le mettront en marche, accentuent<< l'im­portance d'être un modèle pour la postérité » et soulignent la nécessité de l'enseignement, en citant l'aphorisme<< personne n'est né savant ». On peut noter que cette idée, qui semble être citée ad hoc, est contrastée par la maxime suivante : << Combien est beau celui qu'a élevé son père ... , celui auquel il (le père) avait, lorsqu'il (le fils) était encore dans le sein de sa mère, déjà tout dit!» (vv. 629-631), et par beaucoup d'éloges autobiographiques (Merikarê, vv. 115-116, et une série d'exemples chez J. Janssen,

(1) Noté par Z. ZABA, Les maximes de Ptahho~ep, Pragu~, 1956, 'P· .171. (2) Cf. les commentaires d'A. VoLTEN, Zwe1 altâgyptlSche poht1sche

Schriften (Anal. Aeg., IV), Copenhague, 1945, pp. 82 s. {3) Pap. Harris I nous présente un cas analogue, où Ramsès III

est le testateur posthume.

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De lradilioneele egyptische Aulobiografie voor hel N ieuwe Rijk, 1, Leiden, 1946, p. 60, n° 24-25). Le concept de modèle est assez important pour toute l'éducation égyptienne. Au moyen de l'imitation parfaite du prédécesseur (le père ou le maître), le maintien d'une tradition est assuré. C'est aussi l'idée explicite de l'introduction, où l'intention de Ptahhotep est formulée ainsi: <<Dire les paroles de ceux qui savent écouter (aujourd'hui) ainsi que les conseils des ancêtres qui savaient écouter jadis les dieux (les anciens rois) » (vv. 30-32). Cette idée même constitue l'un des concepts fondamentaux du genre testamentaire. Il faut bien garder la tradition héritée pour la transmettre comme un héritage éternel, à la façon d'un testament, d'une génération à l'autre sans interruption. Le moment de crise reste toujours la transition entre l'ancienne génération devenue caduque et la jeune génération, qui - au contraire - est présentée dans un état d'enfance. Il y a évidemment une tendance un peu drama­tique dans cette présentation, qui semble écarter le vieillard et le fils-enfant et s'éloigne, de cette façon, de la situation ordi­naire de l'éducation familiale.

Comme nous l'avons constaté, les Instructions de Ptahhotep sont le seul spécimen de la littérature sapientiale probablement assez vaste de l'Ancien Empire qui nous soit entièrement conservé. C'est pourquoi nous nous sommes occupés d'un peu plus près de ce texte important.

A la différence de l' I nslruction de Ptahholep, les autres instruc­tions datant de l'Ancien Empire nous sont conservées seulement dans un état assez fragmentaire. Sur l'ouvrage d'Imhotep, le célèbre conseiller de Djéser et probablement le pionnier de la littérature égyptienne, on n'a trouvé jusqu'ici aucune documen­tation. C'est rt>marquable car << les paroles d'Imhotep » ont joui d'une grande renommée à diverses époques de la civilisation égyptienne si l'on se réfère au Chant d'Antef, au Pap. Chester Beatty IV et à l'information de Manéthon ( 1) selon laquelle cet expert de la science médicale et architecte créateur « s'est adonné aussi aux lettres » (2). De même, nous connaissons seule­ment la dernière partie avec un épilogue de l'Instruction pour Kagemni (3). Cette sagesse semble avoir eu à peu près la même

{1) Manéthon, éd. W. G. WADDELL (Loeb), frag. 11, pp. 40 s. {2) Voir maintenant la documentation précieuse dans P. WrLDUNG,

Imhotep und.~menhotep (MAS 36), Munich, 1977. (3) Les éditiOns de base sont A. ScHARFF, Die Lehre für Kagemni, ZAeS 77,

1942, pp. 13-21, et A. H. GARDINER, The Instructions addressed to Kagemni and his Brethren, JEA 32, 1946, pp. 71-74.

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structure que celle de Ptahhotep (1). C'est particulièrement l'épilogue qui nous intéresse car il s'y trouve des traits caracté­ristiques du genre testamentaire. On y constate que le vizir, anonyme pour nous (2), ayant rassemblé ses enfants, les exhorte à obéir parfaitement à tout ce qu'il a dit et qui est noté dans le livre qu'il leur donne. Les enfants reçoivent humblement l'ins­truction, la lisent et la prennent pour leur guide de vie. Finale­ment, on nous apprend que le roi Houni mourut, que Snéfrou lui succéda et que Kagemni devint maire et vizir. Dans ce cas, la fonction de l'instruction est évidente : elle doit assurer la continuité, quand une nouvelle dynastie entre en scène et qu'une nouvelle génération succède aux responsabilités. Dans la perspec­tive proprement royale, la mort du testateur, l'ancien vizir, n'est pas formellement indiquée, mais on doit supposer qu'en qualité de vizir loyal il a accompagné son maître jusque dans la mort. On notera aussi la combinaison de l'action orale et la présentation d'une instruction écrite, qui rappelle la relation entre discours d'adieu et testament écrit.

Pour les Instructions de Hardjedef (ou Djedefhor) (3), on regrette d'autant plus l'état très fragmentaire du texte que sa renommée est attestée à la fin de l'Ancien Empire, au Moyen Empire, à la XIXe dynastie et à basse époque. D. Wildung l'a encore trouvé mentionné en compagnie d'Imhotep dans un papyrus grec (4). Le prologue assez court nous informe seulement sur le nom du testateur, «le prince, le fils du roi, Hardjedef » et celui de« son fils, qu'il élève, Aouibre ». Ainsi, il s'agit du même milieu d'origine que les instructions déjà traitées, l'entourage du roi, mais l'encadrement royal n'est pas donné dans le début qui nous est conservé. Or, il convient de s'arrêter sur la disposition et le contenu des maximes parvenues jusqu'à nous de cet enseigne­ment célèbre. Après un avertissement qui met en garde contre l'ostentation du sage, sentence qui se retrouve, en termes variés,

(1) On peut noter que la seule source en est .le même Pap. Prisse, qu! contient aussi la meilleure version des Instructwns de Ptahhotep, ce qm pourrait s'expliquer par la parenté des deux textes. Mais aucune conclusion sûre ne peut être tirée de ce fait. .

(2) G. PosENER, Les richesses inconnues de la littérature égyptienne, RdE 6, 1951, pp. 32-33, l'a identifié hypothétiquement à Kaïrsou (cf. Pap. Chester Beatty IV, verso), et J. YoYOTTE, A propos d.'un ~onument copié par G. Daressy, BSFE Il, 1952, pp. 67-72, a confirmé mgémeusement cette hypothèse.

(3) Cf. E. TRAUT-BRUNNER, Die Weisheitslehre des Djedef-Hor, ZAeS 76, 1940, pp. 3-9 ; G. PosENER, Le début de l'enseignement de Hardjedef, RdE 9, 1952, p. 109-!17 et 18, 1966, pp. 62-65; J. CERNY-A. H. GARDINER, Hieratic Ostraca, Oxford, 1957 (pour O. GARDINER, 12 et O. PETRIE, 53).

(4) D. WILDUNG, op. cil., pp. 96-97.

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dans toute la longue tradition sapientiale égyptienne (1), vient une série d'admonitions, qui, toutes, visent à garantir une conti­nuation de la vie. La première porte sur la survie grâce à un fils : << Si tu es un homme de bien, tu fonderas un foyer ; épouse une femme forte ; il te naîtra un enfant mâle. » Puis on pensera à la propriété matérielle en bâtissant une maison pour le fils. Après cela suit le conseil, qui est le plus renommé et le plus cité de cette sagesse (2) : « Rends excellente ta demeure du cimetière et parfaite ta place de l'Occident. » Ce passage conduit à la règle « la maison de la mort sert à la vie ». Plus bas, Hardjedef retourne au thème du culte funéraire, à savoir au prêtre-de­ka (3), à propos duquel le père constate : « Il t'est plus utile que ton propre fils (ou héritier) >> (4). On trouve aussi dans la suite une recommandation de rédiger un testament (jml-pr ), dont on a un écho chez Prahhotep (1. 314) (5). Dans ce contexte-ci, il est évident que la fonction la plus importante du testament, qui doit contenir aussi des dispositions pour le culte funéraire, est de garantir la vie éternelle pour le testateur.

Comme on l'a vu, l'enseignement de Hardjedef met l'accent sur le tombeau et le culte funéraire. Il n'est donc pas étonnant de voir qu'un culte extraordinaire de Hardjedef se soit développé dans le voisinage de son tombeau à Saqqâra, identifié par Reisner. A la VIe Dynastie des formules comme « honoré par Hardjedef >>

('im~!J.w ly,r If.) (6) et « adorant de Hardjedef (dw~w If.) (7) en sont la preuve. Malheureusement, les inscriptions et les figures du tombeau de Hardjedef ont été si martelées qu'on ne peut savoir si les sentences de son enseignement y ont joué quelque rôle. Ce martelage a été expliqué par Junker (8) comme une réaction, au cours de la première période intermédiaire, contre ses doctrines sur le rôle décisif du tombeau qui seraient en contra­diction avec les tendances de cette époque troublée. Cette data­tion de la profanation a été néanmoins contestée par Goedicke (9),

(1) E. TRAUT-BRUNNER, op. cit., p. 5, note comme le parallèle - ou citation - le plus ancien la première maxime de Ptahhotep (v. 52).

(2) Cf. p. ex. Merikarê (Pa p. Ermitage 1!16A, vv. 127-128) et Anii IV, 14. (3) CERNY-GARDINER, op. cil., 4, 3, 4 et 4, 5, 3. (4) Selon 0. GARDINER, 12 ec 0. PETRIE, 53. (5) Cf. l'exégèse profonde des vv. 312-315 par G. FECHT, Der Habgierige

und die Maat in der Lehre des Ptahhotep, Glückstadt, 1958, pp. 42-44. (6) H. JUNKER, G!za VII (Denkschr. d. Akad. d. Wiss., Phil.-hist. Kl.,

72, 3), Wien, 1944, pp. 24 s.; m., Ein neuer Nachweis des Weisen DDFHR, Studi in Memnria di I. Rosellini, II, Pisa, 1955, pp. 131-140. - ·

{7) Cf. H. GoEDICKE, Ein Verehrer des Weisen DDFHR aus dem spâten alten Reich, ASAE, 55, 1958, pp. 35-55. - •

(8) JUNKER, Ein neuer Nachweis ... , pp. 133 s. (9) GOEDICKE1 op. cit., pp. 51 S,

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,l 40 SAGESSE ET RELIGION

qui préfère la placer, avec Reisner, déjà au cours de la IVe dynas­tie. Or, la mention de Hardjedef dans le fameux Chant d'An­tef ( 1) rend le thème <<le renom de Hardjedef et de son tombeau >>

encore plus prenant. Voici le passage en question: <<J'ai entendu les dits d'Imhotep et de Hardjedef, avec les mots desquels tout le monde parle aujourd'hui. Quelles sont leurs places ? Leurs murs sont ruinés. Leurs places ressemblent aux places qui n'ont jamais existé. Personne ne viendra d'au-delà pour dire comment ils se portent, pour dire quels sont leurs besoins, pour rassurer nos cœurs, jusqu'à ce que nous allions, nous aussi, au lieu auquel ils sont allés. n M. Lichtheim (2) a émis la thèse que la mention de Hardjedef dans ce contexte précis serait destinée à manifester, le plus fortement, l'instabilité de toutes les institutions funé­raires. Le contraste entre les dits d'Imhotep et de Hardjadef, qui sont dans la bouche de tout le monde, et les dits non existants des morts (<< personne ne viendra d'au-delà pour dire ... n) est d'un heureux effet. Mais il faut se demander quelle était la pro­pagation de cette idée tellement contraire à l'attitude normale des anciens Egyptiens. On doit se rappeler que les deux enseigne­ments<< politiques n, celui pour Merikarê et celui d' Amenemhet Jer que quelques générations seulement séparent du Chant d'Antef, se présentent comme des discours posthumes ou des testaments du roi mort, parlant de l'au-delà au fils régnant (3). Aussi est-il légitime de poser la question de savoir quel était, à cette époque, l'état exact des tombeaux d'Imhotep et de Hardjadef. Il est possible que les donations funéraires n'aient plus été faites et que les tombeaux aient été par conséquent mal entretenus et même ruinés. Mais l'affirmation selon laquelle ils ressemblaient à ceux qui n'avaient jamais existé nous semble suspecte (4), vu le rôle qu'ils ont joué à diverses périodes.

Il faut revenir à ce sujet important. Mais d'abord il convient de présenter un écho illustre du Chant d'Antef, plus récent de presque un millier d'années, à savoir l'enkomium des sages dans le Papyrus Chester Beatty IV (l'époque rammesside) (5). M. Weill

(1) Cf. M. LICHTHEIM, The Songs of the Harpers, JNES 4, 1945, pp. 178-212.

(2) LICHTHEIM, op. cil., p. 193, n. e. (3) Pour cette interprétation, voir VoLTEN, op. cil., pp. 84 s. et 104 s. ;

G. PosENER, Littérature et politique dans l'Egypte de la XII• dynastie, Paris, 1956, pp. 67 s.; H. GoEDICKE, The Beginning of the Instruction of King Amenemhet, JARCE 7, 1968, pp. 15-21.

(4) Cf. GoEDICKE, Ein Verehrer ... , pp. 51 s. (5) Edition : A. GARDINER, Hieratic Papyri in the British Museum,

Third Series, vol. I, London, 1935 (Pap. Ch. B. N., verso. 2, 5-3, 11),

pz

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l'a caractérisé comme l' << éloge de l'indestructibilité de l'œuvre de l'esprit, du livre, par opposition au caractère éphémère des constructions physiques >>. Voici le fondement égyptien de la tradition assez répandue, dont Horace est sans doute l'héritier lorsqu'il proclame : « Exegi monumentum aere perennius rega­lique situ pyramidum alti us >> ( 1 ). Les anciens sages surpassant infiniment les sages contemporains constituent ici une sorte d'ogdoade créatrice de jadis, responsable de la culture égyptienne. Entre les quatre couples de cette ogdoade nous retrouvons- mais dans l'ordre inverse- en premier lieu Hardjedef et Imhotep.

<< Y a-t-il maintenant quelqu'un de semblable à Hardjedef ? Y en a-t-il un autre comme Imhotep ? Dans notre génération personne ne fut comme Nefertiti, ou

comme Akhtoès, qui était un maître parmi eux. Je te rappelle les noms de Ptahemdjehouty et de Khâkheper­

rêseneb. En existe-t-il d'autres comme Ptahhotep et comme Kaïrsou ? >>

Ce catalogue des grands sages se trouve dans la dernière partie de l'éloge. Il faut citer tout ce texte pour donner une impression juste des idées dominantes :

<<Ces écrivains savants du temps des (2, 6) successeurs des dieux, ceux qui annonçaient l'avenir,

il est arrivé que leur nom dure pour l'éternité, bien qu'ils soient partis, ayant accompli leur temps (2, 7) et

que tous leurs contemporains soient oubliés. Ils ne se sont pas construit des pyramides de bronze et des

pierres tombales de fer y appartenant (2, 8). Ils n'ont pas su laisser d'héritiers en forme d'enfants ... pour

prononcer leur nom, mais ils se sont procuré des héritiers en forme de livres (2, 9), d'enseignements qu'ils ont écrits.

pl. ~VIII-XI,X et pp. 37-41 ; F. DAUMAS, La civilisation de l'Egyple pha­ra~mtque, .Paris, .1967, pp. 383-384 (traduction). Cf. aussi H. BRUNNER, ~1e c We1sen », 1hre « Lehren •> und « Prophezeiungen • in a!Uigyptischer SICht, ZAeS 93, 1966, pp. 29-35.

(1) Le motif vaut bien une étude spéciale. La combinaison de « bronze >>

et de « prramides . • chez Horace, rapprochement peu naturel en soi, rappelle dune mamère frappante la phrase de l'œuvre ramesside : « Ils ne se sont pas construit des pyramides de bronze avec des pierres tombales de fer. • Cf. pour cette formule, LEPSIUs, Denkmiiler, III, pl. 187 e, 1. 7. D.al!-s.la déclaratiOn d'Horace:« Non omnis moriar multaque pars mei vitabit L!b!t!nam .•' prétention identique à celle du scribe égyptien, l'emploi de Libitma, fait penser à une interprétation Romana d'lmentet. A noter à ce propos 1 écho du Chant d'Ante( chez HÉRODOTE, Hist., II, 78.

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42 SAGESSE ET RELIGION

Ils se sont fait (du rouleau de papyrus ?) un cérémoniaire et de la tablette à écrire un « fils-chéri >> (prêtre funéraire). Leurs livres d'enseignements sont leurs (2, 10) pyramides et le calme est leur enfant.

La surface de la pierre était leur femme, et tous- grands et petits- devinrent leurs enfants (2, 11), car le scribe est le chef d'eux tous. Il a été construit pour eux des portes et des demeures, mais elles sont tombées en ruine. Leurs prêtres-de-ka ont disparu (?) (2, 12), leurs pierres tombales sont couvertes de poussière et leurs tombes sont oubliées. Mais leur nom est prononcé à cause de leurs livres (2, 13), qu'ils ont écrits, autant qu'ils sont effectifs, et le sou~enir de celui qui les a faits atteint les limites de l'éternité. Sois un écrivain, et place cela dans ton cœur, afin que ton nom reçoive (3, 1) une existence pareille. Plus profitable est un livre qu'une pierre tombale gravée, qu'une

chambre sépulcrale (?) solide. Ils se sont bâtis (3, 2) des demeures et des pyramides dans le

cœur de ceux qui prononcent leur nom. Chose vraiment profitable dans la Nécropole est un nom qui

reste sur les lèvres des hommes (3, 3). Un homme a disparu, son corps est poussière, tous ses contemporains sont retournés à la terre, mais un livre le fait mentionner par la bouche (3, 4) du lecteur. Plus profitable est un livre que la maison du bâtisseur, que les

demeures dans l'Occident. Il est plus effectif qu'un rempart bien-fondé et qu'une stèle commémorative (3-5) dans un temple.

(Ici suit la présentation de l'ogdoade des sages, 3, 5-3, 7.) Ces sages ont annoncé l'avenir (3, 8), et ce qui est sorti de leur bouche s'est réalisé. On l'a reconnu comme une sentence qui était écrite dans leurs livres (3, 9). Les enfants d'autres personnes leur sont donnés comme héritiers,

à la place de leurs propres enfants. Même s'ils se sont cachés, leur force vitale (hk~w) atteint (3, 10)

tout le monde qui lit dans leurs livres d'enseignement. Même s'ils sont passés et leurs noms sont oubliés, leurs écrits font (3, 11) qu'on se souvient d'eux.

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On notera le rôle dominant que joue l'idée du nom et du souvenir de l'héritage (1 ). Un nom pour l'éternité, voici l'héri­tage vers quoi tous les efforts tendent. Et les anciens sages sont les garanties « vivantes n - même s'ils sont morts depuis long­temps - de la possibilité de conserver le nom pour l'éternité. On pourrait lire cet « éloge du livre >> comme une sorte d'anti­création, à la suite du Chant d'Anlef, qui semble, point par point, traiter des thèmes de l'enseignement de Hardjadef en ne gardant, pour assurer la survie, qu'une seule voie : l'enseignement des sages par leurs écrits. Dans la sentence finale, on proclame même que les noms des sages sont oubliés. Même cet acte de la partie des scribes d'une haute civilisation contient néanmoins la formule « chose vraiment profitable dans la Nécropole est un nom qui reste sur les lèvres des hommes n (3, 2), qui peut être dirigée vers le culte institutionnalisé, mais qui s'ouvre à la fois, si l'on veut, à un culte populaire et plus spontané. Il faut rappeler, à ce propos, la coutume bien attestée parmi les scribes, de faire une libation d'eau à Imhotep (2) dans le désir de participer à une survivance semblable à celle d'Imhotep. Evidemment, il faut comprendre la position des anciens sages non seulement par leurs écrits, mais aussi par les diverses formes de culte qui se sont développées autour d'eux. Il est clair que le tombeau du sage, vrai ou fictif, en a été le point de départ assez naturel pour les Egyptiens, comme on l'a déjà noté dans le cas de Hardjedef. Le rôle du tombeau d'Imhotep, localisé à Saqqâra-Nord (3), est attesté particulièrement pendant la basse époque et la période ptolémaïque et romaine (4). Pour Kagemni et le vizir Isi, on peut noter que leur déification s'est développée à partir de leur culte funéraire (5). Le plus raisonnable nous semble de tenir compte - du moins pour les trois sages, Imhotep, Hardjedef et Kagemni - d'une interaction complexe entre la tradition de leurs enseignements et la vénération pour leurs paroles célèbres dans les cercles des spécialistes d'un côté et de l'autre la popu-

(1) Le nom 2.'?; 2, 8; 2, 12; 3, 1; 3, 2 (bis); 3, 10. Le souvenir: 2, 13; 3, 3; 3, 10. Héritier: 2, 8 (bzs); 3, 9. Cf. auss1 fils, enfant.

(2) Cf. WILDUNG, op. cil., pp. 18-21. (3) Cf., pp. 13-14.

. (4) Encore la grande • Louange d'Imhotep>>- Asclépios (Pap. Oxy. 1381) msiste sur le fait que le renom du roi Mykérinus vient de ce qu'il a enterré tr?is. dieux, parmi l~squels on peut reconnaître Imhotep et Hardjedef (ams1 WILDUNG, op. czt., p. 95). Pour Hardjedef, dans un contexte funéraire, on doit se rappeler que quelques-uns des chapitres du Livre des Morts (30 B, 64 et 148) lui sont attribués.

(5) Cf. E. OTTO, Gehalt und Bedeutung des agyptischen Heroenglaubens, ZAeS 78, 1942, pp. 28-40.

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larité de la foule, qui conserve et recrée des rites de culte des grands personnages, liés au tombeau ou à la statue du sage. La polarisation dans l'Eloge du livre semble témoigner, elle­même, de la grande influence du culte populaire des sages dans la Nécropole. Le grand sage devient ainsi un personnage idéal, quand ses préceptes servent de modèle.

Les remarques suivantes sont pour nous importantes. On a beaucoup discuté du fait que, dans un climat culturel qui aime l'anonymat des artistes -trait caractéristique du Proche­Orient -, un seul groupe d'écrivains sorte de cet anonymat, à savoir les anciens sages égyptiens. L'ambition des scribes et leur grand prestige n'en sont pas une explication suffisante. Or, si on localise leur renom et leur popularité autour de leurs tombeaux, les choses deviennent claires : des tombeaux anonymes n'ont aucun intérêt. Il en est de même si l'on veut interpréter leurs enseignements comme une sorte de testament spirituel, dont on veut être l'héritier légitime : un testament où manque le nom du testateur est sans valeur.

La civilisation de l'Ancien Empire voit naître en même temps deux genres littéraires qui manifestent à plusieurs égards une parenté étroite : les enseignements et les autobiographies. Tous les deux témoignent du même idéal de l'ordre. On relève aussi des rapprochements de style et de vocabulaire. La localisation naturelle des inscriptions autobiographiques est constituée par les murs extérieurs du tombeau ou des stèles placées près de ces murs ( 1). Leur « Sitz im Le ben » est en général une adresse posthume du mort aux visitants du tombeau, dans laquelle il présente, à la première personne, sa vie dans des formules stéréotypées. Dans les inscriptions du tombeau de Kagemni, Edel a voulu reconnaître des citations d'un enseignement (2). Il est probable qu'on a ici l'indication que les << enseignements de vie »ont joué dès le début un rôle important dans le contexte funéraire. Pour le tombeau de Hardjedef, un martelage minu­tieux nous a- comme on l'a constaté plus haut- privé de la possibilité d'établir des rapports semblables. Or, on peut cons­tater que la rareté des traits autobiographiques dans les anciens enseignements pourrait s'expliquer facilement, si l'on tient

(1) Cf. J. SAINTE FARE GARNOT, L'appel aux vivants dans les textes funé­raires égyptiens des origines à la fin de l'Ancien Empire, Le Caire, 1938 ; E. EnEL, Untersuchungen zur Phraseologie der agyptischen Inschriften des Alten Reiches, MDAIK 13, 1, 1944.

(2) E. EnEL, Inschriften des Alten Reiches IL Die Biographie des K~j-gmjnj (Kagemni), MIO, I, 1953, pp. 224 s.

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compte d'un rapport et d'un partage pratique entre les deux genres dans le contexte funéraire. Aussi, une présentation auto­biographique n'est-elle pas si naturelle et nécessaire dans le cadre ordinaire de l'enseignement - une communication entre père et fils - que dans une adresse posthume aux visiteurs ou passants. Les exceptions qui confirment la règle sont constituées par les << enseignements politiques », où << la partie historique » des Inslruclions pour Merikarê et les Inslruclions d'Amenemhel dans leur totalité sont assez apparentées au style autobio­graphique. Dans l'Enseignement d'Amenemhet, A. de Buck a voulu reconnaître un mémorial gravé dans le temple funéraire de ce pharaon à Lisht; cette interprétation n'est pas écartée par Posener (1 ). S'il y a eu des rapports dans le contexte du to~beau entre l'enseignement et l'autobiographie, on comprend mwux le développement du culte populaire, nourri plutôt par les déclarations autobiographiques des sages - qui peuvent fournir un point de départ à des récits légendaires - que par ses maximes générales, même si elles ont été maintes fois véri­fiées dans la vie quotidienne.

Nous nous sommes intéressés à un genre particulier de la littérature sapientiale, que l'on peut appeler celui des << testa­ments spirituels». En exposant, comme on l'a vu, quelques traits qui sont caractéristiques pour un testament comme document juridique, nous avons noté qu'un tel écrit se présentait comme un discours d'adieu ou même - en Egypte, dans un contexte << tombal >> - comme un discours posthume. Devant la mort se profilent les expériences les plus importantes de la vie. Le passé, le présent et le futur se rencontrent aux yeux du mourant. L'héritage à transmettre d'une génération à l'autre tendra à être mesuré sub specie aelernilatis. Par conséquent, les testateurs de ce genre sont les grands hommes d'autrefois, les représentants de la période créative et fondamentale de la civilisation. En Egypte, nous rencontrons << les ancêtres qui savaient écouter les dieux jadis >> (Ptahhotep, vv. 31, 32) ou << ces écrivains savants du temps des successeurs des dieux » (Pap. Chester Beatty, IV, verso, 2, 5-6). En Israël il s'agit des patriarches. L'ogdoade de sages égyptiens et la famille patriarcale israélite garantissent la validité d'un héritage qui s'est transmis pendant les siècles. ~eurs noms éternels donnent aux testaments une valeur impé­rissable. A propos du premier groupe on proclame << Il est arrivé

(1) POSENER, Littérature ... , p. 85.

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que leur nom dure pour l'éternité ». Et le Testament de Job finit par constater que Job << fut placé dans le tombeau dans un bon sommeil, recevant un nom glorieux pour toutes les générations du siècle ».

Des études comparatives peuvent aider à mieux comprendre le genre et la fonction de ces testaments et à analyser la position et le rôle des testateurs dans les cercles qui ont créé et conservé des testaments spirituels pseudépigraphiques. Or, voilà qu'appa­raissent des questions historiques et génétiques. On ne peut pas les exclure, même si le genre de discours d'adieu est assez répandu dans les diverses civilisations et répond aux besoins bien naturels des cercles religieux et culturels. Un développement semblable dans deux civilisations voisines peut être le résultat de tendances convergentes, mais pour la phase initiale et les périodes de chan­gement marqué il est sage de chercher aussi des influences exté­rieures. Ici nous pouvons seulement en indiquer sommairement les possibilités. D'abord, il est nécessaire de raccourcir l'énorme distance temporelle entre les acmés des deux traditions testa­mentaires, entre l'Ancien Empire- et peut-être aussi la première période intermédiaire (1) - en Egypte d'un côté, et le cercle juif des siècles aux alentours de l'ère chrétienne de l'autre. Nous avons fait un premier pas en nous plaçant au moyen de l'Eloge des Sages dans l'époque ramesside. D'un autre côté, il faut constater le fait évident que les testaments juifs tardifs, même s'ils représentent, comme des écrits indépendants, un déve­loppement nouveau, se trouvent aussi, comme discours d'adieu, dans une longue tradition juive, dont les premiers exemples peuvent se lire dans la partie finale de la Genèse. C'est pour cette phase initiale qu'il faut chercher les indices d'une influence égyptienne. Nous partons du fait, généralement accepté, que depuis le temps de Salomon l'éducation des scribes et d'autres fonctionnaires de la cour était assez influencée par l'Egypte, et que la connaissance du moins indirecte des anciens enseignements égyptiens était répandue dans ces cercles juifs. Cette situation favorisait l'influence générale de la littérature égyptienne.

Les discours d'adieu les plus importants dans la tradition juive sont ceux de Jacob et de Joseph (Genèse, 47-50) et de Moïse

( 1) W. Helck a exprimé nettement l'idée que tous les enseignements de l'Ancien Empire sont fictifs et sont à dater, pour la plupart du moins, de la première période intermédiaire <·U sont encore plus tardifs. Cf. w. HELCK, Die Lehre des Dw~-Htjj, rr, Wiesbaden, 1970, pp. 159-160, et dans WZMK, 63-64, 1972, pp. 16-29. Cette interprétation - que nous n'acceptons que partiellement- donnera pour le développement en Egypte un procédé pseudépigraphique semblable à celui en Israël.

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(Deutéronome) (1). Donnons-en quelques brefs commentaires. Tout d'abord on peut constater que les premiers discours d'adieu ont lieu exactement en Egypte. Evidemment, cela ne prouve rien, mais il est possible de le prendre comme une indication sur l'origine du genre. Le fait que Pharaon est responsable des grands enterrements et doit permettre la procédure particulière pour Jacob nous rappelle les conditions du sage Ptahhotep. De plus, les règlements de l'enterrement (Genèse 47, 29-31 ; 49, 29-32 ; 50, 25)- qui joueront plus tard un rôle important dans le cadre des Testaments des Douze Patriarches - sont mieux compris comme l'expression naturelle d'un milieu égyptien, mais distincts par le contenu. On doit noter que Joseph, qui est décrit en des catégories sapientiales (2), est mort âgé de 110 ans, exacte­ment l'âge de Ptahhotep, qui- comme nous l'avons déjà noté­est l'âge idéal pour les Egyptiens. Comme Joseph avait surpassé par sa capacité divinatoire les sages de l'Egypte, on a voulu lui attribuer aussi un discours d'adieu (3). Pour Jacob, la Genèse nous présente trois discours d'adieu peu coordonnés. Le premier (47, 28-31) est adressé- à la manière égyptienne ordinaire (4)­à un seul fils, ici Joseph, le fils aimé, non pas le fils aîné. Le deuxième discours (48, 3-22) en semble être une variante. Joseph et ses deux fils visitent Jacob, qui est malade. Jacob s'adresse à Joseph, bénit ses deux fils, annonce qu'il va mourir et promet une part spéciale à Joseph. Le troisième discours (49, 2-27), la bénédiction prophétique de Jacob à ses douze fils, constitue le point de départ des traditions qui se sont développées petit à petit (cf. la bénédiction prophétique de Moïse, Deut. 33) beaucoup plus tard en des testaments. C'est une composition assez parti­culière. Pourtant, on peut se rappeler le fait qu'on attribuait aux grands sages en Egypte une sorte de don prophétique en les appelant «ceux qui annonçaient l'avenir» (Pap. Chester Beatty, IV, verso, 2, 5; c. aussi 3, 7-8). Quant aux bénédictions et malé-

(1) Cf. J. MuNcK, Discours d'adieu dans le Nouveau Testament et dans la littérature biblique, Aux sources de la tradition chrétienne (Mél. Goguel), Neuchâtel, 1950, pp. 155-170.

(2) Cf. G. v. RAD, Josephsgeschichte und altere Hokma, Suppl. Vel. Test., J, Leiden, 1953, pp. 120-127.

(3) On a attribué aussi à Josué (Jos. 24, 29) cet âge idéal. A noter le fait que dans ce cadre de discours d'adieu de Josué se trouve aussi la notice sur les ossements de Joseph, rapportés de l'Egypte et enterrés à Sichem (v. 32).

(4) Comme on l'a vu, le père s'adressant à son fils ainé est la situation normale en Egypte pour l'enseignement et pour le discours d'adieu. On peut, néanmoins, noter quelques exemples d'un auditoire élargi. Nous l'avons rencontré dans l'épilogue des Instructions pour Kagemni. Deux autres exemples- tous les deux documentés par une stèle - sont donnés par G. PosENER, L'enseignemenlloyaliste, Genève, 1976, pp. 17-18 (n. 2).

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48 SAGESSE ET RELIGION

dictions, il y a une affinité avec une formule du ge~1~·e su~vant : << Chose profitable à celui qui écoutera, ch?se nms1ble a celm qui l'enfreindra n, ce qui est une présentatiOn du << testament spirituel » de Ptahhotep (vv. 49-50). .

Il faut aussi commenter en dehors de notre perspective particulière le grand discour~ d'adi~u de Moïse, tout le Deuté­ronome et particulièrement la partie finale. On peut remarquer qu'il y 'a ici des traits qui s'explique.n~ si l'on comprend cette tradition comme inspirée par les trad1hons de Jacob et Joseph, qu'on vient de traiter, mais avec l'ambition. de l.es surpa~se:. Comme Joseph l'avait emporté sur les ~ages egypben.s,. ams1 la fait Moïse d'une manière encore plus miraculeuse. Vmc1 la cons­tatation flnale de tout le livre : << Nul ne peut lui être comparé pour tous les signes et les miracles que Dieu l'envoya faire au pays d'Egypte contre Pharaon ... » .(Deut: 34-11). Evidemment, son discours d'adieu surpasse auss1 celm de Jacob, comme sa << Bénédiction prophétique » (Deut. 33) est plus développée que celle de Jacob (Genèse 48). Tandis que Jacob est malade, la santé de Moïse est soulignée (Deut. 34, 4). Sa sagesse est remar­quable, et l'imposition de ses mains. su~t. à _remplir Josué de l'esprit de sagesse (Deut. 34, 9). Il etait age de 120 ans lo.rs­qu'il mourut, ce qui veut dire qu'il dépasse les 110 ans, l'age idéal des Egyptiens anciens et aussi l'âge de Joseph et de

Josué! Restent les notices remarquables sur l'enterrement de Moïse

et son tombeau : << Et l'Eternel l'enterra .... Personne n'a connu son sépulcre jusqu'à ce jour» (Deut. 34, 6). Ce ~a~sage tellement discuté se comprend si on le compare aux conditions des grands sages en Egypte, que nous avons relat~es c~-dessu.s. I_;:i l'enterre­ment n'est pas dû au Pharaon, mais Dwu lm-meme en e~t l'auteur. Et le tombeau, nécessaire pour le culte du sage mms inférieur au livre, qui fait vivre le sage éternellement, n'e.~t pa.s utile au prophète sans pareil qu'est Moïse. De c~tte mam;-re: Il se distingue des autres testateurs, dont les discours d adieu attribuent un certain rôle au tombeau.

Ainsi il y a, selon nous, bien des traits qui peuvent indiquer une inspiration et une influence de l'Egypte dans les plus ancwns discours d'adieu juifs. Pour le développement de ce genre, d.e nouveaux apports, directs ou indirects, de l'Egypte s?nt possi­bles, ou probables, étant donné l'influence . d~ la htt~rat~re sapientiale égyptienne sur d'autres genres, ma!~ Il~ ~ont d1~e1~es à prouver. Des détails ici et là- par exemple l mteret particulier pour les cercueils dans le cadre de certams des Testaments des

J. BERGMAN. - DISCOURS D'ADIEU. TESTAMENT 49

J?ouze.Palriw·ch~s ~- po~rraient être une indication d'une influence egyp~wnne,. mais auss1 des exemples d'un coloris égyptisant ! La declaratiOn de M. Philonenko, traducteur et commentateur du Testament de Job:<< L'Egypte a toutes chances d'être la patrie où le Testm.nenl de Job a vu le jour n (1), vaut d'être notée à ce propos, pmsque ce testament mérite, à plusieurs éaards une attention spéciale dans la famille des testaments juifs. '

. .En dern~~r lieu, comme une sorte d'épilogue, je voudrais mdiqu~r bn~vement que la tradition arétalogique d'Isis (2) pourrait aussi, selon une interprétation particulière être associée au gen~e. traité ici. Evidemment, ces arétalogies 'ont eu, dans leurs miheux de culte authentiques, des fonctions qui se distin­gu~nt totalement de celles des enseignements et des testaments qm ~o.us ont occ~pé~. Mais dans la perspective qu'ouvre Diodor~ de S1cile, quand Il cite une partie de l' arétalogie dans son récit evhémér~ste, la situation est radicalement changée (3). Dans le~ chap1tres 12-~7 du pr~I?ier li':re de son œuvre historique, Dwdore nous presente Os1ns et Isis comme « dieux terrestres n

(~7t.(yewL 6eo(). Ce.cou~le r~y~l appartenant à la Ire dynastie fut celebre ~ar ses bienfa1ts emments pour l'Egypte et pour toute l'humamté et, par conséquent, déifié après la mort. Or, c'est dans ce contexte-ci qu'on rencontre l'arétalogie d'Isis. Elle se lit sur une .stè.le. près du.t?mbe~u d'Isis. Si l'on prend cette présentation evhem~~~s~e au seneux, 1! est. facile ?e reconnaître quelques traits caractenst1ques ?u .genre qm nous mtéresse : 1 o inscription dans un contexte funeraire; 2° l'adresse d'Isis fonctionne, par consé­quent, co~me un di~cours posthume ; 3o la forme rappelle les ~rocl~~ahons autobw.graphiques, dont nous avons souligné l affimte avec les_ enseignements anciens ; 4o la formule finale avec le double x.ocLpe peut se comprendre comme un mot d'adieu aux passants ; 5° quand Isis se présente comme la fille aînée de Geb, la phrase peut indiquer qu'elle était l'héritière légitime d~ r?yau~e; 6° ~e ~ait qu'elle ait été élevée par Thoth et qu'elle a1t etabh des !ms Immuables, donne l'impression qu'elle était « un grand sage n.

Etant donné ces conditions, on est prêt à caractériser l'aréta-

(1) PHILONENKO, op. cil., p. 24. d J2\Cf. D. MüLLER_, Agypt.en ~nd die griechischen Isis-Aretalogien (Abh.

1;h ile. s. A.kad. d. :W1ss., phll.-h!St. KI., 53, 1), Berlin, 1961; J. BERGMAN,

1 . Abzn ls!s .. Stud1en zum memphitischen Hintergrund der griechischen

SIS- retalogwn, Uppsala, 1968. (3) Cf. BERGMAN, op. cil., pp. 23-43.

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SAGESSE ET RELIGION 50

1 . d'Isis chez Diodore comme (( un discours d'adieu posthu~e ;1~~s »ou un ((testament cultu~l.et ~ul~urel d'Isis>>. Le caractere d'enseignement pourtant, est ICI redmt. .

Enfin on ~eut noter aussi que dans le culte popu.lmre en

E t à l'époque gréco-romaine Isis et Imhotep, l'anclCn sage gyp e ffi 't'

déifié, présentent une grande a lill e. UTILISATIONS PHILOSOPHIQUES DU MYTHE D'ISIS ET OSIRIS

DANS LA TRADITION PLATONICIENNE

par JEAN PÉPIN (Paris)

De tout temps, l'Egypte a fasciné les philosophes grecs par l'ancienneté de sa civilisation et de sa religion. On connaît l'anecdote, racontée dans le Timée (21 e sq.), du prêtre de Saïs disant à Solon que, comparés aux Egyptiens, les Grecs ne cessent jamais d'être des enfants. Dès les présocratiques, la biographie du philosophe comporte souvent, comme un élément de formation plus ou moins historique, le voyage d'Egypte. Nul doute que cette curiosité se soit portée aussi sur la théologie ; Hérodote (Il, 50, etc.) avait accrédité l'idée que les dieux grecs venaient d'Egypte ; de fait, Platon mentionne au long des dialogues un petit nombre de divinités égyptiennes, comme Thoth, Ammon, Isis, Neïth (1).

Le prestige de sa haute antiquité disposait l'Egypte à revêtir une valeur symbolique aux yeux des platoniciens ultérieurs. Quand ceux-ci sont, de surcroît, juifs ou chrétiens, la séduction d'un passé immémorial est tempérée par le souvenir encore cuisant des brutalités infligées aux Israélites par leurs maîtres égyptiens et des événements de l'Exode. C'est ainsi que, pour Philon d'Alexandrie, l'Egypte figure le ((corps ami des passions», rpr.Àom~6è:c; O'Wf.LIX (2), sur lequel règne le principe symbolisé par le Pharaon, c'est-à-dire l' (( intellect ennemi de Dieu », &:v't'L6Eoc; voue; (3) ; en sorte que la traversée de la mer Rouge deviendra l'image du trajet qui conduit l'âme des passions à la vertu, du sensible à l'intelligible et au divin ( 4). Le chrétien Origène

(1) Textes rassemblés dans Th. I-IoPFNER, Fontes historiae religionis Aegyptiacae, coll. « Fontes his!.. religionum ... •, II (Bonnae, 1922-1925), p. 44-47.

(2) De sacri(. Abel. et Caini, 11, 48; De fuga et irwent., 3, 18. (3) De confus. ling., 19, 88; De congr. erud. gratia, 21, 118; De somn.,

Il, 27, 183. (4) De sacrif. Abel. et Caini, 17, 63; De congr. erud. gratia, 19, 106.

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52 SAGESSE ET RELIGION

laborera une exégèse allégorique assez semblable, promise à ~n long succès et selon laquelle l'Egypte représente 1~ <<monde » mauvais au s~ns johannique, où triomphe le « prmce . de ce monde», le diable, personnifié par le Pharaon (1). !1 est p1quant d'observer que le païen Proclus, scholarqu~ de _1 Academte au ve siècle et étranger à toute influence de 1 AnCien Testam.ent, connaîtra lui aussi une thèse pour laquelle l'Egypt~. du d~,but du Timée est semblablement une « image de la matlere », uÀYJÇ

dx6voc (2). . , , t t A côté de ces allégories globales: ou l EgypLe en_ . an que

telle reçoit une traduction symbohque, les platomClens _ont r ué le même traitement à certaines divinités ou familles

~~pd~~inités extraites du panthéon égyptien. C'est sans conteste sur le mythe d'Isis et Osiris, plus que sur tout autre, C):~e leu; choix s'est fixé ; façon pour ces philosophes d_e partiCiper ,a l'engouement général pour ces deux figure~, en qm,_ comme o~ 1 a d't (3) Grecs et Romains d'époque tard1ve voyment le~ d1eux é~ypti~ns kat' exochen. Avant leur prodigieuse récupératl~n p_a~ l'ésotérisme dans les temps modernes, décrite avec prod1gahte

ar J. Baltrusaïtis (4), Isis, Osiris, Horus, Typhon,_ etc:, fire~t f.objet dans la tradition platonicienne, d'une expl01ta~wn_ alle­goriqu~ assez fournie ; c'est sur q_uoi les pages qm smvent voudraient rappeler quelques donnees.

I

PoRPHYRE, Lettre à Anébon, 2, 12 be

Pour entrer dans cette enquête, un bon tremplin s'o~re a':ec une page de la fin du me siècle, conser:rée, dans la Prepar~lwn évangélique d'Eusèbe. Il s'agit de l'extra1t dun ensemble qm eut

(1) Hom. in Exodum, II, 1, éd. BA1E68HRJ:7N~,IPV· l655P, \57~ 4il~i21~~ri-52; III 3 165 21-22 · p 167 16 · p. , "' , , , · , . • . •. • p zm' liJ-16. 'Autres te~tes philo~iens ~t chrétiens ~ans mon arrrcl~ Ef:-~e:)e d~ In' principio et théorie. des principes d.a~s ~;;,xar:;r~~udi 'an'tbrosianl Ambrosius Episcopus, Att1 del Congresso m er · (Milano, 1976), t. 1, p. 465-469. 96 3-4

(2) ln Plat. Tim. comment., 21 ~· ébd .. ~IEH~, 1, h~n tlnd Romern. Epigra­(3) L VIDMAN lsLs und SarapLs eL en nec .. . h K /t s

phische Str!d_ien ztlr Y_erbrei~n\r und z~ze d~~/.z;.~~~~e~~~~~~~~~~~ (B~rlfn; coll. • Rellgwnsgeschich~tltiC .e erstuec que le mythe dans son organisation 1 970) p 12-13 · cet IS onen no · ' . t ·r

PÙte ·date d~ dernier développement de la religion égyptwnne, et rou\

corn • · · h Pl tarque sa plus anc~enne1 de1.scnpdtewdr;ucn mezytheu_ la quêie d'Isis. Introduction à l'égypto-

(4) Essaz sur a egen . . manie, coll. • Jeu savant~ (Pans, 1967).

J. PÉPIN. - MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 53

pour destinataire, réel ou fictif, un « prêtre égyptien » ( 1 ), et qui n'est autre que la Lettre à Anébon de Porphyre. Voici le morceau:

<< Chaerémon, en effet, et les autres n'admettent rien d'autre avant les mondes visibles, posant dans leur traité du Principe que les dieux des Egyptiens ne sont autres que ce qu'on appelle les planètes, les <constellations) qui composent le zodiaque, et tous les <astres) qui se lèvent dans leur voisinage[ ... ] Car il voyait que ceux qui font du Soleil le démiurge détournent les récits relatifs à Osiris et Isis et tous les mythes sacrés <pour les appliquer) ou bien aux astres et à leurs phases, disparitions et levers, ou bien aux croissances et décroissances de la Lune, ou bien à la course du Soleil, ou bien à l'hémisphère nocturne ou au diurne, ou bien au fleuve, et d'une façon générale qu'ils inter­prètent tout des phénomènes physiques, et rien des substances incor­porelles et vivantes (7t&:\IT()( dç TtX <pucnx<X X()(L oùaè:" dç &.crwf.!.&:Touç X()(L ~wcr()(ç oùcr(()(Ç ~Pf.I-1)\IE:OO\IT()(Ç) " (2).

Ce Chaerémon est loin d'être inconnu : « hiérogrammate ll

égyptien, philosophe stoïcien, précepteur de Néron (3), Porphyre le donne ailleurs ( 4) pour 1 'un des inspirateurs de l'exégèse allé­gorique du chrétien Origène. Il est plus difficile de discerner au juste à quelle fin il le fait comparaître ici ; dans la deuxième partie du texte en effet, à le prendre à la lettre, Chaerémon est donné simplement pour le témoin d'une pratique exégétique qui déchiffrait dans les mythes égyptiens des significations profondes d'ordre exclusivement physique (5) ; de plus, on voit mal si Porphyre se borne à constater cette exclusive, ou s'il en fait l'objet d'un reproche. Toutefois, le début de la citation met Chaerémon lui-même au nombre de ceux qui, niant l'existence de principes spirituels antérieurs au monde visible, tiennent les dieux de l'Egypte pour autant de façons de désigner planètes et astres fixes ; de plus, quand Eusèbe, quelques chapitres plus loin, revient sur le texte de Porphyre en n'en retenant que l'essen-

(1) Pour ce problème, cf. PoRFIRIO, Letlera ad Anebo, a cura di A. R. SODANO (Napoli, 1958), lntrod., p. XVI et XXXVII-XXXVIII.

(2) PORPHYRE, Epist. ad Aneb., 2, 12 be, éd. SODANO, p. 23, 7-25, 2; EusÈBE, Praep. euang., III, 4, 1-2, éd. MRAS, 1, p. 116, 12-117, 2; CHAERÉ­MON, frgt 5 Schwyzer [H. R. ScHWYZER, Chairemon, coll. • Klassisch-Philo­logische Studien •, 4, Leipzig, 1932], p. 31, 21-32, 15; HoPFNER, op. cil., p. 182, 29 - 183, 6.

(3) Cf. H. R. SCHWYZER, op. cil., p. 9-12. . (4) Dans son Contra christ., frgt 39, 33-35 Harnack, p. 65; EusÈBE,

Htst. eccles., VI, 19, 8, éd. ScHWARTZ, II, 2, p. 560, 14-17. (5) Même impression quand, un peu plus loin (Praep. euang., III, 9, 15,

p. 130, 12-16), Eusèbe reprend en la résumant la page de Porphyre : b X()(LP~f.I.Cù\1 [ ... ] ètJ.()(PTÙpe:L, etc.

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54 SAGESSE ET RELIGION

tiel, on comprend que, selon lui, Chaerémon se réclamait des théologiens égyptiens justement dans leur refus de toute autre allégorie que physique (1 ). Quant au jugement que Porphyre lui-même portait sur cette attitude restrictive, il apparaît mieux dans le traité Sur les mystères des Egyptiens, où Jamblique s'est efforcé d'apaiser les incertitudes avouées par son maître dans la Lettre à Anébon ; quand il en arrive en effet à la page de Porphyre que l'on vient de lire, il proteste que les Egyptiens reconnaissent certes d'autres réalités que physiques, et il donne tort à l'auteur de la Lettre de !< ramener toutes les causes admises par les Egyp­tiens aux seules causes physiques n (2). On arrive à la même conclusion si l'on songe qu'Eusèbe n'invoque des auteurs païens qu'à l'appui de ses propres convictions ; or, dans le courant ~'un long développement sur la théologie allégorique des Egyptiens (Préparation évangélique, III, 3-6), le voilà qui prend parti contre toute allégorie physique, coupable à ses yeux de n'atteindre en rien la vérité sur Dieu (3), et c'est précisément pour cautionner ce refus qu'il reproduit l'extrait de la Lettre à Anébon (4). C'est la preuve que Porphyre ne se contentait pas d'enregistrer la sta­gnation de l'allégorie égyptienne au niveau du monde physique, mais qu'il la réprouvait, et incluait le scribe sacré Chaerémon au nombre des représentants de cette tendance condamnable.

Les équivalences physiques, principalement astronomiques, proposées pour leurs dieux par Chaerémon et les autres Egyptiens n'ont rien de rare. Un témoignage d'Hippolyte (5) implique Isis dans l'ensemble du système planétaire : selon les gnostiques naassènes en effet, la déesse, revêtue de sept robes noires dans sa recherche des membres d'Osiris, n'est autre que la nature enve­loppée des sept tuniques éthérées que constituent les planètes. Une interprétation astrologique mentionnée par Plutarque (6) identifiait Typhon au monde solaire et Osiris au monde lunaire.

(1) Praep. euang., III, 13, 8, p. 147, 4-8 : ... -rov X!XLp-ljfLOV!X [ ... ] èv &px'ijç -re: Myw -rWe:al:hL -roùç Atyu7t-r[ouç · -rmhouç yocp miv-r!X dç -roc cpumx&, etc. Ce text'e et celui de la note précédente figurent dans le frgt 5 de CHAERÉMON, éd. SCHWYZER, p. 32,20-33,4 et 33,8-12. , ,

(2) De myst.,AegyP,f·: VIII, 4, éd. PARTHEY, p. 26~, 1} : ~uaLX!X -re: <?.U MyouaLV dv!XL 7t!XV'r!X ALyu7t'rLOL; VIII, 5, p. 268, 4-6 : oux op6wç [LOL 8oxe:Lç 7taV-r!X è1tt cpuaLxoc &v&ye:Lv !Xt-rL!X -roc 7t!Xp' Atyu7t-rloLç.

(3) Praep. euang., HI, 3, 21, p. 1,16, 3-6. , _ (4) Ibid., p. 116, 6-7 : "Axoue: 8 oùv o!!X X!XL b IlopcpupLoç [ ... ] 7te:p1 -rwv

!XÙ-rwv !a-rope:r. (5) Re(utatio, V, 7, 22-23, dans HoPFNER, op. cil., p. 435, 13-19. . (6) De Is. et Osir., 41, 367 CD, dans HoPFNER, p. 241, 22-24; sur la smgu­

larité de cette exégèse, cf. le commentaire de Th. HoPFNER, Plutarch über Isis und Osiris ( « Monographien des Archiv Orientalnî »,IX, Prag, 1940-1941 ), II, p. 184-186.

J. PÉPIN. - MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 55

Mais, selon la grande majorité des témoignages (1), c'est Isis qui désigne la Lune, et Osiris le Soleil ; il arrive que cette double équivalence reçoive le renfort de l'étymologie, selon laquelle Osiris signifierait en égyptien (( aux mille yeux n ( 7toÀuotp6cxÀ(loç), épithète traditionnelle du Soleil, tandis qu'Isis voudrait dire l' <<ancienne n (7tcxÀcwx), en raison de l'antiquité de la naissance de la Lune (ou peut-être de l'antiquité de la génération à laquelle la Lune préside) (2). D'autre part, donner, comme le fait Chaerémon, le Soleil pour le démiurge ressortit à une doctrine bien attestée chez les anciens Egyptiens (3). Quant aux phases de la Lune et aux deux hémisphères, Plutarque encore (4) signale des interprètes qui voient des allusions à ces réalités astrono­miques dans certains épisodes vécus mythiquement par Osiris, Isis, Typhon, Horus, Nephthys. Parmi les significations à déchiffrer dans les divinités égyptiennes, Chaerémon indiquait enfin le Nil ; ici encore, les témoignages abondent sur Osiris comme symbole soit du principe humide (5), soit de l'eau (6), soit plus précisément du fleuve (7).

Moins banales, mais non pas pour autant isolées, apparaissent les doléances de Porphyre à l'endroit de ces allégories exclusive­ment physiques du panthéon égyptien. Quelques décennies aupa­ravant, le chrétien Origène se flattait de négliger les mythes d'Osiris et d'Isis puisque, fussent-ils interprétés allégoriquement {K&v -rpo7toÀoy&ncxL aè ot [LÜ6m), ils ne nous enseigneraient qu'à adorer l'eau sans âme et la terre que foulent aux pieds hommes et bêtes (8). Un peu plus tard, Sallustius, l'ami de l'empereur Julien, classant les mythes, rangera dans l'espèce

(1) Ainsi PLUTARQUE, De Is., 52, 372 DE, dans HOPFNER, p. 246, 7-14; MACROBE, Sat., I, 21, 11-12, ibid., p. 598, 12-21 (pour Osiris= Soleil), etc.

(2) Cf. DIODORE, Biblioth., I, 11 (15), ibid., p. 93, 14-33; et encore PLUTARQUE, De Is., 10, 355 A, ibid., p. 224, 26-29 (pour Osiris) ; Jean LYnus, De mens., IV, 45, ibid., p. 698, 28-29 (pour Isis). Ces étymologies d'.apparence fantaisiste ont une part de vérité selon A. BURTON, Diodorus SICulus, Book I, A Commentary, coll. • Etudes prélim. aux Religions orient. dans l'Empire romain », 29 (Leiden, 1972), p. 64-65.

(3) Cf. Ph. DERCHAIN, L'authenticité de l'inspiration égyptienne dans le « Corpus Hermeticum •, dans Revue de l'hist. des religions, 161 (1962), p. 185-186.

(4) De Is., 44,368 D-F, dans HoPFNER, p. 243, 9-32; cf. 42,367 F-368 A, p. 242, 11-19, et 55, 373 DE, p. 247, 32-37.

(5) Ibid., 33, 364 A, ibid., p. 236, 24-27; 36, 365 B, p. 238, 7-8, etc. (6) HI_PPOLYTE, Re(ut., V, 7, 23, ibid., p. 435, 15-16, etc. ; Isis également

est J?arfOls proposée à la nature des eaux (probablement en raison de ses affimtés lunaires), cf. Jean LYnus, De mens., IV, 45, ibid., p. 698, 30-31.

(7) PLUTARQUE, De Is., 32, 363 D, ibid., p. 235, 34; 38, 366 A, p. 239, 17, etc. ; plus rarement, Isis elle aussi Nili accessus recessusque significat (SERVIUS, In Aen., VIII, 696, p. 615, 16).

(8) C. Celsum, V, 38, ibid., p. 439, 40-440, 1.

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56 SAGESSE ET RELIGION

matérielle, la plus basse, ceux des Egyptiens ; car ces derniers, en raison de leur inculture, ont tenu les corps eux-mêmes pour des dieux, et appelé la terre Isis, l'humidité Osiris, la chaleur Typhon, ce qui est le fait de déments (1). Mais le reproche était plus ancien; déjà Plutarque, entraîné par son goût de l'inter­prétation philosophique et oubliant les équivalences physiques qu'il avait rapportées sans antipathie, trouvait incorrect d'ima­giner qu'Osiris ou Isis fussent l'eau, le soleil, la terre, le ciel, et que Typhon fût le feu, la sécheresse ou la mer (2).

II

PoRPHYRE, Sur les images des dieux, frgt 10

Tous ces rapprochements n'empêchent pas la plainte de Porphyre contre Chaerémon d'être surprenante à un double titre. Le premier sujet d'étonnement devrait surgir à la lecture d'une autre page porphyrienne, empruntée cette fois au traité De imaginibus, et que voici :

« La puissance de la Terre céleste et de la Terre chthonienne, ils l'appelèrent Isis à cause de l'égalité (lM .. ~v la6T"'flToc), de laquelle provient le juste ; la Terre céleste est, disent-ils, la Lune, la Terre chthonienne est celle qui porte fruit, en laquelle nous habitons.

« La même puissance appartient à Déméter chez les Grecs et à Isis chez les Egyptiens ; et encore à Coré chez les Grecs et à Dionysos, et à Isis et a Osiris chez les Egyptiens. Cette dernière fait croître les pousses à la surface de la Terre ; Osiris, lui, représente chez les Egyptiens la puissance du grain, qu'ils apaisent par des chants de deuil quand elle disparaît en terre dans les semailles, et quand nous l'absorbons pour notre nourriture.

<< On le prend aussi pour la puissance fluviale du Nil. Mais s'ils ont en vue la Terre chthonienne, Osiris signifie la puissance du grain ; s'il s'agit en revanche de la Terre céleste, Osiris est le Nil, qui, pensent-ils, descend du ciel. Dans ce dernier sens aussi ils pleurent le dieu, dont ils apaisent la puissance quand elle cesse par épuisement. L'Isis qui, dans les mythes, a commerce avec Osiris, c'est la terre d'Egypte : c'est pour­quoi elle est égale (tcro\hocL), elle enfante et elle produit les fruits; c'est pourquoi Osiris, époux d'Isis, passe selon la tradition également pour son frère et son fils» (3).

(1) De dis et munda, 4, ibid., p. 542, 6-14. (2) De Is., 64, 376 F, ibid., p. 252, 37-253, 1. Sur l'attitude de Plutarque

à l'égard de l'exégèse allégorique des mythes égyptiens, voir J. GwYN GRIFFITHS, Allegory in Greece and Egypt, dans The Journal of Egyptian Archaeology, 53 (1967), p. 85-89.

(3) PoRPHYRE, De imagin., frgt 10 (qui devrait en réalité porter le no 9) Bidez [J. BmEz, Vie de Porphyre le philosophe néo-platonicien, avec les

J. PÉPIN. - MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 57

Cette page appelle quelques éclaircissements. A deux reprises, Isis y est mise en rapport étymologique avec l'idée d'égalité ; le fait n'est pas sans exemple, bien que Plutarque ne l'ait pas enregistré dans les quelques étymologies qu'il signale pour le nom de la déesse (1) ; mais un grammairien du ne siècle de notre ère note : 'Icnc; 7tcxpoc 1"0 !crov, parce que la Terre est égale et sphérique (2) ; d'autre part, Proclus, qui se fait souvent l'écho de Porphyre, rapporte que << certains >> ont appelé la Terre Isis en tant qu' <<égalisant l'inégalité n ( wç È7tcxvtcroucrcxv TI]v &vtcr6nJ1"tx), c'est-à-dire assurant un équilibre entre les longueurs variables du jour et de la nuit (3). L'idée de considérer la Lune comme une autre Terre est répandue, et souvent attribuée aux orphiques et aux pythagoriciens (4) ; on leur prête d'ailleurs d'avoir parlé à ce propos de « Terre éthérée n, et même de << Terre céleste n (5) ; Porphyre en tout cas rejoint, ou peu s'en faut, sa thèse du De imaginibus quand il écrit dans son commentaire du Timée que les Egyptiens nomment la Lune cxLee:p(cx y~ (6).

Rien n'est plus commun, depuis Hérodote (7), que les équi­valences rappelées par Porphyre entre divinités grecques et égyptiennes. On doit en dire autant, comme on l'a vu plus haut, du symbolisme lunaire d'Isis. Et aussi de son symbolisme terrestre, dont les attestations sont multiples (8), et pour lequel semble

fragments des traités Ile:pt &.yocÀf.Lchwv et De regressu animae, Univ. de Gand, Travaux de la Fac. de Philos. et Lettres, 43, Gand-Leipzig, 1913], p. 19*, 13- 20*, 15; EusÈBE, Praep. euang., III, 11, 49-51, p. 143, 17 - 144, 10; HOPFNER, p. 470, 33- 471, 11.

(1) De Is., 2, 351 F et 352 A, dans HoPFNER, p. 220, 7-8 et 17-19; 60, 375 CD, p. 250, 23-31.

(2) HÉRODIANus, II. àp6oyp., ibid., p. 301, 34-35; de même, Etymol. Magnum, ibid., p. 745, 7-8.

(3) In Plat. Tim. comment., éd. DmHL, III, p. 140, 6-8, ibid., p. 683, 19-21 ; peu après (p. 140, 15 ou 683, 26), Pro elus parle d' • Isis chthonienne ». Ici et dans la suite, je m'inspire de la riche annotation de l'édition BmEz, ad loc.

(4) Par exemple PROCLUS, ibid., li, p. 282, 11 (frgt 91 Kern [0. KERN, Orphicorum fragmenta, Berolini 21963], p. 162) (orphiques); III, p. 142, 12-17 (id.); AÉTIUS, Il, 30, 1-2, dans DIELs, Doxogr., p. 361 (pythagoriciens et Anaxagore), etc.

(5) PROCLUS, ibid., II, p. 48, 15 (frgt 91 Kern, p. 161) ; rn, p. 172, 20 (frgt 93, p. 162); MACROBE, Comment. in Somn. Scip., I, 11, 7-8 et 19, 10. Autres textes dans F. CUMONT, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, dans « Biblioth. archéol. et histor. • des Antiquités françaises en Syrie-Liban, XXXV (Paris, 1942), p. 184 et n. 2.

(6) In Plat. Tim. comment., frgt XVI Sodano [A. R. SonANO, Porphyrii in Plat. Tim. comment. fragmenta, Napoli, 1964], p. 10, 3 (PRocLus, ibid., I, p. 147, 9).

(7) Ainsi Hist., II, 42, dans HoPFNER, p. 9, 25; 59, p. 13, 34-35, etc. ; pour Coré = Isis, HÉRACLIDE PoNT., De orac., ibid., p. 57, 8.

(8) Par exemple PLUTARQUE, De ls., 32, 363 D, ibid., p. 235, 35 ; 38, 366 A, p. 239, 18; 39, 366 E, p. 240, 19; MAcROBE, Sat., I, 20, 18 et 21, 11, p. 598, 5-6 et 13.

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58 SAGESSE ET RELIGION

avoir été invoquée encore une autre étymologie que celle que l'on vient de voir (1). Mais cette dernière valeur symbolique d'Isis comporte deux aspects, l'un et l'autre relevés par Por­phyre: la déesse représente soit le globe terrestre, mis en contraste par exemple avec la Lune, soit le principe de la fertilité de la terre, notamment de la terre d'Egypte; c'est, pourrait-on dire, la dualité d'un symbolisme astronomique et d'un symbolisme agri­cole. Dans cette dernière perspective, Osiris figure le grain de blé, dont des rites funèbres pleurent la mort quand il est enfoui ou consommé ; Porphyre touche ici de façon partielle à une appli­cation bien connue d'Osiris uegelans, et qui consiste à faire se correspondre par l'allégorie les épisodes de la vie du dieu et les moments de la culture céréalière : la mort et la sépulture d'Osiris indiquent l'enfouissement des semences, son retour à la vie marque l'apparition des pousses, l'invention de ses membres donne à entendre la moisson ; parmi les nombreux témoins de cette exégèse agricole (2), le plus complet (et l'un des plus tardifs) est le chrétien Firmicus Maternus, qui l'enrichit par l'adjonction d'Isis et de Typhon, autrement dit de la terre et de la chaleur, milieu et agent de la germination (3). Quant à l'identification d'Osiris avec le Nil, on en a vu diverses traces, ne fût-ce que chez Chaerémon ; Porphyre observe que la mort du dieu est alors l'extrême décrue du fleuve, qui suscite elle aussi des rites d'affiic­tion ; il ajoute opportunément que ce symbolisme fluvial d'Osiris s'articule normalement avec le symbolisme lunaire d'Isis; c'est une façon de refléter dans l'exégèse la solidarité depuis longtemps reconnue (4) entre les crues du Nil et les phases de la Lune.

L'inattendu n'est donc pas dans le contenu des interpréta­tions allégoriques proposées par Porphyre, mais dans le fait même qu'il les propose sans l'ombre d'une réprobation ; davan­tage, comme on le sait par ailleurs, il les intègre dans une tentative plus vaste de justifier par ce biais le culte rendu aux représen­tations figurées des dieux. Or, les exégèses des divinités égyp-

(1) Cf. SERVIUS, In Aen., VIII, 696, ibid., p. 615, 18-19 : « Isis autem lingua Aegyptiorum est terra, quam Isin uolunt esse. »

(2) Ainsi CoRNUTUS, Theol., 28, ibid., p. 185, 25-27; PLUTARQUE, De Is., 65, 377 B, p. 253, 18-20 (Plutarque lui-même se dit hostile à ce genre d'exé­gèse); ATHÉNAGORE, Suppl., 22, 6, p. 344, 14-17 (peu auparavant, Isis a été donnée pour la nature du temps, de laquelle tous sont nés et par laquelle tous existent); TERTULLIEN, Adu. Marc., 1, 13, p. 382, 13-16.

(3) De errore, 2, 6, p. 519, 24-31; cf. A. PAsTORINo, Iuli Firmici Materni, De errore profanarum religionum, coll. • Bibliot. di Studi sup. •, XXVII (Firenze, 1956), notes ad loc., p. 28-32.

(4) Cf. par exemple PLUTARQUE, De [s., 43, 368 B, dans HOPFNER, p. 242, 26-27.

J. PÉPIN. -- MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 59

tiennes qu'il est ainsi conduit à soutenir ressemblent trait pour trait à celles que la Lettre à Anébon reproche à Chaerémon ; les unes et les autres ont en commun de discerner dans les dieux la désignation de grandes réalités du monde physique, et certaines de celles-ci, telles que la Lune et le Nil, se retrouvent identique­ment des deux côtés.

D'où l'impression que Porphyre critique ici ce qui est là sa propre pratique. Une circonstance confirme que ce revirement n'est pas illusoire; c'est que, reprenant la thèse de son prédécesseur F. Bortzler, H. R. Schwyzer, l'éditeur de Chaerémon, croit possible que la page du De imaginibus soit, elle aussi, un fragment (fragmenlum dubium!) de cet auteur, tant l'interprétation astronomique qui y est approuvée coïncide avec celle que la Lettre à Anébon reproche nommément à Chaerémon (1); dans ce cas, celui-ci serait tout ensemble, selon l'occurrence, et l'inspi­rateur à qui Porphyre emboîte le pas et l'adversaire dont il déplore les œillères. Il est curieux qu'Eusèbe, qui cite les deux textes à peu de distance l'un de l'autre, et qui s'empresse géné­ralement de signaler les contradictions des auteurs païens, ne l'ait pas fait ici ; au lieu de quoi il estime, avec peu de vraisem­blance, que le De imaginibus lui-même tire des « mythologies égyptiennes » un enseignement sur les puissances incorporelles, et il fait grief à Porphyre d'oublier là que, de son propre aveu dans la Lettre à Anébon, les Egyptiens ne pratiquent aucune exégèse de ce genre (2) ; Eusèbe a donc bien perçu une certaine antinomie entre les deux textes ; mais sans doute préfère-t-il ne pas la voir exactement où elle est ; soucieux de se trouver des alliés païens contre l'allégorie purement naturaliste, il minimise les gages que Porphyre a incontestablement donnés à celle-ci. Quant à rendre raison de la dissonance, c'est certaine­ment qu'elle affecte des œuvres de date différente : les doléances de la Lettre, plus philosophiques, seraient plus évoluées, et donc plus récentes, que la confiance assez naïve du De imaginibus dans les exégèses physiques ; les historiens en sont d'accord, même s'ils ne s'entendent pas tout à fait sur la chronologie absolue (3).

(1) L'extrait du De imagin. fait ainsi partie du frgt 6 Schwyzer p. 34 20-35, 16; sur ses chances d'authenticité, cf. ibid., p. 14-15. ' '

(2) Praep. euang., III, 13, 8-9, p. 147, 2-13. (3) J. BmEz, op. cit., p. 85 et n. 1, a relevé l'antithèse entre les deux textes·

p. 25-26 et 80-81, il fait remonter le De imagin. un peu avant la rencontre d~ PorJ?hyre avec Plotin (en 263), tan<;Iis qu'il place la Lettre après la mort de celm-c1 (270) ; A. R. SooANO, op. c1t., p. xxm, conteste ce dernier point et

, date la seconde œuvre du séjour de Porphyre à l'école de Plotin (263-268).

Page 30: Sagesse et religion

()() SAGESSE ET RELIGION

III

DAMASCIUS, Vie d'Isidore, frgts 3-5

L'autre sujet d'étonnement procuré par la page citée plus haut de la Lettre à Anébon est que Porphyre y appelle de ses vœux l'avènement d'une exégèse spirituelle des mythes d'Isis et Osiris comme si elle était entièrement à faire. Car il y avait déjà eu diverses tentatives en ce sens, dont certaines poussées assez loin. L'une avait été ébauchée, un siècle seulement avant Porphyre, par le platonicien Celse : voulant montrer que la doctrine chré­tienne de Satan provient de vieux mythes païens mal inter­prétés, Celse citait parmi ces derniers, après les théomachies des Titans et des Géants, « les mystères égyptiens relatifs à Typhon, Horus et Osiris » (1) ; ce procédé revenait certainement à en proposer une exégèse métaphysique.

Mais l'effort sans nul doute le plus impressionnant dans ce domaine avait été déployé par Plutarque. Selon le plan discerné par Hopfner (2), non moins de 27 chapitres du traité De Iside s'emploient à déchiffrer dans le mythe des références à ce que Porphyre nomme des << substances incor­porelles et vivantes ». C'est d'abord une interprétation démo­nologique, selon laquelle les malheurs de Typhon, Osiris et Isis auraient été ceux de « grands démons » bien connus de la philosophie et de la religion grecques (cha p. 25 à 31 ). On a plus de peine à suivre Hopfner quand il distingue une interpré­tation « dualiste » (cha p. 45 à 48) et une interprétation « acadé­mico-platonicienne » (cha p. 49 à 64) ; car le dualisme définit justement la représentation que Plutarque se fait du platonisme. Quoi qu'il en soit, ces chapitres abondent en exégèses véritable­ment métaphysiques. L'une consiste à identifier Osiris et Typhon aux deux principes contraires entre lesquels est tiraillée l'âme du monde, le premier à la raison maîtresse d'ordre et de régularité, le second à l'élément titanique et subversif ainsi que le suggère son nom de Seth (3). Une autre interprétation non moins philoso­phique est développée plus amplement : Osiris figure le Premier principe, le Logos ; Isis est la matière qui désire d'amour le

(1) Apud ORIGÈNE, C. Celsum, VI, 42, dans HoPFNER, p. 354, 14-17. (2) Plutarch über Isis und Osiris, Il, p. 1, etc. (3) De Is., 45, 369 A, dans HoPFNER, p. 243, 36-37 ; 49, 371 AB, p. 244,

6.-18; cf. H. TE VELDE, .s~th, God of Confusion. A S,!udy of his Role in Egyp­tzan Mythology and Rel1gwn, coll. « Probleme der Agyptologie », 6 (Leiden, 1967), p. 81-84.

J. PÉPIN. - MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 61

Principe, s'offre à lui dans la liesse, et en reçoit les forrnes · le prodmt de ce commerce quasi conjugal, le monde sensible organisé, a po~r symbole Horus ; quant au frère aîné de celui-ci Horus l'AnCien, né d'Isis et Osiris encore enclos dans le sein 'de leur mère Rh~a, il était c~mme un projet du monde à venir (1). 0~ ne sart trop de qm Plutarque peut tenir une exégèse à ce po~nt compl~xe et cohé~ent~ (2) ; mais on voit parfaitement qu el!: procede du. parti pns de découvrir sous la défroque myt~rq~e un ensergnement cosmologique qui est celui du Ttmee (3) ; on est en présence d'un parallèle égyptien du mythe pl~tonici~n de la naissance d'Eros (4), et c'est Plutarque lui­meme ~m rapproche Eros et Horus (5). On ne peut nier en tout cas ~u'rl s'agisse d'une interprétation on ne peut plus méta­physrque.

Il est difficile ~e s~pposer que Porphyre, érudit connu pour le volume et la ~mutre de ses lectures, ait ignoré au moins le contenu du D~ Iszde, dont un Eusèbe, par exemple, était familier. ~1 est.plus rarson~a?le d'~r~aginer ~u'en réclamant des mythes e!?yptrens une exegese spmtuelle, ri avait en vue une formule drffére~te. de celles qu'il pouvait trouver avant lui. Peut-être y aurart-rl sur ce point une indication dans le commentaire de Pr?clus sur le Timée. On y lit que divers platoniciens s'enten­daient à d~nner ~u récit de Platon sur la guerre des Athéniens et de~ At!antms (Tzm., 20 d sq.) une valeur à la fois historique et allegonq~e ; P?ur cette dernière, certains pensaient à l'opposition de sens grratmre entre les astres fixes et les planètes, d'autres à 1~ lutte entre bons et mauvais démons, d'autres encore à la drspu~e des âmes nobles et des âmes attachées au monde du de;emr (6). J?ans ces ~roi~. applications de l'allégorie, on recon­n~rtra, mulalls mulandzs, 1 mterprétation astronomique de Chae­remon, que Porphyre refuse, et l'interprétation démonologique de Plutarque et de Celse,, ~u'il ignore. D'autres enfin, poursuit ~roclus,. ont vu dans le recrt de Platon allusion au combat des ames qm veulent se porter vers le haut contre les mauvais démons

56 (1) De Is., 53, 372 EF, ibid., p. 246, 19-30; 54, 373 BC, p. 247, 1-16.

, 374 A, p. 248, 15-16; 58, 374 F- 375 A, p. 249, 32- 250 2 · 64 377 A' p. 253, 3-13; 77, 3~2 c, p. 257, 38- 258, 4; 78, 383 A, p. 258, '29-:h. '

(2) Sur le problei,Ile des s_ources d~ _De Is., voir en dernier lieu J. GWYN G(JI~FITHS, Plutarch s De Is1de et Os1nde, édit., introd., trad. et comment

mv. of Wales, 1970), p. 75-100 notamment p 99 · (3) 48 e-51 a. ' · · (4) Banq., 203 a-e : Eros est fil~ de Poros et de Pénia (5) De Is., 57, 374 D, p. 249, 16. . (6) PROCLUS, Ill Plat. Ti m. comment., I, p. 76, 17- 77, 6.

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62 SAGESSE ET RELIGION

qui cherchent à les faire descendre dans la matière ; tel s~rait, selon ces exégètes, le sens, non seulement des pages du Tzmée, mais en outre de toutes les luttes que les théologiens (orphiques) ont rapportées à Osiris et Typhon ou à Dionysos et aux Titans ; quant à mettre un nom sur cette perspective, Proclus prononce celui du philosophe Porphyre (1).

Le rapprochement d'Osiris et de Dionysos est classique (2), celui de Typhon et des Titans n'est pas non plus inédit (3). Mais Porphyre joignait les deux mythes sur des bases plus précises : de part et d'autre, un dieu dépecé, la victoire tempo­raire de son ou ses tortionnaires, sa résurrection finale ; autant d'épisodes qui donneraient à entendre, comme ils le faisaient déjà pour les orphiques, le déroulement des épreuves vécues par les âmes aux prises avec les démons de la matière (4). Malheu­reusement, je ne sache pas que Porphyre ait développé davan­tage cette amorce d'exégèse ; mais on peut imaginer dans quels termes il l'aurait fait si l'on prend garde aux résonances que le mythe d'Osiris éveillera, deux siècles plus tard environ, chez un autre platonicien, Damascius.

On les rencontre au début de sa Vie d'Isidore. Isidore, son prédécesseur à la tête de l'école d'Athènes, étant d'ori­gine alexandrine, Damascius évoque tout naturellement à son propos les dieux d'Egypte. D'Osiris et Isis, il av~nce d'abord une interprétation cosmologique analogue en partie à celle de Plutarque:

" Les Egyptiens honoraient, parmi les dieux, surtout Osiris et Isis : l'un, pensaient-ils, fabrique toutes choses en ordonnant la mat~ère .au moyen de formes et de nombres, l'autre arrose et féconde la fabncatwn du premier par les fleuves immenses de l'éternelle vie » (5).

(1) Ibid., p. 77, 6-22; PoRPHYRE, In Plat. Tim. comment., frgt X Sodano, p. 6, 6- 7, 5.

(2) Cf. W. HELCK, art. Osiris, dans RE, Supplem. IX (1962), col. 509-510.

(3) Ainsi DIODORE, Biblioth., IV, 6 (251-252), dans HoPFNER, p. 142, 26-33; PLUTARQUE, De Is., 25, 360 EF, p. 232, 19-23; 35, 364 F, p. 237! 31-33; 49, 371 B, p. 244, 11-12 (·tvrcxvLx6v) ; et le texte de CELSE résume supra, p. 60. .

(4) Pour cette inte:prétation appliqué.e ll;U myt~e de Dwnysos démembré, on peut voir mon article, Plotm et le mirOir de Dwnysos (Enn., IV, 3 (27], 12,}-2), dans Revue internat. de philosoph_ie,, 24. (~970), p. 310-312; p. 305-306 pour l'identification de ce mythe à celm d Osms.

(5) Vila Isid., Epit. Photiana, 3, éd. ZINTZEN, p. 6, 1~4; HoPFNER.' p. 687, 26-30. On sait que la Vie d' Isid., perdue, a été reconstituée approximative­ment grâce aux notes de lecture de PHOTIUS (Biblioth., cod. 242) et aux notices de la Suda; pour Photius, je m'aide de la trad. de R. HENRY, dans la «Coll. byzantine ~. t. VI (Paris, 1971), p. 8-9.

J. PÉPIN. - MYTHE D'ISIS ET OSIRIS 63

Mais, d'Osiris, il retient davantage l'identification à Dionysos et le supplice :

« Osiris, disent les uns, est Dionysos, les autres le disent autre · il fut démembré .(&crrrcxp&xecxL} par le démon Typhon, c'est un grand de~il pour l.~s Egyptiens, et ils font mémoire de ce démembrement (crrrcxpcxyfLoG) JUSqu a la fin des temps '' (1}.

Sans doute Plutarque avait-il déjà insisté avec un vocabu­laire qui s'est .maint~nu ju.squ'ici, sur cet épi,sode du mythe et sur. les commemoratiOns ntuelles auxquelles il donna lieu (2). Ma1s on ne trou':ait là rien de semblable à l'interprétation qu'en propose Damascms, et que voici :

<<.Et c: pourrait être l'union à la divinité (eeoxpcxcr[cx}, mieux, l'uni­ficatiOn (evwcrLç) totale : la remontée (&rr&voaoç) de nos âmes qui se tournent (~mcrTpetpofLévwv) vers le divin et refont leur unité (cruvcx(JpoL~o­IL~vwv) apres le grand ~orcel.lement (fLEpLcrfLoG} et, pourquoi ne pas le d1~e s~n~ ambages: apres le demembrement (crrrcxpcxyfLoG) ; c'est qu'ayant ghssé ICI-bas et pns un corps terrestre, elles furent écartelées (aLecrrr&cr­&r)crcxv) ~n elle~-~êmes, et maintes fois dispersées (aLcpx(cr(J'Y)crcxv) par les passiOns ventablement Typhoniennes et aussi filles de la Terre du fa~t qu'.elles sont cer~es no!~ seulement semblables à Typhon, ~ais meme, Je pense, plus mextr1cables que lui , (3}.

Cette exé~èse, on le ':oit, découvre ,sous le revêtement mythique le cycle des epreuves vecues par les ames. Leur incarnation et le morcellement i.n.terne qui s'ensuivit sous les coups des passions corporelles;, V?ll~ le sens du démembrement infligé à Osiris par Typ~on ; ~ ep.lthe~e « filles de la Terre >> ("('Y)yEvwv) appliquée aux passiOns s1gmfie, Je pense, qu'elles ont pour symbole non seule­m~nt Typhon, mais, ce qui semble être pire, les Titans et les Geants de la mythologie grecque, traditionnellement nommés r'YJ'(EVE~Ç. Mais !:émiettement de l'âme n'est pas définitif ; il peut ~a1re place a une n~uvelle concentration intérieure, qui est en meme temps conversiOn, remontée, réunion au divin · bien que Da~ascius n.e le dise pas expressément, cette seconde 'phase a certamement a ses yeux pour parallèle mythique le retour d'Osiris à l'intégrité et à la vie ( 4). Elle est rendue dans le texte

(1) Ibid., frgt 4, p. 7, 16-20; Suda, s. u. "OcrtpLç · HoPFNER p 687 31-34 (2) De I_!., 18, 358 A, dans HoPFNER, p. 229, 5-7; 35, 364 F, p. 237, 31-33

(atcxcrrrcxcrfLotç); 54, 373 A, p. 246, 33-34 (atcxcrn:iiv). (3) V:ita Isid., Epit. Photian~, 5, p. 8, 2-8; HoPFNER, p. 687, 36- 688, 2 ·

les dermers mots du texte ('t"OU't"ou rroÀurrÀoxwTépwv) sont un souvenir d~ PLATON, Phèdre, 230 a.

{4) ~n peut se demander si ce recours au mythe d'Osiris pour figurer symboliquement la ee:oxpcxcr[cx de l'âme n'aurait pas rapport avec un autre

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64 SAGESSE ET RELIGION

ar des schèmes et un vocabulaire de coloration fortement !1-éo­~latonicienne ; quant à la description de la. chute et de la. disso­ciation, elle rejoint l'interprétation orphiq~e du s~p~hce de Dionysos Zagreus ; compte tenu. de ces .co~n~I~en~e~, Il n est pas interdit de penser que Damascms a r~ahse l.ex~gese que Por­phyre avait en tête quand il commentait le Tzmee.

A la discussion qui suivit ont pris part: MM. Grimal, Hengel, Leclant, Rocca-Serra.

· · · t· d' e à savoir!' • osirisation >> (das Werden fait de la religiOn égyptienn~t a~e~~ière représentation relève d'une concep-z~ Osiris) du défunàt ;1 c~f. c~ ·té étrangère au fonds égyptien traditi.onnel et twn de la relatwn a IV!lli t des rnystt'res de Dwnvsos; probablement importée .de 1 Grèc~, n~t~f~~~ zn Osiris in der griecilis.ch­cf. S. MoRE~z, .. Dast PJObd~~~ R~~igions en Egypte hellénistique et romallle, rôrruschen Ze1t Agyp ens, · .

84 85 Colloque de Strasbourg, 1967 (Paris, 1969), p. - ·

F

CONSERVATISME ET RADICALISME DANS QOHELET

par R. N. WHYBRA Y (Hull)

Ceux qui essaient de présenter une nouvelle étude sur Qohelet sont déjà mis sur leurs gardes par une phrase de Qohelet lui­même:« Est-ce qu'il y a quelque chose dont on peut dire:« Tiens, voilà du nouveau ! n ? Cela existe déjà depuis les siècles qui nous ont précédés. n Si, malgré cet avertissement, j'y persiste, c'est parce que, comme le démontrent les études récentes, beaucoup des problèmes que pose le livre restent toujours sans solution, et parce que je suis suffisamment optimiste pour penser que, dans le domaine des problèmes scientifiques : « Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.>> Je voudrais encore une fois apporter la cruche à l'eau, et je serai pleinement content si je réussis à l'ébrécher quelque peu.

Ce ne sont pas tous les aspects du livre qui se sont montrés insolubles. Les savants sont, de nos jours, d'accord sur un bon nombre de questions importantes, par exemple sur la date approxi­mative du livre ( 1 ), sur son unité essentielle (2), et sur la langue en laquelle il a été écrit : l'hébreu et non pas l'araméen (3).

(1) La plupart des interprètes le placent au m• ou au début du u• siècle av. J.-C.

(2) On a maintenant abandonné presque entièrement les hypothèses d'une pluralité d'auteurs telles que celles de C. SIEGFRIED, Prediger Salo­munis und Hoheslied (Handkomm. zum AT 3/2), Gôttingen, 1898, et d'E. PonECHARD, L'Ecclésiaste (Etudes bibliques), Paris, 1912. La plupart des auteurs récents admettent l'existence dans le livre de quelques additions et gloses, mais en général les inconsistances de pensée qui s'y trouvent sont maintenant considérées comme des inconsistances de l'auteur ( '' Qohelet •) lui-même.

(3) La théorie d'un original araméen avancée d'abord· par F. C. BURKITT {Is Ecclesiastes a Translation?, JTS, 23 (1922), 22-28) fut défendue par la suite par F. ZIMMERMANN (The Aramaic Provenance of Qohelet, JQR, 36 {1945-1946), 17-4!1) et par d'autres auteurs. Les arguments de R. GoRDis {The Original Language of Qohelet, JQR 37 (1946-1947), 67-84 et d'autres études plus récentes) en faveur d'un original hébreu ont été généralement acceptés.

SAGESSE 3

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1 1

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SAGESSE ET RELIGION

66

Mais sur la question du rapport de Qohelet avec la pensée contemporaine il n'existe pas un accord absolu. Il est vrai que les efforts pour démontrer que Qohelet dépendait directement pour ses idées de la pensée grecque n'ont pas convaincu la plupart des savants, qui ne sont pas prêts à aller plus loin que d'admettre qu'il était à un certain degré influencé par le Zeitgeisl, par l'esprit du siècle : c'est-à-dire que s'il pensait et s'exprimait plus systé­matiquement et avec plus de clarté que ses prédécesseurs parmi les auteurs de l'Ancien Testament, cela est dû au climat intel-

lectuel de son siècle ( 1). De même, les efforts pour découvrir une influence directe d'autres traditions étrangères sur Qohelet - on pense surtout aux études de Paul Humbert pour l'Egypte et, plus récemment, de Loretz pour la Babylonie- n'ont pas non plus été tout à fait convaincants (Z). Ici- et cela est vrai aussi de la question des influences grecques - il faut résister au faux raisonnement du post hoc propter hoc : c'est-à-dire, sans l'existence de preuves de l'influence d'un texte sur un autre, de telles hypothèses sont for­cément extrêmement fragiles (3). De plus, le fait que Qohelet était héritier d'une tradition sapientiale depuis longtemps fixée en Israël, tradition dont la littérature qui subsiste ne représente sans doute qu'une petite partie, devrait nous mettre en garde contre l'erreur d'attribuer à l'influence étrangère tout ce qui, dans son

(1) L'opinion que le livre est fortement imbu de la philosophie grecque a été longtemps soutenue par la plupart - mais pas par la totalité - des interprètes depuis la publication de T. TYLER, Ecclesiastes, Londres, 1874, et de E. H. PLUMPTRE, Ecclesiastes (Cambridge Bible), Cambridge, 1881. La plupart des auteurs récents rejettent cette hypothèse, mais M. HENGEL (Judentum und Hellenismus, ·wiss. Untersuchungen zum NT 10, Tübingen, 1969, 210-240) et R. BRAUN (Kohelet und die friihhellenistische Popular­philosophie, Beihefte zur ZA W, 130, 1973) soutiennent qu'il y a là une influence indirecte de la pensée populaire hellénistique. Chaque œuvre récente a proposé une opinion plus ou moins nuancée sur ce sujet, mais la tendance actuelle est de considérer la pensée de Qohelet comme étant fon­cièrement hébraïque. Il faut faire remarquer qu'il s'agit moins de savoir si la critique faite par Qohelet de sa tradition nationale a été influencée ou stimulée par la discussion contemporaine de ces problèmes - ce qui serait admis par la plupart des interprètes - que de savoir si ses réponses à ces questions sont des réponses grecques plutôt que des réponses hébraïques.

(2) Une influence égyptienne a été fortement avancée par P. HuMBERT, Recherches sur les sources égyptiennes de la littérature sapientiale d' Israfl, Neuchâtel, 1929, et cette opinion a encore ses défenseurs. Elle a été opposée vigoureusement par O. LORETZ, Qohelet und der Alle Orient, Freiburg i. B., 1964. Cette dernière œuvre constitue jusqu'à présent la défense la plus détaillée - mais pas la seule - de l'influence mésopotamienne. Je ne suis pas convaincu de la valeur des critères employés dans ces deux domaines de la recherche comparative. Voir la note 3 ci-dessous.

(3) Sur la question des critères à employer dans une telle entreprise, voir surtout R. GoRDIS, Koheleth - The Man and his World, New York,

1955, 45, 400 s.

R. N. WHYBRAY. - CONSERVATISME . DANS QOHELET 67

hvr~, n'a pas de parallèl . ?'arlleurs, il faut aussi rec~~n~~~~cts avec. l:~n.cien Testament. mverse, par exemple d' . fl e la possrbrhte d'une influe tardive égyptienne E~ne rfin uence de Qohelet sur la littérat~ce oubl. Q h · en m une chose '"l re , rer_, . o elet était indubita,bl t quI ne faut jamais tres orrgmal emen un penseur et un e' · · . crrvam

Toute recherche sur le ra t seurs et ses contemporains ~P?tr dde Qohe_let avec ses prédéces-- sans · · 01 one logrque t preJuger la possibilité d'infl . men commencer un examen _ encore f . uences etrangères _

t. . , . une ors 1 _ de avec IOn rsraehte dans la . , ses contacts avec la tr d"

l'Ancien Testament E meds~re ou celle-là est préservée da I-d d . . n autres term ans

eman er sr on peut suffisa es, nous devons nous Qohelet par son héritage j:~~nt ren~re compte des pensées de un homme de génie, habitant den~~s evons nous demander si ~v. J.-C., _aurait pu avoir de tell erusal.em au me ou ue siècle mfluence mtellectuelle no . . e~ pensees sans avoir subi un

En essayant de fa· n JUive drrecte et importante e . rre une reche h d .

sau:e de prendre en considérai" re e e ce genre, il est néces-cuher nous a fait remarquer- dr:: - con;~e. Gordis en parti­~? mode d'expression em lo , x caracterrstrques importantes 1 msuffisance de l'hébreu p ye p~r Qohelet. Premièrement

~b!igé à .'"'ployee oectaint;,~: :;p;~~"' l" idé" abetcai '" 1 •; rses qu'ris n'avaient pas a e reux dans des sens spécia

peut nous échapper - uparavant et dont la nuance exact-primitif de la syntaxe d parttexemple, hebei, 'ôliim. et l'ét ~ quant à la structure de e ce e langue a causé de r'ambr"gu··at, b sa pensée ( 1) Il r e

on nom~re de passages dont le s d y a ~ar conséquent un

b~err_rent, rl semble que Qohelet en\ ~m_e~r~ mcertain. Deuxiè­~bl~que : même quand sa .aurar ~vrte a dessein le lan a e b~bhque donné qu'un ra !rensee est sr près de celle d'un t~x~e

mte pourtant jamais, et~emt~entre les d~u::C est certain, il ne le clés : _rar exemple, dans 3 1 . su~tout e":rter exprès ses mots assertiOns dans le pre . ' ~ rl _fart certamement allusion a ~ fait_ toutes choses bo~~e: » c t~prt~e d~ la Genèse que Dieu u~ Il a drt «beau» (yiipeh) (2). (.ob)' mars au lieu de dire<< bon»

Cette habitude de para h pas sur.prendre : c'est aussi ~n:ase~ des textes familiers ne doit théologrens et prédicateurs rn dmethode s?uvent choisie par des

o ernes. Mars cela rend plus diffi-

(1) Voir GoRD K (2) Voir R K~' oheleth- The Man and his Welt, 13), BerÏin, 1~~~.E~O ~-er Prediger (Schriftenw;~~d,QSJelsl.en der Alten

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SAGESSE ET RELIGION

cile la tâche d'évaluer dans quelle mesure Qohelet fait effective­ment allusion à un texte donné. Il y a là un piège- comme dans le cas de l'influence grecque - de présumer une dépendance textuelle quand il n'y a en vérité qu'une ressemblance générale. Il faut dire, cependant, qu'on peut plus facilement présumer une influence biblique qu'une influence grecque, puisque nous savons que Qohelet était familier avec ses propres écritures, tandis que sa connaissance de la littérature grecque est .à prouver.

Avant d'examiner les cas où on a prétendu que Qohelet s'écarte de la tradition juive, nous devons remarquer l'étendue considérable de sa conformité avec celle-là. Ainsi, pour Qohelet, comme pour l'Ancien Testament, il n'y a qu'un seul Dieu qui est absolument transcendant, élevé au-dessus et absolument diffé­rent de ses créatures. Il avait créé un monde bon. Parmi ses créatures, l'homme a été formé de la poussière et animé par l'haleine de vie. Mais l'homme est une créature faible et chétive qui dépend entièrement pour sa vie de son créateur. C'est par sa propre faute que sa nature, d'abord bonne, est devenue corrompue. La vie humaine est donc un don de Dieu, et l'homme doit la vivre pleinement, et, autant que possible, y prendre plaisir. Mais d'autre part la vie est pleine de mal, de peine, d'échecs et d'injustices. A sa mort l'homme, tout comme les animaux, retourne à la poussière. Il ne survit que dans un état ténébreux dans le Shéol, où la joie n'existe pas. Il n'y a pas pour lui d'autre existence plus positive après la mort- ou du moins nous n'en savons rien.

Tous ces points de doctrine dans Qohelet dépendent certaine-ment de la tradition centrale de l'Ancien Testament. Sur cela personne n'a de doute. Qohelet n'aurait pu trouver un corps de doctrine théologique aussi solide dans aucun autre système religieux ou philosophique. Mais aussi, même où il faut admettre qu'il s'écarte de la tradition israélite centrale, il avait un bon précédent dans une tradition sapientiale qui était, elle aussi, israélite. Ainsi quand il nie que Dieu récompense toujours les hommes selon leurs mérites, il ne fait que répéter ce qui avait déjà été dit- et avec force- dans le livre de Job; et quand il insiste sur la nécessité d'une conduite prudente dans un monde plein de pièges, il ne fait que reprendre les conseils du livre des Proverbes. Encore une fois, nous n'avons pas besoin d'aller chercher des influences étrangères sur sa pensée.

Passons aux aspects de l'enseignement de Qohelet qui soulè­vent des questions plus sérieuses. Il faut d'abord souligner que nous n'y cherchons pas nécessairement un enseignement iden-

R. N. WHYBRAY - CONSERV . ATISME DANS QOHELET 69

tique à celui de l'Ancien T t des points de départ Perso es ament : ~ous cherchons plutôt

Q · nne ne veut me l' .

de ohelet contienne des as ect . r ~ue ensergnement la même chose de la théolo"'fe d~ umqu.es. Mms on pourrait dire source sacerdotale Sr' ce n'e';'t 't Deu_teronome ou de celle de la

· · m pas amsi l ' · dé~eloppement dans l'histoire de la rer . 1 n, y a~rart pas eu de qm se pose ici est de savoir . , I?IO~ d Israel. La question doué comme Qohelet hom s~ un ecnvam exceptionnellement avait besoin de chercher enmdeeh:rsme ou du r_r~ siècle av. J.-C., points de départ pour ses réfl . de sa tr~drtwn nationale des de trouver de tels points dee~{?ns ~ur I~_vr~, ?u s'il est possible dition ( 1 ). epar à 1 mterreur de cette tra-

1. On a allégué que le D · d impersonnel, si déficient en zeu e Qoh~lel est si éloigné et si qu'il n'est pas vraiment le ~7e:ud e~ lei~ pour la justice, etc., s'agit_ ici d'une question de de ré e ~cren Tes~ament (2). II de Dreu dans l'Ancien Test g .tJusq~ a q~el pomt le portrait dire que le manque d'intérê~men est-Il u_mforme ? II va sans par Qohelet est partagé par fe~u~ la Hezlsgeschichie témoigné dans le reste de l'Ancien Testa t rove_r~es et par Job. Mais les livres et les passages q . , men aussr Il faut distinguer entre

d · ur s occupent des 1 t' h' .

e Dreu avec son peuple et . ,.re ? IOns rstonques l'homme comme tel ou a , . dc~u.x qm s mteressent plutôt à

• ' UX Ill lVIdUS S' represente Dieu comme laissant l'h . I par exemple Qohelet sans intervention divine ~mme se débrouiller tout seul

. , ne pourrart-on pas dire la me' h mec ose

' (1) Sur la question du degré d' !f!n:fons !que d'au~eurs. Personn~ o~~h~?~rxie • de Qo~elet il existe autant

Pi:: Kh~; 1 g~~~édr~i?fi~s~~iv~l~~~:~~v~rel ·~~i~~r cft~~~~ r:tJ::o~et~~~~: L ' ' ans H GESE Die K · · • upp · o Vet Test 3 y68 SSa!les~es du Proch~-Orien't ancie;is~ d_er Weisheit bei Kohe.leth dan~

om znaz zum Zion Beitrü e z ' aris, 1963, 139-151 ( = H 'G et dans la section Qohelet un! d ure':· Theo!., ?4, Munich, 1974 16.8-1 ESE! dan.(s2)1eAJ_ud~ntum und Hellenis!ru~J~n!l dfJ Krise in der jüdisch~n Reli~~~·

lllSI M. JASTROW A G . . EN GEL, 210 s. ' ::s thro~n ?fT any parti~ularis~n~fe~y~t~? Philadelp~ia, 1919, 134 : • He Th:ot;!~~:nâe;nA~tesnpeTcitict ally close relatio~c~o wt~~d D~~gyle ?uGt one people vollk es aments I M · h • , . von RAD mi ommen geschichtslos; in ï'hm' ha~m~ ' 19~7, .454 : « Kohelet denkt da t dem. alt~n heilsgeschichtlichen De dJe WeJsheJt die letzte Berührun p s gememor~entalische zyklische D k nken _Israels verloren und ist .g G~':ferbs. Ecclesiastes (Anchor Bibleen1~J ~ruckgefallen ~; R. B. y s~"r;T~n und lJez~~\s Yahweh, the covenant' Goct ot'fs;;_~[k, 1965, 191 : ; Such ~ ~e~ Q~SCOn~~~S 263o~eie~S ~~~ar~a~U~ noch ei~es sbh~ft~~E~~/~~=':i~~ UÏ2 s .. FEIFFE~? The Peculiar Skepticis~~rsilnhch~ Fatum. • Voir aussi 507-5~Û~.-P. MuLLER, Wie sprach QohâHit v~nEg~;trvtes, JBL, 53 (1934), • et. Test., 18 (1968),

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SAGESSE ET RELIGION 70

. ·ers onze chapitres de la Genèse ( 1) ? d'une grande partie des prem.I . d l'homme . et dans certains

.. 1 , ·t on d'Israel mais e ' . t Là aussi 1 s ag1 n , t' omme chassé par D1eu e de ces récits l'homme est rep[tse~ \~ssé du jardin où Dieu est laissé à ses propres m~yens_. es t~urner Encore dans Gen. Il' présent, pour ne plus Jamais y ~- t di~persés par lui à travers les hommes sont désorient~s part wu \umanité repoussée de la la terre. Ces récits dépeignden une . tence harmonieuse anté-

d D. et privée e son eXIS d"t présence e 1eu , de âpre où Dieu a mau 1 rieure, livrée à elle~meme dl an~ un :::;sn une vie de labeur qui ne la terre et ordonne pour es om cessera qu'avec la m~rt. eint aussi par Qohelet; et à ce

Tel est l'état de l homm_et dp D" u que Qohelet nous présente . ond le portrai e Ie ·t d portrait corresp , . d t u'il connaissait ces cha pl res e

le plus souvent. Il est _evi en q d son livre en sont une sorte la Genèse, et <:lue c~~(ai~S pa~:a~:: r:cits plus à propos qu~, par de commentaire. S 1 a ro_u D" avec Noé . s'ils lm sem­exemple, le récit des relatw~s ~~ Ieut à la vie' telle qu'il la blaient correspondre plus. etrOI emen cela de la tradition de

·t "l e s'écartait pas pour t d. connaissa1 , 1 n . f . "t 'adopter envers cette ra I-l' Ancien Testament ; Il n_e ais ait qlu •t'que moderne pourrait

tt·t d éclectique . e e en 1 l tion une a 1 u e ' "t traditions mieux que e même dire que Qohelet. com~rendai ~~~al l'a mené à les incor-Yahviste, donthl_'otp~im~:\: r~~e~~tion de l'homme.

orer dans son IS Oire p , t ue Qohelet en insistant que

2. On a prétendu egalemen q . lui· ca~he ses intentions, , '[ à l'homme mais M .

Dieu ne se revee pas. t d l'Ancien Testament (2). ais s'est écarté de l'enseignemen te. nt d'accord avec l'auteur

-1 · ? Qohelet est cer ameme . t" cela es t-I vrai . . . t t sur l'erreur de la doctrme op I-du poème de Job en msi~ _an selon la uelle l'homme sait miste de la sagesse tr~dit~~e~~à se soum~ttre à lui pour êtr_e ce que Dieu veut _de lm e_t { t dans l'Ancien Testament, Il sûr de sa protectiOn. Mais p~r ?ut t que l'homme est foncière-

D' u est ommsc1en e . est reconnu que 18 t" et en particulier de l'avemr, ment ig~orant de ses inten ~~n;;t et son destin après la mort. y compns le ~?ment de ~~ede Téqoa dans 2 Sam. 14, 14 qu~ Le proverbe cite par la fe l t me les eaux qui s'écoulent a « nous sommes tous morte s e corn

-11 sur Qohelet voir surtout J?· B. MAC~ ( 1) s u~h~iW~ ~~~~ep ~~~o~oe;h ic~al den ius, P;ince ~{:d 9356, (~t~o), c 2~6-~g;;

DONALD, eleth's Use of Genesls, Journ. em. 196J 228 s. ~Nw.KJ~RTZBERG, Der Prediger (:J~T~ ~:'U~;~el da~s la note 2 ci-dessus,

(2 ) Voir les références à von Ra e p. 69.

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R. N. WHYBRAY. - CONSERVATISME DANS QOHELET 71

terre et qu'on ne peut recueillir » exprime bien la pensée de l'Israël primitif à ce sujet, comme le fait aussi le récit des efforts du roi Saül de discerner son avenir en consultant les esprits des morts. Même dans la littérature sapientiale primitive des Pro­verbes, où règne en général une atmosphère de confiance en soi, on trouve la même doctrine exprimée en d'autres termes : dire que cc l'homme propose, mais Dieu dispose» (1) n'est pas autre chose que d'admettre la futilité des projets humains en face d'un Dieu dont on ignore les intentions.

Il est important de reconnaître que cette admission n'est pas foncièrement en contradiction avec la Heilsgeschichte - ni avec la croyance que Dieu avait révélé à Abraham son intention de faire de lui une grande nation, ni même avec la promesse faite par Dieu plus tard par un Deutéro-Esaïe : même dans ce dernier livre nous trouvons la pensée que l'homme est un rien manipulé d'en haut par un Dieu lointain (Es. 40). Les deux notions existent sur deux plans différents. L'expérience per­sonnelle de Qohelet confirmait ce qu'il savait déjà par sa lec­ture de Gen. 3, que l'ignorance et la misère actuelle de l'homme sont la punition de son ambition de cc devenir comme Dieu n par sa connaissance. Dans cette situation c'était la fonction de Qohelet de donner des conseils à ses contemporains; et il n'a pas été le premier à découvrir que la Heilsgeschichle n'explique pas la condition humaine en général et qu'elle ne résout pas non plus les problèmes quotidiens de l'individu.

3. Nous passons en troisième lieu à la conceplion de l'univers dans Qohelet. On a prétendu que sa conception de l'univers comme étant une sorte de machine cyclique est étrangère à la tradition de l'Ancien Testament (2). Dans 1, 4-11 Qohelet rappelle au lecteur le fait que la nature poursuit un cours qui se répète sans fin: le lever et le coucher du soleil, les changements de la direction du vent, le cours incessant des fleuves à la mer. Mais ici il est certainement d'accord avec d'autres textes (3) dont l'intention, entre autres, était de montrer que le fonctionne­ment de la nature n'est pas sujet aux volontés capricieuses d'une pluralité de divinités, mais que tout dans la nature a été créé par un seul Dieu pour former un système compréhensif qui produit selon ses propres règles le jour et la nuit, les saisons,

(1) Prov. 16, 1.9.33. (2) Voir encore une fois la citation de von Rad dans la note 2 ci-dessus,

p. 69, et aussi GEsE, Die Krisis der Weisheit bei Koheleth, 148 s, (3) Gen. 1, 8-22; Ps. 104; Job 38-41.

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72 SAGESSE ET RELIGION

l'invariabilité génétique des plantes (1 ), etc. C'est surtout l'auteur sacerdotal qui, en démythologisant les mythes de la création, avait déjà créé l'hypothèse d'un système pour ainsi dirè << mécanique » qui, bien que sujet en dernier lieu à la volonté de son créateur, marchait tout seul. Cela est précisément ce que dit Qohelet.

C'est à l'égard de 1, 9-11, où Qohelet fait allusion à l'histoire humaine, qu'on pourrait dire peut-être avec plus de plausibilité qu'il s'écarte de l'enseignement de l'Ancien Testament. En disant que « Ce qui fut, cela sera, ce qui s'est fait se refera, et il n'y a rien de nouveau sous le soleil », Qohelet semble exclure la possi­bilité d'un changement matériel dans les conditions de la vie humaine. Il semble nier la foi prophétique en une intervention future de Dieu dans l'histoire pour sauver son peuple et pour restaurer les gloires du passé, et nier aussi l'espoir eschatologique en un ordre radicalement nouveau à la fin de l'histoire. Cepen­dant ces croyances-là n'avaient jamais figuré que dans certains cercles en Israël, et on ne peut pas dire qu'en les rejetant Qohelet ait exprimé des opinions non juives. D'ailleurs, interpréter ce verset comme disant que l'histoire se répétera exactement dans des cycles éternels est l'interpréter à tort. Ce que Qohelet voulait dire est simplement que l'histoire montre que la nature humaine ne change pas : l'homme a toujours été cruel et injuste envers ses semblables, et il n'y a pas raison de penser qu'il cessera de l'être.

On peut se demander si cette opinion était inconnue dans la tradition israélite. Les livres de l'Ancien Testament, et en parti­culier les Psaumes, sont pleins des cris des persécutés et des victimes de l'injustice, qui demandent : << Jusqu'à quand, Seigneur ? », et « Pourquoi, ô Dieu, nous rejeter sans fin ? ». Dans ces complaintes il y a toujours, il est vrai, un élément d'espoir : l'espoir que malgré tout Dieu finira toujours par venir à l'aide des opprimés. Mais Qohelet ne nie pas catégoriquement cette possibilité. Nous n'avons pas le droit d'assumer que tous les passages de son livre où il est dit que Dieu jugera les méchants et récompensera les justes (2) ont été ajoutés plus tard ou qu'ils sont des citations faites par Qohelet pour les réfuter. La phrase mî yôdëa', << Qui sait? », qu'il emploie plusieurs fois, exprime bien son point de vue. Ce qu'il fait, c'est de noter que, même si dans certains cas Dieu vient à l'aide du juste malheureux, le mal se

(1) Gen. 1, 11 s. (2) Par exemple, 3, 17 ; 8, 12 s.

R. N. WHYBRAY. - CONSERVATISME DANS QOHELET 73

répète de nouveau dans chaque génération et d h ' ' t· ·1 . , que ans c aque ge_ner~ wn l Y a ceux qm se trouvent obligés à leur tour d'ap eler Dwu a leur se~ours. Le problème est toujours là : << Un âgts'en va, un autre VIent, et la terre subsiste toujours. » Qohelet ne fait que confirmer sur les bases de sa propre expe' · d ·

t . nence une onnee

permanen ede la VIe humaine dont l'Ancien Testament 1 · , tt' · tl' · u1-meme es emom, e exprimer avec une lucidité particulie're C · t . , . e qm es

nouveau :- qu01qu on trouve la même chose à un certain degré dans le_ hvre _de Jo~ (1) -;- est le sentiment de lassitude qu'il nous fait sentir ; mais Il n y a aucune ra1"son d

t . t 1 · · , e supposer que ce sen 1men m VIent d autre chose que de sa · · d

· "f · propre expenence e JUI. vivant dans les circonstances politiques et sociales d 1

Palestme de son temps. e a

4. La d~clrine d~ ~'homme. Il a été allégué que Qohelet s'écarte de la_d~ctrme traditiOnnelle de l'Ancien Testament sur l'homme à tro!s egards : a) _en. soutenant que la vie des hommes est ou­ver?ee par ~n des tm Impersonnel (2) ; b) en niant complète~ent le hbre arbitre de l'homme (3) · c) en n1·ant 1 "b"l"t · l'" d' "d d' · ' a possi 11 e pour

m lVI u attemdre à une communion personnelle avec Dieu (4).

a f Le passage_ qu'on cite le plus souvent pour démontrer que Qohelet croyait à un destin impersonnel est 9 11 . '-l - ' · h • t k [[- . . , . e -wapega gtqre e - u am . << A tous arnve leur temps ('e-l) t 1 ' M · ·1 • . e eur pega » . ais 1 n y a aucune ra1s?n de donner à pega' le sens de« destin unpersonnel >>. Dans 1 Rois 5, 18, le seul autre endroit de l'Ancien

(1) Par exemple, Job 3 17 · 10 1 (2) K. GALLING, Kohel~t-s'tudie~ ZA w 50 ( .

wirklichkeit verblasste ihm im • Schicksal » •. • . 1932)' 29~ : « Dw Gottes­G~ube • ; HERTZBERG, Der Prediger 226 . G nn an Fatalis_mus grenzender Wll'd •; HENGEL Judentum und H ' . · • 0 selbst zu emer Art Fatum femegerückt und in der Gefah ellemsmus, 222 .: « Gott ist dem Menschen werden. »Voir aussi la citation rde z~~nunye~sônlichen Schic!':salsmacht zu

zwJ3~:t~~~~p~e. ~is~ d~ religiosen 8Taub~~:, 1fs~~t~ 6i~~-~~~f~~np~?r~ Bible, V), New Yo~k .1956 f~~IN, Jhet Book /f Ecclesiastes (lnterpreter's Krisis der W,eisheit bei Koheleth a144 ~c r:g.e t hredestination »; GEsE, Die des Menschen • · HEN J d' · • Ie e re von der Pradestination Qohelet im Grun' de kei~!~' fre~e~71~{ITe~':f H-:r_llenitmus, 222 : « Es gibt für

(4) De nombreux interprètes t es ensc en mehr. • autres livres de J'Ancien Testame~~ soute~u que Qohelet dépasse tous les de Job. Par exemple von RAo Th sur c~ e questiOn, y compris le poème Qo.helet comme • am ~üssersten 'Ran~~gtej ~ 457, parle de la position de c'est une tragédie pour lui ue « der M es a weglaubens •, et soutient que Maeht, der er ausgeliefertq ist nicht e~~\~a~nl mt It der dunklen gôttlichen und .Hellenismus 222 f "t ' ri a en •· HENGEL, Judenlum G.ebet, das im A 'T di~ :Iü ~emara_uer que dans l'Ecclésiaste : « Für das eln Raum übrig: • · r c e zu em « nahen Gott » bildet, ist kaum mehr

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74 SAGESSE ET RELIGION

Testament où ce terme se trouve, la phrase pega' rii' (« mauvai.s pega' ») a tout simplement le sens de <<malheur.» .. Egalement, Il n'est pas possible de trouver le sens de « destm Impersonnel >>

dans la racine qrh, « arriver », littéralement « renco~trer ». Le substantif miqreh est employé six fois par Qohelet ; mais son sen~ y est tout simplement « ?e qui arr~ve (aux. ~omme~) » : m l'agent ni la cause de l'évenement n est suggere par l usage de ce terme. . . .

Dans d'autres passages de son livre, Q_oh~let I~s1ste SI so~vent et avec une telle force que c'est Dieu qm determme le destm de l'homme que le sens de« destin impersonnel.» pour p~g~' ou pour miqreh serait tout à fait imi_>ossible ~h~z.lm. Il .serait ~galem~nt absurde de dire que pour lm le mot •lohtm, « D1eu », n est qu un autre mot pour le destin : pour lui comme pour tous le.s auteurs de l'Ancien Testament, Dieu est non seulement le creat.eur d~ monde : il est aussi un Dieu qui juge les hommes, un Dwu q~1 peut se réjouir ou se fâcher. Il n'est certainement pas un « destm impersonnel » (1).

On peut comparer le sens de la phrase qui ~it ,que l'heure et le pega' arrivent à tous avec le~. paroles ~e David,~ ~oab ,dans 2 Sam. 11, 25 : kaz oh w•kazeh to k~l he~areb~ « L ep~e devore tantôt celui-ci et tantôt celui-là» (smvant la B1ble de Jerusalem) (ou peut-être « L'épée dévor~ .d'une façon ?u d'~n~ autre.», suivant la Traductwn œcumemque de la B1ble) . c est-à-dire que nous ne pouvons pas savoi.r qui tombera par l'épé~ ; Dieu seul le sait. Personne ne voudrait affirmer que pour Da':1d ---;- o.u pour l'auteur du récit de la succession au trône - Dwu etait un destin impersonnel !

b 1 Est-ce que Qohelet enseigne le déterminisme ? Est-ce que pour lui le contrôle de Dieu sur la vie des .homme~ e.st tellement strict qu'ils n'ont pas du tout de libre arb1~re ? !c~, Il fa~~ not~r que le problème du libre arbitr.e et. du determimsme,.n eludmt ni plus ni moins les hommes de l Ancien Testament qu 1l ?e n~us élude · et il n'est donc pas surprenant de trouver da_ns l Ancien Testar'nent des affirmations contradictoires sur ce SUJet : ?e que nous n'y trouvons pas est un effort sérieux et réfléchi pour résoudre le problème. Par exemple, Dieu durcit le cœur de Pharaon et même le cœur de son propre peuple, « que son cœ.ur ne comp'renne pas, qu'il ne puisse se convertir et être guén »

(1) Sur cette question voir J. FICHTNER, _Die altorientalische Weisheit in ihrer israelitisch-jüdischen Auspriigung (Be1hefte zur ZA W, 62), 1933, 114; HENGEL, Judentum und Hellenismus, 220 s.

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(Es. 6, 9 s.). Dieu amena aussi Absalom à rejeter le conseil d'Ahitophel afin de causer sa destruction. Et pourtant, partout dans l'Ancien Testament les hommes sont traités comme respon­sables de leurs actions : « Parce que tu as fait cela, tu seras maudit ! » (Gen. 3, 14) ; «Cet homme, c'est toi ! » (2 Sam. 12, 7).

Qohelet n'échappe pas à ce paradoxe : tout comme les autres auteurs de l'Ancien Testament, il n'essaie même pas. A un moment, il donne l'impression que les projets des hommes n'im­portent guère, car« tout s'en va vers un même lieu n, les riches et les pauvres également; il n'y a « rien à ajouter ... , rien à retran­cher » à ce que fait Dieu (3, 14) ; même la sagesse humaine ne sert à rien. L'homme ne sait pas « ce qui arrivera » (8, 7) ; il y a « un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel » (3, 1-8), mais Dieu seul le connaît. Et cependant il est évident que Qohelet ne croit pas qu'il est inutile pour l'homme de faire des choix et de prendre des décisions. Son rôle même de maître qui donne des conseils prouve cela. Par exemple, quand dans 7, 16 s. il pose les questions rhétoriques : « Pourquoi te détruire ? » et « Pourquoi mourir avant ton temps ? », il croit certainement qu'un homme peut au moins à un certain degré influencer son destin en changeant sa conduite. Mais il n'essaie pas plus que ses prédécesseurs de s'attaquer au problème : il est tout à fait d'accord avec la tradition de l'Ancien Testament en laissant subsister ces contradictions sans même leur donner la forme d'un paradoxe.

c 1 Est-ce que Qohelet s'écarte de la tradition de l'Ancien Testament en niant la possibilité d'une communion avec Dieu pour l'individu? Ici il faut se demander à quel point l'Israélite ordinaire croyait à cette possibilité. Le dialogue direct entre Dieu et les hommes est attribué dans l'Ancien Testament presque exclusivement à certains personnages du passé lointain : aux patriarches, à Moïse, etc., et aux prophètes, qui étaient, eux aussi, du temps de Qohelet, des personnages d'un passé lointain. A part cela, le sens de la proximité avec Dieu pour l'individu s'exprime principalement dans un certain genre de psaume. Il faut reconnaître que Qohelet n'a rien en commun avec ce genre de piété. Il ne dit jamais qu'on doit aimer Dieu, ni même qu'on doit se fier à lui ; il ne dit jamais que Dieu l'a aidé ni qu'il l'a sauvé. Son attitude est celle de la résignation : il n'a pas reçu l'aide de Dieu, mais il ne s'attendait pas à la recevoir. Or il est vrai que ce point de vue sceptique fut condamné à une époque antérieure par les prophètes (Es. 5, 19 ; Soph. 1, 12) ; mais,

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76 SAGESSE ET RELIGION

comme von Rad l'a fait remarquer (1 ), c'était une attitude assez fréquente après l'exil. On peut, donner _comme ex~mpl~ le ~s. ~~; là dans les derniers versets, 1 auteur Implore Dieu d avOir pitie d~ lui et de l'aider ·mais la première partie du psaume (vv. 3-10) témoigne d'un sc~pticisme radical concernant la probabilité d'une telle action de la part de Dieu. .

Mais cette résignation de Qohelet est loin d'être une at~Itude de désespoir ou de révulsion co~tre Die~. Il est rec_onnai~s~nt des dons que Dieu lui fait ; il crOit qu~ Dieu peut agreer (r~~ahj les actions d'un homme (9, 7) et qu un homme peut plaire a Dieu (tôb l•paniiw, 2, 26). Son attitude envers les efforts ~es hommes de s'approcher de Dieu dans le culte (2) est m?ms négative, il me semble, qu'on n'a supposé; ~t elle_n'est certame­ment pas cynique. Certes, Qohelet consi?ere J?Ieu ~omme un souverain absolu qui ne tolère pas les msenses qu~ font. des promesses inconsidérées qu'ils ne tiennent pas, ~n Dieu .qm est capable de réagir avec colère à une telle condmte ; r_nms cette conception de Dieu est loin d'être unique dans l'Ancien Testa­ment. Qohelet recommande donc la prudence en approchant Dieu. Il recommande la crainte de Dieu, un terme que nous considérerons plus tard. , .

On peut résumer ces points en disant que Q?helet e~~I~ un penseur qui avait rejeté l'enthousiasme ~ la fOis des piehste~ et des prêcheurs d'espérances eschatologiques, un homme qm était arrivé à une évaluation réaliste des limites de ce qu'on peut espérer de la vie, mais pour qui l~s dogmes pri~ciJ?a~x de la foi juive ne posaient pas de quest~ons. Il ~onseillmt a se~ lecteurs de vivre leur vie dans cette fOI. Il serait surprenant SI

beaucoup de juifs de son temps n'avaient pas la même attitude. Ce n'était guère un âge de miracles.

5. Enfin on a prétendu que Qohelet s'écarte de l'enseigne­ment de l'Ancien Testament sur la vie sociale el morale de l'homme à deux égards : a) qu'il pousse sa connaissance du caractère éphémère de la vie humaine et de la présence du mal dans le monde jusqu'au point où la vie est .pour ~ui ~bsolument mau­vaise (3) ; et b) qu'il étend ses conseils sapientiaux de prudence

(1) Theologie, I, 452. (2) 4, 17 - 5, 5. 1 (3) Qu'il y a dans le livre des passages qui nient totale~ent toute va_ eu_r

à la vie humaine n'est pas contesté. La qu~stion dont il s':'lgit est de savOirs~, à la lumière d'autres passages plus positifs sur ce SUJ~t, ces passages-la représentent l'attitude fondamentale de Qohelet. Certams auteurs - par exemple, Gese - semblent le penser.

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R. N. WHYBRAY. - CONSEHVATISME DANS QOHELET 77

au point où il ne considère plus les principes moraux comme ayant une valeur absolue ( 1).

a f Elever les cris d'impuissance de Qohelet en une philo­sophie, et puis dire que cette philosophie est non hébraïque, c'est le méprendre complètement. Il est vrai que Qohelet a trouvé la vie de son temps extrêmement désagréable et décou­rageante, et qu'il a exprimé ce sentiment plus pleinement qu'au­cun écrivain de l'Ancien Testament sauf peut-être l'auteur du livre de Job. Ce sentiment de découragement fut rendu plus aigu par deux faits : d'une part, Qohelet vivait en un temps o~ il semblait qu'il n'y avait aucune espérance d'une restauration nationale; et d'autre part, comme beaucoup de juifs de son temps, il ne pouvait pas accepter une eschatologie réconfortante.

Mais d'autres avant lui avaient eu un sentiment de découra­gement semblable au sien. Non seulement Job (3, 1 s.), mais aussi Jérémie (20, 14-18) avaient laissé échapper des sentiments aussi violents que ceux de Qohelet quand (2) il rejette tout à fait la vie et déclare que la mort ou la non-existence lui est préférable. C'est Jérémie en particulier qui nous aide à comprendre Qohelet: dans ce qu'on appelle ses <<confessions>> Jérémie a exprimé avec violence un sentiment de désespoir profond ; et cependant personne ne suppose que de tels passages contiennent l'essence de son attitude envers la vie. De même, quand Qohelet dit qu'il préfère la mort à la vie, ou qu'il << déteste la vie n (2, 17), ou qu'il « livre son cœur au désespoir >> (2, 20) ; ou quand il dit que « tous les jours (de l'homme) ... ne sont que douleur >> (2, 23), ce sont des exagérations évidentes. Comme le montrent leurs contextes, ces exclamations sont provoquées par la contemplation de souffrances injustes ou d'autres maux particuliers. D'autre part, les passages opposés où Qohelet montre son amour pour la vie (on pense surtout à 11, 7, « Douce est la lumière, c'est un plaisir pour les yeux de voir le soleil n) ne sont pas le résultat d'humeurs subites. Ils expriment cette attitude foncièrement positive envers la vie qui appartient au courant principal de la tradition israélite. ·

(1) Ainsi R. H. PFEIFFER, The Peculiar Skeplicism of Ecclesiastes, 106 : pour Qohelet, • The distinction between righteous and wicked is an illusion • ; MACDONALD, The Hebrew Philosophical Genius, 86 : '' To live successfully in the world you must be amoral... You must be prepared ta be ... moral or immoral. .. as ... events ... require »; HENGEL, Judentum und Hellenismus, 222 : à propos de 7, 16, • ethisches Verhalten kann darum nicht empfohlen werden ». Un grand nombre des commentaires interprètent 7, 16 de la même façon.

(2) 4, 2 s. ; 6, 3-5; 7, 1.

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78 SAGESSE ET RELIGION

Il se peut aussi qu'il y a dans les mots les plus sombres de Qohelet une sorte de polémique contre l'optimisme trop facile qui caractérisait beaucoup des enseignements sapientiaux : par exemple, ses mots extraordinaires, «J'ai détesté la vie», semblent être une attaque presque malicieuse ou exaspérée lancée contre les principes les plus chéris de la sagesse optimiste : c'est-à-dire contre la sagesse elle-même, le travail, les richesses, le plaisir. Qohelet reconnaît à chacune de ces choses une certaine valeur, quoique limitée, sauf pour les richesses - et là c'est l'obsession de la richesse plutôt que la richesse elle-même qu'il attaque ; mais il avait appris qu'aucune de ces choses ne fournit une solution aux problèmes de la vie. En disant cela il ne disait rien de nouveau.

Quand il qualifia son approbation du travail avec des remar­ques sur son côté sombre ( 1), il pensait peut-être à la malédiction de Dieu sur le travail dans Gen. 3, 17. La pensée que les richesses sont éphémères se réfère dans l'Ancien Testament le plus souvent aux richesses des méchants, mais ce n'est pas toujours le cas : la pensée du Ps. 49, 11-14, que les sages et les insensés doivent mourir également et laisser leurs biens à d'autres, ressemble étroitement à celle de Qohelet. Le thème de l'insuffisance de la sagesse se trouve, comme on sait, aussi dans le livre de Job. L'attitude de Qohelet envers le plaisir est plus positive, et ses remarques sur son impermanence, diminué comme il est par la vieillesse et cessant avec la mort, ne sont guère originales et ne font qu'exprimer ce que nous savons tous et que nous acceptons généralement, comme l'a fait par exemple le vieux Barzillaï dans 2 Sam. 19, 34 s., avec résignation.

b J Est-ce que les conseils de prudence dans Qohelet vont jusqu'à nier la valeur de la moralité ? Quoi que soit la signification de la << crainte de Dieu » chez lui, nous pouvons présumer que cette conception inclut l'obéissance aux lois morales (2) : par exemple, dans 8, 12 s.<< ceux qui craignent Dieu» sont contrastés avec les « pécheurs ». De plus, Qohelet se déclare horrifié par l'injustice et par la cruauté des hommes, et c'est précisément

(1) Z, 18-21; 4, 4. 7. (Z) E. PFEIFFER (Die Gottesfurcht im Buche Kohelet, dans Gattes Wart

und Gattes Land (Hertzberg Festschrift), Gtittingen, 1965, 133-158) soutient que la signification du concept de la « crainte de Dieu * dans l'Ecclésiaste varie selon les contextes où il se trouve. Cela est extrêmement improbable dans une œuvre aussi courte. Il faut se garder de la tentation d'employer ce concept comme une sorte de chèque en blanc où on inscrit n'importe quelle valeur qui correspond avec ce qu'on croit être l'essentiel de la pensée de Qohelet.

-R. N. WHYBRAY. - CONSERVATISME DANS QOHELET 79

ce sentiment qui l'a amené à adopter une attitude pessimiste envers la vie (4, 1-3). Comme Job, il a cherché en vain un principe moral qui gouverne le destin des hommes ; mais il n'en tire jamais la conclusion qu'il n'existe aucune différence entre le bien et le mal, ni que la conduite morale est sans importance. Il est vrai que, à l'encontre des prophètes, il ne donne pas l'impression qu'il brûle du désir de refaire le monde ; mais cela est parce qu'il sait qu'il serait inutile d'essayer. Son indignation morale n'en est pas moins réelle.

Il y a, il est vrai, un verset qu'on a interprété comme montrant que Qohelet était indifférent à la moralité: 7, 16 (1). On traduit ce verset communément de la façon suivante : << Ne sois pas juste à l'excès, ne te fais trop sage ; pourquoi te détruire ? » Si c'était là la traduction correcte nous serions obligés de recon­naître ici une « semi-moralité >>qui serait effectivement de l'immo­ralité. Aucun des commentateurs qui ont défendu cette traduction n'a réussi, à mon avis, à défendre la moralité de Qohelet de façon convaincante. Mais il n'y a rien dans le reste du livre qui laisse penser que telle était vraiment sa pensée ; et, bien qu'il ne soit pas possible ici de traiter du problème de ce verset à fond (2), je voudrais suggérer qu'il a souvent été interprété à tort. Je me contenterai de faire remarquer que si Qohelet avait voulu dire <<Ne sois pas juste à l'excès >>, il aurait employé le verbe simple : 'al-ti~daq harbëh ; mais il a employé le verbe auxiliaire hayah, << être », avec l'adjectif : 'a[-t•hî ~addîq harbëh. Cela indique, à mon avis, qu'il voulait dire quelque chose d'autre que << Ne sois pas juste à l'excès >> ; et cette opinion est confirmée par la phrase qui suit : w•' al-lil!y,akkam yôlër, dont la vraie interprétation serait, << et ne prétends pas trop à la sagesse ». Le vrai sens de la première phrase est parallèle à celui de la deuxième:<< Ne prétends pas trop être un ~addîq », c'est-à-dire<< N'affecte pas la qualité de juste >>. Ce que Qohelet déconseille à ses lecteurs n'est pas la droiture mais la prétention à la droiture : l'hypocrisie ou la présomption. De toute façon, l'incertitude de l'interprétation de ce verset doit nous empêcher de l'utiliser comme preuve de

(1) Les discussions de 7, 16 et de son contexte sont trop nombreuses pour être mentionnées ici. Voir les commentaires et les ouvrages généraux et aussi E. PFEIFFER, Die Gattesfurcht im Buche Kahelet; G. R. CAsTELLINo; Q~h.elet and ~is Wisdom, CBQ, 30 (1968), 15-28; R. E. MuRPHY, A Form­Critical Consideration of Ecclesiastes VII (SEL Seminary Papers 1974 vol. 1), Cambridge, Massachusetts, 1974, 77-85. ' '

(Z) Voir mon article Qoheleth the Immoralist? (Eccl. 7, 16), qui doit paraître dans la Festschrifl pour Samuel L. Terrien éditée par la Scholars Press, Missoula, Montana.

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80 8.4GESSE ET RELIGION

l'attitude morale de Qohelet. Et si nous considérons son enseigne­ment en général, nous ne pouvons pas dire avec justice qu'il enseigne l'indifférence ou l'immoralité.

Nous venons d'examiner - quoiqu'un peu rapidement -un certain nombre d'éléments principaux de l'enseignement de Qohelet. Cet examen a montré qu'il n'y a pas d'idée importante dans son enseignement qui n'ait pas ses racines dans la tradition de l'Ancien Testament, soit dans les livres sapientiaux, soit ailleurs. Comme on a souvent fait remarquer, Qohelet était parti­culièrement influencé par les premiers onze chapitres de la Genèse, sans doute parce que ces chapitres ont rapport à la situation fondamentale de l'existence humaine plutôt qu'au peuple d'Israël ; mais la Genèse est loin d'être sa seule source biblique. Sans doute, il serait possible de trouver des parallèles à beaucoup de ses idées dans la littérature grecque ou dans celle du Proche-Orient ; mais, quoique sa familiarité avec ces sources­là ait pu renforcer ses convictions sur certains points, nous n'avons pas besoin de sortir de l'Ancien Testament pour en tracer les vraies origines.

Dans son emploi des sources bibliques, Qohelet était extrême­ment éclectique : comme auteur sapiential il s'occupait princi­palement de la situation humaine. Par conséquent, son choix de sources bibliques était thématique : il choisit ce qui lui semblait être le plus pertinent et laissa le reste. Cela ne prouve pas qu'il rejeta ce dernier comme faux, bien que, évidemment, il y avait là des idées qui ne lui plaisaient pas.

Pourtant son livre a donné à beaucoup de ses lecteurs l'impres­sion qu'il était extrêmement radical, voire hérétique. Il y a plusieurs raisons pour cela.

1. Il est vrai qu'en soulignant certains thèmes de l'Ancien Testament - par exemple, l'insignifiance de l'homme, son igno­rance de la volonté de Dieu, l'inévitabilité de la mort et le triste état de l'homme après la mort -, et en se taisant sur d'autres - par exemple, la Heilsgeschichte, l'eschatologie - ce livre se concentre sur le côté sombre de la vie à un degré unique dans l'Ancien Testament.

2. Pour convaincre ses lecteurs, Qohelet, comme d'ailleurs l'auteur du livre de .Job, emploie un langage exagéré et se sert souvent du paradoxe. Cette méthode entraîne l'emploi d'images contrastées : du bon et du mauvais côté de la vie. Mais le lecteur

R. N. WHYBRAY. - CONSERVATISME DANS QOHELET SI

est naturellelllent surtout frappé par le côté sombre, et a tendance à oublier les passages où Qohelet exprime son amour de la vie et indique les possibilités du bonheur (9, 7-9 ; 11, 7).

3. Il faut admettre qu'il y a un climat de résignation dans le livre qui ne se trouve pas ailleurs dans l'Ancien Testament. C'est surtout cela que Qohelet a trouvé dans le Zeitgeist, Je climat de son temps : c'est le point de vue d'un juif de l'époque pour qui ni l'introversion des super-pieux ni les fantaisies eschatolo­giques de l'esprit apocalyptique ne peuvent résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Mais ce point de vue n'est ni une hérésie ni un rejet des croyances juives en faveur d'une philosophie étrangère. C'est plutôt celui d'une théologie juive particulière. Comi?e les théologiens, juifs et chrétiens, de chaque époque depms, Qohelet a essayé d'exposer dans une forme applicable aux besoins de son temps la foi biblique qu'il avait héritée. Son livre est - on ne peut pas le nier - une interprétation radicale de cette foi ; mais c'est là un radicalisme qui se tient entièrement à l'intérieur de l'univers d'idées du judaïsme traditionnel.

A la discussion qui suivit ont pris parL MM. Goetschel, Heintz, .Jacob, Ménard.

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SAGESSE ET RELIGION CHEZ BEN SIRA

par EDMOND JACOB (Strasbourg)

On peut parler aujourd'hui d'une renaissance des études relatives à Ben Sira. Il y a à cela plusieurs raisons : la présence de fragments hébreux à Qumran et surtout la découverte à Massada d'un rouleau de 7 colonnes (39-43), hélas très mutilées, de cet auteur ont situé ce dernier au premier plan de l'actualité. Le problème du texte a été entièrement renouvelé, et en atten­dant sur ce point des conclusions plus précises, on peut dire dès maintenant que le manuscrit de Massada, que Yadin date du 1er siècle av. J .-C., est le plus ancien de tous les manuscrits, que les manuscrits de la Geniza du Caire, dont le manuscrit B se rapproche le plus du texte de Massada, représentent une version hébraïque originale et non une rétroversion sur le texte syriaque, qu'ils contiennent de nombreuses erreurs de copistes et de glossa­teurs, mais qu'ils remontent à une période relativement ancienne. Il faut ajouter une autre découverte, qumranienne celle-ci, le rouleau des Psaumes de la grotte XI et qui contient entre autres le psaume acrostiche du chapitre 51 du Siracide sous sa forme vraisemblablement primitive, que Ben Sira a intégré à son ouvrage en lui apportant de sérieuses retouches.

Ces découvertes ont amené à souligner plus fortement la place de notre écrit dans la tradition juive et à poser la question de ses attaches historiques et théologiques ; il en résulte un portrait du Siracide qui réhabilite celui qu'on avait trop souvent considéré comme un épigone et un petit bourgeois sans enver­gure. Parmi les monographies des dernières années, il faut mentionner :

J. HASPECKER, Gottesfurcht bei Jesus Sirach, Analecta biblica, 30, 1967. J. HADOT, Penchant mauPais et Polonté libre dans la sagesse de Ben Sira,

Bruxelles, 1970. J. MARBOEK, Weisheit im Wandel. Untersuchungen zur Weisheitstheologie

bei Ben Sira, BBB, 1971.

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84 SAGESSE ET JŒLIGION

Th. MIDDENDORP, Die Stellung Jesu ben Siras zwischen Judentum und

Hellenismus, Brill, 1973. . . . .. 0. RICKENBACHER, Weisheitsperikopen beL Ben SLra OrbLs bLbhcus

et orientalis, Freiburg, 1973. . . Luigi PRATO, Il problema della teodicea in Ben Sira, Analecta bLbhca,

65, 1975.

Il faut ajouter - car ce sont presque des. monographies ~­le chapitre de M. Hengel dans son important liv~e Ju~enl~m und Hellenismus et le chapitre de von Rad consacre au Sira~Ide dans son si suggestif ouvrage sur la Sagesse en Isra.ël, et la liste s'allongerait considérablement si nous faisions mentiOn des :r;tom­breux articles de revues. La plupart de ces ouvrage~ trmtent de l'attitude de Ben Sira à l'égard de l'hell~nisme. BI~n. q~'un consensus ne soit pas réalisé sur tous les pomts, les specialistes prennent leurs distances par rapport au jugement de R. Smend (Commenlar zu Jesus Sira~h, 1900,,p. ~xrv); <<Er ~as~t das Griechentum und die Gnechen wie die klemen he~dmsch~n Nachbarvôlker von ganzem Herzen, und verlangt. sehns~chtJg nach dem TaO'e, da Gott mit ihren abrechnen wird ... m der Tat ist von griechischen Einfluss bei ihm nichts zu entdecken. >> Parmi les modernes, le seul qui soit resté assez proc?~ de Smend est Tcherikover : << Ben Sira fought against the spmt of Gr~ek civilization all his life, for he understood the danger threatem~g Judaism from Hellenism. Free inquiry which was not afraid to ask questions about nature. and morality; or t? answer th~m by the power of the human mmd alone, Greek wis~om, unasso­ciated with fear of God, aroused the fear of Ben Sira, who saw in them a contradiction· to the spirit of J~d~ism.' ~~d ~arned his pupils from treading this path n (Hellemsll~ Cwzllsalwn a~d the Jews, 1961, p. 144). Une position ~ussi ma~nch~enn~ ~ besom d'être nuancée. Au moment où vivait Ben Sira, l helle~Isme e? Palestine n'était plus une réalité étrangère à laq~elle Il fallmt mettre une barrière. Depuis le IIIe siècle au moms la lanf?ue, et avec la langue aussi une large part de l'esprit grec ~vment pénétré dans le pays. Il était impossible de s'Y. soustr~I~e pas plus qu'on ne peut ~e soust:aire à l'air qu'on r~spire q.uotidien~e­ment. Cette situatiOn avmt pour contrepartie le fart ';lue ~Ien des païens s'ouvraient à la culture juive ; c'est le fonds histonque qu'on peut par exemple retenir ~es lé?endes rapportée~ dans 1.~ lettre d'Aristée. Le judaïsme avait subi une transfor~.atiO?, mm~ la transformation n'allait-elle pas se muer en alienatiOn,. c.e qu'on considérait comme un progrès à bien d~s égard,s n:all~ü-!1 pas devenir une infidélité ? La sagesse allait-elle s allier a la

E. JACOB. - SAGESSE ET RELIGION CHEZ BEN SJRA 85

religion ou se développer en dehors et contre elle ? A toutes ces questions le Siracide a été confronté, il s'est interrogé à leur sujet et en a fait l'objet d'un enseignement.

Nous connaissons assez bien le personnage, même si son nom véritable fait quelque peu problème ; selon le témoignage des manuscrits il se serait appelé soit Jésus, soit Simon, et on ne sait au juste si Sira était son père ou son grand-père ou même un ancêtre plus lointain. Ce qui est important c'est que son nom est rapporté : cela est unique dans la littérature sapientiale juive qui se présentait soit anonymement, soit plus souvent encore sous le pseudonyme de Salomon. Cette distanciation d'avec la coutume traditionnelle doit-elle être considérée comme l'adop­tion d'une coutume grecque ; la question doit être posée ; de même à propos de l'Eloge des ancêtres à partir du chapitre 44, on pense plutôt à un genre proche du De Viris illusiribus de l'Antiquité classique. Il parle volontiers de lui, son moi n'est pas mis sous le boisseau, mais n'en devient jamais haïssable ; par ailleurs cet auteur éveille la sympathie par son équilibre dans la pensée et l'éthique et par sa fermeté à ne pas transiger quand il s'agit de l'essentiel. Il se présente lui-même comme un hakam et comme un sopher (38, 24; 50, 27), son livre est une instruction d'intelligence et de savoir mx~adiX cruvÉcrewç x!Xt èmcrTI)!.L'YJÇ (51, 27); cette recherche de la sagesse, ill' a commencée très tôt (51, 1~), et il paraît probable qu'il n'a jamais pratiqué un de ces métiers manuels, dont, à l'instar de certains textes égyptiens, il parle avec mépris (38, 24). La sagesse a à tel point façonné sa personne qu'il en est comme une incarnation, en tous les cas un reflet, car au chapitre 24, 30, après avoir fait parler la sagesse, il poursuit : <<Et moi, j'ai été comme un canal qui dé.ri':"e d_'un fleuve ... n. La sagesse qu'il a acquise il la lègue aux generatiOns futures, Il est conscient d'être l'héritier d'une longue tradition de sages dont il semble admettre la filiation ave? les prophètes (24, 33), il est le dernier venu, un grappilleur a~res l~s vendanges (35, 16), mais la bénédiction du Seigneur lm a fait rattraper ce retard (v. 17). Interprétant dans un sens autobiographique certaines affirmations d'ordre général, on a voulu voir en lui le mari d'une femme acariâtre, puisque c'est par la femme que se sont introduits dans le monde le péché et la mort (25, 24), le père d'enfants contestataires et de filles volages (42, 9) ; on l'a vu médecin, bien que son<< éloge de la médecine>> au ch~p~tre 38 ,n'ait rien d'un témoignage personnel. Ce qui est plus serieux, c est de se demander si ce sage a été un maître d'école. L'origine et la nature de l'école en Israël restent un

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SG SAGESSE ET RELIGION

problème. On résout en général par l'affirmative l'existence d'écoles dirigées par des sages et destinées principalement aux futurs fonctionnaires du royaume, mais on reste prudent quant aux modalités de cet enseignement. R. N. Whybray dans son récent ouvrage The intellectual tradition in Israel, p. 33-45, fait le tour du problème et conclut : « The evidence for existence of schools with professional teachers is not conclusive ; it remains no more than a possibility (p. 44). On ne saurait être plus prudent. M. Hengel (Judentum und Hellenismus, p. 143 s.) se penche égale­ment sur le problème : les écoles, dit-il, avaient des buts opposés : les unes voulaient par l'enseignement faire assimiler le maximum de culture hellénique ; d'autres au contraire voulaient par une catéchèse bien orientée préserver au mieux l'héritage juif ances­tral. Le Siracide se situerait dans la seconde catégorie, mais avec une fenêtre largement ouverte sur la première. Ce qui, à notre avis, est un argument positif en faveur de la thèse du maître d'école, c'est que dans un même chapitre (51, 23 et 29) il emploie les termes de beth midrash, dont c'est ici la première attestation, et de yeshivah, qui signifie littéralement le siège du maître, encore que cette école ait peut-être dès l'origine ressemblé plus à une synagogue qu'à une école. Plus affirmatif est Midden­dorp, selon qui Ben Sira était non seulement un maître d'école, mais son livre serait un livre << d'écolier n ou mieux un livre du maître pour l'orientation de son enseignement ; il étaye cette affirmation en rappelant les nombreuses répétitions, et les conseils très divers dont beaucoup, mais de loin pas tous, s'adressent à la jeunesse ; en note, Middendorp fait état d'un papyrus grec d'Egypte, datant précisément d'après ses éditeurs, Guéraud et Jouguet, du dernier quart du me siècle av. J.-C., qui commence par l'enseignement de l'alphabet, se développe en anthologie poétique, et qui, après un détour par les mathé­matiques, revient à un conte narratif visant par sa note humo­ristique à faire rire les auditeurs. Morale, nature et histoire qui sont le contenu de ce papyrus reviennent dans Ben Sira dont on ne saurait nier l'encyclopédisme, encore que ce dernier aspect était caractéristique de tous les écrits de sagesse, quel que soit leur fonction ou leur genre littéraire... Pour montrer que l'encyclopédisme de Ben Sira était plus grec qu'oriental, on a fait le relevé des auteurs grecs plus ou moins cités, au premier rang desquels vient Theognis, puis Sophocle, Xénophon, Euripide, Hésiode, Homère ; à ce dernier, Ben Sira aurait emprunté la sentence d' Iliade, VI, 148 (cf. XXI, 464). L'Iliade dit : « Il en est des races des hommes comme des feuilles des arbres. Les unes,

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abattue~ par le vent, jonchent la terre, tandis que les autres reprodmtes par les forêts verdoyantes renaissent dans la saison du printemps n, et Sir 14, 18 : « Comme dans la frondaison d'un arbre t~uffu, des feuilles et d'autres poussent, ainsi des générations de, chair e~ de sang, l'une meurt, l'autre naît. n L'image est la meme, mais peut-on conclure de l'emploi d'une image aussi courante à un empru~t d'~n auteur à l'autre ? Il est sage d'en douter. Encore d apres Middendorp, Ben Sira aurait eu à sa disposition ~ne chrestomathie grecque, puisqu'il dit du sage et donc aussi de lui-même, « qu'il étudie la sagesse de tous le~ anciens >> (39, 1 ).

Si Ben Sir a a utilisé des sources grecques, celles-ci n'ont en tous _les _cas pas été les seules ; les parallèles les plus frappants du Siracide se trouvent, après le livre canonique des Proverbes dans la S~gesse araméenne d'A0iqar (l); nous n'en relèverons qu~ deux : Ahiq, III, 83 : « N'entre pas en jugement avec un homme ~u jour des~ puissance et ne résiste pas au fleuve lorsqu'il vient monder n, Sir 4~ 26 : « Ne prétends pas t'opposer au cours d'un fle_uve n, e~ Ahiq, II, 89 : « Celui qui brille par son vêtement b~Ille auss\ par son _langage et celui qui est méprisable dans son vetement l est aussi dans sa parole n, Sir 19, 26-27 : « A son aspect on reconnaît un homme, à l'air du visage un homme sensé. L'habillement d'un homme, son rire, sa démarche révèlent ce qu'il est. n

. Cette image un peu paradoxale n'a aucun parallèle biblique e~ Il ~st a~_sez pr~bable qu'ici on puisse parler d'emprunt, ce qui n ~ nen d _Impossible, car toute la sagesse baigne dans un courant q~I charne des éléments multiples, qui se retrouvent souvent lom de leur lieu originel.

_La sagesse de Ben Sira lui vient non seulement de ses livres, mais encore d~ ses .voyages. Mais, de même que les écoles, les voyages pouvaient e~re des armes à deux tranchants. S'il y a les voyages de ceu~ qm veulent s'instruire, il y a aussi ceux des commerçan~s qu~ ne son~ent qu'à s'enrichir. Ben Sira ne partage nullement l opmwn de 1 auteur de la lettre d'Aristée qui estime que le contact avec les sages, mais dans un milieu bien fermé est préférabl~ aux voyages : « Tu peux voir quelle influenc~ exercent les deplacements et les échanges de vue, puisque, à traiter avec des gens pervers, les hommes contractent des difformités

_(I) F. NAu (Histoire et sage~se d'A!Jiqar, 1909) signale une vingtaine au moms de parallèles plus ou moms probants, mais qui montrent néanmoins que nous nous trouvons dans un climat voisin.

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morales et deviennent misérables pour la vie ; s'ils vivent au contraire avec des sages et des gens de sens, ils acquièren~, à la place de leur ignorance, une direction droite pour leur condm~e n (Ar 130). Il assume les risques des voyages : « Un homme. qm a voyagé a beaucoup appris et un h?m,me de .g~an~e .exp,enence parle en connaissance. de cause. Qm n a pas ete. mis a l epreuve sait peu de chose, mais celui qui a voyagé est plem de ressources. J'ai vu beaucoup de choses au cours de _me~ voya~es et c~ q~~ j'ai compris surpasse ce que j'en pourrais dire. Mamtes fOis J ~I connu des dangers mortels, mais j'ai été sauvé grâce à _mon expe­rience (34, 11-12). n En réalité ces _derniers n:o~s so~t SII?pl~ment «grâce à celan, sans qu'on sache SI« cela>> de~Igne l habilete dont il a été parlé ou Dieu dont il va être questiOn dans les versets suivants - ambiguïté volontaire peut-être ou double sens dans lequel excelleront les sages du Talmud. En_ ~ous les c~s les voyages sont conseillés et ce point de vue pos_Itif sera repns y ar Philon : « Il en est qui naviguent pour des affaires, par convOitise de la fortune et d'une ambassade, ou pour aller voir une contrée étrangère par amour de l'instruction ; tous_ sont mus par u:w puissance qui les pousse au-dehors, les premiers en vue d~ g~m, les seconds pour le service de la cité en des circonst~~c~s diffi~Iles et graves, les derniers enfin pour rechercher c: qu ~ls Ignora~e.n~ auparavant et elle procurera à leur âme satisfactiOn et utilite tout ensemble n (De Abr 65) et le même Philon fait d'Abraham le voyageur le type du sage et aussi de l'âme à la recherche de Dieu. Le Commentaire de la Genèse apocryphe de Qumran insiste lui aussi sur les déplacements d'Abraham, mais moins pour en tirer un enseignement que pour expliciter se_s dr?its à l~ possession du pays. Il n'est pas imp?~sible que Ben Sira .ait parti­cipé à quelque mission d'ordre politique, compar.able a celle de Jean, père d'Eupolémos envoyé en ambassadeur a Rome po~r Y conclure un traité d'alliance (2 Mac 4, 11) ou comme Philon lui-même chargé d'une mission auprès de Caligula. Middendo~p, sur la foi des descriptions et des images, pense que Ben Sira n'a jamais franchi les frontières de la Palestine, mais d:autre~ estiment que pour avoir été en danger de mort (34, 12) Il a du s'aventurer en mer.

La personne de Ben Sira ne se compre~d pas. seul~me_nt à partir de son expérience personnelle, elle re~OI.t a~ssi un ec~airage de la part des circonstances générales de l histoire: Son epoque peut être datée ; son livre est même le seul de la Bible que ~ous pouvons dater avec une marge minimum d'erreur. Il se situe dans le premier quart du ue siècle av. J .-C. entre 200 et 175,

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probable~e?t entre 190 et 180. En lisant le Siracide on pénètre dans le milieu complexe de l'histoire prémaccabéenne dans les différentes classes de la société en proie à de doulouredx conflits religieux et nationaux. Ben Sira vivait avant la grande crise · c'était une période relativement calme, mais qui n'allait pa~ tarder à se détériorer. Les Séleucides succédant aux Ptolémées cont~nu~r~nt à p~atiquer à_ l'égard _du p~uple juif une politique plutot libe~ale qu~ respectai~ le particularisme juif, d'autant plus que les Jmfs avawnt contnbué à l'avènement des Séleucides en les aidant à chasser la garnison égyptienne établie dans la citadelle de Jéru~alem. L~ charte octroyée par Antiochus III rapportée par Josephe au hvre XII des Antiquités et dont l'authenticité est confirmée par des documents épigraphiques ( 1) comportait comme clauses principales :

a) L~ roi. c?ntribuerait, partie en argent partie en nature, aux dépenses necessitees par les sacrifices.

b) Tous les matériaux utilisés pour l'achèvement des travaux du Temple seraient exonérés de taxes d'où qu'ils proviennent.

c) Le p~uple_ doi~ ;ivre selo!~- les lois de leurs ancêtres. II y avait là une hberte religieuse, mais une liberté contrôlée.

d) Le Sé~at, la g:rousia - dont Ben Sira faisait peut-être partie -, les pretre~, s~nbes du,_Te~ple et chanteurs sacrés seraient exemptés de la capitatiOn, de 1 Impot coronaire et de l'impôt du sel.

e) Exemption d'impôts pendant trois ans pour ceux qui habitent la ville et ceux qui reviendront s'y fixer avant la fin de l'année.

f) Exemption, passé ce temps, du tiers des impôts et affranchissements des habitants réduits en esclavage.

. Ce~ r;~es~r.es ne d~vaient cependant pas empêcher les dissen­si_ons a 1 mter~eur ~u judaï~me de devenir de plus en plus pronon­cees. Le conflit qm opposait les familles sacerdotales des Tobiades

(1) Dans_u~e étude exhaustive sur la Charte séleucide de Jérusalem (Rev.ue des Etudes JUWes, 99 (1935), p. 4-35), E. BICKERMANN souligne qu'Antio­c~us III a e~ envers J~:usalem la même attitude qu'à l'égard des autres v_Illes. conqUises? et qu Il a tenu. compte de la structure sociologique par­ticu!Jere de la VIlle samte des Jmfs, suivant en cela l'exemple d'Artaxerxès d'Alexandre et des Lagide~. Il conclut sans réserve à l'authenticité d~ ~ocume~t rapporté par Joseph~, _en se fondant sur l'analyse interne et sur 1 analogJe de deux docume~ts. epigraphiques, l'un trouvé à Sardes (Sardis, VII~, 1 (1932), no 2), rela~If a ~~e v.ille dont le nom est perdu qui se voit attribuer de larges exemptwns d Impots en considération des pertes subies l'aut~e trouvée à Brousse datant d'au_tou_r de l'a~ 190 av. J.-C. ayant trait à une \Ille du royaume de Per(l'~me qm lm garantit l'usage de ses lois propres et de son gouvernement traditiOnnel. Cette dernière inscription a été publiée et analysée par M. H?L~EAux, Inscription trouvée à Brousse, dans Bulletin de corre~pondance hell~mque, 48 (1924), p. 1-57; sur la charte d'Antiochus III cf. aussi la brève notice de A. ALT, Zu Antiochus IU Erlass für Jerusalem' dans ZAW 57 (1939), p. 283-285. '

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et des Oniades, la dégradation progressive du sacerdoce qui, au lieu de préserver la pureté ethnique et religieuse, favorisa avec Jason et Ménélas les coutumes étrangères, la nécessité pour les souverains séleucides, après la victoire des Romains à Magnésie en 190, d'imposer de plus en plus lourdement les pro­vinces de l'Empire en vue d'obtenir une paix relative avec Rome, l'antagonisme enfin entre Juifs et Samaritains, contri­buèrent à ce climat de rapide détérioration et amenèrent le pouvoir séleucide à restreindre les libertés généreusement octroyées. Il est probable que Ben Sira a subi le contrecoup des événements et que le déroulement de ceux-ci l'a amené à modi­fier parfois son attitude dans le sens d'un durcissement : le cha­pitre 36 de son livre détonne et certains y verraient volontiers une adjonction ultérieure. C'est en effet une prière du ton le plus natio­naliste qui demande l'intervention de la colère de Dieu contre les nations étrangères, la perte des chefs ennemis, qui disent : « Il n'y a que nous ll, le rétablissement de la gloire de Jérusalem et le rassemblement de toutes les tribus de Jacob (v. 6-22). Il se pourrait, plutôt que d'y voir une adjonction, que Ben Sira l'ait empruntée à la tradition liturgique, qui n'échappait pas à son encyclopédisme, et qu'il s'y soit rallié à une période tardive de sa vie. C'est sans doute aussi la situation de dégradation du sacer­doce qui explique la grande place tenue par l'éloge du grand­prêtre Simon II (chap. 50), qui était mort en 195 et que Ben Sira glorifie pour le mettre en contraste avec ses indignes successeurs. A part cela il n'y a pas d'allusion historique, mais celles que nous venons de signaler sont suffisamment importantes pour nous permettre d'éclairer l'ambiance historique où il a vécu.

Le scribe qu'était Ben Sira devait être familiarisé avec la tradition littéraire de son peuple, d'autant plus que la majeure partie de celle-ci avait reçu l'investiture canonique. Parmi les ouvrages qui se situent chronologiquement et thématiquement dans la proximité du Siracide, le Qoheleth fait des réflexions souvent analogues, mais ils représentent deux tempéraments différents : en face de la réalité Qoheleth est critique : Il n'y a rien de nouveau sous le soleil... Ben Sira au contraire a devant la réalité et en particulier devant la création une attitude positive et réceptive d'autant plus forte qu'il la met en relation avec les traditions de l'alliance, ce qui lui permet de parler de Dieu autrement que d'un Dieu lointain. Le livre de Tobie est tout entier consacré aux devoirs de la piété et de l'observation de la loi qui occupent une place non négligeable, mais pas la seule, chez le Siracide. Baruch parle en 3, 9-4, 4 en termes qui pourraient

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ê~re ~mpruntés. à B~n Sira, de la sagesse personnifiée, mais il n arnve P?s _à etabhr u_ne union harmonieuse entre la sagesse dans l~ creatwn et la lor. Plus fructueuse serait à notre avis la tentative. de mettre Ben .s~ra en rel~tion avec des écrits qui lui s?nt n:amfe~tement p~steneurs, ma1s qui dénotent une commu­mon depense~ et peut-etre une commune origine. Les Testaments d_es X Il Patnarches, où l'élément rituel est éclipsé par l'exhorta­ho~ mor?l~ et l'appel à la piété du cœur et d'où toute polémique a~b-~ellen~~u~ es_t absente, appellent la comparaison avec le S1rac1~e. L ecnt d1t du Samaritain anonyme qui se situe entre 200 e~ la _recolte maccabéenne, donc peu après le Siracide, les ouvrages d Anstobule e~ d'Eupolémos qui datent d'après la révolte conf~ontent _le JUd~ïs~e avec l'hellénisme beaucoup plus que ne le fa1t Ben ?lr~, _ma1s c est pour m?ntrer l'ancienneté du judaïsme, donc ~a prwnte sur la ph1losoph1e grecque qui doit ce qu'il y a de ~ell~eur en elle aux sources israélites qui l'ont inspirée. Avec le S1~ac1de ~ous sommes loin de cette apologétique qui a eu un certam sucees en amenant des Grecs au judaïsme, mais qui à la longu~, par so~ manque de respect de la réalité historique ne pouv_a1t ~tre p:1se au sérieux. On peut en conclure que la pe~sée du S1~ac1de smt une voie originale ; la construction à laquelle il a~~ubt es~ s~n~ parallèle ; il se tient à égale distance d'une apolo­gehq~e de_bndee et d'une orthodoxie qui se contente d'affirmer sans Jamais prouver.

, Le pre~~er et le_ dernier ~ot de son message c'est la SAGESSE.

C est ce qu 1l convwnt de s1gnaler en particuler contre la thèse de _Haspecker_ selon qui le message central de Ben Sira serait la ~ramte de Dwu. Ce_rt~s, la crainte de Dieu occupe dans son hvre une place considerable ; elle est toujours, comme dans les Proverbes, le commencement de la sagesse (Sir 1 14) · B s· ' 'mals en

,1ra ne part pas de la crainte d~. Die~ pour arriver à la sagesse ; c ~st en partant de la sagesse qu Il arnve à voir dans la crainte de D1eu u~ aspect et une expression de cette sagesse. II faut bien r~c?nnmtre _que ~en Sira est le premier à faire en Israël une ventable theologw de la sagesse. Sans doute avait-il des prédé­cesse~rs, en particulier l'auteur de Proverbes 8 et celui du ch?p1tr~ 28 de, Job- qui pa:lent l'~n et l'autre d'une sagesse theologique tres proche de D1eu, ma1s qui ne tirent ni l'un ni ~'autre les cons~quences de cette sagesse; sans doute l'estiment­lis trop entachee de mythologie, si bien qu'ils coupent court en ramenant la sagesse à la crainte de Dieu dans son double aspect de respect dev_ant le mrstè_re divin et d'attitude éthique. La charpente du hvre du S1rac1de est constituée par les péricopes

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. . . lau débul (1, 1-10), au milieu (24) saplenllales qm le sous-tende~l éricopes sapientiales occupent et à la fin (51, 13-_3?), le: at r;su~ . elles font la transition entre également une p~sl.t10n s ra teg q difTérent comme pour ponctuer deux grandes umt?s au c~~ ~~u rue dans l'action la grande et que dans la réflexwn aussl len c

seule inspiratrice est la sa~e.sse. sa ientiale est un hymne qui La première grande pencope p · ll de la sagesse

pose d'emblée les caractér~sti{~es D~=~e~i}e e~te existe de toute (1, 1-10) : a) toute sagesse Vle~ :du su; la création et donnée éternité ; c) elle est u_~ d~n t re~: mentionné, mais est peut-être aux hommes; d) Israel nes ~ 10 ù ceux qui l'aiment sont les sous-entendu à la fin du verse _o

b d upie aimé par D1eu. . mem res ~- pe , . (S. 24) ui termine la première parlle

La deux1eme pencope lr q e la forme et la proximité du livre e~t ég~le~ent ~n hr;::·n q:elation avec les arétalogies chronologique mcltent a me . d e féminine de Dieu ait pu d'Isis, encore que la s;.1esse e~a;a~iculier mésopotamiens (1 ). s'inspirer d'autres mo e es,

Il y est dit de la sage~s~ : d' . . elle se glorifie aussi bien ) Qu'elle a une ongme lvme ' . l t

a . . , T de son peuple, au c1e e · dans l'assemblée dlvme qu au ~1 ~eu et le euple d'Israël il y a sur la terre ; entre le mon~e celesd ~ elopp~ dans la littérature une corrélation, thème qm sera ev

apocalyptique. . 1 . la vapeur OfL~XÀ~ (2) dont il b) La sagesse est une par_o ~ '. d' mythe mais elle

. 3 est la remm1scence un ' . est questwn au v. aison car pour Ben Sira ce qm ne sert que de termde dDe _comparsaurait être autre chose que la sort de la bouche e wu ne

parole créatrice. . . actif dans la création et c) La sagesse-parole est le prmclpe

287) pense que Ben Sira a connu les (1) M. H~N~EL_(Judentum .. ~ ph mne de sagesse. CoNZELMANN (Die

arétalogies d l~JS ~ travers .u l Geschichte Dankesgabe,_ R. Bultmann, Mut ter der WeJsheJ_t, ~ans Zert rn t t sur l'analogie directe avec les 1964, p. 225-234) msJste plus or emen arétalogies. , é brouillard, se rencontre encor~ en

(2) Le mot Û[LL)(.À'Yj, vapeu,r, nu ~· ha 24 est absent dans les versw_ns Sir 43 22 où le texte hébreu à anan. ( e cmJ~ un élément vivifiant. Ben SJra hébraÏques) figurant~ côté ~ela ~oJe~ec~n 2 6 et à la rual:t de Gn 1, 2. Les pense probablement a la fo1s au e, •dnan. le Targum Jerusha!m1 l versions araméennes traduisen~ ed parée de gloire descendit du trône de

araphrase ainsi Gn 2, 6 : • Mals un~ n~ n uis elle monta de la terre et ~loire . elle fut remplie de l'eau de 1 g~ea d~ ~ol & Par là, il entend à la !ois fit to~ber la pluie et el_!~ arrosa !la ~u~èse et don~er une explicati?n relatiVe­combiner les deux tradJtwns_de a, e ·ma e tirée de la nature lm permet de ment scientifique de la créatwn. rette 1 ci~! et sur terre, qu'elle est révélée montrer que la sagesse est à la . ols au et cependant accessible à la ratsmL

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dans l'histoire (1). Cela est bien dans la ligne de l'Ancien Testa­ment : Ps 33, 4-9; 104, 7; 147, 15 ; Es. 48, 13, etc.

d) La parole est concrétisée et incarnée dans la Torah; le mot << torah n a chez Ben Sira un sens large et désigne à la fois l'histoire et le récit de cette histoire, et Israël est le lieu où se pose la sagesse et l'espace d'où elle pourra se répandre dans le temps.

La troisième péricope (Sir 51, 13-30) est un hymne dont la forme primitive a été retrouvée à Qumran où il est l'adaptation sapientiale d'un chant d'amour. Bien que fortement atténués, les traits érotiques se remarquent encore dans le texte de Ben Sira. La relation entre l'homme et la sagesse est une relation d'amour, la sagesse prenant l'aspect d'une nourrice pour les plus jeunes et d'une amie pour les adultes. Il convient donc de se demander si le thème de l'union de l'homme avec la sagesse n'est pas la continuation du thème prophétique du mariage entre Yahweh et le peuple, transposé sur le plan individuel ; l'emploi du terme de « connaissance n pouvait faciliter cette transposition. Cette dernière ne devait être que provisoire et un écrit comme le Cantique des Cantiques revalorise l'image prophétique, tout en faisait peut-être une part à l'aspect sapiential.

Lesautrespéricopes sapientiales (4, 11-19; 14,20-15, 10; 6, 18- 7) sont du genre exhortatoire et insistent moins sur la nature de la sagesse que sur le privilège de la posséder.

Essayons maintenant de caractériser à l'aide des éléments ainsi mis en lumière, la théologie de la sagesse chez Ben Sira :

1 / La sagesse se manifeste d'abord dans la création. Grâce à elle la création est une. Mais c'est une unité dans la dualité. A plusieurs reprises Ben Sira affirme que dans tout ce qui existe il y a deux aspects : « En face du mal est le bien, en face de la mort est la vie ; ainsi en face de l'homme pieux est le pécheur, et en face de la lumière les ténèbres. Considère toutes les œuvres du Très-Haut, elles sont deux à deux, l'une en face de l'autre >> (33, 14-15). « Toutes choses vont par deux, l'une en face de l'autre; il n'a rien fait d'imparfait>> (42, 24). On retrouve la même idée dans les Testaments des X II Patriarches, en particulier dans le Testament d'Asher au chapitre 5. Cette dualité qui n'a rien

(1) Une des études les plus récentes sur Sir 24 est celle de M. GrLBERT (Revue théologique de Louvain, 1974, p. 326-348) qui met en lumière le mouve­ment de concentration et d'expansion de la Sagesse comme structure d'ensemble du chapitre. Cet auteur estime aussi qu'on ne peut pas parler d'anti-hellénisme de Ben Sira, car il fait précisément droit à la double acceptation de la Torah par la sagesse et de la sagesse par la Torah.

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. d'harmonie d'ordre et de beauté, d'un dualisme est . sign~ . ar le ~ot de gloire. Le terme de harmonie que Ben Sira de~~g~~ pnotre auteur, il emploie 53. fois gloire est un des m?ts cle b d . C'est dans les chapitres le mot doxa et 31 fois l~ vetr le ~xaz;;~quent. A un moment où terminaux que l'emplo_I es d e pl'~~stoire semblent absentes, où les interventions d,e Die~ a;;e Ben Sira insiste sur la gloire, la voix des prophetes s ~slt lt et la création font éclater tout l'élément permanent don e cu. e t aucun humain ne saurait

"d (1) t auquel par consequen . t" le pol s ' e_ , d la gloire était aussi mis, en _par. !­échapper, mais ce ~~eme e d tale en relation avec l'histoire culier dans l~ t~adihon _sfacr ~ glo,ire tout au long de l'exode. d'Israël à qm Dieu mam es e s

. d''t bsente chez Ben Sira. Le mot 2/ L'histoire est _lom e re a l' aliste il désigne le Penta-' t ns dans un sens eg ' 4 23) de torah nes P,as p , l'ensemble des livres bibliques (2 ' .

teuque et peut-etre ~e~e d la spéculation sapientiale est la A voir fait entrer l'histo_Ire . dans S tableau des grands ancêtres grande no~v:eauté d~ Sira~~ e. deo~'histoire d'Israël telle qu'el~e est une o:Igi~ale presen~~o\~~ de sagesse. Cette histoire d'Israel était ~nseignee da~s l~~ e_ lan de l'histoire universelle. ~l e~t se presente sur l a rn er~ p d t" a' l'Eloge des pères Il ait

d s son mtro uc wn , probable que an h de l'Antiquité païenne; meme aussi pensé aux grands t~~me\ faut reconnaître qu'il a parlé si l'on écarte cette hypo e~e, ~ telle que d'autres nations des ancêtres ~e son pe,upleli ~era~~ntableau à elles-mêmes. Des Pouvaient facilement s ~Pp q l oyaumes renommés par

. t d me dans eurs r ' << hommes qm on ~I:? . niversels inventeurs de chants . des visiOnnaires u ' f . t leur pmssance, . . . . es» 143 3) n'étaient pas orcemen mélodieux et de recits poetiqu. ,49 14-16 d'Hénoch, de Noé

I 'l"t . de plus la mention en ' . . d' "Il des srae 1 es , , . . . r ste qui reJ omt ai eurs et d'~dam. dénote une _visi~é~:;~~~a~'Is;aël, l'alliance, la loi, la theologie de ~a 'glo~~e.- lan la sa esse pour prendre sa pl~c~. ne refoulent pas ~ l arnere P. de dlre que Ben Sira veut legi­Von Rad ~ parfa~tement rais~n donc l'histoire, à partir de la timer et mterpreter la tora '

sag~:~· Sira rejoint ainsi une tradition qui avait été amorcée

. à l'é ard de la liturgie n'est pas unani-(1) L'attitude positive de Ben (SBJra Sirf.s supposed Love of liturg~, Vt_T, t gée J G SNAITH en d'" ortance à la JUS Jce ~~~en{J;~: ;. u~7-i 74j esti,me qri~ ~~i\a~~te ~~~~ so~mfttitude à l'ég3a~d f5u

~~~~~l~:;sà 1~a 1:~~:â~a~~ ~~é~c~t~~ t~:Jsht!i~~l~'e ~iaf~à ~!~ ~~ès le' seul "l , demeure pas moms qu en s. "té I n en 1 "1 d'affirmer son Identl . moyen pour srae

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par le Deutéronome. Dans le discours d'introduction du Deuté­ronome, il est dit à propos de la torah : « Ce sera votre sagesse (hokmah) et intelligence (binah) aux yeux des peuples >>; ces peuples diront: <<Ce ne peut être qu'un peuple sage et intelligent, cette grande nation ; car quelle est la nation assez grande pour que des dieux lui soient proches comme l'est Yahweh notre Dieu n (Deut. 4, 6-7). La loi est donc une sagesse qui, comme en général toutes les sagesses, est proche de l'homme et qu'il peut et doit accomplir (cf. Deut. 30, 14). Le Deutéronome visait donc déjà à une sapientialisation de la torah, en la faisant sortir d'un cadre étroit pour lui donner l'air du large ; le Siracide en « torifiant >> la sagesse et en l'historicisant, lui donne un lieu où elle puisse trouver son repos, c'est-à-dire à s'incarner. Cependant, il faut reconnaître que ni au temps du Deutéronome ni au temps de Ben Sira cet idéal n'a pu passer dans les faits, mais en aucune façon Ben Sira ne saurait être rendu responsable de l'évolution vers le littéralisme ou le légalisme. Le fait que Ben Sira était avant tout théologien de la sagesse apparaît encore dans la manière dont il rattache explicitement l'alliance à la création ; Après avoir parlé de la création de l'homme à l'image de Dieu, qui doit trouver sa destination dans le pouvoir, le savoir et la louange, il poursuit :

« Il leur a accordé en plus le savoir, il les a gratifiés de la loi de vie. Il a conclu avec eux une alliance éternelle, il leur a montré ses jugements. Leurs yeux ont vu la magnificence de sa gloire, leurs oreilles ont entendu la gloire de sa voix. Il leur a dit : «Gardez-vous de toute injustice. >>

Il leur a donné des commandements à chacun au sujet de son

[prochain. »

(Sir 17, 11-14.)

On ne saurait affirmer plus nettement la vocation universa­liste de l'élection d'Israël.

3 / La sagesse se manifeste enfin dans la crainte de Dieu. Mais cette notion si courante, Ben Sira ne se contente pas de la répéter, il la revalorise. L. Derousseaux écrit à propos de la crainte de Dieu chez Ben Sira: «L'extrême abondance de l'expres­sion « craignant Dieu >> montre déjà que nous sommes loin des thèmes classiques de la sagesse et de ses expressions. Le « crai­gnant le Seigneur>> n'est pas celui qui adopte un certain compor­tement moral, mais celui qui est dans une relation personnelle

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de eonfiance et d'amour avec le Seigneur. Même si l'idée de rétribution est présente, il ne s'agit jamais d'une rétribution automatique, mais d'un salut qui est donné par le Seigneur misé­ricordieux et bon >> (La crainte de Dieu dans l'A T, p. 349) et Haspecker en montrant que confiance et humilité sont les deux aspects principaux de la crainte de Dieu insiste sur l'attitude intérieure faite de confiance et d'humilité, mais confiance et humilité sont davantage dans la ligne des prophètes, en parti­culier d'Esaïe, que dans celle de la sagesse traditionnelle. Confiance et humilité s'expriment le mieux dans la prière. Ben Sira parle souvent de la prière : 1, 28 s. ; 2, 1 s. ; 7, 2; 17, 25, etc., et le texte de prière que nous avons de lui a des accents d'intériorité et d'ascèse spirituelle que nous retrouverons par exemple dans les Hodayot de Qumran (23, 1-6). Si la prière est affaire de piété intérieure, la louange met l'accent sur l'expression publique de la piété. Dans la description du culte célébré par le grand­prêtre l'accent est mis sur la louange (50, 16 s.), véritable centre du culte, comme dans l'œuvre du Chroniste, à laquelle tout le peuple doit s'associer : «Et maintenant bénissez Yahweh, Dieu d'Israël, qui accomplit des merveilles sur la terre» (50, 22). Mais -et ici c'est le visage du sage et de l'humaniste qui apparaît­l'homme aussi est objet de crainte et de louange précisément parce qu'il est sur la terre l'image de Dieu ( 17, 1 s.). La liturgie du temple est le lieu de convergence de la création, de l'histoire et de la crainte de Dieu ; ce qui lui donne une dimension cosmique exprimée par la gloire. Le temple de Jérusalem est le point d'ancrage de la sagesse, mais à partir de là elle s'épanouit en un fleuve qui est une sorte de nouveau paradis (24, 10). Concentra­tion et expansion sont chez Ben Sira, comme chez les prophètes, le moyen de réaliser l'universalisme impliqué par l'élection. Cet universalisme a-t-il une dimension eschatologique ? Si l'on peut parler d'eschatologie chez notre auteur, elle est plus cachée qu'apparente, s'exprimant moins par des mots que par une orien­tation générale. Dans une importante étude, A. Caquot (1) s'est montré très négatif sur la question du messianisme ; il écarte le messianisme davidique qui, en effet, est absent, mais il met en doute aussi l'eschatologie adamique qu'on pourrait trouver en 49, 16. Nous nous demandons si ce dernier trait ainsi que l'accent mis sur Elie ( 48, 10), l'importance de la louange et de la gloire ne sont pas l'expression d'une certaine eschatologie (2).

(1) Ben Sira et le messianisme, Semitica, 16 (1966), p. 43-6/:l. (2) Cf. notre étude sur L'histoire d'Israël vue par Bt>ll Sira, Mélunges

bibliques, André Robert, 1958, p. 293.

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E. JACOB. - SA GESSE ET RELIGION CHEZ BEN SIRA 97

0 ~hoéologien de la sagesse, Ben Si , , , . :precr~ement parce qu'il a été « théo-f: _l a ete plemement, mais Jamars chez lui la place de D" I gwn », la sagesse ne prend qu'il d wu. 1 affirme à 1 · Y a es choses qui sont · . P usreurs reprises de rechercher (3 23) L mconnarssables et qu'il est interdit

. ' . es œuvres du se·g mars cachées aux humains (11 4) r neur sont admirables toutes ses œuvres » (43 28) b .t « Il est le_ Grand, il dépass~ verset qu'il faut lire l'ét~nna. t es à la_lumrère de ce dernier ment : << Il est le Tout h nh kve/rset qm le précède immédiate-

, . ' u a o )) On ' t d n ~vwns pas ici une interpolati . t .. _ses emandé si nous lm-même n'était pas en fin d on s orcrenne, ou si Ben Sira peu vite que d'en tirer de pare~llcompte 1 st?ïcien ; c'est aller un le~ cas pas l'affirmation du an ~~ conc u~.~~ns. Ce n'est en tous Dwu, le Dieu d'Israël a toJt t~;n(sr~eSstOicren ; il veut dire que 4_5, 23) et par là il est' dans la cree c . ~r _36, _1 ; 39, 21 ; 43, 33 . trque : << C'est moi Yahw h p~rfe _tradrtwn Israélite et prophe' ~

. t e qm ars to t . ' . mor out seul J·'ai étale' 1 t . u , Jar tendu les cieux M

. , a erre qu1 m'a · t ·t ? ' ars ce Dieu dont Be s· , SSIS ar 0 )) (Esd 45 7) d

n rra ne cesse d 1" , . ance est présent pour n d" . e sou rgner la transcen-

sa a d ' e pas rre rmmane t s gesse on~ la gloire éclate partout n , au monde par

. ~n conclusiOn, nous dirons ue B . . JUdarsme traditionnel q . 1 q en Srra est le témoin d'un . . , m, se on sa vocat· , . mrsswn pour le monde et les nati ~on specrfique, a une comme plus tard les rabbins veul o~s. Il n est pas de ceux qui de la torah, car la torah tell~ u' _en constr~ire _une haie au tou; tement cette haie. L'absence d;;Iarl la c?nçort brrserait immédia­des pères a souvent été remarquée e~·~ntwn d:Esdras dans l'Eloge que la. sagesse de Dieu ait été dan II est _vra~semblable que, bien Ben Srra n'a pas vu da l' s a mam d Esdras (Esd 7 25) souh "t' d ns œuvre de ce d . l' ' '

• 0 ar ee u judaïsme. Vivant à la li , ermer orientation tl~e les,plus fortes que le judaïsm v~r e dune des crises d'iden­~alt qu on ne peut pas remonter 1: art connues: le sage qu'il est 11 est l'héritier des prophèt t cours de l'hrstoire, et en cela Fermement convaincu de 1 'un ~ts' de 'I non des sectaires passéistes

Par le 0 h 1 e sraël- fort t · s mec ants Samaritains contre _emen compromise

passager de colère (50 25) "J lesquels ri a un mouvement n' t ' -r ne veut p f d en r?ns-nous pas dans le . eu . ~s o:r er un parti, aussi u~ presadducéen, un proto~harf~r y VOit sort un sadducéen ou mens. En vertu de sa foi en l' sre_n, ou, le premier des Qumra­eassure entre la métropole et 1 ~:rrte d Israël il veut éviter la f.nce que de générosité il e~te:~p?r: ; avec autant d'intelli­h~r.~rs:s familles du judarsme et entr~el er. ~e~. ponts entre les

mque, cherchant ce qui pou .t , e JU arsme et le monde S.WEssE: var etre un terrain d'entente

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SAGESSE ET RELIGION 98

. reniement. En agissant ainsi, il a sans pour autant operer un t reli ion qui ne sont fécondes aussi jeté un pont en~;e sagess.e e gnt des événements n'a pas que lorsqu'elles sont hees. Le deroul~~e . petit-fils a

. . de se realiser ; mais son . permis a son progra~me t ntièrement nouvelles la VOIX

estimé que dans des c~r~to~st anceosree d'être entendue comme un d père men a1 enc · de son gran - t d . 't' ( 4 28) digne de figurer sm on

témoignage de sagesse. e de ve~~ ema;ge la moins marginale de,; dans le canon, du moms ans livres inspirés.

A la discussion qui suivit ont pris part Gœtschel, Leclant, Schwartz, Whybray.

MM. Bergman,

PARADOXES STOÏCIENS DANS LE TESTAMENT DE LÉVI

par MARC PHILONENKO

Les Testaments des Douze Patriarches occupent une place de choix au sein des Ecrits interlestamentaires. Ces Testaments prétendent nous rapporter les discours d'adieux des douze fils de Jacob à leurs enfants et rassemblent, dans le cadre d'une même composition littéraire, des légendes haggadiques, des exhortations morales, des fragments apocalyptiques et mes­sianiques.

Les Testaments des Douze Patriarches nous ont été conservés par une version grecque, une version arménienne et une version slave (1). Le texte grec des Testaments n'est que la traduction d'un original sémitique aujourd'hui perdu. Nous possédons cependant plusieurs fragments d'un manuscrit araméen de Lévi provenant de la Geniza du Caire et qui nous donne. un texte parallèle à celui de notre Testament de Lévi, mais sensiblement plus long (2). Ces fragments de la Geniza doivent être rapprochés d'autres fragments, également araméens, découverts dans la grotte 1 (3) et dans la grotte IV de Qoumrân (4).

Les fragments araméens de Lévi trouvés dans le désert de Juda sont d'une importance hors pair, car ils montrent les liens qui rattachent la collection des Douze Testaments au milieu qoumrânien. Soulignons, toutefois, que si l'origine essénienne

(1) Edition R. H. CHARLES, The Greek Versions of the Testaments of the Twelve Patriarchs, Oxford, 1908. Voir aussi M. de JoNGE, Testamenta XII Patriarcharumz, Leiden, 1970.

{2) Edité par R. H. CHARLES, op. cit., p. 245-256; trad. franç. d'l. LÉvi, Notes sur le texte araméen du Testament de Lévi récemment découvert, Revue des Eludes juives, 54, 1907, p. 166-180; cf. P. GRELOT, Le Testament de Lévi est-il traduit de l'hébreu?, Revue des Etudes juives, 114, 1955, p. 91-99.

{3) D. BARTHÉLEMY-J. T. MILIK, Qumran Cave 1, Oxford, 1955, p. 87-91. {4) J. T. MILIK, Le Testament de Lévi en araméen : Fragment de la

grotte IV de Qumrân, Revue biblique, 62, 1965, p. 328-406; The Books of Enoch, Oxford, 1976, p. 23-24.

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100 SAGESSE ET RELIGION

Patriarches nous paraît certaine, il des Testaments des Douze bl"er que les Testaments ont eu importe cependant de ne pash?ut . 1 ll"ttéraire dont les étapes .1. · Ï e longue 1s 01re en ml !CU Jlil ~n b 0 entrevoit un travail complexe t t en partie o scures. n l res en ' ' t d'. t rpolation qui porte a marque de rédaction, d'?brége~~n '· 1~ ~s différentes. de plusieurs mams et ~ ~nsplratw ose en son chapitre 13, sous

Le Testament de Levz n?us prop · t d'un extrême inté-' ·1· trmt du sa"e qm es

forme d h?me ~e, un por ier n~tre attention. On trouvera rêt et qm retiend~a JouJa e~~duction de ce chapitre suivie .de donc dans notre .etu e , ndent as constituer un commentaire quelques note~ qm .ne prdete. t p ttre en valeur quelques traits exhaustif, mals qm vou rawn me essentiels.

TRADUCTION

· · que J. e vous ordonne : Et maintenant mes enfants, VOICI ce 1. ' t D. de tout votre cœur, Craignez le Seigneur, vo re Ieu, L .

et marchez dans la simplicité, selon toute sa OL

A renez vous aussi, à lire à vos enfants, . 2. fipp qu'il~ aient de l'intelligence dans toute leur vte, am D. r t sans cesse la Loi de Ieu. .

~~~nquiconque connaît la Loi de Die~ s~ra respecte 3. . · · t nger où qu'tl atlle.

et ne sera JamaiS un be ra d'amis en plus de ses parents, E ff t il acquerra eaucoup . 4. et b:a:~oup d'hommes désireront être à son servtce

t d e la Loi de sa bouche. 5. ~tr:t~q~~/ donc, mes enfants,. la justice sur la terre,

afin de la trouver dans les cteux .• 6. Semez de bonnes choseds dans vtoes ~~es,

et vous les trouverez ans v~ r . Mais si vous semez de mauvatses choses, vous ne moissonnerez que désordre et so~ffrance.

7. Acquérez la sagesse da~s .1~ crainte de Dt eu' car si survient la captivite . et que villes et campagnes .soien~ ~avagees, qu'or et argent, que tout bien pertss~,

d ge nul ne peut la ravir, la sagesse u sa d r· . 'té et de l'endurcissement en dehors de l'aveuglement e tmpte [du péché.

Mais si uelqu'un se garde de ces ~uvres ma~vaises, 8. alors sa ;agesse brillera même parmi ses e~nemts,

et en terre étrangère, il trouvera une patne, . et' même chez l'ennemi, il sera tenu pour :un ami.

9. Q~iconque enseigne. cela et le met en pratique trônera avec les rots, comme Joseph mon frère.

M. PHILONENKO. - TESTAMENT DE LÉVI 101

NOTES

Relevons d'emblée le thème central de l'homélie : crocp(av xrf)cracr8e: èv cp6ocp Se:ou (( acquérez la sagesse dans la crainte de Dieu ». L'idée et la formule sont naturellement tirées du livre des Proverbes 1, 7 ; 9, 10 : &px~ crocp(ac; cp6ooc; Se:ou. On notera, au passage, le caractère très hébraïsant de l'expression crocp(av xr/jcracr8e: qui traduit l'hébreu m~::lil Mlji (( acquérir la sagesse J>, comme en Proverbes 4, 5; 4, 7; 17, 16 (1). Toutefois, et ceci est nouveau par rapport au livre des Proverbes, ce n'est pas la crainte de Dieu seule qui conduit à la sagesse, mais la connais­sance de la Loi. En fait, nous sommes là beaucoup plus près du Siracide que des Proverbes (2).

Sur quelques points, une comparaison avec le fragment ara­méen de la Geniza du Caire fera mieux ressortir l'originalité du portrait du sage que nous donne le Testament de Lévi.

VERSET 2. - ((Apprenez, vous aussi, à lire (yp&p.p.a-ra) à vos enfants, afin qu'ils aient de l'intelligence dans toute leur vie, lisant sans cesse la Loi de Dieu. JJ Comparer Testament de Ruben 4, 1 : (( Ne prêtez pas attention, mes enfants, à la beauté des femmes, et ne vous préoccupez pas de leurs affaires, mais marchez dans la simplicité du cœur, dans la crainte du Seigneur, vous consacrant aux bonnes œuvres, à la lecture ( èv yp&p.p.acr~) et à vos troupeaux. >> Cette place faite à la lecture et à l'appren­tissage de la lecture est très caractéristique. On a là la trace d'une piété particulière, proche de celle de Philon lorsqu 'il évoque les divers exercices de l'intellect qui s'exerce à la vérité «lectures (&vayvGcre:î:c;), actes du culte, souvenir du bien, accom­plissement des devoirs » (3).

On insiste sur une lecture assidue, continue ( &o(aÀd7t-rGc;) de la Loi de Dieu, tout comme en Josué 1, 8 : (( Le livre de la Loi ne s'éloignera pas de ta bouche et tu méditeras en lui jour et nuit» ; tout comme dans la Règle 6, 6-7 : (( Et qu'il ne manque pas, dans le lieu où seront les dix, un homme qui étudie la Loi jour et nuit, constamment>> (4).

(1) Cf. également Siracide 51, 25 (grec et hébreu); fragment araméen de Léui, col. f, 17. (2) Voir Siracide 38, 34- 39, 1. (3) PHILON, Legum allegoriae, 3, 18 (traduction C. MoNDÉSERT) ; cf.

Quis rerum divinarum heres, 253. (4) Traduction A. DuPONT-SOMMER, dans Les écrits esséniens découverts

près de la mer Mortes, Paris, 1968.

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102 SAGESSE ET RELIGION

VERSET 3: . ·t la Loi de Dieu sera respecté

<< Car qmco;nque.scou~n~~ranger où qu'il aille. n et ne sera J amal

Le verset 3a trouve un équivalent exact dans le fragment

araméen, col. e, 20-21 : , « Car celui qui a appris la sagess~ y tro_uv~ de l honneur, et qui méprise la sagesse au mépns est hvre. n ,

. te dans le texte arameen, Observons que la Sagessei r:~<st:i de Dieu n. Au vrai, l'une

fait place, dans_ le T~stament, d l'auteur (1) et la permu-et l'autre sont Identiques a~x yeux e t t . 'est pas ici correction. . 't a 1on n t (il) ne sera jama1s une ran-

Le verset 3b du Testamen grec! « l' méen << et ger, où qu'il aille n, est se?on_dmre ~n .f:c~o~~or:: au pdrallé-

qui mé~ri~e.la sa~ess~-:~~~f~~~~:tl~v~esfament se fait-il l'écho hsme semitique. eu ? Rapprocher surtout Siracide 39, 4 : d'un idéal du sage voyageur ·

t l ays des peuples étrangers, << Il parcour es ~ ,1 a de bon et de mauvais car il veut connaltre ce qu 1 y [parmi les hommes. n

le thème du sage Quoi qu'il en soit.' le v~rset 3b annonce cosmopolite qui sera evoque au verset 8.

V 4 Rapprochez le fragment araméen, col. f, 12-13 : ERSET ·-

« Ses amis sont nombreux et les grands le saluent. >>

Noter, toutefois, que l'expression cpLÀouc; ... X't"~O"E't"~t~ est très

grecque.

VERSET 6: « Semez de bonnes choses dans vo~ âmes, et vous les trouverez dans vot~e vw. Mais si vous semez de mauvmses choses, vous ne moissonnerez que désordre et souffrance. n

' l 14 16 . 0 lit dans le fragment arameen, co . e, - . n .

Celui qui sème le bien, récolte le bien, ~t qui sème le mal, sur lui retombe sa semence. n

G NN Die Religion des Judentums im 1 cr. w. BoussET-H. R~SSMA ' 4

spcï~h~llenistichen Zeitalters, Tübmgen, 1926, p. 16 .

F

M. PHILONENKO. - TESTAMENT DE LÉVI 103

L'araméen est bien dans la ligne du livre des Proverbes 22, 8: « Qui sème le mal moissonnera le malheur n, mais l'auteur du Testament grec transforme, lui, complètement l'image, en plaçant en nous ces semences et ces moissons. Comparer IV Esdras 8, 6 : «Donne-nous la semence du cœur et la croissance de la raison n (1) ou IV Esdras, IV, 30 : << Un grain de mauvaise semence a été semé dans le cœur d'Adam dès le début n (2).

L'idée pourrait être empruntée à la philosophie païenne. Comparer Cicéron, Tusculanes 3, 1-2 : << Sans doute apportons­nous en naissant les germes des vertus n (3), ou Sénèque, Lettres à Lucilius 108, 8 : « La nature a mis dans tous les cœurs le fonde­ment et le premier germe des vertus n (4).

Les versets 7, 8 et 9 tranchent assez nettement par leur coloris philosophique et plus précisément stoïcien.

VERSET 7:

« Si survient la captivité et que villes et campagnes soient ravagées, qu'or et argent, que tout bien périsse, la sagesse du sage nul ne peut la ravir. n

Pour le verset 7" on lit dans l'araméen, col. f, 22 : << Les trésors de la sagesse ils ne les pilleront pas. n L'expression« trésors de la sagesse n est certainement primitive ; elle devait figurer dans l'original hébreu du Siracide 1, 25 (èv 6"Y)a~tupo!:c; aocp(~tc;), peut-être aussi dans l'original sémitique de II Baruch 44, 13 (5).

En substituant aux << trésors de la sagesse n la << sagesse du sage n, l'auteur du Testament grec de Lévi introduit un thème tout différent, celui des fameux paradoxes stoïciens : seul le sage possède la liberté, la vraie richesse, la vraie royauté (6).

« Qu'or et argent, que tout bien périsse, la sagesse du sage nul ne peut la ravir. n Le thème est typiquement stoïcien. II suffira ici de citer, parmi beaucoup d'autres, un texte emprunté

(1) IV Esdras 8, 6: des nabis semM cordis et sensui culturam. (2) IV Esdras 4, 30 : granum seminis mali seminatum est in corde Adam

ab initia. (3) CICÉRON, Tusculanes, 3, 1, 2 : sunt enim ingeniis nostris semina

innata uirtutum. (4) SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, 108, 8 :omnibus enim natura fundamenta

dedit semenque uirtutum. (5) Cf. aussi Colossiens 2, 3. (6) Voir M. PoHLENz, Die Stoa4, I, Gôttingen, 1970, p. 153-158; cf.

E. BRÉHIER, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d'Alexandriea, Paris, 1950, p. 255, n. 8.

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104 SAGESSE ET RELIGION

t ·en perdre ; il a tout en lui­à Sénèque : « Le sage ne peu n même)) (1).

E t 'trangère il trouvera une patrie. )) VERSET 8 - << n erre e ' ) C th· . t citoyen du monde (2 . e erne

En d'autres mots, le sag~ es pularité Quelques textes suffiront stoïcien a conn~ ~nPehg:1an ~ P?t

1.1 d'Adam . << En disant que ce

, l'll trer Amsi I on ecn - . . l a I us . l t le premier homme, mais e seul chef de file est non seu eme~ rons sans la moindre erreur ... le citoyen du monde, _nous par -~é . il y habitait en toute sûreté monde était sa matis?n, s(a3)ci 'contrario le méchant << n'a ni

e dans sa pa ne )) · ·.. ' t · coll_lm . 't. lui qui est banni de la vertu qui est une pa ne, maison m CIe, (4) la patrie des hommes réellement sages )) .

L' t d Testament prend Joseph comme VERSET 9. - au eurJ u h tA . th 13 11 · <<Qui d'autre

modèle du sage. Comparer osep eJ espe~e? )) (5) L'essentiel est t ( ' ) et fort comme os · ·

es sage crocpoç t f 't ll sion à l'un des plus fameux para-ailleurs. N~tre verse ai a ut OI. Citons par exemple, Diogène d t .. ens · seul le sage es r · • .

oxes s OICI · t lement des hommes libres, mais Laërce : <<Le~ sag~s s~~ l;~: ~:~é est un pouvoir dont on n'a pas encore des rms, p~Isq t y t'tuer que dans les sages )) (6). à répondre et qm ne peu se cons 1

ésumons l'analyse en une formule : l'aute~r du ~estame~! Rd L . . est le témoin d'un syncrétisme philosophique qm,

grec e ev_t d a voulu réunir et confondre le tirant parti des << para oxes n, . Sage des Proverbes et le Sage du Portique.

S 5 : sapiens autem nihil perdere ( 1) SÉN È9u~, De la Cof!slance du age, . potest : omnza tn se reposu~tt_. 'ui(dans les« Testaments des Douze Palrrar·

(2) Cf. R. EPPEL, Le pte zsme J ches "• Paris, 1930, P·. 166. d' 142 (traduction R. ARNALDEZ).

(3) PHILON, De OP_L{lcr.ob mu~ 9d (traduction M.-R. SERVEL) ; cf. Legum (4) PHILON De Ulrlull us,

allegoriae, 3, 1 '; De gigantifus, a6g~·sse de Joseph chez H. ,V. HoLLANDERi (5) Autres textes sur a s . h J h . A studv in the Eth1cs .o

The Ethica1 Character of the P~trJa~C . o~p w' E NiciŒLSBURG, Sludres the Testaments of the XII P~tnarc s, tn . 47-s4 . on the Testament of Joseph, 1\hssoul.a,. 197~~.Fphilosophes 7 122 (traductiOn

(6) DIOGÈNE LAËRCE, Vze_s el o~nz.on\962) Autres textes dans .T. von dans E. BRÉHIER, Les stomens, ats'rn St~ttgart !964, p. 157-160. ARNIM, Stoicorum Veterum Fragmen a, ' . '

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LE « DE VITA CONTEMPLATIVA » REVISITÉ

par VALENTIN NIKIPROWETZKY

La question des Thérapeutes est une très ancienne emgme de l'histoire des religions. Depuis les premiers siècles chrétiens, en effet, les savants n'ont cessé de porter un intérêt passionné à cette secte que Philon le Juif nous montre établie sur les bords du lac Mariout, non loin d'Alexandrie et dont il décrit, de façon malheureusement incomplète, la règle dans son Traité de la Vie contemplative. Certes les Thérapeutes, tels qu'ils apparaissent dans le tableau qu'en trace Philon, sont les représentants d'une sagesse religieuse singulièrement haute et pure, mais la fascina­tion qu'ils ont exercée a eu d'autres motifs encore que des raisons intrinsèques. Le fait est que 1 'opinion savante a constamment associé les Thérapeutes et les Esséniens et a vu dans ces deux groupements des témoins particulièrement significatifs de la préhistoire et même des commencements de l'histoire du chris­tianisme.

M. Jean Riaud rédige actuellement pour l'Université de Paris VIII un mémoire de maîtrise sur la question des Théra­peutes dans la tradition et la recherche critique depuis les ori­gines jusqu'à la découverte de la littérature du désert de Juda. Ce sera, nous l'espérons, une contribution à l'histoire des religions d'un haut intérêt, sur laquelle nous n'entendons pas anticiper ici. Rappelons seulement que le déchiffrement des manuscrits de Qumrân et leur attribution à la secte essénienne ont marqué un tournant dans la recherche sur les Thérapeutes. Tandis que, malgré la prolifération des hypothèses et des conjectures qui n'avaient cessé de se multiplier dès avant la seconde moitié du XIX6 siècle, le débat avait fini par s'exténuer faute de pouvoir prendre appui sur des éléments d'information nouveaux, on crut av9ir découvert dans les textes de Qumrân les moyens de démon­trer que les Esséniens et les Thérapeutes appartenaient à un seul et même courant religieux. Cette espérance qui a suscité des travaux nombreux et très méritoires se reflète aussi dans les

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:··,

106 SAGESSE ET RELIGION

éditions du De Vila Contemplativa que P. Geoltrain et P. Miquel­F. Daumas ont publiées en France respectivement en 1960 et 1963. Les deux éditeurs concluent toutefois que les témoins philologiques dont nous disposons ne permettent pas, tout compte fait, d'apporter les preuves décisives de l'identité ou de la parenté, au demeurant probable, des Thérapeutes et des Esséniens. Cette louable prudence ( 1) a paru timidité aux yeux d'une jeune savante soviétique, Mme Margharita Mikhaïlovna Elizarova, qui en a fait le reproche à F. Daumas dans la recension qu'elle a publiée de son ouvrage. Mme Elizarova a elle-même imprimé en 1972, à Moscou, sous le titre de La Communauté des Thérapeutes (2), un petit livre de synthèse dans lequel elle se propose d'aller plus loin que l'éditeur français. Ce volume qui constitue désormais l'étude d'ensemble la plus récente et la plus complète sur la question des Thérapeutes jouit d'une autorité considérable dans le monde scientifique russe. Nous espérons proposer ailleurs une recension d'ensemble de cette recherche et montrer pourquoi, malgré son ample information et la qualité de son niveau universitaire, elle ne nous semble pas donner satis­faction. Le temps dont nous disposons ici ne nous permet d'entre­prendre, sur les pas de Mme Elizarova, qu'une nouvelle visite limitée du De Vila Conlemplaliva.

Nous avons choisi de présenter les réflexions que nous a inspirées la manière dont Mme Elizarova traite le thème de l'écrit de Philon qui s'accorde le mieux avec celui du présent

(1) F. Daumas est, en fait, sensiblement plus réservé que ~- Geoltrail,l. 11 est, à cet égard, instructif de comparer P. GEOLTRAIN, Le Trait.é de la Vie contemplative, Semi!ica, X (1960), p. 28-29, et F. DAUMAS, De V1ta Contem­plativa, Paris, 1963, p. 55-58. Le compte rendu de M. M. ELIZARO~A a paru sous le titre de Un nouveau travail sur la communauté égyphen~e des Thérapeutes, dans Vestnik Drevnei Istorii, Moscou, 1966, n• 3. On lira en particulier les p. 217, col. b, 3• paragr., 219, col.. a.

(2) Obchtchina Terapevtov, Moscou, 1972. Ce livre a été préparé par des travaux du même auteur tels que Le problème du Calendrier des Thérapeutes, Palestinski Sbornik, 15• (78•) livraison, Moscou-Leningrad, 1966, p. ~07-~16, repris à peu près tel quel dans Obchtchina .... , p. 66-80; et ses contr1~utwns à l'appendice (Témoignages d'auteurs anciens concernant les Essémens) à J. D. AMUSIN, Texty Kumrana (Les Textes de Qumrân), ~oscou, 1971. Il s'agit de la traduction commentée d'HIPPOLYTE, Réfulatwn de, toutes _les Hérésies (IX, 18-28), p. 369-375, et du De Vi.ta Co,ntemplall.va à 1 exceptwn des paragraphes 40-64 (les banquets païens) qm- dune mamère très domma­geable pour l'intelligence de la description du banquet des Thérapeutes -:­ont été laissés de côté. Cf. Texty Kumrana, p. 367-391. Çln pourra voir encore de M. M. ELIZAROVA, Un témoignage sur les Esséme!ls e.t les T~é­rapeutes dans la Chronique de Georges le Pécheur, Palestmsk1 Sbormk, 25• (88•) livraison, Leningrad, 1974, p. 73-76. Nous n'avons pas eu accès à M. M. ELIZAROVA, Sur la question de la communauté des T~ér~peute~, Mémoires scientifiques de l'Université d'Etat N. 1. Lobatchevski a Gor kt, série historique, n• 67.

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colloque, à savoir le Banquet de la Sagesse des Thérapeutes. Il est nécessaire en abordant ce sujet de rappeler les indica­

tions que fournit, sur la nature de la secte, le nom même des Thérapeutes.

Mme Elizarova expose ( 1 ), sans prendre très nettement parti la polémique qui, en 1960-1961, opposa G. Vermès et Hans~ Gottfried Schônfeld. Vermès crut pouvoir démontrer que le vocable de « Thérapeutes ll était la traduction grecque du mot araméen K~~c~ « médecins n, « guérisseurs n transmis en trans­cription grecque sous la forme ÈcrCJ'IÛOL : (( Esséniens n.

En effet, dans le Quod Omnis Probus Liber Sil, 75, Philon affirme des Esséniens qu'ils sont au plus haut point des 6e:potne:uToà Oeou .. Ver~~s rappela au~si qu'au Ive siècle de notre ère, Epi­phamos, eveque de Salamme à Chypre, avait mentionné dans son ;anarion leD~ Vila. Conlemp~aliva de Philon sous le titre de IIe:pt leacrot(Cùv. Epiphamos pensait que les cénobites du lac Mariout

étaient des chrétiens et qu'ils se dénommaient autrefois 'Ie:crcrotÎ:oL soit d'après le nom du père du roi David, ancêtre de Marie, ~w~ 'leaaot( ~n ~ranscription, soit d'après le nom de Jésus qui '"e~ hébreu sigmfie (( therapeute ou médecin et sauveur )) ; 6e:potne:u't'~c; 11. ' ' ' ' L d 'I - . 'l't'OL Lot't'poc; xcxL O"Cù't"YJP· e nom es e:crcrotLOL aurait été ensuite déformé en 'Ecrcrcxî:oL ou Esséniens.

Schônfeld objecta que la théorie de Vermès ne tenait pas un compte suffisant de l'usage que Philon fait des termes 6e:pcxnda et 6e:potne:ue:LV. Schônfeld fit observer en particulier que le mot 6e:pcxn;e:u't'~c; ne désigne jamais chez Philon un (( médecin n

ou un (( guérisseur n au sens technique. Les Thérapeutes ne sont présentés, au début du De Vila Conlemplaliva dans l'une des deux ?xplications que Philon propose de leur ~om, comme des « gué~~s~eurs des. âmes n, .que par référence à une métaphore que le stoiCisme avait banahsée a propos des philosophes. Partout ailleurs, à l'exception de deux passages où le mot a la valeur de « serviteur n, 6epane:u't'~c; s'emploie avec la signification d' « ~dorateur ll,, Lucius avait déjà relevé en 1879 que Philon q~ahfie de (( Therapeutes ll toute sorte de protagonistes de la piété en général, si bien que le terme ne saurait être considéré comme ~t~nt à lui se~l et automatiquement la désignation d'une secte precise. Les Therapeutes du lac Mariout doivent leur nom

(Il. Communauté des Thérapeutes, p. 33-34, et G. VERMÈS, Essenes Thera­~eutaJ- Qumran, The Durham University Journal, 52 (1960), p. 97-115;

he Etymology ?f .• ~ssenes »,Revue de Qumran, 1960, p. 427-444; Essenes anThd Therap.eutaJ, tbtd., 1962, p. 495-504; H. G. ScH6NFELD, Zum BegrifT

erapeuta1 bei Philo von Alexandrien, ibid., 1961, p. 219-240.

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à cet usage général qui se reflète chez Philon et auquel les 6epoc7teu-roc~ d'Isis ou de Sérapis que l'~n ~ouv~it observer. en Egypte ôtaient sans doute tout caractere msohte. Les Thera­peutes du lac Mariout se conçoivent eux-mê~es comme des « adorateurs n, c'est-a-dire ces « adorateurs de Dieu n par excel­lence que sont exclusivement les « disciples de Moïse n. Un peu comme pour un musulman les « serviteurs de Dieu n sont les musulmans et eux seuls. Pourtant, si l'on range le nom des Thérapeutes du lac Mariout dans la pe~spective d'autres p~ssages de Philon où il ne les concerne pas directement, on obtient un jour précieux sur la vocation (7tpooclpemç) des sectaires é?Y~~iens. Il est impossible, en effet, de ne pas être frappé par la s1m1htude des expressions dont se sert Philon pour désigner, d'une part, le patriarche Israël et la nation dont il est l'idée et le prototype et les cénobites du lac Mariout, d'autre part.

Ces derniers ont embrassé la vie contemplative (6ewplocv : DVC, 1), c'est-a-dire, selon le De Vila Contemplati?a, 64, q~'ils ont << consacré leur vie et leurs personnes a la science et a la contemplation de la nature, selon les très saintes prescriptions

( - , e , , ,~ P.' , • , du prophète Moïse n -rwv ocvoc-re e:Lxo-rwv -rov Lowv 1-'wv xocL eocu-rouç tmcr't"fJfL7l xoct 6ewplq: -rwv -r~ç cpûcrewç 7tpocy[L&-rwv xoc-roc -rocç -roü

' M ' ( , ( , ) 7tpOcpYJ't'OU CùUcrS:CùÇ LS:pCù't'IX't'IXÇ ucp:'l.YYJcrS:LÇ · , . . Mais Israël est, selon De Somnus, Il, 173, l espnt qm contemple

Dieu et le monde (voüç 6ewpYJ-rLxoç 6eoü 't'E xoct x6cr[Lou). C'est la « race contemplative n (gens contemplaliva, 't'O opoc't'LX0\1 yÉvoç) selon Quaesliones in Exodum, Il, 42, 43, 46; « le plant capable de scruter et de contempler les réalités naturelles n ( -ro crxe7t-rLXov xoct 6ewpYJnxov -rwv -r~ç cpûcrewç 7tpocy[L&-rwv ... Ëpvoç) selon Quis Rerum Divinarum lieres, 279. Sa vocation « est de contempler le Seul Sage au terme du service dont Lévi est le s~~~?le et l.a plus haute expression n selon les termes du De Sacnfzczts Abelzs el Caini, 120 (6ewplocç aè: 't'~Ç 't'OÜ [L6VoU crocpoü xoc6' ~\1 'Icrpoc~À 't'É't'IXX't'IXL 7t'YJY~ 't'O 6ep1X7tEU't'LXWÇ ËXS:L\1 IXÙ't'oÜ, .6ep1X7teLIXÇ aè: 0 ~eu[ tcr't'L crYJfLE~ov). Il est la d~sposi~ion d'esprit .qm e~t le lot d~ Dieu; qui est capable de le v01r, qm est son vrai serviteur (fLepLaoc XIXL XÀ~pov e:'lpYJXE 6eoü 't'0\1 opoc't'LX0\1 ocù-roü XIXL yv~mov 6ep1X7tEU't'~\l -rp67tov) d'après De Planlalione, 60. L_'appellat~on d.e 6ep~7teu-rLxov yÉvoç qui, dans De Vila Conlemplalwa, 11, s apphq~e a la secte des Thérapeutes, désigne, dans De Fuga el Invenlwne, 42, les prêtres qui sont une offrande a Dieu et .dans De Vita.Mosis, 1!·.1~~· l'ensemble des Israélites que Moïse gmde sur la vo1e de la fehe1te.

La confrontation de ces divers textes nous enseigne que Philon présente les Thérapeutes d'Egypte comme des Israélites

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accomplis, qui, fidèles à leur vocation la plus haute, celle d'Abraham et celle des Lévites, abandonnaient tous les biens de ce m~nde,. toute _1~ richesse aveugle, pour répondre a l'appel de la m1gratwn spmtuelle et se vouer totalement au service de Dieu.

Ils s_ont ?e_v~nus des prê~res en esprit, comme les prêtres de la tnbu levitique, « la mellleure race des Hébreux n, étaient des prêtres au sens technique. Le culte spirituel qu'ils célébraient dans ~a sy~~gogue d~ la communauté s'inspirait symboliquement des di.spositwns en vigueur au Temple. Les Thérapeutes ne pré­tendaient pas pour autant mettre leur proseuque au-dessus du Temple, ni s'élever eux-mêmes au-dessus du clergé de Jérusalem. Lors de leur festin, ils consomment du pain levé et du sel mêlé d'hysope par respect pour la table sacrée dressée dans le saint vestibule du Temple.« Car il convenait d'attribuer les denrées sans mélange et .a. l'état pur a 1~ classe supérieure, celle des prêtres, comme salaire du culte, et li convenait aux autres de rechercher des aliments de la même espèce, mais de s'abstenir d'aliments identiques,. afin que les I?eilleurs aient un privilège n (De Vila Conlemplalwa, 81-82). Rien dans cette notice ne révèle de la part des .Thérapeutes la moindre animosité a l'égard des prêtres en fonction au Temple. Rien qui puisse se comparer a certaines polémiqu~s antisacerdotales des textes de Qumrân. Et pourtant M. ~·. Ehzarova est si prisonnière, d'une part, de la doctrine traditionnelle d'une hostilité sans nuance que les Esséniens a.uraient nourrie a l'égard du Sanctuaire national et, d'autre part, s~. tend.u~ vers la ?émonstration qu'elle se propose d'apporter de !Identite des Therapeutes et des Esséniens, qu'elle en vient a fermer les yeux aux évidences les moins contestables. Elle estime en effet que le paragraphe 74 du De Vila Conlemplaliva - sur lequel nous ~eviendrons - et les paragraphes 81 et 82 que nous venons de citer, ont un caractère si nébuleux qu'il est difficile de comprendre de quels prêtres il y est question ou d'en déduire que les Thérapeutes professaient du respect pour le clergé de Jérusalem (1). C'est bien plus justement qu'Ernest Renan écri­vait dans son Histoire d'Israël (2): «Le pain est fermenté, pour que nu.ll~ confu.sion ne soit possible avec les pains azymes, dits de propos1t~on, qu.1 figurent su~ la table dans le vestibule du temple. Ces dermers pams sont destmés aux prêtres, et les laïques doivent s'en abstenir, pour reconnaître les privilèges du sacerdoce. Philon,

(1) Communauté des Thérapeutes, p. 80. (2) V, Paris, 1893, p. 374.

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en effet, est loin de supposer que l'ascétisme de ses thérapeutes supprime le culte de Jérusalem, ou les égale aux prêtres. Chez les Esséniens, la tendance à se passer des prêtres et à substituer les rites de la secte au culte officiel, surtout aux sacrifices sanglants, est tout à fait sensible. Philon ne veut pas que ses solitaires (1) commettent la même faute. La supériorité du culte de Jérusalem est hautement reconnue. » Seuls les jugements qui dans cette page portent sur certains traits de la religiosité essénienne peu­vent sembler appeler des retouches. Il n'y a rien à reprendre dans ce que Renan écrit des Thérapeutes.

Le caractère purement symbolique de cette assimilation au Temple et aux prêtres de Jérusalem explique aussi le détail noté dans le paragraphe 74 du De Vila, en même temps qu'il condamne l'interprétation ou plutôt le refus d'en faire l'inter­prétation de M. M. Elizarova : «La droite raison, nous y apprend Philon, les persuade d'être sobres dans leur vie, comme elle enseigne aux prêtres à l'être au sacrifice: car le vin est le breuvage de la folie et des mets de luxe exaspèrent ce que la créature a de plus insatiable, le désir. »

Il faut presque de la mauvaise foi pour dire avec Elizarova que rien ne prouve qu'il s'agisse ici des prêtres de Jérusalem puisque les prêtres égyptiens s'abstenaient du vin pour les mêmes raisons, comme nous l'apprennent Plutarque dans Isis el Osiris, 6 et Porphyre dans De Abslinenlia, 1. Les Thérapeutes sont des prêtres au sens spirituel et ils vivent constamment comme les prêtres au sacrifice. Le seul énoncé du texte où le grec emploie le verbe vivre (~wüv) permet d'écarter l'hypothèse de Cony­beare selon laquelle les Thérapeutes ne se seraient abstenus de vin que pendant le repas qui accompagnait leur Fête. Le para­graphe 73 ne contredit pas à une telle condamnation de la conjecture de Conybeare. La joie des banquets était pour les païens inconcevable sans le vin et l'ivresse. Pour les Thérapeutes, même en ces jours de grande réjouissance (cf. LÀ~p<ù-rÉp~ç Èv Qï)[J.7tocr[oLç SL~y<ùy&ç : « Le déroulement joyeux de leurs ban­quets », DVC, § 40) on n'apporte pas, dussent les imbéciles en rire, de vin au banquet. La phrase otvoç èxdv~Lç -r~'Lç ~!J.Ép~Lç oùx dcrxo[J.L~e-r~L a une valeur d'extension et non de restriction.

Quelle est la raison pour laquelle les Thérapeutes s'abstiennent de la viande ? On a parlé pour en rendre compte de la pratique des naziréens. Mais la loi du nazir consignée dans Nombres VI,

(1) Renan, on le sait, estime que les Thérapeutes sont une fiction de Philon. Voyez aussi, sur les privilèges des pr€tres, CoNYBEARE, 309.

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ne pro~crit que le vin et ne dit rien des mets carnés. Il n'est pas impossible pourtant que la coutume se soit établie chez les personnes qui se consacraient à Dieu par un vœu - peut-être à partir de l'interdiction faite au nazir de toucher à un cadavre­de s'abs~enir de consommer de la chair. Il est frappant en tout cas de hre cela dans l'Histoire ecclésiastique, II, 23, d'Eusèbe rapportant la description qu'Hégésippe fait du nazir perpétuel qu'était Jacques le Juste, frère de Jésus. << Il ne buvait ni vin ni boisson fermentée et ne mangeait pas de chair » : otvov x~l. a(xs:p~ oùx ~7t.Lev oùSè: ~[J.\)iuzov ~q:>~ye. D'une manière générale, la consommatwn de la viande était dans l'Ecriture liée de façon péjorative au séjour des Israélites en Egypte. Les Thérapeutes qui en étaient sortis symboliquement se devaient de renoncer aux marmites de viande pleurées par les mutins murmurant contre Moïse, à la chair des cailles qu'ils avaient préférée au pain des anges.

La réduction de la nourriture des Thérapeutes à l'eau et au pain indique en langage philosophique que l'on se contente pour la table - comme dans le domaine de l'habitation et du vête­ment -, des biens de nature en évitant tout ce qui peut porter à la satiété et à l'infatuation qui éloignent de Dieu. Il est possible que .dans c~s paragraphes 37-38 du De Vila Conlemplaliva, on ait un echo direct de Deutéronome XXXII, 15 : << x~l. ~q:>~yev '1 ' e ' ' ~ ' e ' ' 1 ' e ' ~X<ùU X~L EVE7tA'Y)O" 'Y) ... X~L &:yX~'t'EÀL7te 't'OV EOV >> ; << Jacob a mangé et s'est gavé et il a abandonné Dieu. >>

L'évocation des pains de proposition empilés dans le vesti­bule du Temple de Jérusalem distingue la << maîtrise de soi » ou éyx~&-reL~ des Thérapeutes de l'ascétisme d'un Epictète ou d'un Séneque en la rattachant au culte du Dieu d'Israël.

. Mais l'on se gardera d'y voir rien de plus mystique et de se laisser emporter, après Mme Elizarova, dans une rêverie aussi surprenan~e que celle qui se lit à la page 82 de son ouvrage.

.co~tramte ?e reconnaître, en contradiction avec ce qu'elle écrivait elle-meme deux pages plus haut, que c'est bien du Temple de Jérusalem qu'il est question dans les paragraphes 81 et 82 du De Vila Conlemplaliva, Mme Elizarova imagine avec G. Vermès et M. Black que Philon, dont elle déclare ailleurs pourtant, qu'il ~tait initié aux mystères de la secte, ne connaissait pas le sens véntable de la consommation du pain levé au festin des !hérapeutes. Ç'aurait été lui-même qui en sa qualité de «JUif orthodoxe >> (?) aurait inventé l'interprétation qu'il nous prop?se, dans son Idée que les Thérapeutes étaient d'un rang mféneur à celui des prêtres.

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112 SAGESSE ET RELIGION

Mme Elizarova, pour sa part, soupçonne que derr~ère cette opposition entre le pain levé de.s '!'hérapeutes et le p~m azyme du Temple de Jérusalem se dissimulmt un antagomsme plus substantiel dans lequel il faudrait voir l'une des causes du désac­cord qui dressait le~ sectaires ~u lac Mariout cont~e le jud?ïsi_D.e officiel. Il est notoire, poursmt-elle, que la questwn de 1 utili­sation dans l'eucharistie du pain levé ou du pain azyme et l'oppo­sition de ces deux espèces de pain dans le culte seront longtemps encore la matière de discussions dogmatiques dans l'Eglise chré­tienne. Ainsi, par exemple, dans l' « Epître de Léon, le métropo­lite russe aux Romains ou aux Latins concernant les azymes n

(début du xie siècle), le métropolite polémise avec ses adversaires sur la question de savoir quel pain il faut utiliser dans l'eucha­ristie, le pain azyme ou le pain levé. Il démontre qu'il est né~es­saire d'employer du pain levé parce que « le Chnst a donne le pain vivant, et non l'azyme mort; du pain levé selon l'ordre de Melchisédec et non du pain azyme selon l'ordre d'Aaron n.

« Il est difficile de décider, pour l'instant, poursuit Mme Elizarova, si se reflète ici l'effort des chrétiens pour opposer leur symbolique rituelle à la symbolique _juive d~ façon à se démarquer par là même du judaïsme ou SI les racmes de cette polémique atteignent à une antiquité beaucoup pl'!s grande, celle de dissensions dogmatiques à l'intérieur des premières sectes chrétiennes ou même, peut-être, des sectes juives. n

De toutes ces suggestions dont les présupposés et la tendance ne sont pas malaisés à percevoir, seul le t~n dubitatif qui ~ss.ortit les dernières d'entre elles nous paraît raisonnable. En depit de cette atténuation, la page de Mme Elizarova avec son inflation de soupçons et de conjectures fait penser irrésistiblement à l'anecdote du médecin hollandais Van Dale que Fontenelle a racontée dans son Histoire des Oracles et que, malgré sa noto­riété, nous rappellerons ici par souci de clarté.: << ~n 1593, écrit-il, le bruit courut que les dents étant tombees a un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à l? pl~ce d'une de ses grosses dents. Horstius, professeur en medecme dans l'Université de Helmstad, écrivit en 1595 l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie nat~relle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à. cet enfant pour consoler les Chrétiens affiigés par les Turcs. Figurez-:ous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en éc~it .encore l'histoir~. Deux ans après Ingolsteterus, autre savant, ecnt contre le senti-

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ment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitô_t ~ne ~elle et docte réplique. Un. autre grand homme, nomme Libavms, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fùt vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. »

La mésaventure de nos doctes collègues Horstius, Rullandus, Ingolsteterus et Libavius doit rester présente constamment à notre esprit pour la suite de ce qu'il nous reste à traiter du banquet des Thérapeutes. La meilleure façon ici de consulter l'orfèvre avant d'écrire des livres consiste justement à ne jamais perdre de vue le caractère purement el exclusivement symbolique de tous les renseignements qui nous sont donnés dans le De Vila Conlemplaliva concernant les particularités du banquet des Thérapeutes et les rites qui lui font cortège.

La subordination de la synagogue du lac Maréotis au Sanc­tuaire national devrait interdire une fois pour toutes de parler du sens sacramentel du banquet des Thérapeutes comme on le fait depuis la fin du siècle dernier. Les repas des Thérapeutes sont, à coup sùr, de saints repas, tout entiers placés sous l'invocation de la sagesse, de la nature, du service de Dieu. Ce ne sont pas des repas sacrés pour autant. Il nous paraît abusif de leur reconnaître avec M. Epstein ou M. Black (1) la valeur d' holo­caustes.

Dans le même ordre d'idées, Mme Elizarova aurait pu faire l'économie dans son ouvrage des longs développements, intéres­sants en soi, mais tout à fait hors de propos, à notre sens, qu'elle consacre au mysticisme solaire des Thérapeutes (2). Ces consi­dérations se fondent sur les détails consignés dans les para­graphes 27 et 89 du De Vila Conlemplaliva. Les Thérapeutes, à la faço.n des. prê~res à l'autel, prient deux fois par jour. Lorsque le soleil se leve, Ils demandent une heureuse journée, véritablement

(1) Voyez Communauté d~s Thérapeutes : Le ~aractère cultuel des repas, p. 80-90; M. EPSTEIN, Le Livre des Jubilés Philon et le Midrash Tadshé Revue des Etudes juives, XI (1890), p. 80-97; XII (1891), p. 1-25. Voye~ p. 97 : Les. repas ~~crés, chez les Thérapeutes, avaient la signification d'holo­cau~tes, amsi. qu il est raconté dans le De Vila Contemplativa (vers la fin) attribué à Philon; M. BLACK, The Serails and Christian Origins New York 1961,, p. 47. On trouve une P?Sition plus modérée chez M. DE~COR, Repa~ essémens et thérapeutes. Thmses et Haburoth Revue de Qumran 1968 p. 401-425, spécialement p. 409-410. · ' ' '

(2) Communauté des Thérapeutes, p. 102-106.

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heureuse, c'est-à-dire que la lumière emplisse leur intelligence ( § 27). A la fin de leur banquet, « ils tou~nent leurs _regards et tout le corps vers l'Orient et lorsqu'ils vo1ent le solell se le~·:r, ils tendent les mains vers le ciel et demandent par une prwre une journée heureuse, la connaissance de la vérité et la clair-voyance du jugement » (§ 89). , . , ..

En dépit de ce qui a souvent été affirme, le sole1l n est 1e1 rien d'autre que le soleil sensible. Sa fonction est celle même _que lui assigne le récit sacerdotal de Genèse 1, 14. Il sert de s1gne pour le temps. Certes, sa lumière évo~ue _la vraie lu~ière, ~ell_e de l'intelligence qui met en commumcatwn avec Dwu. Ma1s 1! est indu de supposer avec Mme Elizarova que les Thérapeutes croyaient que la lumière du soleil les aidait à att~indre à la sag~sse divine. Certes, selon le paragraphe 28 du De Vlla_Conte"':platwa, les Thérapeutes consacrent leur journée_ à la ph1losop~~e parce qu'ils estiment que la philosophie est d1gne de la lum1ere .. Les ténèbres sont, selon cette perspective, à coup sûr ontologique-ment inférieures.

Mais la signification de la lumière solaire est double et con~ra-dictoire. Sa valeur négative en fait le symbole du monde sens1ble avec ses mirages et son infatuation. Voilà pourquoi la disparition de la lumière peut, à son tour, symboliser la fuite hors ?u monde sensible, la migration spirituelle elle-même des. Therapeute~. Voilà pourquoi aussi les Thérapeu_tes s.aluent. l~ ?epart du s~lell et l'avènement des ténèbres prop1ces a la vente avec la meme ferveur qu'ils en avaient accueilli le lever : ~(A son coucher,, écrit Philon, ils demandent que leur âme, ple~nement soulagee. ~u fardeau des sensations et de l'univers sens1ble et comme retiree dans sa chambre de conseil, se mette à la poursuite de la vérité. >> Une conception de physique mystique telle que cell~ que_p~opos_e Mme Elizarova rendrait ces dernières lignes de Ph1lon mmtelh­gibles ou absurdes. En fait, pour le répéter, tout ici est symbole, avec ce que cette notion implique de manque d'épaisseur concrète et de plasticité. . ,.

C'est également au symbole et à la p~n~ée symbohque q~ .11 faut peut-être demander la solution des emgmes des solenmtes et du calendrier festal des Thérapeutes.

(( Tout d'abord ('t"o fLÈV 7tpw't"ov), lisons-nous en De Vila Conlemplativa, 65, (les Thérapeutes) se réunissent après (ou toutes les) sept semaines (o~· É1t't"OC HioofL&.oCùv), car ils ne vénère~t pas seulement l'hebdomade simple, mais. son carré dont. Ils savent qu'il est pur et perpétuellement vwrge. Il est auss1 le prélude d'une très grande fête (''EO"n oè 7tpoéop't"oç fLqtO"'t""fJÇ

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Éop't"~ç). dont la Pentécontade a reçu l'apanage, elle qui est le plus samt des nombres et le plus proche de la nature. >>

Ces quelques lignes contiennent plusieurs expressions parti­culièrement ambiguës et qui n'ont pas manqué de recevoir des interprétations très divergentes.

La première est 't"o fLÈV 7tpW't"OV. Certains critiques estiment que 't"O fLÈV 7tpW't"OV indique que

la réunion des Thérapeutes décrite à la fin du traité est la première de sept fêtes analogues (1). Pour d'autres, comme F. C. Cony­beare, le sens s~rait que la célébration du cinquantième jour, laquelle va de so1, est ((tout d'abord >>précédée du banquet dont on amorce la description (2). Ou bien on estime que les Théra­peutes célébraient deux nuits fériées, l'une à la veille de la Pentecôte, l'autre durant la fête des Cabanes (3). Dans ce cas,

(1) P. GEOLTRAIN, Le traité de la Vie contemplative ... , p. 25. (2) Voyez F. H. COLSON, Loeb Philo, rx, p. 522. (3) Tel était le sentiment de CONYBEARE, 313, n. 3, qu'il appuie sur

Contempl., 40 : ~m)Àof!:oct 3è xoct xoLvtÎc; cruv63ouc; ocÙTwv xoct !Àocpw't"tpocc; tv IJU(J.7t00"LOLÇ ?L~ywyd:c; dn-dv, cXV't"t't"&:!;occ; -rd: 't"WV rxÀÀCùV O"U!J.7t60"Loc : «Les Théra­pel!tes, écrxt-~1,_ obst;_rvaient la Fêt~ des Tabernacles de la même façon. Philon ne choxsxt la fete de la Pentecote que parce qu'elle avait priorité sous Je rapport de la chronologie et de l'importance. >> Cf. encore ce qu'écrit Conybeare dans sa polémique avec H. Gratz p. 352 e.

En réalité, le P,luriel9u'emploie PHI_LON d~ns Contempl., 40, s'expliquerait même à propos d une fete umque envxsagée dans la série de ses répétitions annuell_es et elle s'explique au mieux si l'on admet que les Thérapeutes célébraient leur Sabbat des Sabbats sept fois au cours de l'année.

Il .~onvient d'obse,rver d'ai_lleurs que la pensée de Conybeare ne laisse pas d etre ent~chée dun certam flou. On ne voit pas pourquoi p. 306, n. 1, par ex.emple, Il ép_rouve le ~_?esoin de faire observer qu'à « l'extérieur de la Pales~me, toutefois ... , ~a fete de _la Pentecôte était célébrée deux jours d!l sm te •,. alor_s que son mterprétat_wn de 't"O !J.È:V n-pwTov que nous rapportons CI-dessus !~plique une tout au~re Idée_. C_ette explication a du reste quelque c~ose de SI f?rcé pour ne pas dxre de SI biscornu qu'il nous paraît utile de la c1ter en entier dans la présente note. « Ils se réunissaient d'abord écrit Conybear~, 306, après un intervalle de sept semaines ma'is ce n'était là qu~ la ve~lle de leur gran~e fête, 1~. jour de la Pentecôte, au cours duquel Phxlon laxsse entendre (SIC ! ? ) qu Ils se rassemblaient une seconde fois Il était indispensable de dire qu'ils se réunissaient la veille de la fête ca; seu!s les plus sévères e~ les plus dévo_ts des Juifs le faisaient. Les Suppllants étaxent d autant plus disposés à le fa1re que, comme Philon le dit ils étaient Tl]v BùVOC!J.LV TE:61)7t6Tec;. Il ne lui était guère nécessaire d'informer s~s lecteurs même ~'ils étaient païens, que les ascètes se réunissaient aussi le jour suivant' à savoxr durant la Pentecôte. Car chaque Juif se rendrait tout naturellement à la synagogue ce jour-.là pour obéir à la Loi (Exode, 3, 16) (?);et même un Grec mcroyant, au moms à Alexandrie, avait appris à constater au marché r:absence des Juifs ce jour-là: Ainsi les sectateurs de Jésus de Nazareth, l_1sons-nous en Actes Il, _1, ét~xent tous r~ssemblés en un seul lieu lorsque le JOUr de la Pentecôte étaxt plemement arrwé. . Philon envisage donc dans ce passage deux réunions tenues durant deux JOUrs consécutifs, à la veille de la Pentecôte et lors de la Pentecôte elle-même.

Et tel est le sens de la phrase en [Contempl., 73] ... Aucune autre interpré­tatio~ que cell~-ci ne co~vient à l'emploi d~ !J.È:V e.t de 8è: en [Contempl., 65].

Dune part, Ils se réumssent pour la première foxs le 49• jour, mais d'autre

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pourquoi ne pourrait-on imaginer que les mots :à p.è:v 7tf&1:ov concernent la veille de la Pentecôte dont la descnptwn dispen­serait l'auteur de revenir sur la description de la seconde festivité'?

Peut-être est-ce, toutefois, attacher à 1:à [LÈ:V 1tp&1:ov une portée que ces mots ne compor~ent pas. P~ilon les. emploie parfois pour introduire u~ renseignement qm, pour et_re ~~e première donnée, ne constitue pas pour auta~t le premier ele­ment d'une série organiquement liée. Le meilleur exemple de cet usage se trouve en Quod Omnis Probus Liber Sit, 76 où la notice concernant les Esséniens est introduite exactement de la même façon que la description de la fête d~s Thé~ap~utes ~ans De Vila Contemplativa, 65. Comparez : ou1:m 1:0 [LEV 7tfl(l)1:0V &.6po[~OV1:1X~ a~· è7t1:0C èoao[Lif.a(l)v (D VC, 65) et 001:0~ 1:à [LÈ:V 1tflW1:0V X(l)[L't)aàv otxoûcr~ ... (Prob., 76). « D~sons d'a?ord ;rue ces. hommes habitent des bourgades. >> Cette mformatwn n est logiquement liée à rien du paragraphe qui précède et n'implique aucun complé­ment logique dans les lignes qui suivent. La formul.~ 1:à [J.È:v 1tp&1:ov semble donc s'expl.iq~e; davanta~e par la mamere dont écrit Philon que par la reahte substantielle des choses. Il est fort possible qu'il faille, dans le cas des Thérapeutes, comprendre

part, ce n'est là que la vigile de la g~ande ~ête d~rant laquelle il !aisse. entendre qu'ils se réunissent une seconde fots. Phtlon ttent_un h_mgage _Jd~nttque dans son traité De Septenario que je cite dans mes test1monw. auss1 bten <;lue dans d'autres œuvres et se réfère uniformément à la Pentecote comme a la plus grande des fêtes. » . , _

F. H. CoLSON (Loeb Philo, IX, p. 151 et 522) t~adUit TO tJ.I:'I 7tp~To\l par • tout d'abord» (First o(all) et pense que l'e;x~resswn mon_tre que Phtlon n'exclut pas d'autres festins joyeux, mais considere que celut-Cl est le plus important, comme il ressort. du § 40 de Contempl: , _

Toutefois, si Colson estime que Phtlon dés1.g~e par. [.!Zyl_cr:1Jç e:opT1JÇ • la fête principale • des Thérapeutes, 11 cont~ste a JUste tttre (1b1d., p. 523) l'affirmation de Conybeare selon laquelle Pht~on a~rmt. constamment men­tionné la Pentecôte comme la plus grande des fetes. En fatt, Philon ne pari~ de la Pentecôte qu'en Decal., 160; Spec. Leg., I, 183 ; II, 1_76 et s. Ce n ~st que dans le dernier passage cité que l'on trouve une alluswn à la solenmté de la Pentecôte dont Philon, comme nous le verrons en_core, se contente de mentionner qu'elle est plus importante que ~a Cé~émome de la G_erbe.

C'est une aberration invraisemblable qu1 amene ~onybeare a a!légue~, p 100 n 23 comme preuve de la première place en tmportance qUI aurait été cehe ·de ia Pentecôte un passage de Spec. Leg., II, 193-194 où P~ilon décrit en effet la plus grande des (êtes juives, à savoir le je~ne, c'es;_-à-dtre le Jour des Expiations. Colson nous semble en faute ausst lorsqu il affirme (loc. cil.) qu'en Decal., 161, Philon déclare que la. Pâque e_t les Ca_banes sont les plus grandes (êtes et qu'il y voit une contradictiOn <;lUI ne seratt pas plus grave que tant d'autres que l'on rencontre chez Philon .. E~ réalité, TeX<; w:y(crT<X<; XIXL 7tOÀU1)tJ.Épouç €?p't'cXÇ dans _ce pa~sage ne peut SJgmfier que • les très grandes (êtes qui se célebrent plusteurs .JOurs du.;ant •. ,

Quant à l'interprétation de Conybeare relative à 7tpWTO\I p.l:":·· EcrTt 81:, elle n'a que bien peu de chance d'être re,cevabl_e .. Nous mdtqum_J.s plus bas comment selon nous doit s'entendre 1 opposttlon apparente stgmflée par les deux particules q~i en réalité ne se correspondent pas.

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simplement : « Disons pour commencer qu'ils se réunissent après (ou toutes les) sept semaines » ... et rien d'autre.

La se.conde expression est o~' è1t1:oc èooo[J.&o(l)v. Comme pour l'expressi~n p:é~édent~, la question est de savoir si elle implique une multipliCite de fetes des sept semaines. Les opinions des critiques ont été, ici, encore beaucoup plus divisées qu'à propos de 1:à [LÈ:V 1tp&1:ov. La polémique remonte à l'époque de Lucius et il n'est pas assuré qu'on puisse la considérer aujourd'hui comme close. Pour le dire en résumé, les critiques ont interprété l'expression a~· è1t1:oc èoao[L&O(l)V de deux manières divergentes. Les uns (1), se fondant sur le fait qu'en grammaire grecque stricte a~· è1t1:oc èooo[J.&a(l)v ne peut signifier qu' « au bout de sept semaines » ou << après un intervalle de sept semaines » sans impliquer de retour régulier, ont supposé qu'il était question ici d'une grande fête qui se célébrait une seule fois dans l'année soit la Pentecôte soit une solennité particulière aux Thérapeutes:

Les autres critiques (2), sans être capables d'alléguer un seul

(1) Cf. M. M. EuzAROVA, Le problème du Calendrier des Thérapeutes p. 112 et n. 31 ; La Communauté des Thérapeutes p. 71 et n. 20. '

Il s'agit de l'opinion de F. C. CoNYBEARE,'contre P. E. Lucius, Philo about th,e Contemplat,ïve _Li(e, Ox_ford, 1895_. p. 337-338~ et de N. P. SMJRNov, Les Therapeutes et l écrzt de Philon le Ju1( sur la Vze contemplative Kiev 1909, p. 26. ' '

Contr~ L~cius, Conybeare suppose que l'expression llt' É7tT<X éo8otJ.&8w11 ne p~ut stgmfier que • au terme de sept semaines • et non , toutes les sept semames •, _parce gue la préposition at& suivie du génitif a rarement le sens d'une répétttwn, sr le contexte ne l'indique pas d'une manière ou d'une autre.

(2) Cf. M. ~- EuzAROvA, Le pr_ob!ème du Calendrier ... , p. 112 et n. 32; L_a Co_mm~naute, p. 71, n. ~1. Les prmcrpaux auteurs qui croient que l'expres­Sion tmphque une répétttwn sont E. ScHÜRER Geschichte des jiidischen Vol~es im Zeita_lter Jesu Christi, III, 3, 1898, p.' 535 ; L. MASSEBIEAU, Le ~a!té _de la V re. c~mtemplative et la question dell Thérapeutes, Revue de ~Hzstozre des Relzgwns, 1_6 (1887), p. 304; 1. HEINEMANN, • Therapeutai • m PAULY-WISSOWA, Zwelie Rethe, v, 2331 ; 1. LÉVY, La légende de Pytha­go:e de Grèce e~ Palestine, Paris, 1927, p. 232; P. GEOLTRAIN, Le traité de la Vze contemplatwe.:·• P·. 25; G. VERMÈS, Essenes- Therapeutai- Qumran, T~e Durham U~wers1ty Journal, 52 (1960); F. DAUMAs-P. MIQUEL, De V1~a Contemplatw~, p. _50-!51. Heinemann pensait ,que du moment qu'aucun p0~t d,e départ n est llldtqué pour Je COmput, 8t e7tT.X eoaotJ.&Ilw\1 ne peut av01r d autre sens que • to~te_s _les sept semaines ». MASSEBIEAU allègue, en fav:eur de la ~hèse de la pénodtCJté, le § 35 du Traité de la Vie contemplative. Phll~n mentwnne d~ns ce. passage que ~ertains Thérapeutes transportés par~ 1 a~our _de la ph:losoph!e ,,' n~ se ~OUVJennent de la nourriture » que atcX 'rpLc.l\1 1)tJ.Ep~y ou meme_ at e:Ç 1)tJ.EPW\I. Cependant, le fait qu'il ne s'agit nul~erne_nt ICI d'abste~twns de nourritu,re i_nstitutionnelles ou régulières, ma1s, st fréquents qu on les suppose, d accrdents remarquables et dignes d'être mentionné~, ôte beaucoup de force à l'argument de Massebieau. Ces deux expre~swns grecques ne sauraient se traduire autrement que par dau bout de trms » ... ou« de six jours •. Mme Elizarova quant à elle allègue :l exemples qu'elle tire du Liddel-Scott-Jones. Ell~ note que lit' ~Tou<; 1.J!':t"OU (ARISTOPHANE, Plutus, 584), 8tà 7tE\ITe:p!8o<; (HÉRODOTE, III, 97) ''~~'dfi~nt « tous les quatre ans •.

Mats on ne saurait tout à fait comparer ces expressions à celle de notre

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exemple où la préposition at& suivie d'un génitif quali?~ par un nom de nombre cardinal impliquât l'idée d'une répétitiOn, ont invoqué une certaine négligence d'écriture de la part de Philon et fait généralement préval?ir l'idée que at' É~-roc ÉOOO(LrXOCùV si~ni­fiait « toutes les sept semames n. Le calendner festal des Thera­peutes aurait de la sorte compor~é une ~ran~e _fêt.e célé~rée sept fois par an tous les cinquante .Jours. L a_nnee etm~ nomm~­tivement divisée en périodes de cmquante JOUrs, mais en fait

texte. En effet dans les exemples d'Elizarova, le nom de l'inte~valle de temps est un o~dinal ou un substantif indiquant le noll_lbre s.upéneur ~ la quantité de temps écoulée, ce qu~ le L.·S.-J. appelle z'!cluswe ,reckonzng. Seul l'exemple du L.-S.-J. tiré d HÉRODOTE, I, 62, 13L éy13e:xcx..-ou lhe:oç 4 au début ~ ou • au cours de la onzième année ~ fait exceptiOn à cet usage sans être lui non plus comparable à 13L' É1t't"ck éol3ofL&:I3~v qui, en grammaire grecque correcte, signifie bien « au bout de sept semame.s o. CoLS?N a donc raison de n'exclure en principe aucune des deux ~cceptwns pos~Ibles pour 13L' É1t't"ck éol3ofL&:I3wv : « Philon écrit de façon n~gh~ente, note;t-Il, en Loeb Philo, IX, p. 152, n. a, lorsqu'il om~t ?e nl!us mdiq.uer le P?lllt d~ dép~rt du comput des sept semaines ... • Ma1s Il estime ~uss1 q~e p~..usque JUSqu au § 65 « nous n'avons entendu parler que des réu.mons mo!ns Hl,IP,ortantes, de chaque semaine ~ • chaque sept sem ames • serait pour 13L É7t't"CX e:ol3o!J.&:I3wv le sens naturel, comme le veut Wendland. . . .

PHILON décrit aux § 30-37 la réumon du septième JOUr. ~es § 39-33 sont consacrés à la description de l'exégèse en commun que 1 on pratique à la synagogue de la communauté. Les § 34:37 cons~it!-'ent une d~monstratio~ de !'encratie des Thérapeutes :Ils ont acquis la mmtr1se de la fmm ( § 34-~5) , ils ne s'accordent de relâche que le jour du sab~at ( § 36). ~u § 371 P.h1lon revient au thème de la diète des Thérapeutes qm est rédmte a ce qu exige la Loi de Nature, symbolisée par le pain et l'eau, comme le sont leur logement et leur vêture ( § 38). . .

11 est probable que cette présentation toute générale de. la dwt~ des Thérapeutes reflète, malgré les .apparences, .les repas ~abbatJques pr1s en commun. Le menu est celui meme du festm du septième sabbat et son symbolisme est identique. Mais Philon ne les compte pas au nombre des banquets des Thérapeutes en raison de leur durée certa!nement très mo~érée. Le banquet chez Agathon se prolongeait au contraire .toute 1~ n~ut. Le festin des Thérapeutes également et pour cette raison ,meme é!a1t d1gne de lui être opposé. La description en commence au § 65 et ..-o fLÈ:V 7tpw..-oy ~nnonce bien le premier trait de cette description. Comme le prouve. décJsiveme.n~ Quod Probus, 76, le fLÈ:V de ..-à p.è:v 7tpw..-ov n'est pas obligatoirement smv1 d'un 13é. Voilà pourquoi, contrm~em.ent à F. C. c.onyJ.:>eare, et, plus récem­ment, à A. JAUBERT, La notion d allw,nce dans f.e JUdaz~r;ne ... , p. 477, nous ne mettons aucunement en rapport ... ..-o [J.È:V ;tpw..-ov. et. E?"TL 13L. ,qu~ co'l,l­mence la phrase suivante. La particule 13e: renvoie a 13uvcxfLLV : cxyvY)'I_ (CXP xc:d &e:m&:p6e:vov ... Ce que la traduction que JAUBERT propose, zbzd., p. 477-478, implique bien d'ailleurs. . . . , .

En résumé, la grammaire ne perm~t .pas ICI de parv~mr, a UJ!-e solutiOn certaine et satisfaisante. Sans doute, 1 Idee. du nu~éral e:7t't"cx é.tait-elle dans ce passage essentielle et ressortait-elle mieux dune expressiOn telle. que 13L' É7t't"oc éol3ofLocl3wv qu'elle ne 1 'aurait fait <;te 13L' ày?6YJ~ Ml3o[L&:I3oç. TouJo?rs est-il que des considérations de critique mterne m~lment. à penser qu .en dépit de la philologie régulière, la première expressiOn dOit être compf!Se comme un équivalent de la seconde. Il nous,par~tt J?rob~ble que les ~héra­peutes fêtaient chaque septième sabbat de l annee lzturgzque en négligeant l'excédent des trois derniers sabbats.

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de quarante-neuf avec la célébration du cinquantième. L'idée s'est donc imposée que les Thérapeutes suivaient comme les sectaires de Qumrân un calendrier des cinquantaines.

Du reste, que la fête des Thérapeutes ait été unique ou qu'elle ait été répétée sept fois dans l'année, dès qu'on admet que la nuit fériée est la vigile de la Pentecôte ou que la vigile de la Pentecôte n'est que l'une des sept nuits fériées du calendrier religieux, on est amené à constater que la Pentecôte tombe obligatoirement le dimanche comme dans le calendrier des Jubilés, d'Hénoch et comme à Qumrân.

Cette théorie qui à la première impression peut paraître décisive et que nous aurions bien volontiers admise nous semble malh~ureusement irrecevable ou, pour le moins, bien suspecte en raison d'un détail de la description du De Vila Conlemplaliva qui crève les yeux et qu'à notre grande surprise nous n'avons jamais vu relevé nulle part. C'est, qu'à parler exactement, le jour qui suit le septième sabbat dans la solennité qui nous est déc.rite! n'est en aucune façon une fêle du cinquantième jour, mais hien, horresco referens, un jour profane. En effet, De Vila Conlemplaliva, 89, nous apprend qu'à la fin de la veille sacrée, après le soleil levé et les prières dites « chacun se retire dans son sanctuaire privé pour pratiquer et cultiver de nouveau la philo-sophie qui leur est familière >> : n&t..w -r~v cruv~01J qnÀocrorp(!Xv Ê(J.':Ops:ucr6(L<:Vot XIXt ys:wpy~crov-rs:ç. On ne saurait dire plus clairement que l'on est revenu au régime ordinaire des jours ouvrables et que le repos sabbatique est terminé. Car les Théra­peutes ont beau être des contemplatifs, ils respectent le repos du sabbat à l'égal des autres Juifs. Il suffit en effet, pour s'en convaincre, de relire le paragraphe 30 où l'on perçoit un écho direct de l'opposition qui est établie dans l'Ecriture entre l'hexade ouvrière et le repos de l'hebdomade : « Ils donnent six jours à la philosophie, chacun demeurant isolé dans les ermitages que l'on a dits, sans en franchir le seuil, sans même porter leur regard au loin. Le septième jour, ils se rassemblent pour une réunion commune, et s'assoient par rang d'âge, dans l'attitude convenable, les mains sous les vêtements, la droite entre la poitrine et le menton, la gauche pendante sur le côté. n En un mot, l'attitude des Thérapeutes est celle même que Philon a décrite à maintes reprises à propos de tous les Juifs. Les mains sont sous le vêtement et cette posture indique que l'on a renoncé à ex_ercer tout travail. L'exégèse publique à la synagogue est partie du culte et non travail. Le paragraphe 36 souligne encore que le septième jour le corps des Thérapeutes est comme les

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animaux qu'on laisse se détendre de leurs travaux continueb. Il est donc indubitable que lorsque les sectaires regagnent, à l'aube du cinquantième jour, leur semnée individuel, le relâche accordé au corps est terminé. Le cinquantième jour mentionné dans le De Vila Contemplativa au terme de la veillée sacrée ne saurait donc être la Pentecôte, jour férié, convocation sainte au cours de laquelle le travail est prohibé (Lévitique XXIII, 21 ).

Il est par conséquent nécessaire de poursuivre l'étude du para­graphe 65 du De Vila Contemplativa. On constate, en le relisant, que les Thérapeutes célèbrent en fait non le cinquantième, mais le quarante-neuvième jour. Ils le célèbrent pour deux raisons. Tout d'abord parce que, comme le dit Philon en Spec., Il, 194, à propos du jour des Expiations et sans référence aucune à la Pentecôte, il est le sabbat des sabbats ou pour l'exprimer en grec H)oo[LifoiX. Éooo[L&owv, l'hebdomade des hebdomades, plus sainte que la sain­teté. La seconde raison (~cr·n oé) est que le 49e jour est illuminé par sa proximité de la Pentécontade dont il porte le reflet en perma­nence et dont il est comme l'avent. Le nombre cinquante est à l'origine de l'univers et constitue un symbole de la divinité. Le Temple, qui est une image du monde, est fondé sur cinquante colonnes (1).

Mais que faut-il entendre par la fête dont la Pentécontade a reçu l'apanage et dont le septième sabbat est le prélude ?

Remarquons tout d'abord, après Annie Jaubert (2), que le terme de 7tpoéop-roç n'est pas aussi clair qu'il peut le sembler au premier regard. Dans De Specialibus Legibus, II, 176, en effet, c'est la fête de la Gerbe qui est qualifiée de 7tpoéop-roç « d'une autre fête plus importante n à savoir la Pentecôte qu'elle anticipe de quarante-neuf jours. Le mot signifie prélude à une fête et non pas veille d'une fête.

Une autre observation nous paraît tout à fait nécessaire. C'est que la grammaire grecque interdit absolument de traduire, comme on le fait trop souvent (3), [L<:y(crnJÇ Éop-r~ç par « de la

( 1) Voyez De Vila Mosis, II, 80 ; Quaestiones in Exodum, II, 93. (2) Voyez A. JAUBERT, La notion d'alliance, p. 478. (3) Il y a là ce que nous considérons comme une er;eur cara~té~isée de

traduction et une erreur d'autant plus regrettable qu elle est a 1 ongme des plus sensationnelles déductions conce:nant ~e calendrier festal ~es Thérapeutes. Elle jette F. H. CoLSON - qm tradmt the chte( (east, loc. ct!., p. 153 -dans la perplexité (p. 152, n. b et p. 522). Les considérations de P. GEOLTRAIN (op. cil., p. 24-25) sur~ la plus grande des fêtes» sont na~urelle­ment reprises et amplifiées par M. M. ELIZAROVA. Voyez Le calendrter des Thérapeutes, p. 114 et surtout La Communauté des Thérape';!tes, p. J7-80. La traduction correcte est donnée par A. JAUBERT (op. c!l., p. 418) et P. MIQUEL, De Vila Contemplativa, 65.

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pl.us ~rande des f~tes ». Le superlatif {ley(cr't"t)ç ne saurait être 1c~ qu. un superlatif. absolu. On o~pos~ra dans le paragraphe 65 lm-mem~ du D~ V!ta ,Conlemplalwa a ce superlatif absolu, les su~erlatifs rel~tifs IXY~Cù'riX.'t'OÇ XIX.~ (jlUO'LXW'riX.'rOÇ ocp~eflWV. Lorsque Philon veut dire « la plus grande des fêtes n il écrit très correcte­~ent, comme ~ pr~pos, du jo~r des Expiations dans De Specia­[lb~s, II, 194, :op-rw.v -r~v [L<:y~cr'r'Y)V. Rien donc n'indique que les Therapeutes aien~ mstitué une fête particulière au-dessus de toutes les autres fetes du calendrier J·uif. Ceci dit il est vra· l' · d . , I que

expressiOn e. « tres grande fête que la Pentécontade a reçue en apanage n fait penser en premier lieu à la Pentecôte Ma'

l . . IS nous avons '_'U que e cmquantième jour qui suit la veille sacrée décrite par Philon ne peut. être la Pentecôte non plus que ne peut l'être aucu.n d~s l~ndemams du reste des festivités nocturnes, puisqu'on a~r~It ams~ ap~aremment des << cinquantaines n disparates ou d megale digmte.

U? texte de. Quaestiones in Genesim, II, 5, nous donne peut-etre la sol~tion de cette difficulté. Dans ce passage, Philon nomme la Pentecontade <<le nombre du Seigneur » (J.v ~w- "U -

- ) D l • ... • ' "" p ~IX.XCù 7t<:v-rexocr-r~ · a~s e meme passage, Philon qualifie la Penté~ contade dun. attn~ut ,que, dans tous ses écrits, il n'emploie qu'à rropos de ~IeU lUI-meme. Il l'appelle << le nombre libérateur n : wu6epo7tmoç.

Certes, dans De Specialibus Legibus II 176-179 Ph'l li · • ' , I on se vre,_ a propos de ~a Pentecôte, à des considérations sur la

Pentecontade tout a fa~t analogues à celles qui se lisent au P.aragraphe 65 .du De Vzta Conlemplaliva, tandis qu'il n'en dit r1en, au co~t:air~, ~ans la page du De Specialibus Legibus, II, 110 et s. ou Il decnt le Jubilé. En revanche dans Q t' · G · - , uaes zones zn eneszm, II, t>, Philon, dissertant sur la Pentécontade ne souffi~ mot d~ l.a Pentecôte, mais affirme que c'est eu égard au ~arf~~l~e

1don:znzcal ~~ ce nombre que le prophète lui a attribué

a e e e ,a cmquant~eme année, c'est-à-dire le Jubilé. En d'autres term~s, c est le J ubiié qui est ici, exclusivement, la fête que la Pentecon~?de a reç~e en a:pan~g~ .. Si bien que même lorsqu'on adme~ qu Il est possible, voire legitime de considérer que dans le De Vzta Cont~r:zplaliva la phrase concernant la << très grande fête >>

dont 1~ septieme. sabbat est le prélude, est une allusion à la Pentecote, ce~te mterprétation ne saurait être exclusive pour autant. ~e fait, _la, Pentecôte et le Jubilé participent à un titre égal, .quoique differemment, de la Pentécontade. L'énoncé du ~e Vzta Conlem~laliva serait donc, en droit, valable tant pour 1 une que pour 1 autre. Nous dirions même que s'il fallait abso-

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lument décider entre la Pentecôte et le Jubilé, comme semble y inviter le singulier [.LE:yLcrnJÇ ~op-rijç qu'emploie Philon, nous penserions ici plutôt au Jubilé qui corres~ond .le mi~u.x et de la façon la plus plénière au terme de la migratiOn spmtue~le des Thérapeutes. Leur itinéraire les a conduits hors du domame du corps et des passions qu'est l'Egypte. Cette Pâque est rappelée par la commémoration du Cantique de la mer durant la veillée sacrée - cependant que la pratique de la « philosophie » les achemine vers la souveraine liberté de ceux qui se sont voués au service exclusif du Seul Sage et ont fait de leur personne une offrande à Dieu. L'idée de cet accomplissement ultime est le nombre dominical de la Pentécontade qui couronne le septième sabbat.

Il nous paraît du reste tout à fait essentiel de faire observer que les solennités des Thérapeutes s?nt, dans le De ,V ita Cont.em­plativa décrites en termes excluszvement sabbatzques. Philon emploi~ pour caractériser le carré de l'hebdomade l'adjectif ci.e:L7tifp6e;voç « perpétuellement vierge » qui s'applique dans ses écrits à la vertu, à la sagesse, à la justice ou, ce qui revient au même, à l'hebdomade elle-même qui commande la philosophie, la contemplation, bref la 7tpooc:Lpe:crLç des Thérapeutes tout entière. Les pains qu'ils consomment au cours du grand banquet de la septième hebdomade n'ont rien à voir avec la Pentecôte. Ils réfèrent aux pains de proposition que l'on dispose toutes les hebdomades sur la sainte table au Temple de Jérusalem et qui sont consommés par les prêtres. Le passage de De Specialibus Legibus, 1, 172-176 dans lequel Philon décrit cet~e offrande .et en explique la symbolique paraît tout droit sorti du De Vzta Conlemplativa lui-même et pourrait s'appliquer parfaitement aux Thérapeutes. En De Specialibus Legibus, Il, 161, il est spéc~fié que les pains de proposition sont des pains non levés. Au contraire, l'offrande caractéristique de la Pentecôte consistait en deux pains levés (Lévitique XXIII, 17), seule exception en matière d'offrandes végétales présentées à la divinité.

Quant à savoir si la solennité décrite dans le traité de Philon était ou non unique, le fait qu'il est impossible, comme nous l'avons constaté, d'y reconnaître la veille de la Pentecôte et qu.e le De Vila Contemplativa ne nous donne pas les moyens d'ex;ph­quer, en dehors de la Pentecôte, l'existence d'une fête unzque du septième sabbat, milite, somme toute, en faveur d'un cycle de telles fêtes.

Nous suggérons donc de considérer que les Thérapeutes fêtaient, pour les motifs que nous avons analysés, chacun des

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septièmes sabbats que comportait le calendrier de leur année liturgique. Chacun de ces grands sabbats portait, tout au long de l'année, la signature de la Pentécontade, dont il contenait la promesse et constituait comme l'adumbralio. Il était de ce fait, tout au long de l'année, le prélude - 7tpoéopToç - de la « très grande fête » que la Pentécontade a reçue en apanage, sans per­turber pour autant le déroulement normal des festivités du calendrier juif et en particulier le comput de l'Omer qui, pour les Thérapeutes, pouvait fort bien, en conformité avec la Bible grecque, commencer au second jour des azymes. Le calendrier des Falacha, avec lesquels on suppose parfois que les Thérapeutes ont été en relations(?) (1), peut ici nous instruire et nous montrer que notre hypothèse n'est pas dépourvue de tout caractère plausible. Les Falacha jeûnent le 10 de chaque mois en mémoire du jour des Expiations qui se célèbre le 10 du 7e mois; le 12 de chaque mois en mémoire de la fête de la moisson qui se célèbre le 12 du 3e mois ; le 15 de chaque mois en mémoire de la Pâque et des Tabernacles qui se célèbrent le 15 respectivement du 1er et du 7e ~ois. L'on pourrait dire, à propos des Thérapeutes, d'une mamère comparable, qu'ils célébraient chaque septième sabbat, en mémoire de la Pentécontade, par une fête qui durait toute la nuit sabbatique - la 7toc:vvuxLç -, et était tout entière contenue dans le septième sabbat : le jour étant compté au lac Mariout, comme il l'était dans le reste de l'Egypte et comme il l'avait été, pendant longtemps, en Israël même (2), d'un matin à l'autre.

Il se peut que les Thérapeutes aient innové en marquant par cette 7toc:vvuxLç la solennité particulière du « septième sabbat >>.

Mais cette innovation relevait du domaine de la coutume qui constitue en quelque manière le droit privé d'une commu­nauté et n'interfère pas avec la Loi proprement dite. Dans le domaine de la coutume, les communautés jouissent d'une auto­nomie appréciable. Pour ne citer qu'un exemple rappelons que Philon mentionne, en De Vila Mosis, II, 41, une fête que les Juifs d'Alexandrie célébraient pour commémorer la traduction des Septante et les circonstances miraculeuses qui l'avaient entourée.

, (1) Voy~z Z. AEsCoLY, Not,ïces s.ur les Fala~ha ou Juifs d'Abyssinie d aprè.s le JOu:nal de voyage d Antome d'Abbadie, dans Cahiers d'Etudes a(rtcames, Paris, 1961, vol. II, p. 84-147. Sur les contacts entre les Falacha les Thérapeutes et les Esséniens, on verra p. 137, 139 et s. '

(2) Voyez, par exemple, Roland De VAux, Les institutions de l'Ancien Testament, Paris, 1961, I, p. 275.

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Cette solennité particulière au judaïsme hellénistique d'Egypte ne le mettait pas en conflit avec l'ensemble du judaïsme. De même, il était loisible aux Thérapeutes de solenniser chaque 49e jour par un banquet nocturne symboliquement placé sous l'invocation de la sainteté du Temple, mais dépourvu de toute vertu sacramentelle, sans que leur fête cessât d'être une fête privée et sans qu'elle impliquât aucun désaccord avec Jérusalem.

Toute la description que Philon nous a transmise de la com­munauté du lac Mariout baigne dans une atmosphère extraor­dinairement paisible. Les Thérapeutes n'y apparaissent pas comme des schismatiques, mais comme des disciples de Moïse authentiques et accomplis.

Philon que de nombreux critiques, et Mme Elizarova elle­même, qualifient, volontiers quoique improprement, de << Juif orthodoxe » les appelle simplement en De Vila Contemplativa, 58, « ceux des nôtres qui ont embrassé la vie contemplative >>.

S'il fallait les caractériser d'une manière plus précise, nous ajoute­rions que leur association religieuse constitue un témoin parti­culièrement remarquable et intéressant de la vénération du judaïsme alexandrin à l'endroit du sabbat. Les cercles juifs n'étaient du reste pas seuls à nourrir pour le sabbat des senti­ments de ferveur révérentielle. Il fascinait de nombreux païens et spécialement en Egypte à l'époque ptolémaïque et à l'époque romaine, comme l'a excellemment montré A. V. Tcherikover dans le chapitre de son Corpus qu'il consacre aux Sambathions. Les Thérapeutes étaient des sabbatisants par excellence dont l'originalité, par rapport à d'autres variétés du judaïsme, tenait dans leur spiritualisation particulière de l'institution sabbatique, dans le style de !'Histoire du Salut où ils la faisaient entrer.

Dans un article d'encyclopédie, paru en 1887 (1), Henry Edersheim séparait complètement les Thérapeutes et les Essé­niens et y voyait deux entités autonomes, l'une qui s'était placée hors de la Synagogue, en Palestine ; l'autre qui, demeurée en son sein, ne représentait à Alexandrie qu'un cercle ésotérique d'illuminés.

Nous laissons à Edersheim la responsabilité de certains des termes dont il use, mais nous reconnaissons à son appréciation d'ensemble le mérite d'avoir su, mieux que d'autres, renoncer à arracher au De Vila Conlemplativa plus de données que ce

(1) Article Philo, dans A Dictionary of Christian Biography, Literatu_re, Sects and Doctrines; during the flrst eight Centuries. Being a Continuatwn of • the Dictionary of the Bible •, ed. by William SMITH and Henry WAcE, Londres, 1887, vol. IV, p. 369, col. B.

traité ~e consent à en livrer, au risque de donner prise, par une telle v10le~~e, à l~ r~m~rque de Fontenelle qui, dans la page que nous en c~trons, ecnvmt encore : cc Je ne suis pas si convaincu de notre. Ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est mconnue, que par celles qui ne sont point et dont nous trouvons la raison. >>

A la discussion qui suivit ont pris part : Mlle F. Dunand MM. Hengel, Philonenko, de Savignac, Simon, Schwartz. '

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SAGESSE HUMAINE ET MORALE RÉVÉLÉE D'APRÈS QUELQUES THÉOLOGIENS JUIFS

DU HAUT MOYEN AGE

par GEORGES VAJDA (Paris)

La conjonction d'une règle de conduite, reconnue par la foi comme étant d'origine divine avec une éthique qui fait appel aux ressources propres de la volonté et de la sensibilité humaines, est un phénomène bien connu dès l'Antiquité israélite. Cependant, sous l'aspect qui nous intéresse ici, le problème des rapports de l'éthique rationnelle et de la révélation ne surgit au sein du judaïsme qu'à la faveur du contact avec la civilisation arabe, elle-même tributaire, sur ce point, dans une proportion non négligeable, de la morale philosophique de provenance hellénique. C'est dans cette perspective que nous essaierons d'apporter une modeste contribution au Colloque sur Sagesse eJ religion.

Dans l'ordre chronologique, le premier penseur juif qui ait tenté une sorte de synthèse de la philosophie prévalente à son ipoque avec la doctrine religieuse traditionnelle ne fut pas, sontrairement à ce que les manuels et beaucoup d'auteurs vont en répétant, Saadia al-Fayyiimi (882-942), mais Dii.wud ibn flarwiin, dit al-Moqamme9, dont l'activité se situe aux environs je 870 (1). La conservation très incomplète de son œuvre, 4,'ailleurs inédite en grande partie, a obscurci cet état de fait Jfaussé par conséquent la représentation que l'on offre en général ife la période ancienne (jusqu'à la fin du xre siècle) de la pensée f\ùve du Moyen Age .

.. ~" Sans m'engager ici dans le fourré des problèmes historiques -. philologiques, je me limiterai à analyser brièvement les -eu~C~:s du quinzième des Vingt Discours (c'est le titre du traité)

relèvent du thème du Colloque.

(1) Références bibliographiques : G. VAJDA, Les études de philosophie du Moyen Age depuis la synthèse de Julius Guttmann, Hebrew Union

Annual (HUCA), XLIII (1972), pp. 129 sq.

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Parmi d'autres questions, al-Moqamme~ se pose celle des communications de Dieu avec l'homme libre et responsable qui doit s'entendre signifier les ordres et les défenses de ~'observanc.e desquels dépend son salut. Et notamment : Dteu prend-tl contact avec l'homme par interpellation directe ou bien par révélation confiée à un prophète chargé d'une mission ou encore au moyen des lumières naturelles d.e la raison ; d~ns son langage : << Au moyen de ce que la réflexwn et la conJecture peuvent apporter de connaissance et de di~ce.rne~ent. n

La réalité des deux sources, revelatiOn par le canal de la prophétie et capacité de raisonn~r prop~e au genre hu~ain, étant à ses yeux des vérités étabhes, VOICI comment se deroule la démarche d'al-Moqamme~.

La prédication du prophète app.elle les hom~es a~x ~onnes actions et les détourne des mauvaises. Cela revient a dtre, au gré d'al-Moqamme~, que le prophète authenti~.ue préconise une morale conforme à la raison ; or cette dermere approuve les vertus telles que la sagesse, la force, la continence e.t la jus~ice, et en réprouve les contraires, la sottise, la fourbene, la .d~sso­lution et l'injustice. Il saute aux yeux que s'opposent ~c1 les vertus cardinales, prudence (o~ sagesse), c~urage, temperance et justice, liste dont la source ultime est l'ense1?ne~ent d: ~laton (Rép., IV, 477 E sq.), aux vices qui en sont la ne?atr.on. D mlleurs, en un passage ultérieur, al-Moqamme~ donne lm-meme un aperçu des vertus cardinales.

Quant au problème de la nécessité de la ;~vé.lation, a.lors que celle-ci double inutilement, en apparence, l ethique ratwnnelle, al-Moqamme~ ne l'esquive pas ; malheureusement, le mauvais état de conservation de la partie afférente du texte ne permet qu'une intelligence globale de~ page~. qu'il co~sac~~ à le résoudre.

Il est probable, sinon certam, qu Il avançait de] à un argument souvent employé par la suite : la r.évélation est, ~n que,lque so;te, le critère du bien et du mal, ce qm ne veut pas dtre qu elle pu~sse se trouver en conflit avec la raison, mais elle a sur celle-et la supériorité de proposer et imposer .toutes faites des .vér~tés q~c la raison mettrait beaucoup de peme et de temps a decouvnr et à élaborer. Il est évident, d'autre part, que la loi révélée. n.e légifère pas dans l'abstrait : les dispositions ~u'elle é~icte enJOI­gnent à l'homme de concrétiser par sa condmte ce qm est mora~ Iement bon donc vertu et état d'équilibre, et d'écarter ce qUI est morale~ent mauvais, c'est-à-dire vice et perturbation ~e l'équilibre. Si la révélation dispense son enseig_nei~tent par v.o~e d'autorité (écrivant en arabe, l'auteur emplme a cd. emh01t

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deux termes typiquement musulmans, à coloration si' ite, la' lïm et lawqïf), ce procédé se justifie parce que, même instruits de cette manière, les hommes ne laissent d'éprouver comme très ardu le sentie~ de la vertu. Autant dire, semble-t-il, que c'est en vue de soutemr leur volonté défaillante que la morale est proposée aux hommes sous une forme normative. Et il convient de relever e,~co;e un trait qui f~appe ~ans ce qui nous reste de l'exposé sur l ethtque dans les Vzn~l Dzscours. Tout en évitant l'homélie qui ~rgu~ente parrec_ours ~1rect aux Ecritures révélées, al-Moqamme~ Identifie neanmoms l etat futur de l'humanité où les vertus dont il a esquissé la théorie et l'agencement se~ont pratiquées P.ar tous les hommes, avec « le règne louable (ou plutôt « glo­neux n) que les prophètes ont annoncé n. Il y a là sans doute une al,lus~on assez claire à l'époque messianique telle qu'elle est depemte, par exemple, dans les neuf premiers versets du cha­pitre XI d'Isaïe. Il apparaît dès lors qu'en définitive l'idéal de l'éthique philosophique, hérité de l'hellénisme, converge, pour al-Moqamme~, avec l'espérance messianique nourrie par le judaïsme.

~a~s la défens.e et l'illustration des doctrines du judaïsme rabbmtque entrepnses par Saadia (1 ), la problématique ébauchée chez al-Moqamme~ est présente, mais plus amplement orchestrée et surtout enriehie d'une distinction qui ne semble pas se trouver encore chez son prédécesseur; il s'agit de la répartition des préceptes révélés en deux classes : préceptes inscrits dans la raison humaine, que l'on peut dénommer, avec M. Louis Gardet «valeurs de loi et morale naturelles >> (' aqliyyat }, et ceux reposant s~r .l'« ~udition n, ré'_'élatior_t extrinsèque (sam'iyyiil). C'est une distmctwn que Sa~d1a .. avait empruntée à l'école théologique musulmane des Mu taz1htes et qm fut adoptée par quelques-uns de ses ~uecesseurs rabbanites, ainsi que par plusieurs de ses adversaires karaïtes (2).

(1) ~oir l'article .cité dans .la note précédente, pp. 130 sq., en particulier p. 135 (a la n. 55 aJouter mamtenant • Saadia Gaou et l'amour courtois t Mélanges d' Islamologie dédiés à la mémoire d' A[rmand] Abel Bruxelles' s. d., t. II, pp. 415-420). ' '

(2) Cf. notre ouvrage, Deux commentaires karaïtes sur l'Ecclésiaste Leyde 1971, index s. v., p. 246. Voi; é~alement José FAUR, La doctrin'a de 1~ ley naturel en el pensamwnto JUd!O del Medioevo, Sefarad, XXVII (1967), pp. 2~9-268 (et cf. la référence dans .RUCA, art. cité, p. 129, n. 19). Sur Ja ques~1~n fort controversée de • la 101 naturelle • dans l'ancienne littérature l'!lbb~mque, à laquelle nous,ne pouvons pas nous arrêter présentement, il faut lire 1 étude fondamentale d Isaac HEINEMANN Die Lehre vom ungeschriebe­nen Gesetz im jüdischen Schrifttum, RUCA; IV (1927), pp. 149-172.

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Saadia argumente sans doute en faveur de la ~écessité, d'ordre éducatif, de la révélation, même dans le domame de la morale mais il n'hésite pas pour autant à conférer aux lois de l'éthique une autorité universelle et indépendante de toute intervention extérieure, au même titre qu'aux notions premières intellectuelles ; il professe donc qu'il est des préceptes ratio~mels ayant une validité qui ne repose pas (ou ne repose pas umque­ment) sur le consentement universel dont la place sur l'échelle de la certitude est inférieure à celle occupée par ces dernières ( 1).

Dans la conduite concrète recommandée au croyant par l'enseignement saadianique, l'accent est mis sur la combinaison harmonieuse qu'il convient de réaliser des comportements et des actions qui procèdent des composantes de l'être humain : le corps, avec ses besoins impéri.eux et irréduc.tibles, et l'.âme, avec ses trois facultés de concupiscence, de colere et de discer­nement.

On reconnaît ici la psychologie platonisante, déjà à l'œuvre chez al-Moqamme:;;, la fonction dominante étant assignée, selon l'un et l'autre auteur, à la faculté de discernement par rapport aux deux autres. De là, l'exigence de bannir tout excès dans la pratique des divers modes de vie que Saadia analyse a~ !ong du chapitre final de son Livre des croyances et de~ con~z~lwns. Les influences platoniciennes et sans doute aussi stOICiennes (reçues par le canal d'abrégés et de d~xograp~iesJ. qui s'~taie~t exercées sur sa pensée, l'ont retenu, SI du moms 1! y a Jamais songé, d'adopter la théorie aristotélicienne peut-être un peu rigide du juste milieu ; et il crut sincère~ent que .salomon, dans le livre biblique de l'Ecclésiaste, prêchmt essentiellement cette même morale, souple et compréhensive, mais nullement relâchée, qui prend en considération en toute leur diversité les situations variées de la vie humaine (2).

Les Karaïtes dont ce n'est pas le lieu de rappeler longuement la polémique acharnée qu'ils ont menée contre Saadi~, leu; adversaire le plus redoutable dans l'autre camp, professaient, a l'époque, des opinions assez variées, mais, semble-t-il, à p~endre les choses en gros, moins optimistes que les siennes, au SUJet du recours à la raison et de la possibilité d'harmoniser les vues qu'elle

(1) Plus tard, Moïse Maimonide s'opposera. résolument à ces vues, e~ il rejettera le terme de • commandements ratwnnels • ; v01r sur ce pomt l'article cité de FAUR, pp. 204 sq. . .

(2) Cf. l'article cité supra, p. 129, n. 1, et. Deux Commenlatres ... , pp. 1-7 · L'enseignement de l'Ecclésiaste vu par Saadm Gaon.

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suggère avec les exigences de la foi scripturaire. Néanmoins, mê~e l'un des plus rn?! disposés parmi eux envers l'investigation ratwnnelle et le savOir profane, Salmon ben Yeriihim, contem­porain peut-être plus jeune du grand scolarque rabbanite, écrit quelque part ( 1) <_IU~ la do.ctrine _vraie « est valide dans (devant) la raison ; celle-ci n en reJette nen et les apories ne l'affectent pas ». Cependant, selon lui, la sagesse authentique coïncide avec le contenu de la révélation, tandis que la sagesse profane, c'est-à­dire le savoir surtout spéculatif, est décevante, fausse et perni­cieuse. Sans m'arrêter davantage ici sur les pages de son commen­taire de l'Ecclésiaste que j'ai traduites naguère (2), je tiens à signaler, en attendant de mieux faire connaître les textes, que ce maître karaïte ne dédaigne pas, à l'occasion, dans son Commen­taire sur l~s Psaumes (par exemple, en interprétant le Ps. VIII), de se servir de la dialectique kalâmique.

Moins hostile, à en juger par les textes actuellement acces­sibles, est la position de Yefet ben 'Elï (vers 980-1000) (3). Il n'enten~ p_as i~terdire le recours à la raison, et il fait grand cas de la d1stmctwn entre les préceptes fondés en raison et ceux imposés par l'autorité de la Révélation. Il pense, idée digne d'être notée (mais est-elle originale?), que les Dix Commandements relèvent _en grande par~ie des premiers. Mais qu'est-ce au juste que la raison ? Pour le dire en peu de mots, c'est une sorte de sens commun ou de bon sens qui se met spontanément au service de la révélation, si bien que, loin d'envisager la possibilité d'un conflit grave entre elles, Yefet la nie explicitement. Dans ces conditions la sagesse humaine n'est au fond rien d'autre que la conduite d~ la vie humaine réglée sur la Loi révélée; lorsqu'elle s'exerce dans le domaine du licite, ou plutôt de l'indifférent, ce qui n'est ni expressém~nt ~rescrit ni formellement interdit, elle est, au premier chef, savoir-faire. En revanche, lorsqu'elle se laisser aller à la spéculation, elle est de courte portée, car les grands problèmes de la_ vie humaine ne lui livr~nt point leur mystère. La << philo­sophie » dor;tt Yefet parle mamtes fois dans ses écrits (ceux que nous conna1ssons sont tous des commentaires bibliques), n'est qu'une sorte de succédané, à l'usage des Gentils, de la Loi révélée ; du reste, le peu qu'il dit de la nature et du contenu de la philosophie, la représente en fait comme une cosmologie grevée d'hypothèses invérifiables plutôt que pourvoyeuse de certitude.

(1) Dans son Commentaire sur le Psautier, Ps. I (texte inédit). (2) Deux Commentaires ... , pp. 72-87. (3) Ibid., pp. 116 sq.

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L'influence de la théologie mu'tazilite qui imprègne plus ou moins profondément la pensée de Sa~d!a e~ de quelques maî~r~s tant rabbanites que karaïtes de sa generatiOn et des deux gene­rations suivantes est encore bien plus sensible dans l'œuvre, étroi­tement liée à cette théologie, du Karaïte Yusuf al-Ba9ir (Jéru­salem, premier tiers du xre siècle) .. sans nous .eng~~er dans les méandres de sa dialectique serrée, resumons tres bnevement ses enseignements relatifs à notre sujet Pl· . .

Fidèle au courant d'idées dont Il est tnbutarre dans la cons­truction de son système théologique, Yusuf enseign~ que le bien et le mal portent leurs critères en eux-mê~es : Ils ne les reçoivent pas d'une autorité extrinsèque. n. e:'nst~ cep~n~a.nt une sorte d'harmonie préétablie entre la legrslatwn revelee, avec ses ordres et ses défenses, et l'éthique autonome qui juge les actes selon leur bonté ou leur malice intrinsèques. Ce n'est pas Dieu qui confère aux acte~ humains leur ~ualificatio~ morale, qui ne peut varier selon que l agent est le Createur ou l homme ; et pourtant les ordres et les interdictions que l'Etre suprême a édictés re~ouvrent exactement ce qui est respectivement bon ou mauvais devant la raison. D'autre part, l'évidence rationnelle et la réflexion personnelle sont les instruments d'une ca.s~i~t~que à la disposition de l'homme ; elles lui do.n~ent la pos~rbrhte de déterminer en toute occurrence la quahte morale d ~n acte.; et le jugement éthique peut également découler du ~avorr acqms et opportunément réactivé. On ira même plus lom : on peu~ soutenir que la concordance de la législation ~ivi1_1e et de. la lm de la raison, inscrite, celle-ci, dans la constrtutwn na~rve de l'être humain ou tout au moins objet du consentement umversel; implique que Dieu soit dans l'obligatio~ d'.astre~n~re à sa Lor l'homme libre et responsable ; cette obhgatwn denve du. gra~d principe mu' tazilite de la justice divine ; comme. cette Ju.strce requiert que Dieu mette en mesur~ l'hom~e, sa crea~u;e rarson­nable de faire son salut (nous attergnons la le fond rehgreux d~ la spéculation mu' tazi.lite, que.lle ,que ~uisse en ê~r~ la .structu.~abo~ dialectique rationahsante), rl s ensmt que la rev~l~twn et lrmp~ sition de la Loi scripturaire, qui ne fart que precrser opportune-

( 1) Pour lus de détails, voir les textes traduits et coml,lle~tés d~ns quelques-unef de nos contributions à l'étude de cet auteur: _D_e 1 um~~~lni de la loi morale selon Yüsuf al-Ba~ir, Revue des Etudes ]Uwes, _c (1969), pp. 133-201; Le libre arbitre de l'hom~e.et la justificatiOn de so~ assu·ettissement à la Loi divine, Journal aswttque, 1974, pp. 305-367 • 197~ pp 51-92 · Le problème de l'assistance bienveillante de DJeu, Ju « mi~ux ; et de 1~ nécessité de la Loi révélée selon Yüsuf al-Ba~ir, Revue es Etudes juives, CXXXIV (1975), pp. 31-74.

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rnent la loi de la raison, se trouvent être ce que les Mu' tazilites appellent « assistance bienveillante » (lu tf), une sorte de grâce, qui n'en est cependant pas une à proprement parler, car Dieu y est tenu, de par sa justice à laquelle il ne saurait manquer, sous peine de s'avérer <<motivé » par la recherche d'un avantage ou la crainte d'un dommage, ce qui reviendrait à la négation de son autarcie, donc de sa divinité.

Le xre siècle compte un penseur juif qui tient une place non négligeable dans l'histoire de la philosophie médiévale : c'est Salomon Ibn Gabirol, l'Avencebrol des Latins. Mais son impor­tance se situe sur le terrain de la métaphysique, alors que son œuvre éthique est décevante. Son petit traité de L'amélioration des qualités morales ( 1) est certes un exposé de morale rationnelle étayé au besoin de références scripturaires ; il est cependant de caractère élémentaire, on serait tenté de dire scolaire, qui ne fait qu'enfermer des descriptions très sommaires des vertus et des vices dans un schéma aussi artificiel que simpliste des << quali­tés élémentaires», chaud, froid, sec et humide, des quatre humeurs de la médecine hippocratico-galénique, et des cinq sens. Il ne vaut guère la peine de s'y arrêter.

Terminons par quelques remarques rapides sur Bahya (mieux Bahyé) Ibn Paquda de Saragosse (vers 1080), auteur du traité de la vie intérieure Introduction aux Devoirs des Cœurs (2).

Ce livre est sans doute un << itinéraire de l'âme vers Dieu »,

bien plus qu'un traité de morale. D'autre part, si Bahyé se place, en un sens, dans le sillage de Saadia, quant à la division des préceptes en << rationnels >> et en << auditifs », il envisage la raison sous un angle assez différent de celui qui déterminait la vision de ce dernier (et aussi de Y efet ben 'E!i). Il ne méconnaît certes pas les deux aspects, spéculatif et pratique, de la raison,

{1) Cf. l'article cité p. 127, n. 1, pp. 140 sq. (2) Cf., _i~id., PP: 142 sq .. Aux indications qui s'y trouvent, ajouter la

nouve~le éditiOn (mais la ver~wn est sans changement) de la traduction plus littér~Ire qu~ philologique dA. CHOURAQUI (Paris, 1972), une traduction anglaise, qm ne répond pas tout à fait à ce que l'on était en droit d'en attendre, de Menahem MANSOOR, The Boole of Direction to the Dulies of the Heart, Londres, 1973, et une nouvelle édition du texte arabe, avec traduction en hébr~u J:?Oder.ne, par Y. QAFIJi!, Jérusalem, 1973. Les analyses et les réfé­rences Justificatives des notations cursives auxquelles on se limite ici se trouvent dans G. VAJDA, La !héologie ascétique de Ba!;ya Ibn Paquda, Paris, 1947 (trad. espagnole, Madrid-Barcelone, 1950), sans oublier le mémoire Classique, quoique vieilli, mais non remplacé, de David KAUFMANN Die !_heologie des Bachja Ibn Pakuda, dans Gesammelte Schri{ten, t. II, F'ranc­•ur~-sur-le-Main, 1910, pp. 1-98 (d'abord paru en 1874, dans les Sitzungs­tfr1chte de l'Académie de Vienne).

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et il insiste très fortement sur la nécessité d'en user dans l'inves­tigation théologique : preuve téléologique de l'existence de Dieu, étude des attributs divins. Mais il confère, en plus, à la raison une sorte de dignité surnaturelle ; il lui assigne dans le composé humain, ou si l'on veut, dans ce bas monde, une fonction de messager céleste qui montre à l'homme la voie ascendante vers << la lumière suprême » de Dieu ; la raison remplit ainsi un rôle d' << avertisseur », conjointement, il est vrai, avec la Tora, la Loi révélée, aussi indispensable qu'elle pour accomplir l'œuvre salvifique, étant donné la condition charnelle de l'homme, dans laquelle la << passion » (la concupiscence) est constamment aux aguets, et avide de s'assurer la suprématie, avec des conséquences désastreuses pour la destination ultime de sa victime. En somme, Bahyé tenta de réaliser une synthèse à tendance modérément ascétique de la vie spirituelle, par la mise en valeur d'apports divers : tradition juive, relevée d'emprunts faits à la littérature de dévotion musulmane, rationalisme mu' tazilite de Saadia (sans doute aussi celui, plus philosophiquement orienté, d'al­Moqamme~), conception néo-platonisante de l'âme d'origine céleste, mise à l'épreuve au sein du complexe psychosomatique formé par le seul être raisonnable parmi les créatures de ce bas monde ; connaissance rationnelle de Dieu et pratique de la Loi divine imposées à Israël s'y tiennent en équilibre, au prix d'un effort continu et d'une progression rigoureusement poursuivie et contrôlée sur la voie purgative et la voie illuminative, tout en ne s'engageant qu'avec une extrême réserve et discrétion dans la voie unitive.

M. Vajda, empêché pour des raisons de santé d'assister au Colloque, a adressé le texte de sa communication ultérieurement.

RELIGION ET SAGESSE DANS LE PROLOGUE JOHANNIQUE

par JEAN DE SAVIGNAC (Bruxelles)

Nous avons tous lu l'émouvant mémorial de Blaise Pascal : <<Feu

Dieu d'Abr~ham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob non des Phtlosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. »

Je me garderai bien de contester l'expérience et la · d' t · · · pensee

un savan aussi e_mment et d'un chrétien aussi authenti ue que Pascal, lequel declare avoir trouvé le vrai· DI'eu non d q 1

· t 1 h'l . . , ans a science e a p I osophie, mais en Israël. Cepe_ndant, un autre point de vue est possible sur les rapports

de l~ science et de la r;ligion ou, plus exactement, de la philo­soph~e .et de la connaissance de Dieu, celui que l'on trouve expnme dans le co~mentaire du savant anglican Jean-Henri Bernard (t 1?27), q~I fut archevêque de Dublin, sur le verset 14 du pro~og~e J?hanmque : << le Verbe a été fait chair''. le voici .

• << Ams~, _dit _l'évangéliste, le Logos de la philoso~hie est 1; Jesus de l histoire » (!nt. Gril. Cam. Si. John t. I 19 Ed' burgh, T. Clark, 1928). ' ' p. ' m-

A) Pour e~trer e~ matière, je lirai d'abord une traduction de

tc~tprologue JOhanmque, résultat de nombreuses réflexions et a onnements :

I_. Au c?mmenc~me,nt était le Verbe (on pourrait traduire aus_si la Raison, mms l auteur a manifestement voulu un ma _ cul,I~) :t le Verbe (la Raison) était auprès de Dieu et c'est D' s qu etait le Verbe. Ieu

2. _C'est lui qui était au commencement auprès de n· {renvOI à Prov. VIII, 30). Ieu

t 3. To~t ~e qu~ est venu à être est venu à être par son moyen e sans lm nen n est jamais venu à être.

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4. Ce qui existe présentement était vie en lui ; or, la vie, c'est la lumière des hommes.

5. La lumière luit au sein de ténèbres mais les ténèbres n'ont pas pu se saisir d'elle.

6. Il y eut un homme, envoyé de Dieu, dont le nom était Jean.

7. Celui-ci vint rendre témoignage, témoigner de la lumière, afin que tous viennent à la foi par son moyen.

8. Il n'était pas la lumière mais venu pour témoigner de la lumière.

9. La lumière vraie, celle qui éclaire tout homme, venait au monde.

10. Elle était certes présente au monde, son œuvre, mais le monde ne l'a pas connue.

11. Il vint chez soi et les siens ne l'ont pas reçu. 12. Mais à ceux qui l'ont reçu, il a donné la faculté d'accéder

à l'état d'enfants de Dieu, à ceux qui croient en ce qu'il est. 13. C'est une naissance qui ne vient pas de sangs, ni d'un

vouloir charnel ni d'un vouloir viril mais de Dieu. 14. Etle Verbe (la Raison) est devenu chair et s'est manifesté

visiblement à nous (les mots : «il a habité parmi nous>> indiquent la << Shekhinah ))) ; nous avons contemplé sa gloire, pareille à celle qu'un fils par excellence tient du Père ; il est plein de grâce et de vérité.

15. Jean témoigne à son sujet et déclare : C'est lui dont j'ai dit que celui qui vient après moi est présent au monde avant moi, car, de toute éternité, il me précède.

16. Tous, en effet, nous avons reçu de sa plénitude, grâce sur grâce.

17. Car la Loi est bien un don transmis par Moïse ; toutefois, la grâce et la vérité ne sont vraiment venues que par Jésus, le roi attendu.

18. Dieu, personne ne l'a jamais vu ; le Fils qui est Dieu, qui repose au sein du Père, c'est lui qui l'a fait connaître.

Note. - Le personnage de Jean est figuratif; ce qui est montré par les présents du verset 15.

Ce prologue se déroule en trois parties : d'abord la connais­sance naturelle et universelle de Dieu, l'intelligence étant la faculté du divin ( 1 à 5) ; puis la connaissance de Dieu, par .les prophètes et les sages (v. 6 à v. 13); puis la connaissance de Dieu par Jésus, le roi promis à Israël (v. 14 à v. 18).

Ce prologue est manifestement l'œuvre d'un Juif, puisqu'on

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y rencon.tre l'éloge de la Loi, la Thorah ou enseignement divin le shekhmah ou présence visible de Dieu venant habiter dan~ s~n P~~pl~, enfi~ ~oïse, comme personnage central de la religion d,Isra~l, a ~a ~Iffer:nce d~ .Paul, qui exalte plutôt Abraham. C est la un. mdice dune ongme sacerdotale ; il y en a d'autres.

Toutefois ce prologue est grec et intraduisible en hébreu Dabar n'est pas synonyme de logos; entre autres différences. il ne saurait signifier une personne ; hôlam ne saurait non plu~ rendre le sens de kosmas en ce passage (1).

Son~. ~recs l'op~osition dvoc~-y<:vécr8a:~, le terme << x6crfloç J> au sens ~tOICI~n de Cite ~es ~~mmes, l'imparfait<< ~v JJ pour désigner ce q~I est eternel et defimhf, alors que d'autres langues emploient le pr.eser:~ ; fin~lement le terme << "Aôyoç JJ mais dans une acception particl!'here ~m en fait une personne, laquelle est caractéristique de Philon d Alexandrie.

Ce prologue est l'œuvre d'un Juif, mais qui écrit et même pense en grec. La preuve en est des glissements d'un sens à un autre d'un même terme qui ne sont possibles qu'en grec. Ainsi « &vCù8Ev >> en !II.' 3, est. traduisible << de nouveau JJ (Vulgate denuo) et est amsi compns par Nicodème (v. 4) mais en III 7 il a retrouvé son sens habituel « d'en haut J>. De même en XI' 50 « Ù:CÉP JJ a un sens rare à !_'époque classique << à la place de J> mais en XI.' 51, le sens habituel avec le génitif << en faveur de JJ.

Toutefois ce ~uif ne relèv.e p~s directement de la philosophie gre~qu.e., Sa p~ns~e est ,rar~llele a celle de Philon dont il pourrait avoir ete le disciple, 1 auditeur ou simplement le lecteur

Sont philoniennes dans ce prologue, d'abord I'assimilaÙon du Logos et du Messie, déjà faite implicitement par Philon notamment clans le De c~n(u.sione li~guarum, 62, 63 (2), puis la divinité du Logo~. caractensee par 1 absence de 1 'article devant 8<:6ç (cf. De 80mnus, I, 229, 230). Ensuite l'identification au verset 2 du Logos et. de la Sagess_e de Proverbes, VIII, 22-32 (cf. Leg. alleg., 1, ~=De conf. lzng., 146). Au verset 3, on constate une causalité mstru~entale du Logos dans la création pareillement affirmée par Phil~? en << ~e Cher~bim 127 )), Si 1' on lit le pssage 3 c-4 a à. la mamere ancienne, recemment confirmée par la ponctuation da Papyrus Bodmer XV, et théologique, celle d'Origène (in j,,

iin.(l) On ne pou;ra~t ~as davantage recourir à l'araméen, cf. George FooT IVO~E,1 Intermedianes Ill Jewish Theology, The Harvard Theological Review iso' ~922, p. 41-85, notamme.nt art. I, n. 27: • The theory, that derives th~ ., -&j L Ward ~f J_ohn I, 1-5 st;aightfrom the Palestinian memra is fal!acious. » • e messiam~me. de Philon a été étudié plus longuement par l'auteur 1111~..r.éune communiCatiOn au Congrès des Orientalistes, à Moscou, en 1960 ,...,, e dans Novum Testamentum, voL IV, fasc. 4, Leiden, E. J. Brill, 1960:

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Johannem, éd. Preuschen, p. 485), d'Athanase (Oralio contra Gentes, 42; conlra Arianos, Il, 44), d'Augustin (in Johannem, I, 16, 17), de Thomas d'Aquin (Pars I, quaest. XVIII, art. ~V), de Bossuet (Elévalions, 12e semaine, IOe élévation), savoir : << Ce qui existe présentement était vie en lui n, on y trouve un: doctrine de la préexistence qui est philonienne (cf. De opzf mundi, 20, 129, 130; Moses, Il, 127). .

Sur le verset 4, on observera que le Logos est, chez Phrlon, source de lumière, soleil des intelligences (Leg. alleg., III, 171) et, en tant qu'assimilable à l'arbre d: vie (Leg. a.lleg.,, 1, 59 ~t 6?), source de vie. Le verset 5 est mreux compns d une vrctorre continuelle de la lumière sur les ténèbres, ce qui se lit chez Philon (Leg. alleg., I, 46; De conf. ling., 61). . .

A verset 9, on peut voir l'enseignement d'un envor contmu de prophètes, ce qui se lit chez Philon dans le De spec. leg., 1, 64, 65.

L'expression, au verset 16 « x&pw &v·d. x&p~Toç >> est typi­quement philonienne (cf. De posl. Caïni, 145 et De planl., ~9~.

Enfin, les mots dits sur Moïse, dans le De poslerztale Caznz, 173 : « Celui-ci, le septième (descendant) depuis Abraham, ne fréquente plus, comme un simple initié, la cour ext~r~eure _du Sanctuaire, mais comme un révélateur des secrets drvms (htt. hiérophante), c'est au cœur du Temple qu'il converse n: « g()ao[LOÇ

, ' 'Ae ' or ' , ' ' ''t:' ..... ( ' yàtp OC7t0 up!X!X[L OU1"0Ç EG'r~V, OUX:E'r~ X:!X'r(X 1"0V Ec.,W 1"WV !X"(~WV

x:ux:ÀOV OÏ!X [LUG1"YJÇ dÀOU[LEVOÇ, &ÀÀ' éhcrrr:Ep kpo<prXV'rYJÇ È.v 1"0~Ç &MTo~ç 7t0WU[LÉVOÇ Tàtç a~!X1"p~o&ç )) fournissent la structure du verset 18 du prologue où « le sein du Père n remplace « le cœur du Temple n.

Jésus y est donc montré comme le vrai grand prêtre, à la manière de ce qui est dit au chapitre IX de l'Epîtr~ a~x ~ébr~ux.

Plus subtil est le rapprochement entre ce qu a ecnt Phrlon et le témoignage prophétique du Baptiste : « Celui qui vi_ent après moi est déjà présent au monde (yÉyove;v) avant mor. >>

Le Logos est déjà présent au monde parce qu'il se trouve _au cœur des hommes. Je renvoie sur ce point à l'interprétatiOn d'Origène aux mots du Baptiste aux pharisiens:« Il y a quelq~'un au milieu de vous ([LÉcroç U[L&v) que vous, vous ne connarssez pas n (1, 26 c) : « Puisque le cœur est au milieu du corps et la faculté directrice dans le cœur, il y a lieu d'examiner si les r?ots «il y a quelqu'un au milieu de vous que vous, vous ne connarssez pas ))' ne pourraient s'entendre de la raison (Myoç) présente en tout homme >> (Johanneskommenlar, éd. Preuschen, p. 94, 16-19, et, plus affirmativement, le fragment CXVIII).

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. ~'autre part, voici le texte de Philon qui paraît avoir inspiré Ongene :

« Certains disent que c'est le cœur qui est l'arbre de vie par?e qu'il ~st la cause de la vie et qu'il occupe le milieu du corp~ en etant, smvant eux, comme le chef. Mais ces gens ne devraient pas ~ublier qu_'ils expriment une opinion médicale plus que philo­sophrque. Mars nous, comme nous l'avons dit déclarons que l'arbre de vie est la vertu générique ( = au sens' fondamental et général) n (Leg. alleg., I, 59).

, !>?ns le m_ême ~r~ité et plus loin, au passage 65, cette vertu genenque est Identifiee au Logos. De plus, dans le De planlalione 44, l'homme du p~emier ré?it de la création (Gen. I, 27), identi~ fiable a_u ~~gos, ,smvant Phrlon, en tant que« voue; n (De fu ga, 73), est assrmrle à 1 arbre de vie, situé au centre de l'Eden parce qu'il est ce qu:il y a de plus central en l'homme. L'épithète de «central)) convrent par excellence au Logos; il est le « [LEcr!Xl1"!X1"0Ç >>

(cf. De planl., 31). Il ne faudrait cependant pas conclure de ces similitudes que le

prologue johannique n'ait pas de fondement dans le reste du No~veau Testament; c'est le contraire qui est vrai. L'identifi­cahon,_es~ telle :rue l'on peut dire déjà de Paul qu'il philonise lorsqu Il mterprete le rocher duquel Moïse tira de l'eau dans le désert comme étant le Christ (cf. Exode XVII, 6 · Nombres XX 11 et 1 Corinthiens X, 4). En effet, Philon a vu' dans ce roche; la sagesse divine (Leg. alleg., II, 86; De somniis, II, 221).

B) Le Logos de la philosophie et de Philon. L_e terme Logos exprime un thème fondamental de la philo­

sophie. On le trouve dès la fin du vre siècle dans l'étonnant Héraclite d'Ephèse. , , L'idée d'un tout unifié dans lequel chaque être et chaque evenem_en~ a sa place et son temps, qui est connu par la pensée et expnme par la parole, vue d'un univers régi par une unique pensée et même tirant d'elle sa réalité, c'est me semble-t-il ce que originellement le génie grec a entendu p~r le terme logos : et t~lle pa;aî~ êt~e l'idée sous-jacente à la plus étendue de~ maxrmes d Herachte qui nous soit parvenue :

« Quoique cette pensée (« logos >> qui désigne une pensée un~ pa_role et. une loi)_ soit toujours, les hommes n'en sont pa~ ~oms mconscrents, sOit avant de l'avoir entendue ou sitôt qu'ils ~ ont entendue. Alors que tout se passe conformément à elle, Ils ,:essemblent à des _gens qui n'en ont aucune expérience lors­qu Ils prenne_nt connaissance des paroles et des faits, tels que je les expose, drscernant chaque chose suivant sa nature et l'expli-

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quant telle qu'elle est. Mais les autres hommes ignorent ce qu'ils font étant éveillés comme leur échappe ce qu'ils font, endormis » (Bywater, 2, Diels 1). Cette pensée fait l'unité :

« Ceux qui s'éveillent ont un monde commun; ceux qui s'endorment s'en vont chacun dans un monde à soi » (95, 89).

Tous nous avons reçu de sa plénitude : « Ceux qui parlent avec intelligence doivent tenir fermement

à ce qui est commun à tous, comme une cité tient à sa loi et même plus fortement. Car toutes les lois humaines tirent leur force de la seule loi divine. Celle-ci a autant de force qu'il lui plaît, suffit à tout et au-delà » (91 b, 114).

Chez Platon, le Logos est non seulement organisation, mais principe d'organisation. Il peut désigner la plus haute forme de la pensée, celle qui nous permet d'atteindre à l'être dans la marche ascendante et perceptive de la dialectique, mouvement simultanément discrétif et synthétique, non-abstraction, mais montée vers les réalités spirituelles originelles, marche vers la réalité et découverte de l'unité transcendante aux choses, qui a présidé à leur établissement. (Cf. République, VI, 511 b-e.) C'est en effet le privilège de l'intelligence de simultanément unir et distinguer.

Il est le seul moyen de connaître les réalités supérieures et nobles (Politique, 286 a).

Platon suggère aussi une équivalence entre le Logos et l'homme intérieur: o iv-roc; &v6pwnoc; (cf. Ré p., 440 d et 589 b ), qui est l'âme, laquelle constitue proprement l'homme (Jer Alcibiade, 130 c).

Chez Aristote, le Logos est la raison d'être, la conformité des êtres à la rationalité de l'univers, raison d'être que fournit la définition montrant la vraie nature des choses.

Le but de la science est de rechercher la raison d'être des choses (De part. animal., 639 b). Le Logos est aussi principe d'ordre et origine de l'autorité (Eth. Nic., V, 1134-1135).

Il est possible, en outre, qu'Aristote ait vu dans le Logos la cause finale de l'univers, l'origine de son mouvement qui est une sorte d'amour (Mét., XII, 7, 1072 b).

Chez Plutarque, le Logos, dans la tradition aristélo-plato­nicienne, est la loi non écrite (Ad principem ineruditum, 780 c-d).

Chez les Stoïciens, le Logos est une force immanente, à la fois disjonctive et unificatrice. Il est le principe actif de l'univers, dont la matière inqualifiée est le principe passif (Arnim, Si. V et., frag. II, 300, p. 111).

A ce principe actif a été appliqué le terme (( Dieu >>.

Le stoïcisme fut donc panthéiste, à moins qu'on ne veuille

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voir dans cette application l'affirmation, avant tout, de l'imma­nence divine.

Chez les Stoïciens, le Logos fut aussi considéré comme la loi de raison, antérieure aux législations locales, et leur justification ; il constitue ainsi un lien de fraternité universelle et la base du respect de l'homme pour l'homme, ce que l'on appela l' humanitas (cf. Ciceron, De officiis, III, VI, 27, 28) et la preuve qu'il existe une cité universelle des humains. Dès lors, le monde (x6<if.Loc;) est comme une cité, ainsi que l'a fort bien exprimé Marc Aurèle (Pensées, IV, 4).

La grande originalité de Philon, dans son traitement de la notion de Logos, ce qu'il a ajouté à ce que disaient ses prédéces­seurs grecs, et ce en quoi sa pensée constitue la grande étape du développement humain avant la plénitude du prologue johannique, c'est l'identification du Logos avec une humanité idéale, avec l'idéal même de l'humanité. C'est là ce qu'il y a de nouveau, en rapport avec ce qui le précède, dans la conception philonienne du Logos. Là où ses prédécesseurs avaient vu, soit un vivant d'ordre intellectuel, modèle de l'univers, en prolon­gation de la pensée platonicienne, ou une force immanente, ou une organisation formelle, Philon vit une humanité idéale, en continuité, il est vrai, avec un début d'assimilation du Logos et de l'âme chez Platon.

Le Logos devint pour lui la racine commune de l'humanité en ce qu'elle a de spécifique et l'humanité idéale subsistant en Dieu. C'est ce qui apparaît nettement d'un texte caractéristique de sa manière de voir. Commentant la parole des fils de Jacob en Gen. XLIII, 11, d'après la version des Septante : (( Nous sommes tous fils d'un seul homme, nous sommes des gens paci­fiques», il s'écrie : ((Ah ! mes amis, comment ne haïriez-vous pas la guerre et n'aimeriez-vous pas la paix, vous qui avez un même père, non mortel, mais immortel, l'homme de Dieu qui, étant le Logos de l'Eternel, est nécessairement aussi exempt de toute corruption» (De conf. ling., 41).

Il opéra cette transmutation sans doute inconsciemment car, sur beaucoup d'autres points, il se contente de reprendre, en les mêlant, les vues stoïciennes, platoniciennes et autres. Sans en avoir peut-être une conscience nette, il était, dans le traite­ment de cette notion, par le fait même de la révélation mosaïque, dégagé du cosmisme antique.

Pour lui, beaucoup plus que pour les Hellènes, c'est l'homme qui est une réalité supérieure. Le Logos qui est la raison était aussi pour lui quelqu'un, une réalité personnelle, impossible à confondre

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avec Dieu, puisque c'est un nom qui s'applique à la créature, impossible à confondre avec la nature, puisque c'en est le modèle et la règle. Il constate l'étrangeté de cette notion avec une naïveté admirable car la foi l'a accoutumé à des choses qui le dépassent ' . et sans vouloir la préciser plus qu'il ne le peut, Il l'expose.

' Il est possible cependant que cette personnification de la sagesse lui ait été facilitée par les spéculations égyptiennes qui parlaient d'un dieu de sagesse, sorti du dieu initial, notamment ce texte : << Tu es le dieu sorti de dieu lui-même, pour lequel les portes de l'horizon s'ouvrirent au jour de sa na~ssanc~, ~o~t dieu apparut à son commandement, sa parole devient reahte ; tu es Chons ( = le dieu Lune), Thoth (Edfou, R, 1, 267; cf. Patrick Boylan, Tholh, the Hermès of Egypl, Oxford, University Press, 1922, p. 121).

Dans ce même ouvrage de P. Boy lan, on pourra relever d'autres similitudes entre les titres conférés par Philon à son Logos et ceux qu'attribuaient les prêtres d'Egypte à Thoth, notamment le titre d'aîné : sm sw.

C) Interprétation philosophique de l'ensemble du prologue johannique. .

Le Logos du prologue qui vient de Philon n'en est pas moms celui des philosophes. En latin, ce terme devrait donc être traduit ni verbum, comme la Vulgate, ni sermo comme Erasme après Tertullien, mais ratio.

Sur le verset 2 qui renvoie à Proverbes VIII, 30, on observera que la Sagesse est appelée en ce verset << âmôn », ~erme dont ~e sens est très probablement << architecte », comme Il est trad~It dans la Bible d'Ed. Dhorme (cf. La Pléiade, Bible, t. Il, Pans, 1959, p. 1369, traducteur: Antoine Guillaum~nt). . . .

Il y a là une coïncidence étonnante avec Anst_ote qm a ~cnt : 0 oÈ Myoç &pzL'!ÊX.'!WV ... Or, c'est la raison qm est architecte (Politique, 1, 13).

Sur le verset 3 on a une coïncidence remarquable avec un passage de l'hym~e à Zeus, identifié au Logos, du stoïcien Cléanthe, successeur de Zénon à Athènes :

<< Tu es si bien le suprême Seigneur de l'univers entier, que rien sur la ferre, ô Dieu, ne se produit sans loi, rien dans le ciel, éthéré el divin, rien dans la mer, rien, hormis ce qu'accomplit la folie des méchants. »

Traduction Mario MEUNIER, dans Hymnes philosophiques, Paris, 1935.

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On ajoutera que, dans le même hymne au verset 4, se lisent quelques mots presque identiques à la citation de Paul à Athènes (Actes XVII, 28; voir cependant Arnim, St. Vel. Fr., t. I, 537, n. 37).

~ur le passage 3 c, 4 a, on observera que la préexistence idéale des etres est un thème de la philosophie platonicienne. L'univers d'~près le Timée, a été fait d'après un modèle éternel (29 a): q~I est la plus belle des réalités intelligibles (30 d), contenant en lm tous les êtres à l'état intelligible et vivant (30 c et 51).

Sur les mots du verset 4 << or la vie était la lumière des hommes », on remarquera premièrement de cette lumière qu'e_lle est dite << des hommes », en opposition avec la lumière solaire appelée en XI, 9 : << la lumière de ce monde >>. On constate chez Aristote une semblable identification de l'intelligence et de la lumière dans une maxime citée dans la Rhétorique (III, 10, 1141 b) ; ((,:ov v~üv 0 6r::àç rpwç &v~~EV Èv •Yi ~uzjj n. ((La divinité a allume 1 mtelhgence dans l'âme comme une lumière n • elle est une citation d'auteur inconnu, exactement semblable' à Pro­ve~bes XX, 27 a : << C'est une lampe de l'Eternel que l'esprit (nzshemalh) de l'homme. n Aristote a aussi assimilé la vie et ~'in~ellig~n~e da~s u~ pa~sage ~é!èbre de sa Métaphysique : "1) Y~P vou_ e:vr::pyr::w: ~<ù"l) : 1 actualite (opposée à la potentialité) de 1 mtelhgence, c'est cela, la vie (XII, 1072 b).

_Le verset 5 annonce un dualisme puisque les ténèbres y sont actives : on en rapprochera << la puissance des ténèbres n dont parle Paul en_ Colossiens 1, 1_3. D'après le contexte, cette puis­sance mauvaise est une pmssance d'aveuglement des intelli­gence_s. Cependant, elle n'a pu empêcher la lumière de briller parmi les hommes. Un rationalisme ainsi est maintenu ; il y a d?nc dans ce verset une note d'optimisme que Calvin, en huma­mste authentique qu'il était, a bien saisie. II commente, en effet : negal (auclor prologi) inlelligenliae lucem omnino exlinclam esse (in J_ohannem, _Opera, XLVII, 6). A titre d'observation philo­sophique, on aJoutera que Platon lui-même a admis au livre théologique des Lois, le dixième, l'existence d'une âme 'mauvaise du monde (896 e).

0? l~~a,. sur ce pa~s~ge, avec profit le commentaire qu'en a do~ne. 1 emment hellemste Joseph Bidez, dans Eos ou Platon el[ Orzenl (Bruxelles, Rayez, 1945, p. 99-100 = Gifford Lectures Saint-Andrews, 1 938). ' '

Le verset 9,_défin~t la lumière v:raie comme celle qui éclaire to~t homme. L mtell~gence ou la raison est, en effet, la première grace et elle est umverselle, comme l'a enseigné Grégoire de

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Nazianze, par ces mots qualifiant les humains : «Etant .de nature raisonnable et bénéficiaires de la grâce de Dieu » (Dtsc. lhéol., II, 15; Migne, 36, col. 45 c). Calvin lui-même a enseigné qu~ c'est une paresse malicieuse qui a empêché les hommes de connaitre le Fils de Dieu avant son Incarnation, car ils l'avaient en eux-mêmes par sa lumière (ibid., 10). Cette grâce première qui fait la dignité de l'homme a été remise en lumière par les membres de la Société des Amis, surnommés Quakers, car, suivant un passage d'Esaïe, ils veulent être de ceux qui tremblent à l'audition de la Parole de Dieu et à qui Il se manifeste (Esaïe LXVI, 2, 5). Leur théologie, basée largement sur ce verset, a été exposée admira­blement par l'Ecossais Robert Barclay (1648-1690).

Puisque la raison est la première et fondamentale ~râce, rien ne peut jamais la contredire. Il s'ensuit la doctrine philoso­phique fondamentale de l'autonomie de ~a r~~s~n,,ainsi f?rmulée par Platon : << La raison ne peut, sans Impiete, etre SUJette de quoi que ce soit ; au contraire, elle doit être la souveraine de tout» (Lois, IX, 875 c). . . . .

C'est pourquoi, dans l'Oclavrus de Mmucms Fehx, probable­ment le premier des écrits latins du christianisme (cf. édition G. Quispel, Leiden, Brill, 1949), le chrétien Octavius fai~ ~ppel à la raison contre le païen Caecilius qui, malgré son scepticisme, justifie ses pratiques par la tradition.

Le verset 13 parle d'une naissance qui ne procède m « des sangs ni d'un vouloir charnel, ni d'un vouloir viril >~. .

Le premier terme vise probablement ceux qm se satisfont d'être descendants d'Abraham ou d'autres justes (chap. VIII, vv. 33 s.); le second, ceux qui n'ont d'autre mobile que la vie du corps, le pain (cha p. VI, 26) ; le troisième, l'insuffisance du cou­rage humain, comme il est montré en Thomas (Xl, 16; XX, 24 s.). Toutefois, aucun de ces termes ne qualifie l'homme en tant que tel. On rapprochera donc ces exclusions johanniques de cette sentence d'Aristote: (( Ae:Lm:-r()(L a~ -ràv vouv !J.ÔVOV 8up()(8Ev È1tEL<:n€V()(L X()(t 8dov dv()(L !J.Ôvov » (De general. animalium, II, 736 b). << En conclusion, l'intelligence seule vient du dehors et seule est divine.»

L'intelligence ou le souille divin est ce qui caractéri~e pro­prement l'homme et le différencie radicalement des ammaux. C'est à partir d'elle que l'homme naît<< de Dieu». En conséquen~e, l'enfant de Dieu est celui dont la raison est parfaitement épanome, comme l'a enseigné Origène :

<< Et yàp !J.E'rÉXOV'rEÇ ()(Ù't"OU cXVLcr-riX!J.E8()( X()(t (j)W't"L~Ô!J.E8()(, -r&x~ aè: X()(t 1tOL!J.()(LVÔ!J.E8()( ~ ~MLÀEUÔ!J.E8()(, a~ÀOV iS-rL X()(t Èv8éwç ÀO'(LXOL

• J. DE SAVIGNAC. - PROLOGUE JOHANNIQUE 145

ytvÔ!J.E8()(, 'rtX Èv ~!J.LV IJ.ÀO'(()( J<()(t ~V VEXpÔTI)'t"()( cX(jl()(VL~OV't"OÇ ()(Ù't"OU J<()(8' 8 << ÀÔyoç » Ècr-rt xd << &v&cr-r()(crLÇ » >> ( J ohanneskommenlar, Preuschen, XXXVII, 268).

<< Si participant au Seigneur, nous ressuscitons et sommes illuminés, éventuellement aussi sommes conduits par lui et régnons avec lui, il est clair que nous devenons divinement rationnels, parce qu'il détruit en nous tout ce qu'il y a d'irra­tionnel et de mortel, en tant qu'il est<< raison» et<< résurrection».»

Au verset 16, il est parlé d'une plénitude du Logos dont tous les hommes sont bénéficiaires d'une manière analogue à ce qu'en disait Héraclite dans un fragment cité plus haut, traitant de la nécessité de tenir fermement à ce qui est commun à tous les hommes.

Quant au dernier mot du prologue : << È/;1)y~cr()(-ro >> il est remarquablement éclairé par un passage de la République de Platon, que voici :

<< .. .'lEpWV 'rE tapucrELÇ XtÛ 8ucrL()(L X()(t IJ.ÀÀ()(L 8EWV 'rE X()(t a()(L!J.ÔVWV J<()(t ~pwwv 8Ep()(7td()(L 't"EÀEU't"1)cr&v-rwv 'rE ()(i) e~X()(L X()(t IScr()( -roi:ç ÈxEÏ ad U1t1)pE't"OUV't"()(Ç ~ÀEWÇ ()(Ù-roùç ~XELV. TIX y!Xp a~ 't"QL()(U't"()( où-r' Èmcr-r&!J.E8()( ~!J.dç otxL~ov-réç n 7tÔÀLv oùaEvt cXÀÀcp 7tELcrÔ!J.E8()(, Mv vouv ~XW!J.Ev, oùaè: XP1JO"Ô!J.E8()( è1;1)y1)-r~ cXÀÀ' ~ -rej> 7t()(-rp(cp ( 1) · oihoç yàp a~1tOU 0 8EOÇ 7tEpt 'rtX 't"OL()(U't"()( 7tClcrLV àv8pw7tOLÇ 7t&-rpLOÇ È/;1)'(1)'r~Ç Èv !J.Écrcp ~ç y~ç è1tt -rou O!J.q>()(Àou x()(e~!J.Evoç è1;1)yEÏ-r()(t » (Rép., IV, p. 427 c).

<< La fondation des temples, les sacrifices et, en général, le service des dieux, des démons et des héros, la sépulture des morts et tout ce qu'il faut faire pour se rendre favorables ceux de l'au-delà, c'est là de ces choses que nous ignorons et, dans notre établissement de la cité, nous ne croirons point non plus à personne autre, si nous avons du bon sens, et nous ne prendrons comme guide que celui du pays.

<< Le dieu qui est le révélateur indigène sur ces choses, pour tous les hommes, siégeant au milieu du pays, sur son centre, c'est lui qui nous les révélera. »

Il n'y a guère de doute que ce dieu, maître légitime pour tous les hommes, siégeant à l'intérieur du pays et auquel il convient de se fier uniquement, n'ait été pour Platon la raison. Il a écrit, en effet, dans le Timée, que Dieu nous a donné à chacun comme guide divin, la raison (90 a).

( 1) On notera que « 7t<XTpLOç • signifie, non seulement « ancestral •, mais aussi « du pays », • du sol natal •.

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Il est vrai que, dans le contexte, il parle d~ l'Apollon ~~ Delphes, mais sur un pareil sujet, il ne pouvait parler qua mots couverts (1). . .

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Ainsi ce que Platon avait reqms pour la ~I~e Ideale.' ce qu ava,It recherché Philon dans le judaïsme, la rehgwn ratiOnnelle, :'t)v ÀoyLX~'I Àct:ëpd<Xv, comme dit Paul, dans l'Epître aux Romams (XII, 1), Jean le proclame. . . . .

C'est pourquoi Alfred Loisy nous paraît avm~ ~Ie~ saiS! le caractère propre du quatrième évangile, lorsqu'Il ecnt :

" Comme, pour lui, les enfants de D_ieu .sont en défini!~ve c?ux q_ui aiment, et les enfants du diable, ce~x qm ~mssent, le ~uatneme ev~n?ile n'est pas un livre gnostique, mms un hvre essentiellem_ent chret:en, d'un christianisme plus savant, non moins profond e~ :rra1 que celm de la génération apostolique. Sa théolo?ie et son .mystiCisme sont es~en­tiellement moraux. Au lieu de prodmre un systeme pure~ent doctrn~al et compliqué, de sacrifier la morale à la sc.ie.nce, .de constituer ~ne a:ls­tocratie intellectuelle sous prétexte de rehgwn, Il borne s~ speculatwn à la théorie du Verbe incarné, conserve à la foi son cara~tere ~oral, et conçoit J'Eglise comme la société des s~ints,, 1~ commun:on. u~1verselle de la charité. Son idée de la communaute chretienne e~t a1~s1 ~res c~.tho­lique, bien qu'il ne conçoi:e pas l'Eglise. ?omme ~ne mstitutwn hierar­chiquement organisée, ma1s comme le s1ege et l,or~ane pe.rm,anent de l'Esprit qui représente le Christ en tous ceux qu umt la lo1 d am~ur. "

Le quatrième Evangzle, Paris, 1903, p. 123.

II n'y a rien à redire à cette page, sinon que le mot << théori~ >>

est faible pour rendre ce qui était chez l'Ev~ngéliste une. convic­tion profonde et un émerveillement. On aJoutera aussi que la Réforme n'a pas séparé la foi des ~u':res bonnes dont elle est, au contraire, regardée comme le pnncipe.

A la discussion qui suivit ont pris part MM. Philonenko, Hengel, Ménard.

( 1) Il serait fort étrange que Platon eût fait de l'A~~llon de Delphes le dieu de l'humanité entière. En fait, le Dwu de Platon est 1 <l'y01:06v, S?urce de la clarté visée ultime de la marche dialectique de la pensée (Ào?oç~\ q~t, renongal_lt aux image~, va d'idée eén idée, à Mde~ n~ve~ug~r~o~jeo~;Jy~ë6v e~~ f~ par un Jeu de questiOns et de r panses. ais ~ , t as soleil dont le nom est Apollon dans la mythologie. Ce l(,est

66ans d~u e fla

ar hasard que Platon traitant du soleil, Image de 1 01:y01: v,. t;,~e su ) bouche de l'auditeur d~ Socrate l'exclamation : << Dieu du soleil ( ArroÀtov, quelle merveilleuse transcendance 1 ».(République, VI, f?O~ Jl · b Qu;nde ~~ terme « &y01:06v ,, il.désigne la source umque du bon, du vraie u ea , lumière et de la v1e. · D' l'h eur qui

Il apparalt donc que Platol_l n'a pas donné au vra1 1eu onn lui est dû (cf. Epltre aux Romams 1, 21).

JESUS ALS MESSIANISCHER LEHRER DER WEISHEIT

UND DIE ANF ANGE DER CHRISTOLOGIE

par MARTIN HENGEL

Hartmut Gese zum 50. Geburtstag gewidmet

1. - ZuM PROBLEM

In den Portalen einzelner gotischer Kathedralen begegnet uns der lehrende Christus. Das schünste Beispiel dafür ist vielleicht der «Beau Dieu n in Chartres. Darüber, im Tympanon des Torbo­gens, sitzt dagegen noch haufiger Christus ais Richter. Beide gehüren zusammen ; den Lehrer und den Richter verbindet die Gabe der gottlichen Weisheit, sie sind Exponenten, ja Verkor­perungen derselben. M.a.W. : In Jesus als dem Lehrer und dem Menschensohn als dem Richter wird Gottes Weisheit ofienbar.

1. 1. Man mochte nun annehmen, dal3 darum in den Evan­gelien der Begrifi « Sophia )) oder andere Erkenntnisbegrifie überaus haufig erscheinen. Das ist jedoch sonderbarerweise nicht der Fall. Bei Johannes fehlt das Wort « Weisheit n ganz, und Markus, der alteste Evangelist, spricht zwar zwolfmal von Jesus als dem ~~Mcrx<XÀoç und liebt in besonderer Weise das Verb ~LMcrxe:Lv, aber die crocp(<X begegnet uns bei ihm nur ein einziges Mal und das Adjektiv crocp6ç überhaupt nicht. Matthaus, der Schriftgelehrte unter den Evangelisten, verwendet das Wort dreimal, nur der Grieche Lukas ist grol3zügiger, bei ihm finden wir sechs Belege, davon zwei im Sondergut der Kindheits­geschichte. Etwas haufiger begegnet uns nur der Begrifi q>p6VL[LOÇ in verschiedenen Gleichnissen. Aufs ganze gesehen sind Erkennt­nisbegriffe bei den Synoptikern und dh. zugleich in der Jesus­überlieferung relativ selten. Die Jesustradition kommt ofienbar nicht aus intellektuellem, schriftgelehrtem Milieu. Zum Vergleich konnte man auf das Corpus Paulinum verweisen. Dort erscheint aocp(<X 28mal, davon allein 16 Belegstellen in den scharf pole­mischen ersten drei Kapiteln des 1. Korintherbriefs, dochwohl

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ein Zeichen dafür, daB die cc Weisheit » im Urchristentum ein Wort war, das Konflikte hervorrufen konnte.

1 . 2. Auch heu te ist die Sophia wied er ein umstrittener Begriff. Die Frage nach ihrer Bedeutung in den frühesten christ­lichen Texten, d.h. insbesondere ihre Rolle in der Entwicklung der Christologie, hat gerade in jüngster Zeit die wissenschaftliche Diskussion in Bewegung gehalten. So wurde in der katholischen franzôsischen Forschung, vielleicht angeregt durch die kosmi­schen Dimensionen der Theologie von Theilhard de Chardin, der direkte EinfluB der jüdischen Weisheitsspekulation auf die Gestalt des Menschensohns, das Selbstverstiindnis J esu und die Entwicklung der nachôsterlichen Christologie und Ekklesiologie hervorgehoben. Ich môchte hier nur auf die zahlreichen Arbeiten von A. Feuillet bis hin zu seinem groBen Buch : Le Christ, sagesse de dieu après les épîtres pauliniennes hinweisen. Die deutsche Forschung stand dagegen jahrzehntelang im Banne der religionsgeschichtlichen Schule von Bousset, Reitzenstein und Rudolf Bultmann. Der letztere sah in dem Mythos vom Abstieg und Wiederaufstieg der W eisheit, die er ais eine Sonder­form des Anthroposmythos betrachtete, eine der orientalischen Wurzeln der vorchristlichen Gnosis. Auf dieser Basis konnte U. Wilckens in seiner Monographie Weisheil und Torheit, 1959, die Meinung vertreten, daB zwar cc die Gestalt der Weisheit im Judentum wie in der Gnosis- offenbar ursprünglich einmal von derselben Gestalt einer altorientalischen Muttergottheit abhiin­gig » sei, daB aber << zuniichst beide Traditionsstrôme voneinander unabhiingig blieben >>. Spiiter cc in hellenistischer Zeit (habe) der gnostische Strom auf die Theologie der jüdischen Diaspora entscheidend eingewirkt », wahrend cc der gnostische Sophiamy­thos in seiner Ausgestaltung von der spiitjüdischen Weisheits­spekulation (nicht) abhiingig sei » (197). Umsomehr würden seine Auswirkungen im Urchristentum sichtbar. Wilckens ist von seinen damaligen Thesen inzwischen klar abgerückt, aber die Postulate der religionsgeschichtlichen Schule und Bultmanns haben eine breite, langandauernde Wirkung entfaltet, die erst in den letzten Jahren abzuklingen beginnt. Selbst ein so besonne­ner Alttestamentler wie G. Fohrer vermutete in seinem Beitrag Artikel <<Sophia>> im Theologischen W orlerbuchzum NT (VII, 490), daB der Hypostasierung der Weisheit in Hi 28 cc ein gnostischer Mythos zugrundeliegen ( dürfte) >>. lm synoptischen Bereich stand die Fr age na ch der W eisheit lange Zeit ganz im Schatten des Menschensohnproblems ; wo man sich auch für sie interes-

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE 149

sierte, suchte man in der Regel das Ratsel durch den Rekurs auf die << jüdisch-hellenistische » Weisheitsspekulation, die in gewisser W eise an die Stelle des gnostischen Erlôsermythos trat, zu lô?en. Erst die jüngste Monographie von Felix Christ, Jesus Sophza (1970), aus der Schule von O. Cullmann hat wieder energisch die Fra ge na ch der W eisheit in der palastinischen Q-Überlieferung und in der Verkündigung Jesu selbst gestellt.

1 . 3. Wir wollen im folgenden keine weiteren Früchte vom Baume einer allumfassenden, rein hypothetischen vorchristlichen « Gnosis >> pflücken, zumal diese Früchte der Forschung schlecht bekommen sind, wir werden uns vielmehr auf einige Texte der Evangelien konzentrieren. Die zitierten Beispiele sollen nur zeigen, wie umstritten der Boden ist, auf dem wir uns bewegen, wenn wir versuchen, den Weg von dem Zimmermann aus Nazareth hin zu d.er gôttlichen Gestalt, die Paulus 20 J ahre spa ter in Philippi, Kormth oder Ephesus verkündigte, anhand der jüdischen Weisheitstraditionen zu beleuchten. Eine Unsicherheit besteht vor allem darin, daB die Weisheitsüberlieferung zwar erlaubt, mit aller gebührenden V orsicht zwischen dem messianischen Lehrer und gekreuzigten Gerechten aus Galilaa einerseits und dem priiexistenten Schôpfungsmittler und kommenden Richter der paulinischen Gemeinden andererseits eine Brücke in Bezug auf die theologische Denkentwicklung zu schlagen, daB aber die Weisheit selbst für uns dabei expressis verbis immer nur spuren­weise und bruchstückhaft in den Blick kommt. Die hokhma weist zwar auf môgliche Verbindungslinien hin, bleibt aber selbst meist .im Hintergrund. Darum wird der Begriff crorp(cx in den Evangehen selten erwahnt. Diese Zurückhaltung gilt auch noch vom weiteren Weg urchristlichen Denkens bis zum Hôhe­punkt der Christologie im Johannes-Prolog.

2. - Dm SPRûCHE voN DER WEISHEIT IN DER LoGIENQUELLE

2.1. Die ii.ltesten Zeugnisse für die Verkündigung Jesu besitzen wir in der Logienquelle, die - in teilweise verschiedener Form- von Lukas und Matthiius benutzt wurde und die Traditio­nen enthiilt, die schon Paulus gekannt haben muB. lhr Alter wird u.a. dadurch erwiesen, daB sie weder die in der spateren Gemeinde am haufigsten verwendeten christologischen Tite! cc Christos >>

·' und cc Kyrios >> enthii.lt, noch einen klaren, eindeutigen Hinweis ~~ auf das urchristliche Kerygma vom Tod und der Auferstehung

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150 SAGESSE ET RELIGION

Jesu besitzt. Auch der kommende Menschensohn wird hier noch von dem gegenwartigen Lehrer, Jesus, unterschieden. M. E. ist all das ein deutliches Zeichen dafür, daB diese Quelle zum grii13ten Teil Worte Jesu wiedergibt. Denn in seiner ursprünglichen Verkündigung reklamierte Jesus für si ch weder die Hoheitstitel « 'adôn-mar-xupwc; » und « mii.sîah-xpLcrT6c; », noc.h enthielt sie klare Hinweise auf das spatere Kerygma der K1rche. Erst in der markinischen Tradition wird dieser Mange! durch die W orte vom leidenden Menschensohn beseitigt, und selbst dort noch wird der Messiastitel von auBen an Jesus herangetragen und ist nicht Teil seiner Verkündigung. Das Motiv für die relativ frühe Sammlung dieser Jesuslogien in Q war, daB man nach Os te rn die einzigartigen W eisheitsworte des Messias Jesus zum Zwecke der Weiterverkündigung erhalten wollte. Jesus batte ja schon seine Jünger zur An sage der anbrechenden Gottesherr­schaft ausgesandt, damit sie seine Botschaft selbst predigten. Dies setzt bereits Ansatze zur Weitergabe der Jesusworte voraus. Die Fundamente zu dieser Sammlung kiinnen darum sogar teilweise in die vorôsterliche Zeit zurückgehen. Ihr Grundbestand !ag wohl in aramaischer Sprache vor, sie wurde jedoch schon früh - vielleicht von den griechischsprechenden J udenchristen des Stephanuskreises - in J erusalem ins Griechische übert.ra­gen. Die erste Missionsverkündigung auBerhalb von Palastma war ohne eine solche Sammlung von Jesuslogien kaum denkbar, denn es muBte in ihr demonstriert werden, wer dieser Jesus wirklich war. Die heu te beliebte These, daB die Jesus zugeschrie­benen Logien in Wirklichkeit geistgewirkte Worte spiiterer urchristlicher Propheten seien, die diese N amen des erhôhten Menschensohns oder Kyrios vorgetragen hatten, ist wenig wahr­scheinlich. Denn einmal ist nirgeridwo in Q von diesem zur Rechten Gottes erhôhten Herrn der Gemeinde expressis verbis die Rede, und auBerdem war in der spateren Zeit durch die Gegenwart des prophetisch-endzeitlichen Geistes beim Gattes­dienst der Gemeinde für diese unabhiingig vom irdischen Jesus eine standig neu sprudelnde Quelle prophetischer Offenbarung vorhanden, die eine Traditionsbildung bei diesen geistgewirkten Prophetenworten unnôtig machte, da der Geist in jeder neuen Situation seine angemessene Antwort gab. Die Hypothese der Entstehung der Logienquelle aus prophetischen Geistworten bleibt eine historisch unbegründbare Vermutung. Vielmehr muBten die einmaligen W eisheitsworte des Messias Jesus, der jetzt der Gemeinde entzogen war, ais Traditi~n fes~gehalten werden, wenn sie nicht verlorengehen sollten. Dw Logwnquelle

M. HENGEL. - DIE ANFJINGE DER CHRISTOLOGIE 151

setzt nur ganz selten eine klare nachôsterliche Situation voraus. Es ware im Blick auf die Bedeutung der « Weisheit » in

der jüdischen Spruchüberlieferung auBerst ungewôhnlich, wenn in diesen Worten des messianischen Lehrers das Motiv der Weis­heit ganzlich fehlen würde. Freilich ist es in der Logienquelle relativ selten. Diesen wenigen Weisheitstexten in Q werden wir uns zunachst zuzuwenden haben. Von den drei Belegstellen für das Wort crocp[!X bei Matthaus stammen zwei aus der Quelle und von den sechs des Lukas drei. Hinzu kommen einige andere, wo die weisheitliche Begrifflichkeit mit Handen zu greifen ist, ohne daB das Stichwort « Weisheit >> erscheint. Diese Textstücke sind freilich alles andere ais eindeutig, sie geben dem Exegeten immer zugleich eine Reihe von Ratseln auf.

2. 2. Das ers te Logion ist ein zweiteiliges Gerichtswort (Lk 11, 31 f = Mt 12, 41 f):

<< Die Konigin des Südens wird sich gegen die Miinner dieses Geschlechts erheben (im Gericht) und sie verdammen. Denn sie kam von den Enden der Erde, die Weisheit Salomos zu horen, und siehe, hier ist mehr ais Salomo ! »

Der zweite Teil des Logions ruft in analoger Weise die Einwohner von Ninive gegen dieses Geschlecht ais Richter auf, da sie ganz anders ais J esu Zeitgenossen auf die BuBpredigt des Propheten Jona hin umgekehrt seien. Auch hier steht am SchluB fast refrainartig stereotyp : « Und siehe, hier ist mehr ais Jona ! >>

Dieses von Semitismen durchsetzte Doppellogion ist so wenig eine cc Gemeindebildung >> wie das sachlich verwandte Drohwort gegen Chorazin, Bethsaida und Kapernaum, denen in positiver Weise die gottlosen heidnischen Stiidte Tyros, Sidon und Sodom gegenübergestellt werden (Mt 11, 21-24 = Lk 10, 13-15). Die spiitere Gemeinde besaB an diesen nahe beieinanderliegenden, ganz unbedeutenden galilaischen Dorfern kein Interesse mehr, auch hatte ein Gemeindeprophet dieses unscharfe « siche hier ist mehr ais » christologisch exakter definiert. Es klingt hier das ursprüngliche Messiasgeheimnis, die Frage nach der einzi­gartigen Autoritat Jesu, an. Gemeinsam ist allen diesen Droh­worten die Bevorzugung von Heiden gegenüber den jüdischen Hôrern Jesu, der letzten Generation vor dem Ende. Wahrend das Wort gegen die galilaischen Dôrfer auf J esu Heilungswunder bezogen wird, red et unser Doppellogion von Jesus ais Lehrer und zwar in doppelter W eise ais W eisheitslehrer und ais prophe­tischem BuBprediger. Diese zwei Weisen zu Iehren sind kein Gegensatz, sondern bilden ein notwendiges Ganzes. Spiitestens

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seit dem Aufkommen der jüdischen Apokalyptik verbinden sich W eisheit und Prophetie zu einer untrennbaren Einheit. « Die Weisen erhielten prophetische Züge und die Propheten wurden zu inspirierten Weisen » (Judentum und Hellenismus2 , 375). Ais W eisheitslehrer übertrifft Jesus na ch diesem Logion selbst den gro13ten, universalen Weisen in Israel, ja in der ganzen Welt, den Konig Salomo, ais BuBprediger dagegen selbst den erfolgreichsten prophetischen Prediger Jona, der die heidnische GroBstadt Ninive erfolgreich zur BuBe rief.

Es wird in diesem Doppellogion damit zugleich ein Anspruch erhoben, abschlieBende, letzte Weisheit, letzte Offenbarung, den letzten Anruf zu bringen, dessen Autoritii.t die der alttesta­mentlichen Propheten, ja selbst auch die des alttestamentlichen Weisen « kat exochii.n » überbietet. D.h., mit diesem « hier ist mehr ais ... » wird etwas von jenem Anspruch sichtbar, den Matthii.us in den Antithesen der Bergpredigt umschreibt : << Ihr habt gehort, daB zu den Alten gesagt ist... - ich aber sage euch ... », eine autoritative Vollmacht, die die Zulassung der Ehescheidung auf ein - unzulii.ssiges - Zugestii.ndnis des Mose an die Herzenshii.rtigkeit des Volkes zurückführte und sich dagegen auf Gottes ursprünglichen Schi:ipfungswillen herief (Mk 10, 5 f). Ein weiteres Q-Logion Lk 16, 16 drückt das hier auf­brechende Neue heilsgeschichtlich-eschatologisch aus : « Das Gesetz und die Propheten gehen bis Johannes dem Tii.ufer, von da ab wird die Gottesherrschaft verkündigt, und jeder drii.ngt in sie hinein. » Dieses Wort zeigt, daB die Basis jenes Anspruchs nicht in dem BewuBtsein einzigartiger Würde, sondern in dem ein­zigartigen Inhalt der Botschaft von der anbrechenden Gottes­herrschaft hegründet ist. Die Botschaft, die Jesus verkündigt, « ist mehr » ais Salomos W eisheit und Jonas Predigt, sie bringt radikal Neues gegenüber Gesetz und Propheten. M.a.W. : die Botschaft trii.gt das « SelbstbewuBtsein » J esu, nicht umgekehrt.

2. 3. Das bedeutet aber zugleich : J esu Anspruch ais « Weis­heitslehrer >> und prophetischem Prediger ist nicht zu verstehen, ohne daB man den endzeitlichen motivierten Bruch mit der traditionellen, fest institutionalisierten Weisheit des zeitgenos­sischen J udentums und ihren anerkannten Vertretern beach tet. Dies bringt der ebenfalls in der Logienquelle überlieferte Jubel­ruf Mt 11, 25 ( = Lk 10, 21) zum Ausdruck :

« Ich preise dich, Vater, Herr des Himmels und der Erde, daB du dies den Weisen und Klugen verborgen hast und hast es den Unmün­digen geoffenbart. Ja Vater, daf3 es so Wohlgefallen vor dir war. »

M. HENGEL. - DIE ANF.JNGE DER CHRISTOLOGIE 153

Felix Christ macht mit Recht darauf aufmerksam, daB auch die tr~ditionelle Weisheit Einfii.ltige und Toren ais« Zielgruppe >>

anspncht (Prov. 1, 22; 8, 5), ja in dem apokryphen Psalm 11 Q Ps 154 (Col. 18, 3-6) ist die Rede, daB die « Weisheit (von Gott) gegeben ist, ... um den Toren seine Macht kundzutun und den en die ~einen Verstand haben, seine GroBe, denen, die ferne sind von 1hren Toren und vertrieben von ihren Portalen. » Doch damit ist noch keine exklusive Beschrankung der Offenbarung auf die Un~ündige~ ~usgesprochen, und erst recht ist in der zeitge­nossischen jüdischen Weisheitstradition - soweit ich sehe -nirgendwo davon die Rede, daB die « Weisen und Klugen » die hakhamîm und nebônîm zugunsten der Toren von Gotte~ Offenbarung ausgeschlossen werden. Dies würde den traditio­nellen Grundlagen der Weisheitstradition ins Angesicht wider­sprechen. In Bar 3, 23 wird lediglich geleugnet, daB die ara­bischen Kaufleute, die für ihre Spruchweisheit berühmt waren Gottes Weisheit wirklich finden konnten, denn Heiden und Gotzendiener dürfen nicht weise sein. Man muB schon sehr weit zurü~kgehen und auf die schroffen Angriffe Jeremias gegen die << We1sen » und Lügenschreiber >> (8, 8 f) oder Jesajas gegen die ungerechten Gesetzgeber (10, 1) verweisen, doch damais war eine ganz andere Situation vorausgesetzt. Vor allem wird man nicht übersehen konnen, daB hakhamîm zur Zeit Jesu die stolze S_~_lhstbezeich_nung der geistigen Führer des Volkes, d.h. der phari­saischen Schnftgelehrten, geworden war. Gera de weil hier mit der herrschenden Weisheitstradition im Namen der wahren Weisheit Gottes gebrochen wird, hebt Jesus dieses Ereignis durch den ~ankruf an den Vater hesonders hervor. Hinter dem mhe:p steht die Gebetsanrede Ab ba, die wie im Vaterunser (Lk Il, 2) sein ganz h~son?eres Gottesverhii.ltnis zum Ausdruck bringt. Es geschieht hier eme Umkehrung der herrschenden religiosen Werte, die man wohl revolutionii.r nennen darf. Damit verbunden ist eine indirekte Polemik gegen die offiziellen Verwalter der gottlichen W eisheit die dann in den ebenfalls aus Q stammenden Weherufen gegen di~ <l>ocp~o-oc~o~ und vor.ux.o( Lk Il, 39 ff in voiler Schii.rfe entfaltet wird.

~orin gründet_ diese - in den Ohren der Zeitgenossen gew1B anmaBend klmgende - GewiBheit über den AusschluB der Weisen und Klugen von Gottes Offenbarung, und wer sind jene v~mo~, jene Unmündigen, die sie empfangen ?

2 .4. Eine Antwort fin den wir in dem 2. Sophia-Wort, das Mt und Lk aufgrund der Logienquelle gemeinsam überliefern (Mt 11, 16-19 = Lk 7, 31-35) :

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154 SAGESSE ET RELIGION

" Wem soll ich dieses Geschlecht vergleichen ? Es gleicht Kindern, die auf dem Markt sitzen, die den anderen zurufen : " Wir spielten die Flote " und ihr habt nicht getanzt ! " Wir sangen die Klage " und ihr schlugt nicht die Brust ! " Denn es kam Johannes und al3 und trank nicht und man sagt : Er hat einen bôsen Geist. Es kam der Menschensohn und al3 und trank, und man sagt : Seht an den Fresser und Weinsii.ufer, den Freund der Zôllner und Sünder. Aber es wurde die Weisheit gerechtfertigt ron allen ihren K inde rn "- so Lukas- bzw. " ihren

[Werken,,- so Matthaus.

Jesus vergleicht seine Zeitgenossen mit launischen Kindern, die andere als Spielverderber schelten, weil sie nicht nach ihrer Pfeife tanzen wollen. Sowohl Johannes der Taufer als auch er selbst werden - obwohl sie sich ganz entgegengesetzt verhal­ten - von den mal3geblichen Vertretern « dieses Geschlechts ,, schrofi abgelehnt, der Taufer gilt als Besessener, Jesus selbst wird als Bonvivant und Kumpan der « Zollner und Sünder n, d.h. des << Abschaums der Menschheit n difiamiert. Er umschreibt dabei seine Person mit dem ratselhaften bar 'ànasa, das in seiner ursprünglichen Bedeutung << Mensch n oder « jemand , durchaus noch nicht titularen Sinn haben mul3 und Jesu An­spruch zunachst eher verhüllte als entfaltete. Die Anschuldigung gegen ihn erinnert an die Anklage gegen den ungehorsamen Sohn Dt 21, 20 als « Verschwender und Saufer n, und man wird zugleich an die Notiz des Mk 3, 21 f denken, dal3 die Familie Jesu auszog, um ihn << festzunehmen n, denn er sei von Sinnen. Der Verschwender und Weinsii.ufer ist in der ii.lteren Weisheit zudem das Beispiel des Narren, m.a.W. : Sowohl der Tii.ufer wie Jesus selbst werden durch diese Angrifie als << Toren n, als Gottlose disqualifiziert. Die Antwort, die Jesus na ch der Logienquelle auf diese Anschuldigungen gibt, bereitet einiges Kopfzer­brechen : << Aber - das x.oc( ist adversativ zu übersetzen -die W eisheit wird von allen ihren Kindern gerechtfertigt ,, der Aorist Passivi èatxoctwO"YJ ist wohl als gnomischer Aorist prii.sentisch zu deuten. Die lukanische Wendung -dxvoc ist dem matthaischen ~pyoc vorzuziehen, das auf die ~pyoc -rou Xptcr-rou in 11, 2 anspielt und allzugut in die matthaische Theologie des Tatgehorsams pal3t. Für Matthii.us ist Jesus selbst die Weisheit, die durch ihre für alle sichtbaren Werke gerechtfertigt wird. Doch wie ist dieser Satz ursprünglich zu verstehen ? Zunachst

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fallt auf, dal3 dieses Logion - ganz gegen die spii.tere Tendenz, Jesus von der konkurrierenden Tii.uferbewegung und ihrem Heros abzuheben - beide Gestalten aufs engste verbindet, obwohl sie sich so grundverschieden verhalten. Die Rechtfertigung der Weisheit bezieht sich auf beide. Ofienbar werden sie hier noch zusammen als irdische Vertreter der einen gi.ittlichen W eisheit betrachtet. Das Fehlen jeder eindeutigen christologischen Difie­renzierung zwischen Jesus und dem Tii.ufer und jedes Hinweises auf ihren gewaltsamen Tod macht auch bei dem 2. Teil der Perikope Mt 11, 18 (Lk 7, 33) ein echtes Jesuslogion wahrschein­lich, das mit dem Bildwort von den spielenden Kindern ver­bunden wurde, mit dem es sachlich sehr wohl zusammenhii.ngt. Der Ausdruck << Kin der der W eisheit >> ist allerdings für das N.T. und darüber hinaus ungewi.ihnlich. Wir finden in der hokhma-Tradition zwar die mahnende Anrede << ihr Si.ihne n, der einzelne Weise kann u.U. Gottes Sohn und das Kollektiv Israel Got tes Si.ihne genannt werden, von den << Si.ihnen der W eisheit '' ist nur noch Sir 4, 11 die Rede, wo es heil3t << Die Weisheit belehrt ihre Si.ihne >> ; dal3 umgekehrt die Kin der der W eisheit die se rechtfertigen, ist eine ganz ungewi.ihnliche Aussage. Wer ist nun mit den Kindern der Weisheit gemeint? Auf den Taufer und Jesus ist das Wort kaum zu beziehen. Wie sollen sie die Weisheit rechtfertigen ? Auch dal3 damit ganz Israel gemeint sei, ist unwahrscheinlich. Kinder der Weisheit ki.innen nur die sein, die auf sie hi.iren und darum Weise werden. Weiter hilft hier das unmittelbar vorausgehende Logion Lk 7, 29 : Danach gaben « das ganze Volk und die Zollner Gott Recht n (Èatxoc(wcrocv 6e:6v), als sie dem Taufer hi.irten und liel3en sich von ihm taufen, wii.hrend << die Pharisii.er und Gesetzeslehrer den Ratschlul3 Gottes verwarfen , (~6É-r1Jcrocv -r~v ~oUÀ"Y)v -rou 6e:ou). In einem verwandten Text spricht Matthii.us davon, dal3 - im Gegensatz zu den Volksführern - << die Zi.illner und Dirnen >> dem Tii.ufer « Glauben schenkten n und eben dadurch den Zugang zur Gottes­herrschaft erlangen (Mt 21, 31 f). D.h. im Blick auf Lk 7, 35 : Die Kinder der Weisheit, die << wahrhaft Weisen n, sind die « 'ammê hii.'ii.rii.s n, die Zollner und Sünder, die der Botschaft des Taufers und Jesu Folge leisten, die << Rechtfertigung n

geschieht dadurch, dal3 sie dem darin ofienbar werdenden Heilsratschlul3 Gottes << Recht geben n, ihn anerkennen. Dieses Verstandnis von atxocwuv in Sinne von recht geben begegnet uns nicht nur bei Paulus, sondern auch relativ hii.ufig in den phari­saïschen Psalmen Salomos.

Man ki.innte zur Illustration des Anstol3es, den Jesus als

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156 SAGESSE ET RELIGION

Lehrer gottlicher Weisheit ~ab, auf !dk. 6, 1-6, sein ~uftreten in Nazareth, verweisen, wo w1r den emz1gen Be!eg fur ?as Wort « sophia >> bei Markus finden. Die Bürger semer Hetmats.tadt sind auBer sich über seine Lehre und fragen : «Von wo hat ~leser das her? Und was ist das für eine Weisheit, die diesem verhehe.n wurde? (xat 't'LÇ ~ crocp[a ~ ~o6e:Lcra 't'o{mp). >> Diese Betroffenhe1t f" hrt freilich nicht zur Anerkennung, sondern zur schroffen u 'h ( ' , ~ )..,' Ablehnung : « Und sie nahmen Anstol3 an 1 rn xaL ecrxav a .L-

~ov't'o Èv aÙ't'êj>) n. Das darauffolgen.de ~prichwort, dal3 em Prophet in seiner Heimatstadt und m semer Ver~an?tschaft angesehen sei, unterstreicht die Tatsache, d~J3 We1she1tslehrer und Prophet keinesfalls getrennt ,wer.den dur~en, sondern. als Einheit zu betrachten sind. Da crocpLa wte auch d1e Sel~stbe~elch­nung Jesu ais 7tpocp~'t''Y)Ç bei Mar~us nur. hier ersc.hemen, 1st es unwahrscheinlich, dal3 er selbst dtese Penkope ge~1ldet hat ...

W eiter ist für Markus und die von ihm verarbe1tete T~ad1bon wesentlich, dal3 der Lehrer Jesus « eine neue Bo~schaft m Vo~l­macht (xaw~ ~Liîax~ xa't'' €1;oucr[av) >> vortrug.' s1ch eben darm von den institutionalisierten Weisen, den Schnftgelehrten unter­schied und damit Anstol3 erweckte (1, 22. 27). Matthaus hat diese Charakteristik mit Bedacht an den AhschluB der Berg­predigt gesetzt (7, 28 f).

2. 5. Ein weiterer polemischer Beleg für crocp.la in der, L~gien­quelle begegnet uns in den W eherufen geg?n d1e VOf.I.LXOL, d1e a~s die Besitzer << des Schlüssels der Erkenntms >> beanspruchen, dte offiziellen, legitimen Trager und . Ausleger der m1t der Tora identischen Weisheit Gottes zu sem (Lk 11, 52). lm Anschlu.B an den Weheruf gegen die Erbauer d~r Prophet~ngriiber, dte doch nur Sohne der Prophetenmorder smd, folgt e1;n Dr~hwor,t, in de rn na ch Lk Il, 49 die W eisheit Gottes selbs~ spncht ('Y) crocp~a 't'OÜ 6eoü d7tev). Matthiius hat- entsprechend semer Tendenz, dte W eisheit mit Jesus zu identifizieren - ein Ichwort J esu ?ara us gemacht, den chokhmatischen ~rsprung des Dro~";ortes Jedoch durch die Einfügung der crocpoL an Stelle der IX7tocr:oÀoL nach den Propheten angedeutet (23, 34). Wir zitieren die 1m ganzen ursprünglichere lukanische Fassung :

"Darum sprach auch die Weisheit Gottes : ich werde ihnen Propheten und Boten senden, und einige werden sie toten und verfolgen, damit gefordert werde das Elut aller Propheten, das vergossen wurde seit Grundlegung der Welt, von diesem

[Geschlecht

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE 157

vom Blute Abels bis zum Blute des Zacharias, der umkam zwischem dem Altar und dem Tempe!. J a, ich sage euch, es wird gefordert werden von diesem Ge-

[schlecht. »

Bei diesem Drohwort, bei de rn die W eisheit fast die Funktion des Richters übernimmt, fallt auf, daB dieselbe in hypostasierter Form erscheint, d.h. sie spricht als Subjekt in erster Person und handelt ais Bevollmachtigte für die Heils- oder besser Unheils­geschichte Israels. Die Vermutung, daB hier eine unbekannte jüdische Weisheitsschrift zitiert werde, überzeugt nicht; dasselbe gilt von der Hypothese, erst der Redaktor von Q habe dieses sonderbare Textstück, aus jüdisch-chasidischer Tradition stam­mend, hier eingefügt. Gerade seine Schroffheit weist auf die früheste Urgemeinde, ja vielleicht auf Jesus selbst zurück. Mag es die alte deuteronomistische Tradition vom gewaltsamen Geschick der Propheten aufnehmen, es fallt zugleich auf, daB die radikale Universalitat der Drohung das alttestamentliche Vorbild üherbietet. Die ganze alttestamentliche Geschichte vom 4. Kapitel der Genesis bis zum letzten Buch der ketûbîm, 2 Chr 24, 20 fi, wird unter dem Gesichtswinkel des Mordes an den Propheten und Gottesboten gesehen, und für alles vergossene Blut wird vom letzten Geschlecht Rechenschaft gefordert werden. Wieder ist zu beachten, daB jeder Bezug auf Jesu Geschick und Würde wie auch auf die spatere Gemeinde fehlt. Mit keinem Wort wird deutlich, daB die 7tpocp~'t'IXL und &.7t6cr't'oÀm, die die Weisheit sendet, christliche Boten sind. In diesem Fall würde man- wie in der Mt-Version- eine Sen dung durch den erhohten Herm und nicht durch die Weisheit erwarten. « Propheten und Boten >> sind hier als Hendiadyoin zu verstehen, die spatere Vorordnung der Aposte! vor den Propheten (1. Kor 12, 28; Eph 2, 20) ist noch nicht sichtbar. An anderer Stelle k~nn die synoptische Tradition dagegen sehr wohl Jesu Tod m1t dem Geschick der Propheten verbinden (Mk 12, 1-11 pass.).

2. 6. Dieselbe geschichts- und traditionskritische Haltung begegnet uns in einem weiteren eng verwandten Gerichtswort aus Q, bei dem zwar das Stichwort crocpla fehlt, das sich aber durch seine Form eindeutig als Weisheitslogion erweist :

" J erusalem, J erusalem, die die Propheten totet und steinigt die, die zu ihr gesandt sind ! Wie oft wollte ich deine Kinder sammeln, wie ein Vogel seine Nestbrut unter den Flügeln,

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158 SAGESSE ET RELIGION

aber ihr habt nicht gewollt. d H · d euch verlassen wer en.

Siehe, euer aus 'h;-nr.l rdet mich nicht (mehr) sehen Ich sage aber eue , I lr w~ d t .

"rd da Ihr sagen wer e · bis daB kom~en WI ' im Namen des Herrn "· Gepriesen sei der da kommt (Lk 13 , 34 f = Mt 23, 37-39.)

· ht · · Lk 11 49 mit den S b. ekt dies es W ortes spnc wie m . ' b. kt Ais u J . ··bergeschichthches Su Je ... ,

Worten R. Bultmanns « e~n ~ ( G ch d syn. Trad.2, 120 f), namlich die (praexistente) ~ieJ~h;I ))sen~et ·u~d die in Sir 24 von die die Propheten u~? Go ~~ ~ e~~salem als w ohnstatt erhielt. Gott selbst das Heihgtu_m ~ . h .t bei den Gottesfürchtigen ihr Nach Sir 1, 15 erbaute die ~~sh e; der Weise sein Nest in den Nest, Sir 14, 26 _ba~t u~g~a:U~t zum Lebensbaum wird. Die Zweigen der Weisheit, dw ht d nh bzw. qnwt des masore­LXX von Prov 16, 16 verste as ~nd übersetzt es mit vocrcr[rt. tischen Textes als Vogelnest « qe~ >>,z . hen da13 das Motiv der

b ' rn ovicrEwç em eic ' 1 crotp[I)(Ç zw. VQ(J(Jtl)( rP ., d' s h tzort im Anschlu13 an a tere

W . h ·t l Vogelmutter un c u (H" 39 26 f eis ei a s . "Id f G tt bezogen wurde l ' ;

Vorbilder, wo dwses BI .. ,au_ htoun ·ewohnlich war. Das Verd!kt Dtn 32, 11 ; Ps 84, 3 u._o.! mc . geschrankt und grundsatzhch über die Heilige Stadt Ist so lunheitng. Lk 11 49 Ihre Bewohner

.. b dieses Gesch ec >lm ' . b t d wie jenes u er « t··t t und das Heilsange o , er haben die Gottesboten stets ge o e t W . heit Gottes zurück-um sie wie eine Vogel~utter besdorgSennduneigs und dem Schicksal

b · · t der von er e gewiesen. Da ei IS Wie . R d Der Ungehorsam der Gottes-J esu mit keinem Wort die .. he e. d z rückweisuna des 1-Ieils-

f .. h t d h die fortwa ren e u b •• stadt u r ure . Il E de Das passivum divmum angebots zu einem un~eilvo end. ~ -~ kündigt an, daB die &.rptE't"rt.~ mit Da ti vus. m~omm~ ~e~fL~Zion (Sir 24, 10 fi), daB Anwesenheit der ':Veisheit alu . Ende hat. Ein Analogon dazu Gottes Gegenwart Im !~mpe em t Il n da13 sich die Sche­ist die spatere rab~~msche. Vors fe d~r!' Stiftszelt und spa ter khinah bzw. der heihge Geistd au I el verlie13 da es Gottes

Z. . d lie13 aber ann sra ' . d . auf dem Ion me er ' . Ein ahnlicher Gedanke Wir Irn Propheten :verachtet hatt~~ 15 38 durch das Zerrei13en ~es Passionsbencht des Ma~~ kt Die Weisheit Gottes entzieht Sich Tempelvorhang~ ausgedruc H 10 18 fi und Josephus Bellum 6, Jerusalem, so wie G?tt n~?~ ;s 13), das Heiligtum verlaJ3t. Das 300 (vgl. 295 ;_ Tac~tus IS . 'sehen )) deutet auf das Motiv der « ihr werdet mich mc~t (mehr) . d Himmel zurückkehren­auf Erden z_urü_ckgewiesen_en und :nb;~ch der Gottesherrschaft den hokh:r:na hm. Erst mit ~erz:e wollen oder nicht - den zurn werden seme Bewohner o

M. HENGEL. - DIE ANFA"NGE DER CHRISTOLOGIE 159

Gericht « Kommenden >> in der Gestalt des Menschensohns mit den Worten des Hallelpsalmes 118, 26 begrü13en, demselben Ruf, mit de rn die galilaischen Begleiter Jesus bei seine rn Einzug in Jerusalem akklamiert hatten (Mk 11, 9). Gerade die nicht aus­gesprochene Beziehung zwischen der Weisheit Gottes ais der Reprasentantin der jetzt abgeschlossenen, verfehlten Heils­geschichte Israel und dem kommenden Menschensohn-Richter, weist auf das Alter des Logions hin, das noch nicht << christo­logisch verfremdet )) ist.

Es ist darum m.E. mü13ig, darüber zu streiten, ob dieses Wort Jesus selbst in den Mund gelegt werden kann oder ob mandarin- wie man in sehr unscharfer Weise zu sagen pflegt­eine << Gemeindebildung >> zu sehen hat. Das Fehlen jedes klaren christo logis chen Hinweises - es wird darin kein W ort von der Totung Jesu in der heiligen Stadt noch von seiner Auferstehung und Erhohung ausgesagt, selbst das Kommen des Menschensohn zurn Gericht ist verschlüsselt - bleibt bei einer nachosterlichen, christlichen Herkunft auf jeden Fall ratselhaft. Sucht man seine Herkunft im Judentum, mü13te man die Gruppe, die solche radi­kale Kritik übte, naher bestimmen. Der Phantasie sind hier keine Grenzen gesetzt. Wahrscheinlich scheint mir zu sein, da13 es durch seine schrofie Gerichtsansage auf jeden Fall in die früheste Gemeinde, ja vielleicht sogar in die vorosterliche Erweckungsbewegung um den Ta ufer und Jesus hineingehort. Selbst die Herkunft aus dem Munde Jesu ist nicht a limine auszuschlie13en : Er würde dann wie in Lk 7, 35 ais Bevoll­miichtigter der Weisheit Gottes sprechen. An sich ist das Logion nicht ungewohnlicher ais Lk 10, 18 ; 11, 20 oder auch das Wort vom Niederrei13en des Tempels in drei Tagen Mk 14, 58. Es gehôrt so in den Bereich der urchristlichen eschatologisch-enthusiasti­schen Vollendungsgewi13heit, aber diese geht nun einmal auf Jesus selbst zurück. Gegen eine spate Entstehung spricht, da13 seit Beginn der missionarischen Expansion auBerhalb Palastinas nach der Vertreibung der Hellenisten das Schicksal J erusalems und des Heiligtums nicht mehr im Mittelpunkt des Interesses standen, auch hiitte man kaum mehr jeden Hinweis auf das Hauptverbrechen, die Hinrichtung J esu, un ter lassen (vgl. Apok 11, 8). Das spatere Schicksal der Stadt und des Tempels im Jahre 70 kommt ebenfalls nicht zur Sprache.

2. 7. Die bisher zitierten Weisheitslogien aus Q erlauben es keinesfalls, von einer voll entwickelten Weisheitschristologie in Q zu sprechen, das Aufiallende ist ja, da13 Jesus gerade nicht

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direkt mit der Weisheit identifiziert wird, sondern bestenfalls - z.T. zusammen mit dem Taufer - als deren endzeitlicher Reprasentant erscheint. Man kann ~ich dabei f:agen, ?.b die Weisheit hier im Grunde nicht nur eme Umschrmbung fur den si ch offenbarenden Va ter selbst ist, der durch Jesus Israel v or die Entscheidung stellt und die « verlorenen Schafe Israels n

in sein Reich ru ft. Sie sind jene K inder der Weisheil, die J esu Botschaft annehmen und damit das Handeln des Vaters in seiner Weisheit rechtfertigen. Gleichzeitig stôl3t dieser Ruf auf den erbitterten Widerstand der offtziellen V erwalter der W eisheit und Ausleger der Tora, die in die Ful3stapfen ihrer Vater treten, und verwandelt sich dadurch in die Gerichtsdrohung. Die Weisheitslogien in Q haben dabei ausgesproche~. den Charakter des Fragmentrarischen, langs~ christologisch Uberholten.' Sie sind gewil3 keine eigenstand1ge Schôpfung d:r a~geb~1c~en « Gemeinde von Q n, ob eine solche im strengen Smne Je existJert hat erscheint mir als aul3erst fraglich. Es ist nicht auszuschliel3en, dal3' diese altertümlichen Weisheitsstücke zumindest teilweise auf die Verkündigung .Tesu bzw. den Kreis um ihn zurückgehen. « Verba ipsissima >> Jesu und Logien, die, die ~nmittelbare Wirkung der Verkündigung Jesu zum A~sdruck brmgen, lass~n sich oft kaum mehr trennen. Es zeugt mcht von gesundem his­torischem Sinn, nur noch plerophorisch von « Gemeindebil­dungen n zu reden und damit im Grunde das auslôsen~e M~ment im Urchristentum, die Verkündigung Jesu selbst zu 1gnoneren. Denn dal3 sich in den spateren Gemeinden die praexistente Weisheit als eigenstandige Grôl3e neben, ja hinter dem Menschen­sohn und Messias Jesus erschien, fügte sich schwerin die nach­ôsterliche Entwicklung der Christologie ein, die in dem auferstan­denen und zur Rechten Gattes erhôhten Menschensohn und Kyrios den einzigen Offenbarungs- und Heilsmittler zwischen Gott und den Menschen am Ende der Zeiten sehen muBte. Darum sind uns auch von dieser frühesten Weisheitsverkündigung nur noch wenige Fragmente erhalten.

3. - ZuM HEILANDSRUF MATTHÂUs 11, 28-30

3 .1. Matthaus überwindet diese Schwierigkeit, indem er in konsequenter Weise die gôttliche Weisheit mit Jesus s~lbst identifiziert : Die « Werke der Weisheit n, die diese rechtfert1gen, sind identisch mit den messianischen Taten J esu 11, 19 und 11, 1. Ist er doch gekommen, « alle Gerechtigkeit zu erfüll~n » (3, 16). Er sendet die Propheten und - christlichen - We1sen

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE 161

un? Schr~ftgelehrten (23, 24), zu denen der Verfasser des Evan­gehums s1ch selbst rechnet (13, 52), er ist nicht nur Lehrer des wa~ren Gottes~illens in der Bergpredigt (5-7), sondern auch der we1se 'Yeltennchter: der weil3, was den Freigesprochenen und Veru~te1lten selbs~ mc~t gegenwiirtig ist (25, 34 ff). Der lehrende und. nchtende Chnstus m den Portalen der gotischen Dome ist der Ch:1stus des ~. Evangeliums, das in besonderer W eise das Evan­gehum der K1rche wurde.

Ganz .im Stile einer persônlichen Einladung der Weisheit gestaltet 1st der ~ogenannte Heilandsruf, der den zweiten grol3en Redekomplex m1t der .Aussendungs- und Tauferrede abschlieBt. V, oraus geht der bere1t~ behandelte polemische Lobpreis über die Offenbarun~ an ~Ie Un~ündigen 11, 25, es folgt das besonders umstnttene ]OhanneJsch klingende Offenbarungswort Jesu über den Empfang seiner Offenbarung vom Vater und die en~e ':'e~bundenheit von Vater und Sohn, dem man ebenfalls weisheithchen Charakter zusprechen kann ( 11, 26 f = Lk 10, 22), un? das noch aus Q stammt. J. Jeremias dürfte mit seiner Memung recht haben, dal3 dieses Logion aus einem Bildwort entstand : « Un.d wie nur ~in Vater seinen Sohn (wirklich) kennt, so kennt nur em S~hn sem.en Vater (wirklich) und wem es der Soh~ offenb~ren will. ~> W1r stoBen hier auf eine der Wurzeln der ]Ohannei~chen C~nsto.logie in der Verkündigung Jesu. Der ~uslegung, d1e J erem~as dwsem Bildwort gibt, ist nichts hinzuzu­fugen : Es ha_ndelt siCh um « eine zentrale Aussage über Jesu Sendung... Sem .. ':'a ter. hat ihm die Offenbarung sein er selbst geschenkt, so volhg, w1e nur ein Vater sich seinem Sohn gegen­über ersc~lieBt. Darum kann nur er, Jesus, anderen die wirkliche Erkenntms Gottes ~rschlieBen n (Neuleslamenlliche Theologie, I, 67). Eb~n d~rum spncht er auch im Auftrag und in der Vollmacht der WeishCit Gottes.

. 3. 2. Dies tut er in den sich anschlieBenden beiden Versen, d1e z~::U Sondergut des Matthiius gehOren und in denen für Matthaus Jesus und Gottes Weisheit eins werden (11, 28-30):

~' Kommet her zu mir alle, die ihr euch abmüht und Lasten tragt 1ch will euch Erquickung verschaffen 1 ' Nehmet mein Joch auf euch und Iernet von mir da ic~ sanftmütig und von demütigem Herzen bin', und Ihr ~erdet ~uhe finden für euere Seelen (Jer 6, 16), denn mem Joch 1st angenehm und meine Last Ieicht. »

Das Ganze .ist ein S~ück weisheitlicher Dichtung, das Vorbilder vor allem bei Ben-S1ra hat. Eine literarische Abhiingigkeit

SAGESSE

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besteht jedoch nicht, es ist durchaus originell auf die Person und das Verhalten Jesu hin formuliert. Angeredet sind die 'ammê ha'ara;;, die Zollner und Sünder, << die verlorenen Schafe des Hauses Israel n (Mt 10, 6; 15, 24). Das leichte Joch Jesu steht im Gegensatz zu den von den Schriftgelehrten aufgelegten « schweren Lasten n, die jene << nicht mit einem Finger berühren )) (Lk 11, 46 Q), ein polemischer Satz, der dem Ernst des pharisai­schen Toragehorsams sicherlich nicht gerecht wird. In gewisser Weise ist der Heilandsruf aus dem Sondergut des Matthaus so die positive Kehrseite der weisheitlichen Drohworte aus Q. Die xom&v-re:ç x!Xt 7te:cpop-rLcr[LtVoL werden von Jesus eingeladen, so wie die Weisheit zu ihrem Festmahl (Prov. 9, 3 ff) und Ben Sira in sein Lehrhaus einladen (51, 23). Und zwar sollen sie am Verhalten J esu selbst lernen. Es ist dies das einzige Mal in der ganzen synoptischen Überlieferung, daJ3 Jesus zum [LIXVEl&.ve:Lv bei sich selbst auffordert, darüber hinaus haben wir nur noch zwei unbedeutende synoptische Belege für diesen im jüdischen Schulbetrieb beherrschenden Begriff, dessen Bedeutung der Hillel zugeschriebene aramaische Reim demonstriert : ûdeJa. jelaph qetala hajjabh « wer nicht lernt, ist des Todes schuldig n

(Abot 1, 13). Das Zurücktreten des<< Lernens l> in der synoptischen Tradition illustriert wieder den Gegensatz zwischen der Verkün­digung J esu und der herrschenden Schriftgelehrsamkeit. W o Gottes Herrschaft vor der Tür steht, bedarf es keines gelehrten Schulbetriebs mehr, in dem Wissen gesammelt wird. Es geht in unserem Logion demgegenüber gerade nicht um das Lernen im Sinne des Erwerbs von Wissenschaft, um die Kenntnis der Tora, sondern um den existentiellen Nachvollzug des Verhaltens Jesu. Mit dem Imperativ [L&.Oe:-re: &7t'è[Lou ist im Grunde die Nachfolge gemeint. Das << sanftmütig n und << demütig n erinnert an Sach 9, 9, das Mt 21, 5 in der Einzugsperikope zitiert wird. Moglicherweise handelt es sich hier um eine Erweiterung. Die, die Jesu Ruf folgen, sind die Kinder der Weisheit. Matthaus hat diese Verse wohl kaum gebildet, da das << sanfte Joch n und die « leichte Last n sich schwerlich mit der rigorosen Vollkommen­heitsforderung in 5, 48 und 19, 21, die auf der Redaktion des Evangelisten beruht, in Übereinstimmung bringen laJ3t. Daf3 das Wort in einer knapperen Fassung auf Jesus selbst zurückgeht, laJ3t sich schwer beweisen, aber ebensowenig widerlegen. Es entspricht auf jeden Fall dem Grundtenor des Wirkens Jesu und gehôrt mit groJ3er Wahrscheinlichkeit zum Bestand der frühen weisheitlich gefarbten J esusüberlieferung.

:M. HENGEL. DIE ANF ·· r - Al\ GE DER CHRISTOLOGIE

4. - DER WEISHEITLICHE GRUNDZUG DER VERKüNDIGUNG JEsu

163

4 · 1. DaJ3 die Verkündigung J esu Verwendung der Begriffe , --; ganz abgesehen von der nisbegriffe oder gar dem Au~~r~~~'n ~ocp'ir ~nd . anderer Erkennt-Gestalt - ihrer Form nach . h e_rtl" eisheit ais hypostasierte F

we1s e1 IChe Züge t ·· t h ormgeschichte schon lan st . . ~ag , at die

eindrücklichsten Dichter ~on er;,:~~~?· ~an WI~d m Jesus den sehen dürfen. Neben zahir · ~a 1~ Im anhken Judentum Makarismen, pragnant for%~~~e~~ei~hmsse und Bildworte treten voile Spruchkompositionen D" Me~~enzen,_ aber auch kunst­Preis die << kleinste Einheit n ~~s e o_~e, . Immer um jeden kann u. U. auch dazu führen da ur.~prunghch zu. bet:achten, zerstort werden und nur h, Bl3 ghro~~re, echte Smnemheiten

noe rue stuck ··b · hl · beherrscht so gut wie Ben-s· e u ng e1ben. Jesus die Gesetze der semitischen ~~e~~er ~~de re W eish_ei~sdichter Parallelismus membrorum Rh t · Ir finden be1 Ihm den und den Reim. Vor allem i~t eryei~m.;:s: alle_Arten d~s Wortspiels formulier~er Logien mit antithetis e~ster m der B~ldung scharf J. Jeremias finden sich solche b . ~ e~ Paral~e~Ismus. Nach Matthaus und Lukas gemeinsa el ar u~ _dre~J3_Igmal, in der mal, im Sondergut des Matthar::n (Q-)Tra~Ih~n VIerunddreiJ3ig­dreil3igmal (Theologie, 24 ff) Die:~er~nd':"wrzig~. un~ des Lukas paradox zugespitzte Antithe~ . . orhebe fur dw zuweilen abgeklarte Erfahrungsweish .; zeigt ~ndessen, daJ3 Jesus nicht wiiltigung vortragt sonder eift zum wecke _besserer Lebensbe-

, n ° genug provoZieren will . " Seid klug wie die Schlangen, ·

" Der ~Z~~a~hi~~ :~Is~~s ~~n~~eh;na~i~~; à~t 10, 16).

und mcht der Mensch um des Sabbats ~illen" (Mk 2 27 )

In dem f~lgenden Spruch sind 2 Antithesen , a . schen Parallehsmus zusammen geordnet: zu einem syntheti-

« Die Gesunden brauchen keinen Arzt sondern die Kranken. '

« Ich bin nicht gekommen, Gerechte zu rufen sondern Sünder! , (Mk 2, 17.) '

Gerade in den antithetischen L . man beliebig fortsetzen konnte - wi~f~n - ?e:en Aufziihlung Tendenz gegen die vorherrsc J~ und Je Jene polemische traditionellen Weisheitslehre ~~~~ez o~~Ie~le Tora~uslegung der unerhorter Offenbarungsans~ruch si~~t~I:r. auch em ganz neuer,

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164 SAGESSE ET RELIGION

4 '> Dieser Anspruch laBt sich selbst dort nachwe~sen, wo J esu~ i~ der Form cines Lehrgedichts die an Gottes Schôpf~~g~~ ordnung orientierte Argumentation der alten Erf_ahrungsw;Is t übernimmt. So wie Prov 6, 6 die fleiBige AmCise dem au en als Vorbild vor Augen stellt :

" besorgt sie doch im Sommer ihr Futter, sammelt zur Erntezeit ihre Nahrung »,

. t Jesus- fast mi:ichte man sagen in polemischer Umkeh­;~~we~ieses vertrauten Bildes - auf die _Raben (Lk. 12, 24; Mt~ 26 verallgemeinert: «Die Vi:igel des Rimmels»), d~et)wede~ saen 'noch ernten, noch in die Scheune~ sa~m~_ln (so ' un die Go tt dennoch ernahrt. Wieviel mehr gllt dies. f~.r d1C Mens?.hen, die do ch in der Rangordnung der Schi:ipf~ng wei~ uber den Vogâln stehen. Sorgen ist im Grunde Gi:itzendienst: em V~rhalten e~ Reiden die Gott nicht kennen. Der Vater wCIB, w?s Ihr brauch\)· « Such~t nur seine Rerrschaft und das (worum Ihr euch sorg wird euch dazugegeben werden '' (Lk 12, 22-31 . Mt 6,_25-3~). Erst am SchluB des Gedichts führt so der Verweis auf di~- m J esu Wirken gegenwartige - Rerrschaft des Vaters, die ':on der taglichen Erfahrung her auBerst anfechtbare. Argumenta.~Jon mit den Raben und den Blumen, die Gott ohne _Ihr Zutu~ na~rt und kleidet, zu ihrem eigentlichen eschatologischen -~~~~ ~m. Man ki:innte sagen : W o Got tes Rerrschaft gegenwarbg Ist, wird der alte Fluch von Gen 3, 17 f :

<< Verflucht sei der Erdboden um deinetwillen_; in Kummer sollst du von ihm essen alle Tage demes Lebens ... »

auf ehoben. Die Vertrautheit mit derartigen ~ ~susworten sollte gd b . . ht den Blick für ihre den traditwnellen Rahmen uns a e1 mc

sprengende Kühnheit verstellen.

· ht k n er 4 3 Selbst wenn Jesus von sein er Pers on spr~c ' . an · · d ·h 1 h em ganz . l 'tl' h Sprache verwenden un 1 r zug ClC we1s 1e1 1c e · tl Fl .. ht

eigenes Geprage geben. J?as _el~nde Los des _herma osen uc -lings ist ein beliebtes WClsheithches Thema .

<< Wie ein Vogel, vertrieben aus seinem N_est, . so ist ein Mann, vertrieben aus semem Heimatort »7 8)

(Prov 2 , ·

W . ht Kai·n der « unstet und flüchtig » umherzog, der ar mc ' M l hatte erste Reimatlose gewesen ? Zu einem solchen ensc Ien

man kein Vertrauen :

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE

" Wer traut einer Horde Soldaten, die von Stadt zu Stadt eilt ?

Ebenso ist es mit einem Mann, der kein Nest (qen) hat, der (dort) Ruhe sucht, wo er am Abend hinkommt. n

165

(Sir 36, 31 vgl. 29, 21-28.)

Eben dies ist das Schicksal des Menschensohns :

" Die Füchse haben Gruben und die Vôge! des Rimmels Nester, aber der Menschensohn hat nicht, da er sein Haupt hinlege. n

(Mt 8, 20 = Lk 9, 58 Q.)

lm Gegensatz zu den Schakalen, die das Erdreich, und den Vi:igeln, die den Rimmel bevi:ilkern, lebt der Menschensohn wie ein AusgestoBener und Reimatloser. Man wird dabei daran denken müssen, daB er mit seiner Familie gebrochen hatte und daB nach rabbinischer Ansicht das i:iffentliche Lehren auf der StraBe verpont war - ganz im Gegensatz zum i:iffentlichen Rufen der Weisheit Prov 1, 20 ff. Für die Rabbin en gehi:irte der Lehrer ins Lehrhaus bzw. die Synagoge. Beide Institutionen hingen aufs engste zusammen und waren die Reimat der Israel anvertrauten Toraweisheit. Wir wissen darum auch nichts von ortsungebun­denen rabbinischen Wanderlehrern. Die Meinung von Ph. Viel­hauer im AnschluB an R. Bultmann, daB hier ein ursprünglicher Weisheitsspruch mit dem << Topos vom unbehausten Menschen, der die schwachste Kreatur ist n, von der Gemeinde Jesus in den Mund gelegL worden sei (Aufsiilze z. N.T., 125), deutet die weisheitliche Konkretheit dieses Logions in existentialistischer Weise um. Dagegen ist es durchaus moglich, daB hinter diesem Jesuswort zugleich eine aus der Wirklichkeit des Lebens Jesu geschi:ipfte Anspielung auf das Motiv der auf Erden heimatlosen Weisheit steht, wie sie uns in 1. Ren 42, 1 begegnet :

« Die Weisheit kam, um unter den Menschenkindern Wohnung zu machen, und sie fand keinen Wohnplatz n (vgl. Sir 24, 7).

Es fallt auf, daB in den beiden einzigen Logien in Q, in denen vom << gegenwartigen » Menschensohn die Rede ist (Mt 8, 20 f und 11, 19 par.), so ein weisheitlicher Bezug besteht und der Menschen­sohn eine angefochtene und erniedrigte Gestalt ist. Sollte man gar sagen ki:innen, daB sich im Schicksal ihres Reprasentanten das Geschick der von Gottes Volk abgelehnten Weisheit Gottes selbst widerspiegelt ?

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166 SAGESSE ET RELIGION

5. - Dm WEISHEIT UND DER GEIST GoTTES

. . h ·tr he Form des grôl3ten Teils 5. 1. Wie. ist nun dle ;~~ ~a;~ache da13 er darin an einzel-

der Verk~ndlgung J esu un l~e Re riisentant der W eisheit Got tes nen wemgen Stellen selbst ah p ·nes Wirkens einzuordnen ? , . . d G samtra men set d erschemt, m en ~ ha ft zur W eisheit sowohl von er Die Beziehungen semer ~~~s~ steht keinesfall im Gegensatz Form als aue~ vom ln ~ ht ~g seiner Predigt auf die Got~es­zur eschatologlschen usr~c ~ ht ehr nur eine rein zukünfhge, herrschaft - zumal di~se J a :le h rn de Grô13e ist. Erst recht ist sondern zugleich berelts an ~ec e~nvorstellung auszuschlie13en jeder Gegensatz zur M~~:::e~~~~e drei Grôl3en Gottes Weisheit, (s.u.S. 177 ff). Man mu13 Vle ender Menschensohn als eng ver­Gattes Herrschaft und k?~~ G nde schon von der Daniel­bunden betrachten. Sie. sm ldm dru ··th Hen her aufeinander

·k d d B1lderre en es a · · .. h apokalyph un en h . ht da13 man auf die beru mte E ·· t darum aue mc , J bezogen. s genug R bbi und Propheten » esus Form~lierung Bultman~~e~~s~l~~er aJ es us stand ja in schr?ffem verwelst, denn der W ms bbinen » als Vertretern der offizlellen Gegensatz zu den.« Ra at mit einem Anspruch auf, der Schriftgelehrsamkmt, u~d er t~ro heten und w eisheitslehrers den der altte~tamel_lth?hen 1 Jona » « siehe hier ist me~r übersteigt : (( Slehe hler lSt dr:::~r z~seiteilun~ das Mi13verstiindms als Salomo ». Zudem legt_ l d << Rabbi und Propheten »

l k .. e man zw1schen em · r··h t nahe, a s on~ . Die von Conzelmann emge u r e, Jesus irgend~te unt~rs~t~~den. d Kategorie des<< letzten Ru fers>> existentialphllosophlsc E l~gen .. ede dagegen eher auf den Taufer (RGœ 2, 633) vor der:: ~ e n7:;t so sehr das kommende Ende passen, denn Jesus kundl_gt ·t . em Wirken- freilich noch an als das Neue, d~s bermts ml :m:nwart gewinnt. Er ist nicht in verborgener W e~se ;:-;~~rsh~t~ng von Gesetz und Propheten <<der letzte Rufer »un Ao b her des Neuen. Man kann (Lk 16, 16), sondern ~er Bahn rec halten da.B der Begriff der diesen Überlegungen mc~~k entg~t:~aus s~lten sei. Môgen die W eisheit bei den Synop l e:n u h elbst ist von Form und Erkenntnisbegriffe fehlen,_ d~e Skac e Zsum besseren Verstiind~is Inhalt her hii.ufiger als Wl~ _en e~.weiten verwandten Begnff môchte ich dabei nur au eml_en . Bezu'g auf Jesus eben falls

. d . de Evange ten m d d h verwetsen, er m n . ls die << W eisheit » un oc nicht sehr viel hii~figer ers~h~mt a n Urchristentums elemen-für das Verstandms J esu un es _ganze tare Bedeutung besitzt : Den Gelsl Gattes.

M. HENGEL. - DIE ANFA.NGE DER CHRISTOLOGIE 167

5.2. Wenn man von der Herabkunft des Geistes auf Jesus in der Tauferziihlung und der Einieitung zur Versuchungspe­rikope absieht, so fa lit auf, da13 Jesus nicht mehr allzuhaufig ausdrückiich ais Geisttrager dargestellt wird. Die wenigen Beiege - wie z.B. das Zitat aus Jes 61, 1 ff bei der Antrittspredigt in Nazareth, Lk 4, 18, oder der Hinweis auf die Exorzismen durch Gottes Geist, Mt 12, 28 (vgl. dazu das vorausgehende Gottes­knechtzitat a us Jes 42, 1 fin 12, 18)- sind in der Regei sekundiir. Dennoch wird man schwerlich bezweifein kônnen, da.B sich Jesus in einer ihm eigentümiichen Weise ais endzeitlicher Geisttrager verstanden hat. Hiiufiger wird der Geist - etwa im Blick auf die kommende Verfolgungssituation -den Jüngern verheiBen, wobei Lk 21, 15 diese GeistesverheiBung bezeichnenderweise mit den w orten awcrw U(.LÏV cr-r6(.Loc xoct crocp!ocv (( ich werde eu ch Redegabe und vVeisheit geben », umschreiben konnte, denen die Widersacher nichts entgegenzusetzen hatten. Für Lukas bzw. die ihm vorliegende urchristliche Tradition ist die Weisheit deutlich ais Wirkung des Geistes zu verstehen (vgl. Apg 6, 3. 10). Wir werden zunachst im Foigenden die Verbindungen zwischen Weisheit und Geist im Judentum verfolgen und dabei besonders auf die messianische Tradition vom geistbegabten Weisheitslehrer zu achten haben.

Die überaus enge Beziehung zwischen Weisheit und Geist ergibt sich bereits in der jüdischen Schôpfungsiehre, wo nach der Priesterschrift Gottes Geist über den Chaoswassern schwebt (Gen 1, 2), wiihrend in Pro v 3, 19 da von die Re de ist, daB Go tt die Welt durch seine Weisheit erschuf :

« Jahwe hat durch Weisheit die Erde gegründet die Rimmel befestigt durch Einsicht. »

Wenn die Rabbinen spiiter die rùah 'iiiohîm in Gen 1, 2 ais Sturmwind interpretierten und eine Wirksamkeit des Geistes bei der Schôpfung meist Ieugneten, so mag dies auf antiharetischen Motiven beruhen. DaB die Rolle des Geistes bei der Schôpfung nicht unbekannt war, zeigen Belege wie Judith 16, 14; Syr Bar 21, 4 und 23, 5. Eine amoraische Tradition erschio.B aus der Kombination von Ex 35, 31, Gott habe Bezaleel << mit dern Geist Gottes, mit Weisheit, Einsicht und Erkenntnis erfüi!t »,

. und der oben zitierten Schôpfungsaussage Prov 3, 19, daB ·: Bezaieei in der Lage war, « die Buchstaben zu vereinigen, · mit denen Himmel und Erde geschaffen wurden » (Ber 55 a). ' Einzelne rabbinische Lehrer haben den über den Chaoswassern achwebenden Geist mit Adam oder - unter Berufung auf

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168 SAGESSE ET RELIGION

Jes 11, 2- dem Messias verknüpft (ThW VI, 385 A. 307 vgl. Gen R 2, 4).

Untrennbar verbunden sind Gottes Geist und Weisheit in einem prophetischen Text des Alten Testaments, der wohl der wichtigste Schriftbeleg für die jüdische Messiaserwartung wurde und dessen Wirkung sich auch im N.T. niedergeschlagen hat:

" Ein Reis wird hervorgehen aus Isaias Stumpf und ein SchoB wird aus seinen Wurzeln hervorsprieBen.

Und auf ihm wird ruhen Jahwes Geist; Geist der W eisheit und der Einsicht,

Geist des Rates und der Stiirke, Geist der Erkenntnis und der Furcht J ahwes.

Und an der Furcht Jahwes hat er sein Wohlgefallen.

Er richtet nicht nach dem Augenschein und entscheidet nicht nach dem bloBsen Horensagen,

sondern mit Gerechtigkeit rich tet er (zugunsten) des Geringen und tri tt in Geradheit ein für die Armen im Lande. "

(Jes 11, 1-~.)

Der endzeitliche Herrscher aus dem darniederliegenden Geschlecht Davids wird durch die Gabe des Geistes J ahwes zum Trager der Weisheit schlechthin. Es . ve~bin~et sic~ b~i ihm gewissermaBen die von Go tt gegebene emz1garhge W e1she~t des kôniglichen Richters Salomo (1. Kge 3, 12.28 ; 5, 9 ff) mit der geistgewirkten Inspiration des kôniglichen Dichterpropheten David (2. Sam 23, 1 f). Gottes Geist macht ihn zum wah~en, endzeitlichen Richter, der auf wunderbare, übermenschhche Weise dem Gottesrecht Geltung verschafft. Von dieser messia­nischen Vision sind nicht nur die DavidssproBtexte beeinfluBt (Jer 23, 5; 33, 15; Sach 3, 8; 6, 12), sondern wohl auch das Gottesknechtlied J es 42, 1 :

" Siehe mein Knecht, mein Erwahlter, an ihm habe ich Wohlgefallen.

Ich habe meinen Geist auf ihn gelegt. Das Recht wird er unter die Volker bringen. " (Jes ~2, 1 f.)

Aber auch im weisheitlichen Lehrgedicht wirkt die Tra­dition vom kôniglichen Geisttrager und weisen R_ichter we~ter. So in dem Portrat von der Weisheit als << Kômgsmache~m. n

Prov 8, 12-14, wo wir denselben Begriffen hegegnen wie m Jes Il, 2 f :

fi'

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE 169

'

« Ich die Weisheit wohne bei der Klugheit und Erkenntnis tiefer Gedanken mache ich ausfindig.

Furcht Jahwes ist Hassen des Bosen.

Bei mir ist Rat und Tüchtigkeit, ich bin Einsicht, bei mir ist Stiirke;

durch mich regieren Konige un.d entscheiden Machtige nach Gerechtigkeit;

durch miCh herrschen Fürsten und sind hochgeachtet alle gerechten Richter. ,

Es geht hier zwar nicht darum, wie vermutet wurde daB die W eisheit messianische Züge und Funktionen anneh~e do ch wird hier im AnschluB an die altere Jesajatradition st;tuiert daB der wahre Kônig und Richter alles der W eisheit J ahwe~ verdankt.

5. 3. Als notwenige Konsequenz ergibt sich daraus, daB gerade der messianische Herrscher und endzeitliche Richter als Geisttrager kat' exochan zugleich auch als ein Exponent gôttli­cher W eisheit erscheinen mu13. Wir wollen versuchen an Ha nd der Auslegungsgeschichte von J es 11, 1 ff diesem M~tiv in der jüdischen Messiastradition ein Stück weit nachzugehen.

Unmittelbar von Jes 11, 1-10 abhangig ist das Gebet um das baldige Kommen des Messias in Ps Sal 17. Hier wird vor allem zuniichst in immer neuen Ansatzen die Funktion des weisen und gerechten Richters in den V ordergrund geste nt :

« In gerechter Weisheit vertreibt er die Sünder aus dem Erbe »

. . (17, 23) « Er nchtet die Volker und Stamme nach seiner gerechten Weis-

heit » (17, 29).

"Denn er wird mit dem Wort seines Mundes die Erde für immer . zerschlagen

er Wird das Volk des Herrn mit Weisheit in Freuden segnen , (35).

« Auch wird er ~ie in seinem Leben straucheln gegen seinen Go tt, denn Gott hat Ihn stark gemacht durch Heiligen Geist und weise durch verstandigen Rat mit Kraft und Gerechtigkeit »

(37).

N och deutlicher erscheint die Anspielung auf J es 11, 2 f in Ps Sal 18, 6 f :

l

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170 SAGESSE ET RELIGION

<< Selig die in diesen Tagen !eben werden und schauen dürfen das Heil des Herrn, das er dem kommenden

[Geschlecht schafft un ter der Zuchtrute des Gesalbten des Herrn in der Furcht seines

[Got tes in geistgewirkter Weisheit, Gerechtigkeit und Starke. "

W eisheit Kraft und Gerechtigkeit des Messias werden damit als Wirkun~en des Heiligen Ge~ste~ a~sge~iesen. De~ Trager des Gottesgeistes und der We1she1t 1st mdessen mcht nur gerechter Richter und sündloser Herrscher, sondern auch ais W ahrer des Gottesrechts der Lehrer seines Voikes, ~essen Recht­sprechung ais Lehre eigenstandige Bedeutung gewmnt :

<< Seine Worte sind lauterer ais das feinste kostba_r~ Gold. In Versammlungen wird er die SUi.mme des gehe1hgten -yolkes

[nchten Seine Worte sind wie die Worte heiliger (Engel) inmitten gehei­

[ligter Volker" (17, 43).

Wenn die Worte des Messias ais dem Trager des ~ottesgeistes und Exponenten der Weisheit soich einzigartige Quahta~ besaB~n, daB sie mit den W orten der Engei vor Gottes Thron 1m Kre1se der himmiischen Heerscharen verglichen werden kônnen, dann war es auch Grund genug, diese Weisheitsworte so:gsam. zu sammein und zu tradieren. Hier stoBen wir auf das eJgenthche Mo ti v der Sammiung der Jesus-Tradition und der E?tsteh~ng der Logienquelle. Diese W orte des Mes~_ias untersch1eden _s1ch in ihrer Dignitat sehr wohi von anderen AuBerungen des Ge1stes in der Gemeinde.

Die Hervorhebung des Messias ais Lehrer am SchiuB v~n Ps Sai 17 darf jedoch nicht darüber hinwegtausc~en, daB m diesem Text nicht die geistgewirkte Weisheit des ~ess1~s, so~dern in einem gewissen Gegensatz zu Jes Il! 1 fi ~em kneger~scher und richteriicher Machterweis gegen d1e He1den und Sun?er im Vordergrund steht (Ps Sai17, 27 f, 39) We~sheit und Lehre smd nur N ebenmotive. Die VerheiBung wurde mcht rn eh~ von Il, 2, sondern von 11,4 her geiesen << Er wird _das ~and m1t d_em Stab seines Wunders schiagen », wobei 'ara!? 1m Smne von Y"YJ (LXX) universai auf die Erde und d.h. auf alle Heiden umgedeutet wurde. Diese Skopusverschiebung ist praktisch in der ganzen messianischen Ausiegung von Jes 11, 1 fi zu beobachte~, ~anz gieich ob es sich um essenische, pharisaische oder chnsthche Texte' handeit. In den Benediktionen für den << Fürsten ?er Gemeinde JJ, d.h. den davidischen Messias 1 QS 5, 24 fi Wird

M. HENGEL. - DIE ANFA.NGE DER CHRISTOLOGIE 171

der jesaianische Text auf den Kopf gestellt, das Weisheits- und Erkenntnismotiv tritt ganz zugunsten der kriegerischen Tône zurück, und dasselbe gilt von dem Pescher zu Jes 11 (4 Q Jes (A) 161 fr., 8-10), wo ebenfalls das Weisheitsmotiv unterschlagen wird und dem Messias zwar kriegerische Taten zugeschrieben werden, jedoch die Fahigkeit selbstandig zu richten abgespro­chen wird. J es Il, 3 legt man da bei so a us, daB er entsprechend der Lehre und dem Befehl der Priester Recht sprechen wird. Der vom Rimmel kommende Mensch in 4. Esra 13, 4. 9 f ver­nichtet die Fein de Israels im AnschluB an J es Il, 4 durch einen feurigen Strom aus seinem Munde. Dasselbe Motiv erscheint in Sap 18, 22, ath. Hen 62, 2, aber auch in christlichen Texten wie 2. Thess 2, 8 und Apok 19, 11.15. Nur in Eph 6, 17 wird die Wafie des Richters von Jes 11, 4 spiritualisierend auf das « Schwert des Geistes », d.h. das cc Wort Gottes JJ im geistlichen Kampf des Christen umgedeutet.

5. 4. Es gibt freilich einige wenige andere messianische Texte, in denen das Motiv des Geistes und der Weisheit gegenüber dem gewalttatigen Machterweis und dem Vernichtungsgericht überwiegt. Hier wii.re an erster Stelle die Schiiderung des endzeit­lichen messianischen Hohenpriesters T. Levi 18 zu nennen :

<< Dann wird der Herr einen neuen Priester erwecken, dem alle Worte des Herrn offenbart werden. Er wird wahrhaftiges Gericht auf der Erde abhalten ... Dieser wird aufleuchten wie die Sonne auf der Erde und alle Finsternis unter dem Rimmel vertreiben und es wird Friede auf der ganzen Erde sein (Jes 11, 6 fi) ... Und die Erkenntnis des Herrn wird ausgegossen auf der Erde wie Meereswasser (Jes 11, 9) ... Und die Herrlichkeit des Hôchsten wird über ihn ausgesprochen werden und der Geistdes Verstandes und der Hei!igung wird auf ihm ruhen (Jes 11, 2). n

Auch der davidische Messias in T. Juda 24 wird unter Bezug­nahme auf Jes Il, 1 fi ais Geisttrii.ger geschildert, der die Gabe des Geistes zugleich an Israel vermittelt. Das Weisheits- und Erleuchtungsmotiv taucht weiter - in Verbindung mit Sühne und Leiden - in einem noch unverôffentlichten messianisch­priesterlichen Text aus 4Q auf, dessen Text mir Abbé Starcky freundiicherweise mitgeteilt hat. Leider ist er nur sehr fragmen­tarisch erhaiten. . Zwar wird in rabbinischen Texten, z.T. unter Berufung auf Jes Il, 2, relativ hii.ufig dem Messias der heiiige Geist bzw. der Geist der Prophetie zugesprochen, umso seltener ist dagegen seine Darstellung ais Reprii.sentant der Weisheit und ais Lehrer. Eindeutig ausgesprochen findet sie si ch nur in Tg J es 53, 5. 11 :

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172 SAGESSE ET RELIGION

,, Und durch seine Lehre wird sein Frieden reich sein über uns, und wenn wir uns um seine Worte sammeln, werden unsere Schulden vergeben werden », . .

« Durch seine Weisheit rechtfertigt er die Gerechten, damit er viele der Tora gehorsam macht und für ihre Sünden wird er (um Verge­bung) bitten. »

Diese Darstellung des Messias als Lehrer der Tora war die Ausnahme. Eine Reihe von Rabbinen leugnete seine Funk­tion als Lehrer im Blick auf Israel grundsatzlich und wollte dieselbe auf die Volker der Welt beschranken- vermuUich in Auseinandersetzung mit der kirchlichen Christologie.

« R. Chanina sagte : Israel wird in der Zukunft nicht mehr der Belehrung durch den Kônig Messias bedürfen, denn es heiBt (Jes 11, ~0) : « ... an ihn werden si ch Volker (gojîm) (zur Belehrung) wenden », mcht aber Israel., Jes 11, 1-10 wird damit im Grunde in sein Gegenteil ver­kehrt (Gen. R. 98, 9 zu Gen. 49, 11). Der berühmte Ha~gadist .R. T~n­chuma gibt dazu auch die Begründung : « Der Kôn~g Messms Wird nur um deswillen kommen, damit er den Vôlkern zwe1 Gebote gebe ... Israels Gesamtheit wird jedoch vom Heiligen, gepriesen sei er, selber in der Tora unterwiesen werden. , Zur Begründung folgt Jes 54, 3 und Jes 11, 10 (Midr. Teh. zu Ps 21, 1).

5. 5. Die Ga be der übernatürlichen W eisheit und die damit austauschbare prophetische Inspiration ist indessen nicht au~ den Messias allein beschrankt. Aus Qumran kommen zwe1 Texte bei denen man sich fragen kann, ob hier noch messianische Vorst~llungen im Hintergrund stehen. Der erste Text ist der Lobpreis Davids aus der apokryphen Psalmenrolle von 11 Q, wo David als bakham dargestellt wird,

ais ein « Licht, wie das Licht der Sonne, ais Schriftgelehrter, Kun­diger und Vollkommener in allen sein en W egen vor G~tt und den Menschen , dem Gott « einen klugen und erleuchteten Gmst » gegeben hatte. Dar~m war er in der Lage, 4050 Lieder zu dichten. « Alle diese redete er durch die Prophetengabe (nebûnii), welche ihm vom Hôchsten gegeben worden war, (11 QPsa 2?, 2-11).

Der messianische '' SproB aus dem Stamme David n sollte an sich gegenüber dem Stammvater an Geistbesitz und Weisheit nicht zurückstehen, dennoch kam er, wie wir sahen (o.S. 170 f) in der essenischen Messianologie sehr viel schlechter weg als hier David.

Ein weiteres Paradi()'ma ist jenes ratselhafte aramaische Fragment aus 4 Q, in de~ ein '' Auserwahlter Gottes n ~eschild~rt wird und das der Erstherausgeber Abbé Starcky für em messia-

M. HENGEL. - DIE ANFÂNGE DER CHRISTOLOGIE 173

nisches Horoskop ansah, wahrend spatere Bearbeiter wie Carmi­gnac und Fitzmyer darin eine Darstellung der Geburt Noahs ve.rmuteten, ein Urteil, das zwar durch Milik bestatigt wurde mtr aber nicht vôllig gesichert erscheint : '

. Dieser ". Auserwahlte » Gottes ist in seiner Jugend ein Tor durch ~Ie Kenntms der drei Bücher - vielleicht himmlischer Schrift~n, wie SI~ ~uch Henoch o. lienhart wurden- « wird er klug und er hait Umsicht "· V~si~nen werden 1hm geschenkt, darüber hinaus empfangt er,, Rat und E~nsiCh~ und ~r ':ird die Geheimnisse des Menschen erkennen. Auch WJrd .sei~e We1sheit zu allen Vôlkern gehen und er wird erkennen die Ge~e1mmsse aller Lebewesen, und alle ihre Anschlage gegen ihn werden zumchte werden » (s. jetzt J. A. Fitzmyer, in Essays on the Semitic Background of the New Testament, 19?1, 126-160).

.sta~cky vermutete hier eine Anspielungauf die universale W etshett Salo~ os ais Typus des Messiaskônigs. Auch Fitzmyer ~uB das Vorbtld Salomos zugeben, leugnet jedoch eine messia­msche Typologie. Man wird etwa an das Selbstbekenntnis Salomos Sap 7, 21 erinnert :

_ .. « Alle.s, was verborgen und sichtbar ist, habe ich erkannt und die h.unstlerm von allem, die Weisheit, hat es mich gelehrt. ,

Mag h~er auch Noah ais Heilbringergestalt der Urzeit dar­gestellt ~em, der grôBte Teil der geschilderten Züge lieBe sich ohne wetteres auf den Messias übertragen, das macht die Deu­tung von Starcky verstandlich. Vielleicht sollte man auch nicht ve:gessen, daB nach Lk 17, 27 f = Mt 24, 37 f Noah und reine Zett Typos für den Tag des Menschensohns werden konnte.

5. 6 .. Di~ vôllige E~nh~il von W.eisheil und Geisl begegnet uns schheBhch und endhch m der Saptentia Salomonis (7, 22-27) :

".Es.ist n~mlich in ihr ein Geist (rm;Ü(.l.(l(): denkend (voep6v), heilig, ei~zigartig {!.tovoye:v~ç), vielfaltig, fein, leiCht, beweglich, durchdringend, unbefleckt ... .......... alles vermôgend, alles beobachtend und alle Geister durchdringend

Ein Hauch (&·qûç) der Gottesmacht ist sie namlich und ein lichter AusfluB (&7t6ppoL(l() der Herrlichkeit des All­

[herrschers

Obwohl sie nur eine ist, vermag sie doch alles, und von Geschlecht zu Geschlecht übergehend in heilige Seelen schafft sie Freunde Gottes und Propheten. ,

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174 SAGESSE ET RELIGION

Die W eisheit hat hier alle Funktionen des Geistes Got tes an sich gezogen und ist mit ihm ganz eins geworden. Dies mag teilweise damit zusammenhii.ngen, daB diese Sii.tze in hellenisti­scher Begriffiichkeit formuliert wurden, ist aber zur Erklii.rung dieses letzten Schrittes noch nicht ausreichend. Enscheidend ist vielmehr, daB hier in konsequenter Weise die Offenba­rungsmittlerfunktion der Weisheit vollendet wird, die schon im palastinischen Judentum in Prov 1-10, in Sir 1 und 24 oder in Baruch 3 und 4 durch ihre Identifizierung mit Gattes Gesetz vorbereitet worden war. Dadurch, daB die Weisheit die Funktion des Geistes Gattes in sich aufnimmt, kann sie auch von Gott ausgesandt werden (vgl. Ps 104, 30 ; Judith 16, 14), damit sie in den Frommen Wohnung nehme. Salomo selbst bittet darum :

" Denn bei dir ist die Weisheit, welche deine Werke kennt und schon zugegen war, ais du die Welt erschufst,

und weiB, was wohlgefii.llig ist in deinen Augen, und was recht ist nach deinen Geboten.

Sende sie aus von den heiligen Himmeln und vom Thron deiner Herrlichkeit schicke sie,

damit sie helfend mit mir arbeite, und ich erkenne, was dir wohlgefii.llig ist.

Denn jene weill und versteht alles und wird mich bei meinen Werken verstii.ndig Jeiten

und mi ch behüten durch ihre Herrlichkeit " (9, 9-11 ).

Vollends eindeutig wird die Identifikation mit dem Geist am Ende des Gebets :

"Deinen Willen, wer erkannte ihn, wenn du nicht Weisheit gabst, und sandtest deinen heiligen Geist aus den Hôhen ?

Nur so wurden die Pfade derer auf der Erde recht gelenkt und die Menschen belehrt über das, was dir wohlgefallt,

und durch die Weisheit wurden sie gerettet. " (9, 17 fi; vgl. auch Susanna~~ LXX und Theodotion.)

Die Weisheit hat hier einerseits die Aufgabe inne, die im Urchristentum der Geist besitzt, andererseits aber wird sie zur Heilsmittlerin selbst, d.h. sie tritt - ais Gattes Thronge­nosse- in das Werk der Rettung ein, das im Neuen Testament Christus selbst vorbehalten ist. Gleichzeitig bleibt sie jedoch im AnschluB an die altere palii.stinische W eisheitsüberlieferung auch Schôpfungsmittlerin in Parallele zum Schôpfungswort Gattes. Salomo beginnt sein Gebet mit den Worten :

M. HENGEL. - DIE ANFANGE DER CHRISTOLOGIE

" Gott der Viiter und Herr des Erbarmens der du alles durch dein Wort gemacht

und durch deine Weisheit den Menschen erschafien ... Gib mir deine Throngenossin, die Weisheit

175

und verwirf mich nicht (aus der Schar) deiner Kinder , (9, 1-~).

Wenn wir einen vorchristlich-jüdischen Schlüssel zum Ver­stehen der E.n~wicklung der nachôsterlichen Christologie suchen, so werden Wir 1hn am ehesten in der Sapientia Salomonis finden in d~r sich in eigen?rti!?e~ Weise palii.stinische Traditionen apoka~ l~ptischer und wmshmthcher Provenienz mit typisch hellenis­ti.schem yokabular ve:bu~den habe~. Die Voraussetzungen für d.1ese~ EmfluB.der We1s~e1ts- und Ge1stlehre auf die Christologie ~md Jedoch mcht erst m der nachôsterlichen Urgemeinde mit ~hre: Erh6hungschristologie gegeben, sondern gehen - wie Ich Im ersten Teil zu zeigen versuchte - auf die Wirksamkeit Jesu ais messianischem Lehrer und Geisttrii.ger selbst zurück.

5. 7. Es bleiben noch einige Fragen zur Identifikation von Geist und Weisheit. Ein Analogon dazu finden wir in der überaus engen Beziehung zwischen Christus und dem Geist bei Paulus wie sie z.B. in 2. Kor 3, 17 ; 1. Kor 6, 17 und 1. Kor 15 47 ode; in .. den sogenannten «. mystischen >> Aussagen wie Gal 2,' 20 (vgl. Ro 8, ~) offenbar w1rd. Ursprünglich wird man jedoch - vor allem. Im palii.stinisc~en Judentum - doch noch eine gewisse funktwnale Unterschmdung zwischen Weisheit und Geist voraus­setzen müssen, obwohl bereits von alttestamentlichen Texten her (vgl. auBer Jes .11. 2 f auch Ex 28, 3; 31, 3. 6; 35, 31-35; 36, 1 f; Dtn 34, 9; HI 32, 8 f; Prov 1, 23) eine sehr enge Verwandt­schaft vorgegeben war. Der Geist erschien .mehr ais dynamische, von Gott. geschenkte Macht und ais Übermittler gottlicher Gaben, sei es durch Inspiration oder in der Form wunderbarer ~rii.f~~· wii.hr~nd die Wei.sheit Doppelcharakter besaB, je nachdem Sie starker mit Gott ais 1hrem Ursprung oder mit dem Menschen ais dem Empfii.nger verbunden wurde. Auf der einen Seite konnte die Weisheit Gattes ordnenden Willen und heilsamen RatschluB in Schôpfung u~d Geschicht~, Heilsoffenbarung, Gehorsamsfor­de:ung und Gencht umschre1ben und dies teilweise in personi­fizwrter Form, auf der anderen Seite umfaBte sie die Erkenntnis von Gattes Ordnung, Wirken und Willen durch den Menschen u?d die daraus :esul~ierende Konsequenz für das eigene Handeln, eme Erkenntms, . dw zugleich ais Lehre und Anleitung zum rechten Leben we1tergegeben werden konnte. Sie war so niemals

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als Got tes W eisheit ein rein theoretisches, selbstgenügsames Wissen, das ohne praktische Folgen blieb. Der Geist wird daher mehr durch die kraftvolle schopferische Bewegung, die Weisheit dagegen aber durch sorgfaltige Beobachtung und Re~exion und das dadurch begründete praktische Handeln beshmmt. Der Unterschied zur alteren pragmatischen Erfahrungsweisheit ist dabei unverkennbar. Die gottliche l:wkhma-Sophia steht dem Menschen nicht mehr selbstverstandlich, gewissermaBen in den Ordnungen der Welt ablesbar, zur Verfügung, sie ist auch nicht vom auBeren Erfolg abhangig, sie ist vielmehr zu Gottes freier Gabe geworden, die er dem von ihm auserwii.hlten From­men schenkt. Dabei muB die Grenze zwischen der der Vernunft stehts offenen Erfahrung und dem verborgenen, von Gott geoffen­barten « übernatürlichen n Wissen durchaus nicht immer scharf gezogen werden, obwohl im zeitgenëi~sischen Ju~entum. der Gegensatz zwischen den sichtbaren « ev1denten n Dmgen d1~ser Welt und den Geheimnissen Gottes besonders scharf akzentmert worden war. Die gottliche W eisheit war dem Menschen nicht mehr ohne weiteres zuganglich. Wii.hrend der menschliche Verstand in der Regel nur das Vordergründige sah, erhie~t sie ~e~ Charakter ~er Offenbarungsmittlerin und wurde in Palastma w1e m Alexandnen mit der Tora bzw. dem kosmischen v6[LOÇ identifiziert. Dies war mi:iglich, weil Gottes Weisheit mit Gottes Ordnung un? RatschluB identisch war und die Tora dies alles, Schi:ipfungsbencht, Forde­rung und Heilsgeschichte, enthielt. Aber so wie die Tora zugleich immer die weitere Bedeutung « Lehre n beibehielt, lieB sich auch die Weisheit inhaltlich nicht streng festlegen. Sie war darum auch weiter gefaBt als etwa der verwandte Geheimnisb~grifi. Dies kann an der besonderen Form von J esu Verkünd1gung deutlich gemacht werden. Gerade der Gleichnis- und Spruch.dich­ter muBte ja über die Gabe verfügen, die Dinge der alltaghch~m Erfahrung als Metaphern für die Darstellung von Gottes endzelt­lichem Geheimnis zu verwenden, wie dies Jesus in meisterhafter W eise bei sein en Gleichnissen von der Gottesherrschaft gelingt. G. v. Rad weist mit Recht darauf hin : « In den Gottesreich­gleichnissen geht es um eine Sache, die sich im Bereich d~s Erfahrbaren begibt und für die bestimmte Regeln gelten, d1e der Vernunft gelaufig sind. Es wimmelt in der Predigt Jesu von Vernunftsschlüssen und Erfahrungssatzen )) (EvTh 31, 1971, 153). Es gehôrt zur Gabe der gottlichen Weisheit, daB sie le~rt, durch den Verweis auf das << Vordergründige ll den alles besbm­menden cc Hintergrund n, Gottes verborgenes und doch reales Handeln zu verstehen, für den Toren bleibt dagegen alles banal

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und in seiner Banalitat ratseihaft ( Mk 4, 1 ). Jesus ais der .Meister der Gottesreichgieiclmisse erweist sich gerade in der Gleichnis­form ais einzigertiger Reprasentant der Weisheit und d.h. zugleich des Geistes Gottes.

6. - WEISHEIT, MENSCHENSOHN UND MESSIAS

6.1. DaB Jesus von dem als Richter kommenden .Menschen­sohn gesprochen hat und daB er das Verhaiten zu seiner Person mit dem Verhaiten des kommenden Richters in VerbindunO' brachte (Lk 12, 8 f par. Q ; vgl. .Mk 8, 38 par.), soUte man nicht mehr bezweifeln. Die Entwickiung der nachi:isterlichen Christo­logie würde andernfalls zum unverstandlichen Ratsel. DaB die dunkle Bezeichnung Menschensohn - abgesehen von einer Ausnahme Apg 7, 56 - nur in den Evangelien und nur im Munde Jesu erscheint, kann sinnvoll gar nicht anders erklart werden, ais daB Jesus selbst diese Gestalt ankündigte, wobei zunachst ofien bleiben kann, wie er sie deutete. Die deutsche Forschung wurde hier durch scheinradikale Thesen in den letzten J ahrzehnten in die Irre geführt. Sie hat viel zu wenig bedacht, daB im zeitgeni:issischen Judentum << Mensch(ensohn) n, aramaisch bar 'anii.s(ii.) gar kein gelaufiger messianischer Titei war. Zum Titel für eine reiativ klar umrissene eschatologische Gestalt wird er erst im Munde Jesu. AuBerdem hat die Urge­meinde diesen Titel weder im kerygmatischen Sinne verwendet noch ihn in Bekenntnisformeln aufgenommen. Er biieb auf das Selbstzeugnis J esu beschrankt.

6. 2. AuBer in den Evangelien erscheint dieser so umstrittene und ratselhafte Menschensohn als eine relativ festgepragte, haufig erwahnte GroBe nur noch in den sogenannten Bilderreden ~es at~iopisc~en ~!enoch (c. 37-71), ein Werk, das keine strenge hteransche Emhe1t darstellt, ab c. 60 z.B. sind sehr verschiedene Stücke zusammengearbeitet, das aber doch durch den Epilog c. 70-71 einen gewissen Zusammenhalt gewinnt. Gegen die Ve~m~tung von J. T. Milik ist bei diesem Werk eine juden­chnsthche Herkunft aus spatrèimischer Zeit unwahrscheinlich. ~hristliche Züge sind darin nicht zu entdecken, die ldentifi­Zlerung des Menschensohns mit Henoch c. 71 ware in einer christ­lichen Schrift undenkbar. V or allem fehlt. jeder Bezug auf Jesus und das christliche Kerygma. Die eigentlichen Bilderreden (37-59) entstanden vermutlich in der Zeit zwischen dem Partherein­fall 40 vChr (56) und der Zerstorung Jerusalems 70 nChr, d.h. in unmittelbarer zeitlicher Nahe zu Jesus und dem Urchristentum.

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6. 3. In den Bilderreden finden wir nun eine erstaunlich enge und ausgepragte Verbindung zwischen dem Menschensohn und der Weisheitstradition. Vor allem in den Kapiteln 48-51 wird die einzigartige W eisheit des Auserwahlten geschildert, der zweimal in 48, 10 und 52, 4 auch << der Gesalbte (des Herrn der Geister) n genannt wird. Auf deutliche Anklange an Jes 11, 2 fi sto13en wir in c. 49 (Üs. n. Beer) :

"Denn Weisheit ist wie Wasser ausgegossen (vgl. Jes 11, 9; T. Levi 18)

und Herrlichkeit hôrt nicht mehr auf vor ihm auf ewig. Denn er ist machtig über alle Geheimnisse der Gerechtigkeit und Ungerechtigkeit wird wie ein Schatten vergehen und keine

In ihm wohnt der Geist der Weisheit und der Geist dessen der Einsicht gibt und der Geist der Lehre und Kraft (Jes 11, 2 f)

[Dauer haben.

und der Geist derer, die in Gerechtigkeit entschlafen sind. Er wird die verborgenen Dinge richten, und niemand wird eine nichtige Rede vor ihm führen kônnen. »

Der Gerichtsgedanke wird in 51, 3 weiler entfaltet :

" Der Auserwiihlte wird in jenen Tagen auf meinem Throne sitzen, und alle Geheimnisse der W eisheit werden a us den Gedanken seines Mundes hervorkommen, denn der Herr der Geister hat es ihm verliehen und hat ihn verherrlicht. »

Gott selbst, der in 63, 2 ais<< der Herr der Weisheit, vor dem jedes Geheimnis ofienbar ist n, im Hymnus gepriesen wird, hat dem Auserwahlten die Throngemeinschaft mit sich verliehen und ihn dadurch an seiner ganzen Macht und Weisheit partizipieren lassen. Wied er ist der Bezug auf J es 11, 2 f mit Handen zu greifen. Denn der << Menschensohn n ist gerade ais Richter auf Gottes Thron sitzend nach c. 62, 2 Geisttrager :

" Der Geist der Gerechtigkeit war über ihn ausgegossen ; die Rede seines Mundes tôtete alle Sünder, und alle Ungerechten wurden vor seinem Angesichte vernichtet" (vgl. 69, 7).

6 .4. Aber nicht genug damit, un ter deutlicher Anspielung auf die prii.existente W eisheit von Pro v 8, 22 fi wird auch dem auserwahlten Menschensohn und Messias selbst Priiexislenz zu­gesprochen ( 48, 3. 6) :

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" Bevor die Sonne und die (Tierkreis-) Zeichen wurden bevor die Sterne des Rimmels gemacht wurden, wurde sein Nam~ vor dem Herrn der Geister genannt. "

« Zu. diesem Zwecke war er auserwiihlt und verborgen vor ihm, ~evor ~re We.lt ers?ha~en wurde, und (er wird) bis in Ewigkeit vor rhm (sem). Die Wersheit des Herrn der Geister hat ihn den Heiligen und 0erec~ten geoffenbart, denn er bewahrt das Los der Gerechten ... ; denn m semem Namen werden sie gerettet und er ist der Racher ihres Lebens. "

Der alte Streit darüber, ob es sich hier um eine ideelle oder reale Praexistenz handelt, ist mü.Big, denn damit werden Kate­gorien eines Gegensatzes in den Text eingelesen, die diesem ursprünglich fremd sind. Indem der Menschensohn von Gott vor der .Erschafiung der .Welt << auserwahlt und verborgen war n, gewmnt er auch Reahtat, über die Art und Weise dieser Praexis­tenz wird dabei ganz bewu13t nicht reflektiert.

6. 5. Wei ter zeigt si ch, da13 nicht nur J es 11 1 fi und Pro v 8 22 auf das Bild des Menschensohnes eingewirkt haben, sonder~ auch der Gotlesknechl a us Deuterojesaja. Darauf weist bereits der Tite!<< der Auserwahlte n ( J es 41, 8. 9 ; 42, 1 fi) hin, darüberhinaus er~cheint er zwischen den beiden Praexistenzaussagen 48, 3 und 6 m 48, 4 ais << das Licht der Volker (Jes 42, 6; 49, 6) und die Hofin~ng derer ... , die in ihrem Herzen betrübt sind n (Jes 61, 1 f). ~em m d.en Menschensohn verwandelten Henoch gibt Michael dw Verher13ung : << Alle, die auf deinem Wege wandeln, werden -du den die Gerechtigkeit nimmer verla13t- deren Wohnun­gen und Erbteil werden bei dir sein, und sie' werden sich bis in ~Ile ~wigke~t nicht von dir trennen )) (71, 16). Für sie ist die Wers~er~ zuglerch- wie überhaupt in der jüdischen Apokalyptik­~ndz~rthche Gabe : << An jenem Orte (bei Gottes Thron) sah rc~ emen Brunn.en d~r Gerechtigkeit, der unerschôpflich ist. Rmgs umgaben rhn vrele Brunnen der W eisheit ; alle Durstigen trai_tke~ daraus und ~~rden vol! von Weisheit )) (48, 1). Die W ershert kann endzerthches Geschenk werden, weil sie von Anfang an eine himmlische Gro.Be war : In dem aus einer unbe­kannten Quelle eingefügten Mythos vom Abstieg der Weisheit a~f die ~rde, w~ sie keine Wohnstatt fand (vgl. 1. Hen 94, 5), ~ummt ~re nach rhrer Rückkehr in den Himmel bei den Engeln rhre blerbende Wohnung, wahrend die Ungerechtigkeit von den Mensc~en allzu ?erne aufgenommen wurde << wie Regen in der W.uste u.nd wre. de~ Tau ~uf durstigem Lande )) (42).

Lerder wrssen wrr mchts Srcheres darüber, ob und wie weit die

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in den Bilderreden enthaltenen Vorste!lungen vom himmlischen Menschensohn auf Jesus und die Urgemeinde eingewirkt haben. Ein direkter Bezug ist wenig wahrscheinlich. Die jüngste Unter­suchung von J. Theison, Der auserwahlte ~ichter, 1974, :ermu~et, daB erst bei Matthii.us ein direkter EmfluB nachwmsbar Ist, daB aber die Bilderreden auf einen ProzeB vielfaltiger Traditions­mischung hinweisen, in der einerseits die << koniglich-messia­nische n Richtertradition von Jes 11, 1 fi, die Gottesknecht­überlieferung und die Weisheitstradition von Prov 8 verarbeitet sind. Die Frage ist, ob wir in der Christologie der frühesten Gemeinde nicht mit analogen « Traditionsmischungen n zu rechnen haben.

7. -DIE WEISHEIT UND DIE ANFÂNGE DER CHRISTOLOGIE

7. 1. Wir gelangen damit zum eigentlichen Ziel unserer Untersuchung, ohne es freilich noch vol! entfalten zu ko:~me~. Ergeben sich aus der eugen Verbindung von Geist und Weish~It und aus der alttestament!ich-jüdischen Darstellung des Messias (-Menschensohns) ais mit gottlicher Weishei_t begab~em Lehrer, Richter und Herrscher Rückschlüsse auf die Entwicklung der Christologie in den zwei dunklen J ahrzehnten zwischen d_em Wirken Jesu und den Briefen des Paulus, den altesten chnst­lichen Literaturzeugnissen? Kann die Tradition von Jesus ais dem Repriisentanten der gottlichen Weisheit helfen, den. Graben zwischen dem Volksprediger aus Galilaa und dem praexistenten Kyrios, Gottessohn und Schüpfungsmittler zu überbr~cken ?

Wir sagten schon, daB die Kategorie des « Rabbi und Pro­pheten >> zur U mschreibung des Ofienbarungsanspruches J es_u nicht ausreiche. Die Passionsgeschichte, an deren Eude die Kreuzigung ais« Konig der Juden >> steht, wird nur verstii.ndlich, wenn man von seiner messianischen Vollmacht ausgeht, und dasselbe gilt auch von weiten Partien seiner Verkündigung und Wirksamkeit. Dabei muB man zugleich betonen, daB eine ofient­liche Selbstverkündigung ais Messias, wie wir sie irn 4. Evan­gelium finden, vom Selbstverstandnis Jesu w~e auch von den religiosen und politischen Voraussetzungen semer Urnwelt ~er unrnoglich war : Nicht er selbst, sondern der Vater rnuBte Ihn ais Messias ofienbaren. Dies aber geschieht na ch Ro 1, 3 f end­gültig erst dur ch das A uferstehungsereignis .. Darur;n ~ra~t Jesu Verkündigung und Wirksamkeit das Messwsgehmmms m sich, das durchaus keine apologetische oder kerygrnatische Erfin-

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dung des Markus oder der spateren Gemeinde war, sondern letztlich auf Jesu Botschaft und Verhalten zurückgeht. Die Ansage des kommenden Menschensohns ist ein Teil dieses « Messiasgeheimnisses >> Jesu. Es geht hier nicht- wie C. Colpe gezeigt hat - um eine statische Identifizierung -, vielmehr ist «der apokalyptische Menschensohn ein Symbol für Jesu Vollen­dungsgewiBheit ». Colpe interpretiert diese GewiBheit im Blick auf die Person Jesu noch nii.her «ais dynamische, in seiner zukünf­ti~en Vollendung intendierte und funktionale G!eichstellung mit dem kommenden Menschensohn ... >>. Na ch Ostern ha be « die Urgemeinde daraus eine statische, schon in Jesu Gegenwart rea!isierte und personale Identifikation >> gemacht (Th W VIII 443). '

Daraus ergibt si ch zugleich, daB der « messianische Anspruch n

nicht von irgendeiner vorgegebenen, fixierten jüdischen « Messias­dogmatik » her festgelegt war. Man muB üherhaupt bezweifeln, ob die messianische Erwartung des J udentums zu Beginn des 1. Jhdts nach der Zeitenwende bereits so gepragt war, daB man von einer « Messiasdogmatik n sprechen kann. Es handelt sich hier um einen irreführenden Lieblingsbegrifi der frühen deutschen religionsgeschichtlichen Forschung. In Wirklichkeit begegnen wir - wie auch die besprochene Textauswahl zeigt - gerade im Judentum um die Zeitenwende einer ganzen Reihe von zum Teil erheblich difierierenden messianischen Entwürfen die einer­seits wieder von verschiedenen alttestamentlichen Vorbildern abhii.ngig waren, zum andern aber dieselben alttestamentlichen Texte wie J es 11, 1 fi in sehr variabler W eise in terpretieren konnten. Dabei stoBen wir üherall auf das schon angesprochene Problem der « Traditionsmischung >>.

7. 2. W enn wir na ch einem alttestamentlichen « messia­nischen >> Text suchen, der den Anspruch Jesu verstandlich macht, so dürfen wir uns weder an den für die Entwicklung der spater~n Christologie so bedeutsamen Texten wie Ps 2 oder 110, auch mcht an J es 11 und selbst nicht an den eigentlichen Gottes­knechtliedern Deuterojesajas orientieren, sondern an einem Wort wie Jes 61, 1-3, das freilich die Gottesknechttradition voraussetzt und weiterführt :

«Der Geist des Herrn Jahwe ruht auf mir denn Jahwe hat mich gesalbt; ' er hat mich gesandt, den Elenden frohe Botschaft (Je basser)

zu verbinden, die zerbrochenen Herzens sind, zu bringen,

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auszurufen für die Gefangenen Freilassung und für die Eingekerkerten Otrnung auszurufen ein J ahr der Freundlichkeit J ahwes einen Tag der Rache für unseren Gott zu trosten alle Trauernden

ihnen zu geben Schmuck statt Schmutz, Freudenôl statt Trauergewand Lobgesang statt Niedergeschlagenheit. Man wird sie nennen : cc Eichen der Gerechtigkeit » Pflanzung Jahwes zur Verherrlichung. »

Es zeugt von der tiefen theologischen Einsicht des Lukas, daB er die ses Prophetenwort Jesus bei seinem ersten Auftreten in der Synagoge von Nazareth in den Mund legt (4, 18 fi), wobei Lukas gewiB nicht aus Zufall cc den Tag der Rache unseres GotLes >> ausgelassen hat. Anspielungen auf unser Prophetenwort finden sich wieder in den Seligpreisungen (Lk 6, 20 fi = Mt 5, 3 fi) und in der Antwort auf die Tauferanfrage Mt 11,5 f = Lk 7, 22 in der Logienquelle. Dieses vollmachtige Trostwort eines unbekann­ten Propheten der nachexilischen Zeit charakterisiert jedoch im Grunde das ganze Wirken Jesu, seine Verkündigung der befreienden Liebe des Vaters gegenüber den Verlorenen und AusgestoBenen in Israel, wie auch seine Heilungen und Exorzi~­men. Man kônnte Jesus von diesem Prophetenwort her - mit allen Vorbehalten- ais prophelischen Messias, ais Geislgesalblen bezeichnen, und aufgrund dieser einzigartigen, endzeitlichen Geistesgabe ist er zugleich auch Lehrer mit messianischer Voll­macht und eschatologischer Reprasentant der Weisheit, d.h. des Heilsratschlusses Got tes. Dies erklart wohl auch daB J es 11, 1 fi in der synoptischen Tradition keinen greifbaren, eindeutigen Niederschlag gefunden hat (auBer vielleicht Mt 2, 23). Die jüdische Auslegung hatte zu sehr das Motiv der geistgewirkten Weisheit durch das des richterlich-kôniglichen Machterweises verdrangt. Von dieser Deutung her führt aber kein Weg zum Verstandnis des Wirkens J esu.

7. 3. Wir besitzen nun einen eschatologischen Text der ver­schiedene, für Jesus und das Urchristentum bedeutsame Texte und Motive kombiniert, der sich zwar immer noch grundsatzlich von der neutestamentlichen Christologie unterscheidet, aber do ch ein Beispiel für die Intensitat des eschatologischen Denkens und die grolle Vielfalt der messianischen Entwürfe im J udentum darstellt, das es uns verstandlich macht, daB das Urchristentum

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mit vorgegebenen Bausteinen einen ganz eigenen Entwurf ausführte.

In dem Qumranfragment 11Q Melchisedeq begegnen wir in Ver­bindung m!t Jes 61, 1 fT der Bezeichnung Geistgesalbter (masîal_J. hârûal_J.) und zwar mnerhalb einer dramatischen Schilderung der endzeitlichen Befreiung. Nach Milik stammt dieser Text aus einem grô13eren esse­nischen apokalyptischen Geschichtswerk, der « Auslegungsschrift über die Zeiten » (pesar 'al haq-qef?îm) {4Q 180 vgl. daz. J. T. Milik Journal of Jewish Studies 23, 1972, 95-144). Ais Hauptfigur und « himmlischer Erlôser » erscheint darin (Michael-)Melchisedek cc, Fürst des Lichts und Widersacher Belials und aller Finsternismachte. Der ganze Text ist im Grunde eine Auslegung von Jes 61, 1-3 kombiniert mit den Über­lieferungen vom Jobeljahr Lev 25, 8 ff und vom Erla13jahr Dtn 15, 1 ff. A;ls weiterer wesentlicher Text erscheint gegen Ende des Fragments eme Auslegung des Wortes vom « Freudenboten », Jes 52,7: ccWie lieblich sind auf den Bergen die Fü13e vom Freudenboten (mebasser LXX eùcxyye­ÀL~6f.Levoç), der Frieden verkündet, gu te Botschaft bringt..., der zu Zion spricht, dein Gott ist Kônig geworden. >> Der Schlu13 des Zitats "malakh 'iilôhakha » wird nicht etwa auf Gott selbst, sondern auf den Heils­mittler und cc himmlischen Erlôser » (Michael-)Melchisedek bezogen, der das Gottesvolk aus der Macht Belials errettet. Der mebasser und Ver­kündiger der Freudenbotschaft wird genauer als cc masîah haruah , al~ ." Gei~tgesalbt~r » de.finiert und ist nach einer kühnen · Erganz~n~ M1hks mit dem pnesterhchen « Gesalbten » und cc Fürsten » von Dan 9 25 zu identifizieren, dessen Auftreten am Ende der 7 Jahrwoche~ e-:ro.~gt. Seine Aufg~be ist, cc alle Trauernden zu trosten, (Jes 61, 2), d.h. ste uber alle Weltzetten zu belehren (lhskjlmh bkwl q~?j h'wlm), d.h. ihnen Gottes endzeitlichen Heilsplan zu erschlie13en. J. T. Milik môchte in diesem Geistgesalbten den Lehrer der Gerechtigkeit sehen op. cit., 126) und fügt hinzu : « Le rôle principal de L'Oint sera didactique. ,

In diesem essenisch-apokalyptischen Text ist der « Freu­denbote » und der cc Geistgesalbte », der eschatologische Lehrer der Geheimnisse Gottes vom himmlischen Erlôser Michael-Mel­chisedek klar unterschieden. Seine Funktion ist die Belehrung der cc Trauernden », d.h. der Frommen und Unkehrwilligen in Gottes endzeitlichen Geheimnissen. Melchisedek wird dagegen nach der Deutung Miliks ais cc l'ange de Dieu ... Dieu lui-même en tant qu'agissantad extra» (op. cil., 122), d.h. zu einer Hypostase Gottes selbst, die mehr ist als nur ein Engel.

7. 4. lm christologischen Denken der ersten nachosterlichen Gemeinde wird eben diese Trennung zwischen dem irdischen messianischen Lehrer und Propheten und dem himmlischen Bevollmachtigten Gottes und Erloser überwunden und endgültig aufgehoben : Jesus und der himmlische Menschensohn sind ein

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und dieselbe Person. Dieser Tatbestand wurde dann durch « Traditionsmischung » mit Hilfe alttestamentlicher Texte weiter priizisiert. Man deutete im Urchristentum sehr rasch die Auferstehung Jesu auf Grund von Ps 110, 1 als Erhi:ihung zur Rechten Gottes und mit Hilfe von 2 Sam 7, 14 und Ps 2, 7 als Einsetzung in die Gottessohnschaft in himmlischer Glorie. Ein frühes Zeugnis für dieses Geschehen ist das von Paulus in Ro 1, 3 f zitierte alte Bekenntnis. Der Volksprediger und Wundertiiter aus Galilaa wurde jetzt nicht nur mit dem von ihm selbst angesagten himmlischen Menschensohn und kommen­den Richter identifiziert, sondern als Gottes Sohn bekannt und in dem Gebetsruf maran 'ata « unser Herr komm! » um sein baldiges Kommen angerufen.

Die stürmische Entwicklung der Christologie nach Ostern, die schon in der altesten palastinischen Gemeinde geschehen sein muB, war jedoch nur ein erster Schritt. In den frühesten schriftlichen Zeugnissen des Urchristentums, den Briefen des Apostels Paulus, von den en der ers te ru nd 20 J ahre na ch der Kreuzigung Jesu geschrieben wurde, finden wir noch ganz andere, weiterreichende Aussagen. Dort ist der zur Rechten Gottes Erhëihte zugleich der praexistente Sohn, der vom Vater « als die Fülle der Zeit gekommen war » in die Welt gesandt und unter ihr Gesetz gestellt wurde (Gal 4, 4 vgl. Ro 8, 3). Obgleich von gottlichem Wesen, ja von gottgleicher Art, nahm er doch Sklavengestalt an und wurde Mensch. Sein Gehorsam gegen den Willen des Vaters vollendet sich im schiindlichen Sklaventod am Kreuz (Phil 2 vgl. 2. Kor 8, 9). Doch nicht genug damit : Der Gekreuzigte hat zugleich am opus proprium Dei der Schëipfung selbst Anteil :

" Aber wir haben einen Gott, den Vater aus dem alles ist und wir auf ihn hin

und einen Herrn Jesus Christus durch den alles ist und wir durch ihn » {1. Kor 8, 6).

Eine noch deutlichere Sprache spricht der Hymnus im Kolos­serbrief, dessen paulinische Herkunft umstritten ist

" Welcher ist das Ebenbild des unsichtbaren Gottes der Erstgeborene von aller Kreatur,

denn durch (oder : in) ihm wurde alles erschaffen in den Himmeln und auf der Erde,

das Sichtbare und das Unsichtbare

alles wurde durch ihn und auf ihn hin erschaffen. » (Kol 1, 15 f.)

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ln der zweiten Strophe wird dann betont, daB der prii.existente Schëipfungsmittler durch seinen Tod am Kreuz das All versôhnt und Frieden geschaffen ha be ( 1, 20).

7. 5. Der 'Veg von dem Zimmermann aus Nazareth bis hin zu dem mit Gott aufs engste verbundenen prii.existenten Sohn lii.Bt sich aus den traditionellen Motiven der jüdischen Messia~ nologie nicht mehr ohne weiteres erklii.ren. Man kommt hier bestenfalls bis -~um ~ohnestitel und zur Erhohungsvorstellung, aber kaum darub~r hma~s .. Auch der gnostische Erlëisermythos, den man lange Zeit als emzigen Schlüssel betrachtet hatte führt hier nicht weiLer, denn ein vorchristlicher gnostischer himm­lischer Erloser, der Mensch wird und nacl~ vollbrachte~ Erlô­sungswerk wieder in die himmlische Welt zurückkehrt ist nicht nachweisbar. Gerade der Erlôsergedanke in der Gnosis ist viel­mehr christlichen Ursprungs.

Verstandlich wird der kühne Wea der Christolo()"ie innerhalb cines Zeitraums von weniger ais 20 J ahren, d.h. in~erhalb einer G_eneration vielmehr durch den Rüclcgriff auf die jüdische W eisheil, die - wenn auch meist nur im Hintergrund stehend - die c~ris~ologisehe Entwieklun? von dem galilaischen Volksprediger bis hm zu Gottes protologischem und eschatologischem Bevoll­mii.chtigten stets begleitet hat.

Wir _haben uns in den vorausgehenden Überlegungen vor allem mit den Anfii.ngen dieses W eges, wie er uns no ch bruch­stückhaft in der Logienquelle begegnet und mit dem Motiv der. Weisheit und des Geistes in der zeitgenôssischen Messiano­l~gie beschii.fti?t. Ich :ersuche zurn SchluB in wenigen Schritten, die ~auptstatwne~ dieses Weges der frühen Christologie nach­zuzeichnen. An sich wii.re dies Aufgabe einer ausführlichen monographischen Untersuchung, von der ich hoffe sie einrnal spii.ter vorlegen zu konnen. '

7. 6. Der Volksprediger Jesus von Nazareth war ein Meister weisheitlicher Dichtung in ihren verschieden Formen. Ais messia­nischer Lehra und P,·ophet war er Geisttrager schlechthin und eben als solcher Reprii.sentant der gottlichen Weisheit d.h. des gôttlichen Heilsratschlusses, vergleichbar dem << Geistg~salb­ten », der na ch J es 61, 1 ff den AusgestoBenen und V erlorenen in Israel die Annahme durch Gottes Liebe und damit die Freiheit in Gottes Herrschaft verkündigte. Sein Anspruch stellte ihn in den bewuBten Gegensatz zu den offiziellen institutionalisierten Weisheitslehrern und Auslegern der Tor~ im paliistinischen

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Judentum und führte schlieBlich, aufgrund der vom Synhedrium vorgebrachten Anklage, er sei messianischer Priitendent, zu seiner Verurteilung durch Pilatus und zum Tod des politischen Verbrechers am Kreuz.

7. 7. Auch der von Jesus angesagte himmlische J\!Ienschensohn und Richter erscheint in den - nichtchristlichen - Bilderreden des ath. Hen. als Repriisentant, ja als Verkorperung der Weisheit Gottes. Als der Auserwiihlte nach Deuterojesaja, der auch den Tite! Messias tragt, wird er zu Gottes Throngenossen erboht und ais Richter entsprechend J es 11, 1 ff eingesetzt. Gleichzeitig erhiilt er - iibnlich wie die W eisbeit in Pro v 8, 22 ff - in der Verborgenbeit bei Gott Priiexistenz zugesprocben. Die Priiexistenz ist durcbaus kein spezifiscb hellenistisches Theologumenon, son­dern der jüdisch-apokalyptische, heilsgescbichtlicbe Ausdruck unüberbietbarer Offenbarungsdignitat. Da scbon Jesus selbst sein eigenes Wirken und seine Person untrennbar mit dem kommenden Menschensohn und Richter verbunden batte, iden­tifizierte ibn die nachôsterlicbe Gemeinde in legitimer W eise mit dieser Heilsgestalt. Damit wurden auch deren weisheitliche Züge ·auf den erhobten Jesus übertragen.

7. 8. Auch die Passion J esu konnte in weisbeitlicher Weise interpretiert werden. So sind die Leidensberichte der Evangelien durchweg vom Motiv des leidenden Gerechten beeinfluJ3t, nicht zuletzt die iilteste Erziihlung des Markusevangeliums. Das Motiv des leidenden Gerecbten wird vor allem in Deuterojesaja, den Proverbien, Hiob und in verscbiedenen Psalmen hervor­geboben, seine voile Entfaltung erbiilt es in Sap 1, 1-6, 21, wo der EinfluJ3 von J es 53 unübersehbar ist. Freilich hat die nachoster­licbe urchristliche Erhôhungschristologie von Anfang an dieses Motiv überboten, denn wiihrend der << leidende Gerechte >> als fester Typos auf jeden Martyrer, der um seiner Treue zum Gebot Gottes willen leiden muJ3te, bezogen werden konnte, erhielten Jesu Tod und Auferstehung einen einmaligen, unwiederholbaren Offenbarungscharakter. Hier batte Gott selbst, ein für allemal, endgültig zum Heile Israels, ja aller Menschen, gehandelt.

7. 9. Der letzte, entscheidende Schritt in der Entwicklung der Christologie hiingt aufs engste mit dem Motiv der Einmaligkeit und Unverrechenbarkeit dieser endzeitlichen Offenbarung Gottes in Jesus von Nazareth zusammen. Martyrerpropheten, die Gottes Lohn erhielten, gab es viele in der Geschichte Israels,

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der letzte war Johannes der Tiiufer, in dem wohl sc hon Jesus selbst und erst recht die nachosterliche Urgemeinde den Elia redivivus und Vorliiufer des Messias gesehen hatten. Zu Gott erhoht wurden auch Henoch, Elia und nach einer kontroversen Meinung se!bst Mose ; am Ende der Bilderreden konnte Henoch sogar m1t dem Menschensohn identifiziert werden. Als himmlische Schreiber- und Mittlergestalt, die alle Weisheit Gottes emp­fangt, lebte Henoch in der jüdischen Mystik ais Metatron weiter und der legendenumrankte Miirtyrer und Hohepriester Ischmael ben Elischa wird ihm sehr nahegerückt. In der so reich en j üdischen Angelologie konnte Michael bereits in Dan 12, 1 und der Tier­symbolapokalypse und erst recht bei den Essenern in llQ Melch oder 1Q M 17, 6 f Züge eines himmlischen Erlôsers annehmen. Ais eigentlicher Mittler der Offenbarung erschien Mose, oder besser die ihm übergebene Tora, in der Gott seinen Willen in endgültiger W eise kundgetan batte und die bereits in Ps 119 Sir 24 und Bar 3 f mit der gottlichen Weisheit selbst identifiziert worden war.

Das urchristliche Denken stand gegenüber diesen vorge­formten, sehr vielseitigen und variablen Vorstellungen vor der Aufgabe, die einzigartige Würde der Offenbarung Gottes in seinem ~hristus Jesus von Nazareth in einer schlechterdings unüberb1etbaren W eise zum Ausdruck zu bringen, die alle bisherigen jüdischen Erhôhungs- und Mittlervorstellungen von Gottesmiinnern, Lehrern, Propheten und Engeln in den Schatten stellte. Die sprachlichen Mittel um diese Würde auszusagen, gab allein die jüdische Weisheitslehre an die Hand. Man konnte sie in Umformung eines Wortes von Ernst Kiisemann ais die « Mut~er der Christologie » bezeichnen. Nach Prov 8, 22 ff war die ais Pers on dargestellte W eisheit v or und wiihrend der Schôpfung bei Gott wie ein spielendes Kind bei seinem Vater. In Prov 30, 4 konnte die Bezeichnung der Weisheit als « Sohn Gottes » herausgelesen werden. In dem Weisheitshymnus Sir 24 wird sie von Gott auf den Zionsberg in Jerusalem gesandt, damit sie bei seinem Volk Wohnung nehme, und zugleich wird sie mit dem Bundesbuch des Hochsten, der Tora identifiziert. Nach einer verbreiteten rabbinischen Tradition ist die Weisheit-Tora das Werkzeug, mit dem Gott die Welt erschuf (Ab. 3, 14), erst recht wird sie in der Sapientia Salomonis und bei Philo zur Schopfungs- und Offenbarungsmittlerin. In der Sapientia ist sie darüberhinaus mit Gottes Geist identisch, den Gott den Propheten und Fromm en sendet und der sie inspiriert und belehrt. Alle ihre Funktionen, Priiexistenz, Schôpfungsmittlerschaft,

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Sendung in die W elt und Offenbarungsmit.tlerschaft wurden nun in konsequenter Weise auf den zur Rechten Gottes erhôhten Sohn und Christus übertragen, der in dem Galilaer Jesus selbsL Mensch geworden, ais Lehrer messianischer Weisheit aufge­treten war und die au13erste Schande, den Tod am Fluchholz, erduldet hatte. Das christliche Bekenntnis erhielt so seine anstô13ig paradoxe Forrn, die die Theologiegeschichte bis heute in Atem hiilt.

Da13 die Weisheit dabei zwar von Anfang an - d.h. seit der Wirksamkeit Jesu - wesentliche Anstô13e gab, jedoch bis auf einzelne Ausnahrnen - etwa im Streit des Paulus mit den Korinthern - im Hintergrund blieb, mag mit ihrer weiblichen, der mythologisch-paganen Umdeutung ausgesetzten Gestalt zusammenhangen. Die Entstehung der Christologie selbst hat sie - gerade in der frühesten Zeit - in entscheidender Weise mit beeinflu13t. Zum vollen Durchbruch kam sie erst, ais sie sich in den Logos, Gottes Schôpferwort, verwandelte, d.h. im Johannesprolog. Er bildet dann auch folgerichtig die Basis der christologischen Entwick!ung in der alten Kirche. M.a.W. : Wenn wir die christologische Grundfrage nach der Kontinuitat zwischen Jesus und dem Gottessohn und Logos der altkirchli­chen Christologie aufwerfen, dann werden wir - m.E. zwin­gend - auf das Problern der messianischen Weisheit Jesu und des Einflusses weisheitlicher Motive auf die früheste Erhôhungs­christologie ais dem entscheidenden Verbindungsglied zurück­verwiesen.

A la discussion qui suivit ont pris part MM. Chevallier, Ménard, de Savignac.

ACTION ET SAGESSE

SOUS LA DYNASTIE JULIO-CLAUDIENNE

par PIERRE GRIMAL (Paris)

Il convient d'abord de justifier les limites choisies pour cette étude : pendant la période considérée ici, et qui va de la fin des guerres civiles à la mort de Néron, s'est formée une organisation politique nouvelle, en rupture quasi totale avec celle qui l'avait précédée. La civilisation romaine a fait preuve, alors, d'une invention politique féconde : au début, c'est la recherche d'un nouvel équilibre, à la fin, après une crise très brève, c'est un monde nouveau qui sortira, celui des Antonins et, finalement, une notion apparaîtra, destinée à une grande fortune, celle de l'Empereur « cosmocrator >>. Rien que cela justifie que l'on isole cette période, qui se situe entre deux catastrophes : les guerres civiles et, après la mort de Néron, la lutte des quatre princes pour s'emparer du pouvoir.

Cette période a, de plus, vu s'opposer des« philosophes>> à ce qu'ils considéraient comme la tyrannie des princes. Ces conflits ont été sanglants ; le plus notable fut celui qui dressa les « stoï­ciens >> amis de Sénèque contre Néron. Mais il ne fut pas le seul ; d'Auguste à Néron, le pouvoir et les << personnes >> ont, parfois, été en lutte ouverte ; les conjurations n'ont pas été toujours pro­voquées par un désir des conjurés de s'emparer du pouvoir pour leur propre compte ; assez souvent, c'est au nom d'une philo­sophie de l'action qu'elles se sont produites. Et l'on constate aussi que les diverses philosophies alors en vogue ont contribué à élaborer le système politique nouveau.

Mais il convient sans doute de se demander ce que les hommes de cette époque entendaient par le mot de « sagesse >>. Le terme latin de sapienlia leur servait à traduire le terme grec de crocpL<X; ces deux mots désignaient la totalité de la vie intérieure, telle que l'ordonne la Raison. Sénèque, par exemple, écrit (Ad Luc. 90,

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27) : sapientia est ars uitae. Le mot ars e~traîne la notion d'acti­vité d'action. La << sagesse » ne se conçoit pas comme une pure et simple attitude mentale, elle est un ars, au même titre que les arles de toute sorte, les métiers, les techniques, des plus humbles aux plus complexes. .

Dans la lettre qui précède celle que nous venons de citer, Sénèque précise les rapports qui e~istent e~tre l~ << sage~se >~ et la<< philosophie>> (Ad Luc. 89, 4): przmum ... dzcam znter sapzentwm et philosophiam quid intersit. Sapientia perfeclum bonum _est mentis humanae; philosophia sapientiae amor est et adfectatw; haec eo tendit quo illa peruenit. La sagesse est donc conçue comme la réalisation parfaite de l'esprit humain, son. état de_ plus haute perfection. La philosophie n'est que la techmqu~ qm permet de s'élever jusqu'à celle-ci. Un philosophe de métier ne sera p~~· forcément, de par sa seule scienc~, u~ << sage ~-.Il fa~d;a qu Il dépasse sa technique, tout ce qm fait son metwr .. Sen_eque se défie, comme beaucoup de Romains, de la tentatiOn mtellec­tualiste.

La définition qu'il donne de la sagesse n'est pas propr_e à la doctrine stoïcienne, qui est la sienne. Elle est valab~.e. aussi ~?~r l'école qui est alors la principale concurrente du_ stOICisme, l epi­curisme. Pour les épicuriens, en effet, la possessiOn de la sagesse implique un genre de vie, celui qui mettra le <<sage >> à, l'.abri des peines et des angoisses apportées p~r l,e, monde ex~e.neur. L_a sagesse de l'épicurien sera, pour lm, l ~tat de plais~r p~rfait auquel le conduiront, d'une part, la co~naissan?e des mecamsmes du monde (la physique sera une partie essentiel~e de ce~~e ~r~­pédeutique de la sagesse), et de l'autre u~e ascese de l mdifie­rence, à laquelle s'ajoutera une contem~latwn des vale_u~s _fo,nda­mentales de la vie, symbolisées par les Images de la divimte.

Les Romains, ceux qui ont cou~ume d'av~ir, dans leur _m_aison, un ou deux philosophes grecs qm leur enseignent, quotidtenne­ment les techniques de la philosophie, se partagent presque éga­leme~t entre le stoïcisme et l'épicurisme. L'Académie, encore vivante dans les dernières années de la République, lorsque Cicéron et son ami Lucullus écoutaient les leçons d'Antiochus d'Ascalon, par exemple, semble à peu ~rès aba~~onnée_ au?' techniciens de l'Ecole ; peut-être parce qu elle ne s epanomssait pas spontanément en une sagesse. On l~. voit bi~n lorsque l'~n constate que Cicéron, dans les deux dermeres an~ees de ~o~ exis­tence, fait la part de plus en plus larg~ au stoïc~sme. Amsi dans le De officiis, où il s'efforce de détermmer les regles fondamen­tales d'une sagesse << pratique ».

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Il est, enfin, un troisième courant de << sagesse », dont il faut tenir compte, dans ce bilan des doctrines qui dominent la période julio-claudienne. Ce courant est celui du mos maiorum : une sagesse d'inspiration nationale et romaine, qui n'est pas fondée sur une philosophie, du moins en son principe, mais qui tend à le faire. L'école des Sextii est, à cet égard, importante.

De Sextius le Père nous ne savons pas grand-chose ; essen­tiellement ce que nous dit Sénèque, qui avait suivi l'enseigne­ment de ses élèves, Sotion et Papirius Fabianus. Nous savons qu'il enseignait en grec, mais que sa doctrine était d'inspiration essentiellement romaine. Sénèque le rattache au stoïcisme, sans doute d'une manière un peu arbitraire, et seulement dans la mesure où le stoïcisme était depuis longtemps apparu aux Romains comme une sorte de justification en raison de leurs propres maximes, découvertes spontanément et adoptées d'ins­tinct. Sextius encourageait à pratiquer les vertus traditionnelles du Romain ; il avait quelque prédilection pour les métaphores et les comparaisons militaires. Il vit le combat contre la Fortune comme un duel, sur le front de bataille (Ad Luc. 64, 4). Evidem­ment, l'essentiel de son enseignement résidait dans son rayonne­ment personnel, encore sensible à travers l'enseignement de ses élèves, et la lecture de ses livres. Sextius lui-même n'avait pas consenti à exercer des charges politiques, auxquelles avait voulu l'appeler la volonté des nouveaux maîtres. << Sextius le Père refusa les honneurs, écrit Sénèque ; lui qui était homme à devoir gouverner l'Etat, il n'accepta pas le rang sénatorial (le << lati­clave ») que lui proposait César » (Ad Luc. 98, 13). Sénèque suggère une raison de ce refus : c'est que, pensait Sextius, ce que l'on pouvait vous donner, on pouvait aussi vous l'ôter. Ces mots, écrits par Sénèque au cours de ces derniers mois de sa vie, sont significatifs : Sextius n'avait pas voulu sacrifier sa liberté, son autonomie, s'incliner devant la volonté d'un homme. Il se situait dans la ligne de Caton, se suicidant à Utique pour ne rien devoir au vainqueur. Mais l'autonomie de l'être, son cxù-r&p­xc:~cx sont l'un des aspects essentiels de la sagesse. Le Souverain Bien, disait déjà Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, ne peut se définir que dans la liberté et l'autonomie. Sa conquête ne saurait dépendre de quoi que ce soit d'extérieur à l'être - ou, du moins, en dépendre le moins possible. On voit que la tradi­tion romaine, qui refusait les << tyrans », en même temps que toute dépendance par rapport à un autre, rencontrait les raison­nements des philosophes grecs. C'est à la confluence des deux courants que se situe Sextius.

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Si l'on admet que la tradition du mas maiorum, avec Sextius et son école, tend de plus en plus à se confondre avec un stoïcisme éclectique, il reste à considérer quelles sont, à l'égard de l'action, les positions des deux écoles principales de ce temps, l'épicurisme et le stoïcisme « orthodoxe ». En apparence, ces positions sont opposées et, à s'en tenir aux textes, inconciliables.

L'épicurisme, on le sait, refuse l'action politique, ou du moins s'en défie. Il n'est pas nécessaire de citer ici les textes qui le montrent, ils sont connus de tous. Mais il n'est pas inutile de rappeler que cette interdiction, pour l'aspirant à la sagesse épi­curienne, de participer à la vie de la cité, n'est pas aussi formelle qu'on le dit souvent. Si l'aspirant à la sagesse ne peut se passer de l'action, si le fait d'en être privé risque de le rendre malheureux, et de compromettre son cXT!Xp~X~liX, alors il peut s'y adonner, mais à ses risques et périls, et ce sera à lui de juger, chaque fois, ce que doit être sa conduite (Plutarque, De tranq. an., II, p. 465 f = Usener, no 555). Il y a là une concession importante, dont ne se feront pas faute d'user les plus notables épicuriens de Rome.

A l'inverse de l'épicurisme, le stoïcisme ordonne à ses adeptes d'être « utiles au plus grand nombre possible )) ( prodesse quam plurimis). La société humaine, en efiet, est un fait de nature, les hommes sont portés les uns vers les autres par une concilialio, une sorte d'amitié naturelle, qui les fait s'entraider; si l'on manque à ce principe, on pèche contre la Nature. L'action dans la cité est donc l'un des officia, non seulement du sage, mais de tout citoyen. D'autre part, Sénèque rappelle, dans le De tran­quillitale animi, que l'âme humaine est agilis, qu'elle est faite pour se mouvoir et agir, de par sa constitution physique elle­même. Etincelle échappée au feu divin, elle tend à monter vers sa source, elle s'élève comme une flamme et est animée d'un mouvement incessant. La vie purement contemplative risque donc de lui peser. Elle ne peut s'épanouir que dans l'action - non pas n'importe laquelle, certes, mais une action réglée, conforme à la structure de l'univers et, notamment, dans l'action politique, en vertu de la conciliatio hominum.

Telle est donc la double ambiance dans laquelle va se poser, à partir de la fin de la République, le problème des rapports entre la Sagesse et l'Action. On voit tout de suite que cette « action )) consistera essentiellement en participation à la vie politique. Problème qui sera posé dès avant la révolution de 49 av. J.-C., mais qui prendra toute son acuité avec la victoire de César.

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LE PROBLÈME POUR LES ÉPICURIENS

A la fin de la République, l'épicurisme compte à Rome de nombreux adeptes, dont la plupart sont des << nobles » engagés dans une carrière politique et à qui, par conséquent, se pose le problème, dans leur vie personnelle. Nous connaissons ce que l'on peut appeler le << groupe de Philodème )), un philosophe épicurien et poète syrien, qui vit dans l'intimité de Calpurnius Piso Caesoninus, le beau-père de César. César et quelques-uns de ses lieutenants en Gaule sont adeptes de l'épicurisme. Après le début de la guerre civile, c'est le cénacle épicurien de Naples, groupé autour de Siran, le maître de Virgile. Bientôt, il faudra joindre Horace, lui aussi très imprégné d'épicurisme. Tous ces hommes se rallient sans difficulté au régime de César. La pensée profonde qui les anime est celle d'Epicure : il faut, pour que le sage puisse parvenir au bonheur parfait, qu'il vive dans une société bien gouvernée, en dehors du trouble et des guerres. Dans une cité de l'olium. Ce soin peut être laissé à des hommes d'Etat, ou à un roi (comme cela se passait dans le monde hellé­nistique), sans que les « sages )) exercent la moindre activité publique. Ou du moins l'exercent d'une manière ostensible. Dans l'entourage d'Auguste, Mécène aura une grande influence, mais, comme Sextius (mais pour d'autres raisons), il refusera de revêtir les honores ; il demeurera simple chevalier, c'est-à-dire qu'il ne sera ni édile, ni préteur, ni consul. Son action restera sur le plan de l'amitié épicurienne. Les épicuriens ne sont pas des solitaires, loin de là, ils savent que la parfaite tranquillité de l'âme ne saurait être trouvée en de hon; de l'amitié ; il leur est néeessaire de se trouver dans un milieu paisible, de toutes les manières, et en sympathie avec eux. Le principal danger de l'activité politique consiste, précisément, pour eux, dans le fait que cette carrière entraîne fatalement à des prises de position qui provoquent la jalousie ou l'hostilité des autres citoyens, et cela risque de compromettre le calme intérieur. L'idée de jalousie est essentielle dans cette analyse : l'homme qui se met en vue, qui s'élève au-dessus des autres sera jalousé ; il en éprouvera de la peine et cela le rendra triste. D'où l'un des conseils les plus fréquemment donnés par le maître : << cache ta vie », À&8e ~~WO"IXÇ (Usener, n° 551 et s.).

Il ne s'ensuit pas que les épicuriens soient dépourvus d'idées politique~. Il nous a semblé autrefois (v. notre article sur Le bon roi selon Philodème ct la royauté de César, REL, XLIV,

SAGESSF. 7

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194 SAGESSE ET RELIGION

1966 p. 254-285) que Philodème, au service de César, avait tracé le plan d'une « monarchie » ép_icu~ienne, d~ns, laq~elle le roi, en l'occurrence César, s'entourer~It dun consml d _amis, po~r assurer la paix et le bonheur aux citoyens. Ce conseil des amis aiderait le roi à régir la cité selon les << vertus », c'est-à-dire la modération, etc.

Cicéron était violemment hostile à l'épicurisme et à sa ten­dance, qui le portait à éloigner ses a~eptes de la_ vie politique. Il voyait là un manquement aux traditwns r.omames e~ co~me une désertion. Bien que, sans aucun doute, ~es ar ( e~ Philo?eme) aient pensé à lui pour jouer dans le << conseil ~u rm >> le, role de Nes tor, le sage conseiller, il ne paraît pas. avmr a~c~pte ce que lui offrait ou lui faisait offrir César. Pour lm, la traditwn romame de la liberlas exclut tout recours à un roi. . . , .

On ne s'étonnera donc pas que ce soit dans un miheu epi­curien que se soit développée la notion de << principat », qui prit naissance avec Auguste, et se manifesta d'abord par ce que l'on appelle la tentative de redressement. mo_ral d'.~u~uste. ,

Le principat s'est édifié sur la '?ct~ Ire miht~Ire remportee par Octave sur Antoine ; cette victmre, consequenc.e _de la bataille d'Actium (2 sept. 31 av. J.-C.), ma_rq~a la_ de~a~t~ de l'esprit << césarien », incarné par Antoine. Celm-ci av~It _hente les projets de César, d'établir une royauté d' esse~ce mh~aire. ( com­parable à celles qui étaient issues de la conquete maced_omenne). En Orient il s'était comporté en successeur des Diadoques. Or, on sa~ait bien, à Rome, quelle av~it été la ~onséque~ce de cette ambition de César : elle avait provoque la conJ~­ration de Brutus et Cassius, et l'assassinat du dictateur. C'était un exemple typique de ce que po_u;?it _fa~re 1~ « ~alo~sie », l'hos­tilité conçue contre un homme qm s etait eleve à l e:cces au-d_essus des autres citoyens. On discerne là une des raisons qm o~t détourné Octave de reprendre le dessein de so~ père _adoptif. La << sagesse épicurienne » lui a sur ce. point servi de gmd~ ..

Certes, on peut objecter que la Simple prudence, P?hti_que, sans qu'il soit besoin de recourir à des argume~ts epicunens, suffisait à lui suggérer cette attitude. Le souvemr des Ides d: Mars n'était pas ancien. Mais deux séries de textes tendent a montrer que l'influence épicurienne n'est pas absent~ : deux poètes considérés comll_le _particulièrement représentatifs de la pensée augustéenne, VIrgile et Horace, nous en apportent le témoignage. , , . ,

C'est d'abord le prologue au livre III des (Ieorgzques (v. nolle article Inuidia in felix, in Mélanges .J. Bayet, Bruxelles, 1964,

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p. 243-254), où Virgile, sans doute en 29 av. J.-C. (en un temps où Auguste est encore Caesar Octauianus), montre le jeune vainqueur brisant le cycle infernal de l'inuidia et parvenant, par conséquent, à éviter le sort de son père adoptif. La vieille dialectique « pouvoir-envie-anarchie », décrite autrefois par Lucrèce au livre V (vers 1120 et s.), se trouve rompue, et c'est le « miracle d'Octave ». Comment ce miracle se produisit-il ? Certainement pas en raison d'une intervention divine parti­culière ; Virgile, pas plus que Lucrèce, ne croit à l'action exercée par les dieux dans les affaires humaines. Mais il sait que le nou­veau Caesar possède une qualité susceptible de rompre l' enchaî­nement « infernal » : il possède une auctoritas que lui a conférée sa victoire, et cette victoire elle-même a été rendue possible par l'acquiescement, le consentement de toute l'Italie, qui l'a soutenu dans la lutte contre Antoine. Cette auctorifas, ce consensus sont capables de réduire à l'impuissance l' inuidia des citoyens. C'est pourquoi Virgile insiste sur la gloire acquise par Octave :

Géorgiques III, 46 :

max lamen ardenlis accingar dicere pugnae Caesaris el nomen fama fol ferre per annos Tithoni prima quoi abest ab origine Caesar.

La '' gloire » (ici, fama) est une force sociale avec laquelle doit compter l'analyse politique. Octave lui-même n'est pas un '' sage J> ; il se trouve dans une position qui le met en dehors des mécanismes politiques habituels. Son destin sera un destin d'exception. Et il possédera le pouvoir d'ordonner la cité selon les valeurs de la Sagesse. Le vieux rêve de Philodème se trouve­rait ainsi réalisé, avec une génération de retard !

Il n'en restera pas moins que les hommes ordinaires éviteront la vie politique - ainsi que la gloire ! Ils pourront le faire d'autant mieux que la victoire d'Auguste leur assurera les meilleures conditions pour atteindre l'ataraxie.

Est-il utile de signaler que cette position de Virgile en 29 a été préparée, annoncée par la première Eglogue, une dizaine d'années plus tôt? Ce Virgile ''épicurien n n'est pas un mirage, une illusion, il appartient réellement à l'histoire.

Le second texte (ou plutôt un ensemble de textes) d'inspira­tion épicurienne et relatif à la politique au temps du principat naissant est constitué par les Odes romaines d'Horace (III, Odes, 1 à 6). Nous avons essayé de montrer ailleurs (Les Odes romaines et les causes de la guerre civile, REL, Lill, 1975, p. 135-156)

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que eet ensemble de pièces, composées entre 29 et, peut-être, 25, ou 26 av. J.-C. (précisément pendant la période où le principat est à la recherche de sa formule définitive) a pour thème central l'analyse des conditions qui ont provoqué la guerre civile et, en conséquence, des remèdes qu'il conviendrait d'apporter à cette «dynamique >>. Cette analyse d'Horace, à la suite de celle que les théoriciens de la vie politique, depuis Polybe, avaient esquissée et développée, tend à considérer que l'une des causes des dissen­sions civiques et, finalement, de la guerre que Rome se livre à elle-même, réside dans l'enrichissement de la eité et son dévelop­pement excessif. L'enrichissement provoque la naissance de sen­timents asociaux : les pauvres envient les riches (nous retrouvons ici le thème de l'inuidia), et les riehes, pour s'assurer des appuis, se livrent à des largiliones ; la puissance sociale finit par être fondée sur la corruption des pauvres par les riches et, corréla­tivement, les pauvres détiennent la réalité du pouvoir. C'est ce que Polybe appelait l'ochlocratie, le << pouvoir de la foule >>

(ou de la canaille, dans son esprit), qui ressemble fort à l'anarchie. Et l'on retrouve ici l'analyse lucrétienne. On ne s'en étonnera pas, si l'on songe que Polybe, probablement, se souvient ici des leçons aristotéliciennes, et que, de son côté, l'épicurisme est issu de l'aristotélisme.

Cette parenté, rendue probable par la simple considération de l'histoire de la philosophie, se trouve confirmée par le fait qu'Epicure, lui aussi, faisait une large place à l'action démorali­satrice de la cupidilas, qu'il considérait comme la cause de maux sans nombre, dans la vie personnelle mais aussi dans la vie sociale :

Lucrèce V, 1117 et s. :

quod si qui uera uilam ralione gubernel, diuiliae grandes homini sunl uiuere parce aequo anima, neque enim est umquam penuria parui.

Pour les épicuriens, cette soif de l'argent n'est qu'un effet d'une passion plus profonde, la crainte de la mort. Amasser de l'argent, c'est essayer d'échapper à la condition des autres, se sauver seul. Et cela entraîne pour la cité des conséquences dramatiques : la cupidilas, l'auarilia, est ainsi une véritable force de dissociation dans la cité ; elle entraîne l'abandon des disciplines nécessaires, du respect des lois divines et humaines, etc.

Telle est l'analyse à partir de laquelle Horace va élaborer sa doctrine du redressement moral, qu'il présente dans les six

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premières odes du livre III, sous la forme d'une révélation quasi mystique, proposée aux << cœurs purs >>, à ceux qui vont vivre l'âge suivant : pueris el uirginibus. Ceux-là pourront commencer ab integra à bâtir une cité nouvelle.

Le programme proposé par Horace est d'ordre à la fois politique et philosophique ; ce n'est pas une utopie, mais la suggestion de mesures précises, où s'allient la sagesse épicurienne et, dans une large mesure, la sagesse du mas maiorum.

Que ce programme ait des aspects politiques et pratiques, cela est évident. Par exemple le conseil de réduire le rôle de l'argent dans la cité. Il est superflu de rappeler ici que ces conseils avaient déjà été donnés par Salluste à César dans les Lettres (dont il ne faut plus contester l'authenticité), et qu'Auguste (comme d'ailleurs César) s'efforcèrent de créer une organisation financière de l'Empire différente du système créé par les grandes compagnies fermières. On ne rappellera aussi que pour mémoire la fin des compétitions électorales fondées sur la brigue, la créa­tion de procuralores enlevant aux gouverneurs sénatoriaux une grande part de leur action dans le domaine financier, etc. Il n'est donc. pas possible de voir dans les Odes romaines, à cet égard, qu'une déclamation vaine. Sur ee point, le programme d'Horace rejoint l'analyse épicurienne et aussi, dans une certaine mesure, la tradition du mas maiorum, qui s'était toujours défiée de la richesse mobilière et avait vanté les vertus de la pauvreté.

Mais, où l'empreinte épicurienne est le plus sensible, e'est dans l'affirmation d'Horace que tout doit être réglé par le lene consilium - eelui du Prinee, c'est-à-dire la sagesse éclairée, sa <pp6vY)crtÇ (prudenlia). On sait que les épicuriens aeeeptaient les autre vertus fondamentales ( aeeeptées aussi par les stoïciens), parmi lesquelles la prudenlia, ou clairvoyance, tenait le premier rang.

Cette sagesse clairvoyante est opposée par Horaee à la démesure symbolisée par les Géants en lutte contre Zeus. Les Géants incarnent les passions humaines, avec. Orion (le désir charnel) Tityos (l'auarilia), Pirithoos (l'impiété). La puissance de Jupiter est celle de la Raison. Une eité dont les forees demeu­rent incontrôlées est vouée à sa perte :

III, 4, 65 :

Vis consilii expers mole ruit sua). uim lemperatam di quoque prouehunl

in maius : idem odere uires amne nefas anima mouenlis.

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Cette strophe répond à l'analyse polybienne, qui veut que toute cité, passé un certain degré de puissance, ne puisse que dégénérer (idée évidemment aristotélicienne, et tirée de l'obser­vation des phénomènes biologiques) ; pour Rome, la<< puissance» ( uis), si elle est réglée par la prudenlia, c'est-à-dire la sagesse, peut accroître l'Etat sans fin. Il ne s'agit plus, comme dans le texte virgilien, de surmonter une dynamique politique, mais une dynamique de la puissance. Mais, dans l'un et l'autre cas, l'idée essentielle est d'échapper à la fatalité de la décadence, dont la guerre civile n'est que l'instrument.

Pour Horace, la sagesse qui rompra le mécanisme dénoncé par Polybe sera celle d'un Roi. Comme dans le texte de Virgile, et dans le traité de Philodème. Elle ne sera pas forcément conquise par le citoyen comme personne, comme homme privé ; elle constituera un idéal collectif, possédé par le Prince, qui sera le Reclor de la communauté. Sa conduite reprendra toutes les démarches du « sage '' épicurien : domination établie sur les passions, de l' auaritia (dans la cité), de l' ambitio, qui engendre l'inuidia et les dissensions, piété aussi (les épicuriens connaissent et exaltent cette vertu. Il existe un traité de Philodème m:pl. eûcreodocc;.

Ce rôle politique de la Sagesse, incarnée par le Prince, est l'une des composantes du Principat. Il a été proclamé, dès le début du régime, non par les philosophes, mais par le sénat, lorsque celui-ci a décerné à Auguste le « bouclier d'or '' ( clupeus aureus) en 27 av. J .-C. (Res Gestae, 34, 2). Les quatre vertus proclamées ainsi « cardinales '' dans l'ordre de la vie politique sont précisées par une inscription (CIL VI, 876): clupeum uirtutis clemenliae iustitiae pietatis causa. Ces quatre vertus ne sont pas, nommément, les quatre vertus cardinales de la Sagesse ( prudentia, iustitia, forlitudo, femperanfia), mais elles leur ressem­blent fort, d'abord par leur nombre, ensuite par leur contenu, la uirlus étant évidemment ici le courage ( = forlitudo), la iustitia figurant expressément dans la liste, la clementia s'oppo­sant aux emportements de la colère et, par conséquent, rattachée à l'ordre de la lemperantia (maîtrise de soi), la pietas, enfin (qui, dans les classifications stoïciennes, ressortit de la justice), apparaissant comme la vertu romaine par excellence, celle qui réalise dans les actes le sentiment de la solidarité universelle, de la reconnaissance envers les parents, les dieux, les alliés, etc. Ici, on peut, non sans quelque complaisance, considérer qu'elle tient lieu de prudentia, dans la mesure où elle repose sur la conscience prise par le sujet de l'ordre moral sur lequel repose le

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monde. Mais il n'en reste pas moins que les Pères ont évité de nommer la prudentia, sans doute parce que, trop proche de la cpp6v"f)crtc;, elle risquait d'apparaître comme chargée de relents d'école. Le sénat parle au nom des vertus traditionnelles de Rome. Nous ne pouvons pas nous empêcher de constater que ces vertus sont fort proches de celles que les philosophes considèrent comme les quatre « piliers de la sagesse ». Le règne d'Auguste sera, pensent-ils (ou affectent-ils de penser) le triomphe de celle-ci.

Mais nous noterons en même temps que ces quatre vertus sont envisagées sous leur aspect essentiellement actif, dans leur orientation sociale. Il en va ainsi pour le courage et la justice, évidemment, mais, ce qui est plus significatif, les deux vertus « théoriques '' des philosophes grecs (lemperanlia et prudentia) sont remplacées ici par leur équivalent actif, la clementia et la pietas, qui impliquent des comportements envers autrui plus qu'une attitude intérieure. Et on le comprend, puisqu'il s'agit de définir une application politique, sociale, de la Sagesse.

En cette mémorable séance du Sénat, l'année 27 av. J.-C., lorsque fut« inventé» le terme d'Auguslus, et lorsque fut décerné au jeune Octavien le bouclier d'or, mos maiorum et vertus philo­sophiques se rapprochent au point de s'identifier presque totale­ment. Rapprochement amorcé depuis bien longtemps, et auquel avait travaillé Cicéron vers la fin de sa vie (dans le De officiis), mais qui se trouve ici solennellement consacré. On admet comme une vérité indiscutable que la version romaine du Sage comporte une aperception instinctive des vertus philosophiques- c'est-à­dire des « excellences spirituelles n ( cXFETocl.) - sans qu'il soit nécessaire de passer par la dialectique ni un entraînement intel­lectuel particulier. Le « sens social n que doivent posséder les Romains dignes de ce nom, et dignes de participer à la vie politique, y suppléera.

La notion de lene consilium, exaltée par Horace pour définir la Sagesse souveraine du Prince, résume le double aspect de la sagesse romaine : d'abord une volonté clairvoyante capable de diriger la cité ( consilium), une intelligence pratique, ensuite un sentiment de bienveillance éclairée, exprimée par l'adjectif lene, un élément affectif, que l'on retrouve dans la vertu de pielas, inscrite au bouclier d'or.

Ainsi, les Odes romaines d'Horace permettent de définir, à partir d'une analyse politique d'inspiration épicurienne, une conception vraiment romaine de la sagesse, et l'on constate que cette sagesse politique est un élargissement de la sagesse person­nelle, celle qui est considérée comme capable de conduire l'indi-

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vidu au bonheur. La même efficace lui est attribuée, mais au service de la cité entière. Cette sagesse est orientée vers l'action ; l'organisation de l'Etat. Elle a un champ d'action essentielle­ment politique ; elle s'accomplira dans l'exercice des institutions et des lois. Auguste s'efforcera de réprimer toutes les forces << irrationnelles » qui sont autant de forces corruptrices : les errements de tout ordre, l'adultère, mieux, l'abstention de ceux qui, refusant des unions légitimes, capables de donner naissance à des enfants de leur rang, vivent avec des affranchies et acceptent que leur lignée s'éteigne avec eux. L'ambition, que Lucrèce considère déjà comme l'un des fléaux de la société et de la per­sonne, sera combattue par la réorganisation des carrières poli­tiques, et la « présentation )) des candidats par le Prince. La même sagesse réglera la conduite des armées (refuser les guerres de conquête, surtout celles qui ont pour but la quête de la richesse : «L'or sera mieux en sa place s'il n'est pas découvert», dira Horace) et les rapports avec les peuples étrangers.

Comment peut-on définir cette sagesse ·politique? D'abord, elle est incarnée en un homme, le Princeps. Elle a pour fin le bien de l'Etat. Le Prince incarnera toutes les vertus de la sagesse, en insistant sur leur mise en œuvre pratique. Il sera le vivant idéal du Sage, ce qui lui procurera une auctoritas particulière et le mettra, espère-t-on, à l'abri de l'inuidia.

Telle est bien, en effet, l'image qu'Auguste a voulu donner de lui-même, si l'on en juge par ce que nous dit Suétone. Il a voulu que sa vie fût conforme à l'idéal antique de simplicité, refusant le luxe « moderne ». Sa femme et sa fille tissent elles-mêmes ses toges et ses tuniques. Sa maison est modeste (il recourt, lorsqu'il a besoin d'une demeure plus magnifique, par exemple pour rece­voir des ambassadeurs étrangers, qui sont sensibles aux grandeurs d'opinion, aux maisons de ses affranchis, qui sont plus élégantes et plus riches que la sienne). Il se montre affable envers tous, comme il convient à un homme parmi les hommes ; il est parti­culièrement sensible à l'amitié, dont il pratique toutes les nuances, se gardant de reprendre ses amis lorsqu'ils sont dans leur tort, et ce trait suffit à le rapprocher de la pratique épi­curienne. Il n'ignora pas la vertu de clémence (quand il eut à réprimer la conjuration de Cinna, il découvrit la valeur de cette vertu). Mais il témoigna aussi de sa justice, allant jusqu'à se montrer sévère à l'égard du peuple, sans faiblesse ni démagogie (il répondait aux demandes de ceux qui lui conseillaient de faire à la plèbe des distributions de vin que « son gendre Agrippa leur avait assez donné d'eau à boire J), lorsqu'il avait construit

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de nouveaux aquedu·cs). Il fait preuve de piété envers les dieux, en rétablissant les sanctuaires délabrés, et il est significatif qu'il l'ait fait sur les conseils d'Atticus, philosophe épicurien. Ce n'est pas qu'il ait cru que les dieux se préoccupent directement de la conduite des affaires humaines, mais parce que le culte des divi­nités appartient à l'ordre public, que la pietas envers les dieux est garante de la stricte discipline des mœurs : par-dessus tout, c'est le relâchement de celles-ci qui est à craindre, le luxus, qui est, avant tout, un péché contre la sagesse et, plus particulière­ment, la vertu de temperantia.

Toutes les Res gestae sont un témoignage de la justice d'Auguste, de sa générosité, de sa maîtrise de soi. Ainsi, au chapitre 34, 3 nous lisons :

post id lempus auctorifale omnibus praesliti, potestatis autem nihilo amplius habui quam celeri qui mihi quoque in magislratu fuerunt.

Une telle attitude, de la part d'un homme qui possède la force, relève de la tempaantia; l'auctoritas n'est que l'estime morale dans laquelle la cité le tient, et qui est due, précisément, à cette « sagesse )) dont témoigne le Prince.

Un homme à la sagesse éminente : tel est l'idéal qui demeurera vivant, même aux pires moments, pendant toute la dynastie, mais un idéal qui ne prendra sa pleine signification que plus tard, à partir de Trajan. Et cela, en dehors des influences épicuriennes. Il existera d'autres « lectures n de la sagesse du Prince.

Et d'abord une lecture « populaire )). L'idéal de sagesse, s'il est pleinement atteint, a pour conséquence de transformer, aux yeux de tous, celui qui y parvient en un véritable « surhomme n,

un Homme divin (6ûoç &.v~p), inspiré par les Muses, ainsi que le suggère Horace dans l'Ode, III, 4 :

uos lene consilium et datis et data gaudetis, almae ...

Le vieux symbole platonisant est utilisé pour exprimer la valeur éminente conférée par la sagesse politique. Auguste (que ce surnom place parmi les puissances surhumaines) est, par sa seule origine, au-dessus des mortels. Il est diui filius, fils d'un dieu, qui est César.

L'interprétation populaire de ce caractère éminent fera inter­venir les cérémonies de l'apothéose, les temples, les prêtres spéciaux (les sodales augustales), etc. Les philosophes épicuriens savent que cette interprétation est grossière ; pour eux, ils sont

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persuadés, plus profondément, que la divinité d'Auguste n'est que la traduction de son excellence humaine, de son &pe:TI].

Un homme comme Tibère refusera pour lui-même cette divi­nisation de sa propre excellence. On peut voir dans l'ouvrage de Fritz Taeger, Charismata, II, les mesures que prit Tibère pour limiter à Auguste lui-même les manifestations qui tendaient à en faire un dieu ; il en exclut expressément Livie : à ses yeux, la << sagesse >> de l'empereur appartient en propre à celui-ci ; elle n'est pas l'apanage d'une gens. Il estimait qu'elle ne pouvait être proclamée que la preuve une fois faite de sa réalité, et, en fait, une fois l'empereur disparu.

Mais la résistance de Tibère ne réussit pas à effacer le carac­tère divin reconnu au Prince par la conscience populaire - un caractère qui n'avait pas pour seule source le sentiment de sa sagesse éminente. Nous le retrouverons chez Sénèque, à propos de Néron, dans le De clemenlia, et le philosophe stoïcien lui assignera alors une signification toute autre.

LA PERSPECTIVE STOÏCIENNE

Nous avons rappelé, au début de cette étude, comment les rapports de la sagesse et de l'action étaient bien différents, pour les stoïciens, de ce qu'ils étaient pour les épicuriens. Ceux-ci, parce qu'ils se défiaient de l'action politique pour l'aspirant à la sagesse, étaient prêts à incarner leur idéal dans un autre, et à lui abandonner le souci de l'action. Les stoïciens, au contraire, vivaient ce débat en eux-mêmes, sur le plan de la conscience individuelle, et non sur celui de la cité.

Cela entraîne une première conséquence : le dialogue entre Sagesse et action sera pour eux moins aisé, moins harmonieux, et, en même temps, plus dramatique, dans la mesure où il sera plus soumis aux péripéties de la vie politique et où l'engagement indi­viduel sera plus total. Il arrivera même que le drame ainsi vécu aura un dénouement sanglant. Ce qui sera le cas pour Sénèque et aussi, nous l'avons rappelé, pour ce que l'on désigne, assez improprement, sous le nom de l'opposition stoïcienne (une idée qui a été illustrée par G. Baissier et qui survit jus qu'à nous).

A priori, il n'existe aucune opposition de principe entre stoïcisme et principat, ni entre stoïcisme et monarchie déclarée. Au contraire, la monarchie est conforme à l'idéal stoïcien, dans la mesure où le monarque incarnera les vertus fondamentales qui constituent la sagesse. Et, sur ce point, épicuriens et stoïciens

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se rencontrent. Mais cela suppose que le « roi >> soit docile à la voix des philosophes! Si Zénon avait été le conseiller d'Antigone Gonatas, si Sphaïros avait prêché sa doctrine à Sparte puis à Alexandrie, si Blossius de Cumes avait été le familier de Tibérius Gracchus, jamais le sage stoïcien n'avait lui-même exercé le pouvoir.

Or, il s'était produit qu'à Rome un stoïcien, Caton, descen­dant de l'illustre censeur, avait été directement au service de l'Etat. Il avait pratiqué un stoïcisme rigoureux, qui l'avait conduit à refuser, au prix de sa propre vie, la clémence de César. Nous avons dit qu'il voulait ainsi, d'abord, affirmer sa liberté. Il le faisait en Romain, mais aussi en sage stoïcien, soucieux de conserver la cohérence de sa conduite. Cette vertu, placée très haut par le Portique, s'appelle la conslanlia : puisque le Sage parvient d'emblée à la perfection, dans sa vie et sa conduite il ne saurai~ se repentir. Caton avait choisi le parti du Sénat: il ne pouvait l'abandonner; il n'avait pas le droit de se déjuger. Et, pour cette seule raison, il se trouva que, d'emblée, le stoïcisme sembla être lié à la libera res publica et incompatible avec la monarchie. Mais c'est là un accident historique, que les adver­saires de César se hâtèrent d'exploiter, tandis que César lui-même com~osait un Anti-Calon, destiné à séparer la cause de la philo­sophie de celle de ses adversaires à lui-même.

La « résistance >> de Caton, désormais considéré comme héros et martyr de la sagesse stoïcienne, se comprend assez bien si l'on regarde la manière dont le stoïcisme romain s'était installé depuis près d'un siècle, avec l'enseignement de Panétius et l'attitude des cercles stoïcisants qui s'étaient formés parmi ses élèves. Nous voyons, par le De offîciis de Cicéron, que les vertus stoïciennes avaient été orientées par Panétius vers la pratique politique. Elles devaient servir à former l'homme d'Etat en développant chez les adeptes la vertu de justice, considérée comme la première de toutes dans cette perspective, puis celle de te:rzperantia, qui était destinée à donner de soi-même une image sédmsante, conforme au decor. Mais, s'il est vrai qu'une telle formation est accessible aux meilleurs esprits, il s'ensuit qu'elle avait pour résultat de favoriser l'avènement de tout un ensemble de « sages >> entre les mains de qui était placé l'Etat. L'inflexion politique prise par le stoïcisme dans l'enseignement de Panétius co~respondait admirablement au régime oligarchique qui gouver­nai~ la République romaine depuis l'époque de Sulla et plus anciennement, au temps de Scipion Emilien. Tous les sénateurs « philosophes » constituaient une sorte de communauté des

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sages- version stoïcienne des optimales ou uiri boni que Cicéron tenta longtemps de rassembler autour de lui.

Cela explique que le stoïcisme, en cette fin de la République, se soit presque totalement identifié avec le régime politique alors en vigueur. Cette évolution, relativement récente, de la doctrine, ne correspond pas aux données originelles, nous l'avons dit. En droit, le stoïcisme est indépendant de tout régime donné. Son influence politique essentielle consiste à offrir à l'homme d'Etat un certain nombre de valeurs qu'il considère comme réalisant la plénitude de la nature humaine. C'est ainsi qu'il exaltera la vertu de solidarité, qui se traduira par la justice, mais aussi par la pratique de l'équité ; il fera en sorte que le faible soit protégé par le fort, que partout s'exerce la bienfaisance, que les riches donnent à ceux qui se trouvent dans le besoin le moyen de ne pas être accablé par les nécessités élémentaires de l'existence. Et cela se révèle possible aussi bien dans une république oligar­chique (éventuellement teintée de démocratie) que dans une monarchie.

Avec Caton et ses amis, le stoïcisme s'était affirmé comme une doctrine active et politique. Au temps d'Auguste, le stoïcisme connaît (en raison des circonstances que nous avons dites) une sorte d'éclipse, dont nous est témoin un texte conservé par Sénèque dans le De tranquillitate animi (III, 1 et s.). C'est une déclaration d'Athénodore, fils de Sandon, stoïcien élève de Panétius et ami personnel, en même temps que conseiller d'Auguste. Athénodore, qui écrit, sans doute, au cours des trou­ble de la guerre civile, peut-être vers 43 ou 42, déclare ceci : << Sans doute le mieux serait-il. .. de s'adonner totalement à l'action, à la pratique des affaires publiques et des charges de la cité ... , mais puisque, au milieu ... de cette ambition folle qui règne parmi les hommes, que tant de gens malintentionnés interprètent dans le mauvais sens ce qui est conforme au bien et que l'on rencontrera toujours plus d'obstacles que d'appuis, il faut se retirer du forum et de la vie publique ... Il faudra vouloir être utile à chacun isolément et à l'ensemble des hommes, par son intelligence, sa parole, sa clairvoyance ... n

Les circonstances dans lesquelles se place cette déclaration sont évidentes : nous sommes dans le tumulte des guerres civiles, et, à ce moment, la sagesse n'a plus sa place. Athénodore va donc conseiller à ses disciples une attitude nouvelle : se résigner à ne plus pratiquer une politique active, mais se replier dans l'action purement intellectuelle. On songe à Salluste et aux prologues du Catilina et du Jugurtha. Quant à lui, Athénodore mettra ses

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conseils en pratique ; il s'attachera à Octave et s'efforcera de l'aider << par son intelligence, sa parole, sa clairvoyance n - ce qu'il fit, nous le savons (nous renvoyons, pour sa carrière << poli­tique net son rôle auprès d'Auguste, à nos deux articles, Auguste et Athénodore, in REA, XLVII, 1945, p. 261-273, et XLVIII, 1946, p. 62-79). Le stoïcisme, avec lui, retrouve le rôle qu'il avait assumé au temps de Zénon et de Sphaïros. Ce qui montre bien qu'il n'existait aucune antinomie véritable entre lui et le régime monarchique. Lorsque le devant de la scène est abandonné aux Princes, les sages se retirent, dans l'ombre, et s'efforcent de servir, malgré tout, l'humanité.

La position épicurienne et la nouvelle position stoïcienne tendent donc à se ressembler. Comme pour les épicuriens, l'action est alors confiée au Prince. Il existe pourtant une différence : tandis que les épicuriens se réservaient toujours le droit de demeurer en leur <<jardin secret n, en la seule compagnie de leurs amis, sans avoir conscience de manquer à leur devoir, les stoïciens ne considèrent la vie purement contemplative que comme un pis­aller, dont ils ont toujours un peu honte. Ainsi le veut la logique du système stoïcien, et le dogme de la solidarité humaine. Mais c'est, en outre, une exigence romaine profonde ; si un philosophe grecque, même stoïcien, peut, à la rigueur, considérer qu'il accomplit son devoir social en écrivant des traités destinés à exercer une influence sur le cours de la vie politique, un stoïcien romain ne peut se satisfaire à si bon compte. Les impératifs du mos maiorum, auxquels il demeurera sensible, comme le montre l'exemple de Sextius le Père, l'inciteront à tenter malgré tout une action plus directe. Tel est le sens des reproches que Sénèque, après avoir cité ce texte d'Athénodore, ne laisse pas de lui adresser en écrivant (De lranq. an., IV) : << Athénodore, mon très cher Sérénus, me semble s'être trop soumis aux circonstances, avoir replié ses troupes trop vite. Quant à moi, je ne nierais pas qu'il ne faille parfois battre en retraite, mais en reculant graduelle­ment, en sauvant ses enseignes, en sauvant son honneur de soldat ... n Le ton même de cette réponse, qui fait songer aux métaphores chères à Sextius, indique que Sénèque considère que l'action personnelle est une part importante, essentielle, de la sagesse. Ille fait d'autant plus sincèrement que le problème des rapports entre la sagesse et l'action s'est posé pour lui avec une acuité toute particulière tout au long de son existence et que, lorsqu'il écrit le De iranquilliiaie animi, en 53 ou en 54 av. J.-C. (v. notre article L'exil du roi Ptolémée et la date du De iran­quilliiafe animi, REL, L, 1972, p. 211-222), il esL sur le point

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de jouer un rôle très important dans l'Empire. Mais, déjà, il a tenté, même aux temps les plus sombres des règnes précédents, de lutter contre la mauvaise fortune.

Il ne saurait être question de reprendre ici la biographie poli­tique de Sénèque, d'autant moins que nous avons traité, dans cette ville même, d'une partie au moins de ce sujet (v. Sénèque el la vie politique au lemps de Néron, à paraître dans Ktema). Nous rappellerons seulement quelques faits : le De ira, publié entre la mort de Caligula et le départ en exil, est en réalité plus un traité politique qu'une œuvre de direction morale. Sénèque, sous prétexte de montrer à son frère les ravages que peut causer la colère, s'applique surtout à tracer le portrait du « tyran » (entendez Caligula) et celui du «bon roi n, ou du moins du <<bon empereur n. On sait que Claude ne s'y trompa pas et qu'il promit, dans un édit, de réprimer ses impulsions, qui le portaient à la colère, pour demeurer juste.

Pendant l'exil, la Consolation à Helvie n'est pas sans aspects politiques. Sénèque, par exemple, y évoque longuement les figures de Brutus et de Marcellus, deux héros de l'opposition sénatoriale à la tyrannie. Et, ce qui est significatif, il n'hésite pas à se ranger de leur côté. Pour cela il va jusqu'à prêter à Marcellus une attitude stoïcienne, alors que, nous le savons, Marcellus était à Mytilène l'élève du péripatéticien Cratippe. Les paroles attribuées à Marcellus contiennent ces mots étonnants : « Que sa victoire entraîne César à travers la terre entière ; que les nations le respectent et l'honorent; toi, vis, satisfait d'être admiré par Brutus n (IX, 8). Paroles imprégnées de patriotisme romain : César a son rôle à jouer, comme imperator ; il doit restaurer l'Empire, ébranlé par les guerres civiles (ibid., IX, 8). Devant cette cause, les rancœurs individuelles doivent s'effacer; l'homme « libre )) se contentera du témoignage de sa conscience et de celui que peut lui apporter la communauté des sages.

Naturellement, cette Consolation devait présenter un éloge de Caton. Il est important de noter que cet éloge implique la condamnation du régime républicain (XIII, 5): on ne considérera pas que le double échec de Caton, à la préture puis au consulat, ait constitué une tache pour lui ; en réalité, ces échecs mar­quaient le régime d'infamie. A cet égard, ce traité, composé en exil, n'est pas une œuvre d'opposition, mais un acte d'adhésion au principat, à la condition que celui-ci ne soit pas placé entre les mains d'un tyran, mais qu'il retrouve ce régime << mixte » dont Polybe faisait déjà l'éloge et dont tous les philosophes de la vie politique ont rêvé dans l'Antiquité. Le principal garant de la

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liberté sera le fait que le Prince soit« vertueux)). Nous retrouvons ici, dans une transposition stoïcienne, l'idée que les amis épi­curiens de César, puis d'Auguste avaient contribué à élaborer.

Trop longtemps, sur la foi d'un passage de Dion Cassius, on a considéré que la Consolation à Polybe était un traité destiné à flatter Claude et un acte de lâcheté. Il semble plus vraisemblable que Sénèque a tenté, au moment où le règne de Claude paraissait glisser vers la tyrannie, sous l'influence de Messaline, manœuvrée par les affranchis du Palais, de recourir à l'influence de Polybe, qui, lui, n'appartenait pas au groupe en question, mais était beaucoup plus proche de Claude lui-même, pour arrêter cette évolution. Pour cela, Sénèque esquisse une théorie du principat qu'il reprendra, avec éclat, une dizaine d'années plus tard, dans le De clementia. Le Prince est assimilé à une grande force de la Nature; il est, dans l'Empire, ce qu'est le Soleil dans le Monde. Parmi les conseils suggérés au Prince, il y a celui de choisir, entre les deux possibilités qui s'offrent à lui, le parti d'Auguste, et de refuser le « parti d'Antoine n, qu'avait choisi Caligula.

Lorsque l'intervention d'Agrippine rappela Sénèque d'exil, au début de l'année 49, ce fut pour lui l'occasion de reprendre les armes et de lutter pour réaliser l'avènement de la Sagesse.

On considère souvent que Sénèque, acceptant de jouer un rôle politique, est en contradiction avec lui-même, puisque, dans le De breuitate uitae, il conseillait à Paulinus d'abandonner ses fonc­tions de praefectus annonae et de se consacrer entièrement à la philosophie. C'est pourquoi certains philologues modernes ont voulu placer ce traité au moment de la retraite, vers l'année 62. En réalité, la date du De breuitate uitae ne saurait être que voi­sine de 49, c'est-à-dire, précisément, du moment où Sénèque va reprendre une activité politique. Mais il n'y a là aucune contradiction : Paulinus n'est pas chargé des grands intérêts de l'Etat, il ne s'occupe, Sénèque le dit, que «du ventre du genre humain ll. Une administration exacte demeure, malgré tout, une tâche presque servile, qui n'intéresse pas la vie philosophique et, encore moins, la sagesse. D'autre part, Paulinus n'est pas philo­sophe ; Sénèque, en effet, l'exhorte à le devenir. Le problème n'est donc pas du tout le rnême pour Paulinus et pour Sénèque: dans le premier cas, il s'agit d'arracher à la routine et aux occupa­tions terre à terre un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations - et n'importe quel autre honnête homme pourra à son tour organiser le service de l'annone -, dans le second, c'est le gouvernement des hommes qui est en question, l'ordre du monde romain, et c'est là un domaine immense, qui est précisément

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celui dont le philosophe doit se préoccuper. Sénèque, << ministre )) (conseiller) de Néron, ne se situe pas sur le même plan que l'honnête Paulinus, comptable du blé destiné à nourrir la plèbe romaine.

Encore faut-il que l'engagement. du Sage dans les affaires du monde ne devienne pas une occupalio, c'est-à-dire un envahisse­ment de l'être. Dans le De tranquillitale animi, qui peut être à certains égards considéré comme un traité-programme ou, si l'on préfère, une réflexion de Sénèque sur lui-même au moment. où il va se consacrer à sa tâche politique, Sénèque considère que l'exigence primordiale consiste à maintenir son équilibre inté­rieur, sa disponibilité morale. L'action, bien qu'elle soit une nécessité essentielle de l'âme humaine, ne constitue pas un « Bien )) en soi, dans son objet : le « Sage )) ou l'aspirant à la Sagesse ne s'accrochera pas à ses fonctions, aussi hautes et nobles soient-elles, si, pour cela, il doit engager une lutte par laquelle il risque de se laisser envahir. Cette action peut, selon les circonstances, devenir purement intérieure - c'est la thèse du De otio, où l'on voit Sénèque se rapprocher étrangement de l'attitude prêchée par Athénodore. Mais cela se passera quelque dix ans plus tard, au moment de la retraite.

Nous rencontrons ici une idée profonde du stoïcisme : ce qui fait la valeur d'une action, ce n'est pas son contenu, mais sa forme. Le contenu de l'action est de l'ordre de l'officium, du x<X6~xov ; sa forme, elle, est un X<XTÔp6w[L<X, un « acte parfait H,

parce qu'elle jaillit du fond de l'âme, de cette attitude intérieure, qui est la Sagesse même (ars uitae) dont nous rappelions la définition au début de cette étude.

Sénèque lui-même, après la longue expérience du pouvoir, a pratiqué ses propres maximes et donné l'expérience du détache­ment : après 59, il demandera son congé et rendra tous les instru­ments de l'action, ses richesses, son train de maison, sa présence parmi les amis du Prince, etc., car, à partir du moment où Néron se laissait entraîner par ses « démons )) (et surtout l'in­fluence de Poppée), ces instruments de l'action devenaient ceux de la servitude.

Cette attitude profonde, le fait que Sénèque, comme tous les stoïciens, considérait les « choses )) comme des indifférents, dont la valeur ne résidait que dans l'usage que l'on en faisait, marque toute l'action politique qu'il exerça de 54 à 62. C'est aussi l'une des causes du désaccord qui le sépara tout de suite d'Agrippine, dont l'ambition se situait sur un autre plan, beaucoup plus réaliste.

Quels que soient les épisodes de ce « ministère )) (et l'on ne pensera pas que Sénèque ait été jamais séduit par les à-côtés

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du pouvoir, le sentiment de puissance, les flatteries, la richesse immense), Sénèque y poursuivra la réflexion et l'action qu'il avait commencées depuis longtemps : élaborer une théorie stoïci­sante du Principat, conception qui reprenait et infléchissait sensi­blement celle qui avait pris naissance autour d'Auguste, comme nous avons essayé de le montrer. A la base de ce « principat stoïcisant H, une évidence : que le principat existe, et que l'on ne peut rien y changer. Mais, précisément, cette réalité s'accorde avec l'ordre même du Monde, qui est un ordre monarchique. La divinité du monarque, affirmée dans le De clementia, est déjà acceptée, nous l'avons dit, par l'opinion. Sénèque la justifie en raison. Quoi, dira-t-on, il pouvait accepter, sans réticences, que Néron fût dieu ? - Certes, non pas le Néron qu'il pouvait connaître, jeune homme hésitant, quelque peu sournois, faible, dominé par ses sens et ceux qui favorisaient ses plaisirs, mais celui que les circonstances avaient porté au rang d'imperalor, et dont il fallait que l'image s'imposât, pour le bien de l'humanité entière. La personne de Néron n'est assurément pas divine ; mais sa fonction l'est. De près, le. Soleil brûle et détruit ; de loin, il réchauffe et assure la vie de la Na ture.

ÉTAT DU PROBLÈME A LA MORT DE NÉRON

Sénèque une fois mort, et la conjuration de Pison ayant pro­voqué la décimation de l'élite sénatoriale et stoïcienne, le rêve de l'Empire régi par la Sagesse semble définitivement perdu. Rome va être livrée à la violence ; et c'est par le choc des armées venues des frontières ou stationnées à Rome que les quatre empe­reurs, de 68 à 70, vont tenter de s'assurer le pouvoir. Vespasien sera un général vainqueur ; ses principes de gouvernement relève­ront, tout au plus, du mos maiorum ; mais Domitien se fera, comme Néron en ses dernières années, le persécuteur des philo­sophes. C'est seulement avec Trajan que les germes d'un empire des Sages, et le règne de la Vertu réapparaîtront. Nous en avons un témoignage frappant. avec le Panégyrique de Trajan, composé par Pline à la gloire d'un prince que la volonté divine et ses propres vertus désignent comme le maître du monde.

La monarchie est désormais acceptée sans réserve. Rome n'a plus horreur des rois, car les rois qu'elle espère se donner ne sont pas des tyrans, mais des « sages n.

A la discussion qui suivit ont. pris part : MM. Bergman, Goetschel, Hengel, Rocca Serra, de Savignac.

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LA SAGESSE DU « HA V AMAL ))

par RÉGIS BOYER (Paris)

Qui veut connaître la sagesse du Nord ancien et de la Ger­mania dans son ensemble ne dispose guère que de trois sources possibles : le Sigrdrifumdl, un des poèmes héroïques de l'Edda poétique, mais ce texte est trop visiblement imprégné d'in­fluences << occidentales », françaises surtout, c'est-à-dire cheva­leresques ; les sagas islandaises dites << de familles >> (Îslendin­gasQgur) mais leur analyse exige un long travail d'investigation en raison de l'ampleur impressionnante du corpus à dépouiller; ou le Hdvamdl, le grand poème gnomique et éthique de l'Edda poétique, rédigé, dans la forme que nous lui connaissons, au début du xme siècle sans doute, sur des sources d'âges variables. Nul ne doute que ce texte résume et exprime au plus juste la << sagesse » du Nord ancien, celle des Vikings aussi, compte tenu des erreurs que l'on fait couramment, en France surtout, sur le compte de ces derniers.

Le (les, en vérité) Hdvamdl ou Dit(s) du Très-Haut est censé mettre en scène 6dinn lui-même (le Très-Haut, Hâr) qui se donne d'emblée pour l'Hôte, Gestr, un des noms convenus du dieu suprême nordique, dont l'arrivée justifie les nombreux conseils qui vont être prodigués pendant 164 strophes d'inégale longueur. Nous sommes bien en présence d'un << poème de sagesse >>ne serait-ce que parce que le mot sagesse lui-même (ou sagacité) revient sans cesse. De ce genre, il a en outre les trois caractères classés : c'est une énumération de règles de vie; ces préceptes impliquent une manière de philosophie de l'exis­tence ; laquelle suppose une réflexion préalable sur la condition humaine en temps et lieu donnés. En tant que tel, on va le voir, il repose sur une observation concrète d'une remarquable lucidité qui, généralement et c'est certainement là son originalité fonda­mentale, n'appelle pas d'appréciation morale: le critère de démar­cation ou l'épistémologie se fondent sur une distinction précise entre << sages » et << insensés », le point de référence constant qui

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justifie ce parallélisme antithétique étant celui de l'intérêt per­sonnel (de l' «utilité ») dans la vie présente, résolument présente, sans aucune implication eschatologique, transcendante et donc religieuse.

A ce titre, la « sagesse » ainsi présentée repose sur une analyse psychologique pertinente assurément, mais profondément pro­fane, en ·vertu d'un coup d'œil qui, sur ce point (mais sur ee point seulement) rappelle très fort d'autres textes sapientiaux égyptiens, bibliques ou autres. Il y a donc bien lieu de parler de << sagesse », non de morale ou d'éthique.

1

A toutes fins utiles, il est certainement judicieux de présenter rapidement, d'abord, ce long poème, ou plutôt, peut-être, cette collection de poèmes puisque les spécialistes hésitent pour savoir s'il s'agit de six (Müllenhoff (1)), huit (Finnur J6nsson (2)) ou trois (1. Lindquist (3)) textes agglomérés. Toutefois, la tendance de la recherche actuelle (Claus von See (4)) serait plutôt de considérer que le Hdvamdl tel que nous l'avons constitue un tout, l'auteur qui l'aurait rédigé sous la forme que nous lui connaissons ayant pris soin de refondre des éléments disparates avec tant de talent que, pour l'esprit comme pour la formulation, nous avons bien affaire à un texte homogène.

Sans développer ici, disons que le Hdvamdl peut remonter assez loin dans le temps- à l'échelle du Nord ancien- c'est-à­dire que certaines de ses strophes dateraient du vue siècle de notre ère, mais qu'il paraît bien, pour l'essentiel, avoir vu le jour entre le xe siècle (une strophe en est citée, en 960, par le scalde Eyvindr Skaldaspillir) et le début du xme siècle (Snorri Sturluson, auteur de l'Edda en prose qui fut rédigée vers 1220, la F6slbroeâra Saga et l'adaptation noroise des Dislicha Calonis ou Hugvinnsmdl connaissent ou parodient ce poème). Il a pu être originellement composé en Norvège (certains détails comme l'évocation du (( pin >> ou du '' renne >>, certains traits de mœurs comme l'incinération des cadavres n'ont jamais été connus en Islande) mais pour être retravaillé en Islande. Il est, en tout état de cause, parfaitement ouest-nordique et correspond exac-

( 1) K. MüLLENHOFF, Deutsche Altertumskunde, V, Berlin, 1883. (2) F. JoNSSON, Ilâvamâl, udg. Copenhague, 1924 (avec commentaires). (3) 1. LINDQUIST, Die Urgeslalt der Hâvamâl, Lund, 1956. (4) C. von SEE, Die Gestalt der Hâvamdl, Berlin, 1974.

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tement, autant que l'on sache, à la société qui a hanté le Nord entre IX8 et xu8 siècle, et à laquelle nous donnons le nom de Vikings.

Quant à la composition, ce texte se présente comme suit : une première partie, de 95 strophes, est à proprement parler gnomique ; force conseils de sagesse nous y sont donnés, soit sous forme de proverbes authentiques (doell er heima hval : chez soi, tout est facile, str. 5 ; maâr er manns gaman, l'homme est la joie de l'homme, str. 47 ; ey gelr kvikr ku : au vivant, la vache, str. 70), soit comme des sortes de parodies de proverbes connus (glik skulu gj()ld gjrfum : tel don, telle récompense, str. 46 ; mari gengr verr, enn varir : mainte chose va pis que prévu, str. 40 (1)) ; dans bien des cas, il est malaisé de décider car beau­coup de ces formulations sont devenues proverbiales. Mais comme un grand nombre de ces maximes ont des équivalents en dehors du Nord, on peut les tenir pour d'authentiques pro­verbes relevant de la sagesse dite des nations. Cette première partie ne paraît pas strictement composée : l'ordre des strophes semble assez fantaisiste, on ne saurait en dégager un principe d'organisation strict. A l'intérieur même de cette première partie, les strophes 84 à 95, écrites dans un mètre différent, sont centrées sur le thème de la misogynie.

Lequel se trouve illustré, dans une seconde partie (strophes 96 à 110) par deux exempla, à la mode de l'époque, où 6dinn en personne prend la parole pour raconter ses mésaventures avec d'abord la « vierge de Billingr » (inconnue d'autre part, str. 96 à 102) puis GunnlQd, fille du géant Suttungr, auquel le dieu a ravi l'hydromel poétique (str. 103 à 110). Cette mysogynie n'a rien d'exclusif : elle est compensée par la misanthropie de la strophe 91 (« L'humeur de l'homme est changeante envers la femme n) et de nombreuses intercalations (comme à la str. 103) nous ramènent au ton de la première partie.

Commence alors la troisième partie (str. 11-137) où le ton soudain change, de même que le décor : nous nous trouvons maintenant dans la halle du Très-Haut (t Hdva hpll) et la voix se fait solennelle. On imagine un interlocuteur, Loddfafnir, inconnu de nous d'autre part, auquel, dans un contexte nette-

( 1) Pour toutes les citations qui seront faites au texte, les références seront : a) en ce qui concerne le texte norois lui-même, à l'édition de Neckel revue par KuHN, Edda. Die Lieder des Codex Regius ... , herausg. von G. NEc­KEL, 1 : Text. 4te, umgearb. Auflage von Hans KuHN, Heidelberg, 1962; b) pour la traduction, à Régis BOYER et E. LoT-FALCK, Les religions de l'Europe du Nord, Paris, 1974. La Jr• partie, pp. 1-609, concerne l'Edda et les textes eddiques. Le Hâvamâl est traduit et présenté pp. 145 à 178.

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ment plus religieux cette fois, on donne dix-huit (deux fois neuf) conseils. A vrai dire, ton à part, ces conseils n'ont rien de bien notable (ils sont du genre : ne te lève pas la nuit à moins qu'un besoin ne t'en presse, str. 112) et ne se distinguent, ni dans l'expression ni dans le contenu ni dans l'esprit de ceux de la première partie, comme si le compilateur ou rédacteur avait voulu refaire cette première partie sur un mode plus solennel et cohé­rent. Curieusement, cette partie se termine (str. 137) par une sorte de catalogue de recettes de médecine qui ne laisse pas de surprendre (est-ce un ajout?) d'autant qu'au nombre des (( maladies JJ à combattre figurent l'ivresse, la sorcellerie mais aussi les querelles domestiques (1)!

Vient ensuite la quatrième partie (str. 138 à 163) encore appelée runapdltr (chapitre runique) qui est, à proprement parler, un morceau de poésie sacrée, destiné à exposer la découverte des runes, leur utilisation magique et les rites d'ini­tiation qu'elles exigent. On est le plus souvent tenté de parler ici d'ajout : cela n'est pas absolument nécessaire. Tout dépend de la perspective retenue. Ce texte s'appelle les Dits du Très-Haut et l'on peut admettre qu'il s'organise selon une progression : profane destinée au tout venant ; puis aristocratique à coloration éthique ; enfin carrément sacrée, le tout formant vraiment un manuel de sagesse à divers échelons.

La strophe 164 (2) conclut: elle résume le propos de l'auteur, salue les auditeurs et les éventuels utilisateurs.

II

Il a paru commode ici d'étudier la sagesse du Hdvamdl en procédant à une étude des thèmes autour desquels elle s'inscrit, et en classant, pour la clarté de l'exposé, ces thèmes par ordre d'importance décroissante. Les conseils de sagesse qui nous sont donnés s'inscrivent nettement, bien que dans le plus grand désordre, sur un double registre antithétique positif (ce qu'il faut faire) - négatif (ce qu'il ne faut pas faire), compte tenu du fait important que la pensée qui préside à leur formulation paraît incapable de se débarrasser un instant de ce réflexe adver­satif. Je veux dire que rien ici n'est édicté dans l'abstrait, mais

(1) Faut-il noter que le Siracide est également médecin et q~e, par le. t?n comme par le contenu, nombre de ses préceptes ne détonneraient pas ICI ?

(2) J'ai adopté une numérotation particulière de la fin du Hdvamdl, plus conforme au sens. Mes str. 163, 164 et 165 correspondent aux str. 163 et 164 de Neckel-Kuhn.

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au contraire toujours en fonction de son antinomie. On ne déplore pas la solitude en elle-même, mais bien l'absence d'amis, de défenseurs ou de soutiens ; la sagacité n'est pas exaltée pour elle-même, elle est simplement préférable, et considérablement, à la sottise, et ainsi de suite.

On examinera ici, d'abord ces thèmes en eux-mêmes, puis la vision de l'homme, de la vie et du monde sur laquelle ils se fondent.

Il n'est pas difficile de dégager dix thèmes (( négatifs n des enseignements du Très-Haut.

Le plus important, et de loin, est la prudence, la méfiance ; voici d'ailleurs comment commence le poème

Strophe 1 :

Avant de pénétrer Que l'on surveille à la ronde, Que l'on examine Toutes les entrées Car on ne sait jamais Où les ennemis Siègent sur les bancs de la salle.

Sur ce motif, l'auteur ne tarit point : il faut être sur ses gardes (vera gaelinn at geâi, str. 6 vers 4), on ne sait jamais ... (6visl er al vila, str. 38, 4), prudent je te prie d'être (varan biâ ek pik vera, str. 131, 5 ). Donc, méfie-toi : du festin (str. 7), des mauvais conseils (str. 9), de la bière (str. 14), des faux amis (str. 24, 25, 51), de ta propre langue (str. 30, 31, 65), de l'incons­tance de tout (str. 74), de la femme (str. 84 à 88), des méchants (str. 117, 118, 122 où, fort curieusement, le méchant est traité de (( singe malavisé JJ, 6svinnr api, ce qui ne laisse pas de sur­prendre sous ces latitudes), des voleurs (str. 131). Au demeurant, voici deux échantillons

Strophe 38 :

De ses armes, sur la plaine, Point ne faut D'un pas s'éloigner, Car on ne sait jamais Quand, sur le grand chemin, On aura besoin de sa lance.

Strophe 73 :

Deux hommes : l'un peut tuer l'autre. Ta langue peut te coû.ter ta tête. Sous chaque manteau Je soupçonne une main sur la garde d'une épée.

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Cette méfiance se lit, a contrario, dans la fréquence du verbe tl'ua (avoir confiance), adjectif tryggr (sûr, en qui se fier, dont le suédois moderne a fait l'une des règles d'or de toute sa politique, trygghet), ordinairement en contextes négatifs (fie-toi, méfie-toi) : les strophes 44-45 opposent ainsi l'ami en qui on peut avoir confiance à l'ami auquel on ne saurait se fier, et voyez encore str. 84 : meyjar ordum skyli mangi !rua (à parole de fille, nul ne devrait se fier), 88 : akri drsdnum trui engi madr (à champ tôt ensemencé, que nul ne se fie), verdit madr svd lryggr, al J>essu lrui pllu (str. 89 : qu'à ces choses, i. e. maison mal brûlée, cheval trop véloce, etc., nul ne fasse confiance). Du reste, Ûdinn lui­même, dieu réputé hautement fourbe, n'est pas épargné : hval skal hans lryggdum trua ? (str. 110 : qui peut à sa foi se fier ?).

Cette méfiance repose sur un sens profond de la relativité de tout : du temps

Strophe 74 :

Le temps varie souvent En cinq jours, Davantage encore en un mois,

de la fortune (str. 75 : Un homme est riche, f un autre ne l'est pas) : la richesse est << la plus instable » (valtastr) des amies (str. 75 et 78) ; des liens familiaux (str. 76-77 : meurent les parents ... ), de l'amour (str. 93) et, finalement, de la condition humaine :

Strophe 133 :

Il n'est homme si excellent Qu'il ne soit sans défaut, Ni si mauvais qu'à rien ne serve.

Vient en second lieu la misogynie, qui, en soi, ne va pas sans poser de problème, car nos autres sources, les sagas islandaises en particulier, ne vérifient pas ce point : serait-ce là l'acquis d'une authentique sagesse populaire du Nord, ou faut-il y voir l'opinion d'un seul homme, l'auteur qui dit «je » et s'iden­tifie à Odinn ? Ou encore, ce thème serait-il une réaction contre les idées nouvelles venues du Sud en raison du culte croissant de la Vierge Marie (xne et x me siècle) et qui tendaient à faire de la femme un être idéal ? On n'entend pas dire par là que, dans Je Nord, la femme était méprisée ou ravalée à une

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condition inférieure, mais seulement que son prestige, incontes­table, ne se situait pas sur ce nouveau plan sentimental. Cela dit, la femme est donnée, dans Je Hdvamdl, pour menteuse ou inconstante

Strophe 84 :

Paroles de fille, Nul ne devrait croire Ni ce que dit femme mariée Car sur une roue tourbillonnante Leur cœur a été façonné, Inconstance a été placée dans leur sein.

En outre, bavarde (str. 86), malfaisante («sorcière », str. 87), fausse (str. 90), agressive (str. 90), vénale (str. 92), avilissante (« sage devient sot », str. 94), abêtissante (str. 96) et traîtresse (str. 102). Cette attitude justifie Je cynisme glacé dont, à titre d'exemple, fait preuve 6dinn envers GunnlQd (str. 104-110), pour faire pendant, à vrai dire, aux perfidies de « la vierge de Billingr '' envers lui (str. 96 à 102).

Tout aussi important est le mépris radical pour la sottise qui s'exprime de tant de façons qu'il constitue une sorte de leit­motiv, servant même, parfois, de procédé mnémotechnique pour introduire toute une série de strophes. La richesse du lexique, ici, est du reste instructive : sot, certes, mais aussi incapable (sd er ekki kann, str. 5, 27), couard (6sniallr, str. 16, 48), insensé (6snotr, str. 24, 25, 26, 27, 79, 103), malavisé (6svidr, str. 21, 23, 122), crétin (heimskr, str. 20, 93, 84), stupide (afglapi, str. 17), déraisonnable (doelskr, str. 57), exécrable (leidr, str. 66) et« idiot énorme » (fimbulfambi, str. 103). Le fond est donné par la strophe 5 :

Il sera tourné en dérision Le bon à rien Qui parmi les sages s'asseoit.

Et le texte développe à loisir une satire burlesque du sot : qui croit qu'il vivra éternellement (str. 16), qui regarde bouche bée son entourage en marmonnant (syr. 17), qui passe ses nuits à «ne réfléchir à rien'' et se retrouve donc épuisé au matin (str. 23), qui ne sait quoi répliquer quand il est questionné par les sages (str. 26, 103), qui ne peut se retenir de parler (str. 27 et 29), qui est en tous temps et en tout lieu impatient. de manifester sa bêtise (str. 07), bref, qui ne sait« trouver la jointure» (str. 66)

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et donc ne peut que (( progresser copieusement dans sa propre vanité » ( str. 79).

On aura déduit sans peine l'importance que joue la crainte de la moquerie, de la dérision dans ce monde. A vrai dire, à juste titre : ces sociétés fermées, en habitat dispersé, donnaient par force une importance extrême à la parole ; de plus, la conception du destin qu'elles se faisaient entraînait la nécessité du jugement ou de l'appréciation d'autrui et les paroles y étaient volontiers meurtrières, comme le prouvent encore les grandes sagas islan­daises (1). En fait, la dérision est la juste et pire punition de la sottise : l'insensé devient le (( point de mire » (expression ver da al augnabragâi, str. 5 ou 30) des bonnes gens ; mieux vaut prendre la fuite que de s'exposer à hdâung (moquerie, verbe haeâa, str. 31 ou 102) ; l'idéal serait de ne se rire (verbe hlaeja, substantif hldtr) de personne (str. 132, 134) et surtout pas de son hôte ( str. 135 où est fustigé le verbe geyja : faire gorge chaude).

Le thème suivant paraîtra plus sympathique : le Hdvamdl déleste la tristesse, attitude assez étonnante pour un lecteur fami­lier des œuvres noroises où le ton d'ensemble n'est pas tellement à l'alacrité ! Mais le fait est ici sans équivoque : le chagrin accable les avares et les pleutres (str. 48) aussi bien que quiconque est (( trop sage », c'est-à-dire pense trop (str. 55 et 56), sans parler des amoureux (str. 113 et 114) et de ceux qui n'ont pas d'amis (str. 121). Ici par excellence, il convient de prendre ces idées a contrario, l'idéal étant d'être joyeux en toutes circonstances, comme nous le verrons plus loin.

De même, la condamnation de la solitude est intéressante parce qu'elle a des implications socio-psychologiques évidentes. Elle se fait en deux temps : d'abord, par la constatation qu'il est impos­sible à l'homme d'être seul, nul ne peut à lui seul de tous triom­pher (str. 64), l'homme seul est empli de chagrin (str. 121); ensuite parce que toutes sortes de maux accompagnent la soli­tude : elle est source d'humiliations (str. 62, l'homme seul n'a pas d'intercesseurs pour le défendre au ping), de honte (qui n'a pas d'ami est nu et (( honteux est l'homme nu », str. 49). A la

(1) Ces vues ont été développées à loisir dans l'essai liminaire sur le * sacré chez les anciens Nordiques •, pp. Il à 56 de l'op. cil., n. 5 b. Pour quelques sagas islandaises particulièrement éloquentes sur cette conception du destin et de la réputation, on pourra lire les traductions françaises de Trois sagas islandaises du X 1 II• siècle et un f)(ittr par R. BoYER, Paris, SEVPEN, 1964; La Saga de Snorri le godi parR. BoYER, Paris, Aubier, 1973, ou La Saga de Njallle brûlé parR. BOYER, Paris, Aubier, 1976.

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limite, elle justifie la mort comme le dit sans ambages la magni­fique strophe 50 :

Dépérit le jeune pin Qui se dresse en lieu sans abri : Ne l'abritent écorce ni aiguilles; Ainsi l'homme Que n'aime personne : Pourquoi vivrait-il longtemps ?

Nous revenons à un univers beaucoup plus familier du connaisseur de sagas avec le thème suivant qui est le refus de tout pardon, de toute indulgence, de toute mansuétude, bref, l'application d'une implacable loi du talion. C'est peut-être là, du reste, ce qui fait le fond de cette mentalité germano-nordique : l'absence de toute gratuité, sur quelque plan que l'on se place. Nous avons déjà signalé que toute notion, ici, s'inscrit en fonction de son contraire. Cela contribue, sans aucun doute, à l'impression majeure que laisse ce texte: il ne s'élève jamais à la métaphysique parce qu'il n'entend pas de concept dans l'abstrait. Et pour revenir à la loi du talion, on n'a que le choix : (( Rends fausseté pour fourbe >> (str. 45), (( tel don, telle récompense » (str. 46), (( toute parole reçoit son salaire » ( str. 65) et

Strophe 42 :

De son ami On doit être l'ami, Et rendre don pour don ; Entre les hommes, Rire pour rire, Mais fausseté pour fourbe

sur quoi raffine encore la strophe suivante :

Strophe 43 :

De son ami On doit être l'ami, De lui, et de ses amis, Mais de son ennemi Nul ne devrait Etre l'ami de l'ami.

Le ton change un peu avec le thème suivant, qui est la crainte, comme viscérale, de la mendicité. On se rappellera que les sociétés nordiques étaient pauvres (elles le resteront presque jusqu'au début de ce siècle), que le sol y était chiche de ses

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dons, le climat rude et les gains durement acquis. De là, cette mentalité de gagne-petit dont on trouvera une expression par­faite dans les strophes 36 et 37, que voici :

Strophe 36 :

Un chez soi est meilleur Même s'il est petit : Chez soi chacun est maître ; Quand hien même on aurait deux chèvres Et une hutte au toit de chaume, C'est toujours mieux que la mendicité.

Strophe 37 : Un chez soi est meilleur Même s'il est petit : Chez soi chacun est maître ; Saignant est le cœur De qui doit mendier Sa nourriture de chaque repas.

En conséquence, le mauvais riche, celui en particulier qui refuse de partager, est condamné implacablement : la déchéance l'attend à brève échéance et le fait est noté avec une sorte de satisfaction (str. 78, par exemple).

Je noterai encore, puisque l'expression en est négative bien que le fond soit recevable, une détestation sincère de la fausseté, un refus du faux-semblant qui peuvent paraître surprenants dans cet univers, mais que l'on admettra tout de même si l'on se rappelle que le Viking, certes, ne répugnait jamais à la ruse, tant s'en faut, mais, si j'ose dire, seulement en cas de besoin. Ce qui est fustigé à la strophe 67, c'est l'hypocrisie sans raison, le refuge derrière des apparences.

Un thème domine et recouvre finalement tout ce qui vient d'être dit : le refus volontaire de tout idéalisme. Ici, nous sommes certainement aux œuvres vives, tant le trait paraît essentiel et spécifique. Dans ce petit manuel de sagesse qu'est le Hdvamdl, tout est terre à terre, on ne s'élève jamais jusqu'aux abstractions, aucune transcendance ne légitime en dernière analyse les efforts ou les condamnations. S'il est bon d'être riche, il faut tout de même savoir jouir de son argent et ne pas épargner à l'excès (str. 40) ; s'il convient d'être sage, il faut savoir ne pas l'être trop, cela rend triste (str. 55); et si l'on a résolu d'entreprendre quelque chose, cela serait-il répréhensible, il faut aller jusqu'au bout : ainsi, à partir du moment où l'on a décidé de brûler vif quelqu'un dans sa maison - coutume barbare dont les sagas

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nous .don.nent plus d'un exemple - il n'y a pas à renoncer en chemm: li faut se méfier d'une'' maison mal brûlée>> (str. 89).

En face de ces dix refus ou condamnations, on dressera main­te~ant, tou.j~urs selon ~e principe " statistique » retenu, dix themes positifs : on vénfi~ra sans peine que beaucoup d'entre eux ne sont que la face claire des revers présentés plus haut.

La valeur la plus constamment exaltée dans le Hdvamdl reste la. modération, la juste mesure, le juste milieu. L'expression en est mno~bra~le : ne brigu~ pas la première place (str. 2), ne t~ _vante }.amais de ton savOir (str. 6), n'aie pas « trop grand appe~It d~ biere » (str. 11, 12, 14), de même, bois "modérément » (at hofi) 1 hydromel (str. 19), sache ne pas trop parler (str. 19, 27, 29, ~3~ 80), ne mang~ pas trop (str. 20, 21), ne sois pas trop sage (la sene 54, 55, 56), SI tu es grand, use de ta puissance avec modé­ration (i h6(i) (str. 64), trouve en toutes occasions la bonne moyenne .(str. 66), ne verse jamais dans un désespoir excessif (str. ~9) m dans un.e prudence outrée (str. 131) et même dans le domame cultuel, SI tu sacrifies aux dieux, fais-le avec retenue (str. 1~5). Selon ce~te n.Jentalité .te;re à terre, voire un peu mesqume, que nous signalions tout a 1 heure, lisons la strophe 52 :

Grands cadeaux uniquement Ne faut pas faire aux gens, Souvent petits présents attirent louange ; Avec un demi-pain Et une coupe presque vide Je me suis fait un camarade.

On .notera en se~ond lieu un réalisme froid, sans aucune complaisance toutefois, mais attentif avant tout aux besoins matériels de l'homme et sensible au menu détail de la vie concrète L'auteur est à tout instant conscient de ce dont a besoin 1; voyageur (de feu; d~ nourriture, de vêtement, str. 3), ce qu'il fa~t de b~Is au. bondt pour se chauffer (str. 60), ce qui est néces­sai~e à qUI envisage de se rendre au jing (str. 61), ce qu'il faut à qUI :e~t aller ~~ns la montagne ou par le fjord (str. 116). Sa co~v1ctwn prermer~ est qu~ l'essentiel est d'avoir la santé (str. 68) mais que SI on ne 1 a pas, Il ne faut pas se lamenter pour autant :

Strophe 69 :

j ... J D'aucuns sont heureux par leurs fils, D'aucuns par leurs parents, D'aucuns par biens en suffisance D'aucuns par bonnes actions. '

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Ce réalisme un peu sordide, un peu bas parfois, est sans aucun doute à envisager d'abord comme un antilyrisme, le trait dont furent le moins capables les Nordiques du Moyen Age, constatation qui ne va pas sans choquer le connaisseur de l'extraordinaire lyrisme des Scandinaves de l'époque actuelle ! Mais enfin, la sagesse du Hdvamdl reste résolument à ras des choses : va te coucher tôt, ne te << cramponne pas à la corne à boire>> (str. 19), ne crois pas qu'il y ait jamais de vrais secrets: on finit toujours par tout savoir (str. 28), si tu ne vas pas à un festin, déjeune de bon matin (str. 33), sache partir à temps de chez ton hôte (str. 35). Et ce réalisme ne dédaigne pas un certain cynisme : la strophe 39 spécifie bien qu'un homme vraiment et totalement désintéressé ne se rencontre pas. De ce réalisme appliqué, les strophes 81 à 83 donnent une excellente illustration et reviennent à dire qu'il ne faut se fier qu'à l'expérience :

Strophe 81 : C'est le soir qu'il faut louer le jour, La femme, quand elle est brûlée, L'épée, quand on l'a éprouvée, La vierge, quand elle est mariée, La glace, quand on l'a traversée, La bière, quand elle est bue.

La strophe suivante ne fera que broder : il est vain d'exiger des gens et des choses autre chose que ce pourquoi elles sont faites :

Un bateau est fait pour cingler, Une targe, pour protéger, Une épée, pour les coups, Et une vierge, pour les baisers.

Quant à la strophe 83, elle prodigue les conseils sur la façon d'exploiter les données du réel : mieux vaut acheter la jument maigre, l'épée, rouillée, cela évite les déconvenues ! De là vient la référence constante, en dernier ressort, à l'utile, on pourrait même dire à l'utilitaire, ce qui sert, ce qui permet de jouir, de tirer profit (le verbe nj6ta et ses dérivés), car << un mort n'est utile à personne >> ( n(Jtr mangi nds)

Strophe 71 : Un boiteux monte à cheval, Un manchot garde les troupeaux, Un sourd fait assaut d'armes et rend service, Mieux vaut être aveugle Que brûlé, Un mort n'est utile à personne.

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La strophe 133 reprendra cette idée que nul n'est si mauvais qu:il ne. serve vraiment à rien et la toute dernière strophe du Havamal forme le vœu que les conseils qui ont été prodigués pendant plus de 1 200 vers soient utiles. Bref, la gratuité est mconnue ici.

Autre valeur admirée : la sagacité qui, à vrai dire, est sans doute le thème fondamental même si la formulation en est moins appuyée que celle des deux thèmes précédents. Je dis sagacité plutôt que sagesse, pour insister, s'il se peut, sur le côté réaliste o~ pratique de l'id.ée. Elle appelle les mêmes remarques lexicolo­giques que ~a sottise : la richesse du vocabulaire employé pour son expressiOn et la finesse des nuances ainsi obtenues sont remarq;uable.s. On aura ainsi, en premier lieu, le mot vit (ou mannv.zt) ~m est la sagesse pratique, le bon sens pragmatique (anglais wzt), !~talent de savoir prendre le parti le plus profitable en toute occasiOn (str. 5, 6, 10, 11, 18, 79, 88) ; puis ged: l'humeur, le gré, le bon sens, la disposition pratique (str. 12, 13, 14, 17, 18, 2.0' 44, 46, 53, 99) ; hugr, qui est !'esprit-spiritus, le courage class~que,. un ?ertai? tempérament actif (str. 15, 91, 95, 105, 121); hyggjandz qm serait la sagesse-prudentia (str. 6), hjarla, propre­ment cœur (str. 55), auxquels on ajoutera les adjectifs snotr (sage, qui sait, str. 5, 24, 54, 56, 95, allsnotr 55, rdâsnotr 64), fr6âr (sage, bien informé, nourri par l'expérience · 7 28 30 31 103, 107, composé margfr6âr, 63), horskr (sage, ~o~déré, 6: 63: 91, 93, .94, 102), sp~kr _(~age ave? idée de pouvoirs prophétiques, 53), svznnr (sage, JUdicieux, raisonnable, 103) : soit, en tout, une cinquantaine de mentions de la notion ! Pour l'auteur du Hdvamdl, la prééminence de la sagesse est une sorte d'axiome :

Strophe 10 :

Il n'est meilleur fardeau A porter sur sa route Que n'est grande sagacité Cela passe richesse En lieu où l'on n'est pas connu, C'est le refuge du pauvre.

. On aura relevé au passage que la sagacité est préférée à la nchesse ! Quant à broder sur ce thème, le poème tout entier s'y emploie : la sagacité est nécessaire à qui voyage (str. 5), wrtout s'il veut revenir chez soi sain et sauf (str. 6), à<< qui veut tjtre appelé avisé >> (str. 63) sans doute, mais aussi à qui ne veut pas être malheureux (str. 75). Elle consiste à avoir bonne mémoire, à être communicatif quoique sans excès (str. 103), elle est irré-

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224 SAGESSE ET RELIGION

médiablement battue en brèche par l'amour et la femme (str. 94) et par la bière (str. 13, 17), mais. elle ne gagne rien à être trop grande (str. 54, 55, 56). Il n'empêche : « Quelle trempe / A qm­conque j Possède savoir et sagesse >> (str. 18). . . . . .

II faudrait, pour le thème suivant, ~arler de _gener~szle SI Je vocable ne convoyait pas de connotatiOns _qu~si _ch~r~ta~les que le norois refuserait à cou~ sûr. Il ne saurait s a?Ir, ~ci, d ~n sentiment gratuit car la conscience de la contrepartie ~e.ces~aire ou souhaitable n'est jamais absente ! Sans. dou~e ceu~ q~II~vite~t sont-ils << ceux qui donnent» (str. 2), mais qm en beneficie dmt, expressément, s'ingénier à« rendre don pour don» (str. 42et 145) car

Strophe 41 :

... large donnants et bien redonnants Sont amis le plus longtemps.

La générosité, ainsi conçue comme l'art d~ f~ire des cadeaux, est le ressort de l'amitié (str. 44), de la gmete (str. 48), de la sécurité contre les malveillants (str. 136), bref, du. bonhe~r (str. 69). D'autant qu'il n'est pas _nécess~ire qu'elle smt magm­fique: les petits cadeaux, eux aussi,« attirent louang~» (str. 52). Sans doute notera-t-on que, vers la fin du poème, un_e Idée_ un pe_u plus abstraite ou un peu moins mercantile (réjouis-tm du bi~n; sois secourable au pauvre, str. 128 et 135 respectiven?~nt) se fmt JOUr. Qu'il s'agisse d'un ajout dû à des infl~~nces. chretiennes ou non, il est clair que ce n'est pas là la tonahte maJeu~e ~e ~o~;e texte.

On vient de dire que c'était pour entretemr 1 amibe que les cadeaux étaient utiles. L'amitié est un thème cher à l'auteur du Hdvamdl. Et certes c'est là un des côtés séduisants de ce poème. Pourtant là encore' le doute n'est pas interdit : faut-il chercher

' ' t' d à se faire des amis, en soi, par affection, ou p~ur se pro eger _e ses ennemis ? Attend-on d'eux qu'ils vous aiment sans espnt de retour, ou plutôt qu'ils intercèdent pour. vo~s ? Dans la formulation même, le Hdvamdl hésite entre ami (vwr) et ca~:a~ rade ou associé (félagi). Cela dit, et en se rappelant que la ~0~1~te germanique ancienne est nettement organis~e selon une divisiOn amis/ennemis, l'amitié est noblement exaltee ·

Strophe 34 :

Grand détour Mène chez l'ennemi Quand bien même il habite sur la grand-route ; Mais pour aller chez l'ami cher, Les routes sont directes Même s'il est parti au loin.

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Aussi faut-il faire des cadeaux à son ami (str. 41), être joyeux avec lui (str. 42), le fréquenter souvent (str. 44), intercéder pour lui (str. 62) et, éventuellement, chasser ses chagrins (str. 121 ). En notant bien qu'amitié n'implique pas servilité:« Qui approuve toujours, ce n'est pas un ami» (str. 124). C'est peut-être à propos de l'amitié que l'auteur ou les auteurs sortent pour une fois de leur réserve et se laissent aller à quelque chose comme du senti­ment: on a déjà cité la belle strophe 50(« Dépérit le jeune pin» ... ), on retiendra la conclusion de la str. 47 : I\1aâr er manns gaman, l'homme est la joie de l'homme.

Vient ensuite !'affabilité, l'alacrité, la bonne humeur en société, autre face de la réalité dont nous avons parlé à propos de la détestation de la tristesse. Là encore, c'est son aspect utile qui importe : la bonne humeur facilite la vie sociale, elle permet d'acquérir des amis, elle est source de cadeaux (str. 120), elle est d'ailleurs comptée au nombre des besoins de l'homme ( str. 4).

Strophe 15

Joyeux et content Faudrait que chacun fût Jusqu'à ce que mort vienne!

Du reste, elle peut servir à donner le change au fourbe (str. 45, 46, 103). On peut tenir que, combinée à la sagacité, elle constitue une sorte d'idéal (str. 55). Et l'essentiel reste à dire : la bonne humeur vient en définitive d'un accord intime avec soi-même : car:

Strophe 95 :

... Il n'est pire peine Pour tout homme sage Que de n'être pas satisfait de soi.

Différente est la perspective à retenir en ce qui concerne le thème suivant qui est le souci de la réputation, conçue comme une chose à faire selon une dialectique extrêmement originale dont le développement ici nous entraînerait trop loin (1). Dans un monde où le destin jouait le rôle principal et, sans doute, fondait le sacré même, où le jugement d'autrui importait plus que tout

(1) Voir n. 1, p. 218, supra. Egalement : W. GEHL, Der Germanische Schicksalsglaube, Berlin, 1939, et R. BoYER, L'Islandais des Sagas d'après les sagas de contemporains, Paris, SEVPEN, 1967.

SAGESSE 8

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226 SAGESSE ET RELIGION

puisque, en somme, il était une sorte de reconnaissance offi?ielle de la part de divin déposée à l'origine en tout homme, le som. de la réputation individuelle ne pouvait passer pour secondaire. Les strophes 2, 24, 123 notent bien que c'est chose à conquérir sans cesse ; la liaison organique louanges-bonne réputation est faite dans la strophe 8 (lof ok liknstafr), louanges-estime, dans la strophe 9 (lof ok vitr) tandis que, toujours en vertu du réflexe adversatif tant de fois noté, l'opposition réputation (honneur) - opprobre (lpst) apparaît dans la strophe 68. M~is que nous soyons là au cœur d'une vision du monde, ne peut faire de doute, comme en témoignent les deux strophes les plus célèbres du Hdvamdl, les plus souvent citées aussi :

Strophe 76 :

Meurent les biens, Meurent les parents, Et toi, tu mourras de même ; Mais la réputation Ne meurt jamais, Celle que bonne l'on s'est acquise.

Strophe 77 :

Meurent les biens, Meurent les parents, Et toi, tu mourras de même ; Mais je sais une chose Qui jamais ne meurt, Le jugement porté sur chaque mort.

Il faut maintenant dire quelques mots de l'esprit d'entreprise, de l'audace même, qu'admire le Hdvamdl. Une précision impor­tante, toutefois : il ne s'agit en aucun cas d'audace guerrière ou d'exaltation de vertus militaires. C'est, dans le vague et le général, le dynamisme en soi, l'énergie que chérit notre texte : être << hardi au combat >> figure une fois et une seule dans ce long texte (str. 15) et, si l'on veut, une seconde fois, par antiphrase : à quoi bon se garder de combattre (str. 16) .. Pour .le reste, nous retrouvons le réalisme appliqué, le sens pratique bien connus de nous : il faut donc se lever matin si l'on veut entreprendre de grandes choses (str. 58, 59) car :

Strophe 58 :

Rarement loup gisant Ne trouve gigot Ni homme dormant la victoire.

l

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La strophe 83 illustre bien ce sens de l'acte à poser en toutes circonstances, sur un schéma << c'est près du feu qu'il faut boire la bière, sur la glace, glisser », etc. Enfin, la strophe 48 établit une liaison attendue entre cet esprit d'entreprise et la joie qu'il provoque comme nécessairement.

Statistiquement, on pourra être surpris que le thème de la richesse, des biens matériels, de l'argent ne vienne qu'en avant­dernier lieu. Le fait est si surprenant que l'on est tenté de consi­dérer qu'il est du nombre de ces vérités tellement évidentes qu'il n'est pas nécessaire de les mettre en relief. Et il est incontes­table qu'il s'efface, en termes propres, on l'a vu, devant la répu­tation et l'amitié (str. 47). Cela dit, qu'il occupe le fond des pensées du ou des auteurs est net. Nous venons de parler d'éner­gie, en voici la raison ultime : <<Résolution est route vers richesse>> (str. 59). La strophe 60 dit sans circonlocutions : << Biens en suffisance f Assurent le bonheur ». Pourtant - faut-il voir là, encore une fois, une coloration chrétienne récente ou cela est-il à inscrire au chapitre, déjà vu, de la juste mesure -la richesse n'est pas exaltée sans retenue, parfois même, elle suscite quelque défiance : après tout, les biens meurent (str. 76 et 77), la richesse << est la plus instable des amies >> (str. 78), à quoi bon avoir été riche une fois que l'on est mort ? (str. 70). En revanche, il est intéressant de constater que l'adjectif audigr (riche) s'applique aussi, strophe 47, à qui sort de sa solitude pour << rencontrer autrui ».

Il ne reste plus qu'un mot à dire de l'hospitalité, à vrai dire une loi quasi obligée de la vie dans cette société du Nord où l'habitat a toujours été très dispersé, les commu­nications longues et difficiles et le climat inclément. Dès la strophe 2, elle est donnée pour acquise et on ne la discute pas. Elle fait partie des composantes naturelles de l'exis­tence. Ce n'est donc qu'à titre de vérification supplémentaire que les strophes 103 puis 132 précisent en passant que l'hos­pitalité se doit d'être joyeuse et respectueuse de la personne d'autrui.

En fait, et quoiqu'il soit difficile d'en faire un thème à part ou en soi, une valeur très profonde encore court sous ce poème et c'est l'amour de la vie, de toute vie. Sur ce point, la série de strophes 70 à 72 est éloquente et suit une progression : la vie est préférable à la mort (<<Au vivant, la vache »), qui plus est, une demi-vie est encore meilleure que la mort et, de toute manière, il n'y a pas de mort véritable tant que la survie peut se faire par le fils :

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Strophe 72 : Mieux vaut avoir un fils Même s'il naît trop tard après la mort de son père ; Rarement pierre commémorative Ne se dresse au bord du chemin Si le parent ne l'érige au parent.

SAGESSE ET RELIGION

C'est ainsi qu'il est permis de dire que, en termes mesurés, sans lyrisme ni outrances d'aucune sorte, le Hdvamdl est un constant hymne à l'action, au dynamisme, à la vie.

III Sur la vision de l'homme, de la vie et du monde qu'implique

cette « sagesse » et dont les thèmes principaux viennent d'être présentés, on pourra se permettre d'être bref, l'essentiel ayant déjà été dit ou suggéré. Je me contenterai de commenter seule­ment trois points qui méritent attention.

D'abord, ce texte est l'expression d'une société rurale, exclusi­vement rurale, non aristocratique quoique non lourdement plébéienne. Il peut être mis dans la bouche de n'importe quel représentant de la classe sociale la plus représentative et la plus nombreuse du Nord entre VIne et XIIIe siècle, celle des boend1· (singulier bondi). Le bondi, petit paysan-propriétaire libre, vivant avec sa maison - au sens large du terme - du produit de son travail, commerçant à ses heures, voyageur en toutes saisons et en tous lieux, fait l'ossature originale de cette société. Cette << sagesse >> est, à n'en pas douter, la sienne : on en perçoit des échos ou même des citations dans les textes en prose où il est directement mis en scène, ces sagas islandaises dont je parle sans cesse ici. Au demeurant, le roi ou prince n'est nommé qu'une seule fois (J>j6âann) dans le Hdvamdl et si le dieu 6dinn domine le poème, ce n'est pas dans sa majesté redoutable, mais par ses entreprises peu glorieuses (où il trompe ou est abusé) ou ténébreuses (où il pratique la magie) : ce dieu-là est à la taille du bondi.

Tout comme conviennent à une société exclusivement rurale constituée de boendr toutes les règles qui sont données : comment porter les armes, aller au jing, cingler le long des côtes, aller voir des amis, se garder de ses ennemis, savoir donner ou recevoir des cadeaux, faire preuve de modération, etc. Tout cela est approprié au bOndi tel que nous le voyons, ailleurs, évoluer dans sa petite société fermée familiale ou régionale.

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Et le coup d'œil jeté sur les réalités de ce monde qui seules préoccupent l'auteur est bien paysan, il fait penser aux nouvelles de Maupassant, qui mettent en scène, s'il faut le rappeler, des Normands, lointains descendants du bondi norvégien dont il s'agit ici. Ainsi de ce réalisme plat, au souille court. Au départ, il y a l'expérience, toujours l'expérience, rien que l'expérience, la mienne ou celle d'autrui. Pas de principe abstrait, pas de loi transcendante, pas de règle atemporelle, mais << je sais que », <<j'ai appris que>>,<< les sages disent que» ... On pourra apprécier, en particulier, ce sens de l'équilibre entre valeurs physiques, sentimentales et intellectuelles, si typique de ce genre de société ; et en même temps, la mentalité est strictement égocentrique, l'intérêt individuel est ce qui compte le plus. Les strophes 36 et 37, déjà citées, répètent que rien n'est meilleur qu' <<un chez soi >>. Et il ne faut pas s'étonner de l'attention que, tout soudain, le texte porte aux habits et aux armes dont on s'équipe pour aller au jing, strophe 41 : << C'est ce que l'on voit le mieux sur soi-même. »

En second lieu, le Hdvamdl fait preuve d'une surprenante misanthropie, il est comme obsédé par la méchanceté humaine sur le compte de laquelle il n'émet pas de réserves. Voyez-en l'expression sans ambiguïté : il peut y avoir des ennemis partout ( str. 1), partout on est exposé à être tourné en dérision ( str. 5), les coquins sont omniprésents (str. 31 ), on a toujours besoin de ses armes (str. 38), partout le crime peut se produire (str. 73), il ne faut jamais se disputer avec« un singe malavisé>> (str. 122), rien n'est plus dangereux que d'insulter qui est << pire que toi n

(str. 125), tous les prétextes sont bons à qui veut du mal à autrui ( str. 126) et la strophe 117, reprise littéralement par la strophe 123, précise :

Strophe 117 :

A un méchant Ne laisse jamais Connaître tes ennuis, Car d'un méchant Tu ne recevras jamais Paiement de ta bonne intention.

C'est pourquoi les formulations de sentiments positifs (l'amitié par exemple) ne sont jamais dépourvues d'arrière-pensées : comme si la préoccupation essentielle, plus ou moins directe­ment exprimée parfois, était de se défendre, de se protéger. Nous avons vu que l'amitié était premièrement un moyen de

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230 SAGESSE ET RELIGION

faire face aux ennemis, pareillement, l'affabilité et la sagacité s'entendent avant tout comme moyens d'éviter moquerie et dérision, redoutées plus que tout. En dépit de quelques éclaircies brèves et tardives (dans l'avant-dernière partie aussi appelée Loddfâfnismal parce que l'auteur s'adresse à un interlocuteur, inconnu de nous d'autre part, appelé Loddfafnir), le Hdvamdl est un texte sombre et cynique, sans foi ni loi, qui témoigne d'une vision si amère, si désabusée du monde et de la condition humaine que l'on a pu en faire le testament spirituel d'un vieillard acariâtre, morose et pisse-vinaigre.

Je viens de dire « sans foi n : le dernier caractère très remar­quable du Hdvamdl est qu'il est étonnamment dépourvu de toute perspective religieuse. Il n'est même pas possible de soutenir, comme on l'a parfois dit, qu'il évolue sur un plan plus païen que chrétien; en fait, il n'évolue pas du tout sur le plan religieux, tout simplement.

Aussi se méfie-t-on, par excellence, des excès et de toute mystique en religion comme ailleurs : si ce poème contient le runapdttr (chapitre sur les runes) au ton solennel et ésotérique (encore, il faut insister, que les charmes opérés par 6dinn soient de nature offensive ou défensive mais ne renvoient pas à un complexe de représentations proprement sacrées), il détaille aussi et bien plus à loisir les aventures ridicules du dieu 6dinn, en particulier en amour. La strophe 134 conseille de << ne pas se moquer du vieux pulr n : ce mot désignait le sage dépositaire de toute la science sacrée ; faut-il conclure à la commisération de l'auteur pour ce genre de personnalités ? Au demeurant, on chercherait vainement dans le Hdvamdl la moindre perspective eschatologique : pas question de vie après la mort. Seule compte cette vie. La mort est une fin absolue. La seule survie possible est celle que nous vaut notre postérité (str. 72).

Non, il faut se rendre à l'évidence : le Hdvamdl n'est pas un texte sacré. Il est exclusivement centré sur l'homme, l'homme seul. On en donnera un exemple clair : la strophe 68 exalte, dans une magnifique envolée, le feu, le soleil (« C'est le feu qui est le meilleur 1 pour les fils des hommes 1 Ainsi que le spectacle du soleil n). L'occasion était belle de développer à loisir, quand on sait surtout l'importance du culte solaire dans la religion et le culte nordique anciens (1), culte bien attesté dans les autres

(1) Voir P. GELLING et H. E. DAVIDSON, The chariot of the Sun and olher rites and Symbols ofihe Norlhern Bronze Age, London, 1969, ouR. BOYER Le culte dans la religion nordique ancienne, dans Inter-Nord, 13-14, pp. 223-243.

R. BOYER. - LA SAGESSE DU « HAVAMAL • 231

poèmes de !'Edda. Mais il n'en est rien et l'évocation tourne court. La seule évocation d'ordre religieux ou mythologique que contient le Hrivamdl se trouve à la strophe 129, où il est vivement conseillé de ne pas lever les yeux au ciel pendant le combat. L'explication n'est pas donnée dans le texte, mais elle va de soi : c'est pour ne pas regarder les valkyries (1) afin de ne pas attirer leur attention. Ainsi, le seul détail religieux est-il confiné à la crainte. On a souvent fait la comparaison entre Hrivamdl et livres sapientiaux de la Bible, pour montrer les concordances frappantes, dans l'expression, qui relient tous ces textes. Certes. Certains calques sont même confondants (2). Mais il existe aussi une différence essentielle : dans le Hdvamdl, ce qui frappe est l'absence totale de perspective divine, que l'on envisage la punition ou la récom­pense, le respect ou la dérision. Les actes humains trouvent en eux-mêmes exclusivement leur sanction. La seule règle tant soit peu transcendante est celle de la vie en société, c'est-à-dire de la survie ici et maintenant.

A moins que l'on veuille conférer une valeur sacrée à un thème sous-jacent et constamment présent, que j'ai volontaire­ment négligé jusqu'ici et qui est le Destin. Assurément, il joue un rôle essentiel dans cette Weltanschauung. Il est présenté comme immuable (str. 23), nécessité inéluctable qu'il faut accepter sans vaine déploration ni illusion (str. 40 : «Mainte chose va pis que prévu n). Il s'incarne dans sa redoutable inconstance, dans le temps, à tous les sens du mot, qui change sans cesse, et qui finit toujours par apporter la mort, la fin. La « sagesse n, sous son acception spakr, déjà notée, est clairement envisagée, du reste, comme un moyen d'appréhender et d'apprivoiser le destin. Mais sans romantisme ni déploration : à quoi bon ? Strophe 56 :

Modérément sage devrait être chacun, Jamais trop sage ; Celui qui ne sait pas d'avance Son destin A le cœur le plus libre de soin.

Encore une fois, la nécessité s'impose, pour conclure, de sou­ligner la parfaite concordance qui s'établit entre cette sagesse et

(1) Les valkyries sont des émissaires d'Odinn dont la fonction est de choisir les combattants qui doivent mourir sur le champ de bataille.

(2) Pour une étude détaillée des concordances, voir R. BoYER, La vie religieuse en Islande (1116-1264) d'après la Siurlunga Saga et les Sagas des Evêques, thèse multigr., Lille, 1972, pp. 227 sq.

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232 SAGESSE ET RELIGION

la vision psychologique et éthique que l'on peut retirer de la lecture des sagas et textes apparentés. C'est hien là l'expression de la mentalité nordique entre vme et xme siècle, telle que nous pouvons la connaître, c'est-à-dire, de la mentalité du Viking.

Sans doute cette dernière affirmation aura-t-elle quelque chose de provocant : où donc est la perspective héroïque attendue ? Où, le «je meurs en riant n, l'esprit guerrier, la joie du pillage, l'ivresse de l'incendie, du rapt, du vol et du viol si complaisam­ment orchestrés par toute une littérature aussi mal documentée que délicieusement épouvantée, depuis quelque huit siècles ?

Il faut résolument en rabattre : sans le moindre doute, le Hdvamdl traduit les idéaux du viking, non tel que se l'est fabriqué notre romantisme, mais bien tel qu'il fut, c'est-à-dire avant tout bondi gagne-petit vivant dans une société foncièrement rurale et à peu près sans classes, essayant de concilier des nécessités autar­ciques (ne dépendre que de soi-même pour tout ce qui est pos­sible) et des impératifs de collaboration ou de solidarité dictés par les temps et les lieux. La camaraderie est indispensable à ce paysan­pêcheur-commerçant qui ne se sépare jamais de sa hache large ou de son épée à tranchant double, mais en toutes circonstances, la méfiance reste la règle d'or. La ruse est autrement« payante n

que la force, même si la bravoure est admirable. Et avant d'exalter les vibrants idéaux venus du Sud et du christianisme, il faut impérieusement faire droit aux nécessités matérielles, froide­ment matérielles de l'existence. D'ailleurs, on l'a assez dit, cet uni­vers mental aura ignoré méditation, contemplation, lyrisme, effu­sions, etc., tant le pragmatisme ou l'empirisme lui étaient naturels.

Car il n'est pas difficile de mettre un nom sous le « je n qui s'exprime si librement dans le Hdvamdl et les candidats sont nombreux à l'éventuelle paternité de ce texte : ce pourrait être Egill Skallagrimsson, héros de la Saga qui porte son nom ( 1) ou Snorri le godi, personnage principal d' Eyrbyggja Saga (2) ou encore Skarphédinn Njalsson dans la Saga de Njdll le Brûlé ou même ce Snorri Sturluson qui cite le Hdvamdl à plusieurs reprises dans sa propre Edda, au point d'en faire le cadre de cette dernière œuvre.

N'importe : en tout cas un de ces Nordiques au regard froid dont il est toujours bon de retracer la sagesse traditionnelle, car elle mérite de tempérer nos ardeurs méridionales.

A la discussion qui suivit ont pris part: MM. Bergman, Simon.

(1) Traduction française par F. WAGNER, Bruxelles, 1925 : La saga du scalde Egil Skallagrimsson.

(2) Voir la n. 8 supra.

TABLE DES MATIÈRES

,_t\VANT-PROPOS d'Edmond JACOB........................... 5

Jean LEcLANT, Les sagesses de l'Egypte pharaonique. Etat de la bibliographie récente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Jan BERGMAN, Discours d'adieu. Testament. Discours posthume. Testaments juifs et enseignements égyptiens. . . . . . . . . . . . . . 21

Jean PÉPIN, Utilisations philosophiques du mythe d'Isis et Osiris dans la tradition platonicienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

R. N. WnYBRAY, Conservatisme et radicalisme dans Qohelet.... 65

Edmond JAcos, Sagesse et religion chez Ben Sira. . . . . . . . . . . . 83

Marc PniLONENKo, Paradoxes stoïciens dans le Testament de Lévi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

Valentin NIKIPROWETZK Y, Le« De Vita Contemplativa » revisité. 105

Georges V AJ nA, Sagesse humaine et morale révélée d'après quelques théologiens juifs du haut Moyen Age . . . . . . . . . . . . 127

Jean de SAviG?'IAc, Religion et sagesse dans le prologue johan-nique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

Martin HENGEL, Jesus ais messianischer Lehrer der Weisheit und die Anfitnge der Christologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 7

Pierre GRIMAL, Action et sagesse sous la dynastie julio-claudienne 191

Régis BoYER, La Sagesse du « Havamal ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213