Sarko m'a tuer-Gerard Davet&Gérard Lhomme

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Autres ouvrages de Fabrice LhommeLe Procs du Tour, Denol, 2000 Renaud Van Ruymbeke : le juge, ditions Priv, 2007 Le Contrat : Karachi, laffaire que Sarkozy voudrait oublier (avec Fabrice Arfi), Stock, 2010

Couverture Atelier Didier Thimonier ditions Stock, 2011 ISBN 978-2-234-06964-0

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Pour Sylvie, Lisa et Nicolas, sans qui rien ne serait. mes parents, Paule et Daniel, pour leur soutien constant. G. D. Jane, Emma, Natacha, Billy et Wendy, pour leur amour et leur patience. mon ami Lennart, pour son courage. F. L.

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Il ny a pas le pouvoir, il y a labus de pouvoir, rien dautre. Henry de Montherlant, Le Cardinal dEspagne

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Prface

Ce jour-l, Yves Bertrand avait souhait nous voir, de toute urgence, dans un caf proche du parc Monceau. En cette fin du mois de juillet 2010, rythme par les innombrables rpliques dun sisme judiciaire nomm Woerth-Bettencourt, on sy tait rendus, un peu circonspects. Lex-patron des Renseignements gnraux, hors du circuit depuis plusieurs annes dj du fait de son statut de chiraquien assum, avait srieusement pti de laffaire de ses carnets, dans lesquels il consignait les faits les plus anodins ou les rumeurs les plus folles. Bertrand avait sa mine des mauvais jours. Il voulait nous mettre en garde. Des services de renseignements, o il a conserv de prcieux contacts, lui remontaient des bruits inquitants. en croire ses informateurs, les journalistes en charge des affaires sensibles particulirement ceux du Monde et de Mediapart taient dans le collimateur du prsident de la Rpublique. Faites vraiment attention vous, ce nest pas une plaisanterie, llyse est trs remont , avait lch Bertrand, avant de conclure sur cette mtaphore hyperbolique : Lorsque Sarkozy prend quelquun en grippe, il ne le lche pas ; il vous tuera, comme moi il ma tu. Dans le mtier de journaliste denqute, il convient autant que possible dcarter toute paranoa et dviter de saccorder trop dimportance. Mais Bertrand sait de quoi il parle. En prenant le risque de dplaire Nicolas Sarkozy, au dbut des annes 2000, lancien responsable policier, qui avait pactis avec Dominique de Villepin ds 1995, signa son arrt de mort professionnel. Sagissant des auteurs de ces lignes, force est de constater, avec le recul, que lavertissement dYves Bertrand ntait, finalement, peut-tre pas si farfelu. Des attaques parfois injurieuses profres par le premier cercle sarkozyste contre les -6-

journalistes du site Mediapart, dont le seul tort tait davoir lanc laffaire Woerth-Bettencourt en rvlant les enregistrements clandestins oprs par un majordome puis les dclarations fracassantes dune comptable, aux surveillances tlphoniques manifestement illgales perptres contre leurs collgues du Monde, dcidment trop bien renseigns sur les dveloppements de cette mme affaire, jusquaux soupons despionnage gnralis des reporters un peu trop curieux de savoir ce que cache laffaire de Karachi, les manuvres dintimidation nont pas manqu. Sans compter cette troublante pidmie de cambriolages ayant vis les mmes journalistes, et dont les auteurs restent ce jour inconnus Sarkozy ma tu. Cette petite phrase qui, faute de conjugaison non incluse, fait cho au clbre Omar ma tuer , Yves Bertrand nest pas le seul lavoir spontanment prononce au cours de cette enqute dont il nous a, bien involontairement, donn lide. Ils sont prfets, gendarmes, journalistes, policiers, dputs, magistrats Ce ne sont certes pas tous des vedettes dans leur domaine, certains dentre eux tranent mme derrire eux quelques casseroles, mais ils ont t victimes du mme phnomne dans les deux sens du terme. Ils forment une drle de confrrie, celle des damns du sarkozysme, mme si quelques-uns, comme Patrick Devedjian, sont entre-temps revenus en grce cela sappelle la politique. Venus dunivers diffrents, issus de bords politiques parfois opposs, dots de personnalits souvent antagonistes, ils ont en commun davoir suscit le courroux, puis la vindicte dun homme la rancune lgendaire. Pour avoir, la plupart du temps leur corps dfendant, contrari son irrsistible ascension vers le pouvoir, et/ou son exercice, ils ont subi ses foudres. t placs en quarantaine. Blacklists . Dans un systme dont on peut mesurer chaque jour un peu plus le dvoiement prsidentialiste, voire monarchique, dplaire au souverain, cest sexposer des mesures de rtorsion dautant plus redoutables que ces reprsailles manent de lappareil dtat tout entier. Inlassable contempteur de la prsidence Chirac, dont il na eu de cesse de stigmatiser la suppose faiblesse, Nicolas Sarkozy na, en effet, jamais fait mystre de sa -7-

volont de raffirmer lautorit de lexcutif en lespce celle du prsident de la Rpublique, le Premier ministre ayant t publiquement raval par lui au rang de simple collaborateur . Il lui fallait, pour atteindre son objectif, mettre en place un dispositif. Ainsi, ds sa nomination au ministre de lIntrieur, en 2002, puis, surtout, son arrive llyse cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy installa aux postes cls des hommes srs, issus de ce rseau quil stait patiemment constitu depuis les annes 1980 et ses dbuts en politique. Sans tats dme, ces hommes de confiance, la plupart du temps extrmement comptents chacun dans leur domaine, ont fait allgeance leur chef. Ils dirigent la police, la justice, les services secrets, des mdias, des officines Du coup, jamais sans doute un prsident de la Rpublique na dispos dautant dinformations croustillantes. Les procs-verbaux les plus intressants remontent directement vers les plus proches collaborateurs du chef de ltat, lequel sait tout des petits et grands secrets de ses amis comme de ses rivaux, ainsi quen tmoigne la msaventure survenue la dpute socialiste Aurlie Filippetti, narre dans ce livre. Mais la mission de ces hommes du prsident ne se rsume pas la collecte de renseignements sur des adversaires potentiels. Ils sont dabord l pour riger un cordon scuritaire autour du chef de ltat afin de le prserver, notamment, des journalistes, policiers et autres magistrats un peu trop curieux. Et, bien sr, en cas d agression , organiser la riposte Lanecdote remonte la mi-juillet 2010. Au lendemain de la publication par Le Monde de dclarations tires du procsverbal du gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, mettant en difficult ric Woerth, Nicolas Sarkozy entre dans une colre noire. Il fait passer un message clair deux de ses fidles, placs par lui au sommet de la hirarchie policire : Frdric Pchenard, directeur gnral de la police nationale (DGPN), et Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intrieur (DCRI). Exigeant de connatre lorigine de la fuite, il leur lance : Vous ne me protgez pas ! On connat la suite : la DCRI passe au crible les -8-

appels tlphoniques des sources supposes du journaliste du Monde sans doute ceux du reporter, galement afin, au mpris de la loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources, de tenter didentifier des informateurs. Un collaborateur de la garde des Sceaux, David Snat, qui a eu le malheur dtre en contact tlphonique avec ce journaliste, y a laiss son poste, sa sant, sans doute sa carrire, et beaucoup dillusions, comme il le raconte dans cet ouvrage. Cest un point commun celles et ceux qui ont t viss par une fatwa : tous tmoignent de lextrme brutalit du traitement qui leur a t rserv. Comme sil ne fallait pas seulement casser, mais aussi humilier, avilir. Et, accessoirement, dissuader. Faire peur aux empcheurs de tourner en rond potentiels. Ceux qui ont eu le malheur dtre lobjet de cette vendetta parlent aussi dacharnement. Pour ne point rougir devant sa victime, lhomme qui a commenc par la blesser, la tue , crivait Balzac dans Le Mdecin de campagne. La rupture, chre Nicolas Sarkozy, cest donc aussi cette indite violence dtat. Quand il ne prend pas soin de lexercer lui-mme, les plus zls de ses collaborateurs devancent ses dsirs. cet gard, le harclement judiciaire et policier auquel a t soumise Claire Thibout, lex-comptable des Bettencourt, qui avait eu linconscience dvoquer un financement illicite de la campagne prsidentielle de Nicolas Sarkozy, est exemplaire. Le chef de ltat sest occup personnellement du cas de cette femme, dfinitivement traumatise davoir t dclare, lespace dun t, ennemie dtat . Le fait que cette frocit ne soit pas rserve aux hauts fonctionnaires, dcideurs politiques et autres personnalits relve davantage du symptme que de lanecdote. Car mme les anonymes y ont droit, linstar de cet homme qui, parce quil avait refus de lui serrer la main au Salon de lagriculture, en fvrier 2008, sest fait insulter par Nicolas Sarkozy (le tristement clbre Casse-toi, pauvre con ). Aurait-on pu imaginer un seul de ses prdcesseurs, Jacques Chirac, Franois Mitterrand, Valry Giscard dEstaing, Georges Pompidou ou Charles de Gaulle, sabaisser une telle sortie ? En ce sens, les exemples regroups dans cet ouvrage, loin dtre exhaustifs, permettent de jeter une lumire crue sur le -9-

vrai visage du sixime prsident de la Ve Rpublique : un homme clivant, dont on est soit lami, soit lennemi. Ce trait de caractre a-t-il sa place au sommet de ltat ? Bien plus quune idologie, dont on serait bien en peine de dfinir les contours, le sarkozysme est dabord, et surtout, une mthode. Lancien conseiller gnral (RPR) des Hauts-de-Seine Didier Schuller na pas oubli lune de ses premires rencontres en tte--tte avec celui qui tait alors le tout jeune maire de Neuilly-sur-Seine. Ce devait tre en 1986, confie-t-il, jtais directeur gnral de loffice HLM du dpartement. Il ma reu dans son bureau et, l, ma lanc presque immdiatement : Tu sais, jai lintention dtre prsident de la Rpublique. Jtais assez stupfait, videmment. Et il a ajout aussitt : Alors, tu seras avec moi ou contre moi ? Tout le sarkozysme, alors encore balbutiant, est contenu dans cet incroyable change, qui fait cho un autre, encore plus difiant, rapport au cur de cet ouvrage par lhomme daffaires Jacques Dupuydauby. videmment, le sarkozysme ne saurait se rsumer ses victimes. De mme, Nicolas Sarkozy nest pas un dictateur, et la parole demeure libre en France. Bien entendu, on rtorquera que, dans sa pratique du pouvoir, Nicolas Sarkozy na rien invent. Aprs tout, aux tats-Unis, en vertu du spoils system, chaque prsident nouvellement lu change totalement ladministration. Sauf que, pour viter toute drive et garantir la sacro-sainte sparation des pouvoirs chre Locke et Montesquieu, la Constitution amricaine a institu une srie impressionnante de contre-pouvoirs (le systme des checks and balances) dont lnumration risquerait de ravaler la France au rang de rpublique bananire. On opposera encore que les prdcesseurs de Nicolas Sarkozy ne firent pas beaucoup mieux. Y compris le seul reprsentant de la gauche avoir accd la magistrature suprme sous la Ve Rpublique. Entre la chasse aux sorcires dclenche ds le mois de mai 1981 et les coutes illgales orchestres depuis llyse par une cellule qui navait dantiterroriste que le nom, Franois Mitterrand pour qui Nicolas Sarkozy na jamais cach son admiration avait, lui aussi, entretenu cette dtestable habitude franaise que lactuel chef de ltat ne ferait donc que perptuer. Sauf que jamais, - 10 -

sans doute, un prsident ne stait arrog autant de pouvoirs, tout en sattaquant simultanment toutes les formes de contre-pouvoir : volont de supprimer les juges dinstruction indpendants, renforcement du secret-dfense, mainmise sur laudiovisuel public, pressions diverses sur la presse En ce sens, la formule prte Nicolas Sarkozy par Dominique de Villepin Cest sa phrase favorite , assure-t-il opre comme un saisissant raccourci du personnage, et de sa conception du pouvoir : Et pourquoi je me gnerais ? Un indice atteste cette drive : la plupart des personnes sollicites dans le cadre de cette enqute ont fait part de leur crainte de sexposer des reprsailles si elles venaient sexprimer. Bien sr, certaines dentre elles avaient dj commis un livre pour raconter leur disgrce. Elles y ont mme, loccasion, puis une notorit facile. Mais sexposer, cest aussi se protger. Elles avaient quitt le systme, souvent, et navaient pas tout dit, parfois. Quelques annes plus tard, alors que Sarkozy, de ministre, est devenu prsident, la donne a chang. Beaucoup avaient la conviction, tort ou raison, dtre surveilles, au minimum coutes. Certaines ne se sont confies que sous couvert danonymat. Dautres ont demand relire et amender leurs propos. Quelques-unes ont mme refus de nous voir. Comme le commissaire divisionnaire Jean-Franois Gayraud, par exemple, un ancien du contre-espionnage, suspect par llyse davoir tremp dans laffaire Clearstream et den savoir un peu trop sur Bernard Squarcini. Il a vcu quelques annes difficiles, vient tout juste de retrouver une affectation Pas question pour lui de sexprimer, ni mme simplement de nous rencontrer. Trop dangereux. Il a mme fait prvenir, par un intermdiaire, un franc-maon trs en cour, la prsidence de la Rpublique de notre dmarche. Pour se couvrir, au cas o. La peur, toujours Il est vrai que la plupart de ceux qui se sont frotts lui lont appris leurs dpens : sur le plan politique, Nicolas Sarkozy est un tueur . La longue liste de ses victimes en tmoigne. Et sa nouvelle image, celle dun prsident lisse et sobre, soigneusement mise en scne par ses conseillers en communication, ne saurait le faire oublier.

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Quimporte que les ractions de crainte que nous avons observes relvent ou non dune inquitude excessive, elles traduisent un climat. Les auteurs, familiers de cet univers o tous les coups semblent permis, nont pas cherch identifier tous les bannis de ce sarkozysme-l. Seulement les cas les plus emblmatiques. Des hommes et des femmes souvent blesss, dshonors. Il a fallu les faire parler, les accoucher , les comprendre, mesurer leur degr damertume, de tristesse aussi. Prendre en compte le caractre la fois partiel et partial de leurs confidences. Et puis grer leur isolement, leurs angoisses. Cela na pas toujours t simple. Nombre de ces grands tmoins, les maudits de la Sarkozie, ont tout de mme accept de sexprimer visage dcouvert, parfois pour la premire fois (comme le magistrat David Snat ou le sous-prfet Grard Dubois), souvent en livrant des dclarations fracassantes (voir les accusations de la juge Isabelle Prvost-Desprez) susceptibles de provoquer des ractions. Peuttre pour en finir avec une forme domerta, sans doute parce quils considraient navoir plus rien perdre. Quils en soient remercis. Dautres nous ont confi leurs souvenirs, leurs rancurs, condition que leurs propos ne soient pas reproduits, pour que nous puissions, en leur nom, narrer leur histoire. Ce furent six mois de rencontres parfois tonnantes, dentretiens discrets, de mises en garde inquitantes. videmment, le tlphone et les mails taient proscrits. Une plonge en eaux trs profondes dont les auteurs ne sont pas revenus totalement indemnes. On nexplore pas la face cache de neuf ans (2002-2011) de sarkozysme impunment. Il ne sagit pas dun livre dhistoire ou alors au pluriel , ni mme, stricto sensu, dune contre-enqute, pas plus que dun improbable dictionnaire des victimes du sarkozysme . Cet ouvrage se veut plutt le recueil dune srie de tmoignages incluant de multiples rvlations avec, il faut le rpter, leur part de subjectivit, susceptibles dclairer le ct obscur dune hyperprsidence dcidment bien franaise.

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David Snat

Vendredi 28 janvier 2011, un box tranquille au fond de la brasserie La Rotonde, Paris. Bien quun peu trop couru, lendroit est central, lambiance chaleureuse et la carte un admirable pied de nez au Dr Dukan Ce sera notre QG. David Snat, 46 ans, se faufile jusqu nous. Lil aux aguets, la mine chiffonne, lex-conseiller de Michle Alliot-Marie semble bout. Alors, il va parler, pendant des heures. Cet entretien sera suivi de plusieurs autres. Il va tout dire, pour la premire fois, de son viction, et des intrigues dont il a t le tmoin et parfois lacteur dans les coulisses du pouvoir sarkozyste. Cet homme sait beaucoup de choses. Trop ? Il a perdu quelques kilos, des cheveux, et ses dernires illusions. David Snat erre, soldat perdu de la magistrature, sans relle affectation. Au purgatoire, pour une dure indtermine peut-tre pour toujours. Il confie ses tourments son psy, trouve refuge auprs de sa famille. La droite le honnit, la gauche sen mfie. Il est un symbole que le pouvoir redoute encore. David Snat connat la date de ses funrailles professionnelles : le lundi 26 juillet 2010. Ce jour-l, dit-il, ils mont fait disparatre du radar. la Chancellerie, o il est conseiller technique, on laccuse, sur la base dune enqute des services secrets, davoir pactis avec la presse, qui il aurait communiqu des lments de laffaire Bettencourt. Et surtout, davoir mis en danger le gouvernement, tant la position dric Woerth, ministre du Travail, devenait impossible. Il a t dbarqu dans la foule. Longtemps, David Snat a pourtant t invisible. Lun de ces fonctionnaires que les journalistes croisent constamment, lors de confrences de presse ou loccasion de dplacements - 13 -

ministriels. Ce genre de type qui rien ne saurait arriver, dont la trajectoire semble devoir tre linaire et transparente. David Snat tait pour tous cet homme ouvert, bienveillant, disert, suant sous le soleil dAlgrie loccasion dune visite officielle, grignotant au coin des buffets dhonneur, toujours un dossier sous le bras. Tout cela lui semble dj si lointain Termins les voyages officiels, les journes et les nuits passes plancher sur des projets de loi. Sa carrire est fichue, et il en a parfaitement conscience. Dun point de vue extrieur, oui, elle est foutue. Mais je ne suis pas carririste. En cas dalternance, je nirais pas me vendre la gauche, jai fait sept ans de cabinet dans des gouvernements de droite. Laffaire Bettencourt est passe par l. Je suis dsormais premier substitut au ministre de la Justice, dit-il, jai un bureau Javel, je suis pay ne rien faire. Je fais des photocopies. De temps en temps, on me file une mission, comme en mars 2011 sur lexcution des peines. Lorsque jinterroge la Direction des services judiciaires, on me dit : Non, non, vous navez rien faire, cest comme a. Cette affaire ma paniqu, jai perdu prs de dix kilos, je ne parlais mme plus au tlphone ma femme. Je vois toujours un psy. Il faut dire que le systme est paranoaque, clanique. Mes enfants ont morfl. Le pouvoir essaie de me saper, de me pousser au pire, surtout depuis que jai fait condamner Brice Hortefeux pour avoir pitin ma prsomption dinnocence. Et dire que mes enfants vont dans la mme cole que ceux dHortefeux Ce lundi 26 juillet 2010, David Snat, conseiller pnal de Michle Alliot-Marie, la garde des Sceaux, reoit la visite du directeur adjoint du cabinet de la ministre, Alexandre Jevakhoff. Ce dernier linforme que les services secrets ont la certitude quil a communiqu au Monde des pices de procdure dans laffaire Bettencourt. Il monte me voir dans mon bureau, raconte David Snat. Il me parle concrtement des fadettes [factures tlphoniques dtailles] obtenues par le contre-espionnage. Il jubile. Il y a eu des rquisitions, il y a mme eu des coutes, me lance-t-il. Je lui rponds : Que voulez-vous que je fasse, que je me jette par la fentre ? Je lui demande aussi si cette enqute illgale ne le gne pas. Je - 14 -

noublierai jamais sa rponse : Tu as t au ministre de lIntrieur, tu sais comment a se passe. Aprs sa visite, jtais assomm. Comment, moi, javais t lobjet dune enqute ? Je ne mtais dout de rien David Snat a compris, avec le recul, que tout avait t fait pour viter au scandale WoerthBettencourt de prosprer. Ils ont voulu mettre un terme cette affaire, son exploitation mdiatique. Mais ils ne sont pas tombs sur moi par hasard, il y a eu un ciblage par le patron du contre-espionnage, Bernard Squarcini, d mes relations avec lun de ses ennemis, le commissaire divisionnaire Jean-Franois Gayraud, un ancien de la DST David Snat a t dcharg de ses fonctions, sur instruction claire et directe de Nicolas Sarkozy. Sur la base tronque dune enqute confidentielle bcle qui fait dsormais lobjet dune information judiciaire Paris, aprs que Le Monde sest constitu partie civile pour violation du secret des sources . Accus sans preuve un comble pour un magistrat davoir aid la presse, et donc en particulier Le Monde, dans laffaire Bettencourt Un crime de lse-majest, alors que le ministre du Travail, ric Woerth, lt 2010, prsentait une rforme cruciale, celle des retraites, dans laquelle le prsident de la Rpublique avait mis tout son poids. Il est vrai que laffaire Bettencourt, plus que lhistoire dun dchirement familial, cest dabord celle du financement de la droite franaise par la dynastie fondatrice du gant des cosmtiques, lOral. Un dossier plus que gnant pour llyse : ric Woerth a longtemps t le trsorier de lUMP. Et Nicolas Sarkozy un familier de lhtel particulier des Bettencourt, au cur du quartier le plus cossu de Neuilly-sur-Seine. Un dossier si dlicat que llyse ne va pas craindre dliminer un magistrat suspect dtre lorigine de fuites embarrassantes pour le pouvoir. Ils ont sacrifi la sentinelle Snat, car ctait aussi un moyen de dstabiliser le commandant du camp, MAM , glisse-t-il. Jusqualors, avant dtre exfiltr vers une mission fictive de prfiguration de la cour dappel de Guyane , David Snat tait donc un simple substitut, magistrat lambda, homme dune droite modre. Dallure banale, toujours en costume-cravate, le crne lgrement dgarni. Un bon vivant, passionn de football, - 15 -

pre de deux enfants. Un fin juriste aussi, auteur de plusieurs livres. Ds 2002, il sengouffre dans le sillage de Dominique Perben, avant de prendre la roue de Michle Alliot-Marie, quil ne quittera plus jusqu son viction. MAM, il ne ladmire pas vraiment, mais apprcie sa posture, sa droiture. Il la suit dans tous ses postes rgaliens : ministre de la Dfense (2002-2007), dabord, puis lIntrieur (2007-2009), et enfin la Chancellerie (2009-2010). Il est conseiller technique, toujours en charge de dminer les procdures risques. Cest David Snat que revient le sale boulot. Cest son rle : il fait la fois office de filtre, de garde-fou et de rempart. Au-dessus de lui, deux personnages cls : Alexandre Jevakhoff, directeur adjoint du cabinet. Avec une belle brochette dautres personnalits, M. Jevakhoff figura, en 2003, sur les fameux listings Clearstream trafiqus par Jean-Louis Gergorin et/ou Imad Lahoud. Drle de type, ce Jevakhoff. Tout Paris bruisse de rumeurs le concernant. Une procdure dans laquelle son nom est cit a mme t gre par le parquet de Paris, sur fond doprations immobilires dans les administrations. Lhomme, ancien dHEC et de lENA, est du genre tmraire. Une affaire, jamais bruite jusqualors, en tmoigne. En 2009, il dcida de saisir la Direction centrale du renseignement intrieur (DCRI), afin denquter sur lventuelle appartenance dune magistrate, Alexandra Onfray, lglise de scientologie. Mme Onfray tait lpoque en poste au parquet du Tribunal aux armes de Paris (TAP). Cela ne drangea pas M. Jevakhoff. Dj, les services secrets furent mis contribution, hors de toute procdure judiciaire. David Snat ne sest jamais entendu avec son suprieur. Il lui dconseilla dailleurs de saisir la DCRI dans laffaire Onfray. Et tenta de bloquer quelques initiatives trs prives de M. Jevakhoff, trop proche son got du petit monde des expatris russes. Il y a donc cet homme, au profil controvers, mais aussi une jeune femme, Ludivine Olive, nice de Michle Alliot-Marie. Elle a rang de chef de cabinet, et sa mission est dorganiser lagenda de la ministre. En ralit, elle est avant tout l pour protger sa tante. Cette dernire, dune prudence proverbiale, sest fix pour rgle de ne jamais intervenir dans quelque - 16 -

dossier que ce soit. Elle fuit les ennuis, rejette les risques, afin de se crer une trajectoire politique immacule. Elle lorgne sur Matignon, qui serait le point dorgue de sa carrire. Encore fautil pour cela quelle ne soit pas mise en cause dans une affaire, la hantise de tout politicien un peu ambitieux. En 2004, pas de chance, apparaissent les germes du scandale Clearstream. Son subordonn au ministre de la Dfense, le conseiller pour le renseignement et les oprations spciales (CROS) Philippe Rondot, est mandat par Dominique de Villepin, alors au Quai dOrsay, pour enquter sur les fameux listings, qui contiennent, entre autres, les rfrences bancaires de supposs comptes attribus Nicolas Sarkozy. Le militaire en rfre sa hirarchie. Mme Alliot-Marie a-t-elle couvert la mission du gnral Rondot ? Elle jure que non. En tout cas, elle sen sort de justesse et vite les foudres de Nicolas Sarkozy qui, pourtant, ne lapprcie pas. Et cest Ludivine Olive, mais aussi David Snat, quelle doit dtre miraculeusement passe entre les gouttes. Je suis all au charbon pour elle, dans les affaires de Bouak et Poncet, en Cte-dIvoire, et Clearstream bien sr Mon bureau a mme t perquisitionn , confirme David Snat. Il sarrte un instant sur cette affaire Clearstream, qui a dchir la droite ces dernires annes, et sur le rle de MAM qui, comme toujours, est parvenue viter toutes les balles. Ses rvlations ne feront pas plaisir tout le monde, surtout pas celle qui la tant du, en le sacrifiant, lui, le fidle conseiller sans tats dme, sur lautel de ses ambitions. Avant de chuter, elle aussi, vaincue par ses propres dmons tunisiens et ses insuffisances. partir du dbut 2006 et jusqu la prsidentielle de 2007, on ma demand de bosser sur Clearstream, explique Snat. lpoque, MAM tait ministre de la Dfense. Sa hantise tait que limplication du gnral Philippe Rondot ne finisse par lclabousser. Dj que certains sarkozystes disaient quil y avait un cabinet noir place Vendme Il fallait absolument faire apparatre que Dominique de Villepin avait trait avec Rondot directement, que lon parle le moins possible delle. Lobjectif tait donc de saper la position de Villepin, et ce, dans le but de la protger elle. MAM tait bien sr parfaitement au courant de tout cela, mais elle laissait le - 17 -

cabinet grer. Elle ne met jamais les mains dans le cambouis, ce qui explique dailleurs son tonnante longvit des postes rgaliens. Trs vite, des procs-verbaux circulent, ils posent Sarkozy en victime des agissements de Villepin. La presse sen fait lcho David Snat livre une autre anecdote difiante, remontant au dbut du mois de juin 2010. Je suis contact par Jean-Pierre Picca, qui avait remplac en fvrier Patrick Ouart llyse comme conseiller justice de Nicolas Sarkozy. Il me dit : Dis donc, David, pourrais-tu obtenir des lments sur laffaire Despallires ? Cela ne me disait rien du tout. Alors, il me prcise que cest un type souponn dun assassinat, qui prsente la particularit dtre proche de lavocat Olivier Metzner. cette date, Me Metzner nest pas loin dtre considr llyse comme lhomme abattre. Le clbre avocat, dfenseur de Franoise Bettencourt Meyers, est par ailleurs le conseil de Dominique de Villepin, en faveur duquel il a obtenu en premire instance, lors du procs Clearstream, une retentissante relaxe, en janvier 2010. Sur le coup, je nai pas pens tout a, se souvient David Snat. Je me suis donc renseign sur laffaire. Ctait vraiment glauque, on voulait lvidence attaquer la vie prive de lavocat, alors jai fait comprendre Picca quil ne fallait pas quil compte sur moi. Je nai plus eu de ses nouvelles, jai bien senti ds le dpart quil tait lui-mme embarrass. Manifestement, la commande venait de plus haut. Et, par souci de discrtion, plutt que de solliciter la DACG [Direction des affaires criminelles et des grces], ce qui et t plus naturel, il avait essay de passer par moi. Jai oubli tout a et puis, au dbut du mois de juillet, je dcouvre un article du JDD qui rvle toute lhistoire. L, jai compris. Je me suis dit que le pouvoir tait vraiment prt tout pour rgler ses comptes. De fait, lpoque, alors que laffaire Bettencourt venait dclater, plusieurs mdias avaient t encourags par des proches du Chteau sintresser cette affaire. Titr Le gigolo, le testament et le paractamol , larticle du Journal du Dimanche, paru le 4 juillet 2010, provoqua une vive raction de Me Metzner, qui expdia un

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courrier au vitriol lhebdomadaire, dans lequel il dnona une manipulation . Cest dans ce contexte dltre donc que, au printemps 2010, clate, ou plutt explose, laffaire Bettencourt. Le site Mediapart publie le mercredi 16 juin laube les enregistrements clandestins oprs par le majordome de Liliane Bettencourt, Pascal Bonnefoy, au domicile de la milliardaire. Llyse, dabord inquiet, est bientt aux abois. Le Chteau compte sur Philippe Courroye, procureur de Nanterre, notoirement proche du chef de ltat, pour teindre lincendie. David Snat est aux premires loges. Cest lui qui supervise, depuis le ministre de la Justice, les alas de la procdure. Il na pas que des amis dans la sphre sarkozyste. Lun de ses proches, le commissaire divisionnaire Jean-Franois Gayraud, a t vir de la Direction centrale du renseignement intrieur (DCRI), lentit ne de la fusion de la Direction de la surveillance du territoire et des Renseignements gnraux. Souponn davoir particip lenqute des services secrets sur les listings Clearstream, il est lobjet de la vindicte de Bernard Squarcini. Gayraud en sait beaucoup sur le Squale , ses liens avec un homme daffaires intrigant, Alexandre Djouhri, proche tout la fois de Dominique de Villepin et de Claude Guant Le patron de la DCRI est un fidle du premier cercle, convi chaque semaine des runions runissant les flics du prsident , llyse, autour de Nicolas Sarkozy et, jusquen fvrier 2011, de son secrtaire gnral, Claude Guant. Place Beauvau, David Snat a dj eu maille partir avec Bernard Squarcini, impos sa ministre de lIntrieur Michle Alliot-Marie par Nicolas Sarkozy ds son lection, en 2007. Snat sait que la DCRI la dans son viseur, surtout depuis que lIntrieur veut rglementer le march des socits de scurit prives, milieu dans lequel Squarcini compte des amis. Pas question de commettre une erreur, donc. Mais laffaire Bettencourt se prsente mal. Philippe Courroye, qui gre lenqute prliminaire, nen fait qu sa tte, explique David Snat. Il ne transmet des informations qu llyse, en ligne directe. Mme son suprieur, Philippe IngallMontagnier, procureur gnral de Versailles, est oblig de convier Courroye dner afin de lui extorquer, aprs quelques - 19 -

bonnes bouteilles, des lments dinformation sur la procdure ! Mon travail, cest de savoir ce qui se passe. Je dois donc aller aux renseignements. Se joue ce moment-l une guerre feutre, entre les proches de Nicolas Sarkozy, qui redoutent les volutions de lenqute, et les troupes de Michle Alliot-Marie, qui tentent de faire leur mtier sans trop se mouiller, et si possible en vitant dentrer dans des considrations politiciennes. Tant bien que mal, David Snat se fait transmettre des pices de procdure. Et gre le reste de la boutique, dans la tension la plus extrme. Les relations avec les journalistes font partie de sa mission. Il les traite , selon lexpression consacre cette part obscure du mtier de conseiller technique. Et il lui arrive, en retour, dobtenir de prcieux renseignements. Au cabinet de Michle Alliot-Marie, personne ne se prcipite pour lui donner un coup de main. Snat fait le mtier, et cela semble arranger tout le monde. En apparence, MAM affecte de laisser la justice travailler. Mais, dans ce domaine, ne rien faire, cest dj agir. Ainsi, elle prend bien garde de ne pas demander louverture dinformations judiciaires, ce quelle pourrait pourtant faire. Car saisir un ou plusieurs juges dinstruction, cela signifie lancer des enqutes indpendantes, avec tous les risques que cela comporte. Mieux vaut laisser laffaire pourrir, sous le contrle dun parquet institutionnellement infod lexcutif, et en lespce dirig par un proche du prsident. Secrte par nature (aucun avocat ny a accs), lenqute prliminaire prsente en outre lavantage de limiter les risques de fuites gnantes. Mais les dispositifs les mieux huils prsentent des failles. Dans son dition date du 18-19 juillet 2010, Le Monde publie un long article qui rvle le contenu des principales dclarations de Patrice de Maistre, plac en garde vue quelques jours plus tt. Ses propos, consigns sur procs-verbal, mettent mal la dfense dric Woerth, qui sattend tre convoqu dun jour lautre. En quelques mots, tout est dit du renvoi dascenseur opr par M. de Maistre. Il a bien embauch Florence Woerth pour faire plaisir au trsorier de lUMP. Ce dernier a permis ce gros contributeur financier de lUMP quest Patrice de Maistre dobtenir la Lgion dhonneur. - 20 -

Panique llyse et au cur des plus hautes instances judiciaires. Comment Le Monde a-t-il pu obtenir aussi rapidement ces extraits de procs-verbaux fort drangeants, alors que tout a t prcisment prvu pour quil ny ait aucune fuite ? Nicolas Sarkozy entre dans une violente colre lors du weekend du 17-18 juillet. Il ordonne que soit identifi lauteur des fuites. Frdric Pchenard, son directeur gnral de la police nationale, un ami denfance du prsident, est mis dans la boucle. Tout comme Claude Guant, qui somme alors Bernard Squarcini de se livrer une rapide enqute. la DCRI, celui-ci dispose de tout lattirail technique pour golocaliser les tlphones portables intressants, et il peut compter sur une petite quipe soude, voue aux besognes discrtes. Trs vite, il est orient vers David Snat, qui il ne veut pas que du bien. en croire Squarcini, un magistrat et un journaliste lauraient mis sur la piste du conseiller technique. Mais il faut sappuyer sur du concret. La DCRI commet alors une erreur majeure : elle se procure les factures tlphoniques dtailles de David Snat auprs de loprateur tlphonique Orange, en dehors de toute procdure judiciaire. Elle trouve la trace dappels entre le conseiller technique et lauteur de larticle publi par Le Monde. De fait, le numro de tlphone du journaliste apparat de nombreuses reprises sur les listings. Mais, ce faisant, la DCRI prend un risque considrable. Celui dtre en porte--faux avec une loi, pourtant vote par la majorit en janvier 2010, dont larticle 1 consacre comme un principe gnral le droit pour le journaliste la protection de ses informateurs, en prvenant toute atteinte directe ou indirecte au secret des sources, sauf impratif prpondrant dintrt public , et prcise que, en tout tat de cause, le journaliste ne pourra pas tre mis en demeure de rvler de qui il tient ses informations. Vote linitiative du gouvernement Fillon, dfendue au Parlement en dcembre 2009 par Michle Alliot-Marie, cette loi, trs imparfaite, avait au moins le mrite dexister. Les services de renseignements vont, bien involontairement, montrer son inadquation. En attendant, David Snat va faire les frais de lopration. - 21 -

Le lundi 26 juillet, Franois Molins, directeur du cabinet de MAM, reoit un coup de fil alors que je suis ct de lui, lors dune runion, se souvient David Snat. Il me regarde sans me regarder, je sens quil y a un truc, jai lintuition que a me concerne. Aprs la runion de cabinet, il me dit : Je suis ennuy, il y a des lments qui tablissent que tu as des relations avec le journaliste du Monde. Il ajoute : Jai eu Frdric Pchenard, il ma parl de conversations tlphoniques. Molins me laisse par ailleurs entendre quil y a eu une enqute de la DCRI. Il me dit aussi que Claude Guant a eu MAM ce sujet au tlphone. Je lui rponds que le journaliste, bien sr que je le connais, que je le traite. Et alors ? Lui me dit : Cest une faute dontologique. Moi je lui rponds : Mais il ny a pas de faute, cest normal de voir les journalistes. En sortant du bureau de Franois Molins, David Snat, passablement tourneboul, tente de faire le tri entre ses motions. Remonte le fil de lhistoire. Des coups de fil du journaliste du Monde ? Oui, il en a reu, et plusieurs. Ont-ils pour autant valeur de preuve ? Peut-on incriminer un homme sur la base de simples factures tlphoniques, obtenues de manire plus que discutable, et qui, en outre, ne permettent pas dtayer la thse de la transmission des procs-verbaux ? Dans laprs-midi, il est convoqu chez MAM. a se passe de faon trange, puisquelle me parle dabord de ma carrire. Cest la premire fois quelle le fait depuis sept ans. sa faon, froide et distante, sourire de faade, elle lui assure demble : Je suis soucieuse du reclassement de mes collaborateurs, je tiens ce que vous ayez un droulement de carrire normal. Jai pens vous faire nommer procureur gnral Cayenne o je cre une cour dappel. Cayenne. Le bagne. Le symbole est fort, tout de mme ! David Snat souhaitait quitter le cabinet depuis quelque temps dj, mais jamais la ministre navait song lui trouver un poste intressant. Elle ajoute que cela va se faire trs vite, que tout doit tre boucl avant la fin de lanne, relate David Snat. Elle semble trs mal laise. Je lui rponds que ce nest pas simple, que cela me pose des difficults familiales. Puis, enfin, elle me demande : Cest quoi cette histoire avec le - 22 -

journaliste du Monde ? Je lui rponds, en employant le pronom personnel indfini exprs : On le connat trs bien, on travaille avec lui depuis longtemps. Je lui explique que cest quelquun que je rencontre rgulirement sur divers sujets. Elle fait ltonne : Ah bon ? Je lui dis que cest dautant plus important que, dans cette affaire Woerth, on na pas eu beaucoup de remontes dinfos, que Courroye joue perso, etc. Je lui fais aussi observer quun journaliste ne fait pas que recueillir des informations, il en donne aussi. Elle me dit : Mais il est quand mme trs bien inform, quelles sont ses sources ? Je lui dis que, comme tout bon journaliste qui se respecte, il a plusieurs sources, mais que je ne les connais pas et que je nai jamais cherch les connatre. Jai failli lui dire : Et du temps de Clearstream, Michle, tu ne te rappelles pas ? L, la publication de PV drangeants pour Villepin, a ne te gnait pas Avec le recul, je men veux de ne pas lui avoir balanc a la figure. La conversation porte maintenant sur les relations du conseiller avec le journaliste du Monde. MAM se fait insistante. Je lui rappelle quon tait la ramasse dans cette affaire. Je lui dis que jai fait croire au journaliste quil ne fallait pas extrapoler partir des seules dclarations de Patrice de Maistre. Elle me rpond, gure convaincue : Oui, mais cest quand mme extraordinaire de voir la rapidit avec laquelle sortent les PV. Jinsiste encore sur le fait que les journalistes ne se contentent pas dune source, surtout au Monde. Elle semble frustre, sattendant sans doute ce que je mallonge. La discussion, au cours de laquelle elle a pris toutes les prcautions pour ne pas voquer la DCRI ou le recours aux fadettes, finit par tourner en rond. La ministre de la Justice met un terme cet entretien surraliste sur cette magnifique antiphrase, ladresse de son collaborateur : Je vous garde ma confiance. David Snat ne se sent gure rassur. sa sortie du bureau ministriel, Franois Molins lui glisse, propos de sa nomination Cayenne : Cest vu avec Guant, il ny a pas de problme. Il navait pas compris qui il avait affaire, soutient David Snat. Et lorsque je lui demande si linfo de ma mutation ne va pas fuiter, il me dit que non, que l encore tout - 23 -

est cal avec Guant. Il croise ensuite Ludivine Olive, qui semble elle aussi bien au fait de lenqute de la DCRI. Le 26 juillet, Alexandre Jevakhoff fait rdiger une dcision, signe par la Direction des services judiciaires, qui entrine la nomination du conseiller Cayenne, en rsidence Fort-deFrance, en Martinique. Il me dit quil faut que je trouve immdiatement une cole pour les enfants, que je dois tre Fort-de-France le 1er septembre ! On minterdit par ailleurs dtre en contact avec le journaliste du Monde. David Snat se trouve dans une situation impossible. Il a des soucis familiaux, lun de ses fils ayant une sant particulirement fragile. Et puis, pour sa femme, juriste, pas question de quitter son poste, pour aller si loin, si vite. Il part en congs comme prvu le 4 aot. De son lieu de villgiature, il appelle Molins pour lui signifier clairement son refus de partir sur-le-champ Fort-de-France. Il me dit : Je comprends tout fait, tu as raison. Pour rappel, javais demand auparavant des postes Beauvais, Auxerre, voire Douai. Sans succs. Dbut septembre, au retour des vacances, catastrophe : laffaire Snat clate publiquement, relaye par le nouvelobs.com et LExpress. La Chancellerie, comme son habitude, tente de maquiller sa gne : M. Snat avait depuis plusieurs mois mis le souhait dtre charg de la mission de prfiguration de la cour dappel de Cayenne, ce qui avait t accept par Mme Alliot-Marie, dclare lAgence FrancePresse le porte-parole du ministre de la Justice, Guillaume Didier. Cette mission commenant le 1er septembre, il a donc quitt le cabinet cette date, ajoute-t-il, dans un parfait exercice de langue de bois. Pour autant, il est vident que, dans le contexte actuel, sil tait encore au cabinet, il aurait t suspendu de ses fonctions le temps que cette affaire soit claircie, Michle Alliot-Marie ne souhaitant pas que des soupons puissent peser sur un membre de son cabinet. Les bruits les plus fantaisistes courent sur le conseiller Snat. llyse, on laisse ainsi filtrer que la transmission des PV a t effectue sur ordre du cabinet de la garde des Sceaux, dans le but dvincer ric Woerth, ventuel rival de MAM dans la course Matignon. Une accusation sans fondement, selon - 24 -

David Snat : Cest compltement faux, je nai jamais eu dinstructions du cabinet en ce sens. Au contraire, la ligne fixe par la garde des Sceaux, que je dfendais, ctait de relativiser au maximum limplication dric Woerth. MAM navait aucune stratgie politique dans la gestion de ce dossier, elle na jamais fait ce genre de chose dans sa carrire. Elle tait simplement informe des volutions de laffaire, par des notes de synthse. Mais il faut charger la barque. Et couler dfinitivement David Snat. Celui-ci a fait preuve dune certaine imprudence, dun point de vue administratif du moins, dans un autre dossier. Il va la payer au prix fort. Cest laffaire Visionex. Lautomne 2010 est terrible. David Snat est en dpression. Tous ceux qui nagure le courtisaient lui ont tourn le dos. Un grand classique. Il lui reste sa famille, son avocat, quelques amis. Et son psy. Le mardi 28 septembre, il est plac en garde vue dans les locaux de la brigade de rpression du banditisme (BRB). On ne lui pargne rien. Il en ressort deux jours plus tard, pour, dans le bureau dun juge, tre mis en examen pour complicit dinfraction la lgislation sur les jeux . Il lui est reproch davoir facilit les desseins de Visionex, une socit suspecte de fabriquer des bornes internet permettant de raliser des paris clandestins. Aucun enrichissement personnel ne peut lui tre imput. Mais, au cabinet de MAM, il est exact que le conseiller a contourn sa hirarchie, estimant que celle-ci faisait fausse route dans son apprciation du dossier. Pire, lors dcoutes tlphoniques ralises par les policiers de la BRB, ceux-ci lentendent dprcier leur travail. Ils ne lui font donc aucun cadeau. Peut-tre ai-je fait preuve dune certaine imprudence, dune relative navet, concde-t-il. Voire dun manque de discernement. Mais tout cela, je le rappelle, venait lorigine dune intervention de Rachida Dati, je devais traiter ce dossier Dcharg de ses fonctions la Chancellerie, mis en examen, David Snat est deux doigts de sombrer. Mais lhomme est combatif. Le 17 octobre 2010, il entend, bahi, le ministre de lIntrieur Brice Hortefeux tenir des propos particulirement imprudents au cours de lmission Le Grand Jury RTL-LCILe Figaro. Interrog sur les conditions dans lesquelles David - 25 -

Snat avait t identifi par les services du contre-espionnage comme source possible du Monde dans laffaire Bettencourt, le ministre rpond qu un haut fonctionnaire, magistrat, membre de cabinet ministriel, ayant donc accs des documents prcisment confidentiels, alimentait, selon ces sources, vrifies, un journaliste sur des enqutes . a tombe sous le coup du non-respect du secret professionnel , tranche M. Hortefeux. Les propos du ministre de lIntrieur tombent, eux, de manire beaucoup plus vidente, sous le coup de la loi : latteinte la prsomption dinnocence semble flagrante. Lex-conseiller sinterroge. Sen prendre Brice Hortefeux, cest agresser lun des plus proches amis du prsident de la Rpublique. Un geste fort, dautant que le ministre de lIntrieur est dj sous le coup dune premire condamnation judiciaire pour injure raciale , prononce le 4 juin 2010 suite ses propos sur les Arabes ( Cest quand il y en a beaucoup quil y a des problmes , avait-il dclar). David Snat se souvient : Je prenais des coups depuis trois mois, jtais comme un boxeur au onzime round, saoul de coups, au bord du K-O. Il fallait riposter. Je me suis substitu MAM, qui na pas assum sa charge de garde des Sceaux, elle aurait d me dfendre. Hortefeux incarnait la procdure illgale des services secrets. Et puis, je voulais aussi montrer ma famille que jtais encore vivant. Le 19 novembre 2010, il assigne le ministre de lIntrieur en rfr, pour atteinte la prsomption dinnocence , et lui rclame 10 000 euros de dommages et intrts. Faut-il y voir un rapport de cause effet ? En tout cas, le 15 dcembre 2010, David Snat est nouveau plac en garde vue, cette fois dans les bureaux de la brigade de rpression de la dlinquance contre la personne (BRDP), dans le cadre de lenqute prliminaire du parquet de Paris sur les fuites dans laffaire Bettencourt. Il passe une nuit avec les policiers. Ils ont t corrects avec moi. Sils mont plac en garde vue, cest parce que jai refus de mexpliquer. Jai tout simplement dit que cette enqute de la DCRI tait entache de graves irrgularits. Peut-tre que le pouvoir en a profit pour en remettre une couche sur mon dos - 26 -

Il tient sa revanche le 17 dcembre 2010. Ce vendredi-l, Brice Hortefeux est condamn 1 euro de dommages et intrts pour atteinte la prsomption dinnocence de David Snat, six mois donc aprs une premire condamnation pour injure raciale. Pour un ministre de lIntrieur, a la fiche tout de mme mal Les propos de M. Hortefeux taient attentatoires la prsomption dinnocence de David Snat , assure le jugement. Le tribunal juge que, par les propos quil a tenus, Brice Hortefeux a manifest, de manire explicite et non quivoque, une conviction tenant pour acquise la culpabilit de David Snat . Il la exprime dans des conditions ne pouvant laisser subsister aucun doute sur cette culpabilit dans lesprit des auditeurs , poursuit le jugement dont M. Hortefeux a fait appel. David Snat est par ailleurs dbout dans une action en rfr intente contre Le Figaro, quil accusait galement davoir attent sa prsomption dinnocence. Mais la dcision est paradoxalement trs favorable au magistrat. Le quotidien avait crit le 6 novembre 2010 que Michle Alliot-Marie avait t fragilise dans la course pour Matignon par la dmission de David Snat , qui donnait des informations sensibles la presse . Le tribunal a relev labsence dlments de contexte dans cette phrase, mais a jug, trs malicieusement, quun conseiller exerant ses fonctions dans un cabinet ministriel peut lgitimement tre appel fournir des informations, le cas chant sensibles, des journalistes . Intressant. Voire mme dcisif pour David Snat. Car le combat du magistrat ne fait que commencer. Il suit avec attention les initiatives procdurales du Monde, qui entend faire acter en justice que lenqute mene par la DCRI, lencontre de lex-conseiller et de sa relation journalistique, tait hors des clous. Je donnerai toutes les explications quil faut devant la justice , assure David Snat. Il attend encore un hypothtique poste, ltranger. la Chancellerie, on lui a fait comprendre que Michel Mercier, lactuel garde des Sceaux, ntait pas press de lui trouver une porte de sortie honorable. David Snat sent toujours le soufre. Il ne fait dfinitivement pas partie du clan. Il a suivi de loin la disgrce de Michle Alliot-Marie. Sans vraiment sen rjouir. - 27 -

Elle ma du, je ne le cache pas. Elle a jou mme pas mal, en faisant semblant de croire que mon affaire ne la touchait pas. Si elle avait fait preuve de courage politique, en disant Sarkozy que lenqute de la DCRI tait illgale, en dfendant ses valeurs gaullistes, elle aurait montr une vraie force, elle se serait pose en recours moral. Mais tout est tellement cloisonn autour delle, elle ne sait pas communiquer. Elle sest crase, et mise en position de faiblesse. Comme un sentiment de dception, presque affective. Oui, je lui en ai voulu. Elle ne ma jamais donn signe de vie. Alors que je me suis dvou elle pendant sept ans. Jai pris des coups pour elle, jen ai oubli ma carrire. Jen conclus quen fait, il ny a pas de contenu chez MAM, pas de valeurs. David Snat, ou lhistoire dun conseiller ministriel qui en savait trop sur les affaires , et pas assez sur les murs politiques.

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Aurlie Filippetti

Samedi 29 janvier 2011, 21 h 30, La Rotonde est bonde. Sourire charmeur, Aurlie Filippetti, 38 ans, sinstalle notre table. Elle na plus trop de souvenirs prcis de cette anne 2009, qui a vir au cauchemar. Mais, au fur et mesure de la conversation, elle se rappelle. Honte, dsespoir, fureur, tout sentremle Eva Joly vient de sinstaller derrire nous, cest sa cantine, elle aussi. Toute son rcit, Aurlie Filippetti la remarque peine. La dpute de Moselle est concentre sur son objectif, Nicolas Sarkozy, et sa cohorte de flingueurs , qui elle doit lun des pires moments de sa vie Comme souvent, tout avait dbut par un coup de fil, au cur de lhiver 2009. Linterlocuteur tait digne de foi, implant dans le systme UMP, proche de llyse et de la police. Lun de ces informateurs que lon soigne, tout en sen mfiant. Un rendez-vous avait suivi. Regarde, jai un truc qui va bien emmerder Sgolne , lche lhomme, rigolard. Sur la table, le rsum dune plainte, pour violences volontaires, dpose par la dpute Aurlie Filippetti, conseillre lpoque de Sgolne Royal, contre son ancien compagnon, lconomiste de renom Thomas Piketty, lui aussi membre du cercle ferm des proches de la rivale de Sarkozy, en 2007. Coups, haine, scnes dune vie commune en dcrpitude. Le genre de document qui ne circule pas, dhabitude. moins de vouloir dstabiliser deux cibles privilgies. Au Monde, on ne donne pas suite. Il est des informations que lon shonore ne pas publier. Le Figaro neut pas cette pudeur. Le 3 mars 2009, un entrefilet, non sign, saffiche en tte de la rubrique des Confidentiels lune des plus lues. Voici ce que rapporte larticulet : Rien ne va plus entre Aurlie Filippetti, dpute - 29 -

socialiste proche de Sgolne Royal, et Thomas Piketty, un des conomistes les plus couts au PS. Le 6 fvrier dernier, elle a dpos plainte Paris contre son compagnon pour violences entre conjoints. Lenqute prliminaire a t confie la brigade de rpression de la dlinquance contre la personne. Ces quelques lignes vont avoir un effet dvastateur sur la jeune femme. Dun coup, le microcosme sait tout de sa vie, de ses amours, de ses emmerdes. Le grand public sinvite dans sa chambre coucher, avec lautorisation express de llyse. Il faut tre pervers pour faire a et en tirer une jouissance, estime Aurlie Filippetti. Ce sont des mthodes de voyous. Mais cest la marque dun pouvoir mdiocre, quand on ne peut agir sur les grandes choses, on se contente des petites. Elle a mis longtemps sen remettre. Pas sr quelle soit gurie, dailleurs. Mais elle se rappelle, maintenant Fvrier 2009, cest dabord une poque de grande colre pour Aurlie Filippetti. Cette fille dun mineur communiste, dpute dune circonscription pauvre, la Moselle ouvrire, ne digre pas lpisode Gandrange. Un an plus tt, le 4 fvrier 2008, lissue dune visite trs mdiatise, Nicolas Sarkozy sest engag faire prendre en charge par ltat tout ou partie des investissements ncessaires pour maintenir le site dArcelorMittal en activit en Moselle. Douze mois plus tard, les ouvriers attendent toujours. Sur Canal +, le 6 fvrier 2009, la jeune femme se fche : Gandrange, lanne dernire, Nicolas Sarkozy avait promis que ltat allait mettre de largent pour sauver lacirie, pour sauver les emplois. Un an aprs, rien na t fait , accuse-t-elle, en reprochant au prsident de la Rpublique davoir trahi sa parole . Elle insiste : Il a fait des effets de manches, il a donn des coups de menton dadjudant-chef, et puis ensuite il ny a pas eu les actes la hauteur de ses promesses. Il faudrait quil revienne Gandrange []. Aujourdhui, les salaris lattendent non pas avec des grains de riz, comme lanne dernire pour son voyage de noces, mais [] avec des boulons. Cet pisode est gnant pour llyse. Coincer Sarkozy sur une promesse non tenue, qui plus est vis--vis de la classe ouvrire, cest mettre mal son lectorat, entacher sa - 30 -

rputation, raboter sa popularit dj dclinante. Ce 6 fvrier 2009, Aurlie Filippetti doit aussi composer avec le tumulte dune vie prive bien complique. Sa relation avec Thomas Piketty stiole. Jalousie, rancurs, tout cela vire au mauvais drame. Au point de pousser la jeune femme consulter lavocat Tony Dreyfus, par ailleurs dput socialiste. Elle porte les stigmates de ces disputes dune extrme violence. Surtout la dernire en date, dans la nuit du 1 er au 2 fvrier. Une plainte pour coups et blessures volontaires est envisage. Jhsitais, se souvient-elle, je ne voulais pas que cette affaire sorte, quelle soit exploite. Il nous fallait des garanties de confidentialit. Elle est mre dune petite fille, il faut aussi songer la protger. La plainte pour violences volontaires aggraves est rdige, et remise en mains propres au procureur de Paris, Jean-Claude Marin. Celui-ci transmet le dossier, en prenant le maximum de prcautions, un service de police, la brigade de rpression de la dlinquance contre la personne (BRDP). Le magistrat prvient sa hirarchie, mais a minima. Surtout, viter les fuites. Longtemps, jai attendu pour tre convoque, mais je ne voyais rien venir. Javais peur que ma plainte ne soit ignore, ou pire, utilise. Sans nouvelles des policiers, elle se rsout partir en vacances au ski. O elle reoit un coup de tlphone, finalement. Rendez-vous est pris la BRDP pour le 2 mars. Elle revient de vacances, quand un journaliste lappelle. Et lui parle de sa plainte. Effroi. Jtais effondre, je voulais tout arrter, je regrettais mon acte, je ntais pas en mesure daffronter a. Heureusement, le journaliste ne publie pas linformation. Jtais une cible intressante, se souvient Aurlie Filippetti, porte-parole du groupe socialiste lAssemble nationale, trs en pointe dans laffaire Gandrange o je mets directement en cause Sarko. Jtais encore aux cts de Sgolne Royal, notre motion avait failli lemporter au congrs de Reims. travers moi, cest elle quils ont voulu sen prendre Ce quelle ne dit pas, par excs de modestie, cest quelle est aussi lune des rares oser sattaquer directement au pouvoir, ne pas mcher ses mots, quand elle sexprime au Palais-Bourbon Le 2 mars, quand elle se dplace rue du Chteau-desRentiers, dans le XIIIe arrondissement de Paris, cest le patron - 31 -

du service en personne qui vient laccueillir. Un commissaire divisionnaire extrmement chaleureux qui lui jure, sincre semble-t-il, que rien ne sortira de son service. Pendant plus de trois heures, elle se confie aux policiers. Cest le mme commissaire qui la raccompagne en voiture chez elle, lui donne son numro de portable, et tente de la rassurer : Il ny aura pas de fuites, vous avez t prise en mains par la cellule VIP, on est habitus Quelques heures plus tard, linformation est pourtant bruite par Le Figaro Aurlie Filippetti est au sige du PS, Paris. Elle est assaillie de textos. Elle se rfugie dans une pice, seffondre, en larmes. Le soir mme, elle doit rpondre aux questions de Jean-Michel Aphatie, au Grand Journal de Canal +. Sgolne Royal lui dconseille de sy rendre. Trop fragile. Je me suis dit que javais fait une norme connerie. Et jai tout de suite pens une manipulation de llyse. Ils avaient attendu le lendemain de mon audition pour publier linfo ! Jai voulu retirer ma plainte, mais il tait trop tard. Elle appelle le patron de la BRDP. Qui lui assure que la fuite doit provenir du parquet. Mauvaise piste. Elle se renseigne. Apprend que, chaque jour, le prfet de police fait au ministre de lIntrieur un compte rendu des vnements marquants des dernires heures. Elle a compris, maintenant. Elle a remis ses illusions. Mais les dgts sont considrables. Le Figaro na mme pas pris la peine de lappeler. Jai ressenti un sentiment de viol, dhumiliation. Piketty ma laiss un message dinsultes. Tout cela par la faute dun cabinet noir, dune machine fabriquer des affaires. Ainsi, tout ce que lon racontait tait vrai, Sarko rabaisse la politique vers le bas. Le pire, cest que ces gens tamnent raisonner comme eux, ils font appel aux plus bas instincts. Ce jour-l, elle tient quand mme honorer son invitation au Grand Journal . O on ne lui pose aucune question sur sa vie prive. Six mois plus tard, Jean-Claude Marin revoit Tony Dreyfus. Lenqute est termine. Un renvoi devant le tribunal correctionnel est envisageable. Mais qui dit procs dit dballage de linge sale en public. Aurlie Filippetti na pas envie que sa vie soit examine, dcortique. Elle aimerait transiger. Les avocats - 32 -

des deux parties se rencontrent en terrain neutre, au cabinet de Jean-Pierre Mignard, un avocat rput pour sa finesse et proche, lpoque, de Sgolne Royal. Piketty, lui aussi srieusement affect par les rpercussions mdiatiques de laffaire, accepte de signer une reconnaissance de culpabilit. Aurlie Filippetti retire sa plainte. Lconomiste sen sort avec un rappel la loi, qui lui est signifi le 6 septembre 2009. Compte tenu des circonstances, crit le procureur, jai dcid de ne pas exercer dans limmdiat des poursuites votre encontre. Nanmoins, cette dcision est rvocable tout moment. Elle constitue votre gard un avertissement Depuis, Aurlie Filippetti tente de se reconstruire. Elle fait face. Sapprte entrer dans la bataille prsidentielle. Elle a intgr le staff de campagne de Franois Hollande. Ce seront des temps dune grande duret, les coups bas vont pleuvoir. La jeune femme sait maintenant que lquipe au pouvoir est prte tout pour sy maintenir. Au dbut de lt 2011, elle dnonce une manipulation mdiatico-politique visant limpliquer, en compagnie de Franois Hollande, dans laffaire DSK/Banon. Elle est cure, aussi mais gure surprise , de dcouvrir que Martine Aubry est attaque sur sa vie prive. Des rumeurs dabord propages sur le Net, puis relayes dans la presse papier, jusqu staler en une du Journal du Dimanche, le 10 juillet. La premire secrtaire du PS, scandalise, dsigne clairement lentourage de Nicolas Sarkozy, selon elle lorigine de cette campagne de dnigrement fonde sur des ragots particulirement abjects. De fait, depuis plusieurs semaines, des journalistes politiques, dans diffrents mdias, sont aliments par des proches du chef de ltat en tuyaux , tous plus glauques les uns que les autres, destins discrditer la leader socialiste. Les mmes qui, quelques mois plus tt, distillaient aux journalistes y compris aux auteurs des informations compromettantes portant sur la vie prive de Dominique Strauss-Kahn, dont la vie intime navait, grce la diligence de certains services de police, pas de secret pour le Chteau. Finalement, ce dispositif se rvla inutile : lobscure affaire du Sofitel de New York suffit liminer DSK de la course

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Quelle que soit lissue de la prsidentielle, ensuite, invitablement, il y aura des lections lgislatives. Le dernier redcoupage des circonscriptions na pas t favorable Aurlie Filippetti. Un coup dur de plus. Ce nest pas le fruit du hasard. Elle sen doute. La navet ne fait plus partie de son catalogue. Et puis, en 2007, elle lavait emport de quelques voix, dans un secteur dvolu la droite. Rien nest jamais dfinitivement perdu, en politique. Sauf linnocence.

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Jean-Hugues Matelly

Lundi 31 janvier 2011, le Caf Franais, place de la Bastille Paris. Jean-Hugues Matelly, 45 ans, veste rouge et chapeau, prvient : il veut bien nous livrer quelques lments de contexte , mais pas question de revenir dans le dtail sur ce fameux dcret prsidentiel qui le radia des cadres de la gendarmerie, en 2010. Car, entre-temps, il a t rintgr dans son corps dorigine. Alors, puisquil na plus le droit de sexprimer, il va falloir raconter son histoire, avec nos mots. Qui sont aussi un peu les siens Avec le chef descadron Matelly, les choses sont carres. Regard franc, poigne de main ferme, coupe de cheveux rglementaire. Service, service. Dailleurs, lorsquon lui demande de se confier, le gendarme, premier officier de larme avoir t radi par un dcret du prsident de la Rpublique, se retranche derrire le devoir de rserve. Tout juste consent-il lcher : Avec le recul, vu tous les soucis que a ma apports, si ctait refaire, je ne referais pas la mme chose, je prendrais moins de risques, je ne me mettrais plus en premire ligne. Maintenant, je ne veux plus dennuis. Jean-Hugues Matelly na pas toujours t aussi prudent. Il sest panch en dtail sur sa msaventure dans de nombreux mdias, jusqu publier un livre (LAffaire Matelly, Jean-Claude Gawsewitch, octobre 2010). Sauf quentre-temps, le militaire victime des foudres de Nicolas Sarkozy a t rintgr dans la gendarmerie. Le pouvoir la, quelque part, contraint au silence. Dsormais, il entend faire profil bas. Rentrer dans le rang. En janvier 2011, le Conseil dtat a annul sa radiation des cadres, intervenue en mars 2010, sanction qualifie de manifestement excessive par la haute juridiction administrative. Dans son - 35 -

arrt, elle relve que M. Matelly a effectivement manqu ses obligations en faisant tat publiquement, dans les mdias, de son opposition la politique dorganisation des deux grands services franais ddis la scurit publique , mais elle observe que cette critique a t formule en termes mesurs et sans caractre polmique , tout en mettant en exergue lexcellente manire de servir de lintress . Le crime de Jean-Hugues Matelly ? Avoir critiqu publiquement le dogme sarkozyste sur les chiffres de la dlinquance, ainsi que le rapprochement police-gendarmerie initi par lactuel chef de ltat lors de son premier passage lIntrieur (2002-2004). Chercheur associ au CNRS, cofondateur de lassociation Gendarmes et citoyens, auteur dessais et de romans, Matelly ne correspond pas forcment limage que lon se fait du gendarme. Il a pay cher son insolence. Une radiation vie, a vous marque un homme. Surtout un militaire. Le 30 dcembre 2008, le site internet Rue 89 met en ligne une tribune titre : La gendarmerie enterre, tort, dans lindiffrence gnrale . Le texte, publi lui-mme dans une indiffrence polie, la veille du rveillon, est co-sign par JeanHugues Matelly, Laurent Mucchielli et Christian Mouhanna. Les trois hommes sont membres du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pnales (CESDIP), rattach au CNRS. quelques jours du rattachement officiel de la gendarmerie au ministre de lIntrieur, le trio ne se prive pas dcrire tout le mal quil en pense. Sous prtexte dune recherche de la rentabilit court terme, et pour que les gendarmes sinscrivent mieux dans le modle actuellement prn de la police dautorit par opposition une police de dialogue , la gendarmerie va donc fusionner (sans le dire) avec la police nationale , commencent les auteurs. Ils ajoutent : La nouvelle majorit issue des lections de 2002 en profita pour enterrer aussitt cette police de proximit et entamer le dmantlement de la prsence gendarmique, via la cration de communauts de brigades permettant la fermeture priodique des brigades de proximit. Il faut croire que ce modle de proximit convient mal une poque qui privilgie les rapports - 36 -

de force, la gestion statistique dralise et les dmonstrations mdiatiques, mme si cest aux dpens de lefficacit concrte et quotidienne. Le texte se conclut sur cette phrase, en forme de coup de grce : Cest vritablement une rgression historique qui sachve sous nos yeux, dont on mesurera les effets dltres dans les annes et les dcennies venir. Et pour tre certain que le message soit bien pass, Jean-Hugues Matelly enfonce le clou sur Europe 1, le soir du rveillon. La gueule de bois est pour bientt. Les ftes passes, le chef descadron reprend ses fonctions au sein de ltat-major de la rgion de gendarmerie de Picardie, comme si de rien ntait. Il ne se fait aucun souci. Il a bien pris soin dindiquer que ses interventions taient faites en sa qualit de chercheur, et non dofficier. Et puis, pourquoi sinquiter, navait-il pas publi en octobre 2007 un livre (Police, des chiffres et des doutes, Michalon) stigmatisant linstrumentalisation des statistiques de la dlinquance ? Il avait cop dun simple blme du ministre de la Dfense pour manquement lobligation de discrtion professionnelle et au devoir de rserve . Une peccadille. Sauf que, cette fois, il est all trop loin. Il a ouvertement critiqu une dcision qui tient cur au chef de ltat. Il est convoqu dbut janvier 2009 par le gnral qui commande la rgion Picardie. On a reu une demande de Paris, ils ne sont pas contents du tout , lui lance le haut grad. Cest une litote. Matelly, dabord contraint de sexpliquer par crit, dcouvre que le directeur gnral de la gendarmerie en personne a diligent une procdure disciplinaire et demand une sanction dite du 3e groupe , le niveau le plus lev. Matelly, ahuri, apprend que Paris rclame la punition maximale : sa radiation pure et simple des cadres ! Ses suprieurs voquent la fureur de llyse, et mme la raison dtat . Au dbut, Jean-Hugues Matelly tente de se rassurer, il pense que sa hirarchie cherche lintimider, lui mettre la pression. Ils veulent que je la ferme , confie-t-il ses proches. Mme sil vit assez mal dtre considr, selon ses propres termes lpoque, comme le vilain petit canard dont on doit se dbarrasser, il ne croit pas une seconde une possible - 37 -

radiation. Ce serait trop gros. Certains de ses collgues sinquitent tout de mme pour lui. Lun deux lui lche un jour : Jean-Hugues, tu vas tre lamin parce que, face toi, tu nas pas la hirarchie, mais le prsident de la Rpublique. Bien vu. Pendant un an, Matelly va ferrailler devant le conseil denqute charg dinstruire la procdure disciplinaire. Le gendarme garde confiance, dautant que les soutiens en sa faveur se multiplient. Mme le trs influent Alain Bauer, qui a loreille du prsident, en sa double qualit de criminologue et de hirarque francmaon, plaide la cause de Jean-Hugues Matelly auprs de llyse. En vain. la prsidence de la Rpublique, on semble dtermin faire un exemple. Le couperet tombe le 12 mars 2010. Il prend la forme dun dcret, sign de Nicolas Sarkozy, qui se conclut par cette phrase lapidaire : Le chef descadron Matelly (Jean-Hugues, Ren) est radi des cadres par mesure disciplinaire pour manquement ritr au devoir de rserve. Contresign par le Premier ministre Franois Fillon et le ministre de la Dfense Herv Morin, le dcret, dans ses considrants, souligne que le gendarme Matelly a critiqu la politique gouvernementale en remettant en cause le rattachement de la gendarmerie nationale au ministre de lIntrieur , qu il a mis des doutes sur le devenir de la gendarmerie nationale et lefficacit de la politique de scurit publique et finalement port atteinte limage de la gendarmerie nationale et la politique du gouvernement . Jean-Hugues Matelly est dvast lorsquil prend connaissance du diktat prsidentiel. Il pense au capitaine Dreyfus, publiquement dshonor, le sabre bris Vingt-cinq annes de sa vie consacres servir son arme se trouvent balayes, comme a, dune simple signature sur un bout de papier. La sanction est tout simplement dmesure. Pour un tel motif, cest mme une premire historique : en plus de deux cents ans, jamais aucun officier, sous-officier ou simple soldat daucune arme de la Rpublique navait t lobjet dune radiation des cadres pour un banal manquement au devoir de rserve. Dans son ouvrage, Jean-Hugues Matelly rappelle quil sagit de la pire des sanctions disciplinaires et qu elle nest utilise que contre les auteurs de manquements gravissimes : - 38 -

soldats ayant ouvert le feu accidentellement contre des civils spectateurs et occasionnant mort et blessures ; gendarmes condamns pour des vols avec rcidive ; militaires, bord de vhicules de service et en tat dbrit, ayant caus plusieurs accidents de la circulation . La radiation ni aucune autre sanction disciplinaire navait mme pas t envisage pour les gendarmes-pieds nickels qui, en 1999, mirent le feu une paillote corse et bientt au gouvernement Jospin la demande du prfet Bernard Bonnet Le forfait perptr par le chef descadron Matelly tait manifestement bien plus grave : avoir tourn en ridicule des mesures auxquelles le chef de ltat tait personnellement trs attach. Comment un prsident de la Rpublique franaise, en loccurrence Nicolas Sarkozy, a-t-il pu en arriver sanctionner si lourdement lexpression dune ide diffrente ? fait mine de sinterroger, dans son livre, Jean-Hugues Matelly. Pass le choc de lannonce de sa radiation, Matelly, soutenu par de nombreux collgues, les mdias, des dputs, mais aussi des anonymes, va se battre pour obtenir sa rhabilitation. Ce sera chose faite donc, en janvier 2011, lorsque le Conseil dtat annulera le dcret inique. Rintgr dans la foule la gendarmerie dAmiens, au contrle de gestion, Jean-Hugues Matelly attend sans illusions sa prochaine affectation. Mme sil porte toujours la gendarmerie dans son cur, quelque chose sest bris, dfinitivement. Il a constat que, dans son arme, aux yeux des plus haut grads notamment, sa rputation tait entache, sa carrire compromise. Il sera pour toujours celui qui a t radi vie . Infamant. Il dit ne plus rien vouloir publier, ni livre, ni tribune. Dsormais, Jean-Hugues Matelly nattend quune chose : avoir cumul assez dannuits pour prendre sa retraite, ce qui ne saurait tarder. Il pense souvent la raction de ses parents lorsquil leur annona sa radiation. Leur stupfaction, puis leur dsarroi. Eux, fidles sarkozystes. Son pre a fini par comprendre. Sa mre, elle, est dcde en 2010, sans avoir connu la rhabilitation de son fils. De cela, le chef descadron Matelly ne se remettra jamais.

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Jean Charbonniaud

Mardi 1er fvrier 2011, retour La Rotonde. Bruits de couverts, vieux couples, touristes trop bruyants Sur le canap rouge sang capitonn, une place vide. Celle de Jean Charbonniaud, 60 ans, phmre prfet de la Manche, de juin 2008 janvier 2009. Le portable vibre. M. le prfet ne pourra malheureusement pas vous rencontrer , lche, laconique, la secrtaire Finalement, lide de revenir sur ses msaventures prfectorales a effray Jean Charbonniaud. Il fallait remuer trop de mauvais souvenirs. Et puis, il fait toujours partie de la haute administration. Il est des rgles de silence et de neutralit auxquelles on ne peut droger. Jai t meurtri , avait-il dit simplement au tlphone, lors dune premire prise de contact. Meurtri. On le serait moins. Prfet de la Manche jusquen janvier 2009, il a fait brusquement les frais dun dplacement rat de Nicolas Sarkozy, accueilli par des sifflets et priv dun bain de foule loccasion de ses vux aux personnels de lducation nationale. Le voil dsormais charg dune mission dinspection et de conseil pour les prfets et sous-prfets dans les rgions Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace. Une vraie galre administrative, 60 ans passs. Et le fait quil ait t chef du cabinet de Dominique de Villepin, Matignon, nest videmment quun pur hasard Quelques jours aprs ce rendez-vous avort, une lettre anonyme nous tait parvenue. Elle rcapitulait le bilan de cette journe du 12 janvier 2009 et visait restituer les vnements et lments dans leur ralit . videmment, nous avons quelques soupons quant lidentit de lauteur. Un corbeau dsireux de ne pas se faire connatre, mais trs enclin relater, - 40 -

avec une froideur toute administrative, ce jour de mcontentement populaire. Bien loin de la version officielle dlivre par le ministre de lIntrieur lpoque. Il faut se mettre dans le contexte. En ce dbut danne 2009, le prsident Sarkozy multiplie les visites sur le terrain. Dj, sa popularit seffrite. Chaque dplacement est loccasion dun impressionnant dploiement de forces. Tout est organis, planifi. Il ne doit pas y avoir dimages gnantes, encore moins daccrocs. Des quipes de reconnaissance de llyse anticipent toutes les difficults ventuelles, rglent le ballet des vhicules officiels, dlimitent les primtres de scurit. Les prfets, eux, fournissent les forces de scurit, se prparent aux soulvements syndicaux. Une machine parfaitement huile, pour assurer tout la fois la scurit du chef de ltat et sa communication auprs des Franais. Ce 12 janvier 2009, Nicolas Sarkozy se rend donc Saint-L, dans la Manche. Il doit prsenter ses vux aux personnels de lducation nationale. Deux annonces importantes sont prvues, afin de calmer les ardeurs des syndicats et des lycens, en rvolte contre les projets du pouvoir : le directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, doit prendre la tte de la commission de rforme du lyce, tandis que Martin Hirsch devient haut-commissaire la jeunesse. Aucun grain de sable ne doit parasiter ces annonces prsidentielles. Le prfet Charbonniaud a t install six mois plus tt, en juin 2008. Cest un haut fonctionnaire lancienne, calme et discret. Expriment. Il a servi Alain Jupp, puis Dominique de Villepin, il connat les rouages de ltat, il a conscience que ce parcours quasi politique lui interdit tout faux pas. Le parcours du cortge prsidentiel est clairement tabli, pour une visite clair comme les affectionne le chef de ltat : deux heures de prsence au maximum. Nicolas Sarkozy doit atterrir laroport de Caen-Carpiquet, effectuer en hlicoptre le trajet jusqu Saint-L, au stade des Ronchettes. Il est cens ensuite visiter lcole lmentaire Calmette-et-Gurin, puis gagner le centre culturel pour adresser ses vux. Dpart vers 13 heures pour rentrer Paris. videmment, un comit daccueil est prvu. Enseignants, lycens et parents dlves doivent - 41 -

converger sur Saint-L pour dire leur opposition aux rformes en cours dans lducation nationale, qui prvoient entre autres la suppression de 13 500 postes la rentre 2009, la diminution des RASED (rseaux daides spcialises aux lves en difficult), les modifications des programmes dans les lyces Le tout sur fond de fermetures de collges dans le dpartement, Saint-Pois/Juvigny, Le Teilleul et Sourdeval. Un rassemblement de protestation est donc attendu devant lhtel de ville vers 10 h 30. Les anti-THT devraient aussi faire entendre leurs voix. Sils ne sont pas opposs par principe la ligne trs haute tension Cotentin-Maine, ils exigent, au nom du principe de prcaution, que le trac de la 400 000 volts soit loign des habitations et btiments agricoles. Quand Nicolas Sarkozy dbarque Saint-L, ce 12 janvier 2009, il tombe donc sur 4 000 manifestants en colre, difficilement contenus par les 500 policiers et gendarmes mobiliss. Il nest pas surpris, cest son lot quotidien. Mais, dordinaire, le tri effectu en amont de sa visite est plus efficace. Cette fois, les protestataires sont nombreux et bruyants. Quand il sort de sa berline, il est copieusement siffl. Les camras de tlvision se rgalent de lincident, et la belle opration de com est dj leau. Cela ne fait quempirer ensuite, pendant le discours officiel, lorsque cris et sifflets finissent par couvrir sa voix. Le prsident fulmine. Cela se voit, il se tend, son entourage sinquite. Ses proches ordonnent de fermer les volets du centre culturel, afin de couvrir les lazzis dune foule dchane. Les syndicats, en outre, choisissent de boycotter la rencontre prvue avec le chef de ltat. lextrieur du centre culturel, les forces de scurit sont luvre. Heurts, gaz lacrymognes, une vitrine vole en clats. Chaussures et projectiles divers volent. Rien de dramatique, mais cela fait tache sur la photo. 13 heures, Sarkozy repart. Il peste, livide, au bord de lexplosion. Seuls une vingtaine de fans ont pu sapprocher de lui. Le bain de foule espr naura pas lieu. Et le prfet Charbonniaud est en danger. Lire prsidentielle nest pas feinte. Michle Alliot-Marie, ministre de lIntrieur, est somme de dbarquer ceux qui, selon llyse, ont faut. Comme souvent, cest lissue du Conseil des - 42 -

ministres que lon apprend les mises au rancart. Mercredi 28 janvier, quinze jours aprs les faits, le prfet Charbonniaud et le directeur de la police dpartementale, Philippe Bourgade, sont froidement vincs. Appels dobscures tches. Officiellement, ils nauraient pas su assurer la scurit des autorits, et les violences policires auraient t disproportionnes. Protestation des lus locaux : mme le dput de la Manche, Philippe Gosselin, pourtant encart UMP, dnonce le fait du prince . Il ajoute : Cette mutation nest pas une surprise mais je la regrette. Trs clairement, le prsident a t trs nerv le jour de la visite, non pas tant quil y ait des manifestants mais par les sifflets pendant son discours. Le prfet est victime dune perception exagre de cette manifestation. Le maire (UMP galement) de Saint-L, Franois Digard, trouve aussi cette dcision trs svre et plutt injuste . Enfin, le prsident du conseil gnral de la Manche et snateur toujours UMP ! Jean-Franois Le Grand parat remont. Lors de la visite du prsident, dit-il, le prfet a cherch assurer la scurit et il la fait. Cette dcision est disproportionne. Je trouve que cest aussi faire fi avec beaucoup de lgret de la reprsentation de ltat dans les dpartements. Et cest aussi trs contre-productif sur le plan politique. Brid par son statut, le prfet Charbonniaud ne peut sexprimer, encore moins se dfendre. Il reste lanonymat dune plume bien intentionne et trs informe, qui tient rectifier la vision propose par llyse. Aucune image ou tmoignage dun contact forc impos au prsident ni dun convoi empch ou atteint par projectile ne peuvent tre montrs ou allgus par une source crdible , indique lauteur du courrier, lvidence aux premires loges le 12 janvier 2009. De fait, aucun moment la scurit personnelle du prsident na t menace , indique ce vrai-faux corbeau. Quant aux violences policires mises en avant, elles seraient peu importantes, assure la lettre. Neuf manifestants ont t soigns, dont sept pour des incommodits lies aux gaz lacrymognes. Aucune blessure srieuse ni interruption temporaire de travail ne sont

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dplorer , conclut le correspondant anonyme. Tout cela, indique lauteur, serait affaire de politique . Plutt dune certaine politique.

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Christine Boutin

Mardi 1er fvrier 2011, quai Andr-Citron, dans le XVe arrondissement de Paris, Christine Boutin, 67 ans, reoit dans les bureaux mis la disposition de la mission sur les consquences sociales de la mondialisation , quelle conduit. Affable et volubile, elle jure quil ne sagit pas seulement dun lot de consolation offert par Nicolas Sarkozy aprs son viction du gouvernement en 2009. Elle est indniablement plus convaincante lorsquelle dcrit les conditions de son renvoi brutal. Faire toujours bonne figure, positiver en toutes circonstances, feindre lindiffrence lorsque les vnements viennent tre dfavorables. Bref, donner le change, quoi quil arrive. Christine Boutin, qui connat ses classiques, nentend pas droger cette rgle dor de la vie politique, dont linobservation porte gnralement un coup fatal toute ambition. phmre ministre du Logement au dbut du mandat de Nicolas Sarkozy, qui la congdie sans un mot dexplication, la mre Boutin accueille ses visiteurs dans un petit bureau, situ tout en haut dune tour sans me du sud de Paris. Pourtant, les sommets de ltat ne lui ont jamais paru aussi lointains. En plein exercice dautosuggestion, elle clame, sur un ton un peu trop assur : Aujourdhui, je suis dans une situation de plnitude comme je nen ai jamais eu dans ma vie. En fait, mme si on a abm mon image, ceux qui ont fait a mont fait du bien sans le savoir. Ils mont fait prendre conscience de la souffrance de ce pays. Comme pour mieux sen persuader, elle martle plusieurs reprises : Je ne suis pas morte, ils ne mont pas tue. Mais la mthode Cou a ses limites. Au bout de quelques minutes, larmure se fendille. Elle laisse entrevoir - 45 -

une plaie toujours vif. Jai t vide le 23 juin 2009, je ne risque pas doublier la date , lche-t-elle finalement. Christine Boutin est une personnalit plutt anticonformiste au sein de la droite franaise. la fois insupportable et attachante. Surnomme par Libration la catholique cathodique de lHmicycle, elle sest fait connatre du grand public la faveur du dbat sur le PACS, en 1998, auquel elle stait oppose avec ferveur. Personne na oubli sur les bancs du Palais-Bourbon sa longue plaidoirie contre le droit au mariage puis ladoption pour les homosexuels, ses larmes, cet ouvrage tenu bout de bras que tout le monde prit pour une bible, alors quil sagissait du rglement interne de lAssemble Ajoute ses prcdentes sorties contre lavortement, sa croisade contre le PACS lui valut de finir dans Les Guignols de linfo sous les traits dune truie, ce qui laffecta terriblement. Mais Christine Boutin ne se rsume pas sa caricature. Cest aussi cette femme qui milite pour un meilleur partage des richesses, rendre leur dignit aux dtenus ou aider les plus dmunis obtenir des logements dcents. Marginale, sa candidature llection prsidentielle de 2002 (elle obtient 1,19 % des voix) va toutefois conforter sa stature naissante. Bien conscient quil ne pouvait se permettre de saliner llectorat catholique traditionnel, Nicolas Sarkozy, pour viter quelle ne se prsente et ne lui chipe des voix au premier tour, en 2007, lappelle ses cts lore de sa campagne victorieuse. Et la rcompense en octroyant cette reprsentante de la droite sociale le poste de ministre du Logement et de la Ville, dans le premier gouvernement de Franois Fillon. Rien nobligeait le prsident me mettre dans son gouvernement, sauf ce que je reprsente, peut-tre, un calcul purement lectoral, glisse, lgrement perfide, Christine Boutin. Ctait ma premire exprience ministrielle, mais, pour moi, ce ntait pas une conscration, je ne rvais pas dtre ministre. Trs vite, la novice doit dchanter. Jai t charge du Logement et de la Ville, mais, dans les faits, seulement du Logement : ma secrtaire dtat avait le soutien politique, pas moi. Sa secrtaire dtat, dont elle vite soigneusement de prononcer le nom, cest Fadela Amara. Boutin-Amara, ou - 46 -

lalliance de la carpe et du lapin, couple improbable, condamn lchec. Quoi de commun entre la fondatrice de Ni putes ni soumises, symbole de ces jeunes-des-banlieues-issus-delimmigration que la France semble incapable dintgrer et llue de la chic et verdoyante commune de Rambouillet (Yvelines), dont la foi chrtienne guide laction depuis toujours ? Le tlescopage de ces deux fortes personnalits, aux tempraments, parcours et convictions si diffrents, ne pouvait faire que des tincelles. Si on a retir la Ville de mes attributions, ce ntait pas un manque de confiance, mais un choix politique en faveur de ma secrtaire dtat avec qui je navais pas la mme vision, rsume-t-elle diplomatiquement. Je savais quen cas de conflit avec elle, je perdrais, ce qui na pas manqu de se produire. Elle ajoute immdiatement, preuve quune catholique pratiquante ne tend pas forcment lautre joue lorsquelle essuie un affront : Cest vrai que je suis indpendante et que, moi, on ne peut pas macheter. Les deux femmes passent trs vite un accord tacite, qui sera officialis en janvier 2009 : la ministre se concentrera uniquement sur le Logement, sans se mler des attributions de sa secrtaire dtat, protge par llyse au nom de la fameuse diversit. Las, Christine Boutin va vers une nouvelle dsillusion. Jai toujours eu le sentiment de navoir aucun soutien politique, ni du prsident ni du Premier ministre. Mon action ne suscitait aucun intrt, tout simplement parce que le logement nintressait personne. Jai trouv cela ahurissant. Ce ministre, ctait vraiment la cinquime roue du carrosse. Elle ajoute, lucide : En fait, les ministres du Logement nont jamais t de grandes personnalits, je crois. Ce nest pas un hasard. Le dsintrt manifeste de llyse comme de Matignon pour laction de leur ministre se traduit de multiples faons. Ds que le prsident fait une confrence de presse, ou prend simplement la parole, je peux vous dire que chaque ministre est particulirement attentif, rapporte-t-elle. Eh bien, avec Sarkozy, le mot logement nest, je crois, jamais sorti de sa bouche ! Je mets au dfi quiconque de prouver le contraire. Il y avait vraiment un manque dintrt total, alors que jai travaill comme une dingue. Pour cette femme plus sensible quelle ne - 47 -

le laisse paratre, ce ddain flagrant est vcu comme une humiliation. Franchement, quand on est aussi peu soutenu, tre ministre, cest terrible, inhumain mme. Dailleurs, je nai mme pas eu de remontrances. Rien, tout simplement. Lindiffrence absolue. Tenue pour quantit ngligeable au sein du gouvernement, Christine Boutin le sera logiquement aussi au moment de son renvoi, quelle na visiblement pas pardonn Nicolas Sarkozy quoiquelle soutienne le contraire. Les relations entre le prsident et moi sont paradoxales, cest je taime, moi non plus, commence-t-elle, pour ajouter aussitt : partir du moment o il ma vide, je constate que sa cote de popularit na fait que descendre. Cest peut-tre un hasard, mais peut-tre pas. Pour Christine Boutin, le couperet est donc tomb le 23 juin 2009, jour de remaniement ministriel. Elle peut reconstituer cette journe maudite la minute prs. Fillon me demande de venir le voir Matignon, 16 h 15, aprs les questions dactualit. Il me dit : Tu ne peux pas rester au Logement, a ne va pas avec le prsident. Jaccuse le coup. Puis je lui rponds que, dans ce cas, je suis prte minvestir sur le dossier des prisons. Il me dit quil va en parler au prsident 18 heures. Je naurai plus jamais aucune nouvelle Ensuite, jai appris la composition du nouveau gouvernement, comme tous les Franais, en voyant Guant [secrtaire gnral de llyse] la tlvision. Lorsque jai entendu a, jai dit mon quipe : On na plus qu faire nos cartons. Javais compris. Ils navaient pas eu le courage de me rappeler. Lordre, videmment, est venu de llyse. Six mois avant de la limoger, Nicolas Sarkozy aurait dailleurs confi au journaliste Franz-Olivier Giesbert, patron du Point : Je nen peux plus de cette connasse de Boutin. Je vais la virer trs vite (in M. le Prsident, Flammarion, 2011). Dsormais lche, on narrte plus Christine Boutin : Je nai aucune envie de redevenir ministre, a ma vaccine. Ne serait-ce que sur la forme, je continue de trouver la faon dont jai t vire compltement inadmissible. On tait en 2009, on commenait pointer du doigt les patrons qui vident leurs employs de manire brutale. Mais si, au plus haut niveau de - 48 -

ltat, on se comporte comme a, alors il ne faut pas stonner. Il y a une valeur dexemplarit quand mme. Lexemple vient den haut, nest-ce pas ? Ils mont vide, violemment. Oui, humainement, la faon brutale dont on ma traite est inacceptable et scandaleuse. Lorsquon lui demande si cette brutalit est la marque du sarkozysme, elle semble embarrasse. En politique exprimente, elle sen tire finalement par une pirouette : Je ne sais pas comment a se passait avec les autres prsidents. Une chose est certaine, elle na eu droit aucune explication, surtout pas du chef de ltat, lui dont elle dit, faussement maternelle : Cest un enfant. Pourquoi il ma vire ? Je nen sais rien du tout, personne na t capable de me le dire. Dans cette violence que jai vcue, jai surtout essay de recaser mes collaborateurs. Je suis sans doute un dgt collatral car il fallait rquilibrer le gouvernement. Peut-tre aussi que jagace le prsident. Ce qui est sr, cest que Sarkozy a voulu me voir rapidement aprs. Ds le lendemain de son limogeage, Christine Boutin est contacte par le directeur du cabinet du chef de ltat qui lui propose de la recaser comme ambassadrice auprs du SaintSige. La ficelle est un peu grosse. Elle dcline poliment. Puis, trs rapidement, dbut juillet 2009, le prsident ma reue et il ma dit : Pourquoi tu as refus le Vatican ? Je lui ai rpondu : Je ne veux pas tre la catho de service. Il avait lair navr. Alors, il a dit Guant, qui tait l : On va donner une trs belle mission Christine. Et on ma propos une mission sur la mondialisation, la fin du mois daot 2009. Jai dit OK, car a mintressait. Les semaines qui suivent, Christine Boutin, qui na pas digr les conditions de son dpart, multiplie les attaques contre lexcutif, pour le plus grand dplaisir de Nicolas Sarkozy. Finalement, elle signe sa lettre de mission sur les consquences de la mondialisation en dcembre 2009. Elle est pied duvre le 1er janvier 2010. Au moment mme o son traitement de ministre 14 000 euros par mois arrive son terme rglementaire Pour la presse, Nicolas Sarkozy aurait voulu sassurer que son ex-ministre garde sa langue dans sa poche quil ne sy serait pas pris autrement. Elle le contestera vivement. En juin 2010, elle dment ainsi, sur - 49 -

France Info, stre fait acheter par le prsident Sarkozy . Lyrique, elle ajoute au micro de la radio publique : Jai une superbe mission, une responsabilit majeure qui va sans doute participer la pacification mondiale. Le Canard enchan vient alors de rvler que, pour cette mission, elle a t discrtement leve au grade de collaborateur de cabinet auprs du ministre du Travail ric Woerth, avec la rmunration affrente : 9 500 euros net par mois. Une somme ajouter son indemnit dlue au conseil gnral des Yvelines (2 600 euros environ) et sa retraite de parlementaire ( peu prs 6 000 euros), so