Sand, George - La Mare Au Diable

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DESCRIPTION

Le roman commence par un commentaire d’une allégorie de Holbein, une gravure représentant la mort et un laboureur.Il se déroule dans le cadre champêtre du Berry, parmi des personnages de simples paysans. À travers ce roman social, George Sand cherche à donner une dignité littéraire à des personnages considérés comme frustes. Ils manifestent une grande élévation morale et possèdent une psychologie complexe.Le roman contient une description fidèle à l’esthétique du romantisme : lien avec la nature, fantastique subtil, importance de la musique…C'est l'un des romans les plus célèbres de George Sand.

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George Sand La Mare au DiableGermain parlait comme dans un rve sans entendre ce qu'il disait. La petite Marie tremblait toujours; mais comme il tremblait encore davantage, il ne s'en apercevait plus. Tout coup elle se retourna; elle tait tout en larmes et le regardait d'un air de reproche. Le pauvre laboureur crut que c'tait le dernier coup, et, sans attendre son arrt, il se leva pour partir, mais la jeune fille l'arrta en l'entourant de ses deux bras, et, cachant sa tte dans son sein : Ah ! Germain, lui dit-elle en sanglotant, vous n'avez donc pas devin que je vous aime ? Une femme presque unique par la vigueur de son esprit et de son talent (Dostoevski).

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En vous souhaitant une trs bonne lecture, Tri & Lenw

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ditions Gallimard, 1973.

Ceux qui sont capables de lire George Sand sans parti pris, et qui savent avec quelle justesse elle a parl des Contemplations, des Chansons des rues et des bois ou de L'ducation sentimentale, sont convaincus de la lucidit de son regard critique. En 1852, parut une dition populaire illustre de ses romans, pour laquelle elle rdigea des notices. La notice de La Mare au Diable mrite de retenir notre attention. Je sais mieux que personne quoi m'en tenir sur mes propres desseins , y est-il dit d'une faon premptoire... Je n'ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une nouvelle manire. Pourquoi alors tant de commentateurs ont-ils affirm que le cycle inaugur par La Mare au Diable reprsentait une nouvelle manire ? On devine aisment que ces bien-pensants se sentent soulags. Ils savent gr la militante de renoncer la propagande socialiste pour en venir la pratique inoffensive de l'idylle rustique. Mieux encore : on assisterait dans le roman mme cette mue. Les erreurs passes, grce Dieu, ne s'tendent pas au-del du Prologue. Sainte-Beuve qui, lire cette Prface, prouvait quelques craintes:

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Je tremble toujours quand je vois une ide philosophique servir d'affiche un roman , et qui surtout condamnait comme dclamatoires les apostrophes ou allusions aux oisifs, n'a plus, quand l'idylle commence, qu' louer et s'merveiller. G. Sand semble donc s'affranchir de l'influence nfaste de Leroux, pour s'en tenir, sinon des berquinades, du moins la voie bien trace de la culture classique, l'imitation de Virgile ou de Thocrite. Cette raction bien-pensante est absurde. Non seulement on ne peut opposer roman socialiste et roman champtre ou berrichon; mais encore, comme l'observe nettement P. Salomon, c'est par le socialisme que G. Sand a t conduite au roman champtre; sans P. Leroux, il n'y aurait probablement pas eu La Mare au Diable . G. Sand aimait le Peuple, le peuple qui n'tait pas pour elle une notion abstraite, mais avait pris le visage prcis et proche du paysan berrichon. Plaider la cause du peuple auprs des bourgeois dans des romans humanitaires, tel est le rle qu'elle s'attribuait : le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole comprenons que le roman est le nouvel vangile. Qu'elle se tournt vers le pass, qu'elle se tournt vers le prsent, tout semblait exiger de la faon la plus pressante qu'elle persistt jouer un rle providentiel. Nous ne mettrons pas en doute son tmoignage, lorsqu'elle place l'origine de son roman le choc qu'elle ressentit devant une gravure de Holbein de la srie Les Simulachres de la mort et qui reprsentait un squelette harcelant l'attelage d'un laboureur. L'image archaque ne pouvait qu'indigner la militante endoctrine par Leroux : quelle vision du monde

abominable! Que Von rappelle aux riches la fatale loi , si ce rappel peut les dtourner de l'gosme, passe encore; mais qu' l'humanit souffrante soit propose, non pas mme la pseudo-consolation d'une compensation future, mais l'image atroce de la mort associe au travail, cela ressemble une maldiction amre lance sur le sort de Vhumanit . Le romancier moderne ne saurait perptuer cette vue tnbreuse; il se doit d'exalter la vie, d'affirmer que la vie est bonne, que le travail, sainte loi du monde , est joie et beaut. C'est pourquoi dans un bel effet de rhtorique, elle oppose la gravure ancienne la chose vue, le crescendo des trois attelages de deux, quatre, huit bufs, le dernier magnifique progressant escort, non plus par le hideux squelette, mais par un enfant beau comme un ange. Or, G. Sand constate avec une inquitude qui n'est pas feinte que les romanciers de son temps, au lieu de favoriser l'essor de la vie et de l'amour par la rconciliation des classes sociales, adoptent une attitude qu'on ne saurait admettre en un sicle de progrs. Loin de prsenter sous un jour aimable le proltariat en gnral, les paysans en particulier, ils se complaisent dans les mystres d'iniquit , faisant des misrables des btes froces, si bien que les bourgeois redoutent les proltaires au lieu de les aimer, et ne cherchent qu' les mettre hors d'tat de nuire. C'est en 1845 en effet que Balzac publie le dbut des Paysans : d'aprs lui, l'homme des champs est un monstre. Sans doute, plus que Balzac, l'auteur des Mystres de Paris est-il vis ici ? Le pauvre est prsent par lui sous la forme du forat vad et du rdeur

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de nuit ; mais E. Sue ne peint pas exclusivement les bas-fonds de la ville. C'est aprs avoir lu de lui un roman peu connu, Martin, que G. Sand crit en juin 1846 : Il voit les paysans avec une autre lorgnette que moi. Peut-tre ceux qu'il a vus sont-ils laids comme a. Je veux que vous examiniez ceux de la l'alle Noire, et vous reconnatrez que je n'ai pas t pote, mais tout bonnement juste dans La Mare au Diable. La Prface contient un aveu plus significatif, puisqu'il porte, non plus sur l'objet, mais sur le sujet : Nous aimons mieux les figures douces et suaves que les sclrats effet dramatique. Ainsi la fille spirituelle de Rousseau croit que les murs des villes pervertissent, et elle veut nous persua~ der de la supriorit morale du paysan sur le citadin, du pauvre sur le riche, du travailleur sur l'oisif. Pour envisager sous le bon angle ce prtendu idalisme, il est indispensable d'aborder le problme sur le plan de la cration romanesque. Si la romancire opte pour la navet, ses intentions n'en sont pas moins trs complexes. Il convient de les dmler sous peine de se heurter l'obstacle d'un paradoxe : l'vangile du progrs aboutissant l'loge des traditions provinciales. A l'poque de Consuelo (1842-1844) elle avait t tente, l'exemple de Dumas, de Balzac, de Sue, par les sommes romanesques aux rebondissements infinis. Maintenant elle est sduite par la brivet et la simplicit : Si on me demande ce que j'ai voulu faire, je rpondrai que j'ai voulu faire une chose trs touchante et trs simple. Ce ne sont pas les descriptions du Berry qui consti-

tuent une nouveaut. Dans plusieurs romans antrieurs : l'alentine, Andr, Simon, Le Compagnon du tour de France, le Berry sert de cadre l'action. Elle n'a pas cach que Latouche lui avait donn l'exemple. Aprs une priode de froid, les deux romanciers berrichons venaient de se rconcilier : La Mare au Diable est d'une certaine manire un hommage au vieux matre. Dsormais cependant et c'est l la dfinition du roman champtre les personnages sont pris exclusivement parmi les paysans. Mais lucide autant que modeste, G. Sand ne prtend pas dcouvrir un filon nouveau : pour elle, le roman de murs rustiques a exist de tout temps. En revanche, il est un problme technique qui la passionne : comment faire parler les paysans? En outre, la technique du rcit n'est pas la mme selon que le romancier rapporte en son nom l'histoire qu'il tient d'un paysan, ou met le rcit directement dans la bouche d'un campagnard. On constate alors que les solutions qu'elle adopte n'aboutissent pas une formule standard, que chaque uvre se prsente comme une tentative de solution diffrente. Quelles sont donc les caractristiques de La Mare au Diable? Elle a voulu que le paysan parle dans sa propre langue. Dans Jeanne, publi en 1844, donc avant notre roman, les lments de cette langue paysanne sont dj assez nombreux. Mais L. Vincent souligne que Le Meunier d'Angibault (1845), Le Pch de monsieur Antoine (1845), La Mare au Diable (1846) semblent marquer un recul dans celle voie. Des mots

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patois s*y trouvent isols. L'auteur de Jeanne revient bientt, cependant, sa premire ide, et avec Le Champi [1847), nous arrivons aux romans qu'on peut, quant au fond et quant la forme, appeler vraiment a romans pastoraux. Donc dans Franois le Champi, La Petite Fadette, Les Matrs sonneurs, elle pousse beaucoup plus loin que dans La Mare au Diable le compromis entre le berrichon et le franais. Le socialisme avait chez elle paradoxalement donn naissance un dada : elle tait convaincue, comme beaucoup de ses contemporains, que la posie est d'origine populaire, que le peuple est naturellement pote, que la posie pour se renouveler a intrt revenir aux sources populaires. Persuade que l'art des conteurs paysans est suprieur celui de l'homme de lettrs, elle coulait s'approprier cet art qui sait peindre en peu de mots, et s'oppose la littrature qui ne sait qu'amplifier et dguiser. Ces thories qui n'taient pas absolument indfendables avaient pris chez elle, si prompte l'enthousiasme, un tour saugrenu. C'est ainsi qu'elle avait publi en 1842 dans La Revue indpendante ses Discours familiers sur la Posie des proltaires et avait prfac des vers de mirliton, parce qu'ils avaient t crits par des artisans. Commencer l'mancipation du proltariat en favorisant la publication des posies de proltaires tmoignait d'une belle navet, et en janvier 1846 Latouche lui faisait observer cruellement que c'tait dfriser la posie que d'en attribuer le mrite exclusif aux maons, aux cordonniers, aux coiffeurs . Comme le Berry est une terre o fleurit la posie, sous la forme d'admirables chansons populaires, que

le paysan berrichon a de la sensibilit et de l'imagination, on pouvait craindre que, cdant son dada, la romancire nous prsente des paysans inspirs. Il est bien vrai que dans les romans postrieurs La Mare au Diable, convaincue plus que jamais de la richesse de l'me primitive, elle attribuera ses hros paysans des sentiments potiques, voire des raisonnements philosophiques. Nous sommes un peu surpris, observe non sans raison L. Vincent, d'entendre parler ainsi Tiennet, le grand Bcheux, la petite Fadette, Joset l'bervig ou Brulette. Mais il n'en est pas de mme dans La Mare au Diable : Le paysan n'y dpasse gure la porte de son esprit et son admiration pour la terre; c'est surtout G. Sand qui admire. Cette raison sufft L. Vincent pour voir dans La Mare au Diable le chef-d'uvre du roman rustique. La thse expose au dbut du roman apparat en effet trs nuance et n'a rien d'une position partisane. G. Sand estime que la servitude, c'est--dire le travail excessif est exclusif des fonctions de l'me . Le laboureur ne peut pas tre un artiste, et ce, parce qu'il ne comprend pas le mystre du beau; ou plutt, s'il est capable de rver, il n'est pas capable de rflchir. Il manque cet homme une partie des jouissances que je possde. C'est que lui fait dfaut la connaissance de son sentiment. Un jour viendra o le laboureur pourra tre aussi un artiste : on voit donc qu'ici G. Sand se contente de se tourner vers l'avenir. Et sa conception de la posie pour tous reste limite au sentiment. Pour elle, l'essentiel est de sentir le beau et non de l'exprimer. Germain, le hros du roman, est incapable de s'ex-

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primer; il est celui qui ne peut pas parler. Que je suis donc plaindre, s'crie-t-il, [...] de dire si mal ce que je pense. L'effet miraculeux de l'amour est prcisment de lui dlier la langue. En face du protagoniste masculin} la romancire a camp l'adorable Marie , en qui elle a mis toutes ses complaisances : espiglerie, sourire, finesse. Une fois de plus la femme Sand oppose l'homme balourd la femme dlure et avise. Mais c'est une intention beaucoup plus dlicate qui explique en dfinitive cette opposition et cette supriorit. La finesse de Marie tient, non ce qu'elle est dj une femme, mais ce qu'elle est encore une enfant. Un des charmes les plus purs de l'uvre est la place accorde l'enfance. Un humoriste tranger notait que le mot favori des Franais tait le mot petit. Il est vrai que dans La Mare au Diable, petit revient d'une faon obsdante. Mais sans mivrerie aucune. C'est l'intervention des enfants qui sauve de la convention la fin heureuse. La romancire aurait pu finir sur la rplique de comdie larmoyante : Ah! Germain, lui dit-elle en sanglotant, vous n'avez donc pas devin que je vous aime? La bruyante irruption des enfants en train de jouer fait de la fin une explosion de joie, et au petit saint Jean-Baptiste marchant au flanc des bufs attels correspond l'enfant caracolant sur un coursier imaginaire. La romancire sait quel attrait exerce sur le lecteur un rcit, quand la scne est prsente selon l'optique enfantine : avec un plaisir continu le lecteur traduit mesure ce langage naf. Le rcit de Petit-Pierre au chapitre Xl' est un modle du genre. Sainte-Beuve

note alors, et l'on peut s'en tonner : En passant par la bouche de l'enfant, ce rcit s'pure. On soutiendrait aussi bien que la scne en devient plus scabreuse. Enfin et surtout, la romancire qui sait que de la bouche enfantine sort la vrit, accorde Marie et au Petit-Pierre le don de la Parole. Avec une justesse exemplaire, Sainte-Beuve note ici : Quand l'expression manque, le petit Pierre arrive, et il est l'expression vivante. En 1853, G. de Nerval adressa Maurice Sand une lettre pour lui demander d'illustrer Sylvie. A propos de son petit roman il fait cette observation que certains jugeront tonnante : C'est une sorte d'idylle dont votre illustre mre est un peu cause par ses bergeries du Berry. J'ai voulu illustrer aussi mon l'alois. Aveu prcieux, mais qui nous incite avant tout ne pas aborder sans prcaution le problme de l'vocation du Berry dans La Mare au Diable. Il fut un temps o l'on mesurait l'intrt, voire la valeur d'un roman rgionaliste son exactitude gographique et documentaire. Ah! visiter le l'alois ou la l'alle Noire en prenant pour guide Sylvie ou La Mare au Diable, quel plaisir dlicat ! Nous n'en sommes plus l. Aux mrites de ce ralisme ou de ce rgionalisme, nous prfrons les droits de l'imagination. Remarque qui tend ramener une conception plus juste de la cration romanesque et non mettre en doute l'attachement de la romancire pour le Berry. Le Berry exerait sur son imagination une fascination totale puisqu'elle s'tendait souverainement dans le temps comme dans l'espace : au charme du paysage se joignait l'attrait de l'histoire et du folklore. Nous savons que

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G. Sand s'est soigneusement documente, qu'elle n'a pas sa pareille pour faire son miel des ouvrages consulter les plus rbarbatifs; nous savons mieux encore qu' pied, cheval, en voiture, seule et en compagnie elle n'a pas cess d'arpenter la l'alle Noire. Son Berry n'en reste pas moins une cration romanesque au mme titre que ses personnages. L. Vincent dans ses thses massives, J. Maillon et P. Salomon dans leurs ditions lgantes ont dit et redit que G. Sand fait vivre des Berrichons authentiques dans un dcor authentiquement berrichon. Oui, la peinture parat exacte. Dans la ralit comme dans la fiction, le paysan de la l'alle Noire est calme; il est peu apte aux affaires tout en ne ddaignant pas l'argent; il se mfie de la justice officielle comme de tous les fonctionnaires de l'tat; il est casanier et prs de ses sous; il est probe, loyal, chaste, frugal; il est superstitieux et pieux tout la fois; il conserve des murs patriarcales, et, si les femmes sont serves, les enfants sont libres. Mais lorsqu'on passe en revue les comparses, les personnages secondaires si plaisamment coloris : le pre et la mre Maurice, la Guillette, le pre Lonard, la veuve Gurin, les trois prtendants, la vieille sourde, le mauvais fermier, sans oublier la jument la Grise, plutt qu' des personnages pris dans la ralit, on pense une collection de santons. Et l'exactitude gographique ? Oui, le voyageur qui se rend de la Chtre Ardentes dcouvre sur sa droite au-del de Nohant le hameau de Belair. Puis il peut faire halte sur les hauteurs de Corlay d'o l'on a la belle vue de la valle . A l'ouest de Corlay s'tend le

bois de Chanteloube qui dissimule La Mare au Diable. Germain, ayant retrouv son chemin, se rend au hameau de Fourche, mais pour entendre la messe, il doit aller au village plus important de Mers. Tout cela est parfaitement exact. Cependant, de mme que dans Sylvie, il n'est pas question de Mortefontaine mais de Loisy, ici, il n'est pas question de Nohant mais de Belair. Les commentateurs observent qu' partir du moment o les hros quittent la route pour s'engager dans la Brande, l'itinraire devient moins prcis, et mme, quand Germain et Marie se sparent, que la topographie du roman ne correspond plus la ralit. Les Ormeaux o se rend Marie se situent prs de la Chtre. G. Sand avait d'abord crit le Magnier. Sciemment elle commet une erreur topographique et remplace le Magnier par les Ormeaux. C'est que tout est subordonn, non pas la fidlit au modle extrieur, mais la fidlit une certaine image intrieure, et la tonalit propre au sujet. Entre le langage, les vtements, les noms, les usages, les paysages se nouent de subtils rapports. Dans un immense ventaire la romancire a fait son choix. Aujourd'hui le commentateur se passionne pour le dosage des lments opr par le crateur, lorsque celui-ci fait d'un paysage choisi sa secrte correspondance. Du point de vue de l'imaginaire, l'introduction grandiose se caractrise par la volont d'unir les contraires, aprs le contraste si fortement marqu entre la scne ancienne et la scne moderne. Le chapitre Le Labour insiste sur l'union de la force et de la grce dans le travail rustique : Malgr cette lutte puissante, o la terre tait vaincue, il y avait un sentiment de

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douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. C'est un chant, le chant du briolage qui est destin traduire et clbrer cette union, et tout naturellement G. Sand qualifie ce chant de doux et de puissant, recourant la mme alliance de mots que Baudelaire pour dfinir les :hats, et Bernanos les saints. En revanche, l'idylle en se dveloppant montre la romancire la recherche d'effets ambigus. On ne saurait ngliger le titre : La Mare au Diable. G. Sand, qui prfre donner pour titre ses romans un nom de personne, a choisi dans ce cas-ci un nom de lieu. Sur sa lance, en 1846, elle donnera comme premier titre au Picinino, Le l'al des Dmons, en le calquant sur le ntre. En 1851, elle crit Le Diable aux champs qu'elle gardera longtemps dans ses tiroirs [on ne sait pas assez que dans ce roman dialogu nous retrouvons Germain et Pierre, mais transforms par le temps). Ds 1844, Maurice Sand avait fait un dessin de la mare conserv aujourd'hui au muse Carnavalet. Si la mare n'existe plus sous son aspect primitif, elle n'en subsiste pas moins telle que le gnie de la romancire l'a imagine. Encore quelle tienne peu de place dans le roman, le rle qui lui est attribu n'en est pas moins essentiel, car elle est de ces lieux o souffle l'angoisse, et c'est en son voisinage que se droulent les pisodes principaux : c'est pourquoi ces pisodes se prsentent la fois sous le signe du feu et sous le signe de l'eau; la marche dans la nuit devient une ronde infernale comme dans Sous le soleil de Satan ; la petite Marie au nom virginal apparat dans la clart nocturne comme une petite sorcire de nuit aux

yeux de chat; et le dialogue de sourds lors de la rencontre avec la vieille n'aboutit pas un effet comique : N'avez-vous pas vu passer dans le bois une fille et un enfant ? Oui, dit la vieille, il s'est noy un petit en fantl Ainsi l'effet produit par l'idylle est foncirement ambigu. Mais pourquoi toutes ces diableries? S'il est vrai que le mlange de catholicisme et de superstition est un trait distinctif de l'me berrichonne, il importe davantage de marquer ici l'attrait trouble de G. Sand pour cette atmosphre inquitante. Nous comprenons mieux son choix si nous rapprochons le texte du roman de la Quatrime lettre d'un voyageur o elle dit avec une motion contagieuse son pouvante lorsque sous les tnbreux ombrages elle se sent devenir spectre. Tout achve de s'clairer quand nous dcouvrons dans l' Histoire de ma vie le rcit hallucinant de son errance nocturne dans la Brande, alors qu'elle tait une enfant de sept ans (voir ce texte ci-dessous dans les Notes). C'est dans les souvenirs d'enfance, ici un souvenir d'pouvante, que le roman prend sa source et d'eux qu'il tire son pouvoir d'motion. Le chant des grenouilles n'y fait pas figure d'air la lune comme dans la lettre Zo Leroy, ou de mystrieuse psalmodie comme dans Jeanne. Il rappelle la nuit fantastique o les grenouilles poussaient une clameur telle qu'elle finissait par couvrir l'appel des gars. Cette histoire affreuse de voyageurs perdus qu'elle a dj utilise dans Le Compagnon du tour de France et Le Meunier d'Angibault trouve ici son expression parfaite, associe qu'elle est l'image suave de la

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petite Marie, qui est l'me de ce pays de rve et l'emblme de l'enfance ternelle. Du ct de Germain, le protagoniste du roman, la structure du rcit tend transformer la nuit maudite en une nuit d'preuves, l'errance en un itinraire spirituel. Germain triomphe de la tentation ne dans le lieu malfique, et la bagarre avec le mauvais fermier ne fait qu'extrioriser, en la redoublant, la lutte intrieure. Malgr son hostilit au clricalisme, la romancire a donn la pit de Germain une puret rare. Sa rverie pieuse ne relve pas de la superstition qu'il manifeste d'autrs moments, et quel romancier catholique a imagin scne plus mouvante que la prire du matin de Germain au lendemain de ses noces, genoux dans le sillon , et les larmes mles la sueur ? Le combat spirituel chappe donc la banalit, et, rflexion faite, on finit par y dceler l'ambigut la plus profonde. Car enfin la Mare au Diable, lieu maudit, est le lieu bni o l'amour va natre, comme s'il fallait descendre aux enfers pour dcouvrir l'authentique amour. L'appendice, destin grossir une nouvelle trop mince, mrite de retenir l'attention, non seulement de l'amateur de folklore, mais de tous ceux qui prisent un art nuanc. L'appendice autorisant les digressions, G. Sand se laisse aller au plaisir d'couter, en se penchant sur son enfance, des bruits insolites et mystrieux : la folie des chiens endvs pendant les soirs de septembre, et, puisque tout ce qui nous charme a la couleur des nuits, le passage nocturne des grues migrantes. Mduse par ces cris dans l'ombre, elle dfinit la caravane des oiseaux en une formule admirable : cette nue sanglo-

tante. Pour crire de tels morceaux, Latouche, perdu d'admiration mais c'est le pote qui parle et non le Berrichon se dit prt offrir les derniers jours qui lui restent. C'est une ambigut d'une autre sorte qui fait le prix des Noces de campagne. Dans la note l'diteur comme dans le texte, les adjectifs dont elle use sont significatifs : bizarres, curieux. Que, prise de passion pour l'rudition, elle s'excite sur l'origine gauloise de ces us et coutumes, nous ne nous y attacherons pas, car cette rudition permet au pote de s'enchanter de la prsence du pass, et comme cette prsence se manifeste surtout par la survivance dans un monde chrtien du paganisme, de se complaire dans un climat trs diffrent de l'atmosphre fantastique de la nuit prs de la mare. A la faon des narrateurs paysans, elle se propose a la fois de faire peur et de faire rire. On ne saurait mieux qualifier l'trange scnario qu'en reprenant les termes qu'elle applique la vie du meneur de jeu, le fossoyeur pileptique qui, plus que le chanvreur, fait figure de matre de crmonie : un mlange de choses lugubres et folles, terribles et riantes . Le bouquet de la fte est constitu par l'arrachage et l'ascension du chou, symbole phallique impudent, qui au dnouement fait de l'idylle une tonnante priape. Le Berry est devenu, non la chapelle de feuillage o posera et reposera pour la postrit la bonne dame de Nohant, mais un dcor de saturnales o triomphent Flore et Priape singulirement incarns en cette femme de lettrs qui s'tait affuble d'un prnom masculin. Sainte-Beuve, qui lisait si bien en elle, disait en son jargon : M m e Sand, mme quand elle se complat

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des images douces, a en elle le puissant et le plantureux. Quoi qu'elle fasse, mme dans les touches gracieuses, on sent une nature riche et drue comme on disait en ce vieux langage. La romancire n'a pas voulu cependant laisser le lecteur sur cette vision de saturnale. Aprs la Fte, la vie quotidienne reprend. Mais par-del la Fte se perptue la Joie. Tout tait riant et serein pour lui dans la nature. Tout est lumire, tout est joie , crit Hugo dans la mme intention. G. Sand, la manire hugolienne, mle avec un art exquis dans la douceur du jour nouveau les chansons et la prire. Telle est cette uvre : sous un volume si mince se cachaient donc tant de richesses! On considre en gnral Les Matrs sonneurs comme le meilleur des romans champtrs ; mais La Mare au Diable garde en sa brivet un charme ingal, parce que la romancire en une heure de grce a su accorder la voix de la Terre et la voix de l'Ame enfantine. Pour dfinir cette russite, nous ne sommes gure tents de prner l' idalisme de G. Sand, de clbrer la simplicit gniale de son dessein, ou l'exactitude de la peinture du Berry, de la louer d'avoir crit les Gorgiques de sa province. Mais il nous parat naturel de ragir comme Proust le fit la lecture de Sylvie. Que l'on relve l'emploi du mot rve dans la notice d'abord: Je l'ai dit, et dois le rpter ici, le rve de la vie champtre a t de tout temps l'idal des villes et mme celui des cours. Je n'ai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramne l'homme civilis aux charmes de la vie primitive. Dans le roman ensuite : Il fallait oublier cette nuit

d'agitations comme un rve dangereux , mais aussi : Germain parlait comme dans un rve sans entendre ce qu'il disait , et l'on conclura la faon de Proust : Cette histoire que vous appelez une peinture nave, c'est le rve d'un rve... C'est quelque chose de vague et d'obsdant comme le souvenir. Lon Cellier.

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Quand j'ai commenc, par la Mare au Diable, une srie de romans champtrs, que je me proposais de runir sous le titre de Veilles du Chanvreur, je n'ai eu aucun systme, aucune prtention rvolutionnaire en littrature. Personne ne fait une rvolution soi tout seul, et il en est, surtout dans les arts, que l'humanit accomplit sans trop savoir comment, parce que c'est tout le monde qui s'en charge. Mais ceci n'est pas applicable au roman de murs rustiques : il a exist de tout temps et sous toutes les formes, tantt pompeuses, tantt manires, tantt naves. Je l'ai dit, et dois le rpter ici, le rve de la vie champtre a t de tout temps l'idal des villes et mme celui des cours. Je n'ai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramne l'homme civilis aux charmes de la vie primitive. Je n'ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une nouvelle manire. On me l'a cependant affirm dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne quoi m'en tenir sur mes propres desseins, et je m'tonne toujours que la critique en cherche si long, quand l'ide la

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plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les productions de l'art doivent l'tre. Pour la Mare au Diable en particulier, le fait que j'ai rapport dans l'avantpropos, une gravure d'Holbein, qui m'avait frapp, une scne relle que j'eus sous les yeux dans le mme moment, au temps des semailles, voil tout ce qui m'a pouss crire cette histoire modeste, place au milieu des humbles paysages que je parcourais chaque jour. Si on me demande ce que j'ai voulu faire, je rpondrai que j'ai voulu faire une chose trs touchante et trs simple, et que je n'ai pas russi mon gr. J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que l'artiste peut esprer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux regarder aussi. Voyez donc la simplicit, vous autrs, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature. George Sand. Nohant, 12 avril 1851.

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L'AUTEUR AU LECTEUR

A la sueur de ton visaige Tu gagnerois ta pauvre vie, Aprs long travail et usaige, Voicy la mort qui te convie.

Le quatrain en vieux franais, plac au-dessous d'une composition d'Holbein, est d'une tristesse profonde dans sa navet. La gravure reprsente un laboureur conduisant sa charrue au milieu d'un champ. Une vaste campagne s'tend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleil se couche derrire la colline. C'est la fin d'une rude journe de travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons. L'attelage de quatre chevaux qu'il pousse en avant est maigre, extnu ; le soc s'enfonce dans un fonds raboteux et rebelle. Un seul tre est allgre et ingambe dans cette scne de sueur et usaige. C'est un personnage fantastique, un squelette arm d'un fouet, qui court dans le sillon ct des chevaux effrays et les frappe, servant ainsi de valet de

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charrue au vieux laboureur. C'est la mort, ce spectre qu'Holbein a introduit allgoriquement dans la succession de sujets philosophiques et religieux, la fois lugubres ,et bouffons, intitule les Simulachres de la mort1. Dans cette collection, ou plutt dans cette vaste composition o la mort, jouant son rle toutes les pages, est le lien et la pense dominante, Holbein a fait comparatre les souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde de son temps et du ntre, et partout le spectre de la mort raille, menace et triomphe. D'un seul tableau elle est absente. C'est celui o le pauvre Lazare, couch sur un fumier la porte du riche, dclare qu'il ne la craint pas, sans doute parce qu'il n'a rien perdre et que sa vie est une mort anticipe. Cette pense stocienne du christianisme demipaen de la Renaissance est-elle bien consolante, et les mes religieuses y trouvent-elles leur compte ? L'ambitieux, le fourbe, le tyran, le dbauch, tous ces pcheurs superbes qui abusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont tre punis, sans doute ; mais l'aveugle, le mendiant, le fou, le pauvre paysan, sont-ils ddommags de leur longue misre par la seule rflexion que la mort n'est pas un mal pour eux? Non! Une tristesse implacable, une effroyable fatalit pse sur l'uvre de l'artiste. Cela ressemble une maldiction amre lanoe sur le sort de l'humanit. C'est bien l la satire douloureuse, la peinture vraie

de la socit qu'Holbein avait sous les yeux. Crime et malheur, voil ce qui le frappait ; mais nous, artistes d'un autre sicle, que peindrons-nous ? Chercheronsnous dans la pense de la mort la rmunration de l'humanit prsente? l'invoquerons-nous comme le chtiment de l'injustice et le ddommagement de la souffrance ? Non, nous n'avons plus affaire la mort, mais la vie. Nous ne croyons plus ni au nant de la tombe, ni au salut achet par un renoncement forc2 ; nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit fconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se rjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son bl, sache qu'il travaille l'uvre de vie, et non qu'il se rjouisse de ce que la mort marche ses cts. Il faut enfin que la mort ne soit plus ni le chtiment de la prosprit, ni la consolation de la dtrsse. Dieu ne l'a destine ni punir, ni ddommager de la vie ; car il a bni la vie, et la tombe ne doit pas tre un refuge o il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre heureux. Certains artistes de notre temps, jetant un regard srieux sur ce qui les entoure, s'attachent peindre la douleur, l'abjection de la misre, le fumier de Lazare 3. Ceci peut tre du domaine de l'art et de la philosophie ; mais, en peignant la misre si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si criminelle, leur but estil atteint, et l'effet en est-il salutaire, comme ils le voudraient? Nous n'osons pas nous prononcer l-

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dessus. On peut nous dire qu'en montrant ce gouffre creus sous le sol fragile de l'opulence, ils effraient le mauvais riche, comme, au temps de la danse macabre, on lui montrait sa fosse bante et la mort prte l'enlacer dans ses bras immondes. Aujourd'hui on lui montre le bandit crochetant sa porte et l'assassin guettant son sommeil. Nous confessons que nous ne comprenons pas trop comment on le rconciliera avec l'humanit qu'il mprise, comment on le rendra sensible aux douleurs du pauvre qu'il redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du forat vad et du rdeur de nuit. L'affreuse mort, grinant des dents et jouant du violon dans les images d'Holbein et de ses devanciers, n'a pas trouv moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et de consoler les victimes. Est-ce que notre littrature ne procderait pas un peu en ceci comme les artistes du moyen ge et de la Renaissance ? Les buveurs d'Holbein remplissent leurs coupes avec une sorte de fureur pour carter l'ide de la mort, qui, invisible pour eux, leur sert d'chanson. Les mauvais riches d'aujourd'hui demandent des fortifications et des canons pour carter l'ide d'une jacquerie, que l'art leur montre travaillant dans l'ombre, en dtail, en attendant le moment de fondre sur l'tat social. L'glise du moyen ge rpondait aux terreurs des puissants de la terre par la vente des indulgences. Le gouvernement d'aujourd'hui calme l'inquitude des riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geliers, de baonnettes et de prisons. Albert Durer, Michel-Ange,Holbein, Callot, Goya4,

ont fait de puissantes satires des maux de leur sicle et de leur pays. Ce sont des uvres immortelles, des pages historiques d'une valeur incontestable ; nous ne voulons pas dnier aux artistes le droit de sonder les plaies de la socit et de les mettre nu sous nos yeux; mais n'y a-t-il pas autre chose faire maintenant que la peinture d'pouvante et de menace? Dans cette littrature de mystres d'iniquit, que le talent et l'imagination ont mise la mode, nous aimons mieux les figures douces et suaves que les sclrats effet dramatique. Celles-l peuvent entreprendre et amener des conversions, les autrs font peur, et la peur ne gurit pas l'gosme, elle l'augmente. Nous croyons que la mission de l'art est une mission de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps nafs, et que l'artiste a une tche plus large et plus potique que celle de proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour attnuer l'effroi qu'inspirent ses peintures. Son but devrait tre de faire aimer les objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une tude de la ralit positive ; c'est une recherche de la vrit idale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain l'me que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses5. Lecteur, pardonnez-moi ces rflexions, et veuillez les accepter en manire de prface. Il n'y en aura point dans l'historiette que je vais vous raconter, et elle sera si courte et si simple que j'avais besoin de m'en excuser d'avance, en vous disant ce que je pense des histoires terribles.

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C'est propos d'un laboureur que je me suis laiss entraner cette digression. C'est l'histoire d'un laboureur prcisment que j'avais l'intention de vous dire et que je vous dirai tout l'heure.II

LE LABOUR

Je venais de regarder longtemps et avec une profonde mlancolie le laboureur d'Holbein, et je me promenais dans la campagne, rvant la vie des champs et la destine du cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses jours fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait arracher les trsors de sa fcondit, lorsqu'un morceau de pain le plus noir et le plus grossier est, la fin de la journe, l'unique rcompense et l'unique profit attachs un si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les longues herbes, sont la proprit de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre. L'homme de loisir n'aime en gnral pour eux-mmes, ni les champs, ni les prairies, ni le spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se convertir en pices d'or pour son usage. L'homme de loisir vient chercher un peu d'air et de sant dans le sjour de la campagne, puis il retourne dpenser dans les grandes villes le fruit du travail de ses vassaux.

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De son ct, l'homme de travail est trop accabl, trop malheureux, et trop effray de l'avenir, pour jouir de la beaut des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour lui aussi les champs dors, les belles prairies, les animaux superbes, reprsentent des sacs d'cus dont il n'aura qu'une faible part, insuffisante ses besoins, et que, pourtant, il faut remplir, chaque anne, ces sacs maudits, pour satisfaire le matre et payer le droit de vivre parcimonieusement et misrablement sur son domaine. Et pourtant, la nature est ternellement jeune, belle et gnreuse. Elle verse la posie et la beaut tous les trs, toutes les plantes, qu'on laisse s'y dvelopper souhait. Elle possde le secret du bonheur, et nul n'a su le lui ravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possdant la science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le bientre et la libert dans l'exercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le cur et par le cerveau, de comprendre son uvre et d'aimer celle de Dieu. L'artiste a des jouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproduction des beauts de la nature ; mais, en voyant la douleur des hommes qui peuplent ce paradis de la terre, l'artiste au cur droit et humain est troubl au milieu de sa jouissance. Le bonheur serait l o l'esprit, le cur et les bras, travaillant de concert sous l'il de la Providence, une sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les ravissements de l'me humaine. C'est alors qu'au lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet la main, le peintre d'allgories pourrait placer ses cts un ange ra-

dieux, semant pleines mains le bl bni sur le sillon fumant. Et le rve d'une existence douce, libre, potique, laborieuse et simple pour l'homme des champs, n'est pas si difficile concevoir qu'on doive le relguer parmi les chimres. Le mot triste et doux de Virgile : 0 heureux l'homme des champs s'il connaissait son bonheur! est un regret; mais, comme tous les regrets, c'est aussi une prdiction. Un jour viendra o le laboureur pourra tre aussi un artiste, sinon pour exprimer (ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir le beau. Croit-on que cette mystrieuse intuition de la posie ne soit pas en lui dj l'tat d'instinct et de vague rverie ? Chez ceux qu'un peu d'aisance protge ds aujourd'hui, et chez qui l'excs du malheur n'touffe pas tout dveloppement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprci est l'tat lmentaire ; et, d'ailleurs, si du sein de la douleur et de la fatigue, des voix de potes se sont dj leves, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des fonctions de l'me? Sans doute cette exclusion est le rsultat gnral d'un travail excessif et d'une misre profonde ; mais qu'on ne dise pas que quand l'homme travaillera modrment et utilement, il n'y aura plus que de mauvais ouvriers et de mauvais potes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le sentiment de la posie est un vrai pote, n'et-il pas fait un vers dans toute sa vie. Mes penses avaient pris ce cours, et je ne m'apercevais pas que cette confiance dans l'ducabilit de l'homme tait fortifie en moi par des influences extrieures. Je marchais sur la lisire d'un champ que des

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paysans taient en train de prparer pour la semaille prochaine. L'arne tait vaste comme celle du tableau d'Holbein. Le paysage tait vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l'automne, ce large terrain d'un brun vigoureux, o des pluies rcentes avaient laiss, dans quelques sillons, des lignes d'eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d'argent. La journe tait claire et tide, et la terre, frachement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur lgre. Dans le haut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure svre rappelaient celui d'Holbein, mais dont les vtements n'annonaient pas la misre, poussait gravement son areau de forme antique, tran par deux bufs tranquilles, la robe d'un jaune ple, vritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu'une longue habitude a rendus frres, comme on les appelle dans nos campagnes, et qui, privs l'un de l'autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable l'amiti du buf pour son camarade d'attelage. Qu'ils viennent voir au fond de l'table un pauvre animal maigre, extnu, battant de sa queue inquite ses flancs dcharns, soufflant avec effroi et ddain sur la nourriture qu'on lui prsente, les yeux toujours tourns vers la porte, en grattant du pied la place vide ses cts, flairant les jougs et les chanes que son compagnon a ports, et l'appelant sans cesse avec de dplorables mugissements. Le bouvier dira : C'est une paire de bufs

perdue ; son frre est mort, et celui-l ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir l'engraisser pour l'abattre ; mais il ne veut pas manger, et bientt il sera mort de faim. Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grce la continuit d'un labeur sans distraction et d'une dpense de forces prouves et soutenues, son sillon tait aussi vite creus que celui de son fils, qui menait, quelque distance, quatre bufs moins robustes, dans'une veine de terres plus fortes et plus pierreuses. Mais ce qui attira ensuite mon attention tait vritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l'autre extrmit de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux robe sombre mle de noir fauve reflets de feu, avec ces ttes courtes et frises qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccad qui s'irrite encore du joug et de l'aiguillon et n'obit qu'en frmissant de colre la domination nouvellement impose. C'est ce qu'on appelle des bufs frachement lis. L'homme qui les gouvernait avait dfricher un coin nagure abandonn au pturage et rempli de souches sculaires, travail d'athlte auquel suffisaient peine son nergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indompts. Un enfant de six sept ans, beau comme un ange, et les paules couvertes, sur sa blouse, d'une peau d'agneau qui le faisait ressembler au petit

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saint Jean-Baptiste des peintrs de la Renaissance6 , marchait dans le sillon parallle la charrue et piquait le flanc des bufs avec une gaule longue et lgre, arme d'un aiguillon peu acr. Les fiers animaux frmissaient sous la petite main de l'enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies lis leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu'une racine arrtait le soc, le laboureur criait d'une voix puissante, appelant chaque bte par son nom, mais plutt pour calmer que pour exciter ; car les bufs, irrits par cette brusque rsistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jets de ct emportant l'areau travers champs, si, de la voix et de l'aiguillon, le jeune homme n'et maintenu les quatre premiers, tandis que l'enfant gouvernait les quatre autrs. Il criait aussi, le pauvret, d'une voix qu'il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure anglique. Tout cela tait beau de force ou de grce : le paysage, l'homme, l'enfant, les taureaux sous le joug ; et, malgr cette lutte puissante o la terre tait vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l'obstacle tait surmont et que l'attelage reprenait sa marche gale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n'tait qu'un exercice de vigueur et une dpense d'activit, reprenait tout coup la srnit des mes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la voix mle de ce jeune pre de famille entonnait le chant solennel

et mlancolique que l'antique tradition du pays transmet, non tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consomms dans l'art d'exciter et de soutenir l'ardeur des bufs de travail 7 . Ce chant, dont l'origine fut peut-tre considre comme sacre, et auquel de mystrieuses influences ont d tre attribues jadis, est rput encore aujourd'hui possder la vertu d'entretenir le courage de ces animaux, d'apaiser leurs mcontentements et de charmer l'ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traant un sillon parfaitement rectiligne, de leur allger la peine en soulevant ou enfonant point le fer dans la terre : on n'est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bufs, et c'est l une science part qui exige un got et des moyens particuliers. Ce chant n'est, vrai dire, qu'une sorte de rcitatif interrompu et repris volont. Sa forme irrgulire et ses intonations fausses selon les rgles de l'art musical Je rendent intraduisible. Mais ce n'en est pas moins un beau chant, et tellement appropri la nature du travail qu'il accompagne, l'allure du buf, au calme des lieux agrestes, la simplicit des hommes qui le disent, qu'aucun gnie tranger au travail de la terre ne l'et invent, et qu'aucun chanteur autre qu'un fin laboureur de cette contre ne saurait le redire. Aux poques de l'anne o il n'y a pas d'autre travail et d'autre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, laquelle sa tonalit particulire donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque

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phrase, tenue et tremble avec une longueur et une puissance d'haleine incroyable, monte d'un quart de ton en faussant systmatiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est indicible, et quand on s'est habitu l'entendre, on ne conoit pas qu'un autre chant pt s'lever ces heures et dans ces lieux-l, sans en dranger l'harmonie. Il se trouvait donc que j'avais sous les yeux un tableau qui contrastait avec celui d'Holbein, quoique ce ft une scne pareille. Au lieu d'un triste vieillard, un homme jeune et dispos ; au lieu d'un attelage de chevaux efflanqus et harasss, un double quadrige de bufs robustes et ardents ; au lieu de la mort, un bel enfant ; au lieu d'une image de dsespoir et d'une ide de destruction, un spectacle d'nergie et une pense de bonheur. C'est alors que le quatrain franais : A la sueur de ton visaige, etc. et le 0 fortunatos... agricolas de Virgile 8 me revinrent ensemble l'esprit, et qu'en voyant ce couple si beau, l'homme et l'enfant, accomplir dans des conditions si potiques, et avec tant de grce unie la force, un travail plein de grandeur et de solennit, je sentis une piti profonde mle un regret involontaire. Heureux le laboureur! oui, sans doute, je le serais sa place, si mon bras, devenu tout d'un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, pouvaient ainsi fconder et chanter la nature, sans que mes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l'harmonie des couleurs et des sons,

la finesse des tons et la grce des contours, en un mot la beaut mystrieuse des choses! et surtout sans que mon cur cesst d'tre en relation avec le sentiment divin qui a prsid la cration immortelle et sublime. Mais, hlas! cet homme n'a jamais compris le mystre du beau, cet enfant ne le comprendra jamais!... Dieu me prserve de croire qu'ils ne soient pas suprieurs aux animaux qu'ils dominent, et qu'ils n'aient pas par instants une sorte de rvlation extatique qui charme leur fatigue et endort leurs soucis! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur, car ils sont ns rois de la terre bien mieux que ceux qui la possdent pour l'avoir paye. Et la preuve qu'ils le sentent, c'est qu'on ne les dpayserait pas impunment, c'est qu'ils aiment ce sol arros de leurs sueurs, c'est que le vrai paysan meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ qui l'a vu natre. Mais il manque cet homme une partie des jouissances que je possde, jouissances immatrielles qui lui seraient bien dues", lui, l'ouvrier du vaste temple que le ciel est assez vaste pour embrasser. Il lui manque la connaissance de son sentiment. Ceux qui l'ont condamn la servitude ds le ventre de sa mre, ne pouvant lui ter la rverie, lui ont t la rflexion. Eh bien! tel qu'il est, incomplet et condamn une ternelle enfance, il est encore plus beau que celui chez qui la science a touff le sentiment. Ne vous levez pas au-dessus de lui, vous autrs qui vous croyez investis du droit lgitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreur effroyable

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o vous tes prouve que votre esprit a tu votre cur, et que vous tes les plus incomplets et les plus aveugles des hommes!... J'aime encore mieux cette simplicit de son me que les fausses lumires de la vtre ; et si j'avais raconter sa vie, j'aurais plus de plaisir en faire ressortir les cts doux et touchants, que vous n'avez de mrite peindre l'abjection o les rigueurs et les mpris de vos prceptes sociaux peuvent le prcipiter. Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la sienne, et chacun pourrait intresser au roman de sa propre vie, s'il l'avait compris... Quoique paysan et simple laboureur, Germain s'tait rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait raconts navement, clairement, et je l'avais cout avec intrt. Quand je l'eus regard labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas crite, quoique ce ft une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu orne que le sillon qu'il traait avec sa charrue. L'anne prochaine, ce sillon sera combl et couvert par un sillon nouveau. Ainsi s'imprime et disparat la trace de la plupart des hommes dans le champ de l'humanit. Un peu de terre l'efface, et les sillons que nous avons creuss se succdent les uns aux autrs comme les tombes dans le cimetire. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l'oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une singularit ou une absurdit quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde?...

Eh bien! arrachons, s'il se peut, au nant de l'oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n'en saura rien et ne s'en inquitera gure ; mais j'aurai eu quelque plaisir le tenter.

III

LE PRE MAURICE

Germain, lui dit un jour son beau-pre, il faut pourtant te dcider reprendre femme. Voil bientt deux ans que tu es veuf de ma fille, et ton an a sept ans. Tu approches de la trentaine, mon garon, et tu sais que, pass cet ge-l, dans nos pays, un homme est rput trop vieux pour entrer en mnage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu'ici ils ne nous ont point embarrasss. Ma femme et ma bru les ont soigns de leur mieux, et les ont aims comme elles le devaient. Voil Petit-Pierre quasi lev ; il pique dj les bufs assez gentiment ; iJ est assez sage pour garder les btes au pr, et assez fort pour mener les chevaux l'abreuvoir. Ce n'est donc pas celui-l qui nous gne ; mais les deux autrs, que nous aimons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents nous donnent cette anne beaucoup de souci. Ma bru est prs d'accoucher et elle en a encore un tout petit sur les bras. Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus s'occuper de ta petite Solange, et surtout de ton Sylvain, qui n'a pas quatre ans et qui ne se tient

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gure en repos ni le jour ni la nuit. C'est un sang vif comme toi : a fera un bon ouvrier, mais a fait un terrible enfant, et ma vieille ne court plus assez vite pour le rattraper quand il se sauve du ct de la fosse, ou quand il se jette sous les pieds des btes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde, son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les bras de ma femme. Donc tes enfants nous inquitent et nous surchargent. Nous n'aimons pas voir des enfants mal soigns ; et quand on pense aux accidents qui peuvent leur arriver, faute de surveillance, on n'a pas la tte en repos. Il te faut donc une autre femme et moi une autre bru. Songes-y, mon garon. Je t'ai dj averti plusieurs fois, le temps se passe, les annes ne t'attendront point. Tu dois tes enfants et nous autrs, qui voulons que tout aille bien dans la maison, de te marier au plus tt. Eh bien, mon pre, rpondit le gendre, si vous le voulez absolument, il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et que je n'en ai gure plus d'envie que de me noyer. On sait qui on perd et on ne sait pas qui l'on trouve. J'avais une brave femme, une belle femme, douce, courageuse, bonne ses pre et mre, bonne son mari, bonne ses enfants, bonne au travail, aux champs comme la maison, adroite l'ouvrage, bonne tout enfin ; et quand vous me l'avez donne, quand je l'ai prise, nous n'avions pas mis dans nos conditions que je viendrais l'oublier si j'avais le malheur de la perdre. Ce que tu dis l est d'un bon cur, Germain,

reprit le pre Maurice ; je sais que tu as aim ma fille, que tu l'as rendue heureuse, et que si tu avais pu contenter la mort en passant sa place, Catherine serait en vie l'heure qu'il est, et toi dans le cimetire. Elle mritait bien d'tre aime de toi ce point-l, et si tu ne t'en consoles pas, nous ne nous en consolons pas non plus. Mais je ne te parle pas de l'oublier. Le bon Dieu a voulu qu'elle nous quittt, et nous ne passons pas un jour sans lui faire savoir par nos prires, nos penses, nos paroles et nos actions, que nous respectons son souvenir et que nous sommes fchs de son dpart. Mais si elle pouvait te parler de l'autre monde et te donner connatre sa volont, elle te commanderait de chercher une mre pour ses petits orphelins. Il s'agit donc de rencontrer une femme qui soit digne de la remplacer. Ce ne sera pas bien ais ; mais ce n'est pas impossible ; et quand nous te l'aurons trouve, tu l'aimeras comme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnte homme, et que tu lui sauras gr de nous rendre service et d'aimer tes enfants. C'est bien, pre Maurice, dit Germain, je ferai votre volont comme je l'ai toujours faite. C'est une justice te rendre, mon fils, que tu as toujours cout l'amiti et les bonnes raisons de ton chef de famille. Avisons donc ensemble au choix de ta nouvelle femme. D'abord je ne suis pas d'avis que tu prennes une jeunesse. Ce n'est pas ce qu'il te faut. La jeunesse est lgre ; et comme c'est un fardeau d'lever trois enfants, surtout quand ils sont d'un autre lit, il faut une bonne me bien sage.

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bien douce et trs porte au travail. Si ta femme n'a pas environ le mme ge que toi, elle n'aura pas assez de raison pour accepter un pareil devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop jeunes. Elle se plaindra et tes enfants ptiront. Voil justement ce qui m'inquite, dit Germain. Si ces pauvres petits venaient tre maltraits, has, battus? A Dieu ne plaise! reprit le vieillard. Mais les mchantes femmes sont plus rares dans notre pays que les bonnes, et il faudrait tre fou pour ne pas mettre la main sur celle qui convient. C'est vrai, mon pre : il y a de bonnes filles dans notre village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la Marguerite... enfin, celle que vous voudrez. Doucement, doucement, mon garon, toutes ces filles-l sont trop jeunes ou trop pauvres... ou trop jolies filles; car, enfin, il faut penser cela aussi, mon fils. Une jolie femme n'est pas toujours aussi range qu'une autre. Vous voulez donc que j'en prenne une laide? dit Germain un peu inquiet. Non, point laide, car cette femme te donnera d'autrs enfants, et il n'y a rien de si triste que d'avoir des enfants laids, chtifs, et malsains. Mais une femme encore frache, d'une bonne sant et qui ne soit ni belle ni laide, ferait trs bien ton affaire. Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement, que, pour l'avoir telle que vous la voulez, il faudra la faire faire exprs : d'autant plus que

vous ne la voulez point pauvre, et que les riches ne sont pas faciles obtenir surtout pour un veuf. Et si elle tait veuve elle-mme, Germain? l, une veuve sans enfants et avec un bon bien? Je n'en connais pas pour le moment dans notre paroisse. Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs. Vous avez quelqu'un en vue, mon pre ; alors, dites-le tout de suite.

IV

GERMAIN LE FIN LABOUREUR

Oui, j'ai quelqu'un en vue, rpondit le pre Maurice. C'est une Lonard, veuve d'un Gurin, qui demeure Fourche. Je ne connais ni la femme ni l'endroit, rpondit Germain rsign, mais de plus en plus triste. Elle s'appelle Catherine, comme ta dfunte. Catherine? Oui, a me fera plaisir d'avoir dire ce nom-l : Catherine! Et pourtant, si je ne peux pas l'aimer autant que l'autre, a me fera encore plus de peine, a me la rappellera plus souvent. Je te dis que tu l'aimeras : c'est un bon sujet, une femme de grand cur ; je ne l'ai pas vue depuis longtemps, elle n'tait pas laide fille alors ; mais elle n'est plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est d'une bonne famille, tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres, qu'elle vendrait volontiers pour en acheter d'autrs dans l'endroit o elle s'tablirait ; car elle songe aussi se remarier, et je sais que, si ton caractre lui convenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

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Vous avez donc dj arrang tout cela? Oui, sauf votre avis tous les deux ; et c'est ce qu'il faudrait vous demander l'un l'autre, en faisant connaissance. Le pre de cette femme-l est un peu mon parent, et il a t beaucoup mon ami. Tu le connais bien, le pre Lonard? Oui, je l'ai vu vous parler dans les foires, et la dernire, vous avez djeun ensemble ; c'est donc de cela qu'il vous entretenait si longuement? Sans doute ; il te regardait vendre tes btes et il trouvait que tu t'y prenais bien, que tu tais un garon de bonne mine, que tu paraissais actif et entendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et comme tu te conduis bien avec nous, depuis huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans avoir jamais eu un mot de chagrin ou de colre, il s'est mis dans la tte de te faire pouser sa fille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, d'aprs la bonne renomme qu'elle a, d'aprs l'honntet de sa famille et les bonnes affaires o je sais qu'ils sont. Je vois, pre Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes affaires. Sans doute, j'y tiens. Est-ce que tu n'y tiens pas aussi? J'y tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir ; mais vous savez que, pour ma part, je ne m'embarrasse jamais de ce qui me revient ou de ce qui ne me revient pas dans nos profits. Je ne m'entends pas faire des partages, et ma tte n'est pas bonne pour ces choses-l. Je connais la terre, je connais les bufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison, les fourrages. Pour les moutons, la

vigne, le jardinage, les menus profits et la culture fine, vous savez que a regarde votre fils et que je ne m'en mle pas beaucoup. Quant l'argent, ma mmoire est courte, et j'aimerais mieux tout cde que de disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de me tromper et de rclamer ce qui ne m'est pas d, et si les affaires n'taient pas simples et claires, je ne m'y retrouverais jamais. C'est tant pis, mon fils, et voil pourquoi j'aimerais que tu eusses une femme de tte pour me remplacer quand je n'y serai plus. Tu n'as jamais voulu voir clair dans nos comptes, et a pourrait t'amener du dsagrment avec mon fils, quand vous ne m'aurez plus pour vous mettre d'accord et vous dire ce qui vous revient chacun. Puissiez-vous vivre longtemps, pre Maurice! Mais ne vous inquitez pas de ce qui sera aprs vous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils. Je me fie Jacques comme vous-mme, et comme je n'ai pas de bien moi, que tout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient nos enfants, je peux tre tranquille et vous aussi; Jacques ne voudrait pas dpouiller les enfants de sa sur pour les siens, puisqu'il les aime quasi autant les uns que les autrs. Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un bon frre, et un homme qui aime la vrit. Mais Jacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient levs, et il faut toujours songer, dans une famille, ne pas laisser des mineurs sans un chef pour les bien conseiller et rgler leurs diffrends. Autrement les gens de loi s'en

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mlent, les brouillent ensemble et leur font tout manger en procs. Ainsi donc, nous ne devons pas penser mettre chez nous une personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire qu'un jour cette personne-l aura peut-tre diriger la conduite et les affaires d'une trentaine d'enfants, petitsenfants, gendres et brus... On ne sait pas combien une famille peut s'accrotre, et quand la ruche est trop pleine, qu'il faut essaimer, chacun songe emporter son miel. Quand je t'ai pris pour gendre, quoique ma fille ft riche et toi pauvre, je ne lui ai pas fait reproche de t'avoir choisi. Je te voyais bon travailleur, et je savais bien que la meilleure richesse pour des gens de campagne comme nous, c'est une paire de bras et un cur comme les tiens Quand un homme apporte cela dans une famille, il apporte assez. Mais une femme, c'est diffrent : son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour acqurir. D'ailleurs, prsent que tu es pre et que tu cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants, n'ayant rien prtendre dans l'hritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misre si tu venais mourir, moins que ta femme n'et quelque bien de son ct. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coteront quelque chose nourrir. Si cela retombait sur nous seuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en plaindre ; mais le bien-tre de tout le monde en serait diminu, et les premiers enfants auraient leur part de privations l-dedans. Quand les familles augmentent outre mesure sans que le bien augmente en propor-

tion, la misre vient, quelque courage qu'on y mette. Voil mes observations, Germain, pse-les, et tche de te faire agrer la veuve Gurin ; car sa bonne conduite et ses cus apporteront ici de l'aide dans le prsent et de la tranquillit pour l'avenir. C'est dit, mon pre. Je vais tcher de lui plaire et qu'elle me plaise. Pour cela il faut la voir et aller la trouver. Dans son endroit? A Fourche? C'est loin d'ici, n'est-ce pas? et nous n'avons gure le temps de courir dans cette saison. Quand il s'agit d'un mariage d'amour, il faut s'attendre perdre du temps ; mais quand c'est un mariage de raison entre deux personnes qui n'ont pas de caprices et savent ce qu'elles veulent, c'est bientt dcid. C'est demain samedi ; tu feras ta journe de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures aprs dner ; tu seras Fourche la nuit ; la lune est grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n'y a pas plus de trois lieues de pays. C'est prs du Magnier. D'ailleurs tu prendras la jument. J'aimerais autant aller pied, par ce temps frais. Oui, mais la jument est belle, et un prtendu qui arrive aussi bien mont a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs, et tu porteras un joli prsent de gibier au pre Lonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passeras la journe du dimanche avec sa fille, et tu reviendras avec un oui ou un non lundi matin.

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C'est entendu, rpondit tranquillement Germain ; et pourtant il n'tait pas tout fait tranquille. Germain avait toujours vcu sagement comme vivent les paysans laborieux. Mari vingt ans, il n'avait aim qu'une femme dans sa vie, et, depuis son veuvage, quoiqu'il ft d'un caractre imptueux et enjou, il n'avait ri et foltr avec aucune autre. Il avait port fidlement un vritable regret dans son cur, et ce n'tait pas sans crainte et sans tristesse qu'il cdait son beau-pre ; mais le beaupre avait toujours gouvern sagement la famille, et Germain, qui s'tait dvou tout entier l'uvre commune, et, par consquent, celui qui la personnifiait, au pre de famille, Germain ne comprenait pas qu'il et pu se rvolter contre de bonnes raisons, contre l'intrt de tous. Nanmoins il tait triste. Il se passait peu de jouis qu'il ne pleurt sa femme en secret, et, quoique la solitude comment lui peser, il tait plus effray de former une union nouvelle que dsireux de se soustraire son chagrin. Il se disait vaguement que l'amour et pu le consoler, en venant le surprendre, car l'amour ne console pas autrement. On ne le trouve pas quand on le cherche ; il vient nous quand nous ne l'attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait le pre Maurice, cette fiance inconnue, peut-tre mme tout ce bien qu'on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui donnaient penser. Et il s'en allait, songeant, comme songent les hommes qui n'ont pas assez d'ides pour qu'elles se combattent entre elles, c'est--dire ne se formulant pas lui-mme de

belles raisons de rsistance et d'gosme, mais souffrant d'une douleur sourde, et ne luttant pas contre un mal qu'il fallait accepter. Cependant, le pre Maurice tait rentr la mtairie, tandis que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit, occupait la dernire heure du jour fermer les brches que les moutons avaient faites la bordure d'un enclos voisin des btiments. Il relevait les tiges d'pine et les soutenait avec des mottes de terre, tandis que les grives babillaient dans le buisson voisin et semblaient lui crier de se hter, curieuses qu'elles taient de venir examiner son ouvrage aussitt qu'il serait parti.

V

LA GUILLETTE

Le pre Maurice trouva chez lui une vieille voisine qui tait venue causer avec sa femme tout en cherchant de la braise pour allumer son feu. La mre Guillette habitait une chaumire fort pauvre deux portes de fusil de la ferme. Mais c'tait une femme d'ordre et de volont. Sa pauvre maison tait propre et bien tenue, et ses vtements rapics avec soin annonaient le respect de soi-mme au milieu de la dtresse. Vous tes venue chercher le feu du soir, mre Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous quelque autre chose ? Non, pre Maurice, rpondit-elle ; rien pour le moment. Je ne suis pas qumandeuse, vous le savez, et je n'abuse pas de la bont de mes amis. C'est la vrit ; aussi vos amis sont toujours prts vous rendre service. J'tais en train de causer avec votre femme, et Je lui demandais si Germain se dcidait enfin se remarier.

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Vous n'tes point une bavarde, rpondit le pre Maurice, on peut parler devant vous sans craindre les propos : ainsi je dirai ma femme et vous que Germain est tout fait dcid ; il part demain pour le domaine de Fourche. A la bonne heure! s'cria la mre Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieu veuille qu'il trouve une femme aussi bonne et aussi brave que lui! Ah ! il va Fourche ? observa la Guillette. Voyez comme a se trouve! cela m'arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout l'heure si je dsirais quelque chose, je vas vous dire, pre Maurice, en quoi vous pouvez m'obliger. Dites, dites, vous obliger, nous le voulons. Je voudrais que Germain prt la peine d'emmener ma fille avec lui. O donc? Fourche? Non, pas Fourche ; mais aux Ormeaux, o elle va rester le reste de l'anne. Comment! dit la mre Maurice, vous vous sparez de votre fille ? Il faut bien qu'elle entre en condition et qu'elle gagne quelque chose. a me fait assez de peine et elle aussi, la pauvre me ! Nous n'avons pas pu nous dcider nous quitter l'poque de la Saint-Jean ; mais voil que la Saint-Martin 9 arrive, et qu'elle trouve une bonne place de bergre dans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait l'autre jour par ici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses trois moutons sur le communal. Vous n'tes gure occupe, ma petite fille, qu'il lui dit ; et trois moutons pour une pastoure, ce n'est gure. Voulez-voua

en garder cent ? je vous emmne. La bergre de chez nous est tombe malade, elle retourne chez ses parents, et si vous voulez tre chez nous avant huit jours, vous aurez cinquante francs 10 pour le reste de l'anne jusqu' la Saint-Jean. L'enfant a refus, mais elle n'a pu se dfendre d'y songer et de me le dire lorsqu'en rentrant le soir elle m'a vue triste et embarrasse de passer l'hiver, qui va tre rude et long, puisqu'on a vu, cette anne, les grues et les oies sauvages traverser les airs un grand mois plus tt que de coutume. Nous avons pleur toutes deux ; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas rester ensemble, puisqu'il y a peine de quoi faire vivre une seule personne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est en ge (la voil qui prend seize ans), il faut bien qu'elle fasse comme les autrs, qu'elle gagne son pain et qu'elle aide sa pauvre mre. Mre Guillette, dit le vieux laboureur, s'il ne fallait que cinquante francs pour vous consoler de vos peines et vous dispenser d'envoyer votre enfant au loin, vrai, je vous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens comme nous a commence peser. Mais en toutes choses il faut consulter la raison autant que l'amiti. Pour tre sauve de la misre de cet hiver, vous ne le serez pas de la misre venir, et plus votre fille tardera prendre un parti, plus elle et vous aurez de peine vous quitter. La petite Marie se fait grande et forte, et elle n'a pas de quoi s'occuper chez vous. Elle pourrait y prendre l'habitude de la fainantise... Oh! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guil-

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lette. Marie est courageuse autant que fille riche et la tte d'un gros travail puisse l'tre. Elle ne reste pas un instant les bras croiss, et quand nous n'avons pas d'ouvrage, elle nettoie et frotte nos pauvres meubles qu'elle rend clairs comme des miroirs. C'est une enfant qui vaut son pesant d'or, et j'aurais bien mieux aim qu'elle entrt chez vous comme bergre que d'aller si loin chez des gens que je ne connais pas. Vous l'auriez prise la Saint-Jean, si nous avions su nous dcider ; mais prsent vous avez lou tout votre monde, et ce n'est qu' la Saint-Jean de l'autre anne que nous pourrons y songer. Eh! j'y consens de tout mon cur, Guillette! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle fera bien d'apprendre un tat et de s'habituer servir les autrs. Oui, sans doute ; le sort en est jet. Le fermier des Ormeaux l'a fait demander ce matin ; nous avons dit oui, et il faut qu'elle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin, et je n'aimerais pas l'envoyer si loin toute seule. Puisque votre gendre va Fourche demain, il peut bien l'emmener. Il parat que c'est tout ct du domaine o elle va, ce qu'on m'a dit ; car je n'ai jamais fait, ce voyagel. C'est tout ct, et mon gendre la conduira. Cela se doit ; il pourra mme la prendre en croupe sur la jument, ce qui mnagera ses souliers. Le voil qui rentre pour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie la mre Guillette s'en va bergre aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, n'est-ce pas ? C'est bien, rpondit Germain qui tait soucieur

mais toujours dispos rendre service son prochain. Dans notre monde nous, pareille chose ne viendrait pas la pense d'une mre, de confier une fille de seize ans un homme de vingt-huit ; car Germain n'avait rellement que vingt-huit ans ; et quoique, selon les ides de son pays, il passt pour vieux au point de vue mariage, il tait encore le plus bel homme de l'endroit. Le travail ne l'avait pas creus et fltri comme la plupart des paysans qui ont dix annes de labourage sur la tte. Il tait de force labourer encore dix ans sans paratre vieux, et il et fallu que le prjug de l'ge ft bien fort sur l'esprit d'une jeune fille pour l'empcher de voir que Germain avait le teint frais, l'il vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps lgant et souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitt le pr. Mais la chastet des murs est une tradition sacre dans certaines campagnes loignes du mouvement corrompu des grandes villes, et, entre toutes les familles de Belair, la famille de Maurice tait rpute honnte et servant la vrit. Germain s'en allait chercher femme ; Marie tait une enfant trop jeune et trop pauvre pour qu'il y songet dans cette vue, et, moins d'tre un sans cur et un mauvais homme, il tait impossible qu'il et une coupable pense auprs d'elle. Le pre Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie fille ; la Guillette et cru lui faire injure si elle lui et recommand de la respecter comme sa sur ; Marie monta sur la jument en pleurant, aprs avoir vingt fois em-

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brass sa mre et ses jeunes amies. Germain, qui tait triste pour son compte, compatissait d'autant plus son chagrin, et s'en alla d'un air srieux, tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la main la pauvre Marie sans songer mal.VI

PETIT-PIERRE

La Grise tait jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fre et ardente jument qu'elle tait. En passant devant le prlong elle aperut sa mre, qui s'appelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et elle hennit en signe d'adieu. La vieille Grise approcha de la haie en faisant rsonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pr pour suivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, elle hennit son tour, et resta pensive, inquite, le nez au vent, la bouche pleine d'herbes qu'elle ne songeait plus manger 11. Cette pauvre bte connat toujours sa progniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. a me fait penser que je n'ai pas embrass mon Petit-Pierre avant de partir. Le mauvais enfant n'tait pas l! Il voulait, hier au soir, me faire promettre de l'emmener, et il a pleur pendant une heure dans son lit. Ce matin, encore, il a tout essay pour me persuader. Oh! qu'il est adroit et clin! mais quand il a vu que a ne se pouvait pas, monsieur s'est

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fch : il est parti dans les champs, et je ne l'ai pas revu de la journe. Moi, je l'ai vu, dit la petite Marie en faisant un effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du ct des tailles, et je me suis bien doute qu'il tait hors de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait des prunelles et des mres de buisson. Je lui ai donn le pain de mon goter, et il m'a dit : Merci, ma Marie mignonne : quand tu viendras chez nous, je te donnerai de la galette. C'est un enfant trop gentil que vous avez l, Germain! Oui, qu'il est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui! Si sa grandmre n'avait pas eu plus de raison que moi, je n'aurais pas pu me tenir de l'emmener, quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre petit cur en tait tout gonfl. Eh bien ! pourquoi ne l'auriez-vous pas emmen, Germain? Il ne vous aurait gure embarrass ; il est si raisonnable quand on fait sa volont! Il parat qu'il aurait t de trop l o je vais. Du moins c'tait l'avis du pre Maurice... Moi, pourtant, j'aurais pens qu'au contraire il fallait voir comment on le recevrait, et qu'un si gentil enfant ne pouvait qu'tre pris en bonne amiti... Mais ils disent la maison qu'il ne faut pas commencer par faire voir les charges du mnage... Je ne sais pas pourquoi je te parle de a, petite Marie ; tu n'y comprends rien. Si fait, Germain ; je sais que vous allez vous marier ; ma mre me l'a dit, en me recommandant de n'en parler personne, ni chez nous, ni l o je vais, et vous pouvez tre tranquille : je n'en dirai mot.

Tu feras bien, car ce n'est pas fait ; peut-tre que je ne conviendrai pas la femme en question. Il faut esprer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui conviendrez-vous pas ? Qui sait ? J'ai trois enfants, et c'est lourd pour une femme qui n'est pas leur mre! C'est vrai, mais vos enfants ne sont pas comme d'autrs enfants. Crois-tu? Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien levs qu'on n'en peut pas voir de plus aimables. Il y a Sylvain qui n'est pas trop commode. Il est tout petit! il ne peut pas tre autrement que terrible, mais il a tant d'esprit! C'est vrai qu'il a de l'esprit : et un courage ! Il ne craint ni vaches, ni taureaux, et si on le laissait faire, il grimperait dj sur les chevaux avec son an. Moi, votre place, j'aurais amen l'an. Bien sr a vous aurait fait aimer tout de suite, d'avoir un enfant si beau! Oui, si la femme aime les enfants ; mais si elle ne les aime pas! Est-ce qu'il y a des femmes qui n'aiment pas les enfants ? Pas beaucoup, je pense ; mais enfin il y en a, et c'est l ce qui me tourmente. Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme ? Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connatre, aprs que je l'aurai vue. Je ne suis pas mfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, j'y crois : mais j'ai t plus d'une fois mme de m'en

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repentir, car les paroles ne sont pas des actions. On dit que c'est une fort brave femme. Qui dit cela? le pre Maurice! Oui, votre beau-pre. C'est fort bien : mais il ne la connat pas non plus. Eh bien, vous la verrez tantt, vous ferez grande attention, et il faut esprer que vous ne vous tromperez pas, Germain. Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entrs un peu dans la maison, avant de t'en aller tout droit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu as toujours montr de l'esprit, et tu fais attention tout. Si tu vois quelque chose qui te donne penser, tu m'en avertiras tout doucement. Oh! non, Germain, je ne ferai pas cela ! je craindrais trop de me tromper ; et, d'ailleurs, si une parole dite la lgre venait vous dgoter de ce mariage, vos parents m'en voudraient, et j'ai bien assez de chagrins comme a, sans en attirer d'autrs sur ma pauvre chre femme de mre. Comme ils devisaient ainsi, la Grise ft un cart en dressant les oreilles, puis revint sur ses pas et se rapprocha du buisson, o quelque chose qu'elle commenait reconnatre l'avait d'abord effraye. Germain jeta un regard sur le buisson, et vit dans le foss, sous les branches paisses et encore fraches d'un tteu de chne, quelque chose qu'il prit pour un agneau. C'est une bte gare, dit-il, ou morte, car elle ne bouge. Peut-tre que quelqu'un la cherche ; il faut voir!

Ce n'est pas une bte, s'cria la petite Marie : c'est un enfant qui dort ; c'est votre Petit-Pierre. Par exemple! dit Germain en descendant de cheval : voyez ce petit garnement qui dort l, si loin de la maison, et dans un foss o quelque serpent pourrait bien le trouver! Il prit dans ses bras l'enfant qui lui sourit en ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui disant : Mon petit pre, tu vas m'emmener avec toi! Ah oui! toujours la mme chanson! Que faisiezvous l, mauvais Pierre? J'attendais mon petit pre passer, dit l'enfant ; je regardais sur le chemin, et force de regarder, je me suis endormi. Et si j'tais pass sans te voir, tu serais rest toute la nuit dehors, et le loup t'aurait mang! Oh! je savais bien que tu me verrais! rpondit Petit-Pierre avec confiance. Eh bien, prsent, mon Pierre, embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite la maison, si tu ne veux pas qu'on soupe sans toi. Tu ne veux donc pas m'emmener! s'cria le petit en commenant frotter ses yeux pour montrer qu'il avait dessein de pleurer. Tu sais bien que grand-pre et grand-mre ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrire l'autorit des vieux parents, comme un homme qui ne compte gure sur la sienne propre. Mais l'enfant n'entendit rien. Il se prit pleurer tout de bon, disant que, puisque son pre emmenait la petite Marie, il pouvait bien l'emmener aussi. On

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lui objecta qu'il fallait passer les grands Lois, qu'il y avait l beaucoup de mchantes btes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne voulait pas porter trois personnes, qu'elle l'avait dclar en partant, et que dans le pays o l'on se rendait, il n'y avait ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons ne persuadrent point PetitPierre ; il se jeta sur l'herbe, et s'y roula, en criant que son petit pre ne l'aimait plus, et que s'il ne l'emmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la nuit la maison. Germain avait un cur de pre aussi tendre et aussi faible que celui d'une femme. La mort de la sienne, les soins qu'il avait t forc de rendre seul ses petits, aussi la pense que ces pauvres enfants sans mre avaient besoin d'tre beaucoup aims, avaient contribu le rendre ainsi, et il se fit en lui un si rude combat, d'autant plus qu'il rougissait de sa faiblesse et s'efforait de cacher son malaise la petite Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se bordrent de rouge, prts pleurer aussi. Enfin il essaya de se mettre en colre ; mais, en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre tmoin de sa fermet d'me, il vit que le visage de cette bonne fille tait baign de larmes, et tout son courage l'abandonnant, il lui fut impossible de retenir les siennes, bien qu'il grondt et menat encore. l'rai, vous avez le cur trop dur, lui dit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamais rsister comme cela un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain, emmenez-le. Votre jument

est bien habitue porter deux personnes et un enfant, preuve que votre beau-frre et sa femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au march le samedi avec leur garon, sur le dos de cette bonne bte. Vous le mettrez cheval devant vous, et d'ailleurs j'aime mieux m'en aller toute seule pied que de faire de la peine ce petit. Qu' cela ne tienne, rpondit Germain, qui mourait d'envie de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait deux de plus, s'il y avait place sur son chine. Mais que ferons-nous de cet enfant en route ? Il aura froid, il aura faim... et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le coucher, le laver et l ' h a b i l l e r ? Je n'ose pas donner cet ennui-l une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, sans doute, que je suis bien sans faons avec elle pour commencer. D'aprs l'amiti ou l'ennui qu'elle montrera, vous la connatrez tout de suite, Germain, croyezmoi ; et d'ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi je m'en charge. J'irai chez elle l'habiller et je l'emmnerai aux champs demain Je l'amuserai toute la journe et j'aurai soin qu'il ne manque de rien. Et il t'ennuiera, ma pauvre fille! Il te gnera! toute une journe, c'est long! a me fera plaisir, au contraire, a me tiendra compagnie, et a me rendra moins triste le premier jour que j'aurai passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis encore chez nous. L'enfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, s'tait cramponn sa jupe et la tenait si fort qu'il et fallu lui faire du mal pour l'en arracher.

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Quand il reconnut que son pre cdait, il prit la main de Marie dans ses deux petites mains brunies par le soleil, et l'embrassa en sautant de joie et en la tirant vers la jument, avec cette impatience ardente que les enfants portent dans leurs dsirs. Allons, allons, dit la jeune fille, en le soulevant dans ses bras, tchons d'apaiser ce pauvre cur qui saute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse ton petit pre, et demande-lui pardon d'avoir fait le mchant. Dis que a ne t'arrivera plus, jamais! jamais, entends-tu? Oui, oui, condition que je ferai toujours sa volont, n'est-ce pas? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec son mouchoir : ah! Marie, vous me le gtez, ce drle-l!... Et vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu n'es pas entre bergre chez nous la Saint-Jean dernire. Tu aurais pris soin de mes enfants, et j'aurais mieux aim te payer un bon prix pour les servir, que d'aller chercher une femme qui croira peut-tre me faire beaucoup de grce en ne les dtestant pas. Il ne faut pas voir comme a les choses par le mauvais ct, rpondit la petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant que Germain plaait son fls sur le devant du large bt garni de peau de chvre : si votre femme n'aime pas les enfants, vous me prendrez votre service l'an prochain, et, soyez tranquille, je les amuserai si bien qu'ils ne s'apercevront de rien.

VII DANS LA LANDE

Ah a, dit Germain, lorsqu'ils eurent fait quelques pas, que va-t-on penser la maison en ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont tre inquiets et le chercheront partout. Vous allez dire au cantonnier qui travaille lhaut sur la route que vous l'emmenez, et vous lui recommanderez d'avertir votre monde. C'est vrai, Marie, tu t'avises de tout, toi ; moi, je ne pensais plus que Jeannie devait tre par l. Et justement, il demeure tout prs de la mtairie ; et il ne manquera pas de faire la commission. Quand on eut avis cette prcaution, Germain remit la jument au trot, et Petit-Pierre tait si joyeux, qu'il ne s'aperut pas tout de suite qu'il n'avait pas dn ; mais le mouvement du cheval lui creusant l'estomac, il se prit, au bout d'une lieue, biller, plir, et confesser qu'il mourait de faim. Voil que a commence, dit Germain. Je savais bien que nous n'irions pas loin sans que ce monsieur crit la faim ou la soif.

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J'ai soif aussi! dit Petit-Pierre. Eh bien! nous allons donc entrer dans le cabaret de la mre Rebec, Corlay, au Point du Jour? Belle enseigne, mais pauvre gte! Allons, Marie, tu boiras aussi un doigt de vin. Non, non, je n'ai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec le petit. Mais j'y songe, ma bonne fille, tu as donn ce matin le pain de ton goter mon Pierre, et toi tu es jeun ; tu n'as pas voulu dner avec nous la maison, tu ne faisais que pleurer. Oh! je n'avais pas faim, j'avais trop de peine! et je vous jure qu'