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SÃO PAULO CENTRO le changement urbain avec ou sans habitants ? LUCAS MONGIN ~

Sao Paulo Centro

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São Paulo Centro

le changement urbain avec ou sans habitants ?

LUCAS MONGIN

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Introduction

Vie et Mort du Centro

São Paulo Ville LumièreUn Développement à grande Vitesse.Une Ville Européenne ?Les Récits de Lévi-Strauss et Zweig.

São Paulo Ville ChaosLe Centro à l’Abandon.Les Conséquences des Délocalisations.Une Identité Contrastée.Chaos et Dégradation urbaine.

Mouvements urbains et Occupation d’espaces

Luttes UrbainesLes Mouvements Urbains du Centro.Le Movimento de Moradia do Centro (MMC).Le Movimento dos Sem-Teto do Centro (MSTC).

Edifices OccupésEn guise d’Introduction.Edifício Prestes Maia 911.Edifício Mauá 354.En guise de Synthèse.

Quand les Friches reprennent le dessusEn guise d’Introduction.Edifício São João 601.Edifício Ipiranga 895.

Quelle Politique urbaine pour le Centro ?

Le Droit à la VilleLe Droit au Centro.Un Espace Tremplin?

Scénarios PolitiquesLe Projet Nova Luz.

ConclusionAnnexesBibibliograhie

Sommaire

p°17p°29p°37

p°43p°45p°49p°53

p°133p°141

p°85p°89

p°101p°113

p°149

p°65p°73p°77

p°119p°121p°125

p°163p°167p°179

p°05

p°12

p°60

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le Minhocão.

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São Paulo, encore jeune et déjà ville de tous les excès, mé-tropole mondiale et capitale économique du Brésil, nous in-trigue et nous fascine par sa forme singulière qui en fait le concentré d’une multitude de villes, et par son opposition à ce que l’on pourrait qualifier de juste milieu. A la fois hyper et anti-urbaine ; excentrique, sauvage, indomptable, elle est le symbole parfait de la ville non européenne dont les ex-centricités, le développement et la croissance non maîtrisés caractérisés par une urbanisation galopante l’ont fait passer en peu de temps du statut de métropole nationale à celui de mégapole internationale. Etendue jusqu’à perte de vue, elle mixe entre elles des zones ultra-construites faites de tours et de hauts immeubles répétés à l’infini, produit de la promotion immobilière, des quartiers privés souvent situés en périphérie aux faibles densités qui répondent au nom de gated-commu-nities, et des secteurs entiers, extrêmement denses : les fave-las, fruit d’une urbanisation informelle.

Perdu au milieu de ces éléments qui se distinguent entre eux, on trouve le Centro, ou région centrale de São Paulo, nucléon originel de la ville, qui est l’objet-même de notre étude. Bien qu’il soit encore parcouru quotidiennement par des populations variées et qu’y demeurent de nombreuses activités, le centre urbain de São Paulo, cœur historique et géographique de la ville, risque de n’être plus qu’un vague souvenir, si l’on en croit la situation actuelle. Zone ultra-ur-baine où règnent chaos, insécurité, vacarme et autres désa-gréments : victime de son temps, le Centro est dans un état de décrépitude avancé ; déserté, fuit par les populations qui l’ont peuplé autrefois, il est devenu un lieu informel, dont une par-tie a depuis longtemps sombré dans l’abandon et tombe au-jourd’hui en ruine.

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Ce phénomène, à savoir l’évolution de ce quartier, nous a particulièrement intéressé car il diffère totalement de ce qu’il se passe au sein de notre environnement urbain, à savoir celui de la ville européenne. Avec São Paulo, il s’agit de la fin du modèle centre riche versus périphérie pauvre qui caractérise encore les grandes villes du vieux continent.

Devant un tel phénomène, le Centro est devenu le terri-toire d’une lutte urbaine engagée entre des acteurs qui sou-haitent le transformer mais divergent quant aux méthodes et aux objectifs à atteindre. D’une part les populations locales, marginalisées, mais organisées sérieusement autour de mou-vements sociaux qui combattent pour le droit au Centro, et d’autre part les politiciens qui veulent inverser la tendance et faire du centre de São Paulo un lieu emblématique. Les premiers revendiquent le droit d’habiter le Centro, font pres-sion sur le gouvernement et occupent de façon illégale des édifices abandonnés en attendant d’avoir accès à un logement décent dans le Centro.

Nous nous posons donc la question suivante :

L’occupation des immeubles abandonnés, ainsi que l’en-gagement et le combat mené par les mouvements sociaux, peuvent-ils être un vecteur de régénération urbaine de la région centrale de São Paulo ?

Au regard de la question posée, nous émettrons deux hy-pothèses permettant d’organiser notre étude. La première consiste à affirmer qu’en mettant à profit les espaces inuti-lisés du Centro pour venir y créer de l’habitat, quelle que soit la qualité de celui-ci, les mouvements sociaux permettent en effet une certaine régénération urbaine. Ils redonnent aux lieux la possibilité de remplir une fonction sociale et ils les sortent de leur abandon. Quant à la seconde hypothèse, elle prétend que tout ce qui résulte de cette forte résistance, ne peut être perçu sans une analyse de la politique menée par la ville, celle-ci allant à l’encontre des mouvements sociaux et des populations locales qu’ils défendent, rendant ainsi extrê-mement fragiles leur action.

Ces interrogations nous amènent à développer un argumen-taire qui se décline en trois séquences, chacune d’elles étant articulée autour d’une question.

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Temps 1 : Quels sont les origines et les mécanismes du pro-cessus d’abandon de la région centrale de la métropole de São Paulo ?

Tout d’abord nous étudierons la période précédant le déclin du Centro : nous nous intéresserons à la forme urbaine de ce centre, une forme inspirée de la ville européenne qui possède cependant des particularités, et nous étudierons la façon dont celui-ci s’est construit au cours de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, ainsi que le rayonnement qui a pu en émaner.

Au cours de cette étude nous tenterons de comprendre en quoi le rythme de construction et de développement qu’il s’est imposé, la vitesse à laquelle il fut conçu, peuvent constituer une explication au phénomène actuel, à savoir sa dégrada-tion. Cela en nous appuyant entre autres sur les témoignages d’écrivains européens qui ont parcouru les lieux à l’époque.

Puis, nous relaterons les faits concrets qui ont conduit à l’abandon progressif du Centro qui se traduit par une vague importante de délocalisations qui a entraîné la désertion des lieux par les habitants.

En l’espace d’à peine un siècle, la région centrale de la ville de São Paulo, son influence et sa position d’élément central fédérateur ont été violemment remis en cause. Il en résulte un espace dit de non-droit, mais au sein duquel des habitants se battent pour changer la donnée actuelle.

Temps 2 : Les mouvements sociaux et les occupations d’im-meubles abandonnés : quel rôle vont-ils jouer et quelle in-fluence vont-ils exercer au sein de ces lieux relégués, ainsi que dans l’espace urbain ?

Il s’agit d’abord d’étudier les mouvements sociaux liés aux luttes pour l’habitat au sein du Centro et de comprendre les caractéristiques de cet engagement spécifique en faveur d’une zone urbaine particulière. Nous tenterons de mettre en relation le contexte urbain du Centro, traité dans la première partie, et l’apparition puis la consolidation de ces groupes. Nous verrons comment ceux-ci se sont organisés pour ré-pondre aux besoins d’habitants dont la situation est extrême-ment précaire, et nous proposerons une étude spécifique de deux de ces mouvements en particulier.

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Enfin, nous entrerons dans le vif du sujet, et porterons un regard sur leur manière d’agir au sein de cet espace urbain : à savoir une intervention spatiale qui se traduit par l’occu-pation d’édifices abandonnés de longue date. Pour cela nous étudierons et comparerons des cas précis d’édifices occupés considérés comme emblématiques.En occupant ces lieux délaissés, les mouvements attirent l’at-tention sur un parc immobilier énorme inutilisé, et ils mettent à profit ces espaces vacants. Cette action illégale constitue un fort moyen de pression sur les pouvoirs en place.

Les mouvements d’occupation ont un réel impact sur une par-tie de la région centrale de São Paulo dans la mesure où ils utilisent l’espace vide, inutilisé, abandonné, et s’en servent pour diminuer la misère du Centro. Cette action est avant tout sociale, mais l’influence qu’elle exerce sur les espaces internes aux immeubles est forte, de par la façon dont elle les met à profit et les réinvente. Mais qu’en est-il de cette lutte qui tente de redonner vie au centre, en l’utilisant tel qu’il est, face à des politiques gou-vernementales qui mettent en place des projets de rénovation urbaine pour les parties les plus dégradées, et multiplient les projets de démolition ?

Temps 3 : Quel droit à la ville ? Comment les politiques mu-nicipales se confrontent-elles au phénomène de la dégrada-tion et de l’occupation des lieux du Centro ?

Nous nous intéresserons d’abord à une notion, celle de droit à la ville, en évoquant les travaux de Henri Lefebvre et de David Harvey. Nous tenterons de mettre en relation cette notion avec le sujet qui nous intéresse : les revendications de ces populations qui font pression pour le droit à habiter le centre, le droit à habiter une zone de ville constituée, et non des zones lointaines périphériques non desservies où le gou-vernement tente pour la plupart des les regrouper.

Nous étudierons ensuite le rapport des politiques à la question du Centro. Il s’agit de rendre compte de la politique menée au cours des dernières années par les pouvoirs publics vis-à-vis des territoires urbains dégradés omniprésents dans la région du Centro. Bien que certains soient rénovés, les moyens utilisés consistent dans la plupart des cas à détruire

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pour reconstruire. Une politique de la table rase non seule-ment coûteuse et qui ne prend que rarement en compte les populations concernées, celles-ci étant généralement expro-priées puis reléguées.

Les dirigeants veulent en finir avec cette l’image d’un centre dangereux, marginal et non attractif : pour cela ils s’occupent surtout de redorer l’image de celui-ci mais doivent faire face aux mouvements sociaux qui ne partagent pas le même avis.

Afin d’étudier les rapports de force entre politiques et mouvements sociaux contestataires, nous nous focaliserons sur le cas précis du projet Nova Luz qui constitue l’un des projets les plus importants de la réhabilitation du Centro, son objectif principal étant de redynamiser. Quels sont les enjeux principaux ? à qui s’adresse le projet, et qu’en est-il des po-pulations qui vivent actuellement dans la région et qui sont exclues du projet ?

Mais il s’agit également de prendre de la distance vis-à-vis du projet en comparant le discours de ceux qui mettent en place le projet, et celui de ceux qui s’y opposent.

Quel est le dénouement possible pour le Centro ? Un nouveau Centro métamorphosé, aseptisé, la résultante d’une politique de gentrification, ou bien un Centro nouveau lui aussi, sorti de ses limbes, mais conçu pour ceux qui l’habitent et le font vivre au quotidien ?

Il s’agit là d’un sujet brûlant d’actualité, et de plus en plus présent au sein des esprits à São Paulo. La question du Centro et des luttes urbaines qui s’y déroulent depuis quelques an-nées est devenue un véritable fait de société, mais peu connu en dehors de la société brésilienne, ou du moins passé les frontières de l’Amérique Latine. Le phénomène a fait couler beaucoup d’encre, du moins dans la presse quotidienne, et de nombreux travaux universitaires ont été réalisés autour de la question. Sociologues, urbanistes, architectes, politiques, et bien sûr les mouvements sociaux ont beaucoup écrit à ce sujet : c’est d’ailleurs principalement avec l’aide de ces docu-ments que notre étude a pu être menée.

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Une année entière passée à São Paulo a permis de prendre conscience de l’ampleur du phénomène. Arpenter les rues du Centro de jour comme de nuit fut la meilleure façon de se rendre compte de ce qu’était devenu le cœur de la ville, y confronter ses sens, ressentir les émotions qui s’y lient, et y vivre les situations insolites qui s’y déroulent au quotidien nous ont permis de saisir une situation à laquelle nous ne sommes pas habitués. Une expérience qui nous a offert la possibilité de mieux comprendre et de se sentir plus proche du contexte.

C’est seulement une fois rentré en France que nous nous sommes plongés dans le vif du sujet des mouvements sociaux, des occupations, des politiques urbaines, mais la fréquenta-tion quotidienne des lieux que nous avons pris le temps de parcourir auparavant, les souvenirs de ces façades éteintes, et du silence qui régnait une fois la nuit tombée, ont donné à nos lectures une dimension plus concrète.

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Temps 1

Quels sont les origines et les mécanismes du processus d’aban-don de la région centrale de la métropole de São Paulo ?

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Vie et Mort du Centro

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edifício Altino Arantes.

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CHAPITRE 1

São Paulo Ville Lumière

Les bruits de la villeTous les bruitsLe renâclement des bennes qui se videntLe rire des jeunes fillesLa cadence multipliée des charpentiers de fer surleurs échafaudagesLe tocsin des riveuses pneumatiquesLe bourdon des malaxeuses de bétonTous les déchargements et les tonnerres d’unemachinerie nord-américaine qui explose et percutedans cet infernal nuage de plâtras qui enveloppetoujours le centre de São Paulo, où l’ondémolit sans cesse pour reconstruire à raisond’une maison par heureLe rire des jeunes filles

Poème à la gloire de Saint-Paul, Blaise Cendrars.

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densité et hyperconstruction.

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Dès la fin du XIXème siècle et au cours de la première moi-tié du XXème la ville de São Paulo, et plus particulièrement ce qui en constitue le centre va se développer à une allure incroyable, presque surhumaine. Il s’agit d’une ville en plein éveil, en transformation qui façonne son image au fil du temps après lequel elle court. Jeune et encore pleine de fraî-cheur, elle cherche à se construire rapidement, comme si elle voulait à tout prix rattraper le « temps perdu ».

Est-il nécessaire de voir les choses de cette manière ? Doit-on atteindre un niveau de développement égal à celui des pays riches pour être à la page ? Complexe d’infério-rité, ou simple désir de suprématie ? São Paulo tente de se recréer 2000 ans d’histoire en à peine un siècle. C’est la folle conquête du pouvoir.

La vitesse soudainement enclenchée au cours des années 1870 va l’aider à se métamorphoser en une ville qui jouit d’une influence et d’un prestige sans précédent, et ce en un temps record. Elle développe une force qu’elle n’a encore ja-mais connue ; mais vouloir aller contre le temps est un effort qui peut se retourner contre soi. La ville ne cesse d’accélérer le rythme et atteint une vitesse incontrôlable qui va finir par s’emparer d’elle et la dépasser. À peine naissante, São Paulo va perdre son propre contrôle, et se laisser mener par une folle machine de production que l’on ne peut plus arrêter et qui va faire d’elle un monstre, la diviser, lui faire perdre son unité, et semer le chaos en tous coins. Elle est devenue une véritable « ville-machine ».

Ce sont les jésuites qui annoncent le peuplement de ce lieu perdu entre collines et fleuves et traversé en son plein cœur par le tropique, en fondant la ville de São Paulo en 1554. Ce nucléon de la ville ne se compose alors que d’une cen-taine d’habitants. À l’époque, la ville n’a encore aucune am-bition, ni ne cherche à affirmer une quelconque supériorité sur la région ou le pays. Un lieu modeste et sans prétention qui se fabrique à son rythme. Les siècles suivants sont de ce

Un Développement àGrande Vitesse

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fait marqués par une faible croissance, et ce jusqu’en 1872, année charnière. La ville ne compte alors que 31 385 habi-tants, et elle a décidé de se révéler au monde. C’est l’éveil d’un lieu plein d’appétit et de convoitise, fort du désir de se faire connaître, se faire entendre parmi les autres, et plus que ça encore, diriger les autres. São Paulo a faim de succès et de pouvoirs. Cette même année marque le début de la crois-sance, préambule d’une longue saga dont les premiers épi-sodes, nombreux, se verront couronnés de succès.

Cette nouvelle cadence se traduit par différents phéno-mènes. Des phénomènes qui découlent les uns des autres et s’entretiennent entre eux. Cette notion de vitesse s’illustre principalement via trois modes de croissance dont les chiffres étonnent par leur ampleur : nous distinguons une croissance économique, démographique et urbaine. La croissance éco-nomique due aux booms du café et de l’industrie démarre subitement et met en marche les flux ; elle se solde par une hausse démographique résultante d’une importante immigra-tion qui vient servir le besoin de main d’œuvre. Cette nou-velle population va construire la nouvelle cité et mettre en marche la croissance urbaine de São Paulo.

São Paulo, située à l’intérieur des terres, est relativement éloignée des principaux centres économiques du pays. Ce-pendant, elle bénéficie d’une situation géographique extrê-mement favorable à son développement : bien qu’isolée dans les terres, elle est proche de la côte, et notamment de Santos, ville portuaire de premier ordre ; légèrement en altitude, les températures y sont moins chaudes qu’à Rio par exemple, et le climat est ainsi plus propice au travail. Enfin, autre point fort, la production de café est très présente dans la région, et c’est principalement en s’appuyant sur celle-ci que la jeune São Paulo va entamer sa révolution économique. Le café est produit dans les fazendas qui campent dans les vallées aux alentours. São Paulo, point de passage obligatoire sur la route du café s’occupe des productions, du stockage, de la vente… De plus, grâce au port de Santos, relié à São Paulo au moyen d’une ligne ferroviaire, les exportations sont aisées. Ainsi la ville s’enrichit très rapidement. La graine de café offre la prospérité à la cité pauliste, connue aussi à l’époque sous le nom de capitale du café.

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« ... un accroissement de quatre maisons par heure; et tout cela est dû au café, qui règne ici en maître et domine, avec ses 4 500 fabriques, toute la vie économique. »1

Le Brésil, Terre d’avenir, Stefan Zweig.

Au boom du café, s’ajoute le boom industriel. Le pays est en train de vivre sa révolution industrielle, et c’est la ville de São Paulo elle-même, forte déjà de ses premières expériences économiques, qui va s’affirmer comme le foyer industriel du pays. L’industrie automobile est sans doute l’un des exemples les plus probants avec une augmentation de 827% des auto-mobiles à São Paulo entre 1915 et 1927. D’autant plus que la ville profite des deux guerres, auxquelles le Brésil ne participe pas, pour développer son économie, tandis que l’Europe toute entière se perd dans des conflits qui la rongent jusqu’aux entrailles.

Un boom économique aussi excitant séduit des populations qu’il attire, et nécessite une main d’œuvre pour l’entretenir.

1. ZWEIG Stefan, Le Bré-sil, Terre d’avenir, Paris, Éditions de l’Aube, 1992, p. 229.

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Ci-dessus : São Paulo, une situation géographique privilégiée.

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L’esclavage, récemment aboli, n’est plus une option valable. C’est donc ailleurs qu’il faudra aller chercher cette force de travail indispensable pour maintenir et pousser encore plus loin la métamorphose de la ville. C’est ainsi qu’à la fin du

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Ci-dessus : ouvrier de l’industrie du café.

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XIXème siècle et au cours de la première moitié du XXème, São Paulo est marquée par d’importantes vagues d’im-migration venues des différentes régions du globe. De nombreux européens accourent, principalement repré-sentés par des Italiens, Espagnols, Portugais et Alle-mands; Libanais, Syriens, et Arméniens exportent un peu du Moyen-Orient jusque vers ces terres tropicales ; et un nombre considérable de Japonais dont la venue va appor-ter énormément de mixité au sein de la population, on note d’ailleurs qu’il s’agit de la plus grosse communautéjaponaise en dehors du Japon. Toutefois, il ne faut pas oublier que le Brésil fut aussi une terre d’ac-cueil fort importante en ces temps difficiles.

Forte de ces nouvelles arrivées, la croissance démogra-phique croît à une vitesse considérable. On compte déjà 239 820 habitants en 1900, chiffre qui a plus que doublé en 1920 avec un total de 579 033 habitants ; 10 années plus tard seule-ment, soit en 1930 l’agglomération atteint son premier million, et en 1950 on approche les 2 198 000 habitants. Les chiffres té-moignent d’une croissance relevant de l’absurde. À la recherche de travail, d’une nouvelle vie, ce sont eux, ces immigrants

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Double page suivante : plan du film São Paulo, Sociedade Anônima, tourné en 1965 par Luís Sérgio Person.

Ci-dessus : jeunes enfants issus de l’immigration juive, quartier de Bom Retiro.

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venus des quatre coins du monde, qui vont bâtir et façonner cette nouvelle cité à leur image. De par la variété de ceux qu’elle accueille, São Paulo fait un bond culturel énorme et s’élève rapidement au rang de ville internationale.

« ... chaque grande nation avait à São Paulo son ambassade sous forme de boutique : le Thé anglais, la Pâtisserie viennoise, ou pari-sienne, la Brasserie allemande ... »1

Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss.

Ville de mélange on y retrouve le monde entier ; le pauliste est noir, il est blanc, il est blond, brun… il est toutes les cultures à la fois. Au fond, São Paulo est un peu le New-York du sud, une terre où chacun vient d’ailleurs, mais aussi une terre nouvelle, jeune et dynamique, étonnante et sans retenue, ambitieuse et capable de tout…

Face à ce souffle démographique, São Paulo exprime un grand besoin d’espace, il lui faut s’organiser et se construire. Elle doit grandir et s’étendre, elle qui n’est encore qu’une cité discrète aux allures modérées, bien loin encore du monstre d’aujourd’hui. Le centre croît et donne naissance à de nou-veaux quartiers qui s’y greffent et le remodèlent, l’agran-dissent. Les immigrants s’organisent selon une logique com-munautaire, investissent des quartiers, aux alentours de ce qui constitue le cœur historique de la ville, et lui donnent une nouvelle dynamique. C’est de cette façon que les envi-rons vont prendre leur essor, Bixiga et Brás sont investis par les italiens, les allemands s’implantent à Santo Amaro, tandis que la colonie juive est particulièrement implantée au sein des quartiers d’Higienópolis et du Bom Retiro.

L’essor urbain de la ville n’est pas négligeable, São Pau-lo s’étale. Elle devient une métropole marquée par son dyna-misme.

On construit à chaque coin de rue, la ville toute entière est un véritable chantier ; chaque jour son visage se modifie un peu plus. Les infrastructures se développent pour servir la ville et lui donner toute sa force. L’aire urbaine de São Paulo passe de 180 km2 en 1930 à 420 km2 en 1950. Rapidement elle gagne en hauteur, et son centre se transforme en une masse d’édifices qui, les uns plus que les autres, cherchent à renta-biliser la surface de la parcelle au maximum.

1. LEVI-STRAUSS Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 116.

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« C’est à un rythme accéléré que les buildings remplacèrent les vieilles maisons sans étage des portugais, que les lotissements des quartiers ouvriers ou bourgeois, les usines et les entrepôts prirent la place des broussailles et des marécages. Une métropole, place commerciale et même bancaire, le plus grand centre industriel de l’Amérique du Sud, foyer intellectuel qui est aussi l’un des pôles politiques du Brésil, a recueilli l’héritage du gros bourg somnolent qu’était São Paulo au milieu du XIXème siècle. »1

La Croissance de la ville de São Paulo, Pierre Monbeig.

A la fin de la première moitié du XXème siècle, les vagues d’immigration étrangère sont en suspens, il s’agit désormais d’une immigration interne au pays, et extrêmement forte : plus de 3 millions de personnes entre 1950 et 1980. Le pro-cessus correspond essentiellement à des populations issues d’une couche sociale populaire, beaucoup venant des loin-taines contrées du Nordeste, accompagnées de leur famille, avec l’espoir de trouver un travail. São Paulo est toujours une métropole considérable qui possède de nombreux atouts, et pourtant la situation n’est plus la même. L’offre et la de-mande ne sont plus équivalentes à celles du début du siècle, le secteur industriel recule, et le tertiaire gagne en importance. Les services se développent, mais ils ne sont pas aussi acces-sibles que l’était le secteur secondaire. La ville doit faire face à des flux colossaux qu’elle n’est plus capable d’accueillir. Ces populations qui ne trouvent pas leur compte là où elles espéraient rencontrer un destin ordinaire sont reléguées vers les périphéries ; sans le sou elles partent construire de nou-veaux quartiers, ces bidonvilles que l’on connaît mieux sous le nom de favela.

Quant au bilan urbain : les terres sont noyées par cette vague destructrice de la construction. Le paysage tropical disparaît et cède la place à une mise en scène dont le dé-cor principal est le béton. Sururbain, le tableau se compose d’autoroutes transperçant la ville, de tours qui se battent les unes contre les autres ; au premier plan, un centre dense qui explose et se déploie dans toute la toile. La fresque reste très obscure, elle annonce un avenir noir.

1. MONBEIG Pierre, La Croissance de la ville de São Paulo, in Revue de géographie alpine, 1953, n°41.

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Représentation de cette épopée urbaine, le film de Rudolph Rex et Adalberto Kemeny, São Paulo, Sinfonia da Metró-pole1, tourné en 1929, célèbre l’espace urbain qu’est le Cen-tro de São Paulo. De la même façon que Berlin, Symphonie d’une grande ville2, réalisée deux ans plus tôt par Walther Ruttmann, ce film-documentaire s’attache à décrire le rythme soutenu qu’est celui de la métropole et plus particulièrement de son centre, son activité frémissante, son agitation… ; il met en scène les hommes d’affaires, les ouvriers, les com-merçants qui rendent ce lieu vivant et dynamique au quoti-dien. Une véritable réflexion, graphique et intelligente, sur le développement et la vitesse d’une ville moderne en plein essor.

Le bilan à la fin de cette première moitié de siècle est plus que positif, mais il cache, comme nous venons de l’évoquer, de nombreuses imperfections, qui sont les présages du futur. Doit-on conclure que cette cadence qui a permis à la ville de se développer et devenir un centre majeur a ses limites et qu’elle va l’entraîner dans sa propre chute ? En choisissant la puissance, São Paulo a-t-elle signé son arrêt de mort ?

1. KEMENY Adalberto et REX Rudolph, 1929, São Paulo, Symphonie d’une Métropole, version française de São Paulo, Sinfonia da Metrópole, Rex Filmes.

2. RUTTMANN Walther, 1927, Berlin, Symphonie d’une grande ville, version française de Die Sinfonie der Großstadt, Editions Filmmuseum.

Page suivante : plans de São Paulo, Sinfonia da Metrópole.

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rua Quinze de Novembro, 1920.

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Fraîche et encore peu construite, la ville de São Paulo va s’inspirer du modèle urbain européen pour assurer sa trans-formation, et offrir à son centre une réelle identité. L’élite voit notamment en la ville de Paris, au début du XXème siècle, une référence en terme d’urbanité. Les projets conçus à l’époque par les urbanistes de São Paulo suivent les grandes lignes de la théorie haussmannienne.

On veut le centre-ville comme un lieu qui fédère, qui « tient » la ville, qui unifie, tout en assurant la liaison des différents quartiers qui s’y accrochent. Le Centro est le cœur de la ville, c’est de lui qu’émane l’énergie de la cité toute entière. S’y regroupent les activités qui font de lui un lieu vivant au quotidien, et les richesses qui lui donnent une force capitale et sans précédent, ainsi que les institutions qui le rendent politiquement très puissant.

On tente de faire du centre un lieu rayonnant et attrayant. Muscle vital de la ville, il s’est donné pour ordre d’en être le représentant. Cependant, la représente-t-il de manière réa-liste, ou ne crée-t-il pas une image faussée de l’ensemble ?

Le centre, compact, se définit essentiellement par un tissu urbain très dense ; densité qui d’ailleurs s’essouffle au fur et à mesure que l’on s’éloigne de celui-ci.

Il est caractérisé par un système de voirie hiérarchisé composé d’un ensemble de réseaux et de voies organisés selon leur importance. Le plan est régi par une première lo-gique de voies, qui correspond aux axes majeurs, traversant ou reliant le centre. C’est le cas par exemple de l’immense voie composée par la succession des avenida Nove de Julho, Anhangabaú1, puis Tiradentes, qui traverse le centre de part en part. Plusieurs pénétrantes prétendant relier le centre à l’extérieur se distinguent par leur importance ; c’est le cas de l’avenida São João, on note d’ailleurs qu’elle reprend le modèle des boulevards haussmanniens de Paris, qui fait la liaison entre le cœur de la ville et les quartiers de la proche périphérie nord-ouest, ou encore de l’avenida da Consolação

Une VilleEuropéenne ?

1. Il s’agit aujourd’hui de l’avenida Prestes Maia.

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qui devient l’avenida Ipiranga avant de buter sur la estação da Luz1 et qui permet une connexion avec le sud. Ce premier réseau est un ensemble de voies rapides que l’on emprunte pour la plupart avec le but de relier des points marqués par une forte distance.

Cependant, elles fonctionnent comme de véritables li-mites urbaines, et définissent, pour la plupart, les frontières entre deux quartiers. A cet ensemble majeur s’ajoute et se greffe un second réseau de voies que l’on peut qualifier de voies secondaires. Internes au quartier, il s’agit de voies plus modestes qui suivent une logique de desserte. Étant souvent le résultat d’un tracé orthogonal qui organise la logique du quartier, elles distribuent les îlots et très souvent permettent la liaison entre deux axes majeurs qui se referment sur le quartier. Enfin, il arrive que l’on puisse identifier un troi-sième réseau, constitué par des voies qui n’ont que pour seul objectif la desserte et n’entretiennent aucune relation avec les axes principaux.

1. Gare ferroviaire située dans le quartier de Luz. Bâtie entre 1895 et 1901, elle constituera pendant les premières décennies du XXème siècle le principal point de transit de la ville.

Ci-dessous : estação da Luz.

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Le découpage foncier résulte d’une division de l’îlot en un ensemble de parcelles relativement étroites. À partir des an-nées 1920, on va mettre de côté cette législation urbaine qui imposait une homogénéité de type européen en limitant la hauteur des bâtiments. Avec cette nouvelle liberté, il est dé-sormais possible de grimper en hauteur, ce qui permet de ren-tabiliser au maximum le terrain, plutôt étroit ; les coefficients d’occupation des sols sont extrêmement élevés, ils atteignent des valeurs égales à 9 ou 10. C’est ainsi que le centre-ville se dessine une image à la fois raide et imposante, il s’est « verti-calisé ». On peut voir cela comme une première rupture avec l’urbanisme à l’européenne, mais aussi comme l’expression revendiquée d’une symbolique qui n’est autre que celle du capitalisme libéral. Un centre dont la représentation n’est que le reflet de sa puissance.

« … c’est l’edifício Martinelli qui a mis en évidence les possibilités nouvelles de ce type de construction. Jusqu’à son édification, la légis-lation urbaine de São Paulo imposait une homogénéité de type euro-péen en limitant les hauteurs des bâtiments. Il a donc convaincu les autorités municipales d’autoriser des exceptions. Ainsi la construc-tion de l’edifício Martinelli représente d’une part la rupture avec ces prétentions à l’homogénéité et d’autre part l’expression de dimen-sions esthétiques et symboliques témoignant des avancées du capita-lisme libéral. »1

Nadia Somekh.

Cependant, le centre de São Paulo n’a pas encore rompu avec tous les idéaux de l’urbanisme haussmannien, il en applique encore un certain nombre de règles. La mitoyenneté est jus-tement un des principes qui organise la façade urbaine du centre de l’époque. Le profil sur rue est continu ; c’est une véritable barrière qui se crée entre l’intérieur de l’îlot et l’es-pace public de la rue.

Ces deux éléments primordiaux, la « verticalisation » du lieu et la frontalité qui ne laisse aucune transparence sur la rue, participent à ce sentiment de centre dense et condensé. Certaines rues, marquées par leur étroitesse, voient leur pers-pective tout comme leur rapport au ciel extrêmement réduits, elles se retrouvent ainsi plongées dans l’ombre, et se trans-forment en une sorte de haut tunnel resserré sur lui-même.

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1. SOMEKH Nadia, « Verticalisation » à São Paulo : la fin de l’urbanité », in Urbanisme, mai-juin 2007.

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Le système d’espaces publics de la région cen-trale de São Paulo.

Le Centro : cœur histo-rique, première et deu-xième couronnes.

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Autre dimension importante : les espaces publics, travail dans lequel le centre s’est hautement investi, s’inspirent une fois de plus des exemples européens. Il se dote de plusieurs parcs et jardins de taille importante, comme le célèbre Jar-dim da Luz1 par exemple, faisant face à la gare qui porte le même nom, ou encore le Parque de Anhangabaú2. Ils sont les témoins de cette volonté de la municipalité d’offrir à cette ville furieuse des lieux de calme et de détente, des espaces verts qui lui permettent de s’ouvrir et de respirer au milieu de toute cette sauvagerie urbaine. Autre élément apportant un peu de nature à la ville : l’arborisation de certains quartiers, rendant les trottoirs plus agréables à parcourir.On se rend donc compte que la ville, en construisant son centre, essaie d’en faire un lieu agréable qui s’offre au pié-ton, et pas seulement aux voitures. Elle réfléchit son espace public, et ainsi crée des rues uniquement piétonnes, mar-quées par des commerces en rez-de-chaussée des immeubles, développant ainsi des espaces à la fois denses, urbains, et très vivants.

1. Jardin public de plus de 100 mille m², établi le long de l’avenida Tiradentes. Il se situe face à la estação da Luz. Inauguré en 1825 en tant que jardin bota-nique, il faudra attendre la première moitié du XXème

siècle pour qu’il soit trans-formé en jardin public. Suite à une rénovation dans les années 1970, il devient un parc public.

2. Espace public en plein cœur de la ville où se déroulent tout type de manifestation publique et de spectacles populaires. Sorte de grande place verte, elle se situe entre le viaduto do Chá et le viaduto Santa Ifigênia.

Le système en Y, formé par les avenidas Prestes Maia (1), Nove de Julho (2) et 23 de Maio, traversant le Centro dans la direction nord-sud.

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le Centro de São Paulo en 1916.

le Centro de São Paulo en 1924.

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1. Cathédrale métropoli-taine de São Paulo, située sur la praça da Sé, en plein cœur de la ville. Détruite puis renconstruite à plusieurs reprises, elle est aujourd’hui l’un des cinq plus grands édifices religieux de style néo-gothique au monde et le principal lieu de culte de la paroisse Nossa Senhora da Assunção de São Paulo, fondée en 1591.

2. Carte postale de la ville, son architecture est directement inspirée de celle de l’Opéra de Paris. Il est construit en 1911 pour répondre aux attentes culturelles de l’élite pau-liste de l’époque.

Le Centro est aussi le lieu de représentation de la ville, ca-ractérisé par un espace public au sein duquel de nombreux monuments tels que l’imposante Catedral da Sé1 ou encore le Teatro Municipal2 viennent trouver leur place. Des pièces architecturales, dont le style, imposant et décoratif, vient ma-gnifier et monumentaliser l’espace urbain. Le centre comme lieu qui rayonne.

Le développement urbain de ce centre masque cependant une autre réalité, celle de beaucoup de grandes villes. Face à un centre riche et puissant, organisé, se déploie une périphérie marginale et informelle, habitée par une couche sociale net-tement plus populaire. Le centre n’est au fond qu’une ap-parence devant cet ensemble souligné par la division centre riche / périphérie pauvre.

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un paysage qui déborde, une ligne d’horizon bétonnée.

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Deux grands auteurs européens du XXème siècle, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss et le littéraire Stefan Zweig, débarquent à São Paulo au cours des années 1930-1940. Le premier vient en tant que membre de la mission universitaire au Brésil et enseignera en tant que professeur de sociologie à l’Univer-sité de São Paulo de 1935 à 1938. Le second trouve refuge au Brésil, dont il garde un excellent souvenir, au début des années 1940 après avoir fuit l’Allemagne nazie.

Bouleversés par leur propre expérience sur place de ce nouveau monde, ils livrent un témoignage magnifique de la sauvagerie de cette cité travailleuse. Leurs exposés relatent comment, déjà à l’époque, on sent que la ville s’est enga-gée dans un rythme trop rapide pour elle, et qu’elle sortira détruite. La lecture de ces auteurs est une piste pour la com-préhension de ce phénomène étonnant.

Chacun d’eux nous offre une fine analyse du rythme auquel la ville s’élance vers l’avenir, tout en questionnant son jeune âge. Ils mettent en relation ces deux sujets pour expliquer le perpétuel changement de la ville ; car en effet la ville se modifie à chaque instant, résultat de son dynamisme effréné. Les deux auteurs tiennent des propos parfois très semblables. Lorsque Zweig écrit :

« … l’expansion de cette ville est si rapide que déjà les plans conçus semblent ne plus convenir aux besoins, et il faut les élargir en pleine construction. »1

Le Brésil, Terre d’avenir, Stefan Zweig.

« La ville se développe à une telle vitesse qu’il est impossible de s’en procurer le plan : chaque semaine demanderait une nouvelle édition. »2

Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss.

Les Récits de Claude Lévi-Strauss et Stefan Zweig

Cette ville où « un quartier surgit comme un mirage » est d’une telle instabilité que l’on peine à s’en faire une idée précise.

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2. LEVI-STRAUSS Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 107.

1. ZWEIG Stefan, Le Bré-sil, Terre d’avenir, Paris, Éditions de l’Aube, 1992, p. 233.

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São Paulo est une ville sans passé ou presque, elle est jeune et se tourne vers l’avenir. Elle ne s’intéresse pas à son histoire, qui risquerait de la bloquer dans le temps. A ce sujet Zweig écrit :

« On y trouve aussi peu de vestiges historiques qu’à Houston ou toute autre ville pétrolière d’Amérique du Nord… Parfois, on a l’impres-sion de ne pas habiter une ville, mais un chantier immense. »

Quant à Lévi-Strauss, il qualifie cette cité de « système sans dimension temporelle » et ajoute :

« Dans les villes du Nouveau Monde, que ce soit New-York, Chicago ou São Paulo qu’on lui a souvent comparée, ce n’est pas le manque de vestiges qui me frappe : cette absence est un élément de leur signi-fication ».

Mais à vouloir faire l’histoire trop vite, São Paulo devient sauvage, elle agit comme un monstre que l’on est incapable de dompter. Et ses ravages sont aussi bien inéluctables qu’ineffaçables. Cette sauvagerie Zweig l’a bien comprise lorsqu’il écrit :

« São Paulo n’est pas une ville de plaisir, elle ne fait rien pour l’œil, elle n’a ni promenades ni corsos, et peu de places où l’on s’amuse. Dans la rue, on ne voit que des hommes, des hommes pressés, actifs, affairés. Celui qui ne travaille pas ne sait déjà plus quoi faire, après le premier jour. »

De toutes ces analyses, les auteurs ne présagent rien de bon pour cette ville. Elle se détruit aussi vite qu’elle se crée. Les quelques mots de Lévi- Strauss offrent une belle conclusion au sujet :

« Certaines cités d’Europe s’endorment doucement dans la mort ; celles du Nouveau Monde vivent fiévreusement dans une maladie chro-nique ; perpétuellement jeunes, elles ne sont pourtant jamais saines … en arrivant à São Paulo en 1935, ce n’est donc pas la nouveauté qui m’a d’abord étonné, mais la précocité des ravages du temps. »

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2. LEVI-STRAUSS Claude, op. cit., p. 105.

1. ZWEIG Stefan, op. cit., p. 231.

1. ZWEIG Stefan, op. cit., p. 233.

2. LEVI-STRAUSS Claude, op. cit., p. 106.

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les rythmes se croisent. photo réalisée par Claude Lévi-Strauss.

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les hauteurs du Centro.

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CHAPITRE 2

São Paulo Ville Chaos

Sauvez-nous par pitié !Des pécheresse ont envahiTout le centre-villeArmées de rouge à lèvres et à jouesSaluant la bonne humeurEn un attentat à la pudeurLa famille protégéeL’injure répriméeLe prêcheur qui condamneUn festival par quinzaineEt pourtant avec tous tes défautsJe te porte dans ma poitrine.São São Paulo, quelle douleurSão São Paulo, mon amour

São Paulo mon amour, Tom Zé.

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façade délabrée en plein Centro.

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C’est à partir de la seconde moitié du XXème siècle que s’opère le changement, la population du centre-ville de São Paulo commence à diminuer. Ce sont essentiellement les classes moyennes et riches qui se retirent, et de manière générale ne sont pas remplacées. La quantité de logements vacants grimpe à une vitesse dérisoire ; ce phénomène va transformer le centre de façon radicale et corriger entièrement son image. Entre les années 1980 et 2000, la totalité des 13 districts qui organisent la région du Centro va perdre plus de 200 000 de ses résidents, elle passe de 751 874 à 526 000 habitants, ce qui représente un taux de croissance annuelle sur ces 20 années quasiment égal à -2. On dénombre aujourd’hui 33 272 logements inoccupés, soit un taux se situant entre 15 et 20% par rapport à l’ensemble du parc immobilier de la région.

Le lieu sombre alors dans un cercle vicieux qui va le me-ner à sa perte, plus les populations désertent, plus le centre se dégrade. Il perd de son attrait, et on évite alors le plus pos-sible d’y habiter ; sans compter le développement en paral-lèle des périphéries et la nouvelle typologie résidentielle qui s’y instaure, sujet que l’on étudiera avec plus de précision par la suite.

Espace le mieux équipé de la ville, en infrastructures notam-ment, grâce aux travaux du début du XXème siècle qui ont contribué à son déploiement, il est aussi celui qui offre la meilleure capacité d’accueil, de par sa densité, qui est la plus importante de toute la métropole. Et pourtant, il reste aujourd’hui un lieu sous-utilisé alors que la ville ne cesse de croître, de détruire le paysage, et exprime un réel défaut d’unité.

Les immeubles, non entretenus, tombent en ruine, les façades sont extrêmement dégradées. Il n’y a désormais plus rien à tirer de ce lieu pour les promoteurs qui sont en fin de compte ceux qui gèrent l’espace urbain actuel, voire son de-venir. L’immobilier perd de sa valeur, et le marché s’éloigne alors du centre-ville, accélérant ainsi sa chute.

Le Centro àl’Abandon

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les anciens hangars délaissées autour de l’edifício São Vito.

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À la fois cause et conséquence de cet abandon progressif de la région centrale de São Paulo et de sa marginalisation, une vague importante de délocalisations s’est produite au cours des cinquante dernières années. Le centre-ville se voit délais-sé par les éléments forts qui le représentaient, et perd par la même occasion un nombre considérable de travailleurs.

Les premières rafales de la délocalisation s’abattent sur le Centro dès les années 1950 : ce sont les industries qui quittent la région pour aller s’installer dans des lieux plus propices à leur développement, des périphéries encore peu bâties, et très souvent le long d’autoroutes qui déjà sont en pleine expan-sion. À l’époque le secteur industriel subit la modernisation de la technologie, modernisation qui s’accompagne de nom-breuses suppressions d’emplois. Beaucoup d’entreprises se voient contraintes malgré elles de quitter le centre, encore emblématique, et se dirigent donc vers des zones moins pres-tigieuses. Le secteur secondaire enregistre une baisse sans précédent, et ce au profit du secteur tertiaire, alors en plein expansion.

Le Centro représentait aussi le cœur des affaires de la ville, mais ce phénomène de décentralisation va se généraliser et s’étendre à tous les secteurs de l’économie, grande alliée du centre de São Paulo. Ainsi, dans les années 1960, ce sont les services et activités tertiaires qui se déplacent, pour atteindre des zones plus prestigieuses que ce centre en voie de pau-périsation. Les besoins ne sont plus les mêmes ; beaucoup d’entreprises nécessitent des locaux d’un type nouveau et souhaitent s’implanter dans des édifices plus modernes qui répondent aux nouvelles exigences technologiques ainsi qu’au besoin d’espace, afin de mener à bien leur activité. De cette façon, de nombreuses banques et sociétés, grandes représentantes de cette économie orientée par le monde de la finance, vont trouver refuge à la pointe de l’avenida Paulista, axe monumental de près de trois kilomètres. En une décennie

Les Conséquences des Délocalisations

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à peine, le paysage originel du quartier de la Paulista, consti-tué de veilles demeures et de magnifiques villas, disparaît, pour laisser place à une nouvelle architecture. Aujourd’hui encore, l’influence du secteur tertiaire sur ce quartier se ressent fortement. On ne compte plus ces tours-symboles de l’ère capitaliste affichant fièrement le blason des plus grandes banques mondiales, ou encore tous ces financiers en costume-cravate, pressés par le cours de la bourse, qui arpen-tent les trottoirs avec arrogance, attaché-case dans une main, téléphone dans l’autre. À une quinzaine de minutes du centre historique, le contraste est étonnant.

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Ci-dessus : l’avenida Pau-lista, emblème du centre financier.

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Puis, à la fin des années 1970, de nombreuses entreprises se déplacent de nouveau, cette fois-ci en direction des quar-tiers du sud-ouest de la ville, au niveau de l’avenida Faria Lima, à deux pas des berges du rio Pinheiros. Les raisons : d’énormes immeubles dont l’offre en matière de surfaces de bureaux est hallucinante, et souvent équipés d’un héliport, permettant d’éviter le trafic qui fait rage. Ce troisième centre d’affaires voit fleurir d’immenses centres commerciaux de luxe, symboles du mauvais goût et représentant l’antithèse totale de la conception de l’urbanité.

Grands symboles de cette délocalisation, les institutions, pu-bliques comme privées. Quelques hautes autorités de l’état en sont l’exemple : le siège du Governo do Estado1 s’est retiré du Centro pour la zone aristocratique de Campos Elí-seos, puis s’est encore éloigné pour rejoindre le quartier de Morumbi; tout comme l’Assembléia Legislativa2 ainsi que le Quartel General do Segundo Exército3 qui ont élu comme nouveau lieu de résidence la zone d’Ibirapuera ; enfin, l’im-portant Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística4 s’est installé à Itaim.

Tout ce que l’on vient d’énoncer s’applique aussi à di-vers types d’activités quotidiennes localisées de plus en plus fréquemment en périphérie, ou enfermées dans des centres commerciaux destinés à une certaine élite, et qui se veulent des villes à part entière, des lieux où l’on peut pratiquer tout type d’activité.

La périurbanisation des éléments de représentation de la ville et des activités, ainsi que la chute du secteur secondaire en faveur du secteur tertiaire furent un drame pour les quartiers qui forment le centre pauliste. Celui-ci a vécu l’abandon des éléments qui ont participé à son rayonnement comme une ter-rible vague destructrice qui a tout emporté sur son passage.

Ces faits ont eu une grave répercussion sur l’organisation urbaine de la ville. São Paulo ne s’inscrit plus dans la même logique ; elle ne s’appuie désormais plus sur un centre puis-sant qui la représente et en fait sa force, mais sur une organi-sation métropolitaine fragmentée dont les éléments forts sont éloignés mais très localisés et constituent autant d’enclaves en opposition totale avec le reste de la métropole, et surtout de la réalité.

1. Gouvernement de l’Etat de São Paulo, il est dirigé par le gouverneur d’état, charge actuellement occu-pée par Geraldo Alckmin, membre du PSDB.

2. Assemblée législative de l’Etat de São Paulo, elle est représentée par les députés d’état.

3. Quartier général du commandement militaire du sud-est (CMSE) lié à l’Etat de São Paulo.

4. IBGE : Institut Brési-lien de Géographie et de Statistiques.

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viaduto do Chá.

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Le Centro est un lieu qui multiplie malgré tout les facettes ; son image, son identité propre se déforment dans le temps. Comme tout lieu, son univers n’est pas le même entre le jour et la nuit ; mais aujourd’hui le changement qui s’opère à la nuit tombée est tellement radical qu’il fait du centre-ville de São Paulo un lieu à part, étrange, et unique en son genre. On assiste chaque soir, à la tombée du soleil au mêmespectacle déroutant : l’abandon express des rues par les gens qui les parcourent. Le phénomène est d’une telle rapidité que l’on peine à cerner la transition, cet instant éclair entre le mo-ment du plein et celui du vide. Un événement surprenant qui, à chaque crépuscule, donne la sensation trouble de visionner une version accélérée du processus d’évidemment du centre au cours des dernières décennies.

Au cours de la journée, le centre est un lieu vivant et dyna-mique, du fait des emplois qu’il génère, des activités nom-breuses situées en pleine rue. La rue, bien qu’elle soit do-minée par les immeubles vides, est occupée par la foule qui l’anime et pousse des grands cris de vie. Son âme n’a donc pas totalement disparu.

Le centre-ville est un lieu qui regorge de travailleurs, ceux-là entretenant le plus souvent un rapport direct avec l’espace de la rue, contribuant ainsi à son animation. On pense à tous ces commerces ouverts fièrement sur l’espace public tels que les dizaines de quincailleries situées dans les alentours du Mercado Municipal1, les spécialistes en photo sur la rua Sete de Abril, ou encore les galeries du rock, et leurs nombreux magasins de vêtements. Beaucoup de rues sont destinées à un type de commerce en particulier. À cela s’ajoutent les échoppes totalement ouvertes sur l’espace pu-blic, sans compter tous les vendeurs ambulants dont l’énergie débordante donne vie au lieu. Le cœur-même du Centro jouit encore de lieux publics bien conservés. Deux passerelles, le viaduto do Chá et le viaduto Santa Efigênia, le Parque do An-hangabaú et les artères piétonnes, telle que la rua Barão de

Une IdentitéContrastée

1. Inauguré en 1933, il s’agit d’un gigantesque marché couvert dans le centre historique de la ville. Il a été entièrement réhabilité en 2004.

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Itapetininga, créent à eux-seuls un ensemble que l’on peut distinguer comme l’un des lieux les plus urbains de la ville, au potentiel extrêmement riche.

Le cœur de la ville vit au rythme du soleil ; traversé, em-prunté par toutes les populations, on s’y croise, on bute l’un sur l’autre. Il mêle les odeurs, au milieu du vacarme, et excite nos sens.

Mais le jour touche à sa fin, le centre va bientôt rendre son dernier souffle. Il est prêt à entrer dans la nuit, dure et agres-sive. L’effervescence de la journée disparaît au rythme où les commerces ferment leurs portes. Toute activité est anéan-tie, l’énergie du lieu s’épuise, et en un instant, commerçants, clients et passants se sont volatilisés. Le Centro se dérobe face à la pénombre qui s’installe. Comme si un couvre feu avait été instauré, il laisse place à un monde irréel digne de l’imaginaire des plus grands metteurs en scène de science fiction. Plongé dans cet univers obscur et angoissant ou se mêlent des architectures dévastées et menaçantes, on s’y re-trouve seul, excepté les vagabonds sortis de nulle part et les gyrophares des patrouilles de police qui sont souvent les der-nières lumières dans cette obscurité profonde. On se croirait dans le New-York 19971 de John Carpenter, et il suffit d’une pluie battante pour que l’on s’imagine perdu dans le Los An-geles de 2019 dépeint par Ridley Scott dans Blade Runner.2

Ville-fantôme, le centre historique a cédé à cette image de lieu inhabité, lieu d’un temps ancien que l’homme a fini par abandonner.

1.CARPENTER John, 1981, New-York 1997, ver-sion française de Escape from New-York, AVCO Embassy Pictures Corp.

2. SCOTT Ridley, 1982, Blade Runner, The Ladd Company, Wrner Bros.

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Page suivante : crépuscule sur São Paulo.

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façade de l’edifício São Vito, avant sa detruction.

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Comme nous n’avons cessé de le répéter au cours des pages précédentes, le centre historique de São Paulo est un lieu qui s’est excessivement dégradé. Le chaos s’est emparé de la zone, en a retouché l’image dont elle n’arrive dorénavant plus à se séparer. Cette image chaotique, conséquence directe et dramatique des phénomènes de désertion et de délocali-sation, a donné au centre une identité nouvelle, et en fait un lieu singulier, d’autant plus que cette notion de chaos se re-trouve à plusieurs types d’échelle, et se voit même entretenue à travers des pratiques urbaines, telle que la pixação. Au-delà du sentiment négatif qu’inspire ce terme, « ville -chaos », l’image se cultive et fascine.

À l’échelle urbaine du lieu, l’ensemble des réseaux dénature la ville, et la détruit en même temps. En effet, le centre est traversé par de vraies autoroutes que l’on peut se permettre de qualifier d’autoroutes urbaines. Ces gigantesques coulées bitumineuses, pouvant atteindre jusqu’à huit voies au moins s’imposent comme de réelles frontières dans la ville, et accen-tuent le sentiment d’un centre désunifié. Sans compter qu’il s’agit le plus souvent d’énormes infrastructures réalisées le plus rapidement possible sans le moindre souci esthétique. Ni plantées, ni dotées d’un quelconque aménagement, elles ne sont que des tonnes et des tonnes de bitume déversées, meur-trissant la ville en son plein cœur. Sans la moindre élégance, certaines s’élancent vers les hauteurs brumeuses tandis que d’autres perforent le sol et disparaissent vers les entrailles de la terre. Il est fréquent qu’elles se chevauchent, se croisent, se superposent. Ainsi s’est mis en place un vrai labyrinthe de voies, créant différents étages au niveau de la couche supé-rieure de la terre.

À des dizaines de mètres au-dessous de l’avenida Pau-lista débouche un tunnel duquel s’élancent des milliers de voitures à pleine vitesse sur l’avenida Nove de Julho. Cette dernière a été dédoublée par la construction d’une voie rapide surélevée dans sa partie centrale. L’effet d’une telle autostrade

Chaos et DégradationUrbaine

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est catastrophique pour la vie et le bien-être d’un centre. Il s’agit d’une épaisse couche de ciment reposant sur un enchaî-nement de piliers qui se soulignent par leur lourdeur. La piste se situe à quelques mètres seulement des appartements des premiers étages des immeubles qui lui font face. On imagine sans difficulté le calvaire que d’habiter de tels logements qui vivent au rythme du rugissement de la déferlante quotidienne des engins motorisés qui parcourent la ville à toute allure. Le calme n’existe plus. Des éléments purement routiers qui vont à l’opposé total d’une logique qui est celle d’un centre passant où le piéton peut prendre ses marques. Dans un tel univers, qui relève de l’absurde ou de la folie, le piéton est totalement anéanti et doit se battre dans un milieu urbain qui lui est hostile.

Autre élément extrêmement important qui participe à ce chaos urbain généralisé, relatif à une autre échelle : l’architecture. La question de l’édifice lui-même est fondamentale pour en-tendre le phénomène. Dans un premier temps, la typologie de la tour ou de l’immeuble haut, présente sur quasiment toute la zone, lui donne l’aspect d’un lieu surconstruit, trop dense, où l’on se sent envahi par la matière. On y perd tout repère, et il devient bien souvent délicat de se baser sur quelques élé-ments en particulier pour trouver son chemin. C’est une ville que l’on ne parvient pas à maîtriser. Insolente, elle s’amuse à nous perdre et nous faire tourner en rond. Comme une for-teresse, elle s’abat et se referme sur celui qui y entre. Pour beaucoup, la première rencontre avec le centre pauliste est déroutante. C’est une armée d’édifices, graves et méprisants, qui compose le centre, ville à part, violente et monstrueuse envers ceux qui ne la comprennent pas.

Mais les édifices ravagent le centre de par leur aspect actuel, leur architecture en ruine, leurs façades qui subissent le poids des années et du manque d’entretien. Le centre ap-paraît, visuellement, comme une ville en décomposition, un lieu qui dans quelque temps ne représentera plus qu’un vague souvenir. L’abandon des immeubles qui ne sont pas réinves-tis les mènent à leur propre perte. Ils ne bénéficient plus de quelque entretien que ce soit, et tombent prématurément en ruine. Les vieux bâtiments ont perdu de leur cachet d’antan, ils accusent le coup de la pollution qui repeint et souille leur façade d’une couche noirâtre, tandis que les modénatures ne

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suffisent plus à les magnifier. Alors que d’autres, plus ré-cents, sans doute de basse qualité à l’origine, ne sont déjà plus qu’un simple reste de la structure de base de l’immeuble, du seul assemblage de dalles de béton soutenues par des poteaux prêts à céder sous le poids de la charge. Quelques morceaux des façades tombées en lambeaux résistent encore. Des ensembles qui nous rappellent des chantiers abandonnés ne sont autre que des situations permanentes, résultat d’un abandon suivi d’une rapide dégradation des lieux ; nichés en plein milieu de la ville, ces lieux composent le paysage de l’actuelle São Paulo.

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Ci-dessus : le Minhocão qui traverse le coeur de la ville.

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L’edifício São Vito, plus connu sous le nom de Treme-Treme, édifié en 1954 et situé aux bordures du quartier de Luz, face au Mercado Municipal, est un de ces immeubles embléma-tiques du Centro. Vidé de ses derniers occupants l’an der-nier, il a ensuite été détruit suite aux décisions des autorités. Haut de 27 étages, le corps du bâtiment prenait emprise au milieu de sa parcelle et dominait fièrement les alentours. Sa composition, inspirée du mouvement moderne et du bruta-lisme, était marquée par une rigidité des façades, ainsi que du plan lui-même. Il s’agissait d’une barre de taille moyenne élevée en tour. Un couloir central de 80 centimètres de large distribuait un ensemble de 24 appartements à chaque étage, chacun étant mono-orienté et possédant une surface de 28 à 30m2. C’est un béton assez pauvre qui dominait la façade toute entière, celle-ci étant d’une grande monotonie. Le lieu était extrêmement imposant, et la raideur de son architecture était effrayante. Il ne faut pas oublier que l’édifice fut ensuite laissé à l’abandon au cœur de cette ville où l’on ne survit que difficilement. Le Treme-Treme, en ruine complète, souffrait en plus de la marque indélébile du graffiti qui s’était emparé de ses façades, sans en épargner un seul recoin. Cet édifice, de par ces différentes caractéristiques, était fort visible au sein du centre, et y avait acquis une place très importante jusqu’à ce que l’on décide de le détruire. À l’image d’un centre dont on ne sait pas qui l’habite réellement, d’un centre à l’agonie qui se meurt et qui n’exprime plus que le chaos, le Treme-Treme était devenu l’un de ses principaux représentants.

Il a été évoqué plus haut, notamment avec le Treme-Treme le sujet du graffiti. En effet, est né à São Paulo un type de graffiti très particulier qui lui est propre et que l’on distingue sous le nom de pixação. Cet acte, consistant à marquer les bâtiments de la ville d’une empreinte nouvelle, est très puissant dans le centre historique. Plus que partout ailleurs dans la ville, les bâtiments du centre sont très frappés par ce phénomène urbain, phénomène qui participe fortement au remodelage physique du lieu. Ce graffiti est singulier dans son lettrage. La typographie des lettres utilisées, peu commune, rappelle celle de civilisations ancestrales et parfois mystiques. Il s’agit de lettres fines, très élancées, faites d’un seul trait, et en règle générale de couleur obscure. La pixação reste dominée essentiellement par la couleur du noir. Il est fréquent que la

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Page suivante : edifício São Vito.

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couleur dégouline le long des façades. La pixação se veut, dans sa forme et son esthétique, dure, violente. Elle cherche à diaboliser les lieux et créer un univers effrayant. Elle rend compte de la violence de la métropole pauliste ; elle adopte un style élancé à l’image de ce centre qui s’est verticalisé. Pour beaucoup, elle n’est qu’un moyen de lutte ou d’expres-sion, avec une volonté destructrice qui n’est que la consé-quence directe de la rage de nombreux jeunes qui peinent à trouver leur place dans cette ville monstrueuse.

Le centre de São Paulo est aujourd’hui dominé par deux couleurs, le gris du béton brut des immeubles, et le noir qui correspond à l’ajout abondant de pixação. C’est donc une image assez peu colorée, triste et en totale opposition à la nature, qui le représente.

À cette image purement visuelle du lieu s’ajoute une am-biance singulière qui ne met pas toujours à l’aise. Beaucoup de lieux qui composent le cœur de la ville sont affectés par une marginalisation des population qui les occupent. Il est des rues ou les seules personnes que l’on croise n’ont pas de domicile, vivant dans des conditions épouvantables et souvent minés par la drogue, des prostituées, ou encore des transsexuels à la recherche de clients. Des rues où l’on voit dans des proportions affolantes ce qui est souvent caché dans d’autres villes, et il arrive fréquemment que l’on ne voit que cela. Des rues dont la prospérité et le bonheur se sont com-plètement détournés ; on y a abandonné tout espoir. Et c’est sans oublier la hausse de la criminalité dans ces zones cen-trales, effet direct de la marginalisation des lieux.

Exemple le plus représentatif d’un centre insécurisé et habité par des populations qui vivent à la marge de la société : Cra-colândia, ou comme son nom l’indique, le quartier du crack. Il s’agit d’un ensemble d’une vingtaine d’îlots où vivent essentiellement des hommes et des femmes, beaucoup sont très jeunes, détruits par les effets du stupéfiant. Au cœur de quelques terrains vagues de cette zone délaissée, certains se regroupent et, vêtus de couverture, fument cette substance rocailleuse dont ils n’arrivent plus à se défaire, et pour la-quelle ils sont prêts à tout. Un lieu qui, lorsqu’on l’a traversé reste gravé dans la mémoire pour toujours ; de tristes images qui témoignent du désespoir de personnes, abandonnées par

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leur destin, et qui pour certaines n’ont pas même 15 ans. Une expérience dont on ressort heurté. Ce lieu appartient à une autre temporalité, et a perdu toute foi en l’avenir. Son actuali-té plus qu’atroce est le miroir de ce centre oublié des autres…

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Temps 2

Les mouvements sociaux et les occupations d’immeubles abandonnés : quel rôle vont-ils jouer et quelle influence vont-ils exercer au sein de ces lieux relégués, ainsi que dans l’espace urbain ?

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Mouvements urbains et Occupation d’espaces

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derrière le rideau de l’ancien hotel Cambridge, occupé par 160 familles.

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CHAPITRE 1

Luttes Urbaines

Tout d’abord, cet impératif catégorique : faire un travail d’organisation, ou plutôt faciliter l’auto-organisation collective. Un catalyseur, c’est bien ; l’organisation c’est mieux.

Soyez réalistes, demandez l’impossible, Mike Davis.

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entrée d’un cortiço.

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Comme nous l’avons expliqué au cours des pages pré-cédentes, le Centro de São Paulo est aujourd’hui un terri-toire où l’on habite de moins en moins et qui ne cesse de se dégrader. Les immeubles sont en dépérissement total et un grand nombre est laissé à l’abandon. Pourtant, cette région centrale, l’une des plus denses et des plus urbaines, est le lieu qui concentre le plus d’infrastructures et est le plus gros bassin d’emplois de la métropole. En 2000, selon l’IBGE1, la quantité d’emplois du centre représente 25% de l’offre totale. Le district de Sé calculait 718 emplois pour 100 habitants entre 1997 et 2000, et environ 10% des domiciles vides se trouvaient dans le centre.

Nombreux sont ceux qui y travaillent quotidiennement, mais se retrouvent contraints, face au déficit de logements acces-sibles de manière légale, d’habiter des régions périphériques de la métropole, extrêmement éloignées. Certains mettent plus de 2 heures à rallier le centre depuis leur propre domi-cile. La distance et l’extrême violence, sans comparaison avec celle des régions centrales, qui règne dans un bon nombre de ces quartiers populaires périphériques sont les raisons prin-cipales du désir de vivre dans le centre lorsque l’on a peu de moyens. Chacun recherche plus de confort et de mobilité, pour avoir plus de liberté sur le territoire.

L’on comprend donc que le centre dispose des capaci-tés requises pour résoudre, ou du moins diminuer certains des problèmes actuels concernant à la fois l’étalement de la métropole ainsi que le non accès des populations à un loge-ment décent. Certains ont saisi cet enjeu, et depuis les années 1990, se sont engagés dans une lutte urbaine de revendica-tion à l’accès au logement dans le centre et se battent pour que le centre accomplisse la fonction sociale dont il s’est écarté depuis déjà un certain nombre d’années. Une poignée de résistants se sont attaqués aux édifices situés dans la ré-gion centrale de São Paulo tombés dans l’abandon, en ont forcé l’accès et s’y sont installés, organisés en mouvements

Les Mouvements Urbainsdu Centro

1. IBGE : Institut Brésilien de Géographie et de Statis-tiques (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística) est l’agence responsable de la collecte des données statistiques, géographiques, cartographiques, géodé-siques et environnemen-tales au Brésil. Il s’occupe notamment des recense-ments et de la publication des données officielles de population.

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ayant des revendications et une activité importantes.On se pose donc la question suivante :

Qui sont ces militants et de quelle manière s’organisent-ils pour occuper des lieux abandonnés et y vivre ? une telle ac-tion parvient-elle à transformer et redonner vie au centre ?

Les mouvements d’occupation actuels concernant le Centro sont la résultante d’une activité forte et engagée de par le passé et dont les préoccupations n’étaient pas focalisées sur la région centrale de São Paulo. Au sein des mouvements, des divergences sont apparues, des scissions ont eu lieu, et de nouveaux mouvements dont les revendications ne sont pas toujours équivalentes ont émergé. La région où prenaient place les luttes, s’est déplacée pour faire du Centro-même la scène principale de l’occupation. Celle-ci aussi a évolué au cours du temps, en ce qui concerne le type-même d’édifices auxquels elle s’attaquait.

C’est en 1987 qu’est fondée la União dos Movimento de Mo-radia1 (UMM), avec pour objectif principal d’organiser les divers mouvements qui revendiquaient l’habitat en périphé-rie et se mobilisaient autour de l’occupation de terres.

Les premiers signes de lutte pour l’habitat dans le Centro datent des années 1970 autour des mouvements populaires tels que l’Associação dos Trabalhadores da Região da Moo-ca2, et l’Associação em Defesa da Moradia3.

En avril 1984, le Movimento dos Quintais da Mooca4

indique au préfet de l’époque, Mario Covas, l’existence de terrains dans les régions de la Mooca et Brás, pour y implan-ter de l’habitat. Sans réponse, en mai 1985 le mouvement s’active et occupe durant 5 jours le Secretaria do Bem Estar Social5 (FABES), puis quitte les lieux avec la promesse de disposer de lots constructibles situés en périphérie est de la ville.

Les premières conquêtes effectives dans le Centro datent des années 1990 lorsque deux cortiços furent expropriés pour rendre possible la construction de nouvelles habitations. Le cortiço, à l’origine, est :

1. Union des Mouvements pour l’Habitat.

2. Association des Travail-leurs de la Région de la Mooca.

3. Association de Défense pour l’Habitat.

4. Mouvement des Cours de la Mooca.

5. Secrétariat du Bien-Être Social.

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« une grande maison en état de dégradation sans murs intérieurs sub-divisée en espaces où habitaient plusieurs familles, soit une file de chambres située le long d’une rue très étroite, avec un accès unique à la rue. Les installations sanitaires étaient insuffisantes et partagées par tous les habitants. Actuellement plusieurs auteurs définissent le cortiço comme une habitation précaire en location, surpeuplée et cohabitée ».1

Les deux grandes maisons devenues avec le temps cortiços étaient occupées par des militants du Movimento dos Quin-tais da Mooca. C’est ainsi que le 15 juin 1991 est fondée l’Unificação das Lutas de Cortiços2 (ULC), cherchant à réu-nir les différents mouvements autour des questions de l’ha-bitat collectif locatif en région centrale de São Paulo, avec pour objectif de dénoncer les conditions de vie extrêmement précaires au sein des cortiços et confronter les revendications des habitants aux pouvoirs publics. Les mouvements qui for-maient l’ULC agissaient au sein de différents quartiers, tels que Belém, Brás, Mooca, Ipiranga, Luz, Tatuapé, Vila For-mosa appelés « groupes de base » autour desquels sont orga-nisés les mouvements actuels.

Avec le temps sont apparues des divergences entre les groupes de base ou même entre leurs coordinateurs : diver-gences de caractère politique, stratégique, ou encore liées à l’organisation.

2. Union des Luttes pour les Cortiços.

Ci-dessous et double page suivante : habitants de cortiços.

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1. SOMEKH Nadia, « Verticalisation » à São Paulo : la fin de l’urbanité », in Urbanisme, mai-juin 2007.

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En 1993, la première division donne lieu à l’apparition du Fórum dos Cortiços1, groupe qui initiera en 1997 les occupa-tions d’immeubles dans le Centro. Puis une seconde rupture au sein de l’ULC est à l’origine du Movimento de Moradia do Centro2 (MMC) organisé autour du charismatique Luiz Gonzaga da Silva surnommé Gegê. Ces deux mouvements vont eux-mêmes subir des scissions au sein de leur propre organisation, et c’est ainsi que surgissent trois nouveaux mouvements : le Movimento dos Trabalhadores Sem-Teto da Região do Centro3 (MTSTRC) en 1998 et le Movimento dos Sem-Teto do Centro4 (MSTC) en 2000 issus du Fórum dos Cortiços, et le Movimento de Moradia da Região do Centro5

(MMRC) en 2003 issu du MMC.Ces six mouvements sont les principaux acteurs dans

la région centrale de São Paulo, affiliés à des mouvements d’union tels que l’União dos Movimentos de Moradia de São Paulo6 (UMMSP) qui unifiait, depuis sa fondation dans les années 1980, presque tous les mouvements qui agissaient dans le Centro et même d’autres régions plus éloignées de São Paulo. En 2004, le MSTC, le MMRC et le MSTRC s’en détournent pour fonder le Frente de Luta por Moradia7 (FLM).

1. Forum des Cortiços.

2. Mouvement pour l’Habitat dans le Centre.

3. Mouvement des Tra-vailleurs Sans-Abri de la Région du Centre.

4. Mouvement des Sans-Abri du Centre.

5. Mouvement pour l’Habitat dans la Région du Centre.

6. Union des Mouvements pour l’Habitat de São Paulo.

7. Front de Lutte pour l’Habitat.

ULCfundação: 1991filiação: UMM CMP

Fórum dos Cortiçosfundação: 1993filiação: UMM CMP

MTSTRCfundação: 1998filiação: FLM (2004)

MSTCfundação: 2000filiação: FLM

MMCfundação: 1997filiação: UMM CMP

MMRCfundação: 2003filiação: FLM

diagramme présentant la formation des principaux mouvements de lutte pour l’habitat dans le Centre de São Paulo.

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Les associations ont cherché à signer des accords avec les pouvoirs publics en place afin de mieux répondre à l’attente des militants en ce qui concerne l’habitat. L’exigence d’éta-blir des accords a mené les mouvements à s’institutionnaliser, maintenant un siège, développant des projets, et collectant des fonds. Ils comptent sur le soutien d’ONG et d’assistances techniques, ce qui complique leur action directe.

Les difficultés du dialogue avec les pouvoirs publics conduisent les mouvements, en 1997, a occuper les premiers immeubles afin de faire pression sur le gouvernement de la municipalité. Ces occupations consistèrent en une organisa-tion des militants au mouvement, et la prise de possession de terrains et immeubles vides. Les familles s’installent jusqu’à ce que des programmes d’habitation répondent à leur de-mande.

De telles actions ont attiré l’attention non seulement des sphères liées au pouvoir public ainsi que des agents qui lui sont associés (assistances techniques et juridiques, ONG), mais aussi de la production académique avec des études de recherche universitaire qui arrivent à élaborer des pro-jets-pilote de réhabilitation d’immeubles avec la participa-tion de ses habitants. Collectifs artistiques, média indépen-dants, groupes de défense des droits de l’homme, secteurs de l’église catholique et autres mouvements sociaux se sont mobilisé pour apporter leur soutien à ces mouvements pour le droit à l’habitat.

FLM Fórum de Cortiços MMC MMRC MSTC MTSTRC Novo Centro UCL UMM1997 - 3 - - - - - 2 0 51998 - 1 1 - - 1 - 0 0 31999 - 6 1 - - 2 3 2 3 172000 - 0 0 - 1 0 0 0 0 12001 - 0 2 - 2 1 0 2 0 72002 - 0 0 - 3 2 0 1 2 82003 - 0 0 1 3 1 0 0 0 52004 - 0 0 2 7 4 0 1 1 152005 4 0 1 0 0 0 0 0 2 92006 0 0 0 0 2 1 0 0 2 52007 1 1 0 1 2 1 0 0 0 6total 5 11 5 4 20 13 3 8 10 81

ano totalmovimento de moradia e sem-teto

tableau présentant les occupations d’immeubles abandonnés dans la région centrale de São Paulo, en rapport avec l’année et le mouvement qui a lancé l’occupation.

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le drapeau du mouvement.

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Apparu en 1997 suite à une scission au sein de l’ULC, les premiers militants du mouvement étaient principalement des habitants de cortiços qui s’unirent et se mobilisèrent contre la hausse des prix de loyer, d’eau et d’électricité. Son action directe se traduit essentiellement par des manifestations et l’occupation d’immeubles inoccupés situés dans le centre de São Paulo, lutte engagée pour l’habitat et organisée autour des travailleurs de couche sociale populaire.

Le mouvement, de par son action, cherche à attirer l’at-tention à la fois de la population et du gouvernement en ce qui concerne le problème de l’habitat et du nombre considé-rable d’immeubles inoccupés dans la région centrale de São Paulo, ne remplissant donc aucune fonction sociale. Il se bat pour que l’on utilise les ressources et les capacités du Centro, en tant que donnée favorable pour la survie d’une population marginalisée.

L’un des principaux motifs de la fragmentation des différents mouvements concerne le caractère des occupations. Au dé-part, elles étaient mises en place pour habiter les lieux immé-diatement. Cependant, certains groupes, tels que le MMC, pointèrent le fait que de cette manière les immeubles deve-naient des habitations provisoires et précaires avec le risque constant de l’expulsion. C’est ainsi qu’ils décidèrent de faire des occupations courtes, servant de moyen de pression sur le gouvernement, mais aussi pour attirer l’attention et permettre que la cause soit reconnue.

Une telle position s’observe à travers certaines occupa-tions anciennes du MMC, telles que celles de l’edifício da Caixa Econômica Federal et de l’edifício do Banco Nacional, ces deux occupations ayant eu une forte répercussion sur les médias. Suite aux discussions avec la municipalité ou l’état, un ensemble d’unités d’habitations fut accordé au mouve-ment à condition que celui-ci se retire des immeubles. Un autre cas important fut celui concernant l’edifício Riskallah Jorge, situé en plein centre de São Paulo. Suite à l’occupation

Le Movimento de Moradia do Centro (MMC)

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Suite à l’occupation qui y prit place, l’immeuble a été res-tauré et mis aux normes afin de recevoir un total de 167 loge-ments sociaux ; il s’agit de l’un des premiers exemples de ce type, et ce grâce à un accord de la municipalité avec la Caixa Econômica Federal1 qui finance le Programa de Arrenda-mento Residencial2 (PAR).

On note qu’une grande part des participants au mouvement ne réussit pas à posséder un revenu équivalent à trois fois le salaire minimum, ce qui les empêche ainsi d’adhérer au PAR, un des principaux programmes d’habitat. Un fait qui montre à quel point les politiques publiques actuelles sont encore très éloignées d’une solution concernant le déficit de logements.

Comme c’est le cas de la majorité des mouvements, le MMC entretient de forts liens avec le Partido dos Trabal-hadores3 (PT). Lorsque le leader du mouvement, Gegê, fut jeté en prison, on a assisté à une forte solidarité de la part du parti politique qui est passée par la mobilisation de politi-ciens pour prendre sa défense.

Pour prendre part au mouvement, à savoir faire partie du MMC, il est nécessaire de s’y inscrire en tant que militant et participer fréquemment aux assemblées générales qui ont lieu tous les 2ème dimanches du mois et auxquelles participent au moins un membre de chaque famille. Le critère pour être accepté est la participation. Ainsi donc, l’organisation et le mode de fonctionnement du mouvement poussent ceux qui le constituent à s’engager .

En 2002, la coordination du mouvement se faisait autour de 17 personnes, hommes et femmes. Dans les débuts, les militants étaient en majorité extrêmement pauvres, tandis qu’aujourd’hui participent un nombre considérable de per-sonnes faisant partie d’une classe dite moyenne, tels que des professeurs, des avocats… En 2002, la contribution exigée aux militants tournait mensuellement autour de 3 tickets de bus.

Les décisions se prennent au cours des assemblées où sont établies les règles du mouvement ainsi que celles ayant trait aux occupations. Ces assemblées ont une organisation propre, avec des réunions et des assemblées internes, les-quelles sont réalisées en accord avec les besoins.

Le mouvement met en place une véritable éducation

1. Caisse Économique Fédérale.

2. Programme Locatif Résidentiel.

3. Parti des Travailleurs, fondé dans les années 1980.

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populaire : parmi les normes établies se distinguent le respect des femmes et des enfants (les cas de violence sont punis), l’interdiction formelle de la drogue et de l’alcool, et l’exi-gence que tous les enfants aillent à l’école.

Le MMC cherche à valoriser l’éducation et a ainsi établi des cours de soutien scolaire le matin et l’après-midi pour les enfants vivant dans les immeubles occupés. Ces derniers par-ticipent eux aussi aux assemblées et démontrent leur intérêt pour les sujets. En 2001, on assiste à la première rencontre des enfants du MMC, et en 2002 à la première rencontre des jeunes du MMC. Pour les plus vieux il existe le programme municipal Movimento de Alfabetização de Adultos1 (MOVA).

Quant à l’Etat, on dénombre de nombreuses tentatives de sa part pour fragiliser le mouvement, notamment à travers des accusations erronées contre le leader du mouvement ainsi que sa mise en prison.

1. Mouvement d’Alphabé-tisation pour Adultes.

opération de nettoyage de l’edifício Santo André en vue de son occupation, début janvier 2013.

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Ci-dessous : opération de nettoyage de l’edifício Santo André en vue de son occupation, début janvier 2013.

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le drapeau du mouvement.

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Le MSTC surgit en 2000, il est issu d’une divergence d’opi-nions, concernant la stratégie de la lutte pour l’habitat, entre personnes du même mouvement, le Fórum dos Cortiços. Contrairement à ce que suggère son nom, le MSTC a un es-pace d’intervention qui ne se limite pas au Centro, bien qu’il soit extrêmement actif au sein de celui-ci. Le leader actuel du groupe : Ivanete Araújo, habitante de l’une des occupations du mouvement, l’edifício Mauá.

L’objectif principal du MSTC est de donner un lieu pour ha-biter aux sem-teto1, mais avec comme priorité la région du Centro où sont concentrées les infrastructures. Le mouve-ment se bat pour le droit à l’habitat mais aussi pour le droit à la ville en tant que lieu où l’on peut se déplacer aisément.

Dans la majorité des cas, ce sont des familles complètes qui cherchent à intégrer le mouvement. On estime à 12 000 le nombre de familles participant au mouvement, mais seule-ment 2 500 se démarquent par leur activité au sein du groupe.

La porte d’entrée dans le mouvement, ce sont les réu-nions organisées périodiquement. Celles-ci se divisent en réu-nions de base, où ne participent jamais plus de 50 personnes et elles sont précédées de discussions sur le contexte social et l’actualité. Ces mêmes réunions sont représentées par les membres de base du mouvement qui mobilisent les sem-teto autour des directives du MSTC. Le mouvement forme à un engagement et militantisme politique. Pour chaque réunion, on n’oublie jamais de poster le drapeau du mouvement sur lequel est inscrite la devise du MSTC :

« Ocupar, Resistir, Construir, Morar. »2

Ces quatre mots d’ordre traduisent parfaitement l’essence-même du mouvement. On envahit des immeubles abandon-nés, inoccupés, inhabités, et l’on s’engage ensuite dans une lutte continue pour y rester, comme c’est le cas par exemple avec l’edifício Prestes Maia ; on habite, on vit et l’on donne

Le Movimento dos Sem-Teto do Centro (MSTC)

1. sem-teto : sans-abri, littéralement signifie sans-toit.

2. « Occuper, Résister, Construire, Habiter. »

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une fonction à un espace vide, inutilisé. Une autre caracté-ristique est son affinité avec le PT, cependant les intégrants du MSTC sont orientés par le leadership et rejettent tout lien formel avec un parti politique. Ils préfèrent s’autoproclamer en tant que mouvement autonome.L’organisation interne du mouvement : pour chaque occupa-tion des tâches sont définies et distribuées par les occupants en accord avec les règles définies par les coordinateurs.

Le leader, Ivanete, défend le fait que le mouvement ne doit pas être simplement un groupe d’accueil pour des personnes en extrême difficulté. Le MSTC a une idéologie forte. Il est essentiel que chacun, avant d’intégrer le mouvement, aie connaissance et partage les idées du celui-ci, à savoir quel est l’objectif de l’action menée, qu’est-ce qu’il est possible de faire ou ne pas faire, pour mener à bien tout objectif collectif.

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Ces deux mouvements, qui font partie actuellement des prin-cipaux, de par leur importance et l’étendue de leur action, sont engagés dans un même combat. Leur action se carac-térise par l’occupation d’édifices publics ou privés dans le coeur de São Paulo : ils se battent pour même cause. Leur combat rend visible le phénomène actuel de l’abandon du Centro. Ils mettent en évidence la contradiction de São Paulo en ce qui concerne son mode de développement actuel. La métropole ne cesse de s’étendre, mange sur les territoires pé-riphériques, allongeant ainsi les distances, ce qui complique les déplacements alors que le Centro constitue une réserve de logements et de terrains constructibles.

Leur lutte a donc un double objectif : dans un premier temps ils ont une approche directe qui passe par l’occupa-tion et qui permet, de manière temporaire ou non d’offrir un logement à des populations exclues. Le second temps, qui correspond à la visée générale de leur approche, serait une prise de conscience du phénomène par la société toute en-tière, et essentiellement par les pouvoirs publics, et la possi-bilité d’exploiter alors les capacités totales du Centre afin de résoudre une catastrophe sociale due en partie à un problème de logements.

Les mouvements d’occupation croient en l’utilisation du Centro existant pour arriver à leurs fins. Ils s’opposent à la logique de la table rase, un raisonnement exigeant des démo-litions ; ils sont partisans d’une rénovation, d’une adaptation des édifices qui composent de la région et sont clairs sur le fait qu’il s’agit de résoudre des besoins sociaux : un Cen-tro pour ceux qui y vivent ou y travaillent actuellement, un Centro pour les plus démunis, un Centro contre l’exclusion sociale.

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Page 80: Sao Paulo Centro

22 23

mapa deocupações

1. Ed. Secretaria da Fazenda público | MMC R. do carmo x r. Flores 08/97 | 53 dias ocupado

2. Ed. Secretaria da Cultura público | MMC R. do Ouvidor 12/1997 | 5 anos ocupado

3. Hotel São Paulo privado | F. dos Cortiços Praça da Bandeira 1997 | 2 anos ocupado

4. Ed. Maria Paula residencial | F. dos Cortiços R. Maria Paula, 161 |1997

5. Ed. Ana Cintra residencial | MSTC R. Ana Cintra, 123 1997

6. INSS público | F. dos Cortiços Av. 9 de julho, 570 |1997 7. Caixa E. Federal público | MMC R. Floriano Peixoto 10/1998

8. Banco Nacional privado | MMC R. Libero Badaró, 89 08/1999 | 6 meses

9. Ed. Labor privado | REFFESA| UMM R. Brig. Tobias, 300 1999 | Reformado 2005

10. R. da Abolição, 415 público | F. dos Cortiços 10/1999

11. R. do Gasômetro, 606 Hotel | ULC 10/1999

12. CDHU público | MTST ZL Av. Friedrich Von Voigt 10/1999

13. Caixa E. Federal público | MSTC Av. Duque de Caixias 11/2000

14. FEPASA CDHU público MMC + MSTC + ULC 07/2001

15. INSS público | MMC Glicério 11/2001

16. Hotel Danúbio privado | MSTC + MSTRC Av. Brig. Luisa Antonio, 1099 07/2003

17. Hotel Santos Dumont privado | MSTC + MSTRC R. Mauá 07/2003

18. Hotel Terminus privado | MSTC + MSTRC Av. Ipiranga 07/2003

19. R. Rego Freitas privado | MSTC + MSTRC 07/2003

20. R. Jaceguai privado | MSTC + MSTRC 07/2003

21. R. Aurora, 579 privado | MSTC + MSTRC 07/2003

22. R. Barão de Iguape MSTC | 01/2004

23. R. Rego Freitas, 527 privado | MSTC 11/2004

24. R. Solon, 915 fábrica | MSTC 11/2004

25. R. Cons. Crispiniano, 125 INSS | MSTC 11/2004

26. R. Cons. Carrão MSTC | 11/2004

27. R. Barão de Piracicaba MSTC | 11/2004

28. Caixa E. Federal privado | MSTC + MSTRC Pça. Roosevelt | 11/2004

29. Av. Prestes Maia, 911 privado | MSTC 11/2002

30. Hotel Santos Dumont privado | MSTC + MSTRC R. Mauá | 03/2007

31. Ed. Riskallah Jorge, 50 privado | MMC reformado 2003 32. Ed. Fernão Sales, 24 privado | MMC reformado 2001

33. Ed. Olga Benário privado | Av. Celso Garcia

parque da luz

pça. da república

anhangabaú

parque dom pedro

1.

2.8.

3.

4.

33.

11.

9.

7.

15.

22.

13.

27.

31.

32.

18.

25.

21.

24.

29.

17. 30.

20.

25.

26.

10.

16.

5.

6.28.

19.

12.

23

levantamento realizado no arquivo da Folha de São Paulo das ocupações ocorridas entre os anos de 91 e 10

La carte ci-dessus témoigne d’une prolifération non négli-geable des mouvements d’occupation dans la zone la plus centrale de São Paulo au cours des vingt dernières années.

Ce sont plus de trente édifices laissés à l’état d’abandon qui ont été investis au sein d’une zone très resserrée, et de tous types. Furent occupés des édifices publics comme pri-vés, des immeubles auparavant de type résidentiel, de vieux hôtels, ou encore même une ancienne usine.

Les deux immeubles auxquels nous nous intéresserons plus en détail, à proximité l’un de l’autre se situent dans la partie nord du Centre : l’edifício Prestes Maia 911 et l’ edifí-cio Mauá 354, anciennement hotel Santos Dumont.

Ci-dessus : carte référen-çant les édifices occupés dans le quartier du Centro entre 1991 et 2010.

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33.

1. Ed. Secretaria da Fazenda público | MMC R. do carmo x r. Flores 08/97 | 53 dias ocupado

2. Ed. Secretaria da Cultura público | MMC R. do Ouvidor 12/1997 | 5 anos ocupado

3. Hotel São Paulo privado | F. dos Cortiços Praça da Bandeira 1997 | 2 anos ocupado

4. Ed. Maria Paula residencial | F. dos Cortiços R. Maria Paula, 161 |1997

5. Ed. Ana Cintra residencial | MSTC R. Ana Cintra, 123 1997

6. INSS público | F. dos Cortiços Av. 9 de julho, 570 |1997 7. Caixa E. Federal público | MMC R. Floriano Peixoto 10/1998

8. Banco Nacional privado | MMC R. Libero Badaró, 89 08/1999 | 6 meses

9. Ed. Labor privado | REFFESA| UMM R. Brig. Tobias, 300 1999 | Reformado 2005

10. R. da Abolição, 415 público | F. dos Cortiços 10/1999

11. R. do Gasômetro, 606 Hotel | ULC 10/1999

12. CDHU público | MTST ZL Av. Friedrich Von Voigt 10/1999

13. Caixa E. Federal público | MSTC Av. Duque de Caixias 11/2000

14. FEPASA CDHU público MMC + MSTC + ULC 07/2001

15. INSS público | MMC Glicério 11/2001

16. Hotel Danúbio privado | MSTC + MSTRC Av. Brig. Luisa Antonio, 1099 07/2003

17. Hotel Santos Dumont privado | MSTC + MSTRC R. Mauá 07/2003

18. Hotel Terminus privado | MSTC + MSTRC Av. Ipiranga 07/2003

19. R. Rego Freitas privado | MSTC + MSTRC 07/2003

20. R. Jaceguai privado | MSTC + MSTRC 07/2003

21. R. Aurora, 579 privado | MSTC + MSTRC 07/2003

22. R. Barão de Iguape MSTC | 01/2004

23. R. Rego Freitas, 527 privado | MSTC 11/2004

24. R. Solon, 915 fábrica | MSTC 11/2004

25. R. Cons. Crispiniano, 125 INSS | MSTC 11/2004

26. R. Cons. Carrão MSTC | 11/2004

27. R. Barão de Piracicaba MSTC | 11/2004

28. Caixa E. Federal privado | MSTC + MSTRC Pça. Roosevelt | 11/2004

29. Av. Prestes Maia, 911 privado | MSTC 11/2002

30. Hotel Santos Dumont privado | MSTC + MSTRC R. Mauá | 03/2007

31. Ed. Riskallah Jorge, 50 privado | MMC reformado 2003 32. Ed. Fernão Sales, 24 privado | MMC reformado 2001

33. Ed. Olga Benário privado | Av. Celso Garcia

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Getúlio Veloso, occupant de l’edifício Prestes Maia.

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CHAPITRE 2

Edifices Occupés

Maintenant qu’il n’y a plus rienOn ne regrette rienCar il poussera demainDes squats comme des petits pains !

Pour tous les mal-logésIl y a un comitéEt même dans ton quartierIl y a de quoi squatterPour tous les mal-logésIl y a un comitéQui défend le quartierDu promoteur sans coeur

Ainsi squattent-ilsSans droit ni titreAinsi squattentSans toit ni loiAinsi squattent-ils

Ainsi squattent-ils, Bérurier Noir.

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le Prestes Maia, à droite, émerge au sein du paysage du Centro.

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l’immeuble-tour : edifício Prestes Maia 911.l’immeuble à cour : edifício Mauá 354.

Ces deux édifices particuliers sont des symboles de l’occupa-tion actuelle dans le centre de São Paulo, de par leur impor-tance et leurs actes de résistance qui ont su attirer l’attention, que ce soit de la municipalité, des médias, ou encore de la société civile dont de nombreux acteurs s’engagent pour ap-porter une aide, de quelque type que ce soit.

Ces deux occupations ont beaucoup de similitudes, dans le sens où il s’agit dans les deux cas d’une lutte face aux pouvoirs publics avec une demande équivalente ; cependant, il existe des différences qui rendent chacune d’elles singu-lières. En effet on ne s’approprie pas tout type de lieu de la même manière, et le type-même de l’édifice investi a des effets sur la façon interne de s’y organiser.

Afin de pouvoir étudier ces deux édifices et les comparer entre eux, nous nous baserons sur un certain nombre d’élé-ments qui constitueront une sorte de méthode d’étude.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons au bâti-ment de manière plus générale, sans trop se soucier encore de l’occupation : nous étudierons succinctement le site dans lequel s’implante le bâtiment et le rapport qu’il entretient avec celui-ci, puis nous porterons un regard sur son histoire et expliquerons le statut actuel auquel il est voué, à savoir à qui il appartient désormais et quelle est sa valeur.

Puis, c’est dans un second temps que nous entrerons dans les sphères de l’occupation à proprement parler. Il est tout d’abord important de savoir comment celle-ci a commencé et quelles furent les conditions de son implantation. L’inves-tissement d’un édifice se passe rarement sans heurts. Une fois cette question cernée, nous entrerons dans l’actualité des faits en dressant un état des lieux. Il s’agit de porter un regard objectif sur les différents espaces composant le bâtiment.

En Guise d’Introduction

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Intérieurement, qu’en est-il ? dans quel état sont les espaces personnels des habitants, mais aussi les lieux collectifs et par-tagés au sein de l’occupation ? Quant à la partie extérieure de l’édifice, car c’est elle qui rend compte de son image au sein de la ville, est-elle en état de dégradation ? donne-t-elle l’im-pression, ou non, d’un immeuble abandonné ? sans oublier la question du rez-de-chaussée, et de l’accès à l’immeuble : quel rapport à la rue, à l’espace public ? car c’est en le lon-geant que l’on se fait une première idée de la vie que le bâti-ment insuffle. Quant au rapport dualiste entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, quel est-il ?

Nous verrons comment le type-même de l’édifice est mis à profit, ou non, par la collectivité, et comment celle-ci s’y implante, s’y organise, et ce pour quelles conditions de vie.

Enfin, nous nous interrogerons sur la dynamique de ce lieu, si celui-ci réussit à tisser des liens avec l’espace de la ville, à animer de nouveaux projets, à réinventer son espace et ceux autour, grâce à des activités singulières et au soutien de collectifs.

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cour interne de l’ edifício Mauá.

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plan de situation.

edifício Prestes Maia

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L’edifício Prestes Maia, l’un des plus emblématiques parmi les immeubles abandonnés puis occupés du Centro de São Paulo, jouit d’une localisation très attractive pour les familles qui l’occupent. Situé au nord de la région centrale, au sein du district de Sé et à une quinzaine de minutes de la praça da República1, il est au cœur-même d’une des zones les plus commerçantes, bénéficiant d’une forte concentration en ser-vices, et où l’offre en matière de transports, santé, éducation est considérable.

L’immeuble est en partie adressé sur l’avenida Prestes Maia, qui lui a donné son nom, autoroute urbaine dont le dimensionnement et la séparation centrale limitent les fran-chissements, mais qui constitue l’une des artères principales de la ville, extrêmement empruntée pour sa capacité à relier des zones lointaines. Le quartier et ses alentours recèlent d’un nombre incalculable de lignes autobus qui desservent une grande part de la ville. Mais le point déterminant, en ce qui concerne la question des transports en commun, est la proximité avec la estação da Luz, l’une des connexions les plus importantes de la ville ; elle possède un bon nombre de correspondances entre le métro et le train métropolitain qui permet l’accès aux lointaines périphéries.

De l’autre côté de la gare, le parque da Luz3, l’un des rares parcs de la ville qui datent d’une époque révolue où l’on pensait et dessinait la ville à partir de l’espace public. Témoin d’un passé glorieux, ce magnifique parc aux allures tropicales est un poumon grâce auquel ce centre abîmé qui étouffe peut respirer.

Installé au cœur d’un îlot triangulaire de dimensions étroites, l’immeuble, constitué de deux blocs rigides et imposantes, solidaires entre eux, occupe la totalité d’une parcelle traver-sante adressée, d’une part sur la monumentale avenida Prestes Maia, et d’autre part sur une voie secondaire, plus étroite, la rua Brigadeiro Tobias. Sur celle-ci, le bloc le moins haut, mais suffisamment élevé pour plonger la rue dans l’ombre du

Edifício Prestes Maia 911

1. Place située en plein coeur de la ville, souvent utilisée comme point de répère.

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haut de ses 10 étages. Côté opposé, l’immeuble est à la déme-sure de l’avenida Prestes Maia et atteint ainsi les 22 étages. De par son gigantisme, la visibilité qu’il offre, l’édifice se détache de l’ensemble bâti du quartier et devient une pièce particulière du paysage urbain, un signal, voire un emblème du Centro.

Ces différents éléments peuvent constituer une des explica-tions du choix de cet immeuble pour y effectuer une occupa-tion de la part du mouvement qui a décidé de s’y implanter, à savoir dans ce cas précis le MSTC. La majorité des occupants du Prestes Maia travaille dans la région comme marchands ambulants ou récolteurs de matériaux recyclables. Quant à la taille de l’édifice lui-même, il s’agissait d’une opportunité rêvée pour loger un maximum de militants du mouvement.

A l’origine, l’edifício Prestes Maia était utilisé pour l’indus-trie textile, il appartenait à la Companhia Nacional de Teci-dos1. On peut encore lire actuellement, gravé sur la façade au-dessus de l’entrée, côté rua Brigadeiro Tobias, le nom de l’entreprise de l’époque. En 1991, la CNT fait faillite et le bâtiment est mis aux enchères. Il est alors racheté par un puissant entrepreneur, de son nom Jorge Nacle Hamuche, qui a travaillé par le passé avec la CNT.

Cependant l’homme d’affaires n’investit pas le bâtiment, et le laisse sans usage. L’immeuble entre dans sa période noire qui durera une quinzaine d’années. Voué à l’abandon, il se dégrade et devient vite inutilisable, jusqu’à ce que ses portes soient enfoncées au cours d’une nuit de novembre 2002 par un groupe d’occupants qui vont l’aider à sortir de l’oubli et lui redonner un usage. Mais durant toutes ces années d’aban-don où l’immeuble servait à tous types de trafic et de pros-titution, son propriétaire ne paie pas l’imposto predial e ter-ritorial urbano2 (IPTU). Les dettes du propriétaire vis-à-vis de l’IPTU croissent de manière considérable, et atteindraient aujourd’hui un total de $R 2,5 millions, selon Hamuche lui-même. La propriété de l’immeuble est donc totalement re-mise en cause, sans compter que le dit propriétaire ne dispose d’aucuns documents de propriété régularisés. Cela ne l’em-pêche pas pour autant d’essayer de récupérer l’immeuble, et donc par la même occasion d’exclure les actuels occupants. Selon lui, un tel bâtiment n’est pas fait pour recevoir de

1. Compagnie Nationale des Tissus, créée entre 1912 et 1916.

2. Impôt foncier et territo-rial urbain. Impôt perçu par la préfecture sur l’immo-bilier prenant en compte la surface du terrain, la surface construite, et la valorisation du local et des services publics (eau, lumière, sanitaires…).

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l’habitat, à ses yeux cela équivaudrait à une perte de potentiel. La municipalité devait sans doute partager son avis, lorsque l’on sait que le programme Nova Luz, voué à remembrer et revaloriser le quartier selon des principes qui dépassent l’entendement, avait pour projet de faire du Prestes Maia un grand immeuble de bureaux.

C’est au cours des années 2000-2001 que le mouvement MSTC commence à s’intéresser à l’edifício Prestes Maia, soit à l’époque même où apparaît le programa de arrenda-mento residencial1 (PAR). La création d’un tel programme aurait alors poussé le mouvement à chercher rapidement un immeuble vacant pour s’y implanter. L’edifício Prestes Maia,

1. Programme locatif résidentiel. Programme social pour l’habitat popu-laire mis en place par la Caixa Ecônomica Federal, institution financière du gouvernement fédéral brésilien.

l’edifício Prestes Maia, véritable colosse urbain.

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à l’abandon est l’immeuble parfait. Les négociations sont entreprises avec le propriétaire du bâtiment, Hamuche, et la Companhia metropolitana de habitação1 (COHAB) valide le projet. Tout paraît être en place pour intégrer l’immeuble de manière légale, mais les négociations tournent court, et le projet tout entier tombe à l’eau. Le MSTC se doit de réagir. Il n’accepte pas une telle décision qu’il juge strictement injuste. Dans l’incapacité de mener à bien le projet en empruntant les sentiers officiels, le mouvement s’en remet à sa propre légi-timité. Ne pouvant compter sur l’appareil de l’Etat, il décide de se lancer dans l’occupation de l’immeuble, ultime recours face à la précarité des familles sans logement. En effet, la situation de certains est telle que le mouvement ne peut se permettre d’attendre. Il s’agit d’une situation d’urgence.

C’est ainsi que le 3 novembre 2002, en pleine nuit, quelques centaines de personnes se lancent à l’assaut du gigantesque Prestes Maia. Ils forcent le cadenas du portail d’accès du côté de la rua Brigadeiro Tobias, ancien accès principal du bâtiment à l’époque où la Companhia Nacional de Tecidos était encore propriétaire des lieux. Les occupants s’installent mais de manière provisoire, habités par la peur d’être délogés par la police.

Ces nouveaux habitants vont récupérer un immeuble extrê-mement dégradé, victime d’une quinzaine d’années d’aban-don et des activités illicites qui s’y produisirent au cours de ce temps. Les lieux sont d’une saleté incomparable, les cou-loirs sont pleins d’excréments, des insectes et des rats ont pris leurs aises dans chacun des recoins, tandis que certains espaces se sont transformés en piscines géantes, et c’est sans compter l’accumulation d’ordures et de déchets qui infeste l’immeuble tout entier.

Le mouvement se retrouve confronté à un enjeu de taille: rendre habitables les espaces de l’edifício Prestes Maia. Il devra compter sur la participation de chacun, un esprit fort de la collectivité, et une organisation sérieuse.

L’effort de revitalisation de l’espace se doit d’être collec-tif pour légitimer la mise en place d’un nouvel espace de vie, qui lui-même sera partagé. Les occupants ont des origines diverses, ils constituent un ensemble hétérogène, mais avant tout ils forment une collectivité et convergent vers une même politique qui définit au quotidien l’essence-même du MSTC.

1. Compagnie métropoli-taine de l’habitat. Entre-prise dépendant de l’Etat et responsable de l’exécution des politiques publiques concernant l’habitat de la ville de São Paulo et sa région métropolitaine.

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Page suivante : jeunes habitants de l’edifício Prestes Maia.

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Leur groupe est à la fois uni dans l’action, celle-ci se tra-duisant par une lutte quotidienne au sein de l’espace urbain, mais aussi par le fait de vivre en communauté ; sans quoi l’occupation serait quasi impossible.

Dans le moment de l’occupation, on se retrouve confronté à une temporalité au sein de laquelle on distingue deux temps. Le premier correspond à l’instant de l’occupation en tant que moyen de pression. Un moment qui se veut temporaire, où l’on a la peur d’être mis dehors à chaque minute, un temps qui est le préambule nécessaire à toute occupation, celui où l’on s’impose pour ensuite pouvoir s’installer réellement. Dans le cas du Prestes Maia, au début seule une part des occu-pants était présente, et ils n’occupaient qu’une infime partie de l’édifice. Ils étaient installés sur l’un des premiers étages, avaient mis au point une cuisine commune et dormaient sur des matelas disposés sur le sol. Un moment précaire dans l’attente du lancement réel de l’occupation.

Le second temps, qui doit s’inscrire dans la durée, cor-respond donc à l’appropriation des lieux. La peur d’être ren-voyé à la rue écartée, on fait appel aux autres pour qu’ils viennent s’installer. Le mouvement garde quand même une position défensive.

Tous ensemble ils vont se mettre au travail pour nettoyer l’immeuble, ils vont investir les autres espaces, et transfor-mer un ancien lieu de l’industrie en un immeuble d’habita-tion sociale. Il s’agit de mettre en place les conditions néces-saires à l’installation de 468 familles, soit 1722 personnes, parmi lesquelles 315 enfants, 380 jeunes, 561 femmes et 466 hommes. L’edifício Prestes Maia représente la plus grosse occupation de toute l’Amérique latine.

Ce sont 1500 mètres cube d’ordures qui seront évacués, nécessitant l’intervention de plus de 200 camions, au cours de cette énorme opération de nettoyage qui durera plusieurs mois.

Les occupants se mobilisent et entreprennent tous types de travaux. Ils mettent en place des installations électriques, de façon clandestine, et réalisent des travaux de plomberie, en se servant de la trémie de l’ancien ascenseur pour faire passer les réseaux. Au début, les réseaux de plomberie ne sont installés que pour les premiers étages, puis rapidement, un

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réservoir d’eau est placé sur le toit afin de distribuer le reste du bâtiment.

Mais les occupants se retrouvent aussi confrontés à l’es-pace dont ils ont hérité, l’espace dans sa forme. En effet, les espaces du Prestes Maia, auparavant dédiés à l’industrie tex-tile ne sont pas organisés pour recevoir des espaces de vie. Les étages, qui étaient à l’époque utilisés comme des lieux de dépôt et de stockage correspondent à de grandes surfaces libres sans aucune partition. Afin de résoudre ce problème, les occupants réfléchissent à une logique permettant de retra-vailler les lieux en vue d’y implanter des appartements. Est mis en place un principe de division interne afin que cha-cune des familles dispose de sa propre chambre/appartement. Le principe d’organisation est relativement simple : chaque espace doit disposer d’une fenêtre au moins afin de permettre une aération. La façade du bâtiment, très percée permet de répondre facilement à cette nécessité. Chaque famille reçoit un espace de vie qu’elle organise à sa façon.

La répartition des familles au sein du bâtiment se fait se-lon quelques principes simples. Les personnes âgées, tout comme celles qui expriment des difficultés pour se déplacer sont prioritaires pour habiter les premiers étages. Une autre tendance consiste à mettre les personnes ayant des liens de parenté au même étage.

A chaque étage, il n’y avait au départ qu’une seule salle de bain ; les occupants ont alors ajouté des sanitaires, une douche électrique, ainsi qu’éviers et réservoirs pour la vais-selle et la lessive. Les salles de bain sont donc collectives et partagées entre une quinzaine de familles environ.

L’esprit du collectif s’affirme au sein-même de chaque étage. Ce qui semble normal car c’est avec ses voisins d’étage que l’on se rencontre le plus souvent mais aussi que l’on par-tage le plus, comme le salles de bain notamment, mais aussi les tâches quotidiennes, dont nous parlerons plus tard.

L’escalier, grand corridor de l’immeuble, est devenu un vrai espace de rencontres. Chacun est contraint de l’emprun-ter du fait que l’ascenseur ne fonctionne plus. Les murs té-moignent de la vie nouvelle dont jouit le bâtiment ; graffitis, phrases écrites au pinceau s’enchaînent à chaque étage : « o conhecimento transforma o homem »1, ou encore « vendo balas, doces e bolos ».2

1. La connaissance trans-forme l’homme.

2. Vend chewing-gum, bonbons et gâteaux.

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En plus de ces espaces, les occupants se sont approprié un autre lieu afin d’en faire un espace collectif dédié à la com-munauté toute entière ; il s’agit du sous-sol qui auparavant fonctionnait comme un garage. Sa fonction a été repensée pour en faire une bibliothèque, faite de livres trouvés dans la rue et de donations, un espace de jeux pour les enfants, ainsi qu’un lieu où l’on peut recycler le matériel collecté dans la rue. Les murs du sous-sol, remplis de graffitis, retranscrivent l’esprit de la communauté au travers de phrases à l’image de la lutte quotidienne. L’on distingue aussi des installations avec des photos des habitants, des affiches dénonçant les pro-jets hygiénistes prévus pour la région du Centro.

On utilise l’espace pour les pratiques de sociabilisation entre les occupants, on y projette des documentaires à l’atten-tion de tous, on y organise des fêtes. Ce grand espace que les occupants appellent le salão sert aussi aux réunions de coor-dination interne ainsi qu’aux assemblées.

Un espace qui attire des manifestations artistiques, comme ce fût le cas par exemple avec le Coletivo de Galo-chas, groupe de théâtre fondé en 2010 par des étudiants de l’Université de São Paulo et engagé aux côtés de l’occupa-tion Prestes Maia depuis décembre de la même année. Le groupe est à la recherche d’espaces particuliers pour exercer ses activités :

« Nous réfléchissons à une pratique théâtrale au sein d’espaces non conventionnels, nous étudions le tissu urbain et les lignes de fonction-nement des relations humaines dans la ville. » 1

Le collectif utilise les couloirs de l’édifice et les espaces du sous-sol pour les répétitions, les présentations et des activi-tés de lecture à caractère plus ludique pour les enfants. Ils essaient de diffuser une culture à travers l’activité théâtrale et stimulent le lien des habitants avec l’espace. Ils sont un soutien à l’occupation, tant par leur participation à la lutte que par les activités qu’ils proposent.

Tous ces espaces collectifs témoignent d’une vie bouillon-nante au sein du Prestes Maia, d’un engagement sans pareil. Cependant, ces espaces, à la différence des espaces person-nels, sont très dégradés, et malgré tout inspirent physique-ment l’idée d’abandon.

1. Manifeste signé par le Coletivo de Galochas, « 368 famílias correm o risco de despejo no bairro da Luz » publié sur le site www.anarcopunk.org/noticias.

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Page suiavnte : en haut, la cage d’escalier ; en bas, recomposition des espaces d’origine.

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S’étant approprié les lieux, ayant mis en place, des espaces collectifs pour le bien-être des habitants, la communauté se doit de s’organiser afin que le quotidien soit vivable pour tous et que les lieux restent décents. Le quotidien du groupe est organisé par des leaderships pour une organisation efficace au sein du bâtiment, mais aussi dans un effort de légitimation publique du mouvement.

Chaque étage de l’edifício Prestes Maia se voit attribuer un coordinateur dont le rôle est de gérer les conflits, garan-tir le respect des règles imposées, ainsi que l’alternance du nettoyage des espaces communs. Les habitants sont respon-sables de l’espace qu’ils partagent au quotidien, de son net-toyage, de sa manutention. La collectivité est seule maître de son propre espace.

Quant au règlement collectif, il est affiché à l’entrée du bâtiment, au niveau du portail. Des normes rigides, telles que le contrôle des entrées et des sorties, l’interdiction de bois-sons alcoolisées, de la violence… la nécessité de faire partie d’un groupe de base pour intégrer l’occupation, et habiter au début les derniers étages (excepté pour les personnes âgées ou à mobilité réduite). Le non-respect du règlement interne peut mener à être puni, voire même à être expulsé de l’occupation.

Ci-dessous : le haut rez-de-chausse de l’édifice; à droite l’on distingue la porte blindée qui permet l’accès.

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Suite à l’analyse de l’espace interne du bâtiment, qui prouve à quel point ce lieu est vivant et assure une réelle fonction sociale, on peut s’interroger sur l’image de l’édifice au sein-même de la ville et de son paysage.

La réalité est extrêmement dure, la façade du bâtiment, de quelque côté que ce soit, est terriblement dégradée ; les fenêtres sont cassées, souvent remplacées en partie par des morceaux de carton ou autre élément de récupération qui accentuent cet effet de déchéance. C’est sans compter sur les pignons au béton terni s’élançant fièrement vers le ciel, et venant littéralement atomiser le paysage. Sur l’avenida Prestes Maia, le haut corps du rez-de-chausée ne laisse trans-paraître aucune activité. Fermé, muré, il porte les marques du symbole du mouvement mais ne révèle pas l’essence du bâtiment. L’entrée est très discrète, presque cachée.On peut regretter que le bâtiment ne participe pas plus de l’environnement urbain, qu’il ne crée pas plus d’interaction avec son contexte, surtout lorsque l’on voit tout ce qu’il pro-duit dans son espace interne. L’edifício Prestes Maia parti-cipe à la vie de la cité en accomplissant une fonction sociale, mais se protège de l’espace ouvert de la ville ; une protection qui est condition de sa survie.

Gravure réalisée par le collectif Dragão da Gravura afin de dénoncer l’exclusion des occupants si le propriétaire recou-vrait son bien.Au bas de la gravure on lit: « où iront les 468 familles ? »

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edifício Mauá

plan de situation.

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L’edifício Mauá, situé à deux pas du Prestes Maia, jouit des mêmes avantages, à savoir l’importante offre en transports dans la région et une zone commerçante au sein de laquelle travaillent de nombreux candidats à l’occupation. Mais le bâtiment se niche aux confins d’un espace plus intime, plus calme que celui de l’avenida Prestes Maia. Perdu au sein d’un îlot, dont la majorité des bâtiments, résidus de l’époque coloniale ou vieilleries industrielles ne dépassent que rare-ment les deux niveaux, l’edifício Mauá émerge seul et do-mine le paysage du haut de ses 6 étages. Cet immeuble qui s’organise autour d’une cour interne, légèrement en retrait par rapport à la voie, obtient donc un statut remarquable au sein du quartier. Il faut noter toutefois qu’il s’implante dans un lieu particulier : la rua Mauá est en réalité une voie d’évi-tement ; elle longe la estação da Luz, et au niveau de l’edifí-cio Mauá c’est un mur plein qui nous sépare des voies de chemin de fer situées en contrebas. L’un des côtés de la rue n’est donc pas habité, et crée une sensation de vide. Mais cela permet en contrepartie de profiter du parque da Luz dont la verdoyance est ainsi révélée et apporte un peu de charme à ces espaces dégradés.

La rua Mauá, engouffrée dans un quartier autrefois plein de vitalité et bondé à toutes les heures n’a pas encore dit son dernier mot. La présence de la gare, bien que ce soit son ar-rière qui donne sur cette rue, est génératrice de flux, et les divers magasins de vêtements bon marché qui s’alignent sur le trottoir amènent un peu de passage et de bruit qui sont élé-ments premiers d’une ville.

La genèse de l’edifício Mauá remonte à l’année 1945 qui correspond à l’achat du terrain par le commerçant Mayer Wolf Sznifer. Le récent acquéreur va démolir les magasins de plain-pied pour construire ce qui va devenir l’hotel Santos Dumont. Il cherche à profiter du mouvement touristique de 1954, année qui commémore le quadricentenaire de la ville. On note qu’à cette même époque la région de Luz est encore

Edifício Mauá 354

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fréquentée par l’élite pauliste. A sa mort, en 1957, le titre de propriété est transféré à sa femme et ses trois fils. Selon Leon, l’un des fils, l’hôtel fonctionnera jusqu’à la fin des an-nées 1990, mais les lieux ne sont pas abandonnés pour autant. Les pièces sont louées à des bureaux et servent aussi à abriter la bibliothèque de Leon, une partie de son bureau d’avocat, et le bâtiment devient le siège de la direction du journal Inter/Nacional dont Leon fut le directeur et au sein duquel il s’of-frira en 1987 la signature d’un éditorial défendant la peine de mort. La veuve de Mayer habitera l’hôtel jusqu’à sa mort en 2002.

En 2003, a lieu la première occupation, conduite par le MSTC, qui ne durera que deux mois. En ce qui concerne l’occupation des lieux avant que les militants ne les investissent, les ver-sions divergent selon les acteurs. Aux dires de Leon, à cette époque l’hôtel abritait sa bibliothèque et les biens de sa mère récemment décédée, ainsi que quelques locataires ; tandis que le MSTC affirme qu’ils se sont attaqués à un immeuble laissé à l’abandon depuis 17 ans, infesté par la crasse et les rats. Cette occupation fût éphémère, deux mois seulement ; raison pour laquelle nous nous attarderons par la suite sur l’occupation de 2007, encore d’actualité. Suite à la première occupation, la famille Sznifer a demandé à reprendre posses-sion de son bien, et en deux mois les occupants avaient quitté les lieux.

Aujourd’hui, alors que l’immeuble est occupé depuis plusieurs années déjà, les propriétaires ne lui portent plus le même intérêt. Leur souhait serait de vendre l’édifice. Ils sont d’ailleurs actuellement en train de tenter une récupération de l’immeuble sans doute dans l’idée de le revendre.

Mais la réalité économique se veut plus complexe, et comme c’est le cas avec le Prestes Maia, l’immeuble a accu-mulé des dettes ayant atteint une valeur telle qu’elle remet en cause toute réclamation de propriété du bâtiment, et donc d’une vente potentielle. Celle-ci semble impossible lorsque l’on sait que la dette, en ce qui concerne l’IPTU, se chiffre en millions. Depuis 1974, l’impôt n’a pas été payé régulière-ment, et les propriétaires sont actuellement redevables d’une somme qui dépasse les $R 2.6 millions vis-à-vis de la pré-fecture.

Etant donné l’énormité de la dette, l’edifício Mauá ap-

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partient, du moins de manière partielle, à la préfecture ; celle-ci prétend depuis un certain nombre d’années vouloir expro-prier l’immeuble pour créer de l’habitat social, mais jusque-là aucune proposition concrète n’a été faite. Et pourtant, au début de l’année 2012, le recouvrement de la propriété a été jugé favorable.

C’est à partir de 2007 que va se mettre en place l’occupation de l’edifício Mauá, toujours d’actualité, articulée autour de trois mouvements, le MSTC, le MMRC, et le MTSTRC, ce qui en fait une occupation singulière puisqu’il s’agit de trou-ver un terrain d’entente entre les différents mouvements au sein-même de l’occupation pour mener à bien l’action col-lective.

Mais tout d’abord, remontons le temps, afin de com-prendre les origines de l’occupation de 2007. Lors de la ges-tion municipale de Marta Suplicy (2001-2004), du Partido dos Trabalhadores (PT) est mis en place le programme Bol-sa Aluguel qui payait $R 300 de loyer pour une habitation,

Ci-dessus : la façade prin-cipale de l’immeuble, sur la rua Mauá.

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correspondant à une famille, le paiement étant directement versé au propriétaire. Le contrat fut signé pour une période de 30 mois, arrivée à terme au mois de mars de l’année 2007. Le nouveau maire, Gilberto Kassab, à l’époque affilié au Partido da Frente Liberal1 (PFL) décide de ne pas renou-veler le contrat. La majeure partie des familles auxquelles le programme venait en aide vivent dans un petit immeuble de la alameda Barão de Piracicaba, en pleine région centrale de la ville, à proximité de la estação da Luz. Au sein de cet immeuble, ce sont 28 familles qui, soudainement, se voient dans l’incapacité de payer leur loyer et sentent alors peser la menace de l’exclusion. Elles risquent de se retrouver à la rue.

Afin de répondre à l’attente de ces familles dont la préfecture s’est écartée, les mouvements qui se battent pour les droits des sem-teto du Centro vont organiser une festa2, terme dé-guisé pour parler du lancement d’une occupation afin d’évi-ter que le projet ne remonte jusqu’à la police qui se chargerait d’empêcher toute tentative. Cette festa correspondait au lan-cement de l’occupation du bâtiment situé au numéro 354 de la rua Mauá, laissé à l’abandon depuis la dernière occupation de 2003.

Les mouvements préparent en amont l’action afin que tout se passe pour le mieux ; il s’agit même de régler la ques-tion du gardien qui garde actuellement l’edifício Mauá, à savoir le mettre hors de l’immeuble, se débarrasser de lui en quelque sorte, mais les responsables sont clairs : cela doit être fait de manière pacifique, et il est hors de question de s’approprier ses affaires :

« Nous ne voulons pas tout bouleverser, prendre ce qui n’est pas à nous, notre objectif est bien plus grand ! nous ne nous occuperons pas des choses qui ne nous concernent pas. »3

Au cours de la nuit du 25 mars 2007, ils envahissent l’im-meuble au son de cris répétés tels que « Quem não luta tá morto ! »4 ou encore « Daqui eu nao saio, daqui ninguém me tira ! »5

Le moment premier de l’occupation, à savoir l’investisse-ment de l’édifice, et les jours suivants où l’on prépare l’ins-tallation mais aussi où l’on craint une possible exclusion, se

1. Parti du Front Libéral. Fondé en 1985, suite à la fin du régime militaire, sa politique se rapporte à une idéologie de centre libéral. Il disparaît au cours de l’année 2007.

2. Littéralement signifie « fête », s’agit d’un terme déguisé pour parler du lancement d’une occupa-tion afin d’éviter que le projet ne remonte jusqu’à la police qui se chargerait d’empêcher toute tentative.

3. FILADELFO de AQUINO Carlos Roberto, A coletivização como processo de construção de um movimento de moradia : uma etnografia do Movi-mento Sem-Teto do Centro (MSTC), USP, faculdade de filosofia, letras e ciências humanas, ss dir. de FRU-GOLI Jr. Heitor.

4. Qui ne lutte pas est mort !

5. D’ici je ne sortirai pas, d’ici personne ne me tirera !

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sans heurt. Ce bon fonctionnement est dû à toute la prépara-tion qui a été faite en amont. Le MSTC a sept années de lutte derrière lui, tandis que le MTSTRC est prêt de fêter ses dix ans. Ce n’est pas non plus leur première occupation. Chaque occupation constitue un territoire de réflexion pour améliorer la suivante.

Aucune opération d’évacuation ni de répression n’est entreprise par la police. C’est une victoire sur le passé si l’on se rappelle les nombreuses actions des mouvements d’occu-pation qui avaient pour coutume d’être durement et constam-ment réprimés sans aucune possibilité de négociation avec les pouvoirs publics. L’occupation Mauá a apporté plus de respect aux mouvements et a permis l’ouverture quasi immé-diate de négociations. Le succès de cette occupation est uti-lisé comme un exemple pour favoriser et renforcer la collec-tivisation des militants au vu de futures occupations.

L’immeuble qu’ils récupèrent est très sale, envahi par la poussière et les déchets ; mais bien décidé à redonner une fonction sociale à ce lieu, les occupants se mettent au tra-vail pour redorer le blason de ce bâtiment qui est dans un état de dégradation avancée. Il est tout d’abord nécessaire de monter des équipes qui vont s’occuper des premiers travaux essentiels à l’occupation des lieux ; cela concerne la plom-berie, l’électricité, le toit et le retrait des déchets. Il est aussi important de montrer que le mouvement est organisé, ce qui lui permet de justifier son action. Suite à cela l’une des pre-mières besognes sera de transformer la grande salle en une cuisine commune. Mais dans l’ensemble il n’y aura pas de grands travaux à entreprendre, peu d’espaces sont à rema-nier, l’immeuble ayant abrité autrefois la fonction d’hôtel. Les nouveaux habitants peuvent ainsi s’approprier directe-ment les chambres, situées en enfilade le long d’un couloir qui s’enroule autour d’une cour centrale. Ce sont près de 250 familles, environ 1000 personnes, qui se répartissent sur les 6 étages et font de chaque chambre un petit appartement.

Les occupants prennent leurs quartiers dans la quasi totalité de l’édifice. Le 6ème étage, au moment-même où l’immeuble est investi, est le plus détérioré de tous, il est for-tement exposé à des problèmes d’humidité. Seules quelques familles occupent les chambres en meilleur état de cet étage. Comme c’est le cas au sein de l’edifício Prestes Maia, les habitants partagent des salles de bain communes.

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Des espaces communs à toute la communauté s’orga-nisent ou s’improvisent au rythme de l’occupation. Ces es-paces se situent au rez-de-chaussée de l’immeuble, car au sein des étages l’entièreté des lieux est occupée par le couloir, les chambres qu’il dessert et les pièces d’eau, bien que l’on puisse parler du couloir comme d’une sorte de salon linéaire, où les gens s’arrêtent pour discuter, tandis que les enfants l’utilisent comme un terrain de jeux.

Au rez-de-chaussée, le salão, au départ utilisé en tant que cuisine commune, s’est retransformé pour devenir un grand salon collectif, une salle de rencontres où l’on organise des évènements, des fêtes. Mais l’espace a fini par être occupé par des familles appartenant au MMRC, et venant d’être délogées d’une autre occupation. Elles se créent leur propre espace au sein du salão. Deux grands espaces extérieurs per-mettent à l’immeuble et à ses habitants de respirer : la cour interne, narguée de tous côtés par les six étages du Mauá, et la cour du fond, située en limite de parcelle. Propices à l’organisation d’évènements, ils sont souvent transformés en de véritables terrains de football par les jeunes. Il est aussi possible de se retrouver, le temps d’un instant, à l’épicerie improvisée par l’une des habitantes et où l’on peut s’arrêter manger un poulet rôti.

Afin de garder ces espaces vivables et assurer le bien-être de la communauté, il a fallu imposer un règlement et mettre au point une organisation efficace. Mais cela n’est pas aussi simple qu’il paraît lorsque cohabitent trois mouvements au sein d’une même occupation, comme c’est justement le cas avec l’edifício Mauá.

C’est ainsi que l’espace de la communauté s’est vu divisé en sous-espaces, en ce qui concerne les lieux de vie. L’occu-pation des étages s’est faite selon l’appartenance au mouve-ment. Aux 1er et 2ème étages vivent les familles du MTSTRC, celles du MSTC sont réparties entre le 3ème et le 6ème, tandis que les quelques familles du MMRC partagent le 3ème étage avec le MSTC. Les mouvements restent malgré tout très unis et ne se mélangent pas aussi facilement que l’on aurait pu l’imaginer, ce qui complique souvent la mise en place d’un esprit collectif qui percerait les frontières des mouvements pour faire de l’ensemble des habitants de l’occupation Mauá un seul et même groupe homogène.

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Page suivante : la cage d’escaliers.

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Mais la communication entre les mouvements, bien qu’elle ne soit pas toujours aisée, reste essentielle. Le défi de l’occupation Mauá est de mettre en place cet esprit de collec-tivité dont nous parlions précédemment, et cela passe par une application équivalente des règles de la part de chacun des mouvements. Il y a une bonne affinité entre la coordination du MSTC et celle du MMRC, on note d’ailleurs qu’ils par-tagent un étage ; mais ces deux mouvements se plaignent de discordances avec le MTSTRC. Son comportement ne va pas toujours dans le sens de la communauté. Lorsqu’il y avait des problèmes d’eau par exemple, furent découverts des points d’eau qui permettaient de relier seulement les deux premiers étages, à savoir ceux du MTSTRC.

Ivanete, la responsable du MSTC raconte :

« Il voulait tout individualiser… Le MSTC et le MMRC organisaient une assemblée pour discuter de l’immeuble, lui en organisait une autre, séparée, pour discuter du même sujet, cela n’allait pas… Je sais qui sont mes compagnons, sur qui je peux compter. Par exemple, le MMRC, je peux compter sur lui. »1

1. FILADELFO de AQUINO Carlos Roberto, A coletivização como processo de construção de um movimento de moradia : uma etnografia do Movi-mento Sem-Teto do Centro (MSTC), USP, faculdade de filosofia, letras e ciências humanas, ss dir. de FRU-GOLI Jr. Heitor.

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Ci-dessus : couloir et anciennes portes numéro-tées de l’hôtel.

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L’attitude du MTSTRC, correspondant surtout à ceux qui en organisent la coordination, fut jugée individualiste, et donc à l’encontre-même du comportement attendu lors d’une occu-pation. Les 1er et 2ème étages sont légèrement isolés par rap-port au reste de la collectivité, ils ont leurs propres règles et prennent des décisions qui ne concernent qu’eux.

Le rapport au mouvement est donc très important au sein de l’edifício Mauá. On peut se demander si cela est dû au fait que chacun des coordinateurs est le leader-même du mou-vement. Ici, il est d’ailleurs très fréquent que les occupants soient désignés par rapport à leur coordinateur : pessoal da Neti, do Nelson, do Hamilton1. Mais malgré cette individua-lisation initiale du MTSTRC, la hiérarchie est claire, et Iva-nete, leader du MSTC, dont elle est aussi la coordinatrice au sein de l’occupation Mauá, s’est imposée en tant que leader principal de l’ensemble de la communauté. Elle est la per-sonne qui a le plus de pouvoir dans la prise des décisions internes.

Le contrôle interne ne diffère que peu par rapport à celui mis en place au sein de l’occupation Prestes Maia. Cette dernière

1. « pessoal » signifie personnes, gens. L’expres-sion ici représente donc les membres du groupe.

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Ci-dessus : utilisation de la seconde cour de l’immeube.

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a d’ailleurs constitué un véritable laboratoire, on tente de refaire ce qui a marché et d’améliorer ce qui a moins bien fonctionné, au cœur de l’edifício Mauá. Les étages étant ici plus grands que ceux du Prestes Maia, il fut nécessaire de dé-signer plusieurs coordinateurs à chacun d’eux. Des tours de nettoyage sont organisés afin d’assurer la propreté des lieux et de permettre à chacun de s’investir pour la communauté. Un gardien prend place au rez-de-chaussée de l’immeuble et contrôle les entrées et les sorties de chaque occupant. Il existe des règles concernant les visites, et les visiteurs doivent se soumettre au règlement interne de l’occupation, faute de quoi cela a des conséquences qui peuvent entraîner l’exclusion de l’habitant qui reçoit la visite. Comme c’est le cas dans beau-coup d’occupations, il est formellement interdit de consom-mer au sein du bâtiment des boissons alcoolisées ou drogues, et tout type de violence est refusé.

Certains se plaignent d’un système trop rigide et com-parent l’occupation Mauá à une prison. Mais sur ce point, les leaders sont clairs et n’ont pas la moindre intention de revenir sur leurs décisions. Ils affirment qu’un tel système est nécessaire à leur survie, de plus il fait de ces lieux une zone de droit, une sorte de mini-état où les choses sont organisées, ce qui légitime leur action.

Au début de l’occupation, alors que l’habitabilité-même de l’immeuble était un sujet à régler rapidement, les assemblées étaient très fréquentes. C’est au cours de ces moments collec-tifs que furent mises en marche les décisions et les pratiques qui vont permettre de rendre l’edifício Mauá habitable.

Aujourd’hui, les réunions de coordination ne sont pas régulières ; il est délicat de concilier les emplois du temps de chacun des coordinateurs. Ces réunions ont donc lieu princi-palement quand il y a une question urgente à résoudre.

Mais les mouvements tentent quand même de mettre en place une démocratie au cœur de l’occupation où chacun a son mot à dire, mais aussi où chaque habitant participe, s’en-gage et se mobilise. Les responsables cherchent à développer une conscience et un engagement politique chez tous les oc-cupants : une vraie formation qui se traduit par l’organisation de réunions destinées aux jeunes à partir de 14 ans ; le but est de les mobiliser, les rendre participatifs, ce qui renforce l’es-prit-même de la collectivité : une collectivité plus large, plus

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soudée et où tout le monde se sent représenté. On note que l’edifício Mauá a sa propre équipe de football. A terme, ils voudraient monter un championnat avec des équipes liées aux associations. Le championnat, en tant qu’événement favori-sant les rencontres est une réelle opportunité pour renforcer la lutte, faire le lien entre les occupations, et ne pas s’isoler.

Enfin, et pour finir, nous pouvons nous interroger, comme nous l’avons fait précédemment avec le cas du Prestes Maia, sur la représentation de ce lieu au sein de l’espace urbain. La façade de l’ancien hôtel, très visible depuis la rue est extrê-mement dégradée, mais malgré tout, cela n’empêche pas les habitants de lui redonner un petit souffle de vie, en y laissant pendre draps, vêtements et en y posant des pots de fleur qui viennent égayer la triste ruine.

Quant au rez-de-chaussée sur rue, on peut quasiment dire qu’il n’en possède pas. En effet, l’immeuble est en position retranchée par rapport à la rue. La partie basse de l’immeuble se cache derrière les portes d’acier fermées qui abritaient autrefois des commerces, aujourd’hui abandonnés. Cela empêche tout dialogue direct avec l’espace public. L’entrée de l’immeuble se détache légèrement du paysage, elle arbore les couleurs et le blason du MSTC. Mais elle reste un petit espace, contrôlé, faisant le lien entre l’espace privé et l’es-pace public. L’avant-poste sur rue est donc essentiellement à l’image de ces commerces abandonnés. Mais, d’un autre côté, cela permet à l’edifício Mauá de garder une certaine distance, lui qui a tant besoin de se protéger.

L’espace d’entrée de l’edifício Mauá.

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façade interne de l’edifício Mauá.

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Ces deux études de cas nous ont permis d’appréhender deux occupations liées aux mouvements des sans-abri du Centro. Entre chacune des occupations, on note de nombreux paral-lèles qui relèvent d’une logique-même de l’occupation, mais aussi des spécificités qui font de chacune d’elles des évène-ments singuliers.

Ainsi pour l’edifício Prestes Maia, comme le Mauá, ce sont les mêmes idéaux qui ont conduit à choisir de tels édi-fices, à savoir une localisation géographique stratégique, et un immeuble à l’abandon, n’appartenant à personne, si l’on peut se permettre de considérer les propriétaires comme dé-possédés de leur bien étant donné la valeur de la dette fon-cière. Des immeubles vides, vastes, en attente d’un décras-sage forcé.

Pour l’occupation du Prestes Maia, comme pour celle du Mauá, il y a d’abord le temps de l’action, l’invasion noc-turne de l’immeuble, puis vient, dans un temps décalé, le moment de l’occupation-même, de l’installation, de l’appro-priation des lieux, c’est d’ailleurs là que l’on note des diffé-rences entre les deux occupations, dues au type, à la forme de l’immeuble. Les occupants du Prestes Maia récupèrent un immeuble qu’ils vont être obligés de repenser pour le rendre vivable, étant donné qu’aucune division interne n’y existe ; tandis qu’au sein de l’occupation Mauá les étages, eux, ne seront pas touchés, l’immeuble étant déjà organisé pour être habité du fait qu’il s’agit d’un ancien hôtel. Un tel détail n’est pas négligeable car il a un impact sur la mise en place totale de l’occupation que l’on qualifiera d’installée.

Une autre différence ayant trait à l’appropriation de l’es-pace concerne les espaces collectifs. Au sein de l’occupation Prestes Maia a été mis en place un salon collectif par étage, et le sous-sol est utilisé, lui aussi, de manière collective. L’occu-pation Mauá, elle, ne dispose que de très peu d’espaces collec-tifs internes, chaque étage étant entièrement occupé par l’es-pace des chambres. Cependant, le fait de bénéficier de deux

En Guise de Synthèse

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cours extérieures est un atout non négligeable, surtout pour les nombreux enfants qui font partie de l’occupation.

En ce qui concerne l’un des principes-mêmes de l’occupa-tion, à savoir la collectivité, la communauté, les expériences du Prestes Maia et du Mauá se rejoignent et différent selon certains aspects. Chacune des deux occupations prône l’en-gagement de chaque habitant et s’organise de manière col-lective autour d’un règlement qui assure le bon fonctionne-ment, l’autonomie et la survie de l’occupation. Mais l’une des différences, très nette, réside dans le fait que l’edifício Prestes Maia soit organisé autour d’un mouvement unique, alors que l’edifício Mauá, quant à lui, s’articule autour de trois mouvements. Les difficultés pour mettre en place une communauté solidaire ne sont pas les mêmes, et c’est ainsi que l’occupation Mauá doit faire face aux divergences entres les différents mouvements qui la composent.

L’on peut s’interroger sur les conditions de vie des occu-pants. Il semble clair que leur situation nouvelle est nette-ment meilleure que celle qu’ils subissaient avant d’intégrer ces bâtiments. Ils disposent désormais d’un espace qui leur est propre. Cependant, il s’agit d’une situation qui reste pré-caire, et ce dans les deux occupations étudiées : les espaces restent dans l’ensemble très dégradés, ils vivent par famille entière dans de petits espaces, et ont un accès limité à l’eau. Le fait de ne payer aucun loyer et l’esprit fort de la com-munauté, l’entraide entre les habitants au sein des occupa-tions sont des données qui permettent à l’habitant de dé-passer les conditions précaires auxquelles il est condamné.

Le photographe Júlio Bittencourt a réalisé une série de portraits des habitants de l’occupation Prestes Maia à la fenêtre de leur appartement1. Son travail pose justement la question des conditions de vie des occupations, de la préca-rité, mais aussi de l’appropriation des lieux par les habitants.

Enfin, les deux édifices expriment la même difficulté à s’in-tégrer réellement à l’espace urbain et public de la ville. Ils restent très présents dans le paysage du fait de leur détache-ment par rapport aux autres bâtiments. Ils apportent une cer-taine dynamique au quartier du fait-même d’être largement habité et repeuplent ainsi le Centro. Mais chacun entretient

1. BITTENCOURT Júlio, Numa janela do edifício Prestes Maia 911, 2009.

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un rapport compliqué vis-à-vis de l’espace formel de la ville, l’espace physique de la rue, face auquel ils se barricadent. Ils posent une frontière brutale entre leur espace privé, et celui de la rue, public. Une radicalité qui semble, hélas, être une condition à la survie de l’occupation, les bâtiments se pro-tègent de la ville, ou plutôt de ceux qui la dirigent et qui ne leur veulent pas toujours du bien. On peut se poser la question de savoir quels sont les moyens qu’il faudrait entreprendre pour rendre plus dynamique le rapport entre ville et occu-pation tout en laissant cette dernière conserver une certaine autonomie.

une habitante du Prestes Maia à sa fenêtre, réalisée par Júlio Bittencourt.

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92 familles délogées d’un immeuble occupé trouvent refuge dans la rue.

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CHAPITRE 3

Quand les Friches reprennent le dessus

Ici, tout semble être en construction alors que c’est déjà en ruine

Fora da Ordem, Caetano Veloso.

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l’occupation Iprianga.

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Après avoir étudié deux édifices emblématiques de l’occu-pation du Centro, nous nous interrogerons cette fois-ci sur d’autres immeubles symboliques de la région, emblèmes d’un centre abandonné et dégradé. Souvent voués à l’aban-don, temporairement occupés, puis récupérés par leur pro-priétaire dont l’intérêt porté aux lieux semble quasi inexis-tant, sauf lorsque ceux-ci sont occupés bien sûr. Témoignage de l’épopée du centre, mémoire du siècle passé, ces édifices colossaux sont aujourd’hui l’expression même de la sauvage-rie du Centro. Une situation tragique où quelques puissants disposent d’espaces considérables qui pourraient répondre à des demandes sociales et qui pourtant sont destinés à un dépérissement total, que le FLM compare avec beaucoup d’humour à une fable d’Esope :

« Un Avare enfouit son trésor dans un champ ; mais il ne put le faire si secrètement qu’un Voisin ne s’en aperçût. Le premier retiré, l’autre accourt, déterre l’or et l’emporte.Le lendemain l’Avare revient rendre visite à son trésor. Quelle fut sa douleur lorsqu’il n’en trouva que le gîte ! Un dieu même ne l’expri-merait pas. Le voilà qui crie, pleure, s’arrache les cheveux, en un mot se désespère. À ses cris, un Passant accourt. Qu’avez-vous perdu, lui dit celui-ci, pour vous désoler de la sorte ? Ce qui m’était mille fois plus cher que la vie, s’écria l’Avare : mon trésor que j’avais enterré près de cette pierre.Sans vous donner la peine de le porter si loin, reprit l’autre, que ne le gardiez-vous chez vous : vous auriez pu en tirer à toute heure, et plus commodément l’or dont vous auriez eu besoin. En tirer mon or ! s’écria l’Avare : ô ciel ! je n’étais pas si fou. Hélas ! je n’y touchais jamais. Si vous n’y touchiez point, répliqua le Passant, pourquoi vous tant affliger ? Eh, mon ami, mettez une pierre à la place du trésor, elle vous y servira tout autant. »

De l’Avare et du Passant, Esope.

En Guise d’Introduction

Afin de comprendre ce phénomène, et ainsi boucler cette étude de cas concernant la relation entre abandon et occupa-tion au sein du Centro, nous porterons brièvement un regard sur deux édifices en particuliers.

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o espigão da São João.

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En plein cœur du Centro, situé au milieu de l’avenida São João, aux abords de la praça da República, cet immeuble ina-chevé de 21 étages que l’on surnomme « o espigão da São João »1 émerge très nettement du décor. Ce bâtiment, destiné à l’origine à devenir un immense hôtel n’a en fait jamais été inauguré.

Durant la construction, au cours des années 1970, de ce qui aurait du devenir l’hotel Aquarius, Messias Pedreiro, le propriétaire des lieux, mourut. Sa famille récupère le pro-jet, mais rapidement, se désintéresse de l’affaire et laisse de côté le chantier. Aucun consensus ne fut trouvé entre les sept frères qui ne tombèrent pas d’accord, et donc aucune démarche de vente mise en place. L’hôtel ne fut pas terminé, et reste aujourd’hui encore à l’état d’inachèvement. Actuel-lement, il semblerait qu’ils désirent vendre le bâtiment à la COHAB dont le but serait de le transformer en un immeuble de logement social, comme c’est le cas d’un édifice situé un peu plus loin au sein de la même avenue. Mais ce projet, comme beaucoup d’autres, n’est ni confirmé ni démenti par la municipalité. L’immeuble n’a donc, dans l’immédiat, au-cune vocation à subir des transformations afin d’être habité.

Depuis une dizaine d’années, deux employés sont char-gés de garantir que personne n’entre dans cet immeuble. Leur journée est faite de longues attentes au sein d’un espace devenu insalubre au cours du temps, plongé dans l’obscu-rité et envahi par le froid. Selon eux, les appartements situés aux derniers étages sont prêts à 70 %. Les gardiens sont là pour protéger l’édifice d’une quelconque invasion de la part des mouvements d’occupation que craignent tant les proprié-taires.

Mais les réactions d’indignation face à un tel bien inex-ploité ne se font pas attendre. Les travailleurs de l’avenida São João, dont la majorité mettent au moins une heure pour relier leur lieu de travail depuis leur domicile, expriment une pro-fonde colère en ce qui concerne l’abandon de l’immeuble, fruit d’une dispute familiale. Marinalva Souza, femme de ménage

Edifício São João 601

1. « o espigão » signifie la pointe.

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dans le quartier, vient chaque jour depuis Jabaquara, péri-phérie de São Paulo ; elle confie :

« Je serais intéressée par l’achat d’un appartement ici, principale-ment parce que j’ai des problèmes aux jambes, et au niveau des os. Mais je n’achète pas car il n’y a rien à acheter, n’est-ce pas ? Tous ces immeubles sont abandonnés. Selon moi, il ne faut pas démolir, mais réhabiliter le modèle ancien, car ce qui est ancien a de la valeur, puis le vendre. Il y a beaucoup de gens employés qui ne possèdent pas de logement. Moi, par exemple je ne suis pas propriétaire, je paye un loyer. »

Mais cette garde n’empêchera pas les insurgés du Centro de forcer les portes du bâtiment par une nuit de juillet 2011. Ce sont 300 familles, dont environ 120 enfants qui vont s’appro-prier ces lieux dont ils vont revêtir la façade de drapeaux aux couleurs du FLM et du MSTC. Une occupation éphémère, puisque le 18 novembre de la même année, les troupes anti-émeute de la police militaire, réputées pour leur « délicatesse », envahissent à leur tour le bâtiment, alors que les occupants n’avaient pas été informés auparavant de l’opération, ce qui est doit théoriquement être le cas. La municipalité, à l’époque dirigée par Gilberto Kassab, n’enverra aucun représentant du Secretaria da Habitação1, ni du Conselho Tutelar2.

L’immeuble est vidé de ses occupants, et retourne à l’état d’abandon, qui a toujours été le sien. Comme le mentionne le FLM dans son communiqué du 18 novembre 2011 :

« Les cafards et les rats reviendront habiter le numéro 601 de l’ave-nida São João de la ville de São Paulo. »

C’est un immeuble fantôme que l’on longe actuellement, les quelques instants de vie qui s’y sont immiscés pendant quelques mois au cours de l’année 2011 l’ont complètement abandonné. La façade, infinie et austère, ayant perdu l’ani-mation qu’y avaient apportée les occupants, n’est plus désor-mais que tristesse et désolation. Le seul élément qui égaye un peu ce triste ensemble est l’accès, situé en rez-de-chaussée, à une aire de stationnement qui repose sous le bâtiment, là où aurait dû prendre place un cinéma, mais qui lui aussi n’a jamais vu le jour.

1. Secrataria Municpal de Habitação de São Paulo (SEHAB), crée en 1977, il est responsable de l’exé-cution des politiques en matière de logement.

2. Organe permanent et autonome, chargé d’assurer la garantie des droits des enfants et adolescents.

Page suivante : l’hotel Aquarius à l’époque où il fut occupé.

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façade sur rue de l’edificio Iprianga.

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A proximité lui aussi de la praça da República, le bâtiment jaillit au cœur de l’avenida Ipiranga, et vient se nicher entre des immeubles d’un gabarit plus ou moins équivalent. Plus anonyme, plus intégré à son environnement que les édifices que nous avons traités précédemment, il se distingue cepen-dant de ses voisins par sa couleur ocre et éclatante qui le met en scène ; et la courbure légère des balcons, répétée à chaque étage, intervient comme une rupture au sein de cet assem-blage très lisse.

Il s’agit à l’origine d’un immeuble résidentiel qui était déjà à moitié vide durant les années 1970. Ses habitants le quittent peu à peu, et il finira par se vider intégralement de l’ensemble de ses occupants. Il restera totalement vide du-rant une dizaine d’années, entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990. Un exemple typique de la dé-croissance du Centro à l’époque. Les puissants propriétaires, l’une des familles les plus riches du pays, décident de réagir et réhabilitent l’immeuble en un hôtel de luxe, le Brazilian Palace. L’expérience est de courte durée : malgré son succès, l’hôtel voit ses portes fermer en 2002. La situation écono-mique de l’époque n’est pas favorable aux investissements ; ils décident alors de louer seulement la partie basse à un casino, afin d’éviter de laisser l’immeuble entièrement va-cant. Cette nouvelle expérience sera elle aussi de très courte durée, car l’année de son implantation les casinos sont inter-dits. Celui-ci survivra jusqu’en 2007. La famille ne tente pas une nouvelle expérience et opte pour la vente, l’immeuble ayant déjà accumulé une certaine dette vis-à-vis de l’IPTU, due à des impayés entre 1998 et 2004, qui s’élève à plus de $R 41 mille. En 2008, l’immeuble est acheté par la Camargo Corrêa1, pour la somme de $R 2.2 millions, et est laissé sans usage.

A l’aube du 4 octobre 2010, un groupe de marginaux s’empa-rent de l’édifice et s’approprient les espaces de ce vieil hôtel inoccupé. Aussitôt que l’immeuble retrouve son âme, il met ses

Edifício Ipiranga 895

1. Conglomérat brésilien spécialisé dans le ciment, la construction, l’éner-gie et les concessions autoroutières. Fort de 58 mille fonctionnaires, il est présent dans 18 pays.

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ses anciennes chambres à disposition des récents envahis-seurs que l’on compte au nombre de 1200 parmi lesquels 353 enfants.

Mais à peine installés, les occupants devront s’incliner devant l’organe puissant qu’est la Camargo Corrêa. C’est à l’issue de 51 longues journées de lutte qu’ils devront se résoudre à plier bagage. L’occupation aurait en réalité dû être plus brève, mais la police fut contrainte de repousser son action, étant donné le nombre important d’occupants, afin d’organiser une sortie pacifique.

Une nouvelle expérience, plus qu’éphémère, qui n’arrive pas à s’établir au sein du bâtiment. Triste destin pour cet édi-fice qui semble voué à se morfondre, seul, en attendant de s’écrouler sur lui-même, avec pour unique compagnie un gardien, embauché par la Camargo afin d’éviter une nouvelle invasion. Ils sont deux à se relayer nuit et jour de façon à ce que le bâtiment soit gardé à toute heure de la journée comme de la nuit. Ils disent eux-mêmes que chaque jour ils se lan-guissent 12 heures durant, perdus dans ce rez-de-chaussée muet et obscur, voués à un ennui sans pareil.

Actuellement, lorsque l’on arpente l’avenida Ipiranga, à hauteur du numéro 895, on se confronte à un ensemble dont le mutisme n’a que peu d’égal. Le rez-de-chaussée, retran-ché derrière six piliers colossaux, entièrement muré, n’est plus qu’un énorme amas de ciment recouvert de pixação au sein duquel se déguise une petite ouverture protégée par une grille d’acier, dernier accès pour s’engouffrer dans l’une des multiples tombes du gigantesque cimetière qu’est devenu le Centro.

Page suivante : l’edifício Ipiranga à l’époque où il fut occupé.

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Temps 3

Quel droit à la ville ? Comment les politiques municipales se confrontent-elles au phénomène de la dégradation et de l’occupation des lieux du Centro ?

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Quelle Politique urbaine pour le Centro ?

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edifício São Vito.

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CHAPITRE 1

Le Droit à la Ville

Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses; et toute chose en cache une autre.

Les Villes invisibles, Italo Calvino.

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militants du Movimento dos Sem-Teto do Centro.

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La région du vieux centre de São Paulo, constitue aujourd’hui encore un territoire dont les capacités de logements, de ré-ponse à une demande sociale, de faire ville en somme, sont extrêmement importantes en raison de sa constitution, son irrigation, et sa densité ; mais toutes ces ressources sont trop peu exploitées. Le Centro ne semble plus, dans sa forme ac-tuelle, attirer les classes supérieures qui s’en sont détournées. Il est le lieu où sont installées des populations marginalisées qui essaient tant bien que mal, avec le peu de moyens dont elles disposent, de survivre au sein d’édifices décrépits ou s’entassent dans les cortiços délabrés. Cependant, il reste une zone de flux considérable, et nombreux sont ces travailleurs urbains qui, chaque jour, et depuis des régions lointaines, y accourent pour exercer leur activité.

Quotidiennement, c’est le même calvaire que vit la majo-rité d’entre eux : des heures de transport pour rejoindre son lieu de travail où elle passe de longues heures pour ne ré-colter à la fin du mois qu’une somme modique, suffisant à peine à subvenir aux besoins de la famille. Ces travailleurs, qui constituent l’un des derniers signes de vie du Centro, ne souhaitent qu’une chose, à savoir jouir des avantages de la vie en centre-ville, habiter près de leur travail, et disposer à proximité de toute une gamme de petits commerces. Seu-lement, elles n’en ont pas les moyens, et surtout, l’offre du Centro est totalement inférieure à la demande. Un nombre considérable de logements vacants n’ont pas pour but direct d’être achetés ou loués, ils reposent tranquillement au sein de ce gigantesque cimetière ; quant à la construction de nou-veaux bâtiments, elle est quasiment nulle.

Mais, venons-en à la question-même des droits urbains de ces populations qui vivent souvent dans une extrême pré-carité, de leur droit à la ville qu’elles sont à même de revendi-quer. Ce droit leur est totalement nié, en raison de la logique urbaine actuelle qui fait rage au Brésil, et plus spécifiquement à São Paulo. Aujourd’hui sixième puissance économique mondiale, composant le BRICS1, le Brésil est devenu la scène

Le Droitau Centro

1. Acronyme anglais utilisé pour désigner une orga-nisation regroupant cinq pays, chacun considéré en tant que grande puissance émergente: Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique Sud. Avant l’entrée de ce dernier pays en 2011, l’organisation répondait au sigle BRIC.

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d’un boom dans l’investissement urbain, et dont l’impact sur la ville de São Paulo est considérable. La construction de logements de la métropole est effarante et elle ne cesse de croître. L’on pourrait donc imaginer qu’un tel investissement soit mis au profit de ces populations défavorisées. Même si des projets sociaux ont été entrepris et si l’on observe un lent retour vers le Centro au cours des dernières années, la ten-dance actuelle ne relève pas de l’ordre social, et peu parmi ceux qui ont le pouvoir de changer les choses se battent pour redonner la ville aux plus pauvres, dans le sens d’une réduc-tion des inégalités et de la justesse sociale. Nombreux sont ceux qui portent un certain intérêt au Centro, en vue de le redynamiser, mais plutôt de manière spéculative, sans trop se soucier des populations précarisées qui y vivent ni des exclus qui en ont réellement besoin, comme c’est le cas avec le pro-jet Nova Luz auquel nous nous intéresserons par la suite.

Cette inflation constructive, sur-consommatrice en es-paces, s’est traduite par une forte hausse des prix de l’immo-bilier : le Brésil s’est vu ainsi en tête du classement mondial des plus fortes valorisations immobilières, enregistrant une hausse de 46.4% entre 2009 et 2011. Sur les 10 dernières années, le prix du mètre carré neuf à São Paulo a augmenté de plus de 200%. Alors que le prix moyen du mètre carré pour un appartement sur plan atteignait en 2000 une valeur équivalente à R$ 1.858, il équivaut en 2011 à R$ 5.1021. On peut lire dans un article publié récemment dans le quotidien Le Monde, dont le titre évoque l’absurdité de la situation du marché immobilier brésilien alors que le monde est en crise :

« Les chiffres donnent le vertige, même aux professionnels les plus aguerris. En moins d’un an, les prix de l’immobilier ont augmenté de 18,8 % à São Paulo et de près de 20 % à Rio de Janeiro. Et depuis janvier 2008, les prix moyens des appartements paulistes et cariocas ont grimpé respectivement de 144,1 % et 178,2 %.Cette envolée vertigineuse des prix a fait du Brésil, loin devant la Chine, le champion mondial de la valorisation immobilière, selon un classement Global Property Guide... »2

1. « O guia essencial dos imóveis », in Epoca, 29 janvier 2011.

2. « A Rio de Janeiro, l’immobilier se moque de la crise », in Le Monde, 12 octobre 2012.

Mais qu’en est-il du marché immobilier au sein-même de la région centrale de la métropole pauliste ? Bien que les esprits se réveillent et aient pris conscience de l’urgence de se réap-proprier la région, les investissements et l’offre y restent pour le moment faibles. Au cours de l’année 2012, le nombre de

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Ci-dessous : indice de construction de logements dans la région métropoli-taine de São Paulo entre 1991 et 2000. Valeur du mètre carré à São Paulo entre 2000 et 2010.

Valeur du mètre carré à São Paulo entre 2000 et 2010.

logements en vente dans la zone a certes augmenté, mais de 2.7% seulement, un chiffre ridicule si on le compare aux hausses enregistrées dans les autres quartiers de la ville. Dans un article de la revue Epoca qui a effectué une vaste enquête dans toute la ville pour aider les acheteurs poten-tiels à choisir le bon objet au bon endroit, sur les nombreux quartiers proposés seul un, Bela Vista, se situe dans la ré-gion centrale. La revue indique un prix au mètre carré de R$ 3.406, et dans les points négatifs du quartier elle mentionne : « vieux immeubles, la majorité sans garage, trafic, bruit, cor-tiços et moradores de rua »1. Les prix de l’immobilier dans le Centro ont quand même trouvé le moyen d’augmenter : sur

1. Sans-abri, signifie habi-tant de la rue ; équivalent de « sem-teto ».

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l’ensemble de l’année 2012, le prix du mètre carré a enregis-tré une hausse sensible de 33%. D’une valeur de près de R$ 4.900, bien en-dessous du prix moyen de la ville, il a considé-rablement augmenté pour atteindre finalement les R$ 6.500, venant se rapprocher de la moyenne.

Ces quelques données semblent montrer que le marché immobilier présent au centre de la ville, encore peu déve-loppé, n’est à peine plus accessible que dans le reste de la métropole. Il va donc de soi qu’il n’offre aucune alternative à ces travailleurs, le principal ressort humain du Centro, dont nous parlions précédemment, ceux-ci n’ayant pas les moyens de répondre à un tel marché. L’offre n’est donc pas en rapport avec la demande de ces populations qui travaillent dans le vieux centre. On peut y voir un risque de gentrification que nous étudierons avec le projet Nova Luz.

prix moyen du métre carré à São Paulo, et dans le Centro au cours de l’année 2012.

Ces chiffres illustrent les préoccupations actuelles des pro-moteurs qui ne se sentent pas concernés par le social. Un triste constat lorsque l’on sait qu’aujourd’hui ce sont eux qui façonnent la ville, à leur image. Ils ne travaillent pas pour le peuple, ni pour réconcilier les populations au sein de l’espace urbain, mais pour des classes aisées et moyennes qu’ils pro-tègent du reste de la ville. 66% des ventes réalisées à São Paulo sont supérieures à R$ 200.000, une somme démesurée pour une ville où le salaire minimum est de R$ 6901.

Face à cette urbanisation inégale, les populations en marge du système se mobilisent et occupent les édifices abandonnés au cœur du Centro qui est devenu le terrain d’une lutte ur-baine entre une classe populaire extrêmement précarisée qui revendique le droit au logement, mais aussi le droit à la ville

1. Correspondant au salaire lié à un travail domestique (motoboys, services de net-toyage…), il devrait passer à R$ 755 en 2013 selon les dires du gouverneur de la région Geraldo Alckmin. « Salário mínimo de SP deve subir para R$ 755 em 2013 », in Folha de São Paulo, 30 novembre 2012.

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dans tout ce qu’il implique, et la classe dominante. Un droit qui, comme le disait Henri Lefebvre dans son livre éponyme « s’annonce comme appel, comme exigence. »1 Il s’agit là d’un droit à habiter la ville dans toutes ses dimensions, et pas uniquement un droit d’avoir un logement. Les dimensions de l’espace urbain correspondent à un cadre qui excède l’espace économique : un cadre lié à l’expression du quotidien, aux loisirs, aux rencontres, à l’expression des cultures.

« … le besoin de la ville et de la vie urbaine ne s’exprime librement que dans les perspectives qui tentent ici de se dégager et d’ouvrir l’horizon. Les besoins urbains spécifiques ne seraient-ils pas besoins de lieux qualifiés, lieux de simultanéité et de rencontres, lieux où l’échange ne passerait pas par la valeur d’échange, le commerce et le profit ? Ne serait-ce pas aussi le besoin d’un temps de ces rencontres, de ces échanges ?...Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. »2

Le Droit à la Ville, Henri Lefebvre.

Cette notion de droit à la ville sera plus tard complétée par le théoricien David Harvey, disciple de Henri Lefebvre. Il la définit comme un droit qui relève de l’ordre collectif, et à la question de « Quelle ville voulons-nous ? », il répond :

« Le droit à la ville ne se résout donc pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville : c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher. Mais c’est en outre un droit collectif plus qu’individuel, puisque, pour changer la ville, il faut nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation. »3

Le Capitalisme contre le Droit à la Ville, David Harvey.

1. LEFEBVRE Henri, Le Droit à la Ville, Paris, Anthropos, 1968, p. 120.

3. HARVEY David, Le Capitalisme contre le Droit à la Ville, Paris, 2011, Edi-tions Amsterdam, p. 8.

C’est un véritable soulèvement de cette classe dominée qui se met en place : une révolte pour l’acquisition des droits qu’elle n’a de cesse de revendiquer. Elle exprime un profond désir d’avoir l’accès à l’espace urbain, de pouvoir en profiter, et de participer à son façonnement. Nous sommes face à une révolution urbaine qui était prévisible, comparable à diverses révoltes qui eurent lieu par le passé, notamment à celles des villes américaines en 1968, au sujet duquel David Harvey écrit :

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2. LEFEBVRE Henri, op.cit., p. 108.

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« Le problème est venu du fait que le processus d’urbanisation était tout aussi inéquitable que ne l’était la répartition des flux de reve-nus sur les différents segments de la classe ouvrière. Pendant que les banlieues prospéraient, les centres urbains stagnaient ou décli-naient. Alors que la classe ouvrière blanche connaissait une relative prospérité, ce n’était pas le cas des minorités des centres-villes, en particulier des Africains-Américains. Ceci entraîna toute une série de soulèvements, notamment à Detroit et dans le quartier de Watts (Los Angeles), aboutissant à des soulèvements dans quelque quarante villes au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King en 1968. »1

Le Capitalisme contre le Droit à la Ville, David Harvey.

Le processus est semblable, dans les deux cas il est question d’une minorité, mais tellement importante qu’elle en devient une réalité, qui subit une ségrégation spatiale et sociale. Elle est marginalisée, n’a que peu de ressources, et vit confinée dans des ghettos, sous la domination d’une classe dirigeante dont les origines ne sont pas les mêmes. Seulement, il y a des différences que l’on ne peut négliger : aux Etats-Unis la révolte s’est faite dans la violence, et les quartiers qui étaient le théâtre de la lutte s’embrasèrent ; tandis que le soulève-ment des sem-teto du Centro a été mené depuis le début de manière pacifique, en raison d’une certaine idéologie mise en avant par les mouvements sociaux qui prennent part au com-bat, mais aussi dans le souci d’être reconnu et donc entendu.

Il est donc ici clairement question d’une confrontation entre deux couches de la société bien distinctes, les marginaux du Centro, et tout un ensemble de représentants du système en place, qui va d’acteurs de la classe politique aux grands propriétaires de ces immeubles abandonnés. Il s’agit de « la construction d’un large mouvement social » qui se bat et ré-siste « pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps » et pour que ce droit à la ville ne soit plus limité, et ne réside plus dans les seules mains d’une « petite élite politique et économique qui dispose du droit de façonner la ville à son désir le plus cher. »2 pour reprendre les termes employés par David Harvey.

Mais est-il là question d’une lutte de classes, d’une lutte anticapitaliste au sens premier du terme ? Les acteurs de la révolte ont-ils pour but de renverser la tendance, d’abolir les relations de classe ancestrales entre les classes dominantes

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1. HARVEY David, op. cit., p. 69.

2. HARVEY David, Le Capitalisme contre le Droit à la Ville, Paris, 2011, Edi-tions Amsterdam, p. 31.

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et ce que l’on a longtemps appelé le prolétariat. Mais pour ne pas se perdre, définissons mieux cette catégorie de résistants, car il ne s’agit pas à proprement parler d’une couche prolé-tarienne, mais plutôt de ce que Henri Lefebvre nomme la « classe laborieuse », composée de « travailleurs urbains »,utilisant l’espace urbain et tout ce qu’ils peuvent en tirer comme leur lieu et instrument de travail. Ils sont ce que Da-vid Harvey appelle le « précariat » :

Les mouvements sociaux revendiquent leur droit au Centro et par là leur droit à une ville où ils peuvent habiter et jouir du quotidien, en somme disposer du droit à la vie urbaine. Ils sont à la recherche d’un espace au sein duquel ils peuvent se déplacer librement et ne sont pas sans cesse dépendants des transports en commun. Ils souhaitent habiter un lieu vi-vant, traversé, une sorte de ville traditionnelle, en opposition à la ville contemporaine qui ne cesse de se privatiser, faite de malls et de résidences privées, que l’on ne parcourt plus qu’en voiture et où les quelques trottoirs subsistant ne sont qu’un ultime témoignage d’une époque de la ville révolue. Ils prônent le droit au Centro en tant que droit à un espace continu, à un lieu propice aux rencontres et aux échanges, et favorable à une société où le collectif dépasse l’individuel.

« nous éliminerons les maux du système capitaliste, et nous serons à égalité, avec le droit de vivre dignement. »

Il ne s’agit pas d’un soulèvement prolétarien, mais bien de l’organisation et de la mobilisation d’un mouvement social, dont le but principal est de réclamer ses droits, à savoir le droit à la ville, plutôt que de construire une alternative anti-capitaliste. Cependant, l’on peut voir dans cette lutte qui don-nerait aux plus démunis et aux exclus de la société les mêmes droits qu’à tous une première étape vers la construction d’une société plus harmonieuse. Gegê, le leader du MMC, estime se battre contre le système capitaliste qu’il souhaite renverser :

« Dans une grande partie du monde capitaliste développé, les usines soit ont disparu complètement, soit ont été tellement réduites que la classe ouvrière industrielle classique s’en trouve décimée. L’impor-tant travail de création et de maintien de la vie urbaine, en expansion constante, est de plus en plus l’œuvre du travail précaire, souvent à temps partiel, mal payé et désorganisé. Ce que l’on appelle le préca-riat a supplanté le traditionnel prolétariat. »1

Le Capitalisme contre le Droit à la Ville, David Harvey.

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1. HARVEY David, op. cit., p. 40.

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occupante de l’edifício INSS sur l’avenida 9 de julho.

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Nous reprendrons ici un discours, celui du journaliste cana-dien Doug Saunders, une interprétation qui met en avant la notion de quartier tremplin ou ville tremplin, présente dans son dernier ouvrage1. Nous verrons si celle-ci est transpo-sable au phénomène de l’occupation dans le centre de São Paulo. Bien que l’occupation relève d’une autre échelle et que ses caractéristiques soient singulières, on relève des ana-logies entre les phénomènes qui font, d’une certaine manière, de l’occupation un espace tremplin vers une condition sociale meilleure.

Doug Saunders décrit le phénomène de migration depuis les campagnes paupérisées vers la ville, que l’on retrouve actuellement aux quatre coins de la planète. Il s’intéresse tout particulièrement à ces populations qui viennent chercher refuge dans les mégapoles mondiales dans l’espoir de trouver une vie meilleure. Ces nouveaux arrivants, n’ayant pas les moyens d’accéder directement à la ville organisée s’entassent dans des quartiers périphériques situés en bordure de la ville, ils occupent des lieux informels plus connus sous le nom de bidonville, favela, slum, gecekondu… Ces quartiers sont sou-vent caractérisés par l’autoconstruction, l’autogestion, et leur haute densité ; face aux conditions de vie très précaires, les habitants s’organisent à la manière d’une grande collectivité qui permet la survie du lieu.

Le journaliste utilise cette notion de quartier/ville trem-plin afin de caractériser ces lieux informels. En effet, cet es-pace périphérique peut correspondre à un moment de transit dans la course à la ville, on y est pour une durée temporaire. Le quartier offre une première condition, en attente d’une situation meilleure à laquelle on accède une fois l’intégration à la ville faite. La sortie définitive de l’échec pour ces popu-lations correspond à la possibilité d’acheter son propre loge-ment. Il existe deux situations où le quartier se révèle être un véritable tremplin. Dans le premier cas, le quartier informel est transformé, cela passe par une mutation juridique de l’es-pace informel en propriété, suite à une intervention de l’Etat

Un EspaceTremplin ?

1. SAUNDERS Doug, Du Village à la Ville, Comment les migrants changent le monde, Paris, Le Seuil, 2012.

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qui favorise l’accès à la propriété. Le quartier est alors intégré à la ville dite formelle. Dans le second, l’habitant en sort par ses propres moyens et progresse vers l’espace urbain formel. Un tel phénomène présente des analogies avec l’occupation des immeubles abandonnés qui est un moment dans la tem-poralité de la progression vers la ville et son espace urbain formel. Cependant, précisons qu’il s’agit d’une toute autre échelle ; le phénomène que nous étudions correspond à des immeubles, surpeuplés il est vrai, mais cela reste une dif-férence avec l’échelle, plus vaste, des quartiers informels qu’étudie Doug Saunders. L’autre différence notoire est la situation géographique, les quartiers informels sons situés en bordure de la ville, tandis que les immeubles occupés prennent place au sein-même de la ville. On admettra d’ail-leurs que ce point est discutable car dans certaines métro-poles, ces quartiers se situent au milieu de la ville, comme c’est le cas de nombreuses favelas à Rio de Janeiro, nichées sur les pentes des collines, elles dialoguent avec l’environ-nement des quartiers de Copacabana et Ipanema. Pourtant, nous traiterons de l’immeuble occupé comme d’une ville en soi, à taille réduite, du fait de la densité de population qu’il renferme et de son autonomie, et quand au Centro lui-même il garde toujours une position ambivalente : cœur de la ville, l’un des quartiers les plus urbains, il est devenu un lieu quasi informel, une périphérie de la ville économique.

Mais intéressons-nous désormais aux réelles similitudes entre ces deux phénomènes. Tout d’abord l’immeuble, en tant que lieu abandonné, s’est transformé en un espace informel sous-utilisé qui n’est plus relié à la ville formelle, il n’entre-tient plus de relations directes avec celle-ci et ne participe pas à son dynamisme. Une fois occupé, on attribue au lieu une fonction, mais le lieu, aux yeux des autorités reste informel. En effet, comme c’est le cas des quartiers autoconstruits en périphérie des villes, l’occupation des lieux est illégale et non reconnue par la loi, mais il arrive qu’elle soit tolérée, et très souvent, une fois les habitants installés, il est compliqué de les déloger. Les espaces de l’immeuble comme les terres des quartiers périphériques n’ont pas été achetées mais bien oc-cupées par des couches de population, souvent migrantes et très précarisées, qui y ont élu domicile. Dans les deux cas, les occupants investissent les lieux et s’approprient l’espace à leur manière, utilisant tout type de matériau de récupération.

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Ces deux phénomènes se caractérisent aussi par leur forte au-tonomie au sein de l’environnement urbain, ils se présentent la plupart du temps comme une ville dans la ville, il y a une frontière très marquée entre le passage de la ville formelle à l’espace informel. L’autonomie s’organise autour de la com-munauté, la collectivité, qui sont les conditions du maintien et de la survie de tels espaces.

On se rend donc compte que dans les faits, la façon dont elles se mettent en place, leur organisation… les occupations en tant que lieux informels sont très similaires, à une échelle réduite, aux quartiers étudiés par Doug Saunders.

Voyons en quoi eux aussi peuvent être considérés en tant que véritable espace tremplin. Pour les occupation, il s’agit d’un moment temporaire, elle se veulent comme un possible tremplin qui permettrait d’accéder à une nouvelle condi-tion sociale, et à intégrer la ville, le Centro, en théorie. Tous rêvent de disposer un jour de leur propre logement. L’occu-pant ne paye pas de loyer, durant toute la période d’occupa-tion il économise, ce qui lui permet, une fois qu’il a mis de côté une certaine somme d’argent, de se retirer et d’accéder à un logement officiel. Cela passe par l’achat d’un terrain ou d’un appartement.

Manoel Pedro dos Santos Filho, ancien occupant du Prestes Maia, est venu depuis le Nordeste à l’âge de 14 ans à la recherche d’un emploi. Aujourd’hui, il a quitté l’occu-pation, vit dans le centre, et a monté une petite entreprise de transports grâce aux économies faites durant l’occupation ; il raconte :

« En 2002, nous avons occupé le Prestes Maia, je suis resté jusqu’en 2007, et à partir de là j’ai réussi à avoir un logement. Aujourd’hui je suis propriétaire… Grâce au mouvement, j’ai passé cinq ans sans payer de loyer, mais je faisais comme si j’en avais un à payer, chaque mois je mettais de l’argent de côté. »

Une autre forme de tremplin vers une intégration à la ville et à la société peut se faire par l’intervention de l’Etat, ce qui est relativement rare, lorsque celui-ci répond à la pression faite par les mouvements d’occupation. Son intervention passe par la réquisition d’un bâtiment qu’il réhabilite en un immeuble de logement social mis ensuite à disposition des occupants. Ceux-ci se voient alors intégrés à la société, ils disposent d’un logement officiel, ont un accès à la région du Centro.

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De plus, c’est un immeuble lui-même, celui qui est réhabilité, qui se voit intégré à la ville. Une telle intervention permet donc de consolider l’espace urbain de la ville, de réintégrer le Centro à São Paulo et lui redonner vie.

C’est le cas de l’ancien hotel São Paulo, situé au numéro 113 de la rua São Francisco, en plein centre, à proximité de la station Anhangabaú, qui fut occupé à la fin des années 1990 par le Fórum dos Cortiços. À la fin des années 1970, l’hôtel qui a vu par le passé défiler célébrités et politiques, dont le Général de Gaulle, est abandonné pour de nombreuses années. En novembre de l’année 1999 le Fórum dos Cortiços occupe le bâtiment à l’abandon. Plus de 200 personnes y ont habité jusqu’au mois de janvier de l’année suivante, lorsque les familles furent jetées dehors. Après quelques années de négociations, le PAR, financé par la Caixa Econômica Fede-ral, a entrepris la réforme de l’édifice, qui aura coûté environ R$ 4.6 millions, et en 2007, l’immeuble est livré. Suite à la transformation de l’édifice furent mises à disposition 152 uni-tés comportant cuisine, salle de bains, salon et une ou deux chambres. Elles se situent sur 19 des 23 étages composant l’immeuble. Aux autres étages étaient prévus l’implantation de services tels qu’un centre de santé et une crèche qui n’a jamais vu le jour. 40% des appartements furent destinés à des familles liées aux programmes de la municipalité, et le reste aux militants du Fórum dos Cortiços. Chaque famille paie entre $R 350 et $R 5001.

Seulement, ces deux types de tremplin ne se font hélas pas toujours vers la région du Centro. Beaucoup d’occupants, une fois leurs économies en poche, n’ont pas les moyens suf-fisants pour acheter un logement en centre-ville, et achètent en périphérie ou bien dans la province de l’état de São Paulo. Dans un cas pareil, l’occupation aura donc été un véritable tremplin vers l’accès à son propre logement certes, mais non vers une intégration à la ville puisqu’il y a un retour à la péri-phérie, à des zones lointaines et peu desservies. On y voit un paradoxe par rapport aux idéaux des mouvements d’occupa-tion du Centro. C’est une victoire sur le droit au logement, mais le droit à la ville quant à lui reste encore à gagner. Ou alors c’est l’Etat lui-même qui intervient et propose des loge-ments aux occupants, mais en périphérie, ce à quoi Ivanete, leader du MSTC, contre ce type d’intervention, répond :

1. Centro ocupado, centro saudável, in Epoca, 30 août 2010.

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« Je pense qu’il est nécessaire de créer de l’habitat dans des quartiers lointains pour ceux qui y sont déjà. Ceux-là ont des liens sur place, leurs enfants vont à l’école du quartier, ils travaillent à côté. Celui qui est ici et travaille dans le Centro, s’il doit être déplacé dans un quartier éloigné va perdre beaucoup de temps. »1

D’autant plus que cela va à l’encontre du projet de ces mou-vements sociaux d’une revitalisation du Centro et de sa réin-tégration à l’environnement général. De cette manière le pro-blème seul de l’habitat est réglé, mais le Centro reste un lieu à l’abandon.

On peut presque voir l’intervention de l’Etat, lorsqu’elle pousse les occupants vers la périphérie, comme une manière de vider le Centro d’une population paupérisée et margina-lisée afin de pouvoir le transformer à sa guise, et y attirer un nouveau type de population.

1. Ivanete Araújo : o movi-mento sem teto e o direito à cidade, entretien réalisé par Maria Carolina De Ré, 29 novembre 2010.

façade de l’ancien hotel São Paulo, réhabilité en un immeuble de 152 logements sociaux.

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le quartier de Santa Ifigênia.

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CHAPITRE 2

Scénarios Politiques

Croissance sauvage, c’est-à-dire sans règles ni mesure ; faiblesse de l’Etat dans un contexte ultralibéral de privatisation, inégalités sans limites, qui rejettent dans l’exclusion plus de la moitié de la popu-lation brésilienne ; corruption mafieuse, extravagante, qui justifie qu’à São Paulo comme à Rio on ait encore plus peur de la police que des bandits. Sans parler d’une très ancienne accoutumance au spec-tacle de l’injustice humaine : celle des gosses mourant de faim, ici, au pied des immeubles élégants ou des boutiques de haute couture.

Gros vertige, Jean-Claude Guillebaud.

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démolition au coeur du Centro.

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En 2004, le candidat José Serra1 choisi par le PSDB2, l’em-porte avec 55% des suffrages sur la candidate sortante Marta Suplicy, et accède ainsi à la tête de la mairie de São Paulo, charge qu’il assume dés janvier 2005. La municipalité ex-prime le souhait de revitaliser la région centrale de São Paulo et de se la réapproprier, mais selon une ligne directrice qui n’est pas celle qu’avait suivie l’ancien maire du PT. Serra, al-lié au secrétaire municipal de la sous-préfecture de Sé, Andrea Matarazzo, décide d’abandonner le programme Ação Centro lancé par la municipalité précédente, et interrompt ainsi les programmes de construction d’habitat populaire dans le Cen-tro. Les nouveaux dirigeants veulent rendre attractive cette région centrale, en faire un espace dont le rayonnement soit équivalent à celui qui la caractérisait au début du siècle passé. L’accent est mis sur le caractère dynamique, sur une écono-mie forte portée par de grandes entreprises tertiaires, et non pas sur les questions de l’habitat populaire et du soutien des populations locales comme c’était le cas avec Marta Suplicy.

Un nouveau programme pour le centre de São Paulo est mis en place, le Procentro, dont l’une des principales propo-sitions concerne les lieux dégradés et marginalisés du quar-tier de Santa Ifigênia, aux abords de la estação da Luz. Ce quartier, l’un des plus anciens de la ville, âgé de plus de 200 ans, est un territoire qui vit au rythme des nombreux com-merces dont une forte concentration de petits magasins liés au marché de l’électronique. Cet ensemble, de près de 15 mille commerçants est créateur d’emplois : on compte envi-ron 50 mille emplois dépendant directement de la zone, et 150 mille qui en dépendent indirectement. Cependant, une partie du quartier correspond à cette zone physiquement et socialement dégradée surnommée Cracolândia, gouffre in-fernal du Centro où s’entassent et vivent dans des conditions effrayantes des milliers de consommateurs de crack. Le pro-jet Nova Luz, est l’incarnation de cette proposition visant à requalifier les lieux.

Ce projet de rénovation urbaine concerne une vaste zone

Le ProjetNova Luz

1. José Serra (1942-), homme politique du PSDB, il fut plusieurs fois ministre sous la présidence de Fernando Henrique Car-doso entre 1995 et 2002, puis maire de São Paulo de 2005 à 2006, et gouverneur de l’Etat de São Paulo de 2007 à 2010. Il est battu au second tour des élections présidentielles de 2010 par Dilma Rousseff, la candi-date du PT.

2. Le PSDB, Parti de social-démocratie brési-lienne, fondé en 1988, il constitue le principal parti d’opposition au Parti des travailleurs, actuellement au pouvoir.

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représentée par un polygone formé par les avenidas Duque de Caixas, Ipiranga, São João, Cásper Líbero, et la rua Mauá, soit un total de 45 îlots répartis sur un ensemble de près de 500 mille m2. Les objectifs principaux consistent en la valo-risation des édifices historiques, la réforme des lieux publics, la création d’espaces verts et de loisir, l’amélioration de l’es-pace urbain en général, et surtout en une reconfiguration des activités présentes dans la zone. L’intention qui génère tout le projet est d’attirer le domaine privé au sein du Centro afin que celui-ci transforme et revitalise de tels espaces :

« La décision de récupérer cet espace, en cherchant à transformer sa condition sociale de zone dégradée, est liée au diagnostic suivant : un projet de requalification urbain tel que ce lui de Nova Luz ne peut compter sur les seuls investissements publics déjà réalisés… il doit aussi stimuler de nouvelles entreprises de caractère privé qui appor-teront une vitalité économique et sociale à la région. »

Andrea Matarazzo.

Pour faciliter la venue de ces entreprises, condition d’un renouveau du Centro selon les tenants de la municipalité, un plan d’allègement des charges fiscales est mis en place : il se présente comme un décret assurant toute une série de bénéfices fiscaux aux entreprises qui accepteront de venir s’implanter au sein de la zone de Nova Luz, ce qui se traduit par une réduction de 50% des impôts IPTU1 et ITBI2, ainsi qu’une diminution de 60% de l’ISS3.

Les politiciens, ainsi que de nombreux organes de presse répandent cette vision d’un centre extrêmement dégradé dont il faut venir à bout, son rayonnement futur passant néces-sairement par une destruction radicale d’une bonne part des bâtiments qui le constituent, venant ainsi appuyer le discours de la municipalité.

« La ruine du centre pauliste est telle qu’il n’existe qu’une seule ma-nière de résoudre le problème : la démolition pure et simple d’une bonne partie de celui-ci. Le maire José Serra a déjà pris cette ini-tiative en ce qui concerne l’une des parties les plus dégradées, celle de Cracolândia… Comme l’indique son nom, il s’agit d’un réduit de traficants, toxicomanes, prostituées et voleurs, évidemment. La zone sera expropriée, puis mise aux enchères à des entreprises désireuses de s’installer dans le centre. Toutes les 850 maisons pourront être démolis, aucun d’eux n’étant de valeur historique. « Il ne s’agit là que de taudis perturbant le bon fonctionnement de la ville » dit Andrea

1. IPTU, voir note p. 90.

3. ISS, impôt sur les services.

2. ITBI, impôt sur la transmission de biens immobiliers.

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Matarazzo qui dirige le projet. Un territoire plus vaste, qui englobe Cracolândia et ses alentours est devenu une zone de défiscalisation. Qui veut investir dans ces 25 îlots, disposera d’une réduction de 60% sur toutes les contributions municipales. »1

Le problème que pose un tel projet n’est pas tant la place qu’il accorde à l’économie privée, mais le désintérêt flagrant pour les populations locales, vivant et exerçant leur profes-sion au sein de ce quartier. La municipalité souhaite faire du quartier une vitrine de l’économie pauliste, incarnée par les grandes entreprises du pays, sans trop se soucier du devenir des habitants issus des couches populaires, composante prin-cipale de la zone, appelés à migrer vers de nouvelles régions. La part d’habitat social dans le projet reste très faible, si on la compare avec le projet actuel pour où des logements à des-tination des populations aisées ont pour but d’être construits sur la majeure partie des terrains. En somme, le projet Nova Luz n’est-il pas une manière de remodeler le Centro qui passe par l’exclusion d’une certaine population et la mise en place d’une autre ?

Les intentions, à l’opposé des idées promues par la précé-dente municipalité représentée par le Parti des Travailleurs, ne sont pas passées inaperçues et ont fait couler beaucoup d’encre.

1. in Veja, janvier 2006.

Ci-dessus : périmètre de l’intervention prévue pour le projet Nova Luz. Au nord de celui-ci, on dis-tingue la estação da Luz, et à l’est l’edifício Prestes Maia.

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La mobilisation, de la part des mouvements sociaux, d’archi-tectes, de sociologues… contre la réalisation du projet a été forte, et s’est battu pour un projet qui prenne en compte les populations locales et ne se solde pas par une politique de démolitions inspirée des logiques moderne de la tabula rasa. Ce que le père Júlio Lancelotti1 qualifie de « triomphe de l’esthétique sur l’éthique »2.

Le projet de la municipalité, pour être mené à bien exige une vague d’expropriations afin de récupérer les terrains qui seront par la suite mis aux enchères. L’enchère est une ma-nière subtile, pour les meneurs du projet, d’entraîner à une privatisation progressive du Centro et de faciliter l’entrée de grands consortiums immobiliers dans cette zone. En 2007, on comptait déjà un total de 62 entreprises intéressées par l’avis d’enchère. Parmi elles on peut distinguer notamment le constructeur Odebrecht3 ou encore le syndicat patronal SECOVI4. A l’origine, il est prévu d’exproprier 66% des lo-gements présents sur la zone, puis le chiffre sera revu à la baisse en 2011 en raison des revendications, lors de la gestion de la municipalité par Gilberto Kassab. Cependant, les démo-litions restent au cœur du projet, le pourcentage d’expropria-tions, alors de 61%, est à peine réduit.

L’expropriation des terrains permet de les remodeler se-lon le bon désir des promoteurs du projet. En effet, au sein du quartier, la division foncière, très ancienne, est très frag-mentée. En récupérant l’ensemble des sols, il sera ensuite possible de les réorganiser et de créer de nouvelles divisions, et ainsi d’obtenir des terrains pouvoir recevoir de vastes pro-grammes immobiliers en rapport avec la logique actuelle, à savoir l’implantation de hauts condominiums et de gigan-tesques shoppings5.

De nombreux analystes croient en un accord entre la muni-cipalité et le secteur privé, ils estiment que celui-ci est inévi-table, voire nécessaire pour résoudre le problème du Centro, mais à condition qu’il favorise un certain investissement dans de l’habitat populaire. Mais dans le cas précis du projet de Nova Luz, les pouvoirs publics semblent avoir laissé de côté cette question de l’habitat populaire et les investissement du Secrataria da Habitação privilégient les couches aisées de la population.

1. Júlio Lancelotti (1948-), prêtre catholique brési-lien, il est à l’origine de plusieurs programmes sociaux venant en aide aux sem-teto dans le centre de São Paulo. Il est aussi connu pour être un fervent activiste politique, lié au PT. Il a soutenu la campagne de Lula et s’est toujours fièrement opposé aux politiques municipales menées par José Serra et Gilberto Kassab.

3. La Construtora Nor-berto Odebrecht (CNO) est une entreprise brésilienne d’ingénierie et de construc-tion civile fondée en 1944. Elle est la plus grosse entreprise de construction d’Amérique Latine, et la seconde multinationale brésilienne.

2. in Folha de São Paulo, mai 2007.

4. Syndicat des entreprises d’achat, vente, location et administration des édifices résidentiels et commer-ciaux. Il s’agit du syndicat lié au marché immobilier le plus important d’Amé-rique Latine.

5. Le shopping au Brésil est l’équivalent du centre commercial, ou du mall américain.

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L’architecte Nabil Bonduki pointe du doigt le fait que le pro-blème social inhérent à ce quartier ne sera pas résolu avec le projet de la municipalité, mais sera seulement déplacé :

« Le gagne-pain de ces personnes est ici, ils ne vont pas quitter le Centro même s’ils sont délogés des cortiços et favelas dans lesquels ils vivent. Ils se dirigeront vers une autre occupation irrégulière au sein du même quartier. »

Raquel Rolnik, urbaniste chargé des questions en lien au droit à l’habitat par l’ONU, résume sur son blog le projet et ses incohérences :

« … le projet prétend supprimer, du paysage et de la vie urbaine du centre de São Paulo, les consommateurs de drogue, et avec eux toute une population sans abri, les commerces, les plus de 12 mille habitants du quartier de Santa Ifigênia, son histoire et sa mémoire. L’intervention qui prétend en finir avec la zone de Cracolândia porte en réalité sur l’un des centres de commerce les plus dynamiques de toute la ville et prétend substituer toute une structure consolidée par de nouvelles entreprises.Déloger les commerçants et les habitants pour démolir le quartier, afin de construire des édifices plus hauts, correspond à une stratégie urbaine basée sur un partenariat public-privé nécessitant une garan-tie d’une forte rentabilité pour rendre viable le projet. Selon cette logique, il faut démolir le plus possible pour construire un modèle totalement distinct. Cela n’est en rien une réponse au problème du crack (qui est réel). Le lancement de nouvelles opérations immobi-lières ne vont sûrement pas résoudre une question sociale et de santé.Personne ne doute que la région du Centro a besoin d’investissement et d’initiatives en vue de le requalifier. Mais tout projet urbain qui a la prétention de rénover ces lieux a pour obligation d’incorporer, dans les lignes directrices et dans le programme, la population résidant et travaillant au sein du quartier. Ce sont ces personnes, de par les relations qu’elles établissent avec l’espace, qui font du quartier de Santa Ifigênia un lieu aussi vivant et dynamique au sein de la ville de São Paulo. »

Les discours des spécialistes semblent démontrer que le pro-jet Nova Luz a pour ambition de faire du centre de la ville un espace ressemblant aux nouveaux quartiers érigés en bordure de la ville par de puissantes sociétés immobilières pour une classe sociale qui ne connaît pas la misère et s’en protège en privatisant son espace de vie. Nova Luz est la concrétisation d’une politique qui rend visibles les choix des groupes diri-geants : en excluant les plus pauvres et les marginalisés du

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Centro, elle change l’image du quartier. Afin de régler un pro-blème d’ordre social qui ternit son image et l’empêche d’al-ler de l’avant, la municipalité, plutôt que de se confronter au problème, préfère l’éliminer. Il s’agit là d’une politique qui va à l’encontre d’un droit à la ville pour la classe laborieuse : le direito à moradia digna1 que ne cessent de répéter en tant que slogan les mouvements sociaux du centre de São Paulo.

Les mouvements sociaux du centre de São Paulo sont direc-tement concernés par le projet mis en place par José Serra, puis suivi par Gilberto Kassab, tout d’abord parcequ’ils sont les représentants des populations aux faibles ressources et des sem-teto du Centro qui ne sont pas pris en compte dans le programme et risquent d’être délogés. D’autant plus qu’au cœur de la zone que redessine le projet Nova Luz la survie de plusieurs occupations est menacée, dont celle de la rua Mauá.

Ils s’opposent aux changements entrepris par José Serra à son arrivée au pouvoir concernant le plan directeur pour le Centro qui avait été décidé au cours de la gestion du PT, avec leur propre collaboration. Le revirement de la politique du PSDB a consisté à ce que certaines zones ne fassent plus partie des Zonas Especiais de Interesse Social (ZEIS)2, et ce principalement dans la région centrale de São Paulo.

Les ZEIS du Centro, répondant à l’appellation de ZEIS 33, constituaient jusqu’alors une ressource de taille pour loger les populations locales et revivifier la zone. En stimulant la production d’habitat populaire dans le Centro, elles auraient permis tout d’abord d’incorporer les franges clandestines à la ville formelle, légale, et refaire du Centro une zone établie au sein de la ville ; mais aussi de répondre à cette juste demande et exigence qu’est le droit à la ville, qui se traduit ici par le droit au Centro.

L’abandon de telles zones dans la région du Centro se présente comme un coup dur difficile à surmonter pour les mouvements des sem-teto. Gegê, le fin leader du MMC dé-clare, à propos de la municipalité :

« Ils veulent, une fois pour toutes, en finir avec les possibles avan-tages dont nous disposerions. Afin que ceux-ci ne se réalisent pas, ils vont retirer certaines zones… les deux gouvernements, celui de José Serra et celui de Gilberto Kassab ont tout leur intérêt à faire cette révision à leur manière… ce sont des gouvernements désengagés, et dont le seul engagement est lié à la spéculation immobilière. »4

1. Signifie droit à un habi-tat digne.

2. ZEIS, zone spéciale d’intérêt social, elle correspond à une portion de territoire destinée à la production d’habitat social, incluant la récupération des immeubles dégradés et la mise en place d’équipe-ments sociaux et culturels, d’espaces publics, de services et commerces locaux.

3. Les ZEIS sont divisées en 4 types. La ZEIS 3 se définit ainsi : « terrains ou logements sous-utilisés au sein d’une zone disposant d’infrastructures urbaines, de services, et d’une offre d’emploi (généralement en région centrale), où se tiendront la production et la rénovation de logements sociaux, ainsi que les mécanismes générateurs d’emplois et de revenus. »

4. Publié dans l’article de Patricia Benvenuti, « especulação imobiliária pressiona por higienização do centro de São Paulo », in Brasil de Fato, 16 avril 2009.

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Une autre représentante des mouvements d’occupation qui constituent l’un des principaux acteurs de cette lutte engagée contre le projet, Ivanete, leader du MSTC, appelle à ne pas oublier les sem-teto :

« Le projet Nova Luz veut démolir tous les édifices et construire de l’habitat pour la haute classe moyenne, afin d’attirer celle-ci dans le centre. Vont être construits des logements, et pour y avoir le droit, la famille devra avoir un salaire d’au moins R$ 4.000. Pour le moment, je vois les choses ainsi : le MSTC est ici, si Nova Luz doit être neuve, s’il vous plaît, qu’elle inclue les travailleurs aux faibles ressources et les sem-teto. Je vais être sincère : nous n’abandonnerons pas notre espace. Nous lutterons !… La politique de Kassab est d’expulser, il expulse. »1

C’est donc une réelle politique d’hygiénisme qu’applique la municipalité de São Paulo lors de la gestion Serra/Kassab, une politique destinée à renouveler l’espace urbain central, la ville carte postale parcourue par les touristes notamment et qui rend souvent compte de l’image générale d’une ville dans la conscience collective, qui n’est pas sans lien avec l’ambi-tion de São Paulo d’adoucir son image de ville sauvage qui lui colle à la peau, ainsi qu’avec les projets futurs tels que le

Ci-dessus : un terrain vague de la zone dévas-tée de Cracolândia, aux abords de la rua Helvétia, l’une des plus ravagées. Sur la gauche, cachés derrière des monticules de terre, on aperçoit les consommateurs. Aujourd’hui, le terrain est encerclé par des barrières afin d’y empêcher tout accès.

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mondial 2014 pour lequel les villes concernées sont prêtes à des coups d’éclat, comme ce fut le cas avec le grand net-toyage des favelas à Rio de Janeiro à la fin de l’année 2010.

C’est ainsi qu’en 2009, afin de rendre opératoire les ex-propriations et démolitions est approuvée la lei de concessão urbanística, à laquelle on n’avait pas encore eu recours au Brésil. Celle-ci déférant à une entreprise l’exécution du projet proposé par la municipalité, cette loi est redoutable puisque l’entreprise en charge du projet obtient le pouvoir d’expro-prier les terrains et de les revendre ensuite comme bon lui semble. Le droit est donné aux entreprises relevant du secteur privé, et non pas aux habitants de la zone concernée.

Les populations locales, soutenues par les mouvements sociaux liés au Centro se sont senties totalement oubliées dans le projet ; c’est pourquoi la société civile se soulève contre la municipalité afin de revendiquer ses propres droits. Beaucoup de commerçants résistent et se refusent à l’idée de négocier avec les dirigeants du projet, ils déclinent toute somme proposée de la part des entreprises afin qu’ils s’en aillent, ils ne souhaitent aucunement partir, mais craignent surtout de ne pas être indemnisés correctement. Un immeuble de 3 étages, au niveau de la rua Aurora a été exproprié et l’ancien propriétaire a reçu une indemnisation de R$ 300.000. Selon Joseph Hanna Fares Richi, représentant des commer-çants de Santa Ifigênia, cette indemnisation est insuffisante et ne permettrait même pas d’acheter un petit appartement dans le quartier.

A partir de l’année 2011, les populations locales vont pour-tant chercher de plus en plus le dialogue et tenter de faire reconnaître leurs droits. C’est ainsi que l’association qui les représente, l’Association des habitants et travailleurs de Nova Luz a fait part de ses revendications et propositions au secrétaire municipal du développement urbain.

Elle sollicite notamment des clarifications en ce qui concerne l’impact du projet sur les populations à faibles re-venus résidant ou travaillant dans le quartier. Elle propose un certain nombre de mesures permettant de garantir les droits de ces personnes et exigent qu’elles soient prises en compte. Parmi les propositions les plus importantes figurent l’inscrip-tion des habitants et commerçants de la région de Nova Luz afin que tous soient inclus dans le projet de la municipalité,

Page suivante : le quartier de Santa Ifigênia, coeur de São Paulo.

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la participation des populations locales. Mais l’Association met surtout l’accent sur la question de l’intégration d’une ZEIS 3 au sein du projet prévue à l’origine.

Cette ZEIS 3 est en théorie destinée à reloger les popula-tions locales dont le revenu se situe entre 0 et 3 salaires mini-maux. Elle concerne 11 des 45 îlots du projet. L’association veut à tout prix éviter que cette ZEIS ne soit utilisée d’une autre façon par ceux qui ont les cartes en main, comme ce fut le cas il y a peu avec l’edifício São Vito, situé à proximité. Ce lieu emblématique abritait un ensemble de 510 familles, soit environ 1200 personnes, et faisait partie d’une ZEIS 3. Pour-tant l’immeuble fut démoli, et le dédommagement proposé aux habitants était insuffisant pour retrouver un lieu de vie décent, et beaucoup se sont retrouvés du jour au lendemain à la rue, dans une situation de misère totale. Ce lieu qui aurait dû répondre à des demandes sociales a été démoli pour être transformé en une grande place et un parking souterrain.

Concernant la ZEIS intégrée au projet Nova Luz, en juin 2011 a été installé un Conseil de gestion qui correspond à l’unique espace ouvert à la participation et délibération ac-tive de la société civile pour débattre du projet.

Début avril 2012, le plan urbain de la ZEIS 3 est approu-vé par le Conseil de gestion, représenté majoritairement par des membres de la municipalité, sous les protestations de la population locale qui estime que le développement du docu-ment est insuffisant pour délibérer. Les questions importantes contenues dans les lignes directrices du plan urbain telles que les garanties et procédures de relogement des actuels habi-tants de la zone concernée au sein de l’aire d’intervention, n’ont même pas été débattues. La pression exercée afin d’ap-prouver ce plan urbain le plus rapidement possible a laissé de côté les points essentiels. Face à cette décision de la munici-palité, l’urbaniste Raquel Rolnik riposte :

« Une approbation telle que celle-ci, en plus d’être illégitime, est sans aucun doute illégale et devra faire l’objet de contestation, y compris judiciaire, de la part des acteurs qui composent le Conseil et qui pa-rieront sur une construction collective. »

L’on se rend donc compte que la région centrale de São Paulo, dont la dégradation est l’un des résultats directs de l’abandon de la zone par la municipalité au cours du passé, jouit actuellement

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d’un regain d’intérêt de la part des politiques, des promoteurs et de l’ensemble du secteur privé, et est devenu un espace de fortes spéculations immobilières. Comme de nombreuses métropoles mondiales, le Centro de São Paulo a du mal à échapper à un processus de gentrification qui tend à être im-posé par la force. Ce mécanisme qui cherche à revaloriser la zone en faisant fi des populations locales nous rappelle ce que décrivait Friedrich Engels à la fin du XIXème siècle :

« L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur arti-ficielle croissant parfois dans d’énormes proportions ; les construc-tions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, des grands maga-sins, des bâtiments publics. »1

La Question du Logement, Friedrich Engels.

1. ENGELS Friedrich, La Question du Loge-ment, Osez la République Sociale, 2012.

Ci-dessus : hotel Escala, au cœur du quartier de Luz. Il risque d’être démoli.

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Il s’agit, en ce qui concerne le Centro de São Paulo, d’un processus analogue puisqu’il est question d’exproprier toute une partie des vieilles demeures détériorées transformées en cortiços afin de les démolir et d’en exclure ceux qui y vivent, dans l’optique d’y implanter de nouveaux édifices, des condominiums ultra-résidentiels, des centres commer-ciaux, le tout destiné à une population plus aisée qui serait à l’image d’un quartier sain, propre et sécurisé.

Plutôt que de répondre aux zones informelles par un apport économico-social, on en rejette les habitants en péri-phérie. La stratégie engagée lors de la gestion de José Serra puis suivie par celle de Gilberto Kassab, proche de celle de la tabula rasa, permet aux responsables du projet de faire du quartier ce qu’ils ont décidé.

Cependant, et bien heureusement, il n’est pas aussi simple de déplacer toute une population, implantée de longue date et qui en appelle au respect de ses propres droits. Face à la résistance locale, de plus en plus forte au cours du temps, les multiples écarts de la municipalité ont fini par rendre aux yeux de tous le projet inacceptable et strictement illégitime. C’est ainsi que début juin 2012, le projet est paralysé par l’Ação Civil Pública1 qui l’annule. Suite à la décision du juge, les tenants du projet n’ont aucun droit de faire suite au projet, l’intervention urbaine étant fondée sur l’approbation d’un plan urbain qui ne fait pas consensus.

A l’heure qu’il est, les intéressés parient sur le changement de la municipalité qui s’est opéré au début de l’année. Le très conservateur José Serra, à l’origine du projet Nova Luz, qui briguait un retour à la municipalité de São Paulo a été battu par le PT, conduit par Fernando Haddad. Celui-ci, en tant que nouveau maire de la ville, s’est déclaré favorable à une révision du projet en vue de le modifier et de revoir les démo-litions prévues, et à la mise en place d’un dialogue concret avec les habitants et commerçants concernés.

Le retour du PT est-il nouvel espoir ?

1. Action civile publique ; il s’agit d’un instrument de procédure prévu dans la constitution fédérale brésilienne pour la défense des intérêts collectifs et individuels. Elle ne peut être utilisée pour la défense de droits et intérêts pure-ment privés.

Page suivante : habitants de la zone dégradée de Santa Ifigênia.

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le Minhocão.

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Suite au constat établi au cours de la première partie de cette étude, nous nous sommes intéressés à l’action des mouve-ments sociaux d’une part, et aux évolutions de la politique d’autre part. Nous avons cherché à saisir leur influence sur la zone du Centro qui fut le point central de notre étude, afin de voir si la lutte menée par les mouvements permettait à celui-ci de se régénérer ; et de saisir comment ceux-ci étaient fragilisés par les politiques publiques mais aussi comment ils constituaient un frein à celles-ci. Cette analyse permet de répondre de manière affirmative à la problématique posée au début de ce travail.

Résistance et occupation constituent les deux principales caractéristiques des mouvements sociaux liés au Centro. De par l’occupation de lieux abandonnés, ils ont ranimé tout un ensemble de la région centrale de São Paulo, ce qui permet de diminuer le caractère désolant de la zone. De par leur action de résistance, ils aident les populations locales à ne pas capi-tuler face aux politiques urbaines, et surtout ils permettent à ce territoire de se régénérer peu à peu à partir de lui-même, c’est-à-dire en utilisant son propre patrimoine bâti et sa propre population. Ce qui va à l’encontre des politiques qui souhaitent une régénération passant par de lourdes vagues de démolitions, le rejet de la population locale et un peuplement correspondant à une couche sociale plus aisée.

Les propos de Raquel Rolnik traduisent bien la situation:

« São Paulo, aussi incroyable que cela paraisse, est l’une des der-nières villes de la planète qui a résisté jusqu’à aujourd’hui à ce que son centre historique ne se transforme en une grande capitale immo-bilière. »1

1. in Brasil Atual, 16 août 2011.

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C’est là le résultat d’une vingtaine d’années de lutte, d’un engagement sans pareil qui a pris place au cœur de l’espace urbain pauliste. Nous avons pu voir que l’engagement de ces mouvements ne se cantonne pas à la seule question du droit au logement ; bien au contraire, et c’est là leur grande force, ils se battent pour un droit à la ville, un droit au Centro pour ceux qui y vivent et y travaillent.

Cependant, nous ne pouvons négliger le poids et la force des politiques publiques qui constituent un réel frein à l’avancée des actions entreprises par les mouvements ur-bains. Les politiques municipales les empêchent de pour-suivre leur action, leur opposition ralentit toute régénération urbaine, comme nous l’avons vu notamment dans le cas des immeubles occupés qui retournent à leur état d’abandon suite à l’intervention de la municipalité qui a mis dehors les occu-pants.

Notre propos vérifie la thèse qui consiste à dire que les mouvements sociaux peuvent être le vecteur d’une régénéra-tion urbaine du Centro, en admettant toutefois qu’elle est en-core loin d’être complète, en raison de la politique publique en vigueur au cours des dernières années. Les efforts des mouvements sociaux ont un impact réel sur la zone, mais la réanimation est lente. Il s’agit d’un premier pas qu’il ne faut pas négliger mais encourager.

Il est légitime de se demander actuellement si ces mouve-ments ne vont pas poursuivre leurs actions de manière encore plus efficace, étant donné le retour du PT à la municipalité. Ce dernier entretient des liens plus proches des mouvements sociaux que la municipalité précédente ; et il exprime une volonté de travailler avec eux afin de mettre en place une politique en vue de résoudre les problèmes liés au Centro.

Notre travail se termine alors qu’un changement politique an-nonce des suites inédites. Les décisions politiques ne doivent surtout pas être négligées car elles seront déterminantes dans les mois à venir.

Mais l’étude nous a également conduit à prendre connais-sance de certains sujets, tout aussi actuels, et à proposer des comparaisons possibles. En ce qui concerne l’abandon du Centro, nous y avons vu des similitudes avec le phénomène de

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décroissance des villes industrielles américaines, ces villes de la rust belt telles que Detroit ou encore Baltimore. Quant à la question de l’occupation, deux phénomènes situés au-delà des frontières européennes attirent particulièrement notre attention. L’un est très proche, il s’agit de l’occupation par quelques centaines de familles d’une tour d’une tren-taine d’étages abandonnée dans un quartier de Caracas au Venezuela, quartier ayant subi les retombées économico-so-ciales du départ des banques qui le composaient autrefois. L’autre, moins analogue, mais tout aussi extraordinaire, prend place au sein de la métropole du Caire : il est ques-tion d’un vaste cimetière, la Cité des Morts, où des milliers de familles habitent depuis des décennies pour répondre à la crise du logement.

D’un point de vue personnel, ce travail nous a permis de nous plonger dans une analyse de la ville passant par l’étude d’un ensemble de documents, d’articles, de vidéos… qui ont pro-longé une première expérience de cet univers urbain faite de déambulations, de parcours, de dérives et pérégrinations… L’élaboration de ce travail est venue compléter et améliorer la perception que nous avions de cet environnement très par-ticulier, et nous a motivé pour s’y engouffrer à nouveau.

Armé de ces nouvelles interrogations et connaissances, São Paulo est devenue moins floue et notre regard s’est aigui-sé au contact de ces factions qui se battent au quotidien pour la ville en laquelle elles croient.

Le Centro n’est plus le centre-ville d’hier, il n’est plus à l’abandon, il est un territoire de la ville, un territoire où s’exerce un droit à la ville en occupant en priorité les espaces vacants.

Malgré les critiques à l’égard de celui-ci, son énergie reste envoûtante et le visiteur que j’ai été en garde un sou-venir envoûtant.

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plan général de la ville de São Paulo, 1810.

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plan général de la ville de São Paulo, 1881.

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plan général de la ville de São Paulo, 1895.

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plan général de la ville de São Paulo, 1916.

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plan général de la ville de São Paulo, 1924.

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