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Trois nouvelles publications de Robin Hobb témoignent de la diversité de sa palette. Et aussi : Charles Stross, Barbara Hambly, Jeff Vandermeer, Sean Stewart... Page 10. © Hannah Agence Rive Gauche P LON Gisèle Halimi nous fait revivre le destin de la kahina , cette pasionaria berbère du VII e siècle qui fut pour elle la première image du combat d’une femme pour la dignité . « L’Art du bref » et « Dévorations », de Richard Millet. Et aussi : Serge Joncour, Patrick Rambaud, Laurent Gaudé, Mohamed Leftah, Mohamed Loakira... Pages 3 et 4. En marge de l’exposition à l’Institut du monde arabe, Sergio Bettini et Jean-Claude Hocquet étudient l’urbanisme et l’économie de la Sérénissime. Essais. Page 9. André Gorz Rencontre avec l’auteur du « Traître », qui publie le récit de sa bouleversante histoire d’amour, « Lettre à D. ». Page 12. Science-fiction SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY SOUVENIRS DE BUDAPEST « Moby-Dick » La traduction de Philippe Jaworski renouvelle l’approche du chef-d’œuvre d’Herman Melville. Littératures. Page 3. Tandis que la Hongrie célèbre les cinquante ans de sa révolution avortée, de nombreux livres rappellent ou évoquent ces tragiques événements. Dossier. Pages 6 à 8. Littératures Venise 0123 Des Livres Vendredi 27 octobre 2006

SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

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Page 1: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

Trois nouvelles publicationsde Robin Hobb témoignentde la diversité de sa palette. Et aussi :Charles Stross, Barbara Hambly,Jeff Vandermeer, Sean Stewart... Page 10.

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Gisèle Halimi nous fait revivre

le destin de la kahina,cette pasionaria berbère du VIIe sièclequi fut pour elle la première image

du combat d’une femme

pour la dignité.

« L’Art du bref » et « Dévorations »,de Richard Millet. Et aussi :Serge Joncour, Patrick Rambaud,Laurent Gaudé, Mohamed Leftah,Mohamed Loakira... Pages 3 et 4.

En marge de l’exposition à l’Institutdu monde arabe, Sergio Bettiniet Jean-Claude Hocquet étudientl’urbanisme et l’économiede la Sérénissime. Essais. Page 9.

André GorzRencontre avec l’auteur du « Traître »,qui publie le récit de sa bouleversantehistoire d’amour, « Lettre à D. ».Page 12.

Science-fiction

SANDOR MARAÏPETER ESTERHAZYSOUVENIRSDE BUDAPEST

« Moby-Dick »La traduction de Philippe Jaworskirenouvelle l’approche du chef-d’œuvred’Herman Melville.Littératures. Page 3.

Tandis que la Hongrie célèbreles cinquante ans de sa révolution avortée,de nombreux livres rappellent ou évoquentces tragiques événements. Dossier. Pages 6 à 8.

Littératures

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DesLivresVendredi 27 octobre 2006

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2 0123Vendredi 27 octobre 2006

REVUES

Du conformisme à Dieu

Une illustration des problèmes posés par la proposition de loi pénalisant le déni du génocide arménien

Pierre Loti hors la loi ?Patrice Rötig

L’Assemblée nationale aadopté en première lecture, le12 octobre, la proposition deloi socialiste sanctionnant lanégation du génocide

arménien des mêmes peines que cellesprévues en 1990 par la loi Gayssot pourla négation du génocide juif pendant laseconde guerre mondiale : un an deprison et 45 000 euros d’amende. Sicette loi est définitivement adoptée parle Parlement, pourrions-nous, commenous venons de le faire, rééditer, dumoins dans son intégralité, Suprêmesvisions d’Orient, le dernier livre de PierreLoti, publié en septembre 1921, deux ansavant sa mort ? Composé pourl’essentiel d’extraits du journal qu’il atenu lors de ses ultimes voyages àConstantinople et jusqu’à Andrinople,en 1910 et 1913, le livre comporte aussides articles polémiques que Loti apubliés avant et après la premièreguerre mondiale dans la pressefrançaise. Dans deux d’entre eux, ilexprime pour le moins des doutes sur laréalité du génocide arménien.

Ainsi, dans une « Lettre ouverte àM. le ministre des affaires étrangères »,datée de décembre 1920 et publiée dansL’Œuvre du 23 janvier 1921, Loti écrit :« Sur les “massacres d’Arménie” [lesguillemets figurent bien dans le texteoriginel] je crois avoir dit, avec forcetémoignages et preuves à l’appui, à peuprès tout ce qu’il y avait à dire : laréciprocité dans la tuerie, la folleexagération dans les plaintes de cesArméniens qui, depuis des siècles, grugentsi vilainement leurs voisins les Turcs, etqui, inlassables calomniateurs, ne cessentde jouer de leur titre de chrétiens pourameuter contre la Turquie le fanatismeoccidental. » Et, dans un article intitulé« La Sophie » (il s’agit de la reineSophie, sœur de Guillaume II, épouse

du roi de Grèce, Constantin Ier) daté luiaussi de décembre 1920 et publié dansL’Œuvre du 19 décembre 1920, Loti s’enprend principalement aux Grecs, maisparle aussi des « mille mensonges desArméniens ».

Certes, le biographe de Loti, AlainQuella-Villéger, prend soin, dans laprésentation qu’il fait du livre, depréciser que « republier ses diatribes (…)ne revient évidemment pas à lescautionner. Mais l’étude historique etl’esprit critique n’autorisent ni le silence nila censure posthumes : il n’eûtnaturellement pas été concevabled’amputer le présent volume de ces textespeu amènes. Au lecteur de juger Loti dansses amitiés comme dans ses inimitiés : àl’égard des Grecs et des Bulgares maisaussi des Arméniens, son hostilité estapparue tard dans sa vie ». Certes, pournotre part, nous indiquons, dans le textede la quatrième page de couverture, quela turcophilie de Loti le conduit ici « às’égarer quand il s’en prend auxArméniens, aux Bulgares, à “lagrécaille” ».

Il n’empêche que nous aurions risquéd’encourir les foudres de cette loi si elleavait été définitivement adoptée avant laréédition de l’ouvrage et sil’amendement, repoussé par l’Assembléenationale le 12 octobre dernier et visantà introduire une dérogation en faveurdes enseignants et des chercheurs afinde les protéger contre le risque depoursuites pénales, avait été de nouveauécarté. Voilà qui nous aurait fait hésiterà republier ce texte. Lequel, soit dit enpassant, l’a déjà été, avec les autresrécits de voyage de Loti, dans le volumeVoyages que lui a consacré la collection« Bouquins », en 1991. Toujoursdisponible, cet ouvrage et le nôtredevront-ils être retirés de la vente si,demain, la loi entre en vigueur et leurest opposée ?

Cette loi entraverait les recherches etles débats sur le génocide arménien de1915, cela a été dit, y compris par

certains socialistes français, notammentJack Lang, ainsi que par des intellectuelsturcs qui, ces dernières années, ontouvert, en s’exposant à de sévèrespoursuites judiciaires, un nécessairetravail de mémoire et d’histoire. Elleentraverait aussi la publication de textespouvant, par leur analyse et leurconfrontation, contribuer à approfondirla question du génocide arménien.Laquelle ne porte pas sur la réalité desmassacres massifs d’Arméniens, dont lecaractère génocidaire est reconnu par lamajorité des historiens, mais sur lecontexte de ce génocide, qui n’a passurgi de nulle part.

Ainsi sommes-nous fiers de publierprochainement en français l’un destextes clés de l’œuvre de Raffi, Le Fou,où cet auteur majeur de la littératurearménienne de la fin du XIXe siècledécrit sans ménagement ni nuances –euphémisme – les atrocités commisespar les Turcs et les Kurdes à l’encontredes Arméniens dans le cadre de laguerre russo-turque de 1877-1878.

De même que nous sommes fiersd’avoir procédé à la réédition de

Suprêmes visions d’Orient, de Pierre Loti.Cet ouvrage, qui comporte des pagespoignantes sur l’Empire ottomanfinissant, éclaire en négatif, oui, maisaussi en positif les débats actuels surl’arrimage de la Turquie à l’Europe, surles relations franco-turques et sur notrerapport au monde musulman. CarPierre Loti s’égare-t-il quand, « devantla menace d’un soulèvement général del’Islam », il préconise de « renoncer àune folle gloutonnerie de conquêtes » et de« tendre la main à l’Islam, qui nous afourni tant de milliers de bravescombattants » ? Il écrit aussi ces lignes,que cite Alain Quella-Villéger dans saprésentation : « Partout nous broyons àcoups de mitraille les civilisationsdifférentes de la nôtre, que nousdédaignons a priori sans rien ycomprendre, parce qu’elles sont moinspratiques, moins utilitaires et moinsarmées. Et, à notre suite, quand nousavons fini de tuer, toujours nousapportons l’exploitation sans frein… » a

Patrice Rötig est le responsabledes éditions Bleu autour

APRÈS « La double vie desmères » au printemps, la revuePenser/Rêver pose, dans sondernier numéro, un constat plusqu’une question : « Le confor-misme parmi nous ». On saitque la dénonciation du confor-misme est toujours menacée dese retourner contre le dénoncia-teur. Le mérite de cet ensemblen’est donc pas de nuancer l’affir-mation, mais de montrer sa com-plexité – comme il est dit d’em-blée dans l’argumentaire dunuméro : « Chacun peut (…)avoir accès à la respectabilité,d’autant que ce conformisme-làaccepte aussi les mauvaises maniè-res, se dédouane par l’usage d’unpeu d’inconvenance ou de désor-dre, comme en art ou dans la théo-rie. » Du conformisme de cer-tains patients en analyse queJoyce McDougall avait juste-

ment pointé, et qui menace tou-jours l’analyste lui-même, à quel-ques figures littéraires qui,selon, Camus, Moravia,Hawthorne ou Melville, incar-nent cette manière d’être, lechamp d’étude est vaste. Citonsles contributions d’Alain Bou-reau (sur le conformisme auMoyen Age), d’Alain Roger (uneutile réponse à la question cen-trale : « Comment peut-onn’être pas conformiste ? ») ouencore d’Evelyne Tysebaert (àpropos des effets de la vulgarisa-tion sur l’imaginaire). Dernièrecitation, de Robert Musil, auchapitre « bêtise » du glossairepréparé par Miguel de Azambu-ja : « Quiconque veut parler de labêtise ou tirer quelque profit detels propos doit partir de l’hypo-thèse qu’il n’est pas bête lui-même ; c’est-à-dire proclamer

qu’il se juge intelligent, bien quecela même passe pour une mar-que de bêtise. »

Les animateurs de La Sœurde l’Ange ont la tête aussi philo-sophique que ludique. Pour cequatrième numéro – le premierpublié sous l’égide d’une petitemaison d’édition, Le GrandSouffle – ils posent une ques-tion massive et naïve, frontale etqui ne s’embarrasse pas de révé-rence : « A quoi bon Dieu ? »Sur la base d’une telle interroga-tion, il est certes difficile de trou-ver le consensus. Dans son édito-rial, Didier Bazy appelle cepen-dant de ses vœux, entre accordet discorde, un désirable « vivreensemble, vivre avec ». La diversi-té des points de vue rassemblésdans ce numéro pourra peut-être aider à s’approcher de cethorizon… On pourra simple-

ment objecter à Alain Jugnon,rédacteur en chef, que sa tentati-ve de réconcilier Péguy et Nietzs-che sur des bases athées et anti-chrétiennes reste hasardeuse,même si Bernanos (à droite) etAlain (à gauche) sont convo-qués pour secouer tout confor-misme. Bernard Sichère,reprend avec conscience la ques-tion de départ et la rapprochede celle d’Hölderlin : « A quoibon des poètes en temps de détres-se ? » Dans le même numéro, ontrouvera un dossier sur le grou-pe du Grand Jeu, avec des let-tres inédites de Daumal et Gil-bert-Lecomte. a

P. K.

Penser/Rêver, no 10, automne,éd. de L’Olivier, 20 ¤.La Sœur de l’Ange, éd. Le GrandSouffle, no 4, automne, 18,50 ¤.

Pierre-Yves Pétillonest professeur àl’université de Paris-IV(Sorbonne) et à l’Ecolenormale supérieure. Ilest notammentl’auteur d’une Histoirede la littératureaméricaine, 1939-1989(Fayard, 1992,réédition actualisée,2003).

Claire Judde deLarivière est maîtrede conférences enhistoire médiévale àl’universitéToulouse-II ethonorary researchfellow à l’Université deLondres-BirkbeckCollege. Elle enseignel’histoire du MoyenAge et de laRenaissance.Elle a notammentpublié Naufragés,traduction du vénitienet présentationhistorique (éd.Anacharsis).

Au jeune Voltaire, venant delire à Sceaux, chez laduchesse du Maine, un

chant de sa Henriade, dont ilattendait une gloire d’Homèrefrançais, M. de Malézieu, excel-lent helléniste, dit tout à trac :« Le Français n’a pas la tête épi-que. » Aperçu profond, dontl’écrivain débutant fit son miel.Si l’on excepte La Chanson deRoland, il dessine en négatif ceque notre littérature, si diversepar ailleurs, a en effet de plusattachant.

Le mot me revient à l’esprit aumoment où Paris et Francfort sesont emballés pour l’AméricainJonathan Littell et son épopée hit-lérienne en douze chants. Moiaussi, ce tour de force m’a décon-certé sur le moment. Ecrite direc-tement en français, cette formida-

ble Iliade noire, ruisselante desang et de froide férocité, a desproportions qui peuvent d’autantplus nous fasciner qu’aucun denos propres romanciers, mêmeles plus costauds, Balzac, leHugo de Quatre-vingt-treize, nenous ont préparés à cette optiqueArthus-Bertrand. La Comédiehumaine est découpée en tran-ches. Quatre-vingt-treize est bref.Nos mémorialistes et auteurs dejournaux intimes courent la pos-te, mais avec un œil attentif aupetit fait vrai.

Une part décisive du succès deLittell en France est le dépayse-ment formel. Il transporte dansnotre langue une catégorie épi-que et apocalyptique de l’imagi-naire qui ne nous est pas naturel-le, mais qui l’est aux Américains,et il l’applique, avec un goût que

Claude Lanzmann a de bonnesraisons de trouver douteux, auSturm und Drang militaire etgénocidaire nazi.

Le plus grand roman améri-cain est une épopée maritime,Moby Dick. La trilogie historiqueLincoln, Washington, Hollywood,de Gore Vidal, est une brillanteépopée. D’emblée, la peintureaméricaine d’histoire et de paysa-ge se donna la dimension épiqueet sublime. La poésie de Whit-man est épique et cosmique. Lecinéma américain, dès ses origi-nes, a surabondé en surproduc-tions épiques, et il a inventé l’épo-pée de science-fiction. New Yorkest Babel de jour, Jérusalem céles-te de nuit. J’irais jusqu’à soutenirque les actuels néoconservateurswashingtoniens ont un imaginai-re politique du type épico-apoca-

lyptique. Leurs meilleurs alliésélectoraux, les baptistes et pente-côtistes du Sud, ont pour héroslittéraires les pasteurs TimLa Haye et Jerry B. Jenkins,auteurs en douze volumes duplus vendu de tous les best-sel-lers, après la Bible (aux dernièresnouvelles, cent millions d’exem-plaires) : Left Behind, l’épopéecontemporaine des croisés tech-nologiques, dont les combats pré-cèdent et préparent la secondevenue du Christ. Parce qu’ellecontracte le temps, en narrantdes origines batailleuses qui préfi-gurent déjà une fin victorieuse,l’épopée sied à une Amérique quise veut toujours jeune et future.

Tocqueville a remarqué que legoût démocratique des Améri-cains les incline aux idées généra-les, et c’est à ce penchant au

« vaste » qu’il faut aussi attri-buer leur sens beaucoup plusbiblique que grec de l’épique,contre lequel leurs compatriotesles moins dupes, critiques com-me Edmund Wilson ou LionelTrilling, romanciers commeMark Twain, Henry James ouSaul Bellow, n’ont cessé de semettre à distance et de déployerleur ironie. L’actuelle New YorkReview of Books est la forteressede cette pugnace résistance.

Bruit de rixesL’état du roman en France

n’autorise guère aujourd’hui cet-te ironie civilisée. Le souffle estcourt, et nos dons célèbres pourl’introspection et l’analyse onttourné trop souvent dans le sensprévu par Gracq, aux coups detête brutaux à l’estomac du lec-teur. Les bobos adorent. Faut-ils’étonner que, dans ce bruit derixes, le dernier roman d’IsabelleHausser, Le Passage des ombres,(De Fallois, 364 p., 19 ¤), n’aitretenu jusqu’ici aucune attentionde nos critiques ?

L’un des principaux thèmesdu récit est justement les diffé-rentes manières d’habiter letemps qui séparent la « vieille »France de l’éternellement« jeune » Amérique, incarnéepourtant ici par un universitaireendeuillé qu’obsède une femmeaimée, disparue en fumée dansle cataclysme du 11-Septembre. Ilest venu, pour faire retraite, dansle village cévenol de Malemort,où un ami français lui offre l’hos-pitalité de sa maison de famille.Il compte y écrire un livre d’his-toire locale. Mais la hantise del’amante soudain évanouie sanslaisser de trace, l’angoisse desavoir son pays entre des mainsredoutablement « jeunes », l’éloi-gnent de son ordinateur et retar-dent ses recherches aux archivesdépartementales. Il est intriguépar l’antique demeure, par sonami qu’il n’a jamais vu d’aussiprès, le métier de magistrat que

celui-ci exerce à Valence le rame-nant à la maison natale chaquefin de semaine, et par le médecindu village de père en fille, l’amied’enfance de son hôte. Ses fichesnumérisées perdent de leurattrait sur cet historien expéri-menté au contact de ce village, àl’intérieur de ces très anciensmurs, en compagnie de ces deuxêtres qui en sont issus et derrièrelesquels font toujours signe lesfantômes de leurs ancêtres,victimes de la Révocation oucamisards.

Entre ces trois adultes médita-tifs et peu portés aux confiden-ces, tous trois blessés par uneforme différente de veuvage, s’éta-blit, dans la pratique en communde la musique, une intimité taciteoù l’Américain croit un instantavoir conquis la vive Française.Sa présence troublante n’aurafait que dénouer la passion réci-proque, retenue et tue depuisl’adolescence de part et d’autre,entre les deux natifs de Male-mort. Il repart, un peu plus initiéà une Europe secrète où le tempsest moins un poids qu’un contre-poids réflexif à l’impatience del’instant, vers une Amérique oùdes tours gigantesques, avec laplupart de leurs habitants, peu-vent se volatiliser en quelquesminutes, laissant table rase.

Le dialogue muet entre passéet présent, le froissement entrel’histoire-science et l’humusvivant de la longue mémoire, lechamp magnétique intense créépar trois sensibilités ardentes,pudiques et intelligentes, IsabelleHausser sait les entrelacer dansun contrepoint intime d’une rareet précise élégance. La romanciè-re nous transporte là où l’espriteuropéen est le plus sûrement lui-même, aux antipodes de l’épopéeet surtout des épopées publicitai-res, dans une culture française del’âme où poètes, artistes, hom-mes et femmes de qualité sontlongtemps venus, du mondeentier, chercher une initiation. a

A la suite de notre enquête sur la non-publication par Gallimard de Heidegger, àplus forte raison (« Le Monde des livres »du 29 septembre), François Fédier nous afait parvenir la mise au point suivante :

Dans une déclaration publiée dans« Le Monde des livres » du 29 septem-bre, Emmanuel Faye me met gravementen cause.

Ayant eu entre ses mains les épreuvesde notre livre Heidegger, à plus forte raison,il lui est facile – alors que le public, pourl’instant, ne peut toujours pas s’y référer –d’extraire de leur contexte des mots et des

bouts de phrase choisis pour me faire direce qu’il souhaiterait que je dise. Un tel pro-cédé révèle combien Emmanuel Fayecraint la publication de notre livre. Ce livreen effet passe au peigne fin les argumentset la pertinence des connaissances philoso-phiques qu’emploie Emmanuel Faye poursoutenir la « thèse » selon laquelle la pen-sée de Heidegger serait l’Introduction dunazisme dans la philosophie.

Chacun a le droit de soutenir des « thè-ses » extravagantes, à condition toutefoisde ne pas discréditer préventivement toutecritique de ces dernières en les imputant àdes individus condamnables.

Contributions

Une tout autre « exception française » par Marc Fumaroli

Proposer un texte pourla page « Forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevardAuguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

CORRESPONDANCE

Une lettre de François Fédier

FORUM

Page 3: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

0123 3Vendredi 27 octobre 2006 3

Trois Marocains francophones, entre roman, poème et conte

Mohamed Leftah, 60 ans,installé en Egypte, est un foude littérature comme les

aime Joaquim Vital, directeur desEditions de la Différence. Leftah achoisi d’écrire en français et ne nie pasl’influence du surréalisme sur sonimaginaire, mais il n’avait été publiéqu’une seule fois en France, en1992 (1). A La Différence, deux titresont déjà paru cette année (2) et en voicideux autres, un roman, Ambre ou lesMétamorphoses de l’amour et un recueilde nouvelles, Une fleur dans la nuit.

Leftah aime le monde de la nuit, sessecrets, ses incertitudes et son « peuplemystérieux et terrible ». Ambre est placésous le signe des Mille et Une Nuits :« L’aube s’annonça et Shérazade setut… » L’arrivée de la lumière marquela mort du récit.

Ambre, la naine qui effrayait lesenfants, « étoile errante », est unpersonnage de la nuit, mais le récit deMohamed Leftah est ici moinsnocturne que dans ses précédentslivres. Le narrateur retrouve, aprèsquarante ans, cette naine. Alors surgit« le tableau ressuscité de l’enfance rianteet heureuse », tout comme les figuresmystérieuses et terrifiantes « qu’avait

côtoyées [son] enfance » – le temps del’enfance et de l’adolescence est aussiau cœur des nouvelles d’Une fleur dansla nuit.

Mais, comme toujours chez Leftah,le récit n’est ni sobre ni linéaire. Ilemprunte tous les chemins de traversede ses obsessions et de sa culture. Lejeu sur le mot « ambre », à la foismatière, parfum, surnom de la nainedifforme. La méditation sur l’exil, sur lechoix d’une langue d’écriture :« N’accède-t-on à l’écrit qu’en s’éloignantde sa terre, son idiome et ses dieuxvernaculaires ? » ; est-on constamment« partagé entre les langues, lesimaginaires et les mythes » ?

Mohamed Leftah chercheinlassablement la réponse, dans lemonde arabe, mais aussi chez Ovide,Shakespeare, Montaigne, Rilke et biend’autres, avec une seule certitude :« La littérature a toujours été et peut êtreencore une promesse de bonheur. »

Mohamed Loakira n’avait, lui, publiéjusqu’ici que de la poésie : dix recueilsdepuis le premier, en 1971, L’horizon estd’argile (éd. P. J. Oswald). L’Esplanadedes saints & Cie est son premier roman,mais c’est plutôt un conte poétique – lerécit est scandé par la parole du

conteur – dans une langue trèsmétaphorique, chargée d’adjectifs, unstyle dont les Français ont perdul’habitude – sauf parfois lorsqu’ilslisent des traductions de l’arabe – etqui souvent les rebute.

Il faut accepter cet imaginaire, cerythme, et se perdre à Marrakech, avecle jeune héros, Mamoun, du côté de laplace Jama el-Fna, lieu géométrique de

la comédie humaine, de l’initiation etde la perdition, où l’on découvre « lessubstrats de l’imagination insoumise,échevelée, où se confondent les sens, ledire, le faire, le salé, l’amer et le suave… ».

C’est le roman d’apprentissage d’un« enfant du conte et de la réalité », quipourrait se transformer en descente auxenfers. Loakira et son conteur, dontMamoun, de temps en temps, contestela parole, ont le sens du portrait – lamère, les sœurs, le père, le terrible frèreaîné, Hammouda – et du récit à tiroirset à plusieurs voix, où la frontière entre

rêve, mythe et réalité devient floue, où,finalement, « chacun vit dans son mondeoù l’autre n’est que prétexte ».

Pour être un homme « viril »,« macho », il faut se déprendre dumonde des femmes « chargées d’or, deperles, de soie, de produits magiques ».Mais comment ne pas en garder, àjamais, la nostalgie ?

C’est dans un style beaucoup plussobre que My Seddik Rabbaj – 39 ans,enseignant à Marrakech – raconte,dans Inch’Allah, l’histoire tragique etbouleversante d’une famille pauvre,brisée par la mort accidentelle du père.C’est un premier roman de férocecritique sociale, qu’on lit d’une traite.

Moh, ouvrier puisatier, vivait avec safemme, son fils et sa fille, dans undouar. Un quotidien modeste, maisheureux, rythmé par le travail et,chaque lundi, par les courses au souk –My Seddik Rabbaj excelle dans ladescription des petits riens, desbonheurs simples, des vies minuscules.

La mort de Moh fait basculer lafamille dans la misère. La mère doitaccepter que son fils quitte l’école ets’emploie comme berger – il est traitéavec une extrême rudesse. La fille, elle,sera domestique chez une femme qui

désigne les pauvres comme des« bestioles ». Elle raconte elle-même, àla première personne, son martyre :travaux pénibles, viols répétés…Enceinte, elle est chassée et revient audouar. Mais un retour à la vie paisibleest-il encore possible ? a

AMBRE OU LESMÉTAMORPHOSES DE L’AMOUR,UNE FLEUR DANS LA NUIT, suivide SOUS LE SOLEIL ET LE CLAIRDE LUNEde Mohamed Leftah.Ed. de la Différence, 130 p., 12 ¤ et110 p., 12 ¤.

L’ESPLANADE DES SAINTS & CIEde Mohamed Loakira.Ed. Marsam (15, avenue des Nations-Unies, Rabat, Maroc), 160 p., 12 ¤.

INCH’ALLAHde My Seddik Rabbaj.Ed. Ubu (26, rue Liancourt, 75014,Paris), 160 p., 13,50 ¤.

(1) Demoiselles de Numidie, Ed. de l’Aube.(2) Demoiselles de Numidie, en poche,« Minos », et Au bonheur des limbes(« Le Monde des livres » du 3 mars).

Une anatomie du monde

Ce troisième volume (sur quatre)des Œuvres de Melville dans « La Pléia-de » comporte deux romans majeurs :outre Moby-Dick, dans la nouvelle tra-duction due à Philippe Jaworski, ontrouvera Pierre ou les ambiguïtés,publié en 1852, un an après l’histoirede la baleine – ou du cachalot. La tra-duction retenue est celle de Pierre Ley-ris (publiée pour la première fois en1967), revue et corrigée.

Paru en 1996, le premier volume decette édition contenait les trois pre-miers romans de l’écrivain : Taïpi(1846) et Omou (1847), retraçant sonexpérience dans les mers du Sud, quiconnaissent un grand succès, et sur-tout Mardi (1849), roman expérimen-

tal qui annonce Moby-Dick – et ledébut de l’incompréhension de ses lec-teurs. Avec Redburn (1849) et Vareuse-Blanche (1850), contenus dans ledeuxième volume de « La Pléiade »(2004), Melville tente de revenir auroman d’aventure. Mais déjà, commel’Insubmersible de Vareuse-Blanche, lebateau devient un monde, le raccourcid’une société.

Le quatrième et dernier volumecomprendra les dernières œuvres roma-nesques de l’écrivain, notamment lesContes de la véranda (et d’autres nouvel-les parues en revues), Israël Potter,Billy Budd, L’Escroc à la confiance (tra-duit jadis par Henri Thomas). a

P. K.

Moby-Dick, le fabuleuxcétacé géant, estaujourd’hui connuurbi et orbi. C’est deve-nu un label (Moby-Dick™), dont le logo

se décline à l’envi dans n’importe quelsupermarché. Une icône, qui prolifère,hors-texte. Quant au livre monstre dontc’est le titre, lui aussi est célèbre, parricochet. Célèbre pour sa notoriété.C’est une œuvre dont on se souvient,quand bien même on ne l’aurait pas lue.

Le lire, il est vrai, n’est pas sans dan-ger. Melville en personne prévient : cen’est pas un roman pour les mauviet-tes. C’est du brut – tissé du chanvrerugueux dont on fait « écoutes et aussiè-res ». Rien qu’à en entrouvrir lespages, on risque déjà « lumbago et scia-tique ». Alors, le traduire !

La version qu’en donne aujourd’huiPhilippe Jaworski est la quatrièmedepuis Giono, en 1939. Elle est signéede quelqu’un qui comprend l’anglaisde la VO, ce qui n’avait pas toujours étéle cas par le passé. Mais surtout, ellereflète et répercute comment, avec letemps, le regard sur ce texte a changé.

En 1850, Melville, 31 ans, a épuisé laveine qui lui avait valu son premier suc-cès : mes aventures chez les cannibales

des mers du Sud.Il décide d’exploi-ter le matériau desa campagnebaleinière, quel-que dix ans plustôt. Ce sera unroman d’initiationà la vie de matelot« sur le gaillardd’avant », doubléd’un documentai-re sur la « pêche-rie ». Pour l’étof-fer, l’autodidactequ’il est fait unerazzia sur la biblio-

thèque. Il se goinfre de lectures : Virgile,Milton, Shakespeare, beaucoup deXVIe siècle, dont le Quart Livre de Rabe-lais, peut-être le vrai ancêtre. Tout estincorporé ; tout fait ventre.

A mi-chemin de sa gestation,l’ouvrage connaît alors une brusquemutation génétique. Un récit« second » vient se greffer sur le pre-mier embryon, tel une monstrueuseexcroissance. Il ne s’agit plus seule-ment de traquer le « poisson » autourdu globe, mais, en une encyclopédieludique, de boucler une circumnaviga-tion de la totalité du savoir baleinier– de la Genèse à l’Apocalypse.

Le résultat est bizarrement hybride :ultratechnique, un vrai catalogue deshipchandler, en même temps qu’hy-per-livresque (comme on dit aujour-d’hui d’un hypertexte). En por-te-à-faux aussi dans son époque– remontant aux « anatomies du mon-de » de la Renaissance et préfigurant,en aval, Joyce, Nabokov ou Borges, sesvrais contemporains.

Si l’on lit Moby-Dick pour l’histoire,et le corps-à-corps avec la bête, il fautsavoir qu’on devra lanterner jusqu’auchapitre 137. Avant – comme dansTristram Shandy, autre grand modè-le –, ce ne sont que préliminaires,digressions et interludes. Du coup, pas-se sur le devant de la scène la perfor-mance langagière.

Ismaël, le raconteur, a commencédans la mélancolie ; bientôt, sa cyclo-thymie le fait basculer dans l’exaltationverbale. Il fait son numéro ; il « fait lesvoix », à commencer par la plus folklo-rique, l’hyberbole vantarde. Lui aussi,comme Barnum, va se faire montreurde monstre – va « l’exhiber » (il adorece mot) sous le plus grand chapiteaudu monde.

Comédien du langageSon récit en devient une grande pa-

rade d’idiomes et « parlures » de toutpoil. Ventriloque, il parle « en lan-gues » et parodie toute la gamme desmodes rhétoriques (le tragique com-pris). Son livre – et, pour la premièrefois, cela transparaît dans cette ver-sion – est un roman comique : un livrede comédien du langage.

Traduire, dit-on. Encore faut-il quevotre langue ait à son répertoire la res-source requise. Dans le registre nautiqueet dans le paillard, le français est pour-vu : il peut fournir. Plus épineux est lescripturaire. En France, l’Ancien Testa-ment n’a pas eu l’heur, comme outre-Manche, d’être transcrit à l’époque où lalangue était au faîte de sa splendeur.

Seule la reconstitution de LouisSegond s’approcherait un peu de l’effetque produit, par son mélange de hiérati-que et de familier, la Bible anglaise dite« du roi Jacques » : Jaworski y a eu heu-reusement recours.

Reste qu’en pays catholique, le« patois de Canaan » n’a guère impré-gné le quotidien – d’où, par exemple, laquasi insurmontable difficulté de trans-poser « Call me Ishmael », la fameusephrase d’ouverture.

Cette traduction nouvelle de Moby-Dick ; or, The Whale porte en sous-titre« ou le Cachalot ». Une rumeur voudraitque l’animal ait changé de sexe dans

l’opération. Il y a toutefois, en français, cequ’on appelle le genre, grammatical. Ettout porte à croire que naguère, du tempsde la ci-devant baleine, on avait déjàmâle et femelle.

Pour quiconque se serait imaginé« la » baleine forcément féminine, la scè-ne où l’on hisse sur le pont le « grandissi-mus » de la bête, avant de la dépiauterpour se faire une « chasuble », a dûconstituer la surprise du chef de bord.Réciproquement, désigner le cachalotsous le vocable de « cétacé spermatique »n’en fait pas pour autant un mâle : cesperme-là, même sa gent femelle en a.

Moby-Dick, en fait, est à la fois phal-lus carnavalesquement dressé et odalis-que voluptueusement roulée par lesvagues. Et, passé, certes, le sous-titre,

le texte français ici virevolte bel et biend’il en elle. Non que l’animal soit trans-sexuel. C’est plutôt que, tel(le) le Sei-gneur & Dieu calviniste, il ou elle trans-cende la segmentation qu’effectuedans le spectre de la Création notrepauvre analyse humaine. Il s’agitmoins de sexualité que d’épistémolo-gie. Que sais-je ? Que peut-on savoir,et de la baleine et du vaste monde ?

Chapitre après chapitre, le monstreest cadré sous une pluralité d’angles :anatomique, juridique, exégétique,archéologique, etc. Chaque concept estune prise – un lancer de harpon, pouressayer de transfixer la chose et l’arri-mer. Mais elle est trop pour nous, tou-jours en excès de notre cadastre, et on lamanque.

Ce n’est pas le fiasco total : un aper-çu, c’est toujours ça de pris. Mais il res-te quand même ce fatal écart, qui nousexile de la chose elle-même. On com-prend que le livre ait été redécouvertvers 1925 : son heure était venue.

Au premier quart du livre, Ismaëldisparaît pour se fondre dans l’anony-mat de l’équipage. Sa voix, toutefois,persiste. Nomade, vagabonde, elle seprête tour à tour au monologue inté-rieur de chacun. Mais elle a aussi satonalité particulière, et son tempo.C’est une voix moins théâtrale que dis-cursive ; moins spectaculaire que spé-culative.

Son phrasé, que Giono avait émon-dé, à la française, Jaworski le restaureici, dans son cheminement circonspect,tortueux, où s’esquisse déjà la périodeen spirale d’Henry James. Une voix à larecherche, qui veut moins démasquer,comme Achab, le sens et le fixer quel’approcher et, ce faisant, le construire.

Lorsque le livre, à mi-parcours, amuté, il est resté des vestiges du récit pri-mitif – des moignons, que l’auteuraurait pu éradiquer à la révision. Il n’enfit rien, de sorte que le texte « définitif »est un palimpseste des strates et états dumanuscrit en chantier. Comme dans lapeinture – depuis Turner, qui a tant ins-piré Melville, jusqu’à Jackson Pollock,mettons –, il conserve visible la tracemnésique du geste de son écriture.

L’œuvre reste comme inachevée,ouverte. Elle se clôt (avec Achab, et lenaufrage) mais c’est en ouvrant, outreclôture, une « brèche », par où, dès1851 (lecteur de Blanchot, ce traduc-teur le sait), se profile déjà plus d’unlivre à venir. a

Pierre-Yves Pétillon

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Une nouvelle traduction de « Moby-Dick »due à Philippe Jaworski, dans le cadre de l’éditionen des œuvres romanesques de Herman Melvilledans la « Pléiade ».

Gregory Peck dans le « Moby-Dick » de John Huston, (1954). ERICH LESSING/MAGNUM PHOTOS

Un grand chantier éditorial

MOBY-DICK.PIERRE OU LESAMBIGUÏTÉSŒuvres IIId’HermanMelville.

Sous la direction dePhilippe Jaworski.Gallimard,« Bibliothèque de laPléiade », 1 456 p.,53 ¤ jusqu’au31 décembre,60 ¤ ensuite.

LITTÉRATURES

Page 4: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

4 0123Vendredi 27 octobre 2006

LES AUTRES, d’Alice FerneyThéo fête ses 20 ans, et en guise de cadeau d’anniversaire,son frère aîné lui offre un jeu de société intitulé« Personnages et caractères », en exigeant qu’on l’étrennele soir même en présence de la mère, des amis et desfiancées de chacun. Le jeu consiste à se poser tour à tourdes questions indiscrètes afin de dévoiler à tous lesprotagonistes la façon dont les autres le perçoivent, et lemode d’emploi avertit : « Personnes susceptibles s’abstenir ».On retrouve ici l’acuité, le sens de la conversation et le tonXVIIIe siècle d’un auteur passionné par les secrets de

famille et la comédie sociale. Alice Ferney maîtrise son jeu cruel avec un jolisens du romanesque, usant avec brio du monologue intérieur, puis dudialogue pétillant et enfin de l’analyse par laquelle un narrateur, démiurgede cette partie qui tourne au vinaigre, donne les clés de ce qui fut tu. Latroisième tranche du roman, la plus chargée d’émotion, justifie lanomination d’Alice Ferney sur les listes Renaudot et Médicis. J-L. D.Actes Sud, « Un endroit où aller », 532 p., 21,80 ¤.

LES YEUX DE LA NUIT, de Pierre KyriaIl y a nombre de mystères dans la vie d’Emile Vanier, à commencer par lescirconstances de la disparition de son père, auquel il doit de jouir d’uncertain confort matériel. Nonobstant, ce personnage décalé qui « déréalise »son existence dans le même temps qu’elle le sollicite avec force, se senttraqué. Qu’est-ce qui peut bien pousser ce jeune correcteur dans une maisond’édition à passer ses nuits derrière la fenêtre de son vaste appartement deMontmartre ? Qui veut-il débusquer ? Que scrute-t-il en secret ? N’est-il pas« moins naïf que détaché et, sans doute, candidement amoral » ? Et pourquoi,son oncle, un riche expert financier qui fut jadis son tuteur, veut-il à tout prixlui racheter cet appartement ? Tout bascule quand Emile tente de séduire uneravissante Anglaise, Cecilia Burton. Leur rencontre n’est pas le fruit duhasard. L’auteur de Mademoiselle Sarah et de L’Heure froide, qui est unamoureux de Huysmans, mène son intrigue tambour battant. Et son roman adu charme. C’est rare. V. R.Ed. du Rocher, 320 p., 19,90 ¤.

LA FILLE À LÈVRE D’ORANGE, de France Huser.C’est une histoire navrante et véridique que raconte France Huser avec letalent attentif et compatissant qu’on lui connaît. Jeanne Hébuterne, ladernière compagne de Modigliani, commente sa souffrance devant ladégradation de l’homme si beau, si charmant et si doué qu’elle ne veut pas,ne peut pas quitter. De Soutine à Picasso, les amis essaient d’aider : en vain.Que peut-on faire quand l’absolu est devenu l’unique ambition et l’alcool leseul remède ? Et que peut tenter la compagne chargée de sa propre croix ?Elle a abandonné leur enfant pour mieux accompagner le père, jusqu’aubout, jusqu’à la double mort. J. Sn.Gallimard, 144 p., 14,50 ¤.

CHEMINS DE FER, de Benoît DuteurtreCôtoyant la semaine hommes d’affaires et people, Florence, directrice d’uneagence de communication, se retire le week-end dans sa maison des Vosgesoù elle joue les bûcheronnes contemplatives. D’une vie à l’autre, ainsi sedessine l’existence de cette quinquagénaire pétrie de contradictions.Jusqu’au jour où les ravages de la modernité vont faire vaciller ce fragileéquilibre. Après l’annonce du déclassement de son train régional, c’est unréverbère puis des poubelles de tri sélectif qui viennent défigurer sonpaysage, et la poussent à faire le choix d’un combat perdu d’avance. Sansdoute parce qu’il n’a su choisir entre le conte bucolique et la satire sociale,Benoît Duteurtre clôt, de manière moins incisive et corrosive, sa trilogiedébutée avec Service clientèle et La Petite Fille à la cigarette (Fayard) sur lesaffres de la modernité. Ch. R.Fayard, 206 p., 17 ¤.

Deux livres de l’auteur de « La Gloire des Pythre »

Le sang noirde Richard Millet

ZOOM

La fine chronique des drames de la vie d’un immeuble

Visages de la violence

L’ART DU BREFde Richard Millet

Dessins de Philippe Ségéral,Gallimard, « Le Promeneur »,108 p., 14,50 ¤.

DÉVORATIONSde Richard Millet

Gallimard, 224 p., 16,50 ¤.

Richard Millet ne cherche pas àplaire ou à séduire. Sans regar-der à droite ou à gauche pourmesurer sa popularité, il creu-

se son propre sillon, illustrant une cer-taine conception que l’on pourrait qua-lifier d’anti-hédoniste de la littérature.Vouloir y reconnaître une veine régio-naliste ou passéiste est une sottise.

Deux livres viennent confirmer, s’ilen était besoin, la profondeur d’une ins-piration âpre et hautaine. Confirmeraussi que l’écrivain a su construire avecassez de conviction, à partir surtout deLa Gloire des Pythre (POL, 1995, et« Folio »), un territoire mental et géo-graphique, un espace littéraire à la limi-te du réel et de la fiction. Situé quelquepart dans le haut Limousin, avec sesbourgs et ses villages oubliés, ce cantonimaginaire a vu surgir des personnagesnombreux, hauts en couleur – des cou-leurs uniformément sombres cepen-dant –, comme nés de ce paysage,hérauts d’un monde disparu, avec leurspeurs, leurs violences, leurs instincts,vivant, rêvant et pâtissant aux frontiè-res de la modernité. Cela ne signifie pasque notre admiration pour cette œuvreforte et singulière soit toujours sansmélange ni questions. Le précédentroman de Millet, Le Goût des femmes lai-des (Gallimard, « Le Monde deslivres » du 14 octobre 2005) n’avait pasété sans en soulever certaines, instal-lant même un sentiment de gêne.

L’Art du bref est le récit de la vied’Antoine Coudert « obscur photogra-

phe ambulant qui avait photographiédes gens par dizaine à l’autre bout duplateau de Millevaches », à la fin duXIXe siècle. Puis, en 1910, à l’âge de44 ans, obsédé par l’idée de ne pastrouver à se marier, il s’était suicidé enavalant l’un des produits chimiquesqu’il utilisait dans son métier. Ce n’estpas une biographie de cet homme dis-gracié – il avait un pied bot –, de ce« pauvre bougre qui ne se distinguaitguère d’un violoneux (…), d’un colpor-teur, d’un quasi-chemineau », qu’a vou-lu tracer Richard Millet. « On ne consa-cre pas impunément sa vie au visaged’autrui… », écrit-il du destin d’Antoi-ne Coudert. Magnifique réflexion surle surgissement de la photographiedans un monde où l’image était rare etsurprenante – on n’avait pas encoreinventé sa multiplication… –, L’Art dubref est aussi une méditation austèresur le temps, sur « le fait même devivre », de « dérober à la nuit un peu delumière éternelle ».

Supporter le destinDévorations est un roman qui puise à

la même source. Millet prête à des per-sonnages de fiction, établis toujoursdans ce même canton, entre « Ussel,Meymac, Egletons, qui constitue un trian-gle dont les côtés enserrent une campagneà peu près déserte », le soin de porter, enles amplifiant, des interrogations aussivives, de supporter un destin qui lesdépasse. Là, à Saint-Andiau, vit Estelle,la trentaine, orpheline de père et demère depuis l’âge de 10 ans, réduite àune existence sans relief, travaillant auxcôtés d’un oncle, homme grossier et bor-né, dans un hôtel-restaurant au bordd’une route.

Au début du livre surgit celui qu’Es-telle, la narratrice, nommera « le maî-tre », en référence à son métier d’insti-tuteur qu’il revient exercer après uneautre vie à laquelle il a renoncé sansexplication mais avec une détermina-tion farouche : celle d’écrivain. L’hom-

me est taciturne, mystérieux maishumain, attentif à une réalité dont ilavait été frustré. A 50 ans, il semblen’avoir pour but que d’oublier, de faireoublier son appartenance passée à l’en-geance des écrivains, ces êtres« bavards et grimaçants comme desvieilles femmes en train de tisser l’étoffede leurs linceuls » et de revenir dans le« monde réel ». Sur ce thème, on regret-tera un manque d’épaisseur, une mena-ce de tomber dans le poncif. De même,le dénouement du roman empruntetrop à l’actualité des journaux – les« crimes d’honneur » – pour êtreconvaincant.

Estelle va projeter sur « le maître »son désir, son besoin désordonnéd’amour et de considération. Cetteconsidération que tout, autour d’elle,lui dispute. « J’étais une petite fille per-due au commencement de la nuit. J’avaisenvie de rire ; j’aurais aussi bien pu memettre à pleurer : ma vie ne semblaittenir qu’à cette hésitation. » Mais entrela jeune femme et l’instituteur – « luiqui était revenu de tout et moi qui n’al-lais nulle part » –, le décalage est tropgrand. A l’avidité de la première, l’an-cien écrivain ne peut répondre. Il saiten revanche que « certains êtres sontvoués au malheur comme d’autres àl’éclat ou à l’insignifiance ».

Comme toujours dans les romans deMillet, une mémoire sans nom comman-de les destins : « Nous avons beau être denotre temps et vivre dans les conditionsmatérielles modernes, quelque chose ennous toujours nous inclinera à la mélanco-lie de nos ancêtres. » Le désir, qui met lescorps en mouvement, les aimante, n’estapte à créer aucune harmonie ou pléni-tude, « la sexualité consistant en une sor-te d’éreintement, une apparence de meur-tre ». Par la voix égarée de sa narratrice,Millet compose la tragédie d’une obscu-re fatalité. Sa vision est noire, commeassombrie par une humeur de la mêmeteinte. a

Patrick Kéchichian

Les romans de Patrick Rambaud et Laurent Gaudé

L’art et la manièreQUE LA PAIXSOIT AVEC VOUSde Serge Joncour

Flammarion, 240 p., 16 ¤.

D ès notre arrivée au dernierétage d’un immeublevétuste, on est renseigné

sur le locataire, narrateur de cehuis clos ouvert à tout vent : « Jesuis bien la personne au mondeavec laquelle j’aurai passé le plusde temps. » A la fois étrange etbanale, l’orthographe de sonnom, rarement respectée, leconforte dans l’idée qu’il n’estguère plus qu’« une donnée varia-ble, une approximation ». Le soir,il allume sa « télé comme ondemande de l’aide ». Rien dans savie ne serait appelé à changer sila spéculation immobilière, lamode des rénovations « tendan-ce » et surtout l’appartement voi-sin, avec son occupant mysté-rieux, n’apportaient le troubledans sa vie, et bientôt la peurquand, sur le palier, une plante

se déplace d’une façon inexplica-ble. Pour vivre seul, il n’ignorepas son voisinage, Mme Brosse, lapropriétaire à éviter pour causede loyer en retard, Mme Kinsver,vieille et charmante voisine avec« son rouge à lèvres [qui] lui débor-de gentiment du sourire », leChinois chez qui il travaille, qui avite fait fortune et réside « aucœur des quartiers hautement favo-risés », et il donne sa place à Han-nah, jolie Luxembourgeoise ren-contrée sur un banc de la placedes Vosges. Mais la belle retour-ne dans son pays : ils correspon-dent par SMS et, après une nou-velle rencontre suivie d’une nou-velle séparation, il garde sur sontéléphone un texte d’elle, commeon garde une photo, temps dedouceur dans la violence.

Le microcosme d’un immeu-ble est un sujet séduisant. Il per-met des portraits plus ou moinsréducteurs, prétextes à l’inépuisa-ble critique de notre époque. Ser-ge Joncour va plus loin. Ses per-sonnages ne sont en rien carica-

turaux, supports de justes diatri-bes sur des travers contempo-rains. Mais ce roman est d’abordcelui de la violence, et l’auteurl’exprime en plaçant son récit en2003, du moment où l’on sedemande si la seconde guerred’Irak va éclater à celui où ellecommence, et qui suit de quel-ques jours, violence d’un autreordre, la date où les procéduresd’expulsion sont engagées.

Comme un leitmotiv, l’attentede la guerre devient un spectacleà épisodes, en écho à l’anxiétéque fait naître la présence quasi-ment fantomatique d’un voisinde palier. Dès lors, les agressionspsychologiques qu’on peut res-sentir dans l’immeuble et les hor-reurs de Bagdad se mêlent en unhabile contrepoint que ponc-tuent tantôt des aphorismes tan-tôt une citation de George Bush,de Donald Rumsfeld ou de DengXiaoping qui rappellent que par-tout, la violence est présentedans la vie des hommes cepen-dant que, face à elle, « les mortsse taisent, les vivants ne veulentpas entendre et les survivants nepeuvent pas parler ».

Le narrateur constate que« chacun est l’enfant du vocabulai-re qui l’a inventé ». Il est un belenfant du sien, Joncour ayant tou-jours cette qualité d’écriture qui,en l’occurrence, nous fait locatai-re d’un immeuble, nous installedans l’esprit de ses occupants. Ildéveloppe le mélo sans être mélo-dramatique, évoque les grands etpetits drames sans emphase.C’est aussi cela un talent d’écri-vain. a

Pierre-Robert Leclercq

LE CHAT BOTTÉde Patrick Rambaud

Grasset, 342 p., 18,90 ¤.

ELDORADOde Laurent Gaudé

Actes Sud, 240 p., 18,70 ¤.

C urieuse rentrée ! D’ordinai-re les vainqueurs des sai-sons précédentes – enten-

dez les lauréats du Goncourt,seul prix qui vous mette hors jeupour les compétitions à venir –évitaient les sorties d’automnequi ne les concernaient plus. Cet-te année toutefois des auteursqui connurent les plus nets suc-cès d’un palmarès parfois boudés’alignent au départ.

Tout semble séparer lesromans de Patrick Rambaud etLaurent Gaudé. Quatrième varia-tion sur la geste napoléoniennepour l’un, qui interroge le brefmoment entre Thermidor et Ven-démiaire où Buonaparte devientBonaparte ; fable ambitieuse dusecond sur le drame de l’immi-gration clandestine et les suren-chères sécuritaires qui transfor-ment la vitrine de l’Europe en piè-ge mortel pour ceux qui rêventd’y figurer. Force est de constaterqu’ils se répondent aussi, l’unlivrant les étapes d’une ascen-sion quand l’autre accompagnela dissolution volontaire d’unhomme qui dénonce sa missioninhumaine de garde-frontière.

Avec le panache qu’on luiconnaît, Patrick Rambaud cam-pe un Paris révolutionnaire, fié-vreux, travaillé par la faim, hanté

par le spectre de la terreur, minépar la hantise de la délation.Dans ce climat délétère, que peutespérer un jeune général jacobin,en disgrâce puisque associé auclan robespierriste quand lesmuscadins croient tenir leurrevanche ? Rambaud inventeune galerie de personnages trèsréussie, de la belle Rosalie Delor-mel, sorte de double de MadameTallien, épouse d’un thermido-rien qui finit en directeur emplu-mé d’un régime voulu par Barraset décrié sitôt mis en place, aujeune Saint-Aubin, son bouillon-nant amant, conjuré royaliste quisuccombe cependant, avant tantd’autres, au charme du « Chatbotté ». « A la fois très noble ettrès peuple », Buonaparte y figu-re le sauveur d’une Conventionmoribonde face aux manœuvresdes nostalgiques de la monarchiemitraillant Saint-Roch, à deuxpas des Tuileries.

Justesse de tonTel le chat de Perrault, le jeune

militaire opportuniste brûle lesétapes, mène plusieurs intrigues,politiques et sentimentales, enparallèle. Comme Rambaud, arti-ficier d’expérience qui en remon-terait au jeune artilleur en ter-mes d’efficacité stupéfiante. Aufil d’un récit impeccablementconduit, avec un sens de la scèneet une justesse de ton sansdéfaut, on relèvera la subtilitédes touches sur la « grande nuitmisogyne » qui fit des femmesdès le Ve siècle « des putains oudes mères », avant la « nuit chré-tienne » plus sombre encore,imposée par Paul de Tarse.

Chez Gaudé, c’est une femmejustement qui va décider de la viedu commandant Salvatore Pirac-ci, chargé à Catane de la sur-veillance de la frontière maritimede la citadelle Europe. Depuisvingt ans, l’homme intercepte lesbateaux chargés de clandestinscandidats à l’eldorado qu’ils pré-fèrent à la misère de leurs origi-nes, sacrifiant tout, jusqu’à leurvie, pour cette aventure suprême.

Lui, impavide, arraisonne,recueille, puis livre ceux qu’ilprend dans sa nasse. Jusqu’aujour où une rescapée qu’il a arra-chée, prostrée, à la rambarded’un bateau en perdition vient letrouver pour accomplir la ven-geance qu’elle médite contre unde ces hommes d’affaires véreuxqui organisent ces convois funes-tes, modernes négriers. Sa viebascule soudain et l’inanité de safonction lui apparaît si crûmentqu’il renonce bientôt à sa mis-sion, son emploi, son nommême, pour s’enfoncer toujoursplus avant dans ces terres déshé-ritées que fuient les candidats aurêve. Pour expier. Pour préveniraussi de l’inutilité de la fuite. Cas-sandre moderne, il croise ainsiSoleiman, parti du Soudan pourforcer le passage vers l’eldorado,au terme d’un périple brutal.

Si la plume de Gaudé manquede vigueur, si la langue gagneraità plus de tenue, la maîtrise de laconstruction, la force de l’argu-ment, le courage du romancierqui s’empare d’un sujet contem-porain majeur pour interpellerun lecteur peut-être aussi anes-thésié que Salvatore Piracci. a

Ph.-J. C.

LITTÉRATURES

Page 5: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

0123 5Vendredi 27 octobre 2006 5

Jacques Le Goff explique le Moyen Age aux plus jeunes dans un petit essai riche et stimulant

Jeunesse de l’Occident

Un passionnant inventaire des professions oubliées, témoignages d’un monde du travail aboli

Arts et métiers perdus

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Laurence CosséVous n’écrivez plus ?

nouvelles

Gallimard

Ecrire n’a jamais transforméla vie, ni arraché qui que cesoit à l’humaine et infirmecondition. Le constat seraitamer s’il n’y avait l’humourde Laurence Cossé et sonattrait pour la face cachéedes êtres et des destins,si touchante, souvent,si incongrue qu’on se dit :cela ne s’invente pas.

LE MOYEN ÂGE EXPLIQUÉAUX ENFANTSde Jacques Le Goff,avec Jean-Louis Schlegel

Seuil, 160 p., 8 ¤.

L ong (au moins dix siècles,voire treize pour ceux quine le terminent qu’avec les

révolutions du XVIIIe siècle),beau ou obscur, le Moyen Agen’en finit plus de jouer decontrastes radicaux. Violent etintolérant à coup sûr, religieuxaussi, il est également le momentoù se formule un discours iréni-que et où la société, peu à peu, selaïcise sans retour, et avec elle, lascience comme l’art.

C’est ce qu’en termes simplesle médiéviste Jacques Le Goff faitcomprendre aux enfants de la findu primaire ou à l’orée desannées collège dans un petit livrestimulant mené comme uneconversation où la curiosité et lalogique garantissent un savoirprécis, articulé et imagé.

On savait l’historien habile àl’exercice. Il y a dix ans déjà, illivrait un album souple, L’Europeracontée aux jeunes (Seuil, 1996)où son engagement européens’affirmait sans détour. Il est là,inchangé, dans cette présenta-tion cursive et didactique. Certes,au fil des pages, il est naturelle-ment question de chevaliers, deserfs, de dames et de courtoisie,

de châteaux – de moins enmoins fortifiés sitôt que le lieudevient une résidence noble plu-tôt qu’une forteresse –, de cathé-drales aussi, de villes naissanteset de bourgeoisie en devenir, declercs et de laïcs, de rois et d’em-pereurs, de papes et de croisades,d’impies, mécréants ou héréti-ques, sarrasins et cathares, dedémons et d’anges comme dedragons et de fées, puisque l’ima-ginaire chrétien conserve une pla-ce de choix à ce merveilleux tein-té de paganisme qui baigne lemonde médiéval.

Corriger les fables admisesMais qu’on ne s’attende pas à

un livre d’images convenues. LeGoff tient à corriger les fablesadmises : Louis IX meurt enodeur de sainteté devant Tunisen 1270, mais du typhus et nonde la peste, Charlemagne n’estpas le précurseur d’une écolepublique et obligatoire, ni lescathédrales des jeux de pistepour atteindre un quelconquesavoir ésotérique ! Aux légendes,noires ou dorées, il substitue uneperception plus anthropologique(« Le Moyen Age est une grandeépoque de paroles et d’expressioncorporelle »), où le symboliquetient au nom – Le Goff a l’astuce

de livrer succinctement des pis-tes étymologiques pour aider àl’acquisition d’un vocabulaireinusité à l’âge du lecteur qu’ilespère –, à l’objet et au bâtiment(sceptre, main de justice, crécel-le, donjon ou maladredrie, enfer,purgatoire ou paradis)…

Campant le chrétien en homoviator, voyageur sur terre en quê-te de savoir, de profit ou de salut,étudiant, chevalier errant, com-merçant ou pèlerin, le médiévisteinsiste sur le dynamisme d’unepériode troublée mais captivantecomme un roman – et s’il citeWalter Scott, il évoque la ViergeMarie comme le quatrième élé-ment de la Trinité en s’appuyantsur Dumas (« Cela fait un peupenser aux “trois mousquetaires »qui étaient en fait quatre… »).

Dénonçant en citoyen d’au-jourd’hui des « fautes » – lalutte contre les hérétiques, lerejet des juifs, l’aventure de lacroisade qui sont autant de refusde l’Autre –, il choisit toutefoisde voir ce long moment commele creuset de l’unité européenneet la première esquisse de l’iden-tité de l’Occident. Un petit livrepertinent et impeccable, deuxvertus exemplaires dans une col-lection populaire mais inégale. a

Ph.-J. C.

Remailleur de bas, aiguiseur decouteaux, accordeur de violon,porteuse de pain ou liseuse dedraps, Juliette chanta naguère

ces Petits métiers (1993), dont elle pro-longeait, avec la malice de Pierre Philip-pe, la liste de quelques perles : encais-seur de gnons, pinceur de loches,lécheur de vitrine, avorteuse de chouxou gonfleuse de couilles…

Plus sérieusement, mais mue par lamême nostalgie pour ces activités per-dues et la saveur éventée des mots quiles désignaient, Albine Novarino enpropose aujourd’hui un séduisant dic-tionnaire dont elle justifie le besoin audétour d’une fiction, en guise d’avant-propos, qui nécessite le recours à unlexique spécialisé. Sinon, commentapprécier vraiment ce qui se joue « lesdimanches après-midi, dans les bals,quand les vielleux allaient bon train » ?« Il arrivait qu’un acconier fasse valserune bernière, tandis qu’un blondier enla-çait une mieuse alors qu’un couverturiercontait fleurette à une effolocheuse deCours-la-Ville sous le regard indiscretd’un courbassier qui parlait boutiqueavec un oier et un gaveur alors mêmequ’une ébouresse et une miroitière fai-saient tapisserie. »

Un monde du travail aboli, dont lesoutils sont inexorablement relégués aumusée, établis muets, manches de bois

patinés par lasueur du labeurou pièces métalli-ques rongéespar la rouille, lin-ceul roux deslames délais-sées : c’est toutcet universarchaïque quirenaît au fil despages de ce voya-ge sur les tracesde la vie profes-

sionnelle de nos aïeux, patrimoineméconnu aujourd’hui réduit à rencon-trer l’amateur de vide-grenier…

Pour ce faire, Albine Novarino a misà contribution les dictons locaux, lescartes postales anciennes, les dessinsmodernes et les planches empruntées àl’Encyclopédie de Diderot et d’Alembertque l’éditeur crédite avec humour dansses remerciements.

On apprendra ainsi que le fournier –dont le nom est aujourd’hui devenu unpatronyme des plus communs – tenaitun four à pain, qu’avant d’être des« viennoiseries », pains au lait, galettes,chaussons échaudés et croquetsn’étaient que des « darioles » à Paris,

réalisées par un pâtissier spécialisé,que le talmenier n’est qu’un boulangermédiéval ou que le marchand d’orvié-tan, évoqué par Juliette lui aussi, étaitun inoffensif charlatan, vantant sur lesplaces publiques les vertus d’un élixircomposé d’une vingtaine de substan-ces et dont le nom tient à l’origine géo-graphique (Orvieto) de celui qui le com-posa comme de celui qui en assura leprodigieux succès au XVIIe siècle. Lemême souci de dire l’origine a conduità nommer dinanderie la batterie d’us-tensiles de cuivre jaune dont la cité bre-tonne tira sa prospérité à la fin duMoyen Age, et, partant, le métier dedinandier.

Usages rurauxSi certains personnages font ainsi

irruption dans ce monde éminemmentanonyme – réel comme Tabarin, far-ceur qui fit du temps d’Henri IV lesfous rires du Pont-Neuf, ou fictif com-me Turcaret, emprunté à Lesage, sym-bole de grossièreté et de prévarication–, le plus souvent le voyage est sansembûche et le mots au plus près despratiques.

Certains métiers, d’une extrême spé-cialisation, sont évidemment obsolè-

tes, du butinier, chargé de veiller à larépartition du butin entre les vain-queurs lors des guerres du passé, à lagommeuse, qui triait les gommes à Bor-deaux chez les négociants engagésdans les flux coloniaux, ou au bullaire,qui copiait les bulles papales pour enassurer la diffusion. D’autres ont plusou moins longtemps conservé leur légi-timité, mais leur nom s’est éteint, tropmarqué par un usage local, et il n’estguère que le canut lyonnais, ouvrier ensoierie, qui ait sauvé son identité – lelimousinier, maçon à l’origine explici-te, n’étant plus guère mentionné –, lesudre occitan (cordonnier), le waran-deur de Dunkerque (qui veille à la salai-son des harengs avant leur mise encaque), le gougeart champenois (valetde ferme), l’esclotier dauphinois (fabri-cant de sabots), le rabassaire provençalou le rapassier languedocien pareille-ment commis au ramassage des truf-fes…

La plus sûre garantie contre l’oubli,c’est encore la langue du poète. Et siGeorges Brassens a su chanter le tabel-lion, notaire des juridictions subalter-nes de l’Ancien Régime, pour la Suppli-que qu’il compose pour reposer sur laplage de Sète, on rêve du sort qu’il

aurait pu faire à la tramasseuse, cetteouvrière chargée de réparer les pipesen terre…

Noms du colportage, de la naviga-tion, de l’atelier – du textile surtout,même si le travail des peaux ou desmétaux est aussi très présent – setaillent la part du lion, mais certainsusages ruraux parviennent à s’immis-cer dans cette galerie industrieuse, pro-mus en métier quand ils ne représen-tent guère que des activités ponctuellesou des types de vie (l’alpager).

Un mot sur le sexe des métiers, géné-ralement mixte, même si les usagessont loin de l’être : bien avant Carmen,on ne reconnaît que des cigarières etautres cigaretteuses. Mais on ne confon-dra pas le frotteur, chargé de l’éclat desappartements, et la frotteuse, qui estouvrière en imprimerie. On se défieraainsi d’autres faux amis : hongreur ethongrieur, cirier et ciergier…

Comme l’auteur ne manque pas demalice, elle a admis le parasite au rangdes métiers oubliés, comme Juliettecélébrait le faiseur de mauvais sang, lafileuse de diarrhée ou la bourreuse demou. Le monde tel qu’il ne se démodepas, en somme. a

Philippe-Jean Catinchi

Fénelon et la querellesur le quiétisme

Vertus de lapassivité

Camus, si tu savais La Séduction de CorydonDANIEL LECONTE

23-25, rue Rambuteau, Paris 4ème - Tél. 01 42 72 95 06

La l ibrair ie

LES CAHIERS DE COLETTEdébat avec

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le vendredi 27 octobreà partir de 18h.

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La Tyrannie de la pénitence

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Le Troisième sexe

Rémouleurs d’une coutellerie à Thiers (Puy-de-Dôme), vers 1900. CAP/ROGER-VIOLLET

LA TRADITION SECRÈTEDES MYSTIQUES,de François de Fénelon.

Texte établi et présentépar Dominique et Murielle Tronc,éd. Arfuyen, « Les Carnets spirituels »,216 p., 19 ¤.

C e texte de Fénelon est l’une despièces importantes de la querellesur le quiétisme qui enflamma les

esprits dans les toutes dernières annéesdu XVIIe siècle. Après la révocation del’édit de Nantes et sous l’influence deMadame Guyon, l’archevêque de Cam-brai (à partir de 1695) professe une foiet une mystique qui irritent à la fois lesautorités religieuses, Bossuet en tête, etles politiques. En 1694, il rédige un tex-te intitulé La Gnostique de saint Clé-ment d’Alexandrie. Sous ce titre peuexplicite pour les lecteurs d’aujour-d’hui et que l’éditeur a choisi de ne pasreprendre, Fénelon pensait remonteraux sources même du christianisme. Ilétablit ainsi une généalogie de ce« gnostique » qui, selon Clémentd’Alexandrie, Athénien du IIe siècle nédans le paganisme, « paraît avoir unegrande conformité avec l’homme spiri-tuel de saint Paul ».

Le gnostique est donc le modèleaccompli de cet homme de foi qui semet dans un état de pure oraison passi-ve et d’« entière souplesse à toutes lesvolontés que Dieu imprime ». Fénelonpoursuit : « Sa contemplation est infuseet passive, car elle attire le gnostique com-me l’aimant attire le fer, ou l’ancre levaisseau : elle le contraint, elle le violentepour de bon ; il ne l’est plus par choixmais par nécessité. »

L’autorité de Madame Guyon est évi-demment prépondérante dans ce textevif et subtil, polémique aussi à l’égarddes « docteurs » qui voudraient ne voirdans cette conception de la mystiqueque des « exagérations mises auhasard ». Le « gnostique », selonFénelon, est « dans l’état apostolique, etsuppléant à l’absence des apôtres, nonseulement il enseigne à ses disciples lesprofondeurs des Ecritures, mais encore iltransporte les montagnes et aplanit lesvallées du prochain. » C’est dire la voca-tion à laquelle il est appelé ! a

P. K.

Signalons également, dans la mêmecollection, Ecrits des maîtres soufis, I,de Stéphane Ruspoli, traduction etprésentation de Najm Kubrâ, 174 p., 17 ¤.

LIVRES DE POCHE

DICTIONNAIREDES MÉTIERSOUBLIÉS DE LAVILLE ET DELA CAMPAGNEd’AlbineNovarino, avecla collaborationde Pierre Pothier

Omnibus,800 p., 27 ¤.

Page 6: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

6 0123Vendredi 27 octobre 2006

Cinquante ans après, la Hongrie commémore sa révolutioninachevée, tournant de l’histoire des démocraties populaires

Un printempsassassiné

LES HÉROS DE BUDAPEST,de Phil Casoar et Eszter Balazs.Les Arènes, 260 p., 49 ¤.

BUDAPEST 1956. LA RÉVOLUTION,photographies d’Erich Lessing, textes deFrançois Fejtö, György Konrad (traduit duhongrois par Miklos Konrad) et Nicolas Bauquet.Ed. Biro (11, rue des Arquebusiers, 75003),250 p., 49 ¤.

BUDAPEST 56 : LES 12 JOURS QUI ÉBRAN-LÈRENT L’EMPIRE SOVIÉTIQUE,de Victor SebestyenTraduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj,Calmann-Lévy, 442 p., 23,90 ¤.

BUDAPEST 56 :la tragédie telle que je l’ai vue et vécue,d’André Farkas.Tallandier, 286 p., 21 ¤.

LE PRINTEMPS EN OCTOBRE,d’Henri-Christian Giraud.Le Rocher, 810 p., 24 ¤.

La Pologne bouge. Budapest s’enflamme.Le spectacle des jeunes révoltés de 1956,s’opposant aux chars soviétiques avecdes cocktails Molotov, bouleverse l’opi-nion mondiale. A Paris même, des dizai-nes de milliers de manifestants crient

leur dégoût.Un demi-siècle plus tard, qu’a-t-on retenu de cet-

te révolution assassinée, lors de laquelle un peuple,réconcilié avec lui-même, aura réussi en quelquesjours à isoler l’Etat policier et à se former enconseils pour inaugurer une démocratie nouvelle ?Si l’insurrection de Budapest, souvent comparée àla Commune, reste dans les mémoires comme lapremière révolution antitotalitaire du bloc de l’Est,sa double dimension – à la fois antistalinienne etanticapitaliste – lui confère une portée universelle.Car 1956 n’a pas seulement contribué à révéler lavraie nature du « socialisme réel ». L’un de sesaspects les plus remarquables tient dans la conver-gence entre un mouvement intellectuel contestatai-re et un mouvement ouvrier spontané, rencontrequi débouchera sur la formation d’innombrablescomités révolutionnaires, chaque localité, chaquecorps de métier se dotant de son propre conseil.« La révolution hongroise n’est pas hongroise, elle estla révolution de notre temps. Elle concerne les peuplesde l’Est comme de l’Ouest », écrivait ainsi ClaudeLefort en 1976, ajoutant que « la vérité de son ensei-gnement » devrait s’imposer à ceux-là mêmes quin’ont pas connu l’expérience du communisme.

Trois récits de journalistes aident à reconstituerces « 12 jours qui ébranlèrent l’empire soviétique » :ceux de Henri-Christian Giraud et du BritanniqueVictor Sebestyen (né à Budapest et qui s’exila avecsa famille en 1956), ainsi que le témoignage oculai-

re d’André Farkas, journaliste à l’épo-que. Tous reviennent à juste titre sur laterreur de masse qui s’abattit sur la Hon-grie après 1948 et explique la violencedu soulèvement : camps d’internement,censure, collectivisation et industrialisa-tion à pas forcés, russification de laculture, etc. Mais l’Octobre hongroiss’inscrit aussi dans l’ombre portée duXXe congrès du Parti communiste sovié-tique (février 1956), lors duquelKhrouchtchev dénonce les crimes de Sta-line. Après la Pologne, où des émeutesconduisent à la chute du gouvernement,un vent de dégel commence à soufflersur la Hongrie. Dès l’été, en effet, l’effer-vescence gagne les milieux intellectuelsréformistes, tandis que, début octobre,300 000 personnes assistent en silenceaux obsèques solennelles de l’ex-minis-tre Laszlo Rajk, exécuté en 1949 à la sui-te du premier grand procès staliniend’après-guerre. Mais c’est surtout lamanifestation du 23 octobre, en signede solidarité avec les Polonais, qui mar-que le début de la révolution.

Acte I : après avoir rédigé un mani-feste en 16 points, plusieurs milliersd’étudiants, partis de l’université, s’ébranlent versla place du Général-Jozef-Bem, héros polonais du« printemps des peuples » de 1848, tandis qu’unsecond cortège marche vers la statue du poète San-dor Petöfi. A chaque coin de rue, des gens de tou-tes conditions viennent grossir leurs rangs :ouvriers, fonctionnaires, soldats, lycéens, simplespassants, communistes et anticommunistes. La fou-le, qui réclame notamment le rétablissement dumultipartisme et la libération des prisonniers politi-ques, marche ensuite vers le Parlement, où250 000 personnes se sont déjà rassemblées. De là,les uns se rendent à la Maison de la radio, tandisque d’autres entreprennent de déboulonner l’im-mense statue de Staline. Un nouvel acteur entre enscène, pas du tout prévu par les bureaucrates duparti : le peuple. Dans la soirée, le discours du pre-mier secrétaire du parti, Ernö Gerö, qui s’élèvecontre les « fascistes », sonne comme une provoca-tion. La manifestation bascule vers l’émeute, l’ar-mée et la police régulière fraternisent avec les rebel-les. Pris de panique, le gouvernement fait appel àla garnison soviétique, qui provoque un massacre.

Chaos sanglantLe lendemain, le 24, Budapest sombre dans un

chaos sanglant : les chars tirent sur les insurgés, quiripostent, et l’agitation se répand dans l’ensembledu pays. C’est à ce stade qu’Imre Nagy, un réforma-teur favorable à un « socialisme à visage humain »,est enfin nommé premier ministre. Quelques joursplus tard, Moscou annonce le retrait de ses troupes.Une atmosphère de liesse règne à Budapest… Ellesera de courte durée.

Acte II : à l’aube fatidique du 4 novembre,2 500 chars, 1 000 véhicules blindés et 75 000 sol-dats soviétiques réinvestissent la capitale hongroi-se. La puissance de feu mobilisée viendra rapide-ment à bout de la résistance héroïque des insurgés,qui, un peu partout, dressent des barricades. Lescombats de rue redoublent de violence, des centai-nes d’immeubles sont pulvérisés et de nombreuxcadavres, parfois recouverts de chaux, jonchent lepavé. Budapest devient le théâtre de scènes dignesde la seconde guerre mondiale. Le 10, les armes setaisent. Lourd bilan, estimé, parmi la population,à 3 000 ou 4 000 victimes – un mort au combatsur deux avait moins de 30 ans, un sur six était unefemme – et 20 000 blessés, sans compter les centai-nes d’exécutions qui suivront les événements, dontcelle d’Imre Nagy, en 1958. Pour échapper à larépression, 200 000 Hongrois quittent le pays. Lemonde libre, lui, ne bougera pas.

Deux beaux livres, tous deux magnifiquementillustrés, permettent de revivre au plus près le dra-me de ce rêve brisé. Dans Budapest 56, l’éditeurd’art parisien Adam Biro, lui-même né à Budapest,a rassemblé deux cents clichés en noir et blanc dugrand photographe autrichien Erich Lessing. Labonne idée : montrer la Hongrie communiste, puisl’insurrection triomphante et enfin les images poi-gnantes de son écrasement et de ses lendemains.On y lira aussi un très beau récit du romancier etex-dissident György Konrad, qui raconte pour lapremière fois la façon dont lui-même vécut ces jour-nées à la faculté de lettres, fusil à l’épaule.

Le plus étonnant et le plus original reste LesHéros de Budapest. Ou comment le journaliste fran-

çais Phil Casoar et sa complice, l’historienne hon-groise Eszter Balasz, eurent l’idée, à la fin desannées 1990, de retrouver les deux protagonistesd’une photo prise pendant l’insurrection et attri-buée à tort à Jean-Pierre Pedrazzini, le photogra-phe vedette de Paris Match, mort des suites de sesblessures le 7 novembre 1956. Cette photo fit letour du monde. On y voit un garçon et une fille àpeine sortis de l’adolescence. Lui, le regard doux etla mitraillette en bandoulière, fait un peu penser àJames Dean. Elle, blessée, porte un pansement à lajoue. Mais qui étaient-ils ? Que leur est-il arrivéensuite ? Le livre raconte les six années d’enquêtequ’il a fallu aux coauteurs pour percer le mystèrede ce couple emblématique, promu au rang d’icônerévolutionnaire. Une folle et passionnante épopéequi les conduira jusqu’au Canada et en Australie, etdont on suit avec un intérêt croissant les multiplesrebondissements, tous plus inattendus les uns queles autres.

Par son graphisme, remarquable, mais aussi parla qualité du texte, ce livre inclassable tient à la foisdu reportage, du document, de la recherche histori-que et de l’art du portrait, le tout enchâssé dansune iconographie incroyablement riche – plan plia-ble du Budapest de 1956, photos en couleurs et ennoir et blanc, reproduction de journaux et d’affi-ches de l’époque, fac-similés de divers documentsretrouvés aux archives… Au-delà, il jette une extra-ordinaire lumière sur ces milliers de gavroches desfaubourgs dont beaucoup n’avaient pas encore15 ans. Un superbe hommage aux héros méconnusde cette tragique « révolution des enfants ». a

Alexandra Laignel-Lavastine

uneréussite

Claire JulliardLe Nouvel Observateur

������ ���� �É D I T I O N S

LA HONGRIE LIBÉRÉE.Etat, pouvoirs et société aprèsla défaite du nazisme,de Julien PappAlliée de l’Allemagne pendant laseconde guerre mondiale,libérée dès septembre 1944 parune armée rouge qui se muabientôt en force d’occupation, laHongrie ne fut véritablementplacée sous la tutelle de Moscouqu’en septembre 1947. Plutôtque de revisiter ces trois annéesà l’aune d’une soviétisationinéluctable, Julien Pappréintroduit de la contingencedans le cours des événements enmontrant que cette « transitiondémocratique » fut celle de tousles possibles. Th. W.P. U. de Rennes, 366 p., 20 ¤.

LES FRÈRES RAJK,de Duncan Shiels.L’histoire des frères Rajk

concentre, à elle seule, le dramede l’Europe centrale auXXe siècle. Des deux, Laszlo estassurément le plus connu :ancien combattant de la guerred’Espagne, puis héros de laseconde guerre mondiale, ildeviendra après-guerre ledeuxième personnage du nouvelEtat communiste. En 1949, sondestin bascule : arrêté, torturé,puis jugé lors d’un procèstruqué, il est pendu quelquesmois plus tard. Sa réhabilitationofficielle marquera, débutoctobre 56, le coup d’envoi de larévolution. Endre, l’aîné deLaszlo, deviendra pour sa partmembre du gouvernement desCroix-Fléchées avant de trouverrefuge en Allemagne. Les deuxfrères ennemis ne s’en sauverontpas moins mutuellement la vie.C’est cette étonnante sagafamiliale que raconte ici avectalent Duncan Shiels, même siplusieurs erreurs émaillentl’ouvrage (ainsi Trotski n’est-ilpas mort en 1929 mais en

1940…). Une très belle idéemalgré tout, d’autant qu’ellenous emmène jusqu’àaujourd’hui : Laszlo Rajk« junior », âgé de cinq mois lorsde l’arrestation de son père,deviendra en effet l’une desfigures les plus charismatiquesde l’opposition démocratique desannées 1980. A. L.-L.Traduit de l’anglais par FlorenceLabruyère, Buchet-Chastel,308 p., 20 ¤.

UNE PASSION FOUDROYÉELettres d’amour,Paris 1955-Budapest 1956,de Jean-Pierre et AnniePedrazziniMortellement blessé à 29 ans,alors qu’il couvrait la révolutionhongroise pour Paris Match, lafin tragique de Jean-PierrePedrazzini marque aussi celle del’amour fou qui liait lephotographe à sa toute jeuneépouse. « Pedra » étant souventparti en reportage à l’étranger,ils s’écrivaient beaucoup. Ce sont

ces lettres à ce jour inédites queprésente aujourd’hui la filled’Annie. Un témoignage uniquesur la personnalité d’un grandreporter-photographe. A. L.-L.Ed. Michalon, 205 p., 18 ¤.

LE ROMAN DE BUDAPEST,de Christian CombazDe l’établissement des tribusmagyares sous la férule d’Arpadet de ses descendants – dontEtienne Ier, premier roi chrétiende Hongrie – à l’occupationottomane, des périodesangevines puis Habsbourgjusqu’à l’invasion soviétique,c’est toute l’histoire de Budapestque relate Christian Combaz.Aussi passionné quepassionnant, ce roman d’uneville écartelée entre Orient etOccident, offre égalementd’émouvants portraits de FranzLiszt, Sissi, reine de Hongrie, ouencore du collectionneur etgaleriste Tibor de Nagy,dédicataire de ce livre. Ch. R.Le Rocher, 238 p., 19,90 ¤.

Quatre insurgés dans les rues de Budapest, en plein soulèvement. ERICH LESSING

ZOOM

DOSSIER

Page 7: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

0123 7Vendredi 27 octobre 2006 7

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Monique NemerCorydon citoyen

Essai sur André Gideet l’homosexualité

Gallimard

"Une élégance d'esprit etune conviction qui gagneson lecteur, tant elle estdocumentée, argumentéeà la fois avec nuances etfermeté."

Michel Contat,Le Monde des Livres

Les revues interrogent les mémoires du soulèvement hongrois

Comment peut-on être magyar ?

Plus que dans les ouvragesédités pour la circonstan-ce, c’est dans les revues

qu’on trouvera cet automne lesanalyses les plus neuves sur larévolution hongroise de 1956.Plusieurs numéros spéciaux per-mettent ainsi d’accéder, souventpour la première fois en fran-çais, à des travaux qui tiennentcompte des recherches effec-tuées dans les archives de l’an-cien bloc soviétique, accessiblesdepuis une quinzaine d’années.

Très riche est, à cet égard, ladernière livraison de Communis-me (no 88-89, 22 ¤), revue fon-dée en 1982 par Annie Kriegel(1926-1995), dont il était logi-que qu’un numéro soit consacréaux événements de 1956. C’esten effet l’arrivée des chars sovié-tiques à Budapest qui décidal’historienne, comme beaucoupd’autres, à quitter le Parti com-muniste. Ce numéro, quis’ouvre sur un inventaire histo-riographique savamment établipar Nicolas Bauquet, revient

notamment sur les origines del’insurrection.

Celles-ci sont aujourd’huimieux connues. Elles sont liéesen partie aux volte-face des diri-geants soviétiques qui succédè-rent à Staline en 1953. Leur poli-tique erratique eut des effetsdélétères : en louvoyant entrepromesses de réformes et mena-ces de mise au pas, Moscou neréussit qu’à attiser les méconten-tements dans les pays satellites.Jusqu’à l’étincelle que futl’ébruitement du « Rapportsecret » présenté par NikitaKhrouchtchev au XXe congrèsdu Parti communiste soviétiqueen février 1956. Bien que ladénonciation des crimes de Sta-line y fût très sélective, la démar-che était suffisamment inéditepour « catalyser la révolte »,comme le rappelle StéphaneCourtois.

Autre thème étudié par leshistoriens de la nouvelle généra-tion : l’écho de la révolutionhongroise à l’étranger. Plu-

sieurs cas sont abordés dans lenuméro de Communisme. Com-me celui de la Roumanie, où lerégime réprima sévèrement lesHongrois de Transylvanie ensurévaluant le danger de conta-gion révolutionnaire. Une lectu-re « ethnique » des événe-ments lourde de conséquen-ces : le pouvoir tirera prétextedes événements de 1956 pourjuguler les minorités nationaleset religieuses, prélude à unepolitique de « roumanisation »qui culminera quelques annéesplus tard sous l’égide de Nico-lae Ceausescu.

Exemple roumainL’exemple roumain rappelle

que l’appartenance des paysd’Europe de l’Est à un mêmeensemble géopolitique n’a pasestompé, pendant la guerre froi-de, les lignes de fractures héri-tées de l’histoire. La Tchécoslo-vaquie en offre une autre illus-tration. Dans un passionnantarticle de Matériaux pour l’histoi-

re de notre temps – dont le der-nier numéro, foisonnant, mêleanalyses et témoignages sur laHongrie de 1956 (no 83, 14 ¤) –,Muriel Blaive explique pour-quoi les Tchécoslovaques n’ontpas soutenu leurs « camara-des » hongrois.

Si le niveau de vie plus élevé àPrague qu’à Budapest ne créaitpas des conditions aussi favora-bles à une révolte populaire, lesfacteurs socio-économiquesn’expliquent pas tout. Pour pré-venir les risques de soulève-ment, le régime réveilla de vieuxpréjugés anti-hongrois. Lesinsurgés furent présentés com-me des nationalistes contre-révolutionnaires, des suppôtsde l’irrédentisme magyar. Desorte que l’intervention soviéti-que fut accueillie avec soulage-ment par la majorité de la popu-lation : en étouffant les suppo-sées velléités expansionnistesde Budapest, Moscou fut saluécomme le garant de l’intégritéterritoriale tchécoslovaque.

La mémoire de la révolutionde 1956, dans un pays où l’his-toire reste un enjeu politiqueimportant, est largement abor-dée par La Nouvelle Alternative(no 69-70, 18 ¤), revue spéciali-sée depuis vingt ans sur l’Euro-pe centrale et orientale. On nesaurait trop recommander lalecture de ce numéro qui,au-delà d’un « examen deconscience » sur le passé com-muniste, brosse un tableau trèscomplet de la vie politique, des

tensions sociales et des dynami-ques culturelles à l’œuvre dansla Hongrie d’aujourd’hui. a

T. W.

Signalons l’entretien accordé parArthur Kriegel à Histoire & Liberté(n˚ 28, 13 ¤), revue éditée par laBibliothèque d’histoire sociale(Fondation Souvarine) deNanterre, dont le dernier numérorevient sur les réactions desintellectuels français auxévénements de 1956.

Son ami Edgar Morin l’a défini commeun « métis culturel » : juif baptisé catho-lique, né en Hongrie au temps des Habs-

bourg, enfermé pendant un an dans les geô-les de l’amiral Horthy pour appartenance àun cercle d’étudiants communisants, Fran-çois Fejtö vit en France depuis 1938. Ancienjournaliste à l’AFP, collaborateur d’Esprit, desTemps modernes et de Commentaire, il s’estaffirmé comme l’un des meilleurs spécialistesd’une « Mitteleuropa » dont il parle ou com-prend toutes les langues. A 97 ans, ce social-démocrate qui a passé sa vie à dénoncer tousles totalitarismes publie une version mise àjour de son classique 1956, Budapest, l’insur-rection (Complexe, 218 p., 10,50 ¤).

La mort de Staline, le 5 mars 1953, a faitnaître dans le bloc soviétique un espoirde « dégel ». Pourtant, ni en RDA en1953 ni en Pologne en 1956 lemécontentement n’a débouché sur unsoulèvement analogue à ce que connut laHongrie. Pourquoi ?

En juin 1953, la « direction collégiale » quisuccéda à Staline décida de placer Imre Nagyà la tête du gouvernement hongrois. Celui-cidénonça avec vigueur la politique de son pré-décesseur Matyas Rakosi, libéra les prison-niers politiques, promit de relever le niveaude vie et autorisa les paysans à sortir des coo-pératives pour devenir des petits propriétai-res. Mais la situation était ambiguë car Rako-si restait le chef du parti. En mars 1955, Nagyfut mis à l’écart. Cette éviction fut mal compri-se car l’URSS continuait de donner des signesde « dégel » : promesses de « déstalinisa-tion » ; réconciliation avec Tito, qui défendaiten Yougoslavie un communisme non inféodéau Kremlin ; retrait des troupes soviétiquesd’Autriche (ce qui donnait des idées aux Hon-grois, liés aux Autrichiens par leur passé com-mun). A Varsovie, le parti eut l’intelligence deconfier le pouvoir à Gomulka, qui était unesorte de Nagy polonais. Mais, à Budapest, lanomination à la tête du parti de Gerö, un stali-

nien pur et dur, fut vécue comme une provo-cation et mit le feu aux poudres.Comment expliquer la violence del’intervention soviétique ? Dans lapréface à votre nouvelle édition, vousinsistez sur la responsabilité desOccidentaux…

Les Soviétiques se doutaient qu’ils auraientles mains libres pour envoyer leurs chars surBudapest. Les Américains leur ont fait savoirpar l’intermédiaire de leur ambassadeur àMoscou qu’ils considéraient les événementsde Hongrie comme une affaire interne aubloc communiste. Les Hongrois se sentirenttrahis car, pendant des années, la propagan-de américaine – notamment sur les ondes deRadio Free Europe – n’avait cessé d’encoura-ger les « nations captives » d’Europe de l’Està se libérer du joug soviétique. En fait, lesAméricains étaient partisans du statu quo. Ilfaut ajouter que la révolution hongroise eutlieu au moment de la crise de Suez. Celle-cirendait impossible toute initiative communedes Occidentaux. Les Américains désapprou-vaient l’intervention militaire des Français etdes Britanniques. Quant à ces derniers, ilsn’avaient pas intérêt à provoquer les Soviéti-ques, ce qui aurait eu pour effet de renforcerl’alliance du Caire et de Moscou.A l’époque, vous viviez à Paris. Quelssouvenirs gardez-vous des réactions desintellectuels français ?

On lit souvent que 1956 a fait basculerbeaucoup d’intellectuels communistes dansl’autre camp. Ce n’est pas faux, mais les cho-ses sont plus compliquées. Je vais vous don-ner un exemple. Juste après l’interventionsoviétique, j’ai organisé un dîner chez moiavec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir,l’ambassadeur de Pologne – un ami deGomulka – et le correspondant à Paris duquotidien officiel de Varsovie. Sartre étaitrévulsé par l’attitude des Soviétiques et il écri-vit pour mon livre La Tragédie hongroise[publié en décembre 1956] une préface trèsélogieuse, dans laquelle il exprimait sa solida-

rité avec les Hongrois. Mais, un an plus tard,je vis qu’il participait à l’Association France-URSS. Je lui fis part de mon étonnement :« Fejtö, vous ne me comprenez pas, me répon-dit-il. Vous savez que je suis un révolution-naire. Comment voulez-vous faire la révolu-tion, ici en France, sans les communistes ? »En Hongrie, le cinquantenaire estcélébré alors que l’opposition réclamela démission du premier ministresocial-démocrate Ferenc Gyurcsany,qui a reconnu avoir menti sur lasituation économique du pays pendantla dernière campagne électorale. Ilsemble que les cérémonies fassent déjàl’objet de récupérations politiques…

La Hongrie postcommuniste s’est construi-te en partie sur la célébration des martyrs de1956. Le gouvernement du jeune et brillantGyurcsany souhaitait une commémorationnationale unie. Mais l’opposition de droitemenée par l’ancien premier ministre ViktorOrban n’accepte toujours pas le résultat desurnes. Cette droite populiste, antiparlemen-taire, et sournoisement antisémite, qui fédèreles bourgeois conservateurs et quelques nos-talgiques du fascisme, propose une lecturebien à elle d’octobre 1956 : la figure de Nagydisparaît et l’insurrection est simplement pré-sentée comme un soulèvement anticommu-niste. Or aucun manifestant ne souhaitait àl’époque rétablir la monarchie ou le capita-lisme ! Orban a perdu les élections législati-ves, mais il espère déstabiliser par la rue lepremier ministre, accusé d’avoir menti aujour-d’hui comme les communistes hier. Il va jus-qu’à dénoncer l’appartenance de Gyurcsanyaux cadres des Jeunesses communistes dansles années 1980. Sous un soleil printanier,lundi 22 octobre, cette droite a laissé faire seséléments radicaux. Elle peut se glorifierd’avoir, au centre de Budapest, déplacé sur100 mètres un tank soviétique, relique de larévolution, et saccagé les abords de la grandesynagogue. a

Propos recueillis par Thomas Wieder

LES HONGROIS,MILLE ANS D’HISTOIREde Paul Lendvai

Traduction de l’allemand et du hongroispar Georges Kassai et Gilles Bellamy,éd. Noir sur blanc, 678 p., 28 ¤.

Pour comprendre la complexité du soulè-vement populaire d’octobre 1956 et dela contre-révolution, au sens propre du

terme, menée par les forces soviétiques quel-ques jours plus tard, il n’est pas inutile derevisiter les événements à la lumière de l’his-toire millénaire de la Hongrie. La publicationen français du livre de Paul Lendvai arrive àpoint pour combler une lacune. Les Magyarssont un peuple peu connu en France. On ensait généralement peu de chose, mis à part larévolution de 1956, qui eut un fort impact surles intellectuels « progressistes » ou lefameux « communisme de la goulasch »inventé par Khrouchtchev, ou encore l’ouver-ture des frontières occidentales de la Hon-grie, qui donna le coup de grâce au « rideau

de fer » et précipita la réunification alleman-de. Mais qui pourrait répondre à la question :qu’est-ce qu’un Hongrois ? A dire vrai, lesHongrois eux-mêmes n’ont cessé de se ledemander au cours des siècles.

Paul Lendvai est né à Budapest, qu’il a quit-tée après 1956 pour l’Autriche, où il est deve-nu un des journalistes les plus en vue de latélévision et un spécialiste de l’Europe centra-le et balkanique. Il rappelle quelques répon-ses apportées par des fils célèbres de la Hon-grie. Arthur Koestler : « Etre hongrois consti-tue une névrose collective. » L’écrivain TiborDéry : « Un funambule qui danse au-dessusdes catastrophes. »

Car ce peuple venu d’Asie avec les derniè-res vagues de migration, à la fin du IXe siècle,a été à plusieurs reprises menacé de dispari-tion. Après avoir été une des grandes puissan-ces européennes du Moyen Age, la Hongrieest tombée sous le joug ottoman après ladéfaite de Mohacs, en 1526. Ses voisinsl’avaient abandonnée au sultan. Ce ne serapas la dernière fois que les Occidentauxseront responsables de son sort funeste. En

1920, le traité de Trianon, dont le nom resteassocié pour les Magyars au dépeçage de leurEtat, réduit des deux tiers le territoire et lais-se deux Hongrois sur trois en dehors des nou-velles frontières nationales. Leur tort estd’avoir été liés aux Habsbourg depuis 1867dans la double monarchie.

Si, avant la première guerre mondiale, unquart de la population hongroise appartenaità des « minorités » (allemande, juive, slave,etc.), la langue a toujours été un puissant fac-teur d’identification. C’est à la fois trop peu,puisque tous ceux qui parlent hongrois nevivent pas en Hongrie, et trop, car la revendi-cation linguistique nourrit les tendances irré-dentistes, toujours présentes, comme le mon-trent certains slogans criés ces jours-ci par lafoule de Budapest. Bon connaisseur de lacharge explosive représentée par les nationali-tés dans les Balkans et l’Europe centrale,Paul Lendvai ne voit d’autre solution que l’oc-troi de l’égalité des droits à toutes les minori-tés dans les frontières actuelles des Etats dela région. a

Daniel Vernet

François Fejtö : « Les Soviétiquesse doutaient qu’ils auraient les mains libres »

DOSSIER

Page 8: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

8 0123Vendredi 27 octobre 2006

LE PERROQUET DE BUDAPEST,d’André LorantBudapest, mai 1997. De la gare del’Est, André Lorant s’apprête àquitter une nouvelle fois la Hongrie.Sa patrie ? Sans doute pas. Né dansla capitale en 1930, il est étranger àsa terre d’origine, parce que juif etbourgeois. Double malédiction dansun pays soumis dans les années1930 à la menace des Croix fléchées,version locale des nazis, puis à latutelle soviétique. Lorant s’esttoujours défié de ce « royaume desogres dévoreurs d’enfants ».Echappant par miracle à la « nassede la Mort », c’est de la même garequ’il est parti, en décembre 1956,renvoyé de l’université et tenu pour« ennemi de la classe ouvrière ». Lepèlerinage qu’il tente quarante et unan plus tard à l’occasion d’unvoyage universitaire tourne aufiasco. Pris au piège de son passé,Lorant comprend qu’il a construit savie autour d’une mémoire qu’il aévitée et qui, là, le rattrape, lesubmerge, l’écœure enfin. Cetteautobiographie terrible est habitéepar la nostalgie d’une Europedisparue qu’a chantée Zweig, lamorbidité en moins. Ph.-J. C.Ed. Viviane Hamy, « bIs », 288 p., 9 ¤

BAZAR MAGYAR,de Viviane ChocasDans ce premier roman savoureux, àtonalité autobiographique, VivianeChocas, journaliste à MadameFigaro, relate la quête singulière deKlara. Née en France de parentshongrois (très beau chapitre sur leurfuite en 1956), la petite fille ne saitrien de leur histoire derrière lerideau de fer. C’est par les mets etles mots qu’elle va reconstituer leurhistoire, et recomposer son identité.On croque à pleines dents dans cerécit drôle, poignant, piquant où« les voyelles paprika » et « lesconsonnes galuska » s’ordonnentavec délice. Ch. R.Ed. Héloïse d’Ormesson, 118 p., 16 ¤.

EUROPA MINOR,de Miklos Szentkuthy.Joyeux salmigondis que ce livre deMiklos Szentkuthy (1908-1988), oùse côtoient Marie Tudor et GengisKhan, les sibylles et les Parques,l’Orient et l’Occident, le réel et lafantaisie. Composé d’unenchevêtrement de considérationssur les vertus théologales, lamaladie, les femmes, la peinturechinoise et l’étiquette japonaise, cecurieux texte est de ceux où il fautaccepter de se perdre : surmonterles longueurs et les obscurités pourprofiter des passages pleinsd’humour de celui qui fut appelé« l’ogre de Budapest ». R. R.Traduit du hongrois par GeorgesKassai et Robert Sctrick,Phébus, 286 p., 20 ¤..

Dans le sillage des Braises ou deL’Héritage d’Esther, romans quiont révélé Sandor Maraï(1900-1989) comme l’une des

plus grandes voix de la littérature euro-péenne du XXe siècle, Métamorphosesd’un mariage évoque les illusions tragi-ques de l’amour total, un des thèmes deprédilection de l’écrivain hongrois.« L’Europe centrale est un laboratoire ducrépuscule », disait Milan Kundera. Laformule s’applique parfaitement à l’artde Maraï. Dans une veine très centre-européenne, le romancier se livre eneffet à une impitoyable description de lalégèreté et des faillites morales de labourgeoisie de l’entre-deux-guerres.Comme si l’édifice vermoulu de la socié-té s’était mis à craquer dans toutes sesjointures, à l’insu même des intéressés.

Pour Judit, petite domestique venueservir dans une famille huppée de Buda-pest, cela ne fait en tout cas aucun dou-te : « ces gens-là » sont tous fous. La rai-deur de leurs gestes et de leurs paroles,leur façon de sourire comme des comé-diens qui étudient longuement les mou-vements de la bouche, leur volonté depréserver on ne sait trop quoi à grandrenfort de rituels et de mesures d’hygiè-ne dignes d’un hôpital – c’est tout celaqui, à ses yeux, trahissait leur folie. Dansla demeure de ces bons patriotesmagyars où se déroule l’essentiel de l’his-toire, tout vient d’ailleurs de l’étranger.Devant l’air incrédule de son interlocu-teur, elle insiste : « Ecoute, il y avait,dans cette maison, quatre salles de bains…

une pour Madame avec des carreaux defaïence vert pâle, une jaune pour le jeunemaître, une bleu foncé pour le vieux Mon-sieur et, dans chacune, du papier toilettede la couleur du carrelage, importé d’Amé-rique. » Judit, elle, a connu le sort miséra-ble des paysans hongrois sans terrequ’on appelait alors « les trois millions demendiants ». Enfant, elle et sa famillepassaient l’hiver sous la terre, dans untrou qu’ils recouvraient de joncs, où elledevait partager sa couche avec les rats.

Contraste indécentLes principaux personnages de ce

roman, qui s’ouvre dans une pâtisseriede Buda et se termine dans un bar deManhattan, feront à leurs dépens la dra-matique expérience du contraste indé-cent entre ces deux univers, ô combienrévélateur des injustices sociales quiminaient la Hongrie de l’époque. Il y adonc Judit, la jolie servante ambitieusequi finira par prendre pied sur l’autrerive en séduisant son « maître » ; enface, Ilonka, l’épouse aimante et trahie.Entre les deux : Peter, le mari cédant àla passion, cette force sombre qui « n’in-terroge jamais ses victimes, ne leur deman-de pas si elle leur fait du bien et ne se préoc-cupe guère des sentiments humains ». Aufil de trois récits-confessions, Ilonka,Peter et Judit, par ordre d’entrée en scè-ne, prennent tour à tour la parole pourlivrer leur version d’un drame dont ilssont tous trois les acteurs. Un très subtiljeu de miroirs d’où émerge peu à peu lavérité intime de chacun.

Après avoir trouvé un énigmatiqueruban mauve dans les affaires de sonmari, Ilonka est déterminée à percer sonsecret, quitte à descendre en enfer. Elledécouvrira qu’un être ne vous appar-tient jamais vraiment,« comme si tout hommedigne de ce nom semblaitinterdire à la femme qu’ilaime l’accès à certaineszones de son âme ».

On retrouve ici un autregrand thème de Maraï,dont les héros connaissent,à un moment ou à unautre, d’étranges vertiges,toujours secrètement liés àun doute profond, venu dufond de l’âme, quant à lavaleur d’une culture qu’ilss’efforcent pourtant dedéfendre bec et ongles.Sans être entièrementdupes. Ainsi des livres quiornent la bibliothèquevitrée, soigneusementenfermés pour les préser-ver de la poussière. En fait,« je crois qu’il s’agissait plu-tôt de les préserver de la lec-ture, de la contaminationpropre au dangereux poisonqu’ils contenaient ». Et dese rendre finalement à l’évi-dence : « Il existe dans la vie des momentsprivilégiés, des sortes de révélations, où l’onse sent suffisamment armé pour entrepren-dre ce qu’on n’avait eu ni la force ni le cou-

rage d’accomplir auparavant. Ce sont làdes moments cruciaux de l’existence. Ilssurgissent à l’improviste, comme la mortou la conversion. »

Ces états d’exception qui balaienttout ce que la raison a édi-fié, Judit est au fond la seu-le à y échapper, trop occu-pée à disséquer cet autreétat spécifique qu’est larichesse pour mieux enapprendre les règles. Maisune prolétaire les maîtri-se-t-elle jamais ? « Soit onest riche, observe Judit, eton l’est, mystérieusement,pour toujours, soit on nel’est pas, et alors, on a beauavoir de l’argent, on ne ledevient jamais. »

Cette fresque à la foissociale, amoureuse et méta-physique, écrite entre 1941et 1948, constitue l’une desœuvres les plus abouties deSandor Maraï. A le lireaujourd’hui, le roman per-met en outre de mieux sai-sir les causes lointaines dusoulèvement de 1956. Ilaide en effet à mesurer laprofondeur de ces antago-nismes de classes, que lerégime stalinien d’après-

guerre ne fera que déplacer, entre unetribu de bureaucrates privilégiés et unpeuple largement méprisé. a

A. L.-L.

Sandor Maraï, l’une des grandes voix de la littérature européenne du XXe siècle

Etats d’exception

Un roman sur les lieux et la mémoire de Magda Szabo

L’être dont on criera le nom à l’heure de notre mort

ZOOM

MÉTAMORPHOSESD'UN MARIAGE(Az Igazi, suivide Judit…es azutohang)de Sandor Maraï.

Traduit du hongroispar Georges Kassaiet Zéno Bianu, AlbinMichel, « Les grandestraductions »,448 p., 22,50 ¤.

Ce texte est extrait d’un article paru enoctobre 2006 dans le magazine allemandLiteraturen.

Parler de 1956, c’est parler del’oubli. Ou du souvenir. Peu impor-te. Même si la relation, pour ne pas

dire la dynamique de l’oubli, a sonimportance par rapport à celle du souve-nir. Pour ma part, je n’ai pas de souvenirimmédiat se rapportant à 56, et le peuque j’ai, je l’ai mis dans ma productionromanesque ; je ne veux pas le répéterici – cela fait partie de l’histoire, y reve-nir ne serait que de l’anecdote.

Ce que j’ai vécu – toute l’histoire de lasociété hongroise (avant 1990) – se rap-porte à un trou en forme de 56, un man-que en forme de 56. Pour Kádár, il étaitprimordial de faire disparaître le passé,d’introduire une amnésie générale enquelque sorte. Ou plutôt de conduire àune amnésie. Déjà des centaines de mil-liers de personnes participaient à la mar-che de mai 1957, et nous oubliâmes trèsvite le mot « révolution ».

Il y a quelque chose de carrément stu-péfiant et de désarmant, de touchantmême, de voir que Kádár a amarré sadictature à un seul mot. Elle a acquis salégitimité (face à elle-même) et la forcequi en découlait par le simple fait qu’el-le a appelé la révolution : la « contre-révolution ». C’est ainsi que nous l’ap-pelions ; plus exactement, c’est ainsi

que l’appelaient certains – d’autresnon ; et les gens pouvaient être rangéssuivant l’appellation choisie. Parlait de« contre-révolution » celui qui pensaitainsi ou se soumettait ouvertement oubien en avait assez de tout ça et ne pen-sait rien ; en revanche, celui qui s’oppo-sait ouvertement disait révolution (et ilest à peine exagéré de dire qu’ils secomptaient à l’époque sur les doigtsd’une main). Et puis il y avait ceux qui,ouvertement, n’étaient ni pour nicontre ; ce fut l’une des grandes trou-vailles du kadarisme d’autoriser ce phé-nomène et même de l’encourager ; lesgens parlaient alors des « événements de1956 » et plus tard, avec une certaineironie (même si personne ne savaitcontre quoi elle était dirigée), des« regrettables événements de 56 ».

Lorsque nous entendons que les atta-ques terroristes de New York sont appe-lées « les événements de septembre »,notre oreille formée à la dictature perçoitun léger temps d’arrêt, un bégaiement,une légère gêne, comme si l’on voulaitdire quelque chose sans le formuler, com-me si l’on voulait penser quelque choseet en même temps ne pas le penser.

La langue de la dictature est le silence,le silence mortel, infini, immobile. Je n’aiconnu que la version édulcorée, la ver-sion molle, le soft-porno, dont la langueest le silence, le silence sur la dictaturejustement, car même la dictature amoin-

drie est une dictature, même la faible estforte, elle bouffe la vie des sujets. SousKádár, tout le monde se taisait de façonconcrète à propos de 56.

Pour ce qui est de la lutte pour le sou-venir, Kádár avait remporté la victoire.Même l’Ouest partageait cette amnésie,même la gauche, sans parler bien sûr duParti communiste. 1956, l’une des dates-phares de l’histoire du XXe siècle, a étéravalé en l’espace de quelques années àun épisode désagréable, à une ombre ou

une pierre sur laquelle on trébuche etautour de laquelle, dans les deux partiesde l’Europe, nous manœuvrions àcontrecœur. Le visage fermé, pâle et puis-sant de János Kádár ne cessait d’apparaî-tre dans les pages des grands journauxeuropéens, avec, à côté, le visage des dif-férents chefs de gouvernement de l’épo-que, le regard tourné avec optimismevers l’avenir, comme sur les affiches depropagande des années 1950. János

Kádár avec Olof Palme, avec Mitterrand,avec Margaret Thatcher, avec Andropov,avec Helmut Schmidt, avec Kurt Wald-heim, avec Tito, avec Dubcek et Gagari-ne – avec tout le monde, avec nous.

En 1986 ou 1987, j’ai rencontré unhéros de 1956, comme on dit (et c’étaitvraiment un héros, si l’on sait ce quecela veut dire ; il avait été condamné àmort et n’avait été libéré que de nom-breuses années après). Il ne pouvait par-ler que de 56. Et il me faut me faire vio-lence pour me souvenir qu’à l’époque,en l’écoutant, je ne me disais pas :Regarde, la flamme brûle encore ! Il y aencore des justes qui conservent l’idéede liberté, l’ultime parcelle de notredignité. Non, je me disais plutôt quec’était un homme du passé, dans le pas-sé, et que 56 ne serait plus l’alpha etl’oméga pour mes enfants. Tel était l’or-dre des choses, me disais-je. Or teln’était pas l’ordre des choses.

Je crois que c’est le 16 juin 1989 quej’ai appris en quoi consistait l’ordre deschoses, qu’il y a quelque chose qui conti-nue à vivre dans la société, même si cel-le-ci l’a oublié. Imre Nagy, le chef de larévolution, a été exécuté le 16 juin 1958.Or le 16 juin 1989, lorsque la Coursuprême a réhabilité Imre Nagy, JánosKádár est mort. La réhabilitation a don-né lieu à une cérémonie solennelle surla place des Héros à Budapest. Ce fut unmoment exceptionnel, peut-être le

moment le plus pur et le plus grandiosede ce que l’on a appelé le « tournant »,la fin du communisme. Nous avons tousrevécu alors l’unité, la grandeur et jepeux dire la noblesse de 1956. Lemoment de vérité. Le sentiment géné-reux (!) et euphorique de l’appartenan-ce à une nation. Cet après-midi-là, la ter-rible et cynique solitude de l’Europe del’Est prenait fin. Et en plus, le soleil étaitde la partie.

Voilà ce qu’est pour moi 1956. Là-bas,à l’époque, nous avons trouvé la révolu-tion pour ensuite la perdre à nouveaujusqu’à aujourd’hui. 56 n’existe plusdésormais que sous forme de butin poli-tique : 56 est le joyau du passé. Nousn’avons pas encore trouvé le rythmenaturel de l’oubli et du souvenir. L’amné-sie kadarienne est plus forte que nous lesupposions. Nous avons du mal à tro-quer les réflexes de la survie contre ceuxde la vie. Tout ce qui a été brisé en 56 etdans les années de plomb qui ont suiviest resté dans cet état : brisé. Les prélu-des aux commémorations du cinquante-naire ne sont pas vraiment prometteurs.Il serait bon de savoir ce que 56 repré-sente en fait. C’est dans l’intérêt com-mun de l’Europe de ne pas perdre 56.Une façon d’éprouver la connaissancede soi. a

© Peter Esterhazy, traduit del’allemand par Pierre Deshusses

Ce que j’ai vécu– toute l’histoire de la sociétéhongroise (avant 1990) –se rapporte à un trouen forme de 56,un manque en forme de 56

C’est dans l’intérêt de l’Europe de ne pas perdre 56 par Peter Esterhazy.

RUE KATALIN(Katalin Utca)de Magda Szabo.

Traduit du hongrois par Chantal Philippe,éd. Viviane Hamy, 240 p., 21,50 ¤.

U n jour, l’écrivain Hermann Hessea décroché son téléphone. A Fis-cher Verlag, son éditeur alle-

mand, il a dit : « J’ai pêché un poissond’or pour vous. » Et il a ajouté : « Ne lelaissez pas partir… ». Cette pêche miracu-leuse, c’était un livre de la HongroiseMagda Szabo qui allait, dès la fin desannées 1950, faire connaître la romanciè-re sur la scène occidentale. Soulever lecouvercle de la Hongrie d’alors, échap-per au carcan du Parti, Magda Szabo l’in-soumise avait toujours caressé ce rêve :« On pouvait me causer des ennuis, mais

il était trop tard pour me tuer, j’étais pré-sente dans la presse internationale. »

Née en 1917 à Debrecen, d’une mèrepianiste et d’un père juge pour enfants,Magda Szabo a commencé à écrirejeune. Dans son milieu, écrire, composerde la musique ou de la poésie était natu-rel, banal presque. Ses premiers textesparaissent au lendemain de la secondeguerre mondiale avant que l’arrivée descommunistes ne la condamne au silen-ce. Mise à l’écart de 1948 à 1958, ellesort de l’ombre à la fin des années 1950.En France, c’est La Porte, prix Feminaétranger 2003 (1), qui l’impose commeune grande figure des lettres hongroi-ses. Elle y évoque la relation singulièrequi unit la romancière à sa mystérieuseet charismatique femme de ménage.

Ecrit en 1969, Rue Katalin n’est sansdoute pas aussi immédiatement prenant

que La Porte. Pourtant, son charme opè-re dès les premières pages. Que s’est-ilpassé, pendant la guerre, rue Katalin ?Quel drame a pu précipiter ses habitantsdans la détresse ? Et qui est cette jeuneHenriette dont la disparition hante lesfamilles Biro, Elekes et Held, qui sem-blent vivre dans son ombre portée ?Magda Szabo excelle à suggérer cette viedu passé qui subsiste en nous. « Ce qui aun jour été vivant sur cette terre, sous quel-que forme que ce soit, [est] indestructi-ble », écrit-elle. Avec un arrêt sur imageen 1956 – attroupements, hommesarmés, « volets fermés comme en temps deguerre » –, le livre, qui s’étend de 1934 à1966, est divisé en lieux et moments. Ceque nous dit Magda Szabo, avec une grâ-ce et une simplicité confondantes, c’estque, de tout ce qui constitue une vie,seuls quelques lieux et épisodes comp-

tent vraiment. « Le reste ne [sert] qu’àcombler les vides de [nos]fragiles exis-tences, comme les copeaux dans une caissepréparée pour un long voyage empêchentle contenu de se briser. »

Oui, c’est cela au fond qui est fasci-nant chez Magda Szabo, cette réflexionprofonde sur ce qu’on garde, ce qu’onlaisse (c’est-à-dire ce qu’on oublie maisaussi ce qu’on lègue aux autres). Bienpeu en somme. De ses personnages,Magda Szabo écrit en préambule : « Ilssurent que la différence entre les vivants etles morts n’était que qualitative (…). Ilssurent que dans la vie de chacun il n’y aqu’un seul être dont ils puissent crier lenom à l’heure de la mort. » a

Florence Noiville

(1) Paru en Hongrie en 1987, traduit chezViviane Hamy en 2003.

DOSSIER

Page 9: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

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La formidable prospérité de Venise, audébut du XIVe siècle, se reflète dans lasplendeur de ses palais qui unissentdéjà l’élégance du gothique aux der-nières influences byzantines. Pour-tant, sept siècles plus tôt, la lagune

n’était qu’un paysage hostile, fait « de canauxparesseux, retors comme des serpents, enserrant depetites îles couvertes de l’aride broussaille dessables, entremêlée de ronces et de genêts ». C’est àcette fascinante genèse de l’art et de l’architectu-re vénitiens qu’est consacré Venise. Naissanced’une ville, publié en 1978, et traduit pour la pre-mière fois en français au moment de sa rééditionen Italie (Neri Pozza).

Par une habile analogie, Sergio Bettini racontel’aménagement du territoire urbain en suivantl’évolution de la forcola, le support sur lequel legondolier pose la rame à la poupe, et qui lui per-met de manœuvrer sa barque dans les étroitscanaux de la cité, en voguant « à la vénitienne ».De simple fourche au Moyen Age, l’objet assumeprogressivement une forme élancée et hélicoïdale,mêlant à la fonctionnalité une beauté formelle.Les transformations de la forcola suivent et illus-trent l’urbanisation de la ville, se complexifiant àmesure que l’espace se remplit, se construit et sehiérarchise. Ici plus qu’ailleurs, les hommes ontdû patiemment élaborer leur territoire, ne secontentant pas de bâtir maisons, palais et églises,

mais consolidant également chaque îlot de mil-liers de troncs d’arbres, pour renforcer des sous-sols meubles et incertains. Dès lors, Venise est laville « la plus ville qui soit », car elle est le fruit d’in-lassables efforts, « tenace(s) et visionnaire(s) », quise fondent au fil du temps dans une « intentiontotale ». Ce concept emprunté à la phénoménolo-gie est essentiel aux yeux de Bettini qui y voit l’ex-plication des formes artistiques et architecturalespresque utopiques de Venise. C’est de cette inten-tion que naît la ville, « machine à convivre » qui nesera presque jamais secouée de soulèvementspopulaires.

Un lieu et un tempsA l’inverse de Florence ou de Rome, Venise n’a

jamais été une ville « classique », édifiée suivant unmodèle idéal. Plus que tout autre, c’est dans l’expé-rience qu’elle se construit et qu’elle se livre, dansl’instant de l’interaction entre une réalité et desnécessités. Elle ne se contemple pas, elle se vit, elles’éprouve, subtil balancement de l’expérience entreun lieu – une situation – et un temps. Venise secrée dans le moment, et c’est cette temporalité quilui donne sens. La ville trouve ainsi sa résolution« en rythme et en couleur », et quiconque a vu lepalais des Doges « au coucher du soleil, [lorsque]s’allument sur ses immenses fenêtres des lumièresd’un étrange rose violacé » saura de quoi Bettiniveut parler. Au gré de différents parcours et che-mins artistiques, l’art vénitien a progressivementémergé, fait d’emprunts et de collages, mais ausside traductions propres et de formulations spécifi-ques. Ces processus de synthèse ont produit desœuvres majeures telles que les mosaïques de Tor-cello, les émaux de la Pala d’Oro, ou encore la basili-que Saint-Marc.

Certes, presque trente ans après lapremière publication de l’ouvrage, onmesure le chemin parcouru par l’his-toire. L’auteur est évidemment mar-qué par son temps et il fait la part bel-le au structuralisme et plus encore àla sémiologie. Les tentatives d’expli-quer les « invasions barbares » en ter-mes de « pensée sauvage » ou les réfé-rences fréquentes au « goût naturel »semblent à présent un peu dépassées.Mais les riches et denses réflexions deBettini ont néanmoins infusé et ellessont aujourd’hui encore porteuses depropositions méthodologiques fortes.Venise. Naissance d’une ville demeureun ouvrage important, qui fait fi descatégories, mêlant l’histoire de l’art, laphilosophie et l’urbanisme, lecture ori-ginale d’un art vénitien de la couleuret de la lumière, que seule une histoi-re sensible pouvait mettre à jour.

C’est à un tout autre genre qu’ap-partient le livre de Jean-Claude Hoc-quet, grand spécialiste de l’histoire dela Sérénissime, qui grâce à ce recueild’articles, « travaux de la maturité »,présente une synthèse efficace de l’his-toire de l’économie maritime vénitien-ne du XIIe au XVIIIe siècle. Nous voilàdonc dans les ports de Venise ou aucœur du chantier de l’Arsenal, au côtéde Giacomo Badoer, marchand véni-tien à Constantinople avant que celle-ci ne soit conquise par les Turcs, avecles hommes d’équipage d’une nef àdestination de Chypre, ou à bordd’une galère ramenant soieries et épi-ces à Venise. Racontant ces expérien-ces de marchands et de marins, touten décrivant les cadres institutionnelset techniques de la navigation,J.-C. Hocquet révèle les traits d’uneéconomie commerciale originale. Lechoix de ne pas s’en tenir à une ruptu-re formelle entre Moyen Age et épo-

que moderne est judicieux, et le temps long permetde prendre la mesure des permanences et des muta-tions de l’économie maritime. L’étude de Venises’articule en outre avec celle de la Méditerranée, etc’est à cette échelle que les structures du commer-ce, les institutions et les pratiques marchandes révè-lent leurs caractéristiques et leur spécificité. Onvoit ainsi le rôle joué par un Etat fort, véritableinterventionnisme public garant de la stabilité del’organisation commerciale et de la fortune despatriciens.

Le romantisme a laissé l’image, comme le résu-me Bettini, d’une Venise « à la beauté déjà mûre etpresque faisandée ». Ces deux ouvrages, entre per-ception sensible et rationalité économique, en exal-tent au contraire le caractère dynamique qui la faitexister depuis des siècles. a

Claire Judde de Larivière

VENISE.Naissance d’une ville(Venezia. Nascita di una città),Sergio Bettini.

Traduit de l’italien par Patricia Farazzi,éd. de l’Eclat, « Philosophie imaginaire », 320 p., 45 ¤.

VENISE ET LA MER,XIIe - XVIIIe SIÈCLESde Jean-Claude Hocquet.

Fayard, 508 p., 26 ¤.

Signalons aussi le catalogue de l’exposition« Venise et l’Orient, 828-1797 », sous la directionde Stefano Carboni, Gallimard/Institut du mondearabe, 376 p., 65 ¤.

de VeniseL’invention

La galanterie dans le coma

Le tutoiement est désormaisobligatoire. Tout vouvoiementest prohibé. Il faut en finir avec

ce vestige de l’ancien monde et de seshypocrisies obscènes. Finis les« Monsieur », les « Madame », tousces ronds de jambe qui n’engendrentque servitude et domination. Pour lesréfractaires, une loi est nécessaire.Elle déclarera suspects ceux quipersistent à vouvoyer, condamneraleur complicité avec cette « morguequi sert de prétexte à l’inégalité ». C’estce que vient de proposer à laConvention, le 20 octobre 1793, unedéputation des sociétés populaires deParis.

La Révolution française a rêvé, unmoment, de faire la peau à lapolitesse. Sous prétexte qu’elle étaitaffaire de cour, de codes royaux, dehiérarchie sociale. Sous l’accusation,plus philosophique et rousseauiste,qu’elle était mensonge, artifice. A laplace de la « langue pure et simple dela nature », supposée dire l’égalité etla fraternité, des mots creux auxquelspersonne ne croit, des complimentsque personne ne pense vraiment.Finalement, ce que combattirent, untemps, les plus résolus, ce fut

l’existence de tout signe distinctif, detoute différenciation : « Ce n’est quelorsque vos enfants seront habillés sansdistinction d’un vêtement idéal,uniforme, libre et ouvert, décoré descouleurs saintes de la Nation et de laPatrie que naîtra une égalité naturelleet véritable entre vous », écrit unmédecin de Strasbourg.

Cette anti-politesse révolutionnairene sera pas dépourvue de quelquepostérité jusqu’à nos jours. Mais elleest longtemps reléguée dans l’ombrepar l’Age d’or du savoir-vivrebourgeois, comme le montre FrédéricRouvillois dans son Histoire de lapolitesse de 1789 à nos jours. De laRestauration à la première guerremondiale, la bourgeoisie, grande oupetite, s’est inventé une foule derègles successives. L’accumulation desmanuels de savoir-vivre montre sonampleur et son évolution constante.Tous les moments de l’existencefamiliale et sociale se trouventcodifiés, de la naissance au cimetière,en passant notamment par le bal, lemariage, les visites et les parties decampagne, sans oublier les repas, latoilette ou la correspondance.

Qui sait encore ce que signifiait

« p.p.c. », inscrit à la main sur unecarte de visite, que l’on devait déposersoi-même chez ses destinataires, aprèsavoir corné le coin du bristol ? Cecode voulait dire « pour prendrecongé ». Il voisinait avec « p.p.n. »(« pour prendre nouvelles »), « p.r. »(« pour remercier »), « p.f.c. »(« pour faire connaissance ») etquelques autres, dont « p.f.n.a. »(« pour fêter le nouvel an »). Onforgerait volontiers, en supplément,

un « p.p.p.p. » à glisser spécialemententre les pages de ce volume (« pourparcourir une planète perdue »). Cesprescriptions minutieuses semblent eneffet à des années-lumière de notrequotidien. Le temps est loin où l’onpouvait écrire : « La civilité exigeaujourd’hui que l’on reste presquetoujours ganté hors de chez soi. »

Avec la galanterie, en va-t-ilexactement de même ? Certes, ellepasse pour vieille chose ringarde. Il y

a belle lurette que les femmes sontlibérées des baisemains, descompliments et des attentionsconvenues. Elles ont combattu pour sedéfaire enfin de ces hordes demachistes déguisés en passantsserviables. Elles se sont débarrassées– ou presque – de ces types vexantsqui s’acharnaient à leur porter unevalise, à leur tenir la porte et à leursourire sans raison apparente.Pourtant, rien de tout cela n’a tout àfait disparu. Tétanisée, la vieillegalanterie française survit àelle-même. Dans le coma, mais pasencore tout à fait enterrée.

Le bel essai de Claude Habib rend àces gestes fossiles leur profondeur dechamp. C’est bien en deçà de 1789que se nouent les fils de cette histoiredont nous avons perdu le sens tout enen conservant comme une vagueritournelle. La naissance de cettegalanterie occupe le siècle deLouis XIV et tout l’Age classique. Ellene signifie pas la servitude desfemmes, mais marque au contrairel’avènement d’un style qui ne craintpas leur liberté. Dans cette nouvelleérotisation de l’espace public, ils’agissait avant tout de jouer les rôles

de la séduction, de fabriquer del’enjouement, des attentions et desconversations d’autant plus légèresque le désir qui les anime est plusimpétueux.

La leçon à tirer ? Elle est simple,somme toute. Ce qui nous manque,c’est un culte des conventions, desartifices, de tous ces semblants quiont eu pour conséquence paradoxalede rendre libre. Car rien n’asservitautant que le recours à la nature. Rienne fanatise comme le projet dubonheur pour tous, définitif et parfait.Inventer seulement, de toutes pièces,quelques moments de grâce, voilà quisuffit. Cette ambition fait aujourd’huidéfaut. Que ces instants soientfabriqués, éphémères, superficiels, peunombreux, on le sait. Il n’est pas sûr,toutefois, que nous puissions vraimenttrouver mieux. a

HISTOIRE DE LA POLITESSEde 1789 à nos joursde Frédéric Rouvillois.Flammarion, 552 p., 25 ¤.

GALANTERIE FRANÇAISEde Claude Habib.Gallimard, 446 p., 26,90 ¤.

Tandis que l’Italien Sergio Bettini, dans un ouvrage devenuun classique, étudie l’urbanisation de la Sérénissime,Jean-Claude Hocquet analyse son économie maritime

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Venise, 2005. PAOLO PELLEGRIN/MAGNUM PHOTOS

ESSAIS

Page 10: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

10 0123Vendredi 27 octobre 2006

Premiers titres de la collection « Interstices »

Récits des frontières

QUINZEMINUTESde CharlesDickinsonLe voyagedans le tempsest l’un desgrands thèmesde la SF. Maiscertainsauteurs n’ont

pas craint de le traiter sans avoirrecours aux machines utlisées parles héritiers de H. G. Wells. C’est lecas de Charles Dickinson, pour quiles voyages dans le temps sontprovoqués par certaines conditionsmétéorologiques. Parce qu’il a étélui-même un voyageur temporell’espace d’un bref instant – lesquinze minutes du titre –, lenarrateur, Josh Winkler, estdisposé à croire une jeune fille quiprétend venir de l’année 1908. Ilmène une enquête qui vientconfirmer ce récit. Lescirconstances le contraindrontà partir lui aussi pour l’an 1908...A ce premier thèmemagistralement traité, CharlesDickinson vient ajouter celui de laseconde chance, d’une nouvelle vie,d’une bifurcation de la destinée. Ilsigne ainsi un roman d’uneexceptionnelle qualité. J. Ba.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parIsabelle Maillet, éd. Joëlle Losfeld,358 p., 22,50 ¤.

CHASSEURS DE SORCIERSde Martha WellsPremier tome d’une trilogieintitulée « La chute d’Ile-Rien »,ce roman a le même décor que lesœuvres précédentes de MarthaWells, Le Feu primordial et La Mortdu nécromant (éd. de L’Atalante)S’il est moins original que ses deuxderniers romans, il repose sur uneidée brillante : l’existence de« mondes secondaires », quipermet à l’auteur de dépeindre unecivilisation où les sorciers, tousmaléfiques, sont impitoyablementpourchassés, et une autre où ilexiste de « bons magiciens ».L’intrigue ne se borne pas à cela :Ile-Rien est la proie d’une invasionvenue d’on ne sait où. Une missionest envoyée pour découvrir d’oùviennent les dirigeables quipilonnent le royaume. Ce sont lespéripéties de cette mission quenarre Martha Wells avec un artconsommé du récit. J. Ba.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Anne Belle, L’Atalante,506 p., 22 ¤.

De la SF pure et dure à la fantasy épique, en passant par la fantasy urbaine…

Les univers de Robin HobbA

lors qu’elle n’était que partielle-ment parvenue jusqu’à nous,l’œuvre de Megan Lindholm,devenue célèbre sous le pseudo-

nyme de Robin Hobb pour ses cycles de« L’Assassin royal », a été abondam-ment traduite ces deux dernièresannées. Une nouvelle vague de publica-tions françaises permet aujourd’huid’avoir une vue presque complète (àquelques nouvelles près) de cetteœuvre d’une belle diversité.

Commençons avec La Nuit du préda-teur (1) : c’est un chef-d’œuvre de la fan-tasy urbaine – genre déjà abordé parMegan Lindholm avec succès dans LeDernier Magicien – qui nous est donnéà lire, fruit de la collaboration entre cet-te dernière et Steven Brust. Les deuxauteurs ont, semble-t-il, pris beaucoupde plaisir à construire ce roman à deuxvoix. La musique joue un rôle impor-tant dans ce texte qui commence com-me un police procedural, mais la magiene tarde pas à poindre. Un policier quipressent quelque chose d’étrange der-rière la banalité du fait divers, un bleude coéquipier qui veut trop bien faire,une diseuse de bonne aventure, uncocher fantastique, un couteau bala-deur, une entité maléfique dont ilimporte de déjouer les manœuvres…Tous ces personnages sont entraînésdans un ballet fascinant, scandé dechansons écrites pour le roman et quifont un écho bluesy aux péripéties del’intrigue. Magique.

Inspiration nord-américaineAlien Earth (2) est un pur roman de

science-fiction, d’une belle richesse.Megan Lindholm imagine que la Ter-re, dévastée par la pollution, a étéabandonnée. Les survivants ont étéévacués vers un autre système plané-taire par une race extraterrestre, lesArthroplanes, aux motivations assezénigmatiques. Sur les planètes jumel-les où elle a été exilée, la race humainea subi un long façonnage. Elle survitdans son nouvel environnement sansl’affecter, mais au prix de modifica-tions qui l’ont singulièrement affai-blie, et qui pourraient conduire à sadisparition à terme.

La nostalgie de la Terre amène quel-ques « résistants » à mettre sur piedune expédition, dont l’objectif secretest de découvrir si la planète des origi-nes est à nouveau habitable. Mais leseul moyen de voyager dans l’espaceest depuis longtemps sous le contrôle

des Arthroplanes,qui entendent bienconserver ce monopo-le… C’est donc à bordd’un vaisseau menépar un équipage mix-te, humain-arthropla-ne, que le voyage s’ef-fectue. La plus gran-de part du roman estle récit de cette odys-sée, huis clos qui meten scène deuxhumains, un Arthro-plane, Tug, qui, pourlutter contre l’ennuiet la solitude, étudiela littérature terrien-ne, un Anile « domes-tiqué » que Tug diri-ge et parasite, et unemanière de passagerclandestin dont lerôle s’avérera crucial.L’arrivée sur Terrelibérera-t-elle leshumains de leur sta-tut de « prisonniersplanétaires » ? C’esttout l’enjeu de ce queTug appellera, dansun mouvement d’hu-mour, « L’aventuredu linguiste extrater-restre ».

Cependant, le do-maine dans lequelRobin Hobb s’estfinalement imposéen’est ni la fantasyurbaine, ni la science-fiction (elle avoue qu’écrire Alien Eartha été une expérience harassante), maisla fantasy épique. C’est à ce genre quese rattache son nouveau cycle « Le Sol-dat chaman » et le roman qui l’inaugu-re en France, La Déchirure (3). Dansses cycles précédents, « L’Assassinroyal » et « Les Aventuriers de lamer », l’auteur avait déjà pris ses dis-tances avec les canons du genre. Elles’en éloigne encore plus ici : l’intriguen’a pas lieu au Moyen Age, mais auxXVIIe et XVIIIe siècles, et son inspira-tion est profondément nord-américai-ne, puisqu’elle prend source au tempsde la conquête de l’Ouest et des guerresindiennes. Si la romancière reconnaîtvolontiers cette filiation, elle ajoutequ’elle s’est également inspirée de lacolonisation anglaise aux Indes, parti-culièrement de la manière dont les colo-

nisés ont influé sur les colonisateurs.Ce n’est pas pour rien que son écrivainpréféré est Rudyard Kipling…

Dans ce premier volume, le hérosJamère subit plusieurs initiations, com-me celle décrite dès l’incipit : « Je gardenettement le souvenir de la première foisoù j’ai vu opérer la magie des plaines. »Mais c’est surtout la confrontation duhéros au racisme qui retient l’attentiondu lecteur. Par la suite, les initiationsseront plus rudes encore. Destiné parsa naissance au métier des armes, Jamè-re sera confié par son père, au seuil del’adolescence, à un Kidona, un guerrierd’une tribu vaincue qui lui mènera lavie dure avant de le contraindre à unetraversée du miroir très singulière.Plus tard, à l’orée de l’âge adulte, alorsqu’il fait ses études à l’Ecole royale deCavalla, sorte de West Point de ce terri-

toire de fantasy, ce sont les préjugés declasse qu’il lui faudra affronter. Ce par-cours initiatique, Robin Hobb le faitparcourir au lecteur avec une réelle vir-tuosité : on est en droit de penser quenous sommes ici en présence d’uneœuvre maîtresse de la fantasy. a

Jacques Baudou

(1) La Nuit du prédateur, de Steven Brustet Megan Lindholm. Traduit de l’anglais(Etats-Unis) par Thibaud Eliroff,Mnémos « Icares », 510 p., 21,50 ¤.(2) Alien Earth, de Megan Lindholm.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Claudine Richetin, Télémaque,492 p., 19,50 ¤.(3) La Déchirure (Le Soldat chaman I),de Robin Hobb. Traduit de l’anglais(Etats-Unis) par A. Mousnier-Lompré,Pygmalion, 360 p., 21,50 ¤.

Deux exemples de la vitalité du genre

Bijoux fantasy

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www.courrierinternational.com N° 834 du 26 octobre au 1er novembre 2006 - 3 €

Irak Le tournant de la guerre

Walesa Il espionnait ses opposants

MADONNA ENQUÊTE SUR UNE ADOPTION

Kim Jong-il Trois scénarios de sortie

LA CITÉ DES SAINTSET DES FOUS(City of saints andmadmen)de Jeff Vandermeer.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Gilles Goullet,Calmann-Lévy, « Interstices »,600 p., 25 ¤

L’OISEAU MOQUEUR(Mockinbird)de Sean Stewart.

Traduit de l’anglais (USA)par Nathalie Mège,Calmann-Lévy, « Interstices »,252 p., 18 ¤.

L a volonté de SébastienGuillot, qui dirige la nouvel-le collection « Intersti-

ces », est de publier des œuvresse situant sur cette zone mouvan-te où se rejoignent littératuregénérale et littératures de l’imagi-naire. Cette ambitieuse collections’ouvre par trois romans : Battleroyale, du Japonais HoushunTakami, un objet littéraire adap-té au cinéma, d’une réelle étran-geté, L’Oiseau moqueur, quiappartient sans conteste au regis-tre du réalisme magique, et LaCité des saints et des fous.

L’Oiseau moqueur est sans dou-te le plus séduisant du trio, leplus proche du « mainstream »aussi. Il y est question de « sorcel-

lerie », de la transmission de cedon d’une génération à l’autre, etdu prix à payer pour disposer deces pouvoirs : se retrouver laproie momentané d’espritsmalins nommés le Prédicateur,Sugar, la Veuve, M. Ferraille, laPetite fille perdue et bien sûrl’Oiseau moqueur… Mais ces péri-péties ne sont qu’une petite partde ce roman qui est surtout leportrait d’une trentenaire, ToniBeauchamp, à un moment cru-cial de sa vie. Sean Stewart ladépeint avec la grâce douce-amè-re qui convient à la voix del’Oiseau moqueur.

Ensemble hétérocliteQuant à La Cité des saints et des

fous, ce n’est pas un roman. Plu-tôt un assemblage de textes trèsdifférents, de longues nouvelles,une monographie sur les cal-mars, un glossaire, une étude his-torique, un inventaire commen-té… Cet ensemble hétéroclite pré-sente cependant une unité : tousces textes ont pour décor ou pourorigine une cité du nom d’Ambre-gris qui héberge une curieuse civi-lisation, dont les traits saillantsnous sont peu à peu dévoilés.Une autre caractéristique qui jus-tifie l’insistante référence à Bor-ges est l’érudition, qui émane dechacune des pièces de ce dossierdisparate et intrigant, singulièreexpérience littéraire. a

J. Ba.

Robin Hobb, septembre 2006. LOUIS MONIER

UNE AFFAIRE DE FAMILLE(The Family Trade)de Charles Stross.

Traduit de l’anglaispar Patrick Dusoulier,Robert Laffont, « Ailleurset demain », 330 p., 22 ¤.

L’INVITÉ MALVENUde Barbara Hambly.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Michèle Charrier,éd. Les moutons électriques,350 p., 20 ¤.

L es amateurs de « fantasy »peuvent se réjouir de larichesse de la production

récente : les œuvres originales etde qualité sont légion. Ainsid’Une affaire de famille, premiertome de la trilogie des « Princes-marchands ». L’auteur y réussitune hybridation peu courante :celle de la fantasy et du thriller.La famille, ici, doit s’entendre ausens mafieux. L’héroïne, Miriam,une journaliste économique viréepour avoir mis au jour desmagouilles financières, est enle-vée par un commando venu d’unmonde secondaire, sorte d’uni-vers parallèle uchronique qu’elleignorait être son monde natal.

Miriam y découvre une civili-sation de type médiéval où cer-tains ont la faculté de passerdans notre monde et vice versa.

Ce qui permet à la « famille » defructueux trafics. Mal à l’aise enprincesse sans cesse victime denouveaux complots tortueux,Miriam entreprend de réformercette société rétrograde. Com-ment ? C’est ce que nous appren-dra la suite de cette trilogie. Enattendant, Une affaire de famillevient confirmer ce que les pre-mières œuvres de Charles Strosstraduites en français laissaient àpenser : voilà un auteur à suivrede près, doté d’un sens de l’hu-mour peu commun.

Vision prémonitoireL’Invité malvenu pourrait tout

aussi bien porter le titre duroman de Stross. L’héroïne,Kyra, est une jeune magiciennechassée de sa famille en raisondu scandale causé par ses dons.Apprenant le mariage de sa sœurAlix, elle décide d’y assister, augrand dam de son père. Ce n’estpoint pour le défier qu’elle estrevenue dans sa ville natale, maisparce qu’une vision prémonitoirelui fait craindre le décès de sasœur la nuit même de ses noces.

Kyra veut empêcher de nuirela force maléfique qui la me-nace. Encore lui faut-il trouverl’invité malvenu. Ce qui ne s’avé-rera guère aisé, mais vaut aulecteur un récit malicieux, oùl’auteur fait de la magie unusage inusité. a

J. Ba.

SCIENCE-FICTION

Page 11: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

0123 11Vendredi 27 octobre 2006 11

Un prix Goncourt est-il toujourssynonyme de jackpot ? Avec350 000 exemplaires vendus,Trois jours chez ma mère, de

François Weyergans, n’a pas manqué àla règle. Selon Ipsos culture, en 2005,ce livre a représenté 13 % du chiffred’affaires en littérature générale deGrasset. Ce qui est loin d’être négligea-ble. La portée du Renaudot attribué àNina Bouraoui pour Mes mauvaises pen-sées, qui ne s’est vendu qu’à 85 000exemplaires, semble beaucoup pluslimitée.

Ce livre n’a représenté que 10 % duchiffre d’affaires de Stock en littératu-re. Un résultat sans comparaison avecles 300 000 exemplaires des Ames gri-ses de Philippe Claudel (Prix Renaudot,2003) qui a représenté 35 % du CA lit-téraire de Stock, selon Ipsos. Il faut tou-tefois apporter des nuances. « Grâce àson prix, Nina Bouraoui a vu son nom-bre de lecteurs quadrupler », préciseJean-Marc Roberts, gérant de Stock.« Moi, cela m’a permis d’augmenter sen-siblement mon budget », ajoute-t-il. Ven-du à 60 000 exemplaires avant mêmede recevoir le Renaudot, Les Ames gri-ses a aussi été distingué par les lectri-ces de Elle en 2004. L’ouvrage est ainsidevenu un exemple de long-seller avecles ventes en poche, en club, et ce jus-qu’à l’adaptation au cinéma, qui n’apourtant pas été un succès.

Bref, en 2006, les prix littérairesdemeurent encore et toujours un enjeuéconomique majeur pour les maisonsd’édition. Et un atout de promotionconsidérable auprès des libraires, dugrand public et des éditeurs internatio-naux. Ce phénomène apparaît d’autantplus marqué que la taille de la maisonprimée est modeste à l’origine. En2005, deux exemples sont, à cet égard,significatifs. Le premier est celui deBuchet Chastel qui s’est vu décerner lePrix du livre Inter pour L’Etourdisse-

ment de Joël Egloff. Les 60 000 exem-plaires vendus ont représenté 37 % duCA de la maison en littérature. PourPascale Gautier, l’éditrice de JoëlEgloff, qui l’avait d’abord publié auRocher, il s’agit d’une véritable recon-naissance : « Cette distinction a apportéune plus grande visibilité à l’auteur,mais aussi à la maison d’édition dont lepassé est certes prestigieux, mais qui a dûrepartir de zéro. » En France, BuchetChastel avait notamment été le pre-mier éditeur du Quatuor d’Alexandriede Lawrence Durrell.

Avec le Femina étranger, attribué àJoyce Carol Oates pour Les Chutes, l’édi-teur Philippe Rey a effectivement tou-ché le gros lot. Mais pas qu’en termesfinanciers. Fondée en septembre 2003,la maison de Philippe Rey est la pre-mière à recevoir un prix important aus-si rapidement. Les ventes des Chutessont passées de 15 000 avant à 45 000après le prix, soit, selon Ipsos, 52 % duCA des éditions Philippe Rey en littéra-ture. « Le prix a crédibilisé la maison demanière considérable. C’est un gage desérieux et d’existence dans le monde litté-raire », précise Philippe Rey. Autreconséquence positive, cela a entraînéun afflux d’auteurs. Revers de lamédaille : la cote de Joyce Carol Oatesa grimpé, et son agent est désormaisfondé à élever le niveau des enchèrespour son prochain livre.

Cachet littéraireDe même Fuir, de Jean-Philippe

Toussaint, couronné par le prix Médi-cis, a pesé à hauteur de 20 % sur le CAde Minuit en 2005, alors que chez Galli-mard, la même année, l’impact cumulédu Femina remis à Régis Jauffret(50 000 exemplaires pour Asile de fous)et du Médicis étranger à OrhanPamuk, prix Nobel de littérature 2006,est resté faible (4 % de son CA en litté-rature).

Il en va de même pour le Goncourtdes lycéens qu’a reçu Sylvie Germainpour Magnus. Il représente 3 % du CAen littérature d’Albin Michel, soit lemême pourcentage que La Maîtresse deBrecht, de Jacques-Pierre Amette (prixGoncourt 2003). Pour une maison com-me Albin Michel, « avoir un prix amoins d’incidence sur les résultats écono-miques de la maison que sur son ima-ge », assure Richard Ducousset, sonvice-président. Cela donne un cachet lit-téraire, alors qu’Albin Michel est plusréputé pour ses succès grand public.

Deux tendances fortes sont à l’œuvredepuis quelques années, qui viennentbrouiller l’impact réel des prix littérai-res. Les lauréats des prix d’automnesont pratiquement toujours sélection-nés parmi les cinq ou dix meilleuresventes du moment. Cela a été le cas duprix Interallié donné à Michel Houelle-becq pour La Possibilité d’une île(Fayard) en 2005 ou bien des Gon-court et Renaudot 2004, attribués res-pectivement au Soleil des Scorta (ActesSud), de Laurent Gaudé, et à Suite fran-çaise, d’Irène Nemirovsky (Denoël).Dans ces conditions, les jurés sont deplus en plus accusés d’aller au secoursde la victoire et ce faisant de n’avoirqu’une faible responsabilité dans lessuccès qu’ils consacrent.

Sur plusieurs décennies, on assisteaussi à une érosion lente mais graduel-le des ventes moyennes des livres pri-més. En terme de ventes, un bon Gon-court est estimé à 300 000 exemplai-res, contre près de 500 000 il y a vingtans. La performance d’un Femina tour-ne autour de 100 000 exemplaires. LeRenaudot connaît des évolutions beau-coup plus erratiques et imprévisibles,allant de 50 000 à plus de 300 000.Quant au Médicis, il se situe claire-ment un ton en dessous : il s’agit plusd’un prix de découverte. a

Alain Beuve-Méry

LES 26, 27 ET 28 OCTOBRE.WITTGENSTEIN. A Paris,à l’universitéParis-VIII-Saint-Denis setiennent les Journées(post)-doctorales sur« Wittgenstein enconfrontation », organisées enpartenariat avec les archivesWittgenstein à Bergen, lesarchives Brenner à Innsbruck, leCentre de coopérationfranco-norvégiennne en sciencessociales et humaines et le Forumautrichien (le 26 et 27 au matin,à l’université Paris-VIII, 2, ruede la Liberté, Saint-Denis, salleA010, bât. A ; à la Maison Suger,16-18, rue Suger, 75006, salle deréunion, le 27 après-midi et le28).

LE 28 OCTOBRE.APPARTENANCE. A Paris,l’associationfranco-indonésienne PasarMalam organise la deuxièmeédition des Dix heures pour lalittérature indonésienne,autour du thème « L’auteurdépaysé. Ecrivains de doubleappartenance culturelle »(à partir de 8 h 30, palaisdu Luxembourg, 15, rue deVaugirard, 75006 ; rens. :htpp ://pasarmalam.free).

LE 28 OCTOBRE.LITTÉRATURE AFRICAINE. AParis, à l’Unesco, 2e édition duSalon Livres d’Afrique, autourdu thème de la diversité : « Les1 001 littératures africaines », où

sera rendu un hommage àLéopold Sédar Senghor, avecnotamment, Janet Vaillant,Mamadou Diouf, ElikiaM’Bokkolo et Hamidou Sall(à 9 h 30, 125, avenue deSuffren, 75007, rens. :www.livresdafrique.com).

OCTOBRE 2006 à JUIN 2007.TEMPS. En Seine-Saint-Denis(93), Hors limites, productionde l’Association desbibliothèques du département,aborde cette année lesambiguïtés des relations entre lalittérature et le temps, sur lethème « Tuer le temps ». Lamanifestation s’articulera autourde cinq thèmes : le temps de lalittérature, le temps de tous lessavoirs, le temps d’uneexposition, le temps d’unelecture et le temps des images(rens. : www.bibliothe-ques93.fr).

LES 2, 3 ET 4 NOVEMBRE.TERRORISME. A Paris,colloque du Collègeinternational de philosophie,avec Rada Ivekovic et RanabirSamaddar, sur le thème« Sociétés, Etats, “terreur” et“terrorisme”. Une perspectivehistorique et philosophique »(à 9 heures ; le 2, à la MSH, 54,bd Raspail, le 3, à la Maison del’Europe, 35, rue desFrancs-Bourgeois ; le 4,à l’AUF, 4, place de la Sorbonne,rens. : 01-44-41-46-82).

DU 3 AU 5 NOVEMBRE.AUTEURS. A Brive, la 25e Foiredu livre, dont le présidentd’honneur sera cette année Jeand’Ormesson, s’articulera autourdu thème « Des auteurs, desstyles et des mots ». Plus dequatre cents invités sontattendus, parmi lesquelsChristine Angot, Azouz Begag,Marek Halter, Yasmina Khadra,Gilles Lapouge, AlainMabanckou, Richard Millet,Amélie Nothomb, YannQuéffelec, François Rollin...(rens. : www.foiredulivre.net).

ALBIN MICHEL

PEUT-ON SE PASSER DE RELIGION ?DIEU EXISTE-T-IL ? QUELLE SPIRITUALITÉPOUR LES ATHÉES ?

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Microsoft a signé un accord avecl’université américaine Cornell afinde lancer, dès 2007, un serviceconcurrent du programme« Recherche de livre » de Google.Il s’agit du deuxième accord departenariat signé par le leadermondial des logiciels après celuiconclu avec la British Library. C’estpar la publicité que Microsoft entendrentabiliser son nouveau service.

Le moteur de recherche Google asigné un contrat de numérisation avecl’université du Wisconsin. Cettebibliothèque comprend un fonds deplus de 7 millions d’ouvrages surl’histoire des Etats-Unis, la médecineet les sciences. La numérisationcommencera par les ouvrages dudomaine public que l’universitémettra en accès libre sur Internet.

Laure Adler, responsable du pôle delittérature générale au Seuil, a lancéune nouvelle collection « Nonconforme ». Il s’agit d’offrir des textescourts et percutants sur des sujets desociété (violence, religion…) où lesauteurs n’hésitent pas à prendre parti.La collection, dont les deux premierstitres sont Le Monde moderne et laquestion juive, d’Edgar Morin et Selfislam, d’Abdennour Bidar, doits’alimenter au rythme de deux titrespar trimestre.

PrixLe prix Artcurial du livre d’artcontemporain a été décerné à AndreaLauterwein pour Anselm Kiefer et lapoésie de Paul Celan (éd. du Regard).Le prix du premier roman français aété attribué à Corpus Christine, de MaxMonnehay (Albin Michel) et celui dupremier roman étranger a Indecision,de Benjamin Kunkel (Belfond). Ouest,de François Vallejo (éd. VivianeHamy) a reçu le prix du Jury JeanGiono. Le grand prix Jean Giono estallé à Pascal Quignard pour VillaAmalia (Gallimard). ChristianeSinger, dont l’œuvre est publiée par

Albin Michel, est la lauréate du 20e

prix de la langue française qui seraremis à la Foire de Brive. Le prixBelem des écrivains de marine a étédonné à Kerguelen : le voyageur dupays de l’ombre (Grasset) d’IsabelleAutissier. Les trois lauréats du LettreUlysses Award, qui récompense lesmeilleurs ouvrages de reportagelittéraire parus dans le monde, sont laBritannique Linda Grant pour ThePeople on the Street, A Writer’s View ofIsrael (Virago Press) qui sera publiéaux éditions Intervalles enavril 2007 ; Erik Orsenna pour Voyageau pays du coton (Fayard) ; et laChinoise Zhou Quing pour What Kindof God. A Survey of China’s Food.

Le jury du prix Femina a publié satroisième et dernière sélection. Pourles romans français : Le Rêve deMartin, de Françoise Henry (Grasset) ;Lignes de faille, de Nancy Huston(Actes Sud) ; Les Bienveillantes, deJonathan Littell (Gallimard) ; Dans lafoule, de Laurent Mauvignier(Minuit) ; Disparaître, d’Olivier etPatrick Poivre d’Arvor (Gallimard) ;Marilyn, dernières séances, de MichelSchneider (Grasset). Pour les romansétrangers : Terre des oublis, de DuongThu Huong (éd. Sabine Wespieser) ; Ala vitesse de la lumière, de Javier Cercas(Actes Sud) ; L’Histoire de l’amour, deNicole Krauss (Gallimard) ; Le Retourdu hooligan : une vie, de NormanManea (Seuil) ; Train de nuit pourLisbonne, de Pascal Mercier (éd. MarenSell) ; L’Histoire de Chicago May, deNuala O’Faolain (éd. SabineWespieser) ; Karoo Boy, de TroyBlacklaws (Flammarion). Pour lesessais, Qui dit je en nous ?, de ClaudeArnaud (Grasset) ; Le Villagemétamorphosé, de Pascal Dibie (Plon) ;Bardadrac, de Gérard Genette (Seuil) ;La Vie parfaite, de Catherine Millot(Gallimard) ; Par les monts et lesplaines d’Asie centrale, d’Anne Nivat :(Fayard) ; Corydon citoyen. Essai surAndré Gide et l’homosexualité, deMonique Nemer (Gallimard).

ACTUALITÉ

Page 12: SANDOR MARAÏ PETER ESTERHAZY

12 0123Vendredi 27 octobre 2006

« Il fautaccepter d’êtrefini, d’être iciet pas ailleurs,de faire ça etpas autrechose, d’avoircette vieseulement.Le Socrate deValéry ledisaitjustement :“Je suis néplusieurs, et jesuis mort, unseul. L’enfantqui vient estune fouleinnombrable,que la vieréduit asseztôt à un seulindividu, celuiqui semanifeste etmeurt.” »

LITTÉRATURESJournal de Trêve, de Frédéric Berthet (Gallimard).La Vitesse de la lumière, de Javier Cercas (Actes Sud).Bonne nuit, doux prince, de Pierre Charras (Mercure de France).Les Houwelandt, de John von Düffel (Albin Michel).Prise de territoire, de Christoph Hein (éd. Métailié).Samedi, de Ian McEwan (Gallimard).Paris l’après-midi, de Philippe Vilain (Grasset).

ESSAISHistoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Ageà nos jours, sous la direction de Mohammed Arkoun (Albin Michel).Ibn Khaldun. L’homme et le théoricien de la civilisation,d’Abdesselam Cheddadi (Gallimard).Lettres à Wilhelm Fliess, de Sigmund Freud (PUF).La Construction de soi, d’Alexandre Jollien (Seuil).Gustave Flaubert. Un monde de livres, d’Eric Le Calvez (Textuel).La Vie parfaite. Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum,de Catherine Millot (Gallimard).Corydon citoyen. Essai sur André Gide et l’homosexualité,de Monique Nemer (Gallimard).

André Gorz

Le philosopheet sa femme

Arrivé à un âge où il ne se sentplus la force d’entreprendre unlivre de longue haleine, AndréGorz se retourne sur sa vie, serend compte qu’il n’en a jamaisécrit l’essentiel, sa relation

avec sa femme, et il commence à lui écrire,à elle, directement : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimè-tres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tues toujours belle, gracieuse et désirable. Celafait cinquante-huit ans que nous vivonsensemble et je t’aime plus que jamais. Je portede nouveau au creux de ma poitrine un videdévorant que seule comble la chaleur de toncorps contre le mien. »

Très peu de livres accrochent ainsi, enquelques phrases qui donnent le ton, le tem-po, la musique et l’émotion, la qualité d’unevie. On lit cette lettre d’amour à une femmevivante, malade et qui souffre et qui va mou-rir un jour, lointain peut-être encore maisde toute façon trop proche, et cette mortdevient aussi inacceptable pour celui qui litque pour celui qui écrit. Dans les dernièreslignes, qui reprennent les premières sur unton qui étreint le cœur encore plus, cettemort est envisagée. Un tel livre, court,exact, poli comme un galet sans effort appa-rent, vient rappeler ce que peut la littératu-re quand elle sonne vraie parce qu’elle son-ne juste.

Racontant un amour singulier, il tombe àpic dans un débat encore une fois en courssur le couple. A un extrême, Sartre et Beau-voir, que Gorz et Dorine ont bien connus :l’expérience de l’ouverture, la fidélité au pac-te conclu d’engagement à vie et du tout sedire des autres relations amoureuses quel’on s’autorise sans trahir la relation fondatri-ce, priorité des priorités. A l’autre extrême,Gorz et Dorine, le même pacte mais cette foisdans l’engagement exclusif, corps et âme,puisque l’âme est le corps vécu. La fidélitédevient réciprocité éthique : je ne te fais pasce que je ne voudrais pas que tu me fasses.Entre ces deux paradigmes, toute la gammedes aménagements possibles, contrats taci-tes, compromis, mensonges, omissions, frus-trations, réussites affichées, échecs cachés,ou l’inverse, arrangements qui sont le lotplus ou moins choisi de tant de couplesquand ils durent.

Le magnifique, dans Lettre à D., n’est pasde donner un exemple – Gorz, philosophedu social, ne prétend pas établir une norme àpartir d’une entreprise à deux qu’il sait excep-tionnelle et en quelque sorte voulue par l’his-toire, la grande, celle qui tranche les vies –mais de donner un sens politique à l’amour.Non pas sécession et refuge mais réalisationde quelque chose qui le dépasse en le confir-mant et en s’affrontant au monde. En l’occur-rence une œuvre, philosophique, littéraire,journalistique dont l’un et l’autre puissentêtre fiers ensemble parce qu’elle agit. Cen’est pas tout de rencontrer l’âme sœur, enco-re faut-il trouver un projet qui pérennise larencontre et la rende productive d’autre cho-se que la relation elle-même. Gorz, quand ilrencontre Dorine, écrit un essai philosophi-que qui doit fonder une hiérarchie desconduites humaines face à la finitude, à laprécarité, à la vie collective, à l’histoire, àtout ce que Sartre appelle la « situation ».

Confiance sans failleUne telle entreprise ne peut se réaliser pra-

tiquement que si quelqu’un la valide en lareprenant à son compte. C’est ce que faitDorine avec une confiance sans faille. Ils ontconnu l’un et l’autre l’expérience fondatricede l’insécurité ; ils bâtiront ensemble, en seprotégeant mutuellement, le socle sur lequelécrire sur l’insécurité qui est la vie même.Ecrire est sa vocation. Elle l’aide, profession-nellement aussi, devient sa documentaliste,son interlocutrice, sa première lectrice, saseule critique, armée d’une capacité de juge-

ment imparable. Galère d’abord, longue,décourageante parfois, pour lui, après l’ina-boutissement de l’essai philosophique ; joiepartagée, quand Le Traître paraît, de voirleur vie s’ouvrir aux autres et ceux-ci l’ac-cueillir parce qu’à eux deux ils illuminent,affectivement autant qu’intellectuellement.Dorine est sociable, spontanée ; Gorz estintelligent, extrêmement, introverti, rétracti-le. Il va changer. Dans Lettre à D., il expliquel’effet de la publication d’un livre quandcelui-ci est reconnu : « Tu as souvent dit quece livre [LE TRAÎTRE]m’a transformé à mesu-re que je l’écrivais. (…) Ce n’est pas de l’écrirequi m’a permis de changer ; c’est d’avoir pro-duit un texte publiable et de le voir publié. (…)Magie de la littérature : elle me faisait accéderà l’existence en tant même que je m’étais décrit,écrit dans mon refus d’exister. Ce livre était leproduit de mon refus, était ce refus et, par sapublication, m’empêchait de persévérer dans cerefus. C’est précisément ce que j’avais espéré etque seule la publication pouvait me permettred’obtenir : être obligé de m’engager plus avantque je ne le pouvais par ma solitaire volonté, etde me poser des questions, de poursuivre desfins que je n’avais pas définies tout seul. »

Ils reçoivent ensemble, dans un village del’Aube, au seuil de la belle maison simplepour laquelle ils ont quitté Paris dans lesannées 1980. Du pré d’un hectare autourd’elle, ils ont fait un jardin avec deux centsarbres. Il est comme d’habitude, amical, dis-cret, chaleureux ; elle aussi. Ils ont vieilli, luimoins qu’elle dont la pâleur frappe et lesmaux se taisent ; lui a pour elle toutes sortesd’attentions ; elle aussi pour lui. Il est enpleine santé, l’air fragile comme il l’a tou-jours eu, mais le corps mince et musclé, onle devine à sa démarche. Elle est diaphaneet souriante, précautionneuse : la douleurguette un geste de trop pour bondir sur elle.Ils sont accueillants, posent des questions ;on est venu pour leur en poser sans les met-tre sur le gril. Elle ne veut pas participer àl’entretien : c’est son livre à lui, il est le pein-tre, elle le modèle ; c’est lui qu’on est venu

voir, dit-elle, pas le sujet du tableau à qui letableau suffit bien et dans lequel elle ne sereconnaît pas tout à fait, même s’il dit la véri-té, sa vérité à lui. Une subjectivité reste unesubjectivité.

Celle de Gérard Horst (son vrai nom) estpleinement assumée sous le nom d’auteurd’André Gorz. Quand il a écrit ce texte, auprintemps 2006, il n’était pas sûr de lepublier, par discrétion à son égard, et puis ilse demandait qui il pourrait intéresser.Michel Delorme, son éditeur chez Galilée,n’a pas hésité : il fallait que ce livre paraisse,car c’en est un, à tous les sens du mot, unlivre beau, un livre nécessaire, un livre quidélivre. De quoi ? Gorz n’en est pas sûr maisécoute ce qu’on lui en dit : il délivre de lacrainte d’exprimer à la première personnedes sentiments pour les comprendre en phi-losophe existentialiste.

« J’avais déjà employé le “tu” dans Le Traî-tre, en m’adressant à moi, pour m’objectiver,me voir tel que je pouvais apparaître à autrui,me décrire dans mes manies, dans cette fuitedevant l’existence qui m’avait amené à la pen-sée théorique et m’y enfermait comme dans unebulle. Le Traître était un travail de libération,mais je n’y donnais aucune place à l’amour, etmême je le trahissais. Mais, après avoir pris lamesure de ma position existentielle – singulièrecomme celle de chacun –, j’ai pu porter ma pen-sée sur le monde social et y décrypter l’aliéna-tion des producteurs à leur propre produit.Dans cette lettre à Dorine, le “tu” me sert àprendre une vue vraie sur ma vie avec elle.Dans Le Vieillissement déjà, à 38 ans, j’avaiscompris que, vieillir c’est accepter ce fait d’expé-rience : on ne fait jamais ce qu’on veut et on neveut jamais ce qu’on fait. De sorte que chacunest hétéronome. Et pourtant, on fait ce que l’onjuge devoir faire parce qu’on se sent et donc serend capable de le faire. Ainsi s’étend, si peuque ce soit, notre sphère d’autonomie. Il fautdonc accepter d’être fini, d’être ici et pasailleurs, de faire ça et pas autre chose, d’avoircette vie seulement. Le Socrate de Valéry ledisait justement : “Je suis né plusieurs, et jesuis mort, un seul. L’enfant qui vient est unefoule innombrable, que la vie réduit assez tôt àun seul individu, celui qui se manifeste etmeurt.” Vivre avec Dorine, l’aimer et aimernotre vie ensemble m’a appris cela, mais je nele disais pas, car je ne comprenais pas encorecombien j’avais besoin d’elle pour écrire, plusqu’elle n’avait besoin de moi pour vivre. »

Ecouter sans jugerQuand on a connu Gorz et Dorine dans les

années 1970, rencontré chez eux Ivan Illich,Herbert Marcuse, Rossana Rossanda,William Klein, et des intellectuels plus jeu-nes et actifs dans le mouvement social com-me Marc Kravetz, Tiennot Grumbach, on sesouvient de leur façon absolument non mon-daine de recevoir des gens qui avaient quel-que chose à apprendre les uns des autres etde leur présence discrète à eux, de sa façon àlui de vous interroger sans ambages sur l’es-sentiel, de sa façon à elle de vous écoutersans juger quand vous aviez des difficultéspersonnelles. Le monde extérieur existaittrès fort chez eux, à Paris. Aujourd’hui leurviennent encore, plus espacées, des visites dejeunes gens que le travail de Gorz inspiredans leur action, syndicale, politique, sociale.

Des universitaires aussi qui travaillent surson œuvre. Ainsi le monde ne vient-il pas àeux dans leur campagne seulement par lespublications qu’il lit assidûment et discuteavec elle pour écrire dans des revues commeMultitudes ou EcoRev. Il y publie des articlestoujours très clairs, ardus seulement parcequ’ils expriment une pensée radicalementdifférente de celle qui règne sur l’économiepolitique.

Votera-t-il pour la présidentielle ? « Proba-blement, mais sans croire au discours des candi-dats qui promettent le plein emploi et l’emploià vie. Tous mentent sur cette question et le pireest que tous le savent. L’avenir ne se joue pasau niveau de la politique d’Etat, il se construiten réalité dans les petites collectivités, auniveau communal, par des comportementssociaux qui rompent avec la logique du profitfinancier. C’est là que les luttes ont un sens. »Sur ce sujet, il peut parler des heures, animéd’une conviction entière. Sa critique radicaledu capitalisme n’a pas désarmé. Ses livres ladéveloppent de façon de plus en plus fine,acérée. Mais on n’est pas venu pour parlerde théorie, il le sait. On a une question surles lèvres, une fois la Lettre à D. refermée surces mots : « Nous aimerions chacun ne passurvivre à la mort de l’autre. Nous nous som-mes souvent dit que si, par impossible, nousavions une seconde vie, nous voudrions la vivreensemble. » Un exit commun à la façon d’Ar-thur Koestler et de sa femme Cynthia ?« Nous avons parlé de ce suicide à deux quandnous l’avons appris. Mais c’était leur histoire,presque leur combat. Je n’y pense pas et ellenon plus. Dorine et moi vivons dans l’infini del’instant en sachant qu’il est fini et c’est trèsbien ainsi. Pour nous, le présent suffit. »

On sourit à leur chance, elle n’est pas don-née à tous ; eux se la sont donnée ; ils l’ontconstruite. A quel prix ? Elle seule pourraitle dire. Mais rien dans son regard ne trahitle sacrifice, « si démoralisant pour la per-sonne à qui l’on se sacrifie », disait OscarWilde. Un beau couple sans enfant maisavec œuvre, ses livres, et en tout cas celui-ci,qui restera. a

Michel Contat

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

André Gorz, octobre 2006. GÉRARD RONDEAU/VU POUR « LE MONDE »

Repères

L’auteur du « Traître », le théoriciende l’écologie politique, publie chez Galiléeune bouleversante « Lettre à D., Histoire d’un amour »

1923 : naissance à Vienne, pèreautrichien, juif, mère catholique.1939-1945 : apatride, en pension àLausanne, études de chimie,commence L’Essai.1946 : rencontre Sartre, à Lausanne.1947 : rencontre Dorine, anglaise, àLausanne.1949 : se marie, s’installe à Paris.1950 : journaliste à Paris-Presse puisà L’Express, sous le pseudonyme deMichel Bosquet.1954 : naturalisé français grâce àMendès France.1955 : achève L’Essai, rejeté parSartre, commence un écritautobiographique.1958 : publie, avec le pseudonymed’André Gorz, Le Traître, préfacépar Sartre.1961 : entre au comité des Tempsmodernes.1964 : fonde avec Jean Daniel etquelques autres Le NouvelObservateur.1964 : Stratégie ouvrière etnéo-capitalisme.1974 : se retire des Temps modernes.1980 : Adieux au prolétariat (Galilée).1983 : prend sa retraite du NouvelObservateur. S’installe à lacampagne.1997 : Métamorphoses du travail,quête du sens.2003 : L’Immatériel. Connaissance,valeur et capital.2006 : Lettre à D., Histoire d’unamour (Galilée, 76 p., 13,40 ¤).

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